HISTOIRE DES INSTITUTIONS CAROLINGIENNES

 

AVANT-PROPOS.

 

 

Le renversement de l’Empire romain par les Barbares marque l’une des grandes époques de l’histoire du genre humain. Non seulement une foi et une religion nouvelles vinrent purifier et rajeunir ce qui restait encore de vie au fond du cœur et de l’esprit de l’homme ; mais les vieilles formes politiques, dont l’énergie et la fécondité avaient suffi pour remplir une étendue de douze siècles, semblent s’épuiser à leur tour, et tombent pour faire place à des formes et à des combinaisons nouvelles. De tous les peuples qui se sont succédé avant l’établissement des sociétés modernes, le peuple romain est le seul qui nous offre le spectacle d’une vaste organisation sociale se développant sur une si large échelle, et pendant tant de siècles aux prises avec de telles difficultés. Tout s’y fait, d’ailleurs, dans des proportions si grandes, et les révolutions elles-mêmes s’y succèdent dans un ordre si méthodique, que des esprits éminents ont cru pouvoir découvrir, dans l’histoire d’un seul peuple, la loi générale qui préside au développement de tous les autres. Nulle autre histoire, en effet, n’a été plus constamment en possession d’occuper l’imagination et la raison des hommes, parce qu’il n’en est aucune qui renferme tant et de si mémorables enseignements. Mais de toutes les leçons qu’elle nous donne, la plus éclatante est celle qui la termine. C’est aussi peut-être et la plus profitable pour nous, et la moins difficile à recueillir. Il s’est opéré sans doute, à d’autres époques, des changements aussi extraordinaires dans les destinées des empires ; mais jamais ils ne s’étaient développés dans une sphère d’observation plus commode, et n’avaient laissé après eux des traces aussi durables. Les révolutions de l’Asie se sont accomplies dans les ténèbres, ou sous un demi-jour qui se confond parfois avec elles ; la Grèce ne fut dans tous les temps qu’une réunion de petits États, même sous Alexandre ; et l’Afrique, malgré la grandeur des Pharaons et la prospérité maritime de Carthage, ne nous a guère légué que quelques noms illustres et des tombeaux. L’Empire romain est le seul qui soit arrivé à une forte concentration politique à une époque où il y avait déjà assez de lumières pour qu’il fût possible d’en constater les progrès, et qui soit tombé dans un temps où il y en avait encore assez pour éclairer sa chute.

Il reste peu de choses à dire sur les causes qui en ont hâté le moment, et après Montesquieu il sera toujours dangereux d’y revenir. Son petit livre a si admirablement résolu le problème indiqué par Polybe, essayé par Machiavel, mais réservé à Montesquieu, que la science s’y est arrêtée comme d’elle-même, et emploie encore aujourd’hui ses solutions comme autant de formules. Et pourtant des deux idées qui le remplissent, mais qui le dépassent, une seule peut-être a reçu du génie de Montesquieu son expression dernière et sa forme définitive ; et il est permis de dire, sans rien ôter à l’admiration, que les causes de la grandeur des Romains sont bien plus complètes et bien plus concluantes que celles de leur décadence. Entre celles-ci, il en est une que je ne trouve ni dans ce livre, ni dans aucun de ceux qui, avant ou après Montesquieu, ont agité la même question ; et néanmoins on peut affirmer qu’elle a exercé une influence décisive sur la dissolution de l’Empire romain et sur le véritable caractère que l’histoire devra laisser à ce grand événement. Je veux parler du fractionnement du territoire et du morcellement de l’autorité centrale par l’introduction d’une nouvelle espèce de patronage (PATROCINIUM), et des recommandations qui en élargissaient incessamment le cercle[1]. On vit ainsi naître et grandir, au sein de la société romaine, un phénomène que l’on a cru particulier jusqu’ici aux sociétés barbares, et qui produisit, dans ce puissant et vigoureux organisme, tous les ravages qui depuis ont détruit si promptement les créations moins solides de Clovis et de Charlemagne. Cette féodalité impériale minait l’édifice à sa base, pendant que les Barbares continuaient de l’assaillir par tous ses côtés à la fois. La plaie, en s’étendant toujours, finit par envahir le cœur, et le démembrement définitif de l’Empire d’Occident par les peuples du Nord ne fut lui-même, sous plus d’un rapport, que la dernière conséquence d’un système qui s’était développé particulièrement sous l’influence de leurs attaques et de leurs ravages. C’est ainsi qu’au IXe siècle, pendant que les Normands frappaient à coups redoublés sur la belle mais fragile construction que Charlemagne avait élevée, un ennemi intérieur, caché dans les débris qui tombaient du couronnement, conduisait la sape jusqu’aux fondations, et ne sortit de terre que lorsque le dernier pan de muraille se fut écroulé sous ses efforts. Cette parité de phénomènes, à deux époques si éloignées, et à tant d’égards si différentes, nous a paru digne de la plus sérieuse attention ; et les conséquences qui en résultent sont destinées, si nous ne nous trompons, à jeter un nouveau jour sur les origines de la féodalité en France, et surtout, nous osons le dire, sur le véritable caractère du mémorable événement que l’on est convenu d’appeler la chute de l’Empire romain.

