HISTOIRE DES INSTITUTIONS CAROLINGIENNES

LIVRE PREMIER. — ORIGINES MÉROVINGIENNES.

CHAPITRE VII.

LES FRANCS POUSSÉS PAR LES SAXONS SUR LES FRONTIÈRES DE L’EMPIRE. LEUR LUTTE CONTRE ROME DEPUIS VALÉRIEN JUSQU’A DIOCLÉTIEN. - VÉRITABLE CARACTÈRE DE LA PÉRIODE DES TRENTE TYRANS. - ÉNUMÉRATION DES MOYENS EMPLOYÉS POUR RÉDUIRE OU POUR ARRÊTER LES FRANCS : LA CONQUÊTE, LA DÉPOPULATION, LES FORTIFICATIONS, LE CHRISTIANISME.

 

 

Nous avons vu que le vaste empire fondé par les Suèves, dans le Ier siècle de l’ère chrétienne, entre le Rhin, le Danube, la Baltique et la Mer du Nord, avait fini par se dissoudre sous les coups des Romains qui l’attaquaient par toutes ses frontières à la fois. Trois ligues nouvelles se formèrent successivement de ses débris : au midi, celle des Allemans, qui s’étendait à la fois sur le Rhin et sur le Danube, depuis le pays des Hermundures jusqu’au Mein ; au nord, celle des Francs, dont nous venons de parler, et à côté de celle-ci, à l’entrée de la Chersonèse cimbrique, celle des Saxons, qui l’avait précédée[1]. Nous avons déjà remarqué que Ptolémée est le premier qui fasse mention de ce dernier peuple, à moins qu’on ne veuille les voir déjà, avec Cluver[2], dans les Fosi de Tacite. Leur langue et leurs institutions prouvent en effet que ce n’était point un nouveau peuple ; et il semble que rien ne les ait distingués de leurs voisins, que l’arme principale dont ils se servaient dans les batailles. C’était la seax, espèce de hache ou de couteau à deux tranchants qui leur valut d’abord la conquête d’une grande partie de la Germanie ; et plus tard celle de la Bretagne tout entière. Il est donc inutile de recourir, avec la foule des antiquaires, à une prétendue invasion des tribus septentrionales dont l’histoire ne dit rien, ou de faire venir Odin tout aussi gratuitement du fond de l’Asie, pour établir les Saxons sur les bords de l’Elbe. La découverte et l’adoption uniforme d’un moyen aussi énergique d’attaque et de défense, au milieu de peuples qui n’avaient guère connu jusqu’alors d’autre arme que le courage, suffit, et au-delà, pour expliquer la célébrité qui s’attacha dans la suite à leur nom, et les succès qui le rendirent tout à coup si redoutable. Or, il semble que la haine des Saxons et des Francs soit plus ancienne que leur histoire ; car lorsqu’on peut la constater, elle est déjà héréditaire. Ainsi, on les voit se poursuivre, pied à pied, pour ainsi dire, depuis l’Elbe jusqu’au Rhin, et s’arrêter de temps en temps pour recommencer cette éternelle bataille qui date du IIIe siècle, et qui a duré jusqu’à nous. Écoutons Zosime[3].

Déjà tous les Barbares qui habitaient ces contrées avaient perdu tout espoir, et s’attendaient de jour en jour à l’extermination presque certaine de ceux qui survivaient encore, lorsque les Saxons, qui, de tous les Barbares de ces parages, passent pour les plus braves, les plus forts et les plus endurcis à la fatigue, envoient les Cauques, une de leurs tribus, ravager les terres des Romains ; mais comme les Francs, leurs voisins, leur refusaient le passage, dans la crainte de fournir à César un juste motif de les attaquer de nouveau, ils construisirent une flotte, tournèrent en suivant le cours du Rhin le pays qui obéissait aux Francs, et s’avancèrent sur celui des Romains ; puis, abordant dans l’île des Bataves, que le Rhin, en se divisant, renferme entre ses deux bras, et qui est la plus grande de toutes les îles du fleuve, ils en chassèrent les Saliens, l’une des tribus des Francs, que la violence des Saxons avait déjà chassés de leurs premières demeures.

