HISTOIRE DES INSTITUTIONS CAROLINGIENNES

LIVRE PREMIER. — ORIGINES MÉROVINGIENNES.

CHAPITRE PREMIER.

POLITIQUE DES ROMAINS A L’ÉGARD DES NATIONS GERMANIQUES. CÉSAR ATTEINT LA LIMITE DU RHIN, AUGUSTE CELLE DU DANUBE. - SOUMISSION DES TRIBUS ALPINES. - PREMIÈRES TENTATIVES DE CONQUÊTES DE L’AUTRE CÔTÉ DU RHIN.

 

 

Il faut distinguer deux époques dans cette longue lutte de Rome contre le reste du monde. Pendant cinq cents ans, elle mutile et renverse les vieilles nations celtiques et pélasgiques dispersées autour de son berceau. Un siècle lui suffit pour anéantir Carthage et l’empire d’Alexandre. Ce n’est guère qu’au milieu du Vile siècle de sa fondation, que le monde germanique, perdu jusqu’alors derrière les Alpes, le Danube et la Gaule, se révèle enfin à l’Italie par la formidable invasion des Teutons et des Cimbres. Marius l’arrêta à la frontière ; mais tout l’Empire fut ébranlé du choc, et dès ce moment Rome est visiblement préoccupée du danger qui la menace vers le nord. César marcha au-devant de lui, jugeant qu’il était peu prudent de l’attendre. Ce rapide et puissant génie, qui en quatre ans parcourait l’Empire romain, et paraissait presqu’au même instant, comme un éclair, au haut des Alpes, à Pharsale, à Alexandrie, à Utique et à Munda, erra dix années entières dans les forêts et les bruyères de la Gaule. Il n’en sortit qu’après avoir moissonné douze cent mille hommes dans les batailles[1], et renversé en un jour trois cent mille combattants avec les murs d’Alésia. Ainsi, il acheva seul une tâche que cinq généraux avant lui avaient à peine ébauchée, et termina par ce grand coup une guerre qui fatiguait l’Empire depuis sa fondation. Mais le succès de son entreprise suffit à peine, aux yeux de quelques-uns, pour en absoudre la témérité ; et on lui a fait un reproche de ce qui ne fut peut-être qu’une glorieuse nécessité de sa fortune. Il fallait désarmer la Gaule, et la fixer, pour ainsi dire, derrière ses montagnes et ses fleuves ; ou se résigner à recommencer tous les ans les campagnes de Marius. Cette avidité mobile et belliqueuse qui caractérisait nos ancêtres, et qui les porta successivement des bords du Rhin jusqu’aux rives du Tibre et du Nil, était pour les Romains une perpétuelle menace et un éternel sujet d’inquiétude. La lutte des deux peuples, après avoir ensanglanté autrefois toutes les plaines de l’Italie, devait tôt ou tard se renouveler de l’autre côté des Alpes. Les Romains, malins de la Provence et de la Narbonnaise, avaient déjà un pied dans la Gaule ; la question dès lors n’était plus entière, et César, en se préparant à marcher jusqu’à l’Océan, ne fit que la reprendre au point où ses prédécesseurs l’avaient laissée. Ainsi, par une étrange destinée, il délivra sa patrie d’un péril qui la tenait en haleine depuis six cents ans, et provoqua, par ses attaques contre les Germains, celui auquel elle devait succomber après une lutte d’une durée presque égale. De ces deux résultats, liés peut-être l’un à l’autre par une nécessité plus forte que le génie même de César, le premier seul frappa tous les esprits à Rome. Le second était encore trop loin dans les ténèbres de l’avenir pour qu’aucun regard humain pût l’y atteindre. Au moment -même où ces grands événements s’accomplissaient avec une rapidité et un éclat si merveilleux, la voix la plus éloquente du siècle essayait d’en expliquer toute la portée aux Romains, et célébrait les exploits du vainqueur dans un langage que le vainqueur lui-même n’a pu faire oublier en les redisant après elle[2]. Mais Cicéron, comme tous ses contemporains, ne vit rien au-delà de la guerre des Gaules ; et son éclatant panégyrique s’arrêta sur les bords de l’Océan et du Rhin, avec les victoires du héros. César seul porta sa vue plus loin ; et par une haute prévoyance, au milieu des batailles de la Gaule, il parut songer surtout à celles de la Germanie. Il n’entreprit cette laborieuse et sanglante conquête que pour l’enlever aux Germains ; si toutefois il est permis de croire qu’une ambition qui rêvait déjà la guerre civile et qui voulait s’y préparer, n’a pas jugé décent de se voiler de ce prétexte honnête aux yeux de la postérité, et de chercher à faire oublier les projets de César en parlant des nécessités de l’Empire[3]. Il craignait, nous dit-il, une autre invasion des Teutons et des Cimbres ; et cette crainte, il faut l’avouer, n’avait rien de chimérique ; car les Alpes, quoi qu’on ait dit, ne furent jamais une barrière, surtout depuis Annibal[4]. Il aima mieux refouler les Barbares derrière le Rhin, que d’avoir un jour à les combattre sur le Rhône. Et, en effet, une expérience de plusieurs siècles avait prouvé que les Gaulois ne pouvaient plus suffire à la défense de la Gaule. Ils l’avaient laissé envahir une première fois par les Belges[5], une seconde fois par les Germains ; et le Suève Arioviste, sous les yeux mêmes de César, campait sur son territoire avec cent vingt mille Barbares. Cet Arioviste, qui se plaisait à défier les forts et à fouler les faibles à ses pieds, est la vraie personnification du barbare, turbulent, avide, dédaigneux et cruel. Il ne voulait souffrir dans la Germanie que ceux qui consentaient à subir sa domination, et se préparait à exterminer dans la Gaule tous ceux qui refusaient de s’y soumettre[6]. C’est lui qui répondait insolemment à César que c’était là sa province à lui ; qu’il ne se mêlait point des affaires de l’Italie, et que les Romains n’avaient rien à voir dans celles des Gaules[7]. Déjà toute la rive occidentale du Rhin était occupée par des colonies germaniques, depuis les Séquanes jusqu’à l’Océan[8]. Arioviste en faisait venir chaque jour de nouvelles ; et tout récemment il avait demandé aux Séquanes eux-mêmes le tiers de leur territoire pour les Harudes, qui du fond de la Chersonèse l’avaient suivi jusqu’en deçà du Rhin[9]. Il est clair que si César, par un vigoureux effort, n’avait point porté en dix ans les limites de l’empire romain des bords de la Durance aux bords du Rhin, l’invasion germanique, au lieu de partir du Rhin au Ve siècle, se serait précipitée quatre cents ans plus tôt du haut des Alpes.

