HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE III. — LE GOUVERNEMENT ÉCONOMIQUE[1].

CHAPITRE PREMIER. — LES FINANCES[2].

 

 

I. — LA CHAMBRE DE JUSTICE[3].

LA méthode de Colbert, son énergie, sa ténacité, ses idées de justice sociale, ses instincts de révolutionnaire, son mépris de tous les droits qui le gênaient apparaissent ensemble dans l'effort qu'il soutint vingt-deux ans pour mettre l'ordre dans les finances et réformer le régime fiscal. Les résistances où il se heurta, et qui l'arrêtèrent souvent, éclairent d'un jour cru les dessous de la monarchie, où il faut pénétrer pour observer les germes de la décomposition et de la ruine qui pullulent et travaillent activement sous l'écorce brillante.

D'après mémoire sur les affaires de finances. écrit par Colbert en 1663. les revenus du Roi en 1661 étaient réduits à 31 millions. desquels il fallait déduire 9 millions d'intérêts et de remises. en sorte qu'il ne restait pour les dépenses de l'État que 23 millions  : et c'était sur les recettes de l'année 1663 qu'il fallait vivre, car la fin de l'année 1661, l'année 1662 — et même une partie de l'année 1663 — étaient mangées. La dette flottante montait à 60 millions.

Il était difficile de sortir d'un pareil embarras sans recourir à des moyens extraordinaires. Colbert employa d'abord celui dont la royauté s'était servie plusieurs fois dans les circonstances pareilles : un édit de novembre 1661 établit une chambre de justice pour la recherche des abus et malversations commises dans les finances depuis l'année 1635.

Devant cette chambre comparut Fouquet, dont le procès, commencé en mars 1662, dura jusqu'en décembre 1661. Les formes de la justice, la justice elle-même, y furent violées scandaleusement : irrégularités dans l'inventaire des papiers saisis, intervention suspecte de Colbert à la procédure, enlèvement de pièces qui furent retenues au cabinet du Roi, improbité de l'instruction confiée à des parents et à des serviteurs de Colbert, dont l'un, Berryer, était le plus décrié des hommes, falsification d'extraits des registres, commise par ce Berryer. Le premier président Lamoignon. qui présidait impartialement, fut écarté de la présidence et remplacé par le servile chancelier Séguier. La Cour essaya d'intimider la chambre, le rapporteur d'Ormesson fut destitué d'une intendance, d'autres juges encore furent frappés.

La plupart des griefs contre Fouquet étaient obscurs, et ces mots de d'Ormesson : On ne peut prendre une résolution bien décidée sur cet article, parce qu'il s'y trouve beaucoup de choses qui font douter et peu qui déterminent, pourraient être répétés à propos de la plupart des articles. Fouquet se défendit bien. Il fut plus d'une fois victorieux dans la lutte des interrogatoires, et même il fit, un jour, baisser la tête au Chancelier, mais il était à tout le moins coupable d'abus et d'abandonnements extraordinaires, comme dit d'Ormesson dans ses conclusions de rapporteur.

Malgré les efforts de Colbert, qui voulait sa tête, Fouquet ne fut condamné qu'au bannissement. Le Roi, qui avait dit qu'il le laisserait exécuter s'il était condamné à mort, aggrava sa peine en celle de la prison perpétuelle.

L'injustice de ce procès fut de n'avoir pas tenu compte à l'accusé de la grande circonstance atténuante qu'était le désordre de l'administration mazarine et la complicité du cardinal dans toutes les pilleries. Les Défenses de Fouquet sont de graves dépositions contre Mazarin et contre Colbert lui-même, qui a voulu, dit l'accusé, ce qui est aujourd'hui, c'est-à-dire perdre un rival et lui imposer le silence pour toujours.

La chambre de justice finit médiocrement, selon l'habitude des chambres de justice. Lorsqu'il avait été question de l'établir, les gens d'affaires avaient promis au Roi vingt millions s'il y voulait renoncer. Il avait répondu que son avantage serait de prendre les millions, mais qu'il voulait écouter la voix de ses peuples et purger le siècle, afin d'être assuré que, non seulement pendant son règne, mais même cent ans après, les gens de finances se contenteraient des gains honnêtes et légitimes qu'ils peuvent faire. C'était une belle déclaration ; mais, au mois de mars 1665, Colbert représentait que la chambre avait, en tout, condamné deux gros financiers, et encore par contumace, puis trois ou quatre pauvres diables. Elle condamnerait encore sans doute, croyait-il, quelques sergents ou receveurs pour vérifier le proverbe qui dit que la corde n'est faite que pour les coquins, et ce serait tout. Il aurait voulu au moins qu'elle lui livrât tous les immeubles saisis, sans se préoccuper du droit des créanciers hypothécaires. Comme elle résistait, il proposa de l'épurer en remplaçant sous des prétextes honnêtes les treize malintentionnés, c'est-à-dire ceux qui s'étaient refusés à voter la mort de Fouquet. Il pensa aussi à dessaisir la chambre et à porter le procès à la Cour des aides ou au Grand Conseil, mais, disait-il, l'on retournera dans les mêmes difficultés et même de plus grandes, vu qu'il y aura plus de juges à menacer. On voit qu'au moins il ne mettait pas de masque à son mépris de la justice. En juillet 1665, un édit ordonna la clôture des poursuites au criminel, les peines corporelles furent remplacées par des taxes, et la chambre demeura chargée de la liquidation, qui dura quatre années encore.

Les financiers avaient été protégés par leurs alliances avec les grandes familles qu'ils soutenaient dans leurs nécessités et dont ils redoraient les blasons, par la vieille complicité de l'argent avec la politique, par l'habitude prise de voir des tripotages et par le juste sentiment que l'État n'était pas plus honnête que les accusés. Mais on vit à cette occasion que le Roi, s'il parlait en beaux termes de la justice, n'avait ni la droiture ni la vigueur d'un justicier sincère.

Au reste, la chambre de Justice fut une très bonne affaire pour lui. Plus de 4.000 financiers furent condamnés à des restitutions. Colbert reconnaît avoir réemployé 101.772.953 livres à rembourser des offices et 9.393.795 livres à construire des bâtiments. Un grand nombre de terres et de seigneuries furent jointes au domaine. Enfin, sous l'ombre de la chambre, le Roi s'était remis en possession de tous ses revenus aliénés depuis son avènement à la couronne. Colbert en effet avait pratiqué toutes sortes d'opérations ; les plus fructueuses furent les révisions et conversions de rentes, dont voici un exemple, choisi entre plusieurs.

Le 91 mai 1661, il est ordonné que les rentiers sur les tailles et sur les fermes, c'est-à-dire la majeure partie des porteurs de rentes, présenteront leurs titres dans le délai d'un mois à quatre commissaires, parmi lesquels était Colbert, pour être remboursés sur le pied du prix courant depuis 1639, c'est-à-dire justement depuis la date où les rentes avaient commencé d'être dépréciées. Par cet arrêt, le Roi usait du droit, qui ne pouvait lui être contesté, de rembourser des emprunts, mais les rentiers demandaient que le remboursement se fît au taux de la constitution. Le prévôt des marchands alla, de leur part, représenter au Roi que l'on ne pouvait se prévaloir contre eux du bas prix où les rentes étaient tombées, puisque cette dépréciation n'était pas de leur fait, mais bien la suite des malheurs publics ou la faute d'une administration malhabile. Trois fois, le prévôt réitéra sa démarche. En décembre, le gouvernement offrit de transiger : il distinguerait entre les rentes sur les tailles, qui seraient remboursées, et les rentes sur les fermes, qui seraient conservées moyennant le retranchement d'un cinquième de la jouissance. Mais, le 1er janvier 1665, en allant souhaiter la bonne année au Roi, le prévôt des marchands lui représenta que, pour les rentiers des fermes, ce retranchement, après d'autres qu'ils avaient déjà subis, serait la misère, et que le remboursement ruinerait les rentiers des tailles. Le Roi, après l'avoir écouté, se retira, et, au bout de quelques minutes, apporta une déclaration étonnante.

Il voulait bien conserver les rentes sur les tailles, mais il est très notoire que les porteurs ne touchent, en l'état, pour 1.000 livres de rentes, que 416 livres ; il ne leur doit donc que ces 416 livres. D'autre part, les rentiers sur les fermes vont subir une réduction d'un cinquième, il est donc juste que les rentiers sur les tailles la subissent aussi, et le Roi ne leur devra plus que 333 livres. Mais le fond des tailles sur lequel les rentes sont assignées n'est pas à beaucoup près aussi certain que celui des fermes ; aussi le Roi est convaincu que les rentiers sur les tailles consentiraient volontiers une réduction modique pour obtenir l'assignation de leurs rentes sur les fermes. Comme enfin il désire en toutes rencontres leur donner des marques de son affection, il ordonne que les rentes sur les tailles, au lieu d'être remboursées, seront réduites et modérées à 300 livres pour 1000 de constitution primitive.

De pareilles opérations rapportaient gros. Colbert se vante qu'une seule — un remboursement des rentes constituées depuis 1656 — a supprimé quatre millions de rentes.

Il usait de ces procédés de banqueroute sans la moindre gêne. Son seul regret dut être l'obligation de chercher des périphrases. Il méprisait les rentiers et les haïssait au point d'en déraisonner. Il leur reprochait la misère des paysans, qu'il fallait accabler d'impôts pour payer les rentes, comme si les rentes n'étaient point le revenu d'un capital emprunté par le Roi. Il les accusait d'être un parti de factieux : la preuve, c'est qu'ils avaient soutenu les troubles de la Fronde. Il les croyait capables de recommencer à la première occasion :

Il est aisé aux factieux de faire agir les rentiers parce que, leurs plaintes étant légitimes quand on cesse de payer, il n'est pas difficile de les porter à murmurer et ensuite à l'émotion qui ne leur parait pas criminelle, parce qu'ils se croient pas qu'il faille préférer l'intérêt public à la justice qui leur est due.