Ainsi, les Francs Saliens avaient été chassés de leurs premières demeures par les Saxons, et nous venons de voir que le nom même des Francs en rendait témoignage. En effet, dans cette lutte à mort entre les deux peuples, l’avantage paraît être resté aux Saxons ; jusqu’à ce que les Francs, déjà maîtres d’une partie de la Gaule, aient pu tourner contre leurs ennemis les ressources d’une civilisation dont les premiers ignoraient encore tous les secrets. Alors la fortune changea ; et les Saxons, qui avaient poussé les Francs jusqu’aux frontières de l’Empire, ne purent même pus y entrer à leur suite, et se virent contraints de venir par l’Océan pour avoir leur part de ses dépouilles.

Et pourtant nous avons quelque raison de croire que les Francs et les Saxons ont été unis autrefois par un lien plus étroit que celui qui les rattachait également aux autres tribus de la Germanie. C’étaient en quelque sorte deux peuples frères. Ils parlaient non seulement la même langue, mais le même dialecte de la même langue[4]. Les Saxons, dont la première apparition dans l’histoire est antérieure d’un siècle tout entier à celle des Francs[5], n’étaient aussi sans doute, dans le principe, qu’une agrégation, non pas de peuples, mais d’individus, dont chacun avait sa seax, et qui tous ensemble ne possédaient que trois petites îles près des bouches de l’Elbe. Plus tard, elle s’agrandit comme celle des Francs, et sans doute par les mêmes moyens, de quelques tribus voisines, au nombre desquelles on peut citer celles des Angles, des Jutes et des Varnes ou Werini[6]. Il est probable qu’il y avait parmi les wargi des côtes de la Baltique plus d’un forban anglo-saxon, et réciproquement ; et de là’ seront nées ces affinités de langage et cette inimitié implacable qui nous étonnent.

Du reste, la question des origines n’est peut-être pas ici la plus importante ; l’histoire de l’établissement des Francs dans l’Empire l’est bien davantage. A partir de la dernière moitié du IIIe siècle, elle reste constamment entourée d’une lumière assez vive. En 242, comme nous l’avons vu, ils mettent pour la première fois le pied dans la Gaule ; et en 265 ils assiègent et ruinent Tarragone, au cœur de l’Espagne[7] La première de ces deux provinces resta livrée pendant vingt ans à leurs ravages, de Valérien à Probus (255-275). Dans cet intervalle se place un fait qui, selon nous, a été mal envisagé jusqu’ici, et auquel on n’a encore donné, que nous sachions, que la banale explication de l’indiscipline des armées et de la corruption du pouvoir : c’est le règne des Trente Tyrans. Or, le règne des Trente Tyrans ne fut autre chose qu’un premier démembrement de l’Empire, qui ne différa du dernier que parce qu’il fut moins durable. Non seulement les faits généraux se ressemblent, mais les causes sont identiques et les moyens sont les mêmes. Ce qui a si longtemps trompé l’opinion à cet égard, c’est la fausse idée qu’on s’est faite de ce que l’on appelle la chûte de l’Empire d’occident. Nous prouverons ailleurs que cette prétendue chûte au Ve siècle, comme l’anarchie des Trente Tyrans au IIIe, ne fut, au moins dans le principe, qu’un simple démembrement qui isola les provinces sans briser les institutions. Les rois barbares qui, au Ve siècle, régnèrent en Gaule et en Italie, étaient au service de l’Empire lorsqu’ils se le partagèrent, comme les gouverneurs des provinces qui, après la prise de Valérien par les Perses, se firent proclamer par leurs armées. Au Ve comme au IIIe siècle, l’Empire fut partagé sans que son organisation fût détruite ; et après la déposition de Romulus Augustule, comme après la captivité de Valérien, le changement le plus considérable qui se soit opéré dans sa constitution, c’est qu’au lieu d’être gouverné par un seul maître que l’on appelait l’Empereur, il fut administré par plusieurs chefs barbares que l’on nommait des rois. A l’une et à l’autre époque, l’unité seule disparut d’abord, ‘le gouvernement ne changea point. Les altérations successives qui transformèrent peu à peu la société romaine sous l’influence des mœurs et des institutions de la Germanie, furent l’œuvre du temps et non celle de la révolution qui substitua Clovis à Syagrius. Alors, en effet, comme à l’époque dont noua parlons, il n’y eut d’abord que des substitutions de personnes, et en quelque sorte des dislocations de pouvoir ; mais le pouvoir, dans chacun de ses nouveaux centres, continua d’agir par les mêmes moyens et de couler pour ainsi dire dans les mêmes canaux. Le serpent avait été brisé, coupé en plusieurs tronçons par la hache des Barbares ; mais chaque coupure vivait toujours de la même vie et continuait de s’agiter dans son isolement. Il y a pourtant entre les deux époques, cette différence essentielle, qu’après le règne des Trente Tyrans les tronçons dispersés se réunirent sous la main vigoureuse de l’empereur Aurélien, et l’unité fut rétablie ; tandis qu’au Ve siècle, la division, au lieu de se ralentir, se propagea de plus en plus et ne s’arrêta qu’à la dernière limite.