Les Romains eurent de bonne heure le pressentiment de leurs destinées : un instinct secret semble les avoir avertis que ce peuple de géants, dont la haute taille et les traits farouches faisaient peur aux soldats de César[10], avait été tenu en réserve pour renverser un jour leur empire et fouler aux pieds le Capitole. Tacite fait une longue et lugubre énumération des batailles livrées, des généraux tués, des années massacrées dans cette guerre implacable, depuis Marius jusqu’à Trajan[11]. Ailleurs, en décrivant leurs moeurs et en comptant leurs tribus, il laisse échapper un cri d’effroi[12]. Déjà, en effet, des signes non équivoques présageaient une catastrophe. La lutte se prolongeait au milieu des crises depuis deux cents ans[13] ; et l’on put croire un moment qu’elle touchait à son terme, lorsque Domitien alluma par ses extravagances cette guerre des Daces que Trajan seul put étouffer. Examinons donc sous quels auspices se poursuivit cette vieille querelle qui avait commencé sur le Rhin par les victoires de César, et qui devait se terminer sur le Tibre par le sac de Rome et le renversement de l’Empire.

César avait donné à l’Empire la frontière du Rhin ; Auguste voulut lui donner celle du Danube. La première avait calté aux Romains dix années de luttes héroïques et de sanglantes batailles (696-706). Six attirées de petites guerres et de petits combats leur suffirent pour atteindre la seconde (749-725).