Il leur communiquait pour qu'ils en fissent leur profit cette pensée du Roi : Le Roi a fait réflexion qu'il n'y avait pas de bien plus inutile à ses sujets, ni qui leur fût plus à charge que les rentes, puisqu'elles sont exposées aux retranchements et reculements. Il semble bien qu'il veuille ici se moquer du monde, puisqu'il fait de la mauvaise administration financière un argument contre les rentiers qui en sont les victimes.

Il insère, au préambule d'un Édit, cette déclaration :

Les profits excessifs qu'apportent les constitutions de rentes pouvant servir d'occasion à l'oisiveté et empêcher nos sujets de s'adonner au commerce, aux manufactures, à l'agriculture, nous avons résolu d'en diminuer le profit.

Colbert donne ici son principal grief contre les rentes et les rentiers. qu'il a exprimé une autre fois en ces termes :

S. M. ayant conçu la pensée du commerce et travaillant avec une application continuelle à le faire refleurir en France et enrichir par ce moyen innocent tous ses peuples, ce que les rentiers recevraient de leur remboursement, ils pourraient l'employer dans le commerce.

L'inertie de l'argent semblait à Colbert un crime contre l'État. Il croyait, au reste, que le Roi était le martre des biens de ses sujets, comme le croyait le Roi lui-même qui expose dans ses mémoires la théorie d'un collectivisme royal. Louis XIV y revendique, en effet la propriété de tout ce qui se trouve dans ses États, de quelque nature qu'il soit, et le ménagement, c'est-à-dire la disposition, de tous les deniers, ceux qui sont, dit-il, dans notre cassette, ceux qui demeurent dans les mains de nos trésoriers et ceux que nous laissons dans le commerce de nos peuples.

Le premier président Lamoignon avait espéré que les rentiers se défendraient. Si les traitants avaient volé le Roi lors des constitutions des rentes, disait-il, les particuliers qui les avaient achetées n'avaient pas fait une action malhonnête ; ils étaient devenus de légitimes créanciers du Roi. Des rentes avaient été données en dot et transmises en héritage ; les suppressions ou réductions troubleraient donc bien des existences. Toutes les grandes compagnies, ajoutait-il, tous les grands du royaume et même la province avaient les mêmes intérêts en cette affaire, la plus grande partie des familles vivant sur les rentes. Il priait Colbert de considérer qu'un homme qui perdait son pain et celui de ses enfants serait capable des plus grandes extrémités, et il annonçait les mêmes malheurs qui avaient affligé la minorité, c'est-à-dire à une nouvelle Fronde. Mais Colbert, si on lui parlait de danger, répondait qu'il ne s'en inquiétait pas et que c'était sa grandeur. L'événement lui donna raison : quelques manifestations timides furent réprimées sans peine. Colbert savait mieux que Louis XIV lui-même que le Roi pouvait tout oser.

 

II. — LA MAXIME DE L'ORDRE.

PENDANT que, par la Chambre de justice et sous son ombre, s'accomplissaient ces œuvres de justice imparfaite et de violence frauduleuse, Colbert organisait une administration en substituant, comme il a dit, la maxime de l'ordre à la maxime de la confusion.

Il a défini en ces termes, dans un mémoire à Mazarin, en l'année 1659, la maxime de la confusion :

Il était inutile de penser à l'avenir ; il fallait seulement aller au présent ; à force de faire des recettes et dépenses de toute nature..., la recette s'augmentait et donnait moyen d'augmenter aussi la dépense ; il fallait incessamment faire des aliénations des revenus du Roi par création d'offices, aliénations de rentes, d'aides, ventes de bois... ; il fallait donner à gagner gros aux gens d'affaires afin d'établir un grand crédit parmi eux, et que l'on pût trouver moyen de tirer d'eux 8 ou 10 millions de livres en peu de jours ; et ce grand crédit était la sûreté de l'État et ce qui établissait la réputation dans les pays étrangers ; et après tout, s'ils gagnaient de grands biens, l'on trouvait toujours moyen de faire des taxes sur eux pour leur en faire rendre une partie ; et, en un mot... la seule et véritable manière d'administrer les finances était de faire et de défaire incessamment.

C'est l'exacte description du désordre où le gouvernement royal avait vécu, depuis les troubles du XVIe siècle, le court intervalle excepté de l'administration de Sully.

Selon la maxime de l'ordre, il fallait dresser une table de toutes les impositions des tailles dans les provinces taillables, des dons gratuits de chaque année dans les provinces d'États, de toutes les fermes du royaume, des parties casuelles[4] et de la vente des bois, et une autre table de toutes les charges et un état de toutes les dépenses à faire dans l'État. Cela fait, il n'y aurait rien de si facile que de voir clair. Le Roi se tiendrait au courant de l'état de ses finances en y travaillant tous les trois mois deux heures de temps. La surintendance des finances n'occuperait qu'une partie du temps d'un homme d'esprit et de bien.

Ces déclarations avaient été faites en 1659 par Colbert à Mazarin dans une lettre où il lui dénonçait l'administration de Fouquet. Aussitôt qu'il fut le maitre, il appliqua la maxime de l'ordre.

Au Conseil des finances furent portés les brevets de la taille, les arrêts contenant l'imposition sur les peuples, les affiches qui publiaient les conditions des baux des fermes, les traités pour les affaires extraordinaires, et les rôles de l'Épargne, qui donnaient l'état du Trésor. Une fois par semaine, les chefs des divers services siégeaient au Conseil ; ils y recevaient une direction commune, au lieu qu'auparavant ils agissaient chacun de son côté dans une quasi indépendance.

La prévision des recettes était établie par le registre des fonds, avec l'indication en marge des dépenses assignées sur chacune d'elles ; la prévision des dépenses l'était par le registre des dépenses, avec l'indication des fonds sur lesquels elles étaient assignées. De temps en temps, le Roi vérifiait les deux registres en faisant calculer devant lui tel fonds de recette ou telle dépense, et il arrêtait la conformation.

Les ordonnances de dépenses, que le Roi signait toutes, étaient inscrites jour par jour sur un troisième registre appelé journal, avec l'indication en marge des fonds qui leur étaient destinés. A la fin de chaque mois, le journal était apporté au Conseil, le Roi entendait lecture des dépenses, faisait faire le calcul et l'arrêtait de sa main.

Ces trois registres contenaient séparément ce qu'ils contenaient tous les trois réunis ; ils pouvaient se justifier aisément l'un par l'autre. En 1667, Colbert, qui avait outré la maxime de l'ordre, réduisit les registres à deux : le grand-livre portant les prévisions de recettes et de dépenses, et le journal.

L'année s'écoulait, chaque jour ayant son compte ; mais il se pouvait qu'une recette fût inférieure ou une dépense supérieure à l'évaluation : les rectifications étaient faites au début de l'année suivante, et l'on arrêtait l'état au vrai, qui était porté à la Chambre des comptes.

En outre, Colbert dressait chaque année un Abrégé des finances, qui portait en bref la totalité des recettes et des dépenses de l'année. Enfin il donnait au Roi un agenda, que Sa Majesté, dit-il, peut porter dans sa pochette, dans lequel elle peut voir toujours l'état où étaient ses finances en 1661, l'état auquel elle les a mises, les aliénations de ses revenus qui étaient faites avant cette année 1661, les rachats qu'elle en a faits, le projet des dépenses de l'État, toutes les recettes et les dépenses faites en l'année précédente[5].

Colbert se réjouissait d'avoir ainsi débrouillé une matière que les plus habiles gens du royaume qui s'en étaient mêlés depuis quarante ans avaient embrouillée, pour en faire une science qu'eux seuls connaissaient, pour se rendre par cela même nécessaires[6].

Cependant son successeur, le contrôleur général Le Pelletier, se plaindra dans un mémoire du mois de juin 1691, d'avoir eu quelque peine à se rendre compte de l'état des choses à la mort de Colbert. Il dira : M. Colbert avait renfermé en lui-même toute la direction des finances, si bien qu'il n'y avait personne qui fût dans la suite des affaires et en état de m'en instruire. Le Pelletier a consulté les registres, ces registres où Sa Majesté écrivait, croyant qu'il y trouverait sûrement et précisément l'état du trésor royal, mais, dit-il : Je trouvai que le rapport n'était pas exact entre les registres et la caisse du trésor royal. Les états au vrai des années 1681 et 1682 n'étaient pas arrêtés ; Le Pelletier les a dressés et présentés au Roi, mais ils ne cadrent pas entièrement avec les arrêtés que Sa Majesté avait écrits sur les livres, du vivant de feu M. Colbert[7]. C'est là un témoignage précis, qui est grave. Il n'y faut probablement voir autre chose qu'une preuve de l'habitude que Colbert avait prise de mettre sur le papier l'ordre qu'il n'avait pu mettre dans les choses. Il donnait un jour à son fils Seignelai un singulier avis :

Bien faire et bien rendre compte de tout, c'est la perfection. Mal faire et mal rendre compte, c'est l'abîme. Mais d'un homme qui ferait bien et ne rendrait pas bon compte, ou d'un autre qui ferait mal et qui rendrait bon compte, celui-ci se sauverait plutôt que l'autre.

Il aurait aimé bien faire et bien rendre compte : il a fait aussi bien qu'il a pu et rendu compte comme s'il avait fait aussi bien qu'il aurait voulu. Cela n'est qu'une supposition. En tout cas, cette déclaration de son successeur interdit la confiance aux budgets qu'il a dressés. Sur toute l'histoire du règne planent des apparences très belles et trompeuses.

C'est une de ces apparences, que l'attention de Louis XIV aux livres des comptes.

Sa Majesté, écrit Colbert, voit ou entend lire jusqu'à six fois consécutives toutes les dépenses qu'elle fait : la première, lorsqu'elle en donne l'ordre, la seconde, lorsqu'elle en signe les ordonnances ; la troisième, lorsqu'elle entend lecture des dépenses du mois, la quatrième, lorsqu'elle entend lecture des dépenses après l'année expirée, la cinquième, lorsqu'elle arrête... les rôles du trésor royal, la sixième, lorsqu'elle arrête l'état au vrai.

Le Roi s'est soumis à ce régime de l'avertissement perpétuel. Colbert écrit en 1680 que Sa Majesté n'a jamais laissé passer le quatrième jour du mois... qu'elle n'ait arrêté les recettes et les dépenses du précédent, et constaté que la recette excédait la dépense, ou la dépense, la recette, de telle ou telle somme. Mais jamais, comme on verra, Louis XIV n'a été retenu dans ses dépenses par la connaissance qu'il avait de l'état de ses affaires. Ce fut le grand tourment de la vie de Colbert.

 

III. — LE DOMAINE[8].

LES revenus ordinaires du Roi étaient le domaine, la taille, la gabelle, les aides et les traites. Le domaine, la plus ancienne partie des revenus du Roi, à laquelle les autres s'étaient superposées, se composait de fonds de terre appartenant à la Couronne et de droits dont le Roi jouissait, soit comme roi, soit comme propriétaire de seigneuries. Ces droits étaient très divers, et il est fort difficile d'en donner une énumération complète et un classement méthodique. Terres et droits étaient affermés à des traitants.

En 1661, le domaine se trouvait dans un état lamentable. Le Roi en avait aliéné, moyennant redevances, une grande partie, et la plupart de ces redevances n'étaient pas payées. A peu près tout le reste avait été usurpé. De telle sorte que le domaine ne rapportait au Roi en 1661 qu'environ 80.000 livres. Personne ne savait plus au juste l'étendue des droits du Roi, que les fermiers exploitaient à leur guise.

Colbert ordonna en 1666 aux détenteurs de droits domaniaux de présenter leurs titres, et il procéda par rachats à bon compte et par reprises avec son habituelle vigueur, que ne troublait aucun scrupule ; en 1682, le bail du domaine montait à 5.540.000 livres. Mais il ne put faire la réforme complète qu'il avait dans l'esprit. En 1669, il demandait aux fermiers du domaine un état exact des droits qu'ils percevaient ; cet état ne sera fourni qu'à son successeur Le Pelletier. Il projetait aussi de faire dresser un terrier général du domaine. Cette opération avait été plusieurs fois ordonnée avant lui ; il ne put la mener à bien.

Son administration forestière fut un chef-d'œuvre. Il commença par dresser un état des forêts, puis il envoya en mission des marins des requêtes avec une de ces belles instructions précises où il cataloguait les abus et prescrivait les réformes. Les forêts étaient pillées par tout le monde, surtout par leurs officiers.

La guerre et les inventions des partisans, écrit le Roi dans ses Mémoires, avaient produit une infinité d'officiers des eaux et forets comme de toutes les autres sortes ; la guerre et les mêmes inventions leur ôtaient ou leur retranchaient leurs gages, dont on ne leur avait fait qu'une vaine montre.

Ce qu'il disait des forêts, le Roi aurait pu l'étendre à toute l'administration de ses revenus. C'est un général désordre qu'il avoue en ces quatre lignes : l'État, pour se procurer de l'argent et payer la guerre, vendait des offices, mais il n'en pouvait pas payer les gages, et les officiers se payaient eux-mêmes en pillant le Roi et le public.

N'épargnez personne, vous serez soutenus, avait dit Colbert à ses maîtres des requêtes. Il écrit à l'un d'eux : J'ai été surpris, de ne trouver dans l'état des jugements que vous avez rendus aucune interdiction contre les grands-maîtres, maîtres, maîtres particuliers et autres officiers. Il tenait tout ce monde là pour suspect : La ruine entière des forêts est la preuve convaincante contre tous les officiers en général. S'il apprend la nouvelle de quelque bonne condamnation, il est heureux. Un sergent des forêts a été condamné aux galères ; Colbert ordonne de le faire conduire à Toulon par la première chaîne. Le maître des forêts d'Épernay a été condamné à mort : Appliquez-vous à d'autres offices de même nature, écrit-il. Ses agents procèdent contre tout le monde, contre les seigneurs, contre les moines et les nonnes. Il aurait enlevé aux religieux leurs droits de chauffage, si le Roi ne l'en avait empêché.

En somme, il diminua beaucoup le nombre des officiers. Il organisa l'administration : le royaume fut divisé en 8 grandes maîtrises, subdivisées en 101 maîtrises particulières. En 1669, il publia l'ordonnance sur les eaux et forêts. Le préambule, comme tous ceux des actes publics du temps, a la dignité d'une porte triomphale. Le roi y rappelle le désordre si universel et si invétéré que le remède en paraissait presque impossible, mais le Ciel a favorisé l'application de huit années qu'il a donnée au rétablissement de cette noble et précieuse partie de son domaine. Il se réjouit de la mir en l'état de refleurir plus que jamais et de produire avec abondance au public tout ce qu'il en peut espérer, soit pour les commodités de la vie privée, soit pour les nécessités de la guerre, et enfin pour l'ornement de la paix et l'accroissement du commerce, par les voyages au long cours dans toutes les parties du monde. A présent, il estime qu'il est de sa justice de donner un corps de lois claires, précises et certaines, qui dissipent toute l'obscurité des précédentes et ne laissent plus de prétextes et d'excuses à ceux qui pourront tomber en faute...

Colbert n'arriva point, cependant, à parfaire son œuvre forestière. Les moyens d'administration étaient si médiocres, et les informations sur le royaume, si incomplètes, qu'en 1682 il n'a pas encore la certitude des forêts qui appartiennent au Roi en Provence. Vers la même date, des intendants lui découvrent des forêts royales en Auvergne. Mais les résultats généraux furent superbes. La vente des bois qui, en 1661, rapportait net 168.788 livres 16 sous 9 deniers, montait, l'année 1683, où Colbert mourut, à 1.028.766 l. 5 s. Les bois étaient employés en quantité pour la marine. Colbert demandait aux forêts de France de lui fournir à perpétuité les bons bois durs propres à servir aux bâtiments d'une flotte qu'il voulait rendre la première du monde.

Dresser un état des choses, se représenter les abus dans le plus petit détail, les attaquer, les poursuivre, les vaincre méthodiquement, pour après couronner l'œuvre par quelque belle ordonnance claire, précise, certaine, de large allure, comme celle des eaux et forêts, dont l'essentiel est demeuré en vigueur jusqu'aujourd'hui, c'est toute la méthode de Colbert, qui apparaît dans son administration forestière.

 

IV. — LA TAILLE[9].

LA taille correspondait à nos contributions foncière, personnelle et mobilière ; mais les ecclésiastiques, les gentilshommes, l'énorme domesticité du Roi et de la Reine, les officiers de judicature, les officiers de finances, les intendants et leurs subalternes, la maréchaussée, les maires et syndics des villes, leurs lieutenants, les villes franches, bref à peu près tous ceux qui étaient capables de la payer en étaient exemptés[10].

La taille était, selon les pays, réelle ou personnelle. La taille réelle, appliquée aux fonds de terre, établie sur cette base précise, ne se prêtait pas à des exactions trop grandes. La taille personnelle, calculée sur toutes les facultés du contribuable, donnait lieu à des injustices dans les appréciations. La première était perçue dans les généralités de Grenoble, Aix, Montpellier, Toulouse, Montauban, et dans les élections d'Agen et Condom, de la généralité de Bordeaux. La seconde, sauf exceptions et privilèges locaux — car il n'y avait sous l'ancien régime aucune règle qui n'eût ses exceptions — se levait dans le reste du royaume.

La perception variait suivant les provinces. Nous savons que, dans les pays d'États, l'Assemblée répartissait la contribution qu'elle avait votée et la levait par la main de ses agents. Dans les autres pays, le chiffre était fixé par le Roi, et la contribution administrée, dans chaque généralité, par les trésoriers généraux, qui la répartissaient entre les élections, et par les receveurs généraux qui l'encaissaient ; dans chaque élection par les élus qui étaient répartiteurs entre les paroisses et par les receveurs particuliers qui faisaient la recette. Les officiers de cette administration avaient, suivant la coutume de l'ancien régime, juridiction en leur matière ; les trésoriers généraux étaient un tribunal, et de même les élus. Ce personnel était surveillé par l'intendant qui contrôlait les opérations et y intervenait quand il lui plaisait.

Chaque année, d'ordinaire à la fin de juin, le Contrôleur général prenait connaissance de rapports adressés par les intendants et par les trésoriers généraux sur l'état des biens de la terre, et il dressait, en Conseil des finances, un brevet de la taille, où était porté le chiffre de la contribution pour tout le royaume avec la quote-part afférente à chaque généralité. Ce brevet était envoyé aux trésoriers généraux, qui établissaient l'état de répartition entre les élections et le transmettaient au Conseil. En septembre, le Conseil arrêtait le brevet, et les commissions pour les levées étaient expédiées aux intendants et aux trésoriers. En octobre, intendants et trésoriers se rendaient dans les élections et procédaient devant les élus à la répartition entre les paroisses. Le premier dimanche de ce même mois, dans chaque paroisse, les habitants s'étaient réunis au son de la cloche à l'issue de la messe ; ils avaient nommé huit collecteurs, si la paroisse était taxée à 300 écus au moins, et quatre dans les autres paroisses. Un d'eux devait savoir lire et écrire. Les collecteurs dressaient le rôle de la paroisse, faisaient la collecte et versaient au receveur particulier. Ils étaient ensemble responsables du paiement de la quote-part paroissiale ; c'était le système de la solidité, ou de la solidarité.

Cette administration parait bien ordonnée ; mais, d'abord, les pays d'États étaient bien moins chargés que les autres ; par exemple, en 1680, la généralité de Bourgogne ne payait que 394.388 livres, pendant que celle de Riom en payait 1.730.843, et celle de Tours 2.197.017. Puis toutes sortes d'injustices étaient commises en pays d'élections, dans la répartition de l'impôt. Si des personnes puissantes et accréditées, se trouvaient être propriétaires dans une paroisse, elles la faisaient taxer très bas ; la taille à payer étant moindre pour leurs fermiers, elles louaient leurs propriétés plus cher. A l'intérieur de chaque paroisse, les riches ou les moins misérables, les coqs de village faisaient des cadeaux aux collecteurs qui les ménageaient. D'autre part, là où la taille était personnelle, un collecteur pouvait ruiner, par l'évaluation qu'il faisait de son avoir, un homme dont il était mécontent ou jaloux. L'an d'après, celui-ci, s'il était collecteur à son tour, se vengeait. Des haines se perpétuaient de génération en génération dans les villages. Mais le pire effet de cette sorte de taille était qu'elle faisait craindre la richesse ou même l'aisance : quiconque ne paraissait pas misérable était accablé.