Du reste, les Barbares ne furent pas plus étrangers aux événements du Ill° siècle qu’aux révolutions du Ve ; et nous trouvons partout leur influence dans les troubles qui agitèrent la Gaule durant la période qui nous occupe. La plupart des tyrans qui se la disputèrent avaient des Francs dans leurs armées, et ne se soutenaient que par eux. Posthumus, qui réussit à se maintenir pendant sept ans contre toutes les attaques de Gallien (260-267), avait mêlé à ses Gaulois des Barbares auxiliaires qui, après avoir été vaincus par lui, s’engageaient à le défendre, non moins contre leurs frères d’outre-Rhin que contre ses compétiteurs[8]. Ce fut plus tard le double rôle que nous verrons jouer aux Wisigoths et aux Burgondes, celui que nous avons vu jouer déjà aux Suèves et aux Sicambres d’Auguste, aux Marcomans et aux Quades de Marc-Aurèle. Les successeurs de Posthumus dans cet empire gaulois dont il était le fondateur, et qui dura treize ans au moins (260-273), Victorinus, Lollianus, Marius et Tetricus, s’appuyèrent comme lui non moins sur l’alliance des Germains que sur le mécontentement de la Gaule. Ainsi les Barbares s’habituent déjà au plaisir de faire des empereurs sans en trouver aucun qui ose les combattre. Valérien, qui l’aurait pu, et qui en paraissait digne, alla follement se faire renfermer dans la cage du roi Sapor (260). Gallien, son fils, qui laissa la peau de son père suspendue aux lambris du palais des Sassanides à Ctésiphon, n’avait garde de prendre la Gaule aux Barbares. Il se contenta du titre de Francique, et retourna en Italie après une ridicule expédition, dont il ne retira d’autre fruit qu’une blessure par derrière[9]. Claude le Gothique n’eut que le temps de rejeter de l’autre côté des Alpes les Allemans campés déjà sous les murs de Vérone[10], et alla mourir de la peste au milieu de cinquante mille Goths exterminés dans une bataille[11] (270). Aurélien, qui laissa aux Goths la Dacie, la conquête de Trajan[12], ne songea guère dans la Gaule qu’à Tetricus son dernier compétiteur, pour aller triompher à Rome de la Gaule, de Zénobie et de tout l’Orient. Tous les exploits du vieux Tacite (275) se bornèrent à acheter la retraite de quelques milliers de Barbares qui venaient de descendre du Palus-Mœtis pour ravager l’Empire sous prétexte de le défendre contre les Perses[13]. Probus enfin (275), trouva l’Empire à terre et dut ronger d’abord à le relever. En moins de sept ans il rebâtit soixante-dix villes[14]. Toutes les frontières étaient ouvertes depuis Gallien, et laissaient une libre carrière aux incursions des Barbares ; il les referma sur eux et les extermina par milliers sur cette même terre qu’ils avaient si misérablement ravagée[15]. Il disait lui-même qu’il n’avait pas fait périr moins de quatre cent mille Francs sur les deux rives du Rhin[16] ; puis il en dispersa et poursuivit les restes jusqu’à l’Elbe[17]. Dans cette marche sanglante à travers les Barbares, le héros s’exalta, dit-on, au point de songer de nouveau à réduire la Germanie en province romaine[18] ; mais il dut se contenter comme tant d’autres, d’élever une nouvelle barrière entre l’Empire et elle, en joignant le Rhin au Danube par un mur qui rappela celui de Sévère, non moins par la grandeur que par l’inutilité du travail[19]. Il essaya tout aussi vainement d’épuiser la Germanie, en enlevant la jeunesse barbare pour la coloniser dans la Gaule, dans la Thrace, dans toutes les provinces que tant d’invasions avaient transformées en déserts[20]. Il croyait sans doute débarrasser ainsi le Nord de cette population exubérante qui débordait de tous côtés, et donner à l’Empire vieillissant la force qui commençait manquer. Mais l’Empire, déjà affaibli et caduc sous son administration, tomba épuisé et mourant entre les mains de ses successeurs ; et les Barbares, sur lesquels il avait la prétention de l’appuyer, se moquaient de ses rêves et de ses efforts de la manière que voici[21] :