A côté de cette question délaissée, il en est une autre à laquelle, il est vrai, les historiens et les publicistes n’ont pas manqué, mais qui a reçu de leurs mains trop de solutions contradictoires pour qu’on ne soit pas excusable de chercher à l’éclaircir. Jusqu’à quel point ce vieil Empire a-t-il survécu à lui-même, et dans quelle mesure les jeunes sociétés qui sont venues prendre sa place se sont-elles inspirées de son esprit ? D’après quelle loi et dans quelle proportion s’est opéré le mélange des institutions romaines et des coutumes germaniques ? Comment s’est faite la transition d’un ordre de choses qui finit à un ordre de choses qui commence ? Est-il vrai que le génie de Rome ait péri tout entier dans ce grand naufrage, ou même qu’il ait subi, sous les flots de l’invasion, une altération aussi profonde que l’ont prétendu certains publicistes ; et les Barbares, en sortant de leurs forêts, se sont-ils trouvés tout d’abord assez robustes pour renverser en même temps et l’Empire romain, et les institutions qu’il avait si laborieusement fondées ? Ou plutôt, entrèrent-ils en effet sur la terre romaine avec cet instinct destructeur, et avec la résolution arrêtée de substituer un nouvel ordre social aux institutions vieillies qu’ils avaient reçu la mission de rajeunir ? Il nous a paru intéressant de soumettre à une nouvelle discussion un problème qui domine tonte l’histoire des nations modernes, puisqu’il se trouve placé à leur berceau. Quel que soit le mérite de la plupart des travaux que l’examen de cette question a fait naître, et l’immortelle supériorité qui reste acquise à deux de ceux que le dernier siècle a produits ; il n’a reçu encore, je crois, de part et d’autre, que des solutions exclusives et par conséquent incomplètes. L’école féodale, qui compte de si grands noms, et qui n’en comptera jamais de plus grand que celui du président de Montesquieu, n’a voulu envisager et n’a éclairci en effet que le côté germanique de la question ; tandis que l’école opposée, l’abbé Dubos à sa tête, s’est arrêtée, avec la même obstination et par des préoccupations toutes contraires, au point de vue de l’histoire romaine. Je sais que, de nos jours, des travaux ingénieux qui ne reculent devant aucune des exigences d’une solide érudition, et des recherches laborieuses qui n’ex...