Le prudent Octave, qui avait soin d’être malade à Philippes, et à Actium de se cacher à fond de cale[14], fit en personne cette médiocre conquête. On sait que le neveu du dictateur avait la prétention de l’égaler, et croyait avoir hérité de son génie, parce que la fortune le servit assez bien pour le dispenser d’en avoir. Chaque démarche dans sa conduite révèle l’intention de provoquer cette comparaison dangereuse, et semble calculée pour la soutenir sans trop de désavantage. Elle a été méconnue par tous les modernes qui nous ont parlé de ses exploits ; mais elle fut si bien comprise par tous ses contemporains, qu’elle inspirait encore les flatteurs après sa mort[15]. Cette imitation vaniteuse s’attaqua de préférence aux grandes actions du héros, et vint échouer jusque dans les plus petites. César hésita Wu peu avant de sortir le jour des Ides de Mars, pour aller recevoir de la main de ses ennemis une mort prévue d’avance et annoncée par tous les oracles de Rome. Auguste ne sortait point, si par mégarde il chaussait sa sandale gauche en place de la droite[16]. César composa un Œdipe ; Auguste ne put achever son Ajax[17]. César écrivit un traité judicieux sur la grammaire ; Auguste disgraciait un consulaire pour une faute d’orthographe[18]. Sa vie entière ne fut jamais, même dans sa pensée, qu’une perpétuelle imitation, qu’un rôle appris d’avance et rempli avec adresse ; et il était dans son droit lorsqu’en finissant sa longue comédie, il demandait aux spectateurs les applaudissements d’usage[19]. Comme presque toutes les copies, elle ne reproduisit guère que des défauts ou des qualités faciles ; et ne rappela les beautés males de son modèle que pour montrer combien elles étaient inimitables. Il entreprit de soumettre les Barbares de l’Illyrie, parce que César avait dompté les Barbares de la Gaule[20] ; de pénétrer jusqu’au Danube, parce que César avait pénétré jusqu’au Rhin ; d’aller dans la Bretagne, parce que César l’y avait précédé[21] ; d’écrire des commentaires, parce que César en avait écrit avant lui. Il parait qu’il y racontait longuement ses hauts faits contre les sauvages, sans oublier ni l’égratignure qu’il reçut au genou droit, ni celle qu’il reçut au bras gauche[22] ; et lorsqu’après la mort d’Antoine il monta au Capitole pour rendre grâces aux dieux de tant de hasards heureux qui l’avaient fait si grand, il n’avait point encore oublié ces lauriers obscurs, et il triompha de l’Illyrie[23]. C’était sans contredit, de tous les triomphes d’Auguste, celui qui coûtait le moins cher aux Romains. Les tribus à moitié nomades de ces contrées ne surent jamais unir leurs forces contre l’ennemi commun, et se laissèrent accabler une à une. Les rois de Macédoine, à défaut de Mithridate, auraient pu seuls les jeter sur l’Italie en masses plus compactes, ou faire à leur tête une résistance désespérée derrière les hautes montagnes qui courent de l’Adriatique à la Mer Noire. Mais ils avaient eux-mêmes dédaigné de s’appuyer sur elles, lorsqu’ils s’étaient trouvés aux prises avec Rome ; et quand l’Illyrie se vit attaquée à son tour, il y avait déjà cent cinquante ans que la Macédoine était réduite en province romaine. Ainsi se vérifiait de siècle en siècle la loi célèbre qui devait présider jusqu’au bout à la fortune de Rome, et que le génie de Montesquieu a encore retrouvée au milieu de ses ruines : Tous les peuples du monde, attaqués un à un, tombaient isolément au milieu de la publique indifférence[24].