Quelques prisonniers Francs, sous le règne de Probus, s’étant emparés de quelques vaisseaux sur les côtes du Pont. Euxin, ravagèrent la Grèce et l’Asie, abordèrent impunément sur presque tous les rivages de la Libye, prirent Syracuse elle-même, autrefois si célèbre par ses victoires navales, et après un immense circuit, entrèrent enfin dans l’Océan par le détroit de Gadès, ayant prouvé par cette heureuse témérité que le désespoir de ces hardis pirates sait se frayer un libre aces partout où un simple radeau peut aborder.

Probus paraît avoir été le dernier empereur qui se soit arrêté à l’espoir de réduire la Germanie en province romaine, si tant est qu’il y ait jamais véritablement songé ; car les rhéteur s’étaient bien plus hardis dans leurs métaphores que les princes à la tète de leurs armées. La belle lettre qui nous reste de lui, et où il parle avec une si noble confiance de ses succès, n’en est pas elle-même une preuve incontestable à nos yeux[22]. Quoi qu’il en soit, après lui on jugea sagement qu’il suffirait de se défendre. Dioclétien, croyant en prendre les moyens, donna quatre maîtres à un Empire qui succombait déjà sous le fardeau d’un seul. Ainsi l’unité impériale, si péniblement rétablie par Aurélien, devenait de jour en jour plus impossible, et s’affaissait de plus en plus : l’expérience avait duré dix années (275-285) ! Et cependant la dissolution avait fait de tels progrès, que le mal paraissait dès lors irréparable. Ce vieil édifice, que Dioclétien avait la prétention de restaurer encore, faillit en effet tomber par lambeaux sous sa main. Ainsi, tel était le malheur de cette situation, que la domination d’un seul avait autrefois paru nécessaire pour empêcher l’Empire de se dissoudre[23], et que les forces et le génie de plusieurs n’étaient plus suffisants pour le défendre. Et en effet, le remède employé précipita la crise, en ajoutant les ravages du fisc aux ravages des Barbares. C’est le jugement que Lactance en portait déjà au IVe siècle. La juste haine qui l’animait contre le persécuteur l’a éclairé sur les fautes de l’empereur ; et malgré la violence passionnée de ses attaques, les événements, il faut bien l’avouer, lui ont donné raison. Il faut l’entendre[24] :

Dioclétien, cet inventeur de crimes, ce perfide auteur de maux inconnus avant lui, dans sa fureur de destruction n’a pas même épargné Dieu. Il a ruiné l’univers, et par son avarice et par sa timidité à la fois. En se donnant trois collègues à l’Empire, il a divisé l’univers romain en quatre parts, et a multiplié les armées dans la même proportion ; car chacun de ces nouveaux princes prétendait avoir beaucoup plus de soldats que n’en avaient les anciens, lorsqu’un seul était chargé du fardeau de la République. Le nombre de ceux qui recevaient était devenu tellement supérieur au nombre de ceux qui payaient, que les colons, écrasés par l’énormité des indictions, abandonnaient leurs terres ; et les cultures se changeaient en forêts. Et pour que la terreur se rencontrât partout, les provinces aussi furent coupées par lambeaux ; une nuée de gouverneurs et d’officiers subalternes vint s’abattre sur chaque contrée et presque sur chaque ville. Ce ne furent partout que Procureurs du fisc, que Maîtres des finances, que Vicaires des Préfets ; tous hommes à qui la modération d’un gouvernement juste était presque inconnue, qui ne savaient que condamner et proscrire ; qui extorquaient, je ne dirai pas souvent, mais toujours, non pas une chose, mais toutes choses, et dont chaque extorsion était accompagnée d’injures intolérables.