Le rôle de la paroisse achevé après beaucoup de séances, d'ordinaire tenues au cabaret, les collecteurs s'en allaient ensemble par les rues. Ils y rencontraient ceux de l'année d'avant, qui réclamaient les arriérés. Ils recevaient plus d'injures que d'argent. Le contribuable payait sou par sou par crainte d'être imposé trop haut l'an d'après, s'il ne se faisait pas prier. Quand la collecte était trop lente, et elle l'était presque toujours, arrivaient l'huissier, l'archer, le porteur de contraintes, les soldats.

Si, malgré toutes les rigueurs, la taille n'était pas payée, les collecteurs soldaient la différence, ou bien ils étaient emprisonnés.

La taille enfin était cause d'une quantité de procès. Des collecteurs, qui voulaient se faire récuser, plaidaient au tribunal de l'élection et, en appel, à la Cour des aides. Le contribuable qui se croyait surtaxé se pourvoyait contre la communauté, ou bien intentait une action contre tel ou tel, à charge de prouver que celui-ci, qui avait été taxé moins haut, était plus riche et devait prendre une partie de son imposition.

Colbert eut horreur de tout ce régime. Il considérait que la justice envers le contribuable est un devoir de l'État et qu'il est de l'intérêt de l'État d'être juste. Il a dit et répété qu'il voulait rendre à tous justice égale dans la juste et véritable proportion de leurs biens. Il n'y a pas réussi.

Il avait projeté d'établir dans le royaume l'uniformité de la taille en la rendant partout réelle, et de faire dresser un cadastre général ; mais c'aurait été une révolution trop grande, et il y renonça.

Après lui subsistèrent donc les deux régimes de la taille réelle et de la taille personnelle. Vauban et. Boisguillebert ont montré les effets de la seconde. Celui-ci compare la généralité de Montauban, pays de taille réelle, à celle de Rouen, pays de taille personnelle. La première de ces généralités ne vaut pas le sixième de la seconde, et elle n'a pas comme celle-ci la mer pour voisine. Cependant la généralité de Rouen ne rapporte au Roi qu'un tiers de plus que celle de Montauban. Et Boisguillebert montre la différence entre les deux pays :

Dans la généralité de Montauban, il est impossible de trouver un pied de terre auquel on ne fasse rapporter tout ce qu'il peut produire ; il n'y a point d'homme, si pauvre qu'il soit, qui ne soit couvert d'un habit de laine d'une manière honnête, qui ne mange du pain et ne boive de la boisson autant qu'il lui en faut ; et presque tous usent de viande, et tous ont des maisons couvertes en tuiles, et on les répare quand elles en ont besoin. Mais, dans la généralité de Rouen, les terres qui ne sont pas du premier degré d'excellence sont abandonnées, ou si mal cultivées qu'elles causent plus de perte que de profit à leurs maîtres ; la viande est une denrée inconnue par les campagnes ainsi qu'aucune sorte de liqueur pour le commun peuple ; la plupart des maisons sont presque en totale ruine, sans qu'on prenne la peine de les réparer, bien qu'on les bâtisse à peu de frais, puisqu'elles ne sont que de chaume et de terre.

Colbert n'ayant pu faire la grande réforme de l'unification de la taille entreprit de remédier à chacune des sortes d'abus et d'injustices.

Pour diminuer la kyrielle des exempts, il réduisit le nombre des officiers, mais bien moins qu'il n'aurait voulu. Il fit la chasse aux faux nobles, mais beaucoup échappèrent. Après lui, Vauban compte dix-sept catégories de privilégiés, plus une dix-huitième, composée des exempts par industrie, qui trouvent moyen de se racheter en tout ou partie des charges publiques par des présents et le crédit de leurs parents et autres protecteurs.

Colbert surveilla du mieux qu'il put la confection des rôles. En 1663, il signale aux intendants l'accablement des uns par la décharge que l'on donnait aux autres, qui étaient fortement appuyés. En 1664, même plainte au sujet des exemptions illégitimes. En 1670, il est encore obligé de rappeler aux intendants qu'ils doivent considérer la juste répartition des tailles comme leur attribution essentielle : Il s'agit du recouvrement de la plus forte recette pour soutenir les dépenses de l'État et de rendre justice aux peuples... En 1681, il constate, sur avis venus de toutes les provinces, qu'un nombre considérable de gentilshommes, officiers et personnes puissantes continuent de faire dresser les rôles des tailles dans leurs châteaux et que presque dans toutes les paroisses, les principaux habitants et les riches trouvent facilement moyen de se décharger des tailles et d'en surcharger les moyens et pauvres habitants. En 1683, il commande à l'intendant de Tours, qui a trouvé beaucoup de désordres sur le sujet des tailles, de faire punir ceux qui auront tiré des gratifications pour diminuer les cotes des particuliers. Le même ordre est donné le 16 août 1683, presque à la veille de la mort de Colbert[11].

Après lui, Vauban se plaint de l'injustice dans la répartition entre les paroisses : ici une ferme de 3 à 4000 livres de revenus est cotisée à 40 ou 50 livres de taille, et, dans une paroisse à côté, une ferme de 4 à 500 livres paye 100 livres et souvent plus. Dans chaque paroisse, les coqs continuent leurs méfaits et les riches de payer moins que les pauvres.

Colbert essaya de diminuer les rigueurs dans la perception des tailles. Les collecteurs faisaient des frais aux contribuables, et puis c'étaient les huissiers d's receveurs. Il est vrai que le contribuable avait recours au tribunal des élus, mais, il ne faut pas, écrit Colbert aux intendants, se fier aux taxes des élus, parce que tous les abus et concussions faits par les receveurs, par les huissiers, par les collecteurs, demeurent impunis par la connivence des élus. Or, cette lettre aux intendants est d'août 1681 En janvier 1683, Colbert se fâche qu'il y ait 45 porteurs de contraintes et 117 archers dans la généralité de Bordeaux : La nourriture, l'entretien, et les désordres que tous ces gens-là causent dans les logements effectifs qu'ils font sont d'une très grande charge aux peuples. Comme l'intendant évaluait à 47.630 livres les frais occasionnés par cette bande, Colbert réplique que cette somme représente seulement ce qui a été réglé pour leur solde légale quotidienne : Il n'y a aucun de ces gens-là qui ne coûte trois ou quatre fois plus aux paysans chez lesquels ils sont établis jusqu'à ce qu'ils aient payé la taille.

En août de la même année 1683, tout près de sa mort, il recommande à un intendant d'empêcher des élus de recourir aux soldats pour le paiement de la taille, cette voie étant trop violente et entièrement contraire aux intentions du Roi. Mais les choses étaient plus fortes que les intentions du Roi et la volonté de son ministre.

Après Colbert, Vauban énumère les duretés des agents du fisc. L'huissier du receveur arrive le premier ; moyennant qu'on lui donne quelque argent et qu'on le régale, il consent à ne pas exécuter, pour cette fois, mais il revient ; s'il n'est pas payé, arrivent les porteurs de contrainte, puis les archers, qui procèdent à l'exécution :

Il est assez ordinaire de pousser les exécutions jusqu'à dépendre les portes des maisons après avoir vendu ce qui était dedans, et on en a vu démolir pour en tirer les poutres, les solives et les planches, qui ont été vendues cinq ou six fois moins qu'elles ne valaient, en déduction de la taille.

Le ministre s'intéressait aux misères des collecteurs. Il faisait honte aux intendants du nombre de ces malheureux qu'ils détenaient dans les prisons. En août 1670, il écrit à celui de Tours : Il n'y en a pas tant dans toutes les généralités ensemble que dans celle de Tours ; et, à la même date, il disait à l'intendant d'Orléans : Il n'y a pas de généralité où il y en ait tant que dans la vôtre. Un si grand désordre, pensait-il, ne vient que de l'inégalité dans l'imposition des tailles et des frais qui se font pour les recouvrer. Le désordre venait aussi de la malhonnêteté des propriétaires d'offices, qui s'accordaient pour manger le contribuable : Colbert constate que les receveurs profitent de toutes les poursuites rigoureuses exercées par les huissiers.

Le nombre des collecteurs prisonniers montait toujours. En 1680, il s'en trouvait 400 dans la généralité de Tours. Colbert s'indignait : Il n'y a rien dont nous devions être plus responsables envers Dieu et le Roi que la liberté des sujets de Sa Majesté ; un prisonnier d'ailleurs était perdu pour le travail, et il n'y a rien qui soit plus précieux dans un État. que le travail des hommes. Ne sachant au juste à qui s'en prendre parmi ces gens qui s'entendaient comme larrons en foire, il ordonne de suspendre deux receveurs par généralité, celui qui a fait le plus de frais et celui qui a le plus emprisonné de collecteurs, sans entrer en connaissance s'ils ont eu raison ou non. Mais, d'autre part, il craignait que l'indulgence envers les peuples ne fit tort au fisc ; il finit par se contenter d'adoucissements comme celui-ci :

Lorsqu'un collecteur se trouvera, sans bien, avoir été prisonnier un an ou dix-huit mois, en sorte qu'il n'y aura aucune espérance de rien tirer de lui par une plus grande longueur de sa prison, le Roi le fera mettre en liberté.

Ces collecteurs sans bien étaient des indigents que des paroisses élisaient justement parce qu'ils ne possédaient rien et que, là où il n'y avait rien, le Roi perdait ses droits. De pauvres diables faisaient ce métier de prisonniers des tailles, à condition que leur paroisse nourrit leur famille.

Enfin Colbert aurait voulu fondre en une grande ordonnance les lois et règlements des tailles. A partir de 1670, il y travailla, mais ce travail n'aboutit pas. Il crut qu'il pourrait au moins établir une jurisprudence fixe et uniforme dans les pays de taille réelle, mais il rencontra beaucoup de contradictions ; en 1682, il y renonçait.