Ainsi ce laborieux ouvrage de la grandeur romaine venait de s’achever enfin au bout de sept cents ans. C’est le plus magnifique effort qui ait jamais été tente pour fonder un vaste empire et pour en assurer la durée. La cité de Romulus, à force de reculer ses limites, avait fini par y renfermer la plus fertile et la plus belle moitié de la terre ; et l’administration impériale avait fait de ce monstrueux assemblage de contrées et de nations si diverses la plus régulière et la plus compacte de toutes les agrégations sociales. L’Empire, couvert au dehors par des boulevards naturels, ou des constructions colossales qui en avaient à la fois la solidité et la grandeur, gouverné au dedans par la sagesse de l’homme le mieux avisé de son siècle, appuyé partout sur des légions victorieuses, et protégé autant par la faiblesse et la frayeur des nations étrangères que par la force de sa puissante organisation, ressemblait à une place de guerre fermée de toutes parts, et pleine de sécurité derrière ses remparts et ses tours. Au nord le Danube et le Rhin ; à l’orient le Caucase et l’Euphrate ; au midi les cimes de l’Atlas et les sables de la Libre ; à l’occident les flots de l’Océan se déroulaient autour de lui comme une immense ceinture, et circonscrivaient cette heureuse oasis de la civilisation au milieu d’un désert dévasté, ensanglanté par les Barbares. C’est le moment où Rome, enivrée de ses longues prospérités, célèbre elle-même son apothéose en peuplant l’Olympe de ses héros, et prend possession de l’avenir, en recevant de ses poètes la promesse d’une durée éternelle[25]. Peut-être cette espérance était-elle permise alors. Vingt années de guerres civiles venaient de se terminer par une seule bataille, et à ces longues agitations avait succédé un grand calme. Le monde, épuisé par des luttes et des combats inouïs, était tombé malade et blessé aux pieds d’un seul homme[26] ; et l’on entendait encore la marche des légions qui revenaient fatiguées du Nil et de l’Euphrate. Chacun en arrivant eut hôte de déposer le fardeau d’une gloire si coûteuse, et demanda aux voluptés de Rome l’oubli de ces héroïques fatigues. L’Empire, doucement endormi par son maître, put finir en paix et recommencer tous ses rêves ; car aucun bruit sinistre ne venait encore en interrompre le cours. Ces acclamations qui s’élèvent par intervalles et font trembler la ville, sont celles des soldats d’Actium qui montent au Capitole avec leur général, et qui se disposent à faire tomber devant lui tous les pouvoirs de la République comme toutes les gloires qui ont préparé la sienne. Ces voix si retentissantes, et sitôt étouffées sous les applaudissements, sont celles de Messala et de Munatius Plancus, qui réclament de nouveaux titres et de nouveaux honneurs pour la personne sacrée de César. Ce cri immense qui part de l’amphithéâtre et vient mourir sur les Sept Collines, est celui du peuple-roi qui salue l’entrée des tigres et des lions, ou qui demande le dernier sang du gladiateur. Il vient de commencer les longues saturnales de l’Empire, et dans ce premier enivrement, il songe moins à ses maîtres qu’à ses plaisirs. Après Actium, après Pharsale, il a besoin d’oublier ; et il oublie volontiers, au milieu de telles délices, l’héroïsme embarrassant des temps antiques, laissant aux poètes et aux rhéteurs le soin de redire éternellement cette vieille fable. De toutes ces libertés perdues dont on fait tant de bruit, qu’a-t-il à regretter puisqu’on lui a laissé du pain et des spectacles ! Il ne connaît la République que pour l’avoir entendu vanter dans les discours de Cicéron, et pour l’avoir vu trahir par presque tous ceux qui avaient la prétention de lui rester fidèles. A peine s’il se souvient de l’avoir entrevue une ou deux fois dans les traits de Brutus.

Les dieux d’ailleurs, en la laissant périr, ont dispensé les hommes du soin de la regretter. A Philippes ils combattaient avec Octave contre la liberté de Rome[27] ; à Actium ils mettaient le désordre dans la flotte d’Antoine[28] ; à Pharsale et à Munda ils s’étaient jetés dans la mêlée ; et César, percé de vingt-trois coups de poignard pour avoir usurpé la tyrannie, boit le nectar avec eux au plus haut sommet de l’Olympe[29]. L’ordre nouveau qui vient de commencer avec -Auguste n’est que l’accomplissement des promesses faites autrefois à la cité de Romulus, lorsqu’elle s’éleva sous sa main au pied du chêne qui avait abrité son berceau. C’est le développement régulier et nécessaire des phases qu’elle doit parcourir pour remplir sa destinée[30], et la voix des oracles a annoncé aux hommes, dès le commencement, ces étranges vicissitudes. Ainsi, Rome est toujours la ville chérie des dieux et des génies, et le prince qui la gouverne est à la fois leur nourrisson et leur vengeur. D’ailleurs, l’adroit tyran qui vient de l’asservir a eu soin de laisser subsister les anciennes formes, comme une vaine image propre à tromper les simples et à déconcerter les arguments des sages. En voyant le sénat se rassembler, selon la coutume, pour délibérer sur les affaires publiques, les tribus se répandre dans le comice pour nommer les magistrats de l’année, les consuls traverser le forum précédés de leurs licteurs, qui pourrait dire que la République a péri ? — Telle est, du reste, la grandeur du présent, qu’elle ne saurait laisser aucune place aux regrets : toutes les gloires comme tous les souvenirs du passé semblent pâlir et s’effacer devant l’éclat nouveau des temps fortunés qui viennent d’éclore. Rome, devenue la capitale du monde, en réunit toutes les merveilles. La vieille ville républicaine, avec ses rues étroites et ses maisons en briques, se retire tristement dans ses faubourgs, pour faire place aux palais d’or et de marbre de la cité impériale. Voici la basilique Julienne et le forum d’Auguste ; le portique de Livie et celui de Gaius et de Lucius César ; le théâtre de Marcellus, le temple de Mars vengeur, celui de Jupiter Tonnant, les jardins de Salluste, le panthéon d’Agrippa, et les immenses et magnifiques constructions qui surchargent le Palatin[31]. Qui pourrait regretter, au milieu de tels prodiges, la charrue de Cincinnatus et le chaume d’Evandre ? Toutes les nations de la terre viennent tour à tour rendre hommage à la ville souveraine, et déposer à ses pieds les supplications de leurs princes et l’or de leurs tributs. Les Cantabres et les Astures renoncent enfin à une résistance de trois siècles, et apportent à l’heureux Auguste la soumission d’un peuple qui l’a refusée à Annibal, aux Scipions et à César[32]. Le Cimbre, perdu au fond du nord, lui envoie le bassin consacré où coule le sang du sacrifice[33] ; l’Indien, les parfums et les perles de ses rivages[34] ; le Parthe, les aigles enlevées à Crassus[35], pendant que celles d’Ælius Gallus franchissent les déserts de l’Arabie[36], que celles de Tibère reviennent des bords de l’Elbe et planent au-dessus des pics les plus inaccessibles des Alpes.