On peut dire en effet, et nous prouverons ailleurs[25], que le système financier des empereurs depuis Dioclétien a été la principale cause de la ruine de l’Empire d’Occident. Ce mal, comme il arrive, en amena un autre. Les contribuables, accablés sous le fardeau, furent d’autant plus disposés à la révolte ; et Constantin se vit obligé de rappeler les légions des n’entières, pour comprimer les séditions des provinces[26]. Ainsi Dioclétien avait épuisé les provinces, pour entretenir ce redoutable Cordon de fortifications et d’armées qui les protégeait ; et Constantin fut contraint de le laisser tomber de nouveau, pour continuer à loisir cette cruelle exploitation des provinces, qui ne pouvait plus profiter qu’aux plaisirs de l’empereur.

En effet, cet argent, si cruellement arraché à la misère des peuples, fut employé en partie à relever la ligne de forteresses qui leur servaient de défense contre les Barbares ; mais les forteresses ne pouvaient rien contre les maux dont l’Empire était travaillé. D’un côté, les usurpateurs ne furent ni moins nombreux, ni plus forts ; d’un autre, les Germains, au lieu de s’arrêter devant les nouvelles barrières qu’on leur opposait, se jetèrent contre elles avec un redoublement de fureur. On vit pour la première fois quatre empereurs aux quatre frontières de l’Empire, engagés en même temps dans cette lutte mortelle, et périr néanmoins, après vingt années de combats sans relâche et de glorieuses victoires, victimes des maux incurables qui résistaient à la fois et aux victoires et aux remèdes. Les attaques des Barbares, qui n’étaient après tout qu’un des symptômes les moins alarmants de la dissolution prochaine de l’Empire, étaient pourtant depuis Auguste la préoccupation la plus vive de la politique des empereurs. De là tant d’efforts gigantesques et de labeurs stériles pour relever à grands frais, sur le Danube et sur le Rhin, des remparts impuissants qui retombaient toujours. Auguste y consacra tout le temps que lui avaient laissé les proscriptions et les guerres civiles. Un siècle plus tard, Adrien y consacrait les vingt et une années de son paisible règne ; ce qui n’empêcha pas qu’au bout de cinquante ans Septime Sévère ne fût obligé de recommencer cette tâche éternelle[27]. Après lui, il n’y a eu presque aucun empereur qui n’ait porté la main à cette cruelle blessure, et Valentinien Ier y songeait encore avec inquiétude presqu’à let veille de l’invasion définitive de 376[28]. Ainsi, la Germanie ne put être ni domptée, ni dépeuplée, ni contenue. Les trois systèmes tour à tour employés pour la réduire avaient été également stériles. Sous les successeurs de Constantin, le prosélytisme religieux inspira à quelques prêtres un moyen plus efficace que les efforts de tant de légions. L’Arianisme, persécuté dans l’Empire, se réfugia chez les Barbares. Le Christianisme, et la civilisation qui marchait à sa suite, auraient pu fixer les Germains dans leurs forêts, comme il arriva sous Charlemagne. Mais ce dernier espoir fut encore trompé. Le§, Goths convertis n’en fuient guère moins redoutables ; et parmi ces nations belliqueuses également avides des dépouilles de l’Empire, il eût été difficile de distinguer les païens à la violence de leurs attaques. Le chrétien Alaric ne se laissa adoucir quelque peu que sur les ruines de Rome : il épargna ceux qui avaient trouvé un asile dans les églises[29]. L’Empire aux abois recourut enfin à un dernier moyen : il crut se sauver en fermant ses frontières, non plus aux Barbares qui insultaient impunément à sa faiblesse, mais au vin, à l’huile, aux liqueurs enivrantes que ses avides marchands leur portaient, et dont la douceur était pour eux un attrait si puissant[30]. Il parait même que les empereurs, dans leur égarement, allèrent jusqu’à défendre aux Gaulois, aux Espagnols et aux Bretons, de cultiver la vigne[31]. Ils savaient que c’était là l’irrésistible amorce qui attirait les Germains du fond de leurs forêts, en excitant leur convoitise. Tacite, mieux inspiré peut-être, conseillait de leur prodiguer le poison[32]. Quelques années après cette vaine et ridicule défense, la digue tant de fois étayée fut emportée par un dernier effort, et les Barbares purent s’emparer à loisir du vin et de l’or des Romains. Ainsi s’accomplirent, après une lutte de plus de quatre cents ans, les tristes prévisions des Romains d’un autre âge, et l’on vit par les étranges événements qui suivirent, ce que la cruelle domination de Rome avait fait lu moins pour la paix du monde[33].