[ici il manque les pages VI et VII de l’Avant-propos]

Mais pour assigner à l’établissement des Francs dans l’Empire son véritable caractère, et le dépouiller de ce caractère de convention qu’on lui a donné si longtemps, et qui, après avoir été l’erreur la plus accréditée de l’histoire de France, parait devoir en être par cela noème l’erreur la plus incurable ; il a été nécessaire de donner une idée générale de la politique romaine à l’égard des Barbares, et en particulier à l’égard des nations germaniques ; puisque la conduite des Romains dans leurs relations avec les Francs ne fut qu’une des nombreuses applications d’un système qui resta à peu près invariable depuis Auguste jusqu’à Romulus Augustule. Mais nous avons hâte de le déclarer, pour échapper à un reproche que nous pressentons, et que nous croirions mériter, si nous ne prenions à tâche d’expliquer tout d’abord nos intentions et nos motifs : en parcourant dans quelques pages toute la période des empereurs, nous n’y avons cherché et poursuivi qu’une seule idée, le développement et les diverses applications du principe qui a servi de base à nos convictions, et sur lequel nous prétendons asseoir toute notre théorie[2].

Enfin, qu’il nous soit permis de le dire, nous croyons avoir sur le gouvernement des Mérovingiens quelques idées nouvelles, qui ne nous ont paru ni sans importance, ni sans vérité, quoiqu’elles diffèrent sensiblement sur quelques points de celles qui ont été émises jusqu’à ce jour. On a fort bien dit, il y a longtemps[3], que les intérêts opposés de l’aristocratie et de la royauté formaient le nœud de la question ; et de nos jours, des historiens du premier ordre, en insistant sur cette vérité, l’ont mise encore dans un jour plus lumineux. Mais est-on remonté assez haut dans la question pour en trouver la source et pour en mesurer plus sûrement toutes les conséquences ? A-t-on fait en cela aux traditions romaines le part légitime d’influence qui leur revient ? A-t-on suivi d’assez près les progrès de cette métamorphose du konig germain sous la pourpre impériale ? Enfin, a-t-on vu suffisamment que le débat existait, non pas seulement entre les Francs et leurs rois, mais encore entre la centralisation de l’Empire et le compagnonnage d’outre. Rhin ; et que la chute de la première race, en désorganisant les cadres de l’administration impériale, fut en réalité ce qui ajourna pour mille ans l’ère des gouvernements et des sociétés modernes ? Nous éprouvons le besoin d’appeler sur ces points intéressants l’attention de la critique, persuadé que dans une matière où, après tant de beaux travaux, il règne encore tant d’incertitude, les efforts les plus humbles et les recherches les moins ambitieuses auront leur prix, pour peu qu’elles parviennent à constater une seule vérité méconnue, ou seulement à dissiper quelque préjugé rebelle.

Il en est un surtout qui complique singulièrement le problème déjà si difficile du gouvernement des premiers Mérovingiens, et que nous aurions particulièrement à cœur de faire cesser. Nous voulons parler de la question du tribut public et des résultats contradictoires, et, nous le croyons, également erronés, auxquels l’abbé Dubos et le président de Montesquieu sont arrivés. Ou nous nous trompons, ou là encore l’esprit de système, qui cette fois n’était autre que l’esprit de parti, a empêché que la vérité ne fût comprise ou du moins acceptée ; et l’on peut dire que les deux illustres adversaires se sont contentés d’en arracher chacun un lambeau. Ce sont ces précieux lambeaux que nous avons travaillé à réunir ; et il en est résulté, sur une des questions fondamentales de notre histoire, une doctrine nouvelle, sur laquelle nous appelons avec quelque confiance l’attention de la critique[4].

Nous n’avons pourtant pas la prétention (et il est peut-être superflu d’en prévenir le lecteur), de ne mettre dans ce livre que des idées et des opinions nouvelles. Une telle prétention serait assurément fort singulière, et, nous le croyons en toute sincérité, très compromettante pour le succès de l’ouvrage auprès des hommes sensés. Personne aujourd’hui ne saurait avoir la présomption de recommencer la science ; moins encore l’espoir de se faire pardonner un tel oubli de soi-même et des autres. Les plus heureux sont ceux qui, assez sages pour borner leur ambition à lui faire faire un pas ou deux, peuvent accepter comme la plus belle des récompenses l’espoir d’y avoir réussi.