Auguste, maître des Alpes, du Danube et du Rhin, avait assez fait pour la sûreté de l’Empire, mais pas assez peut-être pour sa sûreté personnelle. La République, il est vrai, était abattue et n’avait plus, au lieu d’armée, que les poignards impuissants de Cépion et de Cinna ; mais un danger plus menaçant venait de naître de la victoire même qui l’avait ruinée sans retour. Les légions qui disposaient depuis cent ans de la fortune de Rome, disposaient aussi de celle d’Auguste, et pouvaient tourner contre lui les armes qu’elles avaient reçues pour le défendre. Il se trouvait après Actium dans la même position que César après Munda, embarrassé de son succès et réduit à chercher un autre aliment aux passions et aux intérêts qui l’y avaient conduit. H fallut leur donner à temps une direction nouvelle, ou s’exposer à les voir réagir bientôt contre la main qui les avait si heureusement maîtrisées jusqu’alors. César, la veille de sa mort, pensait à une guerre contre les Parthes ; Auguste, pour échapper au même sort, entreprit une guerre contre les Germains. Ce fut là le dernier champ de bataille qu’il ménagea, dans sa prudence, aux soldats des guerres civiles.

La première pensée des Romains fut de réduire la Germanie en province romaine, comme l’Espagne, comme la Gaule. Ce fut le projet de César et le rêve de tous les empereurs après lui. C’est par le Danube et les Alpes que le dictateur se proposait de rentrer en Italie en revenant de sa future expédition contre les Parthes[37], après avoir soumis en passant, l’Hyrcanie, tous les peuples voisins de la mer Caspienne et du Caucase, les Scythes, les Sarmates, les Germains, etc., et donné ainsi l’Océan pour limite à l’Empire, à l’orient et au nord. — Auguste s’empara encore de cette idée, mais en la réduisant, comme toujours, aux proportions de son génie et de son caractère. Il résolut de ne point dépasser le cours de l’Elbe ; et il faut corriger en ce sens les exagérations de Suétone, qui prétend mal à propos qu’il refusa constamment de déplacer les frontières de l’Empire[38]. On ne saurait douter qu’il n’ait voulu les reculer au moins jusqu’à l’Elbe. Strabon, son contemporain, le dit en termes formels[39] ; et l’ensemble de sa conduite, à défaut de témoignage positif, suffirait pour le prouver. Mais ce fut là, sans contredit, la plus malheureuse de ses imitations ; et l’événement prouva qu’il y avait dans la succession de César certaines choses auxquelles il n’était pas permis de toucher.