La grande injustice de cette contribution était qu'elle pesait à peu près sur le seul paysan. C'est pourquoi Fouquet et d'autres avaient eu l'idée de la diminuer et d'augmenter, en compensation, les aides, qui étaient payées par tout le monde. Colbert reprit cette idée : la taille, qui était de 42 028 096 livres en 1661, descendit pour la période de 1662 à 1672 à une moyenne de 35.553.000 livres par an, remonta de 1673 à 1678, pendant la guerre de Hollande, à 38.778.300 livres pour redescendre de 1679 à 1685 à 34.908.250 livres[12] ; dans la même période, les aides furent quadruplées : 5.211.000 livres en 1661, 22.000.000 en 1682. C'était, pour ce temps-là, une bonne politique économique, mais le paysan fut chargé par l'accroissement des aides plus qu'il ne fut soulagé par l'abaissement de la taille.

Après Colbert, le mal ne faisant que croître, les plaintes contre le régime des tailles seront plus vives, plus amères, tragiques : Hors le fer et le feu, qui, Dieu merci, n'ont pas été employés aux contraintes, il n'y a rien qu'on ne mette en usage, dira Vauban ; et Boisguillebert : Considérant la façon dont la taille se départit, s'impose et se paie, et comme la vengeance du trop à quoi l'on a été imposé se perpétue de père en fils, il faut demeurer d'accord qu'elle est également la ruine des biens, des corps et des âmes.

 

V. — LA GABELLE[13].

LE sel, disait une déclaration de 1660, est l'un des principaux soutiens de l'État. Le Roi en était le propriétaire, et il en affermait le monopole à des compagnies. La différence entre le prix de revient et le prix de vente était l'impôt de la gabelle ; cette différence était, en 1661, de plus de 900 p. 100 à Paris.

La gabelle n'était pas levée dans tout le royaume[14]. Des provinces, comme la Bretagne, l'Artois, le Béarn, la Franche-Comté, etc., où elle ne se trouvait pas établie avant la réunion à la couronne, en demeurèrent exemptes. Elle était inégalement répartie entre les autres provinces. Le Limousin, le Poitou, la Guyenne, qui s'en étaient rachetés, ne payaient qu'un faible impôt sur leur sel ; on les appelait pays rédimés. Le Lyonnais, le Mâconnais, la Bresse, le Bugey, le Forez, le Beaujolais, le Velay, le Vivarais, le Languedoc, le Dauphiné, la Provence, le Roussillon et la partie méridionale de l'Auvergne avaient des gabelles particulières. Le prix du sel y était peu élevé ; c'étaient les pays de petite gabelle.

Enfin les généralités de Paris, Amiens, Soissons, Orléans, Tours, Bourges, Moulins, Rouen, Caen, Châlons, Alençon, Dijon, formaient la zone des gabelles de France, ou du grand parti, ou des grandes gabelles. Elle était divisée en circonscriptions appelées greniers. Chaque grenier avait un entrepôt de sel, et généralement un tribunal, qui jugeait en première instance les procès de gabelles. Il y avait, en 1662, 229 de ces circonscriptions. Les officiers de la gabelle, présidents, lieutenants, grenetiers, contrôleurs, avocats, procureurs, greffiers, étaient au nombre de plus de 2.500. Administrateurs et juges, ils tiraient de leurs charges le meilleur parti possible. Ils commandaient à toute une armée de gabelous.

L'habitant de la zone était obligé d'acheter une certaine quantité de sel, appelée le sel de devoir. Il ne pouvait l'employer qu'à l'usage domestique, ou, comme on disait, au pot et à la salière. Le sel destiné aux salaisons ou à la nourriture des animaux était acheté à part et en surplus. Chaque grenier tenait un registre ; les habitants du ressort y avaient un compte ouvert, qui permettait de vérifier s'ils remplissaient bien leur devoir de gabelle[15]. La gabelle était donc un impôt direct, fixe pour chaque contribuable, une sorte de capitation.

Elle n'était pas levée de la même façon dans toute l'étendue de la zone qui était divisée en deux parties, l'intérieur et la périphérie. A l'intérieur se trouvaient, au nombre de 165, des greniers dits de vente volontaire. Les habitants de ces districts prenaient, quand il leur plaisait, le sel de devoir à l'entrepôt ou chez les regrattiers, marchands au détail établis dans les paroisses. Les greniers de la périphérie s'appelaient greniers d'impôt. Comme il était à craindre que du sel n'y fût introduit des pays voisins, pays de petite gabelle, pays rédimés ou exempts, la perception y était organisée de façon à prévenir la contrebande. Les officiers des greniers fixaient la quote-part de chaque paroisse ; les paroisses nommaient des collecteurs, qui allaient la prendre au grenier à jour dit, la partageaient entre les habitants, en percevaient le prix et le versaient aux commis des fermes. Ce second régime était et surtout semblait beaucoup plus dur que le premier. Aussi nombre de villages étaient abandonnés par leurs paysans, qui émigraient dans les pays où la contribution était moins lourde.

Au temps d'Henri IV, le prix du minot de sel, demeuré assez bas jusque-là, était monté à 8 l. 5 s. 2 d. dans la zone des grandes gabelles, et Sully ne croyait pas que l'on pût dépasser ce chiffre sans ruiner entièrement les sujets du Roi ; mais, en 1661, le sel se payait à Paris 42 l. 4 s. 2 d.[16].

Colbert semble n'avoir pas eu pour la gabelle, comme pour les autres revenus du Roi, l'idée d'une réforme générale. Il ne s'intéressa pas aux petites gabelles, pour une raison un peu singulière : Elles sont plus éloignées et on n'en entend pas de plaintes. Il se contenta de rédiger des règlements pour chacun des pays où elles avaient cours et de ne pas augmenter l'impôt : les baux des petites gabelles donnent 4.190.000 livres en 1660, et 4.045.000 en 1680.

Il pensa faire une révolution dans la région des grandes gabelles en rachetant tous les offices, pour fondre ensuite cette administration dans celle des élections, mais il ne put y parvenir. 1460 offices seulement furent remboursés, que les officiers maintenus payèrent à ceux qui furent supprimés ; sans doute on ne tarda pas à les rétablir, les finances royales ne pouvant se passer de recourir au trafic des offices. Plus de la moitié des greniers d'impôt furent transformés en greniers de vente volontaire, ce qui fut un bienfait. Enfin, comme la confusion des édits et déclarations mettait les peuples à la discrétion des commis, les engageait, disait-il, en une infinité de procès, et les faisait désespérer d'obtenir justice, Colbert écrivit l'ordonnance de mai 1680.

Le préambule est un de ces jugements de l'ancien régime sur lui-même, comme on en trouve plusieurs dans les documents officiels du règne de Louis XIV, au temps de Colbert, et qu'il faut lire avec grande attention ; ils témoignent que le gouvernement royal connaissait clairement les abus par lesquels le royaume était tourmenté :

Nous n'avons pas laissé, disait le Roi, de remarquer la confusion qui se trouve entre tous les édits, déclarations, arrêts d'enregistrement, réglemente de nos cours et arrêts de notre Conseil sur le sujet de l'établissement, levée et perception des droits de nos fermes, et la multiplicité des droits qui les Composent ; ce qui remet presque toujours nos peuples, par la difficulté de savoir la diversité de tous ces noms différents et l'effet qu'ils doivent produire, à la discrétion des commis et employés à la levée de nos droits, et, pour les différentes dispositions ou explications desdits édits, déclarations, règlements et arrêts, dans une jurisprudence incertaine, qui leur cause en toute occasion des frais immenses, et les laisse toujours dans le doute ou de pouvoir obtenir on d'avoir obtenu la justice que nous voulons leur être rendue.

L'ordonnance dispose que le sel destiné aux pays de grande gabelle proviendra uniquement du Brouage, des îles voisines et de la région de Nantes ; tout sel d'autre provenance est déclaré faux sel. Le sel sera transporté par eau aux ports de Nantes, Caen, Le Havre, Honfleur, Rouen, Saint-Valery, Amiens, pour être, de là, distribué aux différents greniers.

Les prescriptions anciennes sur l'achat et la consommation du sel sont renouvelées et précisées. L'emploi du sel de devoir à des salaisons est puni de 300 livres d'amende et de la confiscation des chairs salées. C'est un faux saunage, c'est-à-dire une contrebande du sel, que d'employer à la cuisine le sel qui a servi à saler le poisson, ou de faire boire l'eau de mer à des bestiaux[17].

Contre le faux saunage proprement dit, qui était la vente du sel venu d'ailleurs que des greniers, les précautions les plus minutieuses sont ordonnées, et les peines sont terribles : en cas de contrebande simple, les galères, et, pour la contrebande armée, la mort. Enfin l'ordonnance définit la compétence judiciaire des officiers des gabelles et réglemente l'appel.

Ces réformes accrurent le revenu du Roi. Le bail, qui était de 14.750.000 livres en 1661, montait à 18.150.000 livres en 1680, bien que le prix du sel eût été un peu diminué. Mais, ici encore, les abus dans la perception survécurent. Les commis étaient nommés par les fermiers auxquels ils faisaient des pensions et qui les autorisaient, écrit Colbert, à abuser de leurs commissions pour trouver de quoi se récompenser. Le ministre dénonce aux intendants, par une circulaire du mois de mai 1682, une perfide opération connue sous le nom de prêt du sel, par le moyen de laquelle les commis tiraient des peuples quatre ou cinq fois plus que le principal du sel qu'ils avaient livré.

Après lui, Vauban décrira le désastreux effet du régime dans les maisons paysannes :

La cherté du sel le rend si rare qu'elle cause une sorte de famine dans le royaume, très sensible au menu peuple, qui ne peut faire aucune salaison de viande à son usage, faute de sel. Il n'y a point de ménage qui ne puisse nourrir un cochon, ce qu'il ne fait pas, parce qu'il n'a pas de quoi avoir pour le saler. Ils ne salent même leur pot qu'à demi ou pas du tout.

Afin de s'assurer qu'un paysan, qui n'avait pas acheté de sel pour ses bêtes, ne leur en avait pas donné, des experts goûtaient la peau des bêtes. Les pauvres gens se privaient autant qu'ils pouvaient de cette périlleuse marchandise : Le menu peuple en consomme peu et n'en donne jamais à ses bestiaux, d'où s'ensuit que les uns et les autres sont lâches et malsains.

Les gabelous opéraient comme en pays ennemi : Les gardes du sel fouillent les maisons jusque dans les coins les plus reculés. A la frontière du nord, des redoutes ont été bâties sur la rivière d'Authie, pour empêcher le passage des ennemis de l'État et des faux-sauniers, lesquelles redoutes sont gardées par les officiers et gardes de la ferme des gabelles. En Languedoc, ces gardes dressaient des chiens à la chasse des faux-sauniers. Un intendant a trouvé dans les hôpitaux des malheureux couverts de morsures où la gangrène s'était mise.

 

VI. — LES AIDES[18].

AIDE, c'avait été au moyen âge l'auxilium, l'assistance donnée au seigneur par ses vassaux et, ses sujets en forme de contributions directes ou indirectes. Au XVIIe siècle, le mot ne s'appliquait plus qu'à des contributions indirectes[19].

Le royaume était divisé en pays où les aides ont cours et en pays non sujets aux aides.

Les premiers étaient l'Île-de-France, la Normandie, la Picardie, la Champagne, le Nivernais, le Lyonnais, le Bourbonnais, le Berri, la Saintonge, l'Aunis, le Poitou, la Touraine, le Maine et l'Anjou. On y levait les droits les plus divers : un droit de gros montant à 5 p. 100 du prix des boissons, du bétail, du bois et de la marée vendus par le propriétaire ; le huitième et le quatrième, droits sur la vente en détail des boissons ; le droit annuel, qui était la patente des marchands de vin ; des droits d'entrée à la porte des villes ou aux péages des routes et rivières[20] ; les Entrées de Paris ; le sou pour livre de la vente de la marée sur la côte de Normandie ; les droits de marque sur le papier et sur les métaux ; la vente du papier timbré, etc.

Dans les pays où les aides n'ont pas cours, le Roi levait des droits moins élevés, très divers, tels que, par exemple, l'Impôt de Bretagne sur le vin consommé dans la province, ou des péages, comme ceux de Charente, etc.

Partout les aides étaient affermées à des compagnies grandes ou petites.

Ici encore, on pourrait dresser un catalogue d'abus énormes. Les commis des fermiers se faisaient marchands de liquides, et les Tendaient très cher aux hôteliers et aubergistes, qui, étant à leur discrétion, ne discutaient pas les prix. Ils achalandaient d'ailleurs ces marchands en forçant à s'approvisionner chez eux les particuliers, qu'ils avaient tant de moyens de vexer, s'ils faisaient les mauvaises têtes. Pour rechercher les fraudes, ils se permettaient toutes les sortes d'inquisitions. Comme ils avaient le pouvoir de verbaliser sans témoin ni contrôle, et que le tiers leur revenait des amendes et confiscations prononcées, ils verbalisaient tant et plus. Ils étaient exécrés et redoutés.

Colbert rêva d'une réforme générale de ce mauvais régime, par l'établissement d'une loi et d'une jurisprudence uniques. Ce ne fut qu'un rêve.

Il espéra au moins, comme il écrivit à un intendant en 1681, régler les droits d'aides et les rendre aussi uniformes que possible : C'est difficile, mais il y a tant de choses, dans les matières de finances, qui étaient jugées impossibles et qui ont bien réussi, que je ne désespère pas de faire réussir encore celle-ci, et je regarde ce travail comme le dernier ouvrage qui reste à faire pour la perfection de l'économie et de la juste administration des finances du royaume. Il ne fit pas ce travail d'ensemble.

A défaut d'une réforme générale, il essaya des réformes partielles. En 1679, il ordonne une enquête sur les aides qui se lèvent en Normandie, afin que le Roi puisse en connaissance de cause ôter la confusion qui se trouve dans ces droits et retrancher tous les frais et toutes les exactions qui se font sur les peuples, et dont, le profit ne revient ni à S. M., ni aux fermiers généraux, ni aux sous-fermiers. Il essaye d'établir une jurisprudence commune aux ressorts des parlements de Paris et de Rouen. Il est obligé d'y renoncer, parce que les usages de la Normandie exigent des règlements particuliers.

La diversité des poids et mesures était cause, disait-il, que des procès étaient portés tous les jours dans les élections, aux Cours des aides et au Conseil du Roi. Il n'eut qu'un moment l'espoir de donner au royaume l'unité de poids et de mesure, et se rabattit sur l'unité de mesure par province : S. M. désirerait que, dans toute une province, il n'y eût qu'une sorte de vaisseau, dont il faudrait déterminer la longueur et le diamètre juste, et ensuite le mesurer avec la pinte de Paris, et voir au juste quel rapport il y aurait de ce vaisseau au muid de Paris, pour régler les droits sur ce pied. Ce désir — un désir du Roi — ne sera pas exaucé. Colbert, à la fin, se serait contenté d'obtenir de chacune des provinces qu'elle choisit un fût aussi universel que possible. Il ne l'obtint pas.

Tous les abus du régime des aides demeurèrent — il faut toujours répéter cette formule. Après Colbert, les commis continuent à inventer de nouveaux moyens de s'attirer des confiscations et de vexer le contribuable, comme l'atteste Vauban, l'homme qui entrait dans les maisons pauvres :

On est forcé de leur ouvrir les portes autant de fois qu'ils le souhaitent, et si un malheureux, pour la subsistance de sa famille, d'un muid de cidre ou de poiré en fait trois, en y ajoutant les deux tiers d'eau, comme il se pratique très souvent, il est en risque non seulement de tout perdre, mais encore de payer une grosse amende, et il est bien heureux quand il en est quitte pour payer l'eau qu'il boit.

Le producteur était découragé par les difficultés de la circulation. De Mantes à Pont-de-l'Arche, il y avait 20.000 arpents de vigne ; c'était un crû médiocre, mais d'un rapport certain, à condition que le vin pût être transporté à dix lieues de là, où il aurait trouvé preneur ; mais il y avait sur la route trop d'embarras, trop de bureaux, trop de commis voleurs. Aussi, les trois quarts des vignes ont été arrachées. Vauban craint qu'à cause de la hauteur et multiplicité des droits, on ne finisse en Normandie par arracher même les pommiers.

 

VII. — LES TRAITES[21].

LES traites étaient des droits de douane perçus à l'entrée et à la sortie du royaume, et aussi à l'entrée ou à la sortie de certaines régions ou provinces de France.

Ces droits étaient nombreux et divers, comme ceux des aides. L'ensemble en était confus au point qu'il était presque impossible de s'y reconnaître. A des droits, dont l'origine remontait au temps romain, d'autres avaient été ajoutés au hasard des circonstances et des besoins. Quand un nouveau droit était créé, souvent, au lieu de le fondre avec tel ou tel des droits similaires, on lui donnait un nom et on l'affermait à une compagnie nouvelle.

Pour la perception des traites, le royaume était divisé en plusieurs zones. La plus considérable comprenait la Normandie, l'Île de France, le Maine, l'Anjou, le Poitou, l'Aunis, le Perche, le Berry, le Nivernais, la Bourgogne, la Bresse, le Bourbonnais, le Beaujolais, la Touraine, la Champagne, la Picardie. Ces provinces étaient enveloppées d'une commune ligne de douanes. La zone s'appelait l'Étendue des cinq grosses fermes[22], parce que les droits à percevoir avaient été affermés à cinq compagnies avant de l'être à une seule, comme ils l'étaient en 1661. Ils étaient acquittés à l'entrée ou à la sortie, ou bien à l'entrée et à la sortie à la fois. Les uns semblent avoir été établis pour la protection des industries de la région, les autres sont purement fiscaux. Les uns grèvent toutes les espèces de marchandises, les autres, telles marchandises seulement. Aucun d'eux, même ceux qui ont un caractère général, comme le droit de rêve, qui frappe toutes les denrées, n'est levé dans toute la zone. Quand plusieurs provinces sont soumises à un même droit, le taux en varie de l'une à l'autre. Certains droits sont particuliers à tel ou tel pays ; par exemple, en Anjou, le trépas de Loire est touché sur tout ce qui descend, monte et traverse la dite rivière depuis Candé jusqu'à Ancenis. Dans la sénéchaussée de Saumur, on paye 15 sous par pipe de vin entrant dans le pays ou en sortant, etc.

Le reste du royaume était divisé en deux catégories de pays ; l'une comprenait les pays réputés étrangers — c'étaient les anciennes provinces restées hors de l'Étendue ; — l'autre, les pays d'étranger effectif — c'étaient les provinces récemment acquises, comme l'Alsace et les Trois-Évêchés. — Celles-ci demeuraient fermées du côté de la France et ouvertes du côté de l'étranger ; celles-là avaient chacune, ou à peu près, sa douane particulière. Par exemple, en 1340, pour protéger l'industrie lyonnaise, des droits avaient été mis sur les étoffes de soie, d'or et d'argent, venant de l'étranger dans le royaume ; ces marchandises devaient passer par Lyon et y acquitter les droits. Avec le temps, les droits et le nombre des marchandises taxées s'étaient accrus, et la circonscription douanière grandement étendue : en 1661, toutes les marchandises payaient des droits ad valorem, qui variaient de 2,50 à 6,50 p. 100, et la circonscription comprenait tout le sud-est du royaume, Lyonnais, Languedoc, Provence, Dauphiné. D'un péage établi sur le Rhône à Valence une ferme était née, qui percevait des droits, dit Colbert, sur toutes les marchandises qui passent, se consomment, sortent ou rentrent des provinces de Languedoc, Vivarais, Velay, Gévaudan, Provence, Dauphiné, Lyonnais, Forez, Beaujolais, Bresse et Bugey. — La Guyenne et Gascogne avait une ferme semblable à celle-là, qu'on appelait le convoi et comptablie de Bordeaux.