D’un autre côté, nous n’avons pas cru devoir répéter dans ces pages toutes les vérités que la critique a récemment mises en lumière sur la période mérovingienne, et donner ainsi témérairement pour cortège à nos propres idées toutes celles que d’autres travaux et d’autres noms ont si justement consacrées. Notre dessein ne saurait être de refaire, sous forme de dissertation, l’histoire des Mérovingiens, qui heureusement n’est plus à refaire ; moins encore de donner une nouvelle édition de toutes celles qui se trouvent en si grande et si heureuse abondance dans les mains du public. Nous n’avons voulu (et cette part de responsabilité nous suffit), que provoquer les réflexions des hommes d’étude sur des questions qui, selon nous, ou n’ont pas été aperçues, ou ne l’ont été qu’à demi, et qui, à ce titre, attendent encore de la science un examen plus approfondi et une solution définitive.

Comme nous ne pouvons nous dissimuler que ce livre, dans son ensemble, ne soit un retour aux traditions romaines tombées dans un profond discrédit depuis l’abbé Dubos, et quelque peu remises en honneur dans ces dernières années seulement ; nous croyons devoir déclarer que, dans notre opinion, le livre de Dubos, malgré les erreurs trop réelles qui le déparent et l’esprit de système qui en a considérablement exagéré les conséquences, est, de tous ceux qui ont abordé le même problème au XVIIIe siècle, celui où la question des origines mérovingiennes se trouve le plus près de sa véritable solution. Cet aveu nous dispense de détailler plus longuement les obligations que nous lui avons. Elles se révéleront d’ailleurs suffisamment d’elles-mêmes, à mesure que nous avancerons dans notre tâche. Mais nous croyons pouvoir ajouter, pour ne point laisser à d’autres une responsabilité qu’il n’est pas dans notre intention de décliner, que si notre conviction s’est formée sur la sienne nos solutions diffèrent assez souvent, et notre méthode presque toujours de celles qu’il a préférées. Nous nous permettrons d’ajouter que si les faits sont curieusement étudiés et parfaitement exposés dans l’Histoire critique, la raison des faits s’y laisse constamment désirer d’un bout à l’autre. L’auteur dit fort bien que les Barbares furent adoptés de bonne heure par la civilisation romaine, mais il ne fait connaître nulle part les motifs de cette adoption. Il dit encore que les lois et les institutions romaines se maintinrent dans la Gaule mérovingienne en présence de la conquête ; mais il oublie de nous expliquer ce phénomène, et se contente de nous le faire remarquer. Il aurait fallu constater, d’un côté, toute le supériorité des institutions romaines ; d’un autre, toute l’insuffisance des institutions barbares, et pardessus tout l’énergie conquérante des idées de civilisation. C’est la civilisation romaine qui a subjugué les Barbares et qui les a ainsi ramenés forcément, et comme à leur insu, aux formes gouvernementales qu’elle avait consacrées. Encore une fois, l’illustre auteur a observé des faits, il n’en a pas établi la loi : la moralité, je veux dire la grandeur de son sujet, lui a échappé. Nous n’en croyons pas moins qu’il n’y a aucune témérité à soutenir que ce mémorable travail de Dubos était destiné, par la vigueur de la conception et la justesse du coup-d’œil, à hâter la solution des difficultés les plus sérieuses qui embarrassent encore la question de nos origines.

Et pourtant Montesquieu l’accuse d’avoir reculé le progrès des connaissances[5]. Le livre de Montesquieu est non seulement une des gloires de la France, mais encore, selon une parole célèbre, l’un des titres du genre humain. Personne n’admire avec plus de sincérité que nous cette magnifique et audacieuse création. Mais dans les questions d’érudition et de critique nous sommes habitué, en coûte, à subordonner notre admiration elle-même à quelque chose de moins éclatant sans doute, mais de plus auguste encore que le génie, la conviction réfléchie et l’amour désintéressé de la vérité. Nous devons le dire, Montesquieu, qui cette fois n’avait pas la vérité pour lui, a écrasé son adversaire par la supériorité de son talent, et aussi nous le croyons, sous la popularité qui était d’avance acquise aux productions d’une plume si merveilleusement habile. La postérité reste volontiers encore sous le charme de ce talent élevé ; mais elle revendique respectueusement sa liberté sur tout le reste, et en maintenant à l’illustre écrivain toute son admiration, elle se refuse à aliéner son jugement.