Nous venons de voir par quels moyens la politique des empereurs essaya d’abord de conquérir la Germanie, ensuite de paralyser ses attaques ; il nous reste à voir comment les Germains triomphèrent de leurs dernières résistances, et prirent définitivement possession de l’Empire. Rome, n’ayant pu vaincre la Barbarie, ni par la civilisation ni par les armes, dut se résigner à être vaincue par elle.

 

 

 



[1] Ptolémée, in German.

[2] Cluver, Antiq. Germ., III, 21.

[3] Zosime, Histor., III.

[4] V. Eccard., in Notis ad Leg. Salic., antiq., tit. 61, de Chrenechruda.

[5] Vid. supra.

[6] V. Claver., Antiq. German., III, 27, — et Inter legg. Barbar., Leg. Anglorum, et Werinorum et Thuringorum.

[7] Aurelius Victor, in Gallieno.

[8] Trébellius Pollion, in Gallieni. — Ces auxiliaires francs restèrent au service de ses successeurs. En effet, la ville d’Autun s’étant révoltée contre Tetricus, et celui-ci étant venu l’assiéger, il y employa avec succès les Francs de son armée. C’est le sens de ces paroles d’Eumène, que Tillemont dit n’avoir pas comprises : Latrœinio Batavicæ rebellionis. (V. Eumène, Paneg., IV.)

[9] Au dos, nous dit l’auteur de sa vie.

[10] Aurelius Victor, Histor. August. Epitom., XXXIV.

[11] Zosime, Histor., l. I.

[12] Il se contenta, au rapport de Zosime, l. I, de les forcer à repasser le Danube. Or, Jornandès nous apprend qu’ils étaient depuis longtemps déjà fixés dans la Dacie. (V. Jornandès, de Reb. Get.) D’ailleurs Eutrope, Breviar., XXXV, et Lactance, de Mortib. persecut., disent positivement qu’il abandonna la Dacie aux Barbares.

[13] Zosime, Histor., l. I.

[14] Julian., in Cæsar.

[15] Flavius Vopiscus Syracus., in Probus.

[16] Flavius Vopiscus Syracus., in Probus.

[17] Flavius Vopiscus Syracus., in Probus.

[18] Flavius Vopiscus Syracus., in Probus.

[19] Zosime, Histor., l. I. — Il allait de Reginum (Ratisbonne) à Cologne.

[20] Flavius Vopiscus Syracus., in Probus.

[21] Eumène, Paneg. Constant. Cæs., 18.

[22] Il y parle cependant de créer un gouverneur de la Germanie, et il entend sans doute la Germanie transrhénane.

[23] Tacite, Annal., II, 9.

[24] Lactance, de mortibus persecutorum, VII (apud Baluz., Miscellan., I).

[25] Voir plus bas le ch. VIII, qui traite des Causes de la dissolution de l’Empire.

[26] Zosime, Histor.

[27] Ces forteresses étaient placées le plus souvent sur le territoire même des Barbares, à l’opposite de quelque ville romaine dont elles défendaient les approches. Vopiscus, in Probus. — Idatius, in Fast. — V. Suidas, in Έσχατιά.

[28] Ammien Marcellin, XXIX, 8. — Et XXVIII, 2.

[29] S. Augustin, de Civitat. Dei, l. I, c. 34.

[30] Cod. Theod., l. IV, tit. 41, l. 1.

[31] Vopiscus, in Probus.

[32] Tacite, German., 23.

[33] Tacite, Histor., IV, 14.