Un des plus constants et des plus dangereux artifices de la politique romaine consista dans tous les temps à endormir la vigilance de ses ennemis par de feintes caresses, à flatter leur ambition par de vains titres, et à ruiner à petit bruit la liberté des peuples, en s’attaquant d’abord à la vanité des princes[40]. Le sénat commençait invariablement par offrir l’amitié du peuple romain à tous ceux dont il avait résolu la perte, et les légions n’arrivaient d’ordinaire que pour achever une victoire que la ruse avait préparée. Le titre d’allié de la République était toujours l’annonce de quelque résolution fatale, et le premier signal d’une catastrophe désormais inévitable. Le sénat l’envoyait généreusement aux princes dont il redoutait l’habileté ou la puissance, trouvant plus commode de se servir d’un instrument utile que d’être réduit à le briser.

Mais sa protection était encore plus ruineuse que sa colère, et ses alliances asservirent plus de nations que ses armées. Hiéron imposa à toute la Sicile le joug qu’il avait accepté pour lui-même avec l’amitié des Romains. Massinissa, en Afrique, leur soumit la Numidie et les aida à renverser Carthage ; et après la ruine de Cartilage, Juba fut chargé, au même titre, de préparer celle des Maures. En Asie, ils commandaient pour ainsi dire à une légion de tyrans : Ptolémée en Égypte, Séleucus en Syrie, Tigrane en Arménie, Mithridate dans la Commagène, Agrippa dans la Judée, Polémon dans le Pont, Archélaüs en Cappadoce, Eumène et puis Attale à Pergame, Déjotarus et Amyntas chez les Galates, etc. Les rois de Macédoine périrent pour n’avoir pas voulu se résigner à ce rôle, et les, rois d’Égypte périrent après s’y être résignés. Et lorsque les rois se refusaient à devenir les instruments de cette tyrannie meurtrière que les Romains appelaient leur politique, on armait contre eux la liberté des peuples. Et lorsqu’ils y consentaient, leurs enfants étaient conduits à Rome pour y recevoir la même empreinte : les malheureux la portaient avec eux sur le trône. Aucun n’avait garde de mourir sans avoir légué ses états au peuple romain et sa fortune à César. Les agents du fisc et le préteur arrivaient en même temps, dressaient à la hâte un inventaire de la succession, et retournaient à Rome : la guerre était terminée.

Tout l’Orient se vit ainsi enchaîné avant d’avoir été conquis, et fut conquis presque sans avoir soupçonné le péril.

L’Occident et le Nord furent attaqués par les mêmes moyens et faillirent succomber aux mêmes artifices. Marseille, la première, reçut le titre d’alliée des Romains et leur donna en échange un pied dans la Gaule. Bientôt la Provence entière et une partie de la Narbonnaise se trouvèrent conquises. Pison l’Aquitain, dont le grand-père avait exercé la souveraine puissance dans sa patrie, échangea cette illustration domestique contre un surnom imposé par l’étranger, et envisagé sans doute par ses concitoyens comme un opprobre[41]. Après lui, l’éduen Divitiac se rendit à Rome pour dénoncer les projets de la Gaule, et en rapporta deux flétrissures : le titre de citoyen romain pour lui, et pour le peuple dont il était le chef, celui de frère du peuple-roi[42]. Les Rhèmes ambitionnèrent le même honneur, et l’achetèrent par les mêmes trahisons[43]. Puis, une moitié de la Gaule s’unit à l’ennemi commun pour l’aider à écraser l’autre ; et la Gaule entière se trouva asservie. Le breton Mandubratius vint à son tour chercher le vainqueur au milieu de sa conquête, pour lui livrer la vie et la liberté des siens[44]. La Bretagne se trouva ainsi entamée presque en même temps que la Gaule, et finit, après une lutte tout aussi meurtrière, par succomber sous les mêmes machinations. La Germanie eut son tour. Déjà César, même avant d’entrer dans la Gaule, avait fait accepter au suève Arioviste le titre qui avait ruiné tant de nations et de provinces[45]. Le barbare ne put se dégager de cette fatale entrave qu’en recourant à la guerre ; mais il laissa échapper dans une seule bataille la victoire et la Gaule, et les aigles des légions se montrèrent pour la première fois de l’autre côté du Rhin[46]. Après lui Maroboduus passa plusieurs années à Rome dans la familiarité d’Auguste[47] et l’on s’était longtemps flatté de retenir Arminius par les mêmes caresses[48]. Il avait commandé un détachement de Germains auxiliaires dans l’armée romaine. Ségeste, son beau-père, resta dans leurs rangs, et son frère Flavius mourut à leur service[49]. Quelques années plus tard, nous retrouvons encore à Rome, sous le nom d’Italicus, un dernier descendant de cette héroïque et glorieuse famille, dont la destinée, par une étrange contradiction, fut de donner à la politique romaine ses instruments les plus dévoués et ses plus implacables adversaires. Le jeune barbare, beau, grand et vigoureux comme les Germains ses aïeux, était devenu habile et rusé sous la discipline de ses nouveaux maîtres. Claude lui donna une escorte et de l’argent, et l’envoya aux Chérusques qui l’avaient demandé pour roi. Son goût effréné pour le vin et les plaisirs, joint à la grâce de ses manières et aux vices élégants qui leur donnaient tant d’éclat, excitèrent d’abord la plus vive admiration et une émulation fort profitable aux Romains. Mais bientôt la méfiance nationale s’éveilla, et l’on ne vit plus en lui que le fils du traître Flavius et l’espion des étrangers[50]. On résolut de le chasser, pendant que de leur côté les Suèves entreprenaient de secouer un joug qu’ils portaient patiemment depuis trente ans, et renvoyaient en Italie le roi Vannius, qu’ils avaient accepté autrefois des mains du jeune Drusus, leur vainqueur[51]. Ainsi, l’esprit d’indépendance finissait toujours par l’emporter ; et à mesure que la politique romaine rivait les fers de la Germanie, la Germanie faisait un nouvel effort pour les briser, et en jetait au loin les débris. Mais il restait aux mains des Romains un moyen dont l’efficacité ne s’était jamais démentie jusqu’alors, et la guerre parut désormais seule capable de trancher une difficulté où la ruse était insuffisante.