Jusqu’ici elle a semblé pourtant en faire le sacrifice sans trop de regret. L’opinion à laquelle l’auteur de l’Esprit des Lois a attaché son nom est restée l’opinion populaire. Son autorité seule a suffi pour étouffer dans son germe la vérité à peine éclose, et pour replacer la critique sous l’influence des théories exclusivement aristocratiques et féodales du comte de Boulainvillers, pour lequel Montesquieu a eu tant de frivoles ménagements[6]. C’est ainsi qu’après Montesquieu, l’abbé de Mably, qui avait la double ambition de refaire les constitutions vieillies et de rectifier leur histoire, se fit à la fois son émule et son plagiaire, sans jamais cesser d’être son détracteur[7] ; que mademoiselle de la Lézardière[8], malgré sa louable prétention de ne marcher qu’à l’appui des monuments, retombe à chaque pas dans quelqu’une de ses conclusions, et que les Bénédictins eux-mêmes, qui ne pouvaient pas approuver toujours, n’osèrent jamais du moins contredire ouvertement.

Et pourtant, malgré la vogue de l’opinion et les préjugés de la science, il est facile de suivre la trace du livre condamné de l’abbé Dubos, à travers tout le siècle qui le sépare du nôtre. Ainsi, pendant que le président de Montesquieu s’arrêtait à peine, à la fin de l’Esprit des Lois[9], pour juger, en quelques mots pleins de dédain et d’ironie, l’Histoire critique de l’établissement de la monarchie française, le comte du Buat, dans ses patientes et laborieuses recherches[10], était sans cesse ramené, à travers quelques embarras de style, aux mêmes idées et aux mêmes conclusions. Furgole, dont la science historique, il est vrai, n’avait jamais dépassé les ouvrages de seconde main, est, comme lui, frappé de la nouveauté et de la solidité de cette belle théorie ; mais son incompétence, que cette âme honnête ne veut dissimuler ni à soi-même ni aux autres, lui fait craindre d’être dupe d’une illusion, et il aime mieux échapper par un détour à la conviction qui le gagne[11]. Notre judicieux et savant compatriote, le breton Hervé, ne s’est pas contenté d’être de l’avis de Dubos ; il a osé le défendre[12]. Je ne sache rien de plus concluant que sa réponse au chapitre de Montesquieu sur la nature du cens et la condition des personnes qui y étaient sujettes sous la première et la seconde race. On sait que l’admirable et modeste érudition des bénédictins n’a jamais voulu s’élever jusqu’aux théories. Ces vénérables et dignes patriarches de la critique historique en Europe, se sont contentés de retrouver l’histoire, et de la raconter à mesure que leurs savantes mains en renouaient la trame, laissant à d’allé. Ires le soin plus dangereux, mais non moins méritoire, de l’écrire et de l’interpréter, au risque de la dénaturer quelquefois. Il est cependant remarquable que leur approbation, et leurs éloges dans les rares occasions où ils se permettent d’en donner, s’adressent le plus souvent aux écrivains de l’école romaine, c’est-à-dire à ceux dont ils retrouvaient le plus fréquemment les traces dans les routes obscures et difficiles qu’ils avaient eux-mêmes parcourues. Dubos, en particulier, a obtenu plus d’une fois leur suffrage, et semble avoir été en possession de toute leur estime. Nous n’en voulons d’autres preuves que les Notes de dom Bouquet sur l’Histoire critique, dans la collection des historiens des Gaules et de la France. Citons encore, comme un des symptômes de cette préférence discrète et pudique qui se laisse deviner sans oser se produire, la complaisance aveu laquelle les auteurs de l’Art de vérifier les dates ont ouvert leurs vastes colonnes à la note vigoureuse de M. Ardilier, administrateur général du domaine, sur le système du président de Montesquieu[13].