La circulation dans le royaume était donc gênée par quantité de barrières grandes et petites. Colbert constate que les marchandises transportées par terre des pays de l'Étendue en Espagne ont à payer quatre sortes de droits : droits des cinq grosses fermes en sortant du Poitou, droits du convoi et comptablie de Bordeaux, droits d'Arzac dans les Landes, droits de la coutume de Bayonne[23]. Chaque paiement était matière à dispute, les droits étant proportionnés à la valeur de la marchandise, laquelle était fixée par de vieux tarifs qui n'étaient plus exacts. Les fermiers et leurs commis se permettaient des exactions qui demeuraient impunies ; le marchand avait à se débattre contre ces embarras et ces friponneries ; pour tout envoi de quelque importance, il devait accompagner sa marchandise, parce qu'un simple voiturier ne se serait pas tiré d'affaire.

Ici encore, ici comme partout, Colbert a vu l'énormité du mal et rêvé d'un grand remède. De tous les abus qu'il trouvait dans le royaume, peut-être les obstacles à la circulation lui étaient-ils les plus insupportable. Il faut examiner, disait-il, ce qu'il en coûterait au Roi pour lever tous les bureaux qui coupent le royaume en deux ; mais, s'il examina, il arriva sans doute à conclure que c'eût été une folle entreprise. Il se contenta de réformer le régime des pays de l'Étendue, par un édit du mois de septembre 1664.

Du moins, Colbert se donna la satisfaction de dire, de crier, si l'on peut dire, par la bouche du Roi, son indignation contre le régime des traites. On lit au préambule de l'édit, à propos des droits perçus dans la zone :

Nous avons reconnu que tous ces droits avaient été créés sous tant de différents noms que nous n'avons pas été moins surpris de la diversité d'iceux que de la nécessité qui avait exigé des rois nos prédécesseurs, et de nous-mêmes, l'établissement de tant de levées et d'impositions capables de dégoûter nos sujets de la continuation de leur commerce.

Le Roi passe en revue les divers pays, notant les abus étranges et nombreux, s'étonnant toujours. En Anjou, dit-il, les sujets ne peuvent faire commerce de leurs fruits et denrées, ni dans la province, ni avec leurs voisins, sans payer quantité de droits et faire soumission à quantité de bureaux. Ils sont en peine et péril d'être surpris par la diversité des droits, et la manière de les lever. L'Anjou est une des provinces les plus mal traitées de la zone, mais toutes les autres ont leurs sujets de plainte.

L'édit de septembre 1664 ordonne que tous les droits de sortie soient convertis en un seul droit de sortie qui sera payé au premier et plus prochain bureau du chargement des marchandises et denrées. Les droits d'entrée seront levés au premier et plus prochain bureau de la route et passage ordinaire des marchands et voituriers. Plusieurs petits droits locaux, notamment en Anjou, sont supprimés, et les bureaux établis pour les lever seront enlevés. Les exemptions personnelles sont abolies : les ecclésiastiques, nobles, privilégiés et tous autres, ni les pourvoyeurs de notre maison et les munitionnaires de nos camps et armées, ne pourront prétendre aucune exemption des droits.

Cet édit pouvait être un grand bienfait ; mais dans quelle mesure fut-il obéi ? Aux frontières de l'Étendue, au moins, la circulation continua d'être empêchée. Colbert se plaint aux fermiers des vexations faites par leurs commis dans les bureaux du Poitou :

Ils contraignent les habitants, pour avoir la liberté de porter leurs denrées et petites marchandises d'un marché à l'autre, sur l'extrémité de ces provinces, de prendre des certificats de leurs curés sur du papier timbré, et des congés de vos commis qui leur coûtent cinq sols. C'est une pure vexation, qui ne peut être introduite par vos commis que pour tirer ces sols.

Cette lettre est de l'année 1682, dix-huit ans après l'édit, un an avant la mort de Colbert.

Hors de l'Étendue, à peu près rien n'a été changé. Les marchands lyonnais. gênés par la douane autrefois établie pour protéger leurs manufactures, en demandent la suppression, mais ne l'obtiennent pas ; ils s'ingénient à trouver des arrangements qui leur donnent quelque liberté. Colbert se plaint que les fermiers du Convoi de Bordeaux aient créé autant de bureaux que bon leur a semblé, et que les commis apprécient à leur fantaisie la valeur des marchandises ; ils sont, dit-il, les maîtres de cette valeur : il faut donc faire un tarif, à quoi l'on travaille. A propos de la douane de Valence, la ferme qui est le plus à charge pour le commerce par le grand nombre de bureaux, il écrit : Cette ferme demande un travail particulier. Ces notes sont de l'année 1680.

Après Colbert, Vauban condamnant à la fois le régime des aides et celui des traites, écrira :

Il faut parler à tant de bureaux..., on a trouvé tant d'inventions pour sur prendre les gens et pouvoir confisquer les marchandises, que le propriétaire et le paysan aiment mieux laisser périr leurs denrées chez eux que de les transporter avec tant de risques et si peu de profit.

Il dira aussi que ces barrières intérieures rendent les Français étrangers aux Français mêmes, contre les principes de la vraie politique, qui conspire toujours à conserver une certaine uniformité entre les sujets, qui les attache plus fortement au Prince.

L'histoire de l'administration financière de Colbert montre combien grande fut la différence entre ce qu'il a voulu et ce qu'il a fait ; les dernières années de sa vie, il répète, contre les mêmes abus, les plaintes et les colères des premières années. Une des raisons de la quasi impuissance de ce grand ministre d'un roi absolu, fut le régime même de la perception des impôts. Les tailles étaient levées par des officiers du Roi, niais propriétaires de leurs offices, et le reste, par des fermiers. Les officiers, soutenus les uns par les autres, résistaient au ministre et à ses intendants ; mais Colbert était obligé de tempérer ses rigueurs, qui auraient déprécié les offices, cette commode marchandise dont la vente était un des principaux recours du Trésor dans ses misères. Quant aux fermiers, il aurait été difficile d'en trouver à bon prix, si l'on avait prétendu leur interdire les abus dont ils escomptaient le bénéfice au moment qu'ils passaient leur bail. Un intendant écrivait en 1685 au successeur de Colbert, que l'incertitude de la contenance des vaisseaux et la différence de leur contenance à celle du muid de Paris faisaient que les commis et les peuples tombaient en contestation. Si tous les vaisseaux avaient la même contenance, et si le droit était fixe, ce serait, pensait-il, le plus grand bien du monde ; mais il ne croit pas qu'il soit possible de procurer aux peuples ce plus grand bien. Il croit au contraire que le mal est nécessaire, parce que, si l'on mettait de l'ordre dans la perception des aides, la ferme en diminuerait considérablement[24].

Abolir le régime des offices et de l'affermage, on n'y pouvait penser. Où trouver de l'argent pour rembourser les milliers et milliers d'offices ? Comment être sûr qu'il ne faudrait pas en recréer afin de les vendre ? La régie directe aurait-elle donné tout de suite ce que donnaient les fermes ? Pour tenter une révolution pareille, il aurait fallu avoir du temps devant soi, n'avoir que cela à faire. Colbert vivait au jour le jour, à l'étroit dans son budget, où montaient incessamment les dépenses de la guerre et de la magnificence. Or la taille perçue par les officiers rentrait tant bien que mal ; les fermiers payaient bien leur fermage, ils avançaient même de l'argent dans les moments d'embarras ; les pots-de-vin qu'ils donnaient pardessus le marché étaient agréables aux ministres et au Roi.

Le régime fut donc conservé. Les officiers continuèrent à opposer aux réformes leur mauvaise volonté, et le Roi à déléguer à des compagnies une part de son autorité. Il permettait aux fermiers, par le bail, de choisir leurs commis, de juger — juges et parties à la fois — les procès avec les contribuables, sauf le long et coûteux recours aux Cours des Aides et au Conseil, d'entretenir des forces armées, de requérir les troupes royales. Les fermiers, qui étaient indulgents à leurs commis, pillaient les assujettis par ces exactions dont le profit, comme disait Colbert, ne revient ni à Sa Majesté, ni aux fermiers généraux, ni aux sous-fermiers. Les peuples auraient aisément payé l'impôt du Roi, mais ils étaient mangés par de voraces intermédiaires. De cette mauvaise économie, Colbert souffrit, parce qu'elle était le désordre et qu'il aimait l'ordre, et aussi parce qu'il en fut terriblement gêné dans son effort pour enrichir la France par le travail.

 

 

 



[1] Pour ce livre III, le Gouvernement économique, et pour celui qui suit, le Gouvernement politique, je renvoie une fois pour toutes (outre les livres déjà cités d'Esmein, Cours élémentaire... Gasquet, Institutions politiques...), à Chéruel, Dictionnaire historique des institutions, mœurs et coutumes de la France, Paris, 1855, 2 vol., et Histoire de l'administration monarchique en France depuis l'avènement de Philippe-Auguste jusqu'à la mort de Louis XIV, Paris, 1855, 2 vol., et à Dareste, Histoire de l'administration et des progrès du pouvoir royal en France, depuis le règne de Philippe-Auguste jusqu'à la mort de Louis XIV, Paris, 1848, 2 vol. — Il n'existe pas, pour la période moderne de notre histoire, de manuels scientifiques qui soient des guides dans l'étude des institutions et des mœurs, comme on en trouve pour l'histoire de l'antiquité ou du moyen âge. C'est une très regrettable lacune.

[2] SOURCES. Les documents publiés sur l'administration financière de Colbert sont dans Depping, au t. III et dans Clément, Lettres, au t. II, avec un supplément considérable au t. VII voir surtout les divers mémoires sur les finances, et notamment un mémoire écrit pour Mazarin en octobre 1659. Des documents inédits ont été employés par Forbonnais, Recherches et considérations sur les finances de la France depuis 1595 jusqu'en 1731, Liège, 1768, 6 vol.