Auguste s’y était préparé de longue main, avec son habileté et sa prudence ordinaires. Depuis vingt ans tous ses efforts tendaient à isoler les Germains, en leur enlevant l’appui des nations voisines et sur le Danube et sur le Rhin. Ainsi, au milieu des guerres civiles, entre ses victoires de Philippes et d’Actium, il consacre six années à soumettre les peuples de l’Illyrie, de la Pannonie et de la Thrace[52]. En 727, la Gaule, jusqu’alors flottante entre la soumission et la révolte, est réduite en province romaine et incorporée à l’Empire[53]. Quatre grandes voies militaires la coupent dans les quatre directions principales, et courent du Rhin aux Pyrénées, à l’Océan et aux Alpes[54]. Une autre s’élève en serpentant jusqu’au sommet de ces montagnes, et semble rattacher pour jamais la conquête de César à la roche du Capitole[55]. Toutes les tribus à moitié sauvages qui habitaient ces hauteurs, et qui de là voyaient impunément, depuis un siècle, passer et repasser les aigles des légions, furent attaquées à leur tour et accablées une à une. La soumission des Gaulois et des Ligures de l’Italie avait préparé celle des tribus de même origine placées de l’autre côté des monts[56] ; la soumission des Gaulois et des Ligures de la Gaule permit aux vainqueurs de gravir la chaîne des Alpes par tous ses revers à la fois, et de traquer les indigènes par le midi et par le nord. Aucun d’eux n’échappa à cette double pression qui s’exerçait en sens contraire. Les moins diligents ou les plus braves périrent dans les premières batailles, ou furent réduits en esclavage ; les plus obstinés ou les moins résolus allèrent mourir de froid et de misère au sommet du Saint-Gothard. Le roi Cotis lui-même, qui avait pu échapper à César derrière les précipices et les rochers qui formaient son empire, se laissa tromper par Auguste ; il sortit en tremblant de son repaire et se laissa enchaîner. Il fut condamné à river ses propres fers, et passa le reste de sa vie à aplanir ces mêmes montagnes qui avaient si longtemps protégé son indépendance[57]. En 729 les Salasses furent défaits, et une colonie romaine sous le nom d’Augusta prætoria (Aost), vint prendre possession des terres qu’on leur avait enlevées[58]. En 759 Drusus et Tibère exterminèrent les Rhètes et les Vindéliciens[59] ; en 740 succombèrent les derniers Ligures[60], et les boulevards de la liberté germanique se trouvèrent renversés de tous les côtés à la fois.

 

 

 



[1] Pline, Hist. natur., VI, 25.

[2] Cicéron, de Provinciiis consularibus, XIII.

[3] Suétone, in Cæsar, XXII.