Je ne dis rien de l’historiographe Moreau, qui a copié Dubos sans pouvoir s’élever jusqu’à l’intelligence de son système[14]. Ses Discours sur l’histoire de France ne sont qu’un prolixe et impuissant plaidoyer contre la démocratie, à la veille de 89[15]. Les discours de l’historiographe Moreau sont assurément peu de chose au milieu de ce prodigieux travail de la pensée qui précéda et qui prépara la Révolution française ; mais ils peuvent au moins nous donner une idée de la faiblesse des moyens employés pour en arrêter la marche. Ce fut, dit-on, dans l’histoire toute militaire de Mézerai que Louis XIV enfant essaya vainement d’apprendre celle de ses ancêtres[16] ; l’enfance de Louis XVI, plus malheureuse encore, fut abandonnée à la phraséologie moitié philosophique, moitié sentimentale, d’un honnête homme qui avait de science et de critique juste ce qu’il en fallait pour fausser à la fois son goût et son jugement.

Le livre de Moreau et celui de Mlle de la Lézardière avaient clos le siècle, et scellé pour ainsi dire, pendant les jours d’orage qui allaient commencer, les doctrines que les deux écoles rivales avaient proclamées. Après la tempête, elles se sont, de nos jours, retrouvées en présence, mais de part et d’autre épurées et châtiées pour ainsi dire, moins encore par la discussion que par la mêlée générale qui l’a suivie, et d’autant plus disposées, ce semble, à une transaction devenue nécessaire. Déjà, au commencement du siècle, M. de Montlosier en avait pris l’initiative dans un travail où il y à plus d’intentions que de résultats, mais où tes intentions sont excellentes[17]. De nos jours, la même tentative se poursuit sous des auspices plus favorables, et sans doute avec des chances plus heureuses. Les symptômes de cette fusion tardive, mais prochaine, s’annoncent déjà de toutes parts. Nous n’en voulons d’autre preuve que la remarquable unanimité qui règne à cet égard dans les travaux de la critique française et étrangère pendant ces dernières années. Il appartient moins à nous qu’à tout antre de déterminer la mesure des sacrifices

que chacun a dû s’impose pour cela. Un jugement, en matière d’érudition et de critique, surtout lorsqu’il s’exerce sur des contemporains, n’a de valeur que celle que l’on veut bien accorder à l’opinion du juge, et nous reconnaissons volontiers que la seule position qui nous convienne dans des débats où il s’agit de nos modèles et de nos maître@, est d’attendre le jugement du publie avant de songer à formuler le nôtre.

Nous éprouvons d’autant plus le besoin de placer ici, en tète de notre livre, et en quelque sorte pour nous servir de sauvegarde, quelques-uns des noms que nous avons trouvés à l’entrée de la carrière, et qui n’ont jamais cessé d’éclairer notre marche. M. Michelet est le premier de ces génies protecteurs. M. Michelet, dont la trace sera si lumineuse dans l’histoire de France, mi pour beaucoup dans ce faible essai. C’est sa parole qui a décidé, il y a déjà plusieurs années, notre vocation historique. Qu’il nous permette de partager avec lui la responsabilité de ce livre.

Nous adresserions volontiers la même prière à l’illustre écrivain à qui nous avons emprunté notre épigraphe, si cette prière ne devait pas paraître trop indiscrète. Il voudra bien du moins nous pardonner d’avoir invoqué son autorité en commençant. Quand on a le malheur d’attaquer sur quelques points des opinions accréditées, et le bonheur de rencontrer le grand nom de M. de Chateaubriand sur sa route, on est bien excusable de chercher un abri sous cette puissante égide.

Qu’on nous permette encore de consigner ici, en finissant, les paroles d’un juge dont personne ne sera tenté de nier la compétence, et dont t’opinion est d’autant plus concluante qu’elle nous offre eu quelque sorte le résumé de ses convictions personnelles, et celui des doctrines contemporaines sur les antiquités nationales. Nous avons cru y reconnaître aussi la justification de la doctrine fondamentale de notre livre, et nous avons tout intérêt à nous prévaloir d’un tel suffrage :

En résumé, le nouveau caractère, le cachet d’originalité que la théorie de l’histoire de France a reçu des études contemporaines, consiste pour elle à être une, comme l’est maintenant la nation ; à ne plus contenir deux systèmes se niant l’un l’autre, et répondant à deux traditions de nature et d’origine opposées, la tradition romaine et la tradition germanique. La plus large part a été donnée à la tradition romaine ; elle lui appartient désormais, et un retour en sens contraire est impossible. Chacun des travaux considérables qui se sont faits depuis le commencement du siècle a été un pas dans cette voie ; on s’y presse aujourd’hui, et l’on y entre par tous les points, surtout par l’étude historique du droit, qui rallie, à travers l’espace de quatorze siècles, notre Code civil aux Codes impériaux[18]. Il semble que cette révolution scientifique soit une conséquence et un reflet de la révolution sociale accomplie il y a cinquante ans ; car elle est faite à son image. Elle met fin aux systèmes inconciliables, comme celle-ci a détruit pour jamais la séparation des ordres... Son point de départ, son principe, sa fin dernière, sont fixés dorénavant. Elle est l’histoire de tous, écrite par tous ; elle embrasse, elle associe toutes les traditions que le pays a conservées ; mais elle place en avant toutes celles du plus grand nombre, celles de la masse nationale, la filiation gallo-romaine par le sang, par les lois, par la langue a par les idées[19].

Pour notre part, nous applaudissons de grand cœur à ces conclusions. Nous croyons, comme l’illustre écrivain, que des deux grandes sources de nos origines, la source romaine est de beaucoup la plus limpide et la plus abondante ; nous croyons surtout que les origines mérovingiennes, en particulier, sont pour ainsi dire tout imprégnées des habitudes et des traditions de l’Empire. Si, plus tard, nous étions appelé à dire notre sentiment sur la période qui suit la mort de Brunehaut, et sur l’histoire des Carolingiens, nous serions peut-être conduit à un résultat tout opposé. Nous pensons en effet que dans une question aussi complexe que l’est celle de nos origines nationales, on n’a pas pris assez de soin de distinguer les époques ; et c’est là, à notre avis, une des causes de la confusion qui a rendu non seulement possibles, mais vraisemblables, les systèmes les plus étranges et les opinions les plus contradictoires. Si l’on vent bien accorder quelque mérite à ce livre, nous désirons avant tout qu’on nous tienne compte du scrupule avec lequel nous nous sommes interdit ce moyen facile de fausser la science et d’égarer les convictions. Ainsi, pour constater l’état de la Gaule sons les Mérovingiens, nous n’avons point eu recours aux monuments de l’époque carolingienne, même dans les cas, du reste fort nombreux, où ces emprunts eussent paru très légitimes, parce que l’expérience nous a montré combien l’abus était facile, et aussi, nous devons le répéter, à combien de doctrines fausses ou contestables il a donné naissance. On oublie trop que les deux races sont séparées par une révolution, et nous croyons pouvoir attribuer à cet oubli les erreurs considérables que Montesquieu a accréditées sur l’histoire de la première. Nous ne pouvons mieux terminer qu’en répétant pour notre compte, et avec infiniment plus de vérité, les paroles qu’il s’adresse à lui-même après avoir relevé les méprises réelles ou prétendues de l’abbé Dubos[20] : Si ce grand homme a erré, que ne dois-je pas craindre ?

 

 

 



[1] V. Infra, liv. I, chap. VIII.

[2] V. liv. I, chap. II, III, IV.

[3] Montesquieu, Esprit des Lois, XXXI.

[4] V. liv. II, chap. I.

[5] Esprit des Lois, XXX, 15 : Rien ne recule plus le progrès des connaissances qu’un mauvais ouvrage d’un auteur célèbre, parce qu’avant d’instruire il faut commencer par détromper.

[6] Esprit des Lois, XXX, 10 : Comme son ouvrage est écrit sans aucun art, et qu’il y parle avec cette simplicité, cette franchise et cette ingénuité de l’ancienne noblesse dont il est sorti.