OUVRAGES GÉNÉRAUX SUR LES FINANCES : Forbonnais, Recherches.... Moreau de Beaumont, Mémoires concernant les impositions et droits en Europe, IIe Partie, Impositions et droits en France, Paris, 1787, 4 vol. L'Encyclopédie méthodique, partie : Finances, 3 vol., 1784. Mallet, Comptes rendus de l'administration des finances du royaume sous Henri IV, Louis XIII, et Louis XIV, Paris, 1789. De Surgy, Dictionnaire encyclopédique des finances, Paris, 1789. Buterne, Dictionnaire de législation, de jurisprudence, et de finances, 1er vol. seul paru, Avignon, 1763. Bailly, Histoire financière de la France, Paris, 1830, 2 vol. Clamageran, Histoire de l'impôt en France, Paris, 1867-76, 3 vol. Vührer, Histoire de la Dette publique en France, 2 vol., Paris, 1896.

[3] SOURCES. Journal d'Olivier Lefèvre d'Ormesson, t. II. Les Mémoires de Foucault. Une série de mémoires de Colbert relatifs à la Chambre de justice, aux t. II et VII de Clément, Lettres... Les Défenses de M. Fouquet, déjà citées, p. 78. Les tomes I-VII des Archives de la Bastille, publiées par Ravaison, 17 vol., Paris, 1866-1892.

OUVRAGES : Chéruel, Mémoires sur la vie privée et publique de Fouquet, surintendant des finances, ministre d'État de Louis XIV. Lair, Nicolas Fouquet... (cit. p. 78).

[4] On appelait parties casuelles les recettes et les revenus que le Roi tirait de la vénalité des offices.

[5] Clément a publié l'agenda de 1680, au t. II des Lettres..., p. 771. Voir le Mémoire sur l'établissement des registres du Roi pour ses finances, dans de Boislisle. Correspondance des contrôleurs généraux des finances arec les intendants, au t. I, p. 578. Paris, 1874.

[6] Cet ordre s'imposait à tout le royaume. Le garde du trésor avait par devers lui un état par colonnes de ce que chaque receveur général, fermier, ou autre comptable, devait payer chaque mois ou chaque quartier. Chaque receveur ou fermier versait comptant à l'échéance du trésor les sommes portées dans les états, à l'exception de celles qui étaient tirées sur lui en assignations. A la fin de chaque mois. le garde du trésor remettait le bordereau des recettes à Colbert ; d'autre part les receveurs, fermiers et comptables avaient fait parvenir à Colbert les récépissés des versements opérés par eux au trésor, et justifié du paiement des sommes assignées sur eux. Tous les six mois, le registre tenu par le garde du trésor était arrêté par le Roi.

[7] De Boislisle, Correspondance..., t. I, p. 554.

[8] SOURCES. Les documents aux t. II et IV de Clément, Lettres... et au t. III de Depping, Correspondance... L'Ordonnance sur les Eaux et Forêts, dans Isambert, Recueil... t. XVIII, p. 219. Pecquet, Lois forestières de France, 2 vol., Paris, 1753.

OUVRAGES A CONSULTER : L'Encyclopédie méthodique, partie Finances, au mot : Domaine. Lefèvre de la Planche, Traité du domaine, 3 vol., Paris, 1770. Bosquet, Dictionnaire des domaines, 3 vol., Rouen, 1762.

[9] SOURCES. Clément, Lettres..., et Depping, Correspondance... Mais la documentation sur les tailles est répandue dans toute la publication de Clément ; voir à la table analytique le mot Taille. Saugrain, Code des tailles, Paris, 1723, 6 vol. Recueil des Ordonnances, Édits, Déclarations..., rendus sur le fait des tailles, Paris, 1714. Vauban, Projet d'une dime royale, et Boisguillebert, Le Détail de la France, au tome I de la Collection des principaux Économistes, 2e édit. Paris, 1854.

OUVRAGES A CONSULTER : Auger, Traité des tailles, Paris, 1778, 4 vol. Mémorial alphabétique des choses concernant la justice, la police el les finances de la France, 1re partie, Tailles (seule publiée), 2e édit, Paris, 1742. De Boislisle, Les intendants et la taille, au tome III des Mémoires de Saint-Simon, appendice XXV.

[10] Il y avait aussi des villes abonnées ou tarifiées qui payaient une somme fixe, et qui échappaient ainsi aux fluctuations de la taille et aux vexations.

Les pays nouvellement conquis étaient également exempts de taille ; en échange, ils payaient au Roi une légère contribution.

[11] Des gens qualifiés, de tout ordre et de toute espèce, dit Vauban, étaient intéressés à maintenir les abus. Il cite les intendants qui tirent leur plus grande considération du Pouvoir qu'ils ont d'augmenter et de diminuer à volonté la taille des particuliers ; les  puissances qui trouvent moyen d'augmenter le revenu de leur terre, en faisant diminuer la taille de leurs fermiers, ou s'entremettent pour faire plaisir à tel ou tel afin de se procurer de la considération ou des amis. Parmi ces puissances ou, comme dit encore Vauban, ces ministres supérieurs ou subalternes, était Colbert lui-même. Il est vrai qu'à l'intendant de Rouen, qui lui a offert de décharger des paroisses dont un de ses frères était seigneur, il a donné une belle leçon : Comme ceux qui ont l'honneur de servir le Roi et qui approchent de sa personne doivent montrer l'exemple à tout le monde, je vous prie de ne pas continuer cette pensée ; (Lettre de septembre 1665, dans Clément, Lettres, II, p. LXXVIII) ; mais quatre ans après, écrivant au même intendant, après l'avoir remercié de la conduite qu'il tient pour l'avancement des affaires du Roi : Vous voulez bien aussi, dit-il, que j'y ajoute un remerciement particulier pour tout ce que vous voulez bien faire dans tout ce qui peut me regarder, et particulièrement dans le soulagement que vous avez donné aux terres de mon fils. (ibid., p. 217.) Une autre fois, Colbert, peu de temps après qu'il a défendu à un intendant toute faveur dans la répartition, le prie d'en faire une à une dame et d'avertir cette dame que c'est à lui qu'elle doit cette faveur.

[12] Ces chiffres sont établis d'après l'État par abrégé des recettes et des dépenses, Archives nationales, K K. 355.

[13] Voir Beaulieu, Les gabelles sous Louis XIV, Paris, 1903, bonne monographie, publiée après la mort de l'auteur, malheureusement inachevée. Il serait fort à souhaiter que de semblables études fussent faites sur les diverses parties des finances au XVIIe siècle.

[14] Voir dans l'Atlas général de Sanson, Paris 1692, la carte n° 40.

[15] Dans chaque circonscription, la quantité de sel de devoir était d'autant de minots — le minot pesait 100 livres — qu'il y avait de fois 14 personnes.

[16] Il y avait bien entendu partout des personnes et des lieux privilégiés. Cherbourg, Dieppe et Honfleur, par exemple, avaient le privilège de la franchise du sel — le franc salé — à cause du voisinage des salines qui rendait la contrebande facile. A Cette, le prix était baissé à 6 livres le minot par égard pour la fabrication des conserves de sardines. Les officiers du Conseil du Roi et des parlements, les chanoines de Notre-Dame, les officiers des gabelles, etc., prenaient le sel aux greniers au prix marchand.

[17] Il y avait à Tours un bureau, dont les officiers faisaient secouer les morues salées pour en faire tomber la saumure afin qu'elle ne pût être employée.

[18] SOURCES. Les documents aux volumes indiqués de Clément, de Depping et d'Isambert. Recueil de règlements sur le fait des aides de Normandie, Rouen, 1717.

OUVRAGES. Desmaisons, Nouveau traité des aides, tailles et gabelles, Paris, 1666. De Roquemont, Les aides de France et leur régie, suivant les ordonnances des mois de juin 1680 et de juillet 1681, Paris, 1704. Le tome III de Moreau de Beaumont, Mémoires concernant les impositions..., Forbonnais, Recherches... et l'article AIDES de l'Encyclopédie méthodique.

[19] Plus particulièrement, aides se disait des droits sur la vente des marchandises et l'entrée de ces marchandises dans les villes et, dans le langage courant, de l'impôt sur les boissons ; mais les aides frappaient toutes sortes d'objets : métaux, papier, étoffes, poissons ; la taxe sur le papier timbré était un droit d'aide.

[20] Ces droits avaient le caractère de droits de douane ; aussi les trouve-t-on quelquefois affermés avec les traites et non avec les aides. Chaque bail de fermes était subdivisé en un certain nombre de baux que les fermiers passaient avec des sous-fermiers. La teneur du bail pouvait donc varier sans inconvénients ; aussi est-il rare que deux baux successifs de la ferme des aides contiennent l'énumération des mêmes droits.

[21] OUVRAGES. Outre Forbonnais, Recherches... Moreau de Beaumont, Mémoires..., et l'article Traites de l'Encyclopédie Méthodique : Dufresne de Francheville, Histoire générale et particulière des finances ; histoire des droits de sortie et d'entrée du tarif de 1664, Paris, 1738, 2 vol. Callery. Histoire du système général des droits de douane au XVIe et au XVIIe siècles, et des réformes de Colbert en 1664, Revue Historique, janvier 1882. Charléty, Le régime douanier de Lyon au XVIIe siècle, Revue d'histoire de Lyon, 1922, p. 487 et suiv.

[22] Cette zone ne se confond pas avec celle des pays sujets aux aides : par exemple la Bourgogne est dans l'Étendue, mais ne paie pas d'aides ; la Saintonge, au contraire, paie des aides, mais est hors de l'Étendue. Il s'est formé au XVIIe siècle une théorie d'après laquelle les traites auraient été établies au XIVe siècle dans les pays où les aides n'avaient pas cours, en compensation de celles-ci. Cette théorie a été très souvent reprise par les historiens, mais ne parait pas justifiée par les textes. Ceci, d'ailleurs, est une des nombreuses questions obscures qui demeurent dans l'histoire de l'administration sous l'ancien régime.

[23] Auxquels s'ajoutent bien entendu tous les menus péages, seigneuriaux ou autres.

[24] De Boislisle, Correspondance des contrôleurs généraux, t. I, n° 219.