[4] Cæsar, Comment., I, 33. — Et IV, 16.

[5] Cæsar, Comment., II, 4.

[6] Cæsar, Comment., IV.

[7] Cæsar, Comment., I, 33.

[8] Cæsar, Comment., I, 33. — Tacite, Germanie, 28.

[9] Cæsar, Comment., I, 31.

[10] Cæsar, Comment., I, 39.

[11] Tacite, Germanie, 37.

[12] Tacite, Germanie, 33.

[13] Tacite, Germanie, 37.

[14] Pline, Histor. nat., VII ; Plutarque, in Auguste.

[15] Velleius Paterculus, II. — Cette remarque n’a point échappé à l’observation maligne de l’empereur Julien (Césars).

[16] Suétone, in Auguste, 92. — Id. ibid., 90.

[17] Suétone, in César, 56 ; in Auguste, 85.

[18] Suétone, in César, 56 ; in Auguste, 88.

[19] Suétone, in Auguste, 90.

[20] On sait que les Romains comprenaient sous le nom de province d’Illyrie tout le territoire qui s’étend entre l’Adriatique, le Danube, la Macédoine la Thrace et la Mer-Noire. — Appien, in Illyric.

[21] Dion Cassius, XLIX.

[22] Appien, in Illyric., 14, 15, 16. — Suétone, in Auguste, 20.

[23] Id., ibid., 29.

[24] Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains.

[25] Enéide, I, 278-279.

[26] Tacite, Annal., I, 9. Non allud diacordantis patriæ remedium, quam ut ab uno regeretur.

[27] Plutarque, in Bruto.

[28] Actius hæc cerneus arcum lutendebat Apollo. Plutarque, in Anton. — Dion Cassius, L.

[29] Virgile, Georg., I, v. 24 et suiv.

[30] Virgile, Enéide, v. 798

[31] Suétone, in Auguste, passim.

[32] Horace, Odes, III, 7.

[33] Strabon, Geog., XII, 2, § VI.

[34] Hieronym., Chronic.

[35] Suétone, in Auguste.

[36] Dion Cassius LIII. — Properce, Eleg. II, 10 : Et domus intactæ te tremit Arabiæ.

[37] Plutarque, in Cæsar, LXIV.

[38] Suétone, in Auguste, 21.

[39] Strabon, Geog. VII, 2, § 4. Tous ces peuples n’ont été connus qu’à l’occasion des guerres qu’ils soutinrent contre les Romains. On en aurait connu un plus grand nombre, si Auguste avait permis à ses généraux de passer l’Albis, pour aller à la poursuite de ceux qui émigraient au-delà de ce fleuve.

[40] Tacite, Agricola, 14 : Vetere ac jampridem recepta populi romani consuetudine, ut haberet instrumenta servititis et reges.

[41] Cæsar, Comment., IV, 12 : Piso Aquitanus, cujus avus in civitate sua regnum oblinuerat, amicus a sonatu nostro appellatus est.

[42] Cæsar, Comment., I, 3 —16 —18

[43] Cæsar, Comment., II, 3.

[44] Cæsar, Comment., V, 20. Mandub atius adolescens, Cæsaris fidem secutus.

[45] Appien, De rebus gallic., IV, 16. — Cæsar, Comment. I.

[46] Cæsar, Comment., IV.

[47] Strabon, Geog., VII, in initio.

[48] Tacite, Annal., II, 10.

[49] Tacite, Annal., I, 55, 56, 57, et II, 9, 10.

[50] Tacite, Annal., XI, 16.

[51] Tacite, Annal., XIII, 29.

[52] Appien, in Illyric, passim.

[53] Appien, in Illyric.

[54] Nicolas Bergier, Histoire des grands chemins de l’Empire romain, t. I, l. III, ch. 39 et suiv.

[55] Ammien Marcellin, XV.

[56] Tite-Live, XXXI, XXXII, XXXIII, XXXIV, XXXV, XXXVI, XXXII, XL, XLI, XLII.

[57] Ammien Marcellin, Histor., XV. Viam.... compendiarium et viantibus opportunam.

[58] Dion Cassius, LIII.

[59] Dion Cassius, LIV. On n’y laissa que le nombre suffisant de laboureurs pour cultiver la terre.

[60] Dion Cassius, LIV. Ligures camati, qui Alpes maritimas liberi adbuc coluerant, in servitatem redacti sunt.