[7] Observations sur l’Histoire de France, 2 vol. in-12. — Genève, 1765.

[8] Théorie des lois politiques de la France, 8 vol. in-8°, 1791-1801.

[9] Esprit des Lois, XXX, 10, 12, 17, 23, 24, 25. Il est bon à qu’avant de finir ce livre j’examine un peu l’ouvrage de M. l’abbé Dubos, parce que mes idées sont perpétuellement contraires aux siennes, et que s’il a trouvé la vérité, je ne l’ai pas trouvée. Quand on examine bien on trouve un colosse immense qui a des pieds d’argile ; et c’est parce que les pieds sont d’argile, que le colosse est immense, etc. (Esprit des Lois, XXX, 23.) — Voltaire, qui ne faisait point un livre sur nos origines, en avait une autre opinion : l’abbé Dubos, homme d’un très grand sens. (Siècle de Louis XIV, c. 32, in fin.)

[10] Les Origines, ou l’ancien gouvernement de la France, de l’Allemagne et de l’Italie, 4 vol. in-12, 1757.

[11] Si ce système, que l’auteur établit fort bien, était reçu, il n’en faudrait pas davantage pour prouver que la seigneurie féodale universelle n’avait pas été établie en France lors de la fondation de la monarchie. Mais il n’est pas encore assez accrédité pour que nous puissions le prendre pour fondement de nos raisons (Traité de la Seigneurie féodale universelle et du Franc-Allen naturel, 1 vol. in-12, 1767.)

[12] Théorie des Matières féodales et censuelles, 1788.

[13] V. Art de vérifier les dates, t. I, p. 725. — Voici le titre : Que l’établissement de la monarchie française dans les Gaules ne causa aucun changement dans l’état civil des naturels du pays. — Voici l’une des conclusions ; elle donnera une idée du reste : Excédé de nos monuments, il (Montesquieu) s’écrie qu’il lui a fallu les dévorer, comme Saturne dévorait les pierres. Ne serait-il pas permis d’en conclure qu’il les a mal digérés ?

[14] Discours sur l’histoire de France, 1777-1789.

[15] Ainsi le plaid royal, composé des évêques et des grands du royaume, ne fut point alors, Monseigneur, une assemblée des députés de la nation. Tous ceux qui y furent appelés tenaient du monarque le titre même qui les y appelait. (2e Discours, p. 69.) — On sentait déjà l’approche de la Constituante. Moreau commença ses Discours en 1768.

[16] On avait l’habitude de l’endormir à cette lecture. (Mme. de Motteville.)

[17] Monarchie française, 1814, 3 vol. in-8°.

[18] Voyez les diverses publications de MM. Dupin, Pardessus, Lerminier, Laferrière, Laboulaye, Klimrath, et les Cours professés à l’École de droit par MM. Rossi et Poncelet. — Qu’il nous soit permis de signaler dans cette liste le nom de M. Laferrière, dont l’Histoire du Droit français est destinée à faire époque dans la science, et d’y joindre celui de M. Victor Foucher, qui, en publiant pour la première fois les Assises de Jérusalem, avec des notes, a donné à la France un monument inappréciable et un travail d’une bonne et solide érudition. — Le mouvement historique de notre époque a été caractérisé avec une grande vérité et une rare fraîcheur de style et de pensée par M. Antoine de la Tour, dans ses Études sur les historiens contemporains, 1 vol. in-8. — Et puisqu’il s’agit de déterminer la part qui revient à chacun dans cette tardive réhabilitation du système romain, nous pardonnera-t-on de rappeler ici que les idées fondamentales du travail que nous livrons aujourd’hui au public se trouvaient déjà dans notre thèse sur l’Etablissement des Francs dans la Gaule, et sur le gouvernement des premiers Mérovingiens, publiée en 1838. LEM.

[19] Augustin Thierry, Récits des temps mérovingiens, préface, in fin.

[20] Esprit des Lois, XXX, 25, in fin.