Robert Ier et Raoul de Bourgogne rois de France (923-936)

 

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

CHAPITRE IV - La lutte contre Herbert de Vermandois. Première période.

Dès la fin de l'année 926, éclata la rupture prévue depuis longtemps entre Raoul et Herbert, dont le rôle, même lorsqu'il était en apparence dévoué au roi, était en réalité fort équivoque. Le comté de Laon devint vacant par suite du décès de Roger, partisan dévoué de Raoul[1]. Herbert avait déjà mis la main sur Péronne en 924, et sur Reims, depuis la mort de Séulf (925): il voulut profiter de la mort de Roger pour s'installer à Laon. Fidèle à ses plans ambitieux, il continuait l'extension méthodique de ses domaines à l'aide d'intrigues incessantes. Il eut l'audace de revendiquer le comté de Laon pour son fils Eudes. Cette fois, Raoul se montra moins conciliant qu'à l'ordinaire. Laon était la place forte par excellence et comme la capitale du roi de France qui, même après l'avoir inféodé, y gardait toujours la haute main sur les affaires[2]. La perdre c'eût été renoncer à tout point d'appui dans le nord, et se résigner à n'être qu'un duc-roi de Bourgogne. D'ailleurs la tendance à l'hérédité des bénéfices avait été déjà officiellement constatée dans le capitulaire de Quiersy sur Oise, et ce principe féodal était désormais admis et appliqué partout. Or Roger de Laon laissait un fils, du même nom que lui, qui devait recueillir sa succession: Raoul ne fit que sanctionner le droit établi, en favorisant la transmission héréditaire, sans égard pour les prétentions adverses. Herbert fut ainsi cruellement déçu dans sa rapacité, parce qu'il avait demandé trop, c'est-à-dire le peu qui restait à la royauté affaiblie. Dès lors on put voir que sa fidélité envers Raoul n'était que le résultat d'un calcul intéressé: elle disparut comme par enchantement, en même temps que les largesses royales. Heureusement pour Raoul, son beau-frère Hugues, depuis son mariage avec Eadhild, s'était quelque peu éloigné d'Herbert.

L'attitude d’Hugues, neveu d'Herbert II par sa mère Béatrice de Vermandois[3], n'avait pas toujours été empreinte d'une égale cordialité à l'égard du roi. Il semble qu'il ait jusque-là voulu se soustraire à son ascendant. Malgré la grande part qu'il avait prise à son élection, il s'était tenu, dans certaines circonstances, sur une réserve qui pouvait presque passer pour de l'hostilité. C'est ainsi qu'il avait traité avec les Normands aux moments les moins opportuns pour Raoul. Il avait, par son attitude, grandement favorisé les projets ambitieux d'Herbert. Jamais il ne figure dans les diplômes royaux comme impétrant, et son nom ne se voit pas au bas des actes, à côté de ceux des conseillers habituels du souverain. Mais depuis que, par l'occupation de Reims et la revendication de Laon, la tactique d'Herbert apparaît plus nettement, Hugues se rapproche visiblement de Raoul, comme si un sentiment de jalousie ou de crainte s'était éveillé en lui. Il commence à se départir du rôle de simple spectateur des événements, qu'il avait joué jusqu'alors. Néanmoins il eut l'habileté de ne point rompre brusquement avec le comte de Vermandois, qui dut tout mettre en œuvre pour le retenir dans son parti, et même il se laissa conduire à une entrevue qu'Herbert sollicita du roi de Germanie[4]. Cette démarche, à la suite de la perte de la Lorraine, était un acte peu amical vis-à-vis de Raoul. C'était en même temps un acte contraire au patriotisme tel que nous l'entendons aujourd'hui. Quoique nous ne puissions nous flatter le moins du monde de découvrir les sentiments véritables des hommes de cette époque, il est clair cependant que la démarche des deux plus puissants vassaux de la France septentrionale auprès de l'ennemi de leur suzerain était, au moins au point de vue féodal, un acte de félonie caractérisé[5].

Henri se montra naturellement fort bien disposé envers ses hôtes insolites, dont il pouvait beaucoup attendre. Des présents furent échangés, et pour bien affirmer sa suzeraineté en Lorraine devant les Français, le roi de Germanie disposa de l'évêché de Metz, devenu vacant par la mort de Guerri, en le donnant à un clerc appelé Bennon, au mépris du droit d'élection des Messins[6].

Au retour de cette visite inconvenante, qui décèle l'extraordinaire besoin d'intrigue de son esprit inquiet, Herbert sentit qu'il avait besoin de relever son prestige. La lutte contre les Normands était le plus sûr moyen de gagner un peu de popularité. Comme Raoul venait de traiter avec les Normands de la Seine, Herbert et Hugues firent une expédition contre ceux de la Loire: mais cette entreprise se termina sans action d'éclat. L'ennemi fut assiégé pendant cinq semaines; après quoi il y eut échange d'otages et nouvel abandon du comté de Nantes aux Normands[7]. C'est au cours de cette campagne qu'on a voulu placer sans aucune raison sérieuse la mort d'Enjeuger, fils de Foulques d'Anjou[8]. Herbert chercha ensuite à gagner le clergé. Comme administrateur du temporel de l'archevêché de Reims, il réunit à Trosly un synode composé de six évêques, malgré la défense formelle de Raoul qui l'avait prié de différer et de venir le trouver à Compiègne. Le fils d'Helgaud de Ponthieu, Héloin, le vaillant adversaire des Normands, y fut convoqué et condamné à une pénitence publique « pour crime de bigamie ». Cette sentence était faite pour plaire aux Normands[9]. Il est probable qu'Herbert profita de cette réunion pour intriguer contre Raoul, car nous le voyons, après avoir refusé de se rendre à Compiègne, tenter un coup de main sur Laon. L'entreprise échoua, parce que Raoul avait eu le temps d'y envoyer en hâte une garnison qu'il suivit lui-même peu de temps après.

Herbert jeta alors complètement le masque. Voyant l'impossibilité de se faire reconnaître comme roi à la place du duc de Bourgogne, depuis que Hugues avait épousé la belle-sœur du roi Charles, il imagina d'opposer au roi Raoul le malheureux Carolingien, qu'il tira de prison, pour forcer Hugues à garder la neutralité entre ses deux beaux-frères. Il comptait sans doute, une fois qu'il serait débarrassé de Raoul ainsi isolé, en finir ensuite promptement avec Charles.

Depuis sa captivité, l'infortuné souverain avait été gardé prisonnier au donjon de Château-Thierry, jusque vers la fin de 924. A cette époque, sa prison devint inopinément la proie des flammes, sans qu'il y ait lieu de supposer aucun acte de malveillance, ni aucune tentative d'évasion; il fut sauvé: de l'incendie et transféré alors, semble-t-il, à Péronne[10]. En 927, Herbert l'installa dans la capitale du Vermandois, à Saint-Quentin, et déclara qu'il le considérait de nouveau comme roi.

Raoul se mit immédiatement sur la défensive, et pour prendre les dernières mesures se rendit en Bourgogne. Le 9 septembre il était à Briare, où il confirma les privilèges de l'abbaye de Cluny[11]. La mort de Guillaume II d'Aquitaine, survenue dans l'été de 927[12], l'avait sans doute déterminé à se rendre sur la Loire. Le duc Affré succéda à son frère dont il adopta la politique abstentionniste. Le seigneur de Déols, Ebbon, puissant feudataire du Berry, n'en vint pas moins solliciter du roi l'immunité pour le monastère qu'il venait de fonder[13], et les chartes du Puy, de Brioude, de Cahors, de Beaulieu et de Tulle furent encore datées des années du règne de Raoul.

Les fils de Roger de Laon faisaient bonne garde dans la cité, où leur attitude justifiait pleinement la confiance du roi. La reine Emma, femme d'un esprit supérieur et d'un courage viril, veillait en personne à la défense de la forteresse royale. La vaillante garnison se hasarda même, au cours d'une sortie, à pousser jusqu'à Coucy, dépendance de l'église de Reims, dont elle ravagea les environs[14].

De son côté, Herbert ne perdait pas de temps. Il s'occupait activement de fortifier ses alliances. Devenu le champion du roi Charles, il s'adressa aux fidèles alliés de celui-ci, les Normands. Ces derniers oublièrent bien vite tous les traités conclus avec le roi Raoul dont ils étaient avides de tirer vengeance. Déjà même ils avaient réussi à rentrer dans Eu. En cette ville, précisément, Rollon et son fils Guillaume, qu'il s'était déjà associé selon Dudon de Saint-Quentin, conclurent une alliance avec Herbert, et Rollon prêta l'hommage à Charles[15]. Rollon ne consentit toutefois à ce nouveau rapprochement qu'après s'être fait donner des sûretés: il exigea comme otage Eudes, le propre fils du comte de Vermandois, dont il avait de justes motifs pour redouter l'inconstance. Enfin Raoul parut à la tête d'une armée bourguignonne, au moment de la Noël, dans la France du nord, et il s'y conduisit comme en pays ennemi, portant en tous lieux sur son passage la ruine et l'incendie[16]. Hugues comprit immédiatement que le rôle de médiateur lui incombait. Il accourut au-devant de Raoul et l'accompagna jusque sur les rives de l'Oise, où l'attendait Herbert. Sur son intervention, un arrangement fut ménagé entre le roi et son vassal: Herbert fournit des otages et s'engagea à se présenter à un plaid dont la date fut fixée avant Pâques[17].

Raoul retourna en Bourgogne après avoir en vain tenté d'obtenir de sa femme l'évacuation de Laon. Peut-être était-ce là une des conditions de l'accord conclu, ou bien craignait-il une surprise de la ville par Herbert et les Normands. Mais la courageuse reine refusa obstinément d'abandonner cette forte place, dont la possession était devenue comme le signe de la royauté. Elle comptait sans doute sur l'appui de son frère Hugues en cas de danger imminent.

Herbert se rendit à Reims et y rédigea une lettre adressée au pape Jean X, dans laquelle il se posait en défenseur de la légitimité et en exécuteur des prescriptions pontificales venues naguère de Rome en faveur du roi Charles[18]. Il est piquant de constater à quel point il avait modifié son attitude à l'égard du pape, depuis que ses intérêts avaient changé. Mais il était trop tard. Jean X avait été fait lui aussi prisonnier par Guy de Spolète, et son successeur Léon VI paraît s'être désintéressé complètement du sort de Charles le Simple. Les démarches d'Herbert restèrent sans résultat.

Certains historiens, comme Mabille, ont voulu mettre en rapport avec la restauration de Charles le transfert du comté d'Auvergne avec le duché d'Aquitaine, à la maison de Poitiers, après la mort de Guillaume. Les deux événements eurent lieu, en effet, la même année. Mais il n'est pas démontré qu'Èbles Manzer, comte de Poitiers, ait fait valoir ses droits à cette succession, à laquelle il pouvait prétendre comme fils du duc d'Aquitaine Renoul II, et l'appui de Charles ne lui aurait été de nul profit en ces conjonctures. Affré succéda à son frère Guillaume, dans ses fiefs et honneurs, et, à la mort de celui-ci, survenue un an après celle de Guillaume, Raimond-Pons de Toulouse apparaît comme duc. C'est seulement le fils d'Èbles, Guillaume Tête d’Étoupe, qui a porté les titres de duc d'Aquitaine et comte d'Auvergne. Èbles ne s'est jamais intitulé dans ses diplômes que comte de Poitiers: misericordia Dei Pictavorum (h)umilis comes[19].

Le roi Raoul eut avec Herbert, pendant le carême, l'entrevue qui avait été antérieurement fixée[20]. Il dut y être question de la possession de Laon, car peu après la reine Emma abandonnant la ville se retirait en Bourgogne. Herbert entra immédiatement en possession de l'objet de ses convoitises, et cette circonstance semble avoir décidé Hugues à se rapprocher du parti vermandois. Herbert se rendant auprès de Rollon tint à se faire accompagner par Hugues, dont il espérait bien se servir auprès du chef des Normands pour obtenir la restitution de son fils. Hugues céda, et l'on eut le curieux spectacle du petit-fils de Robert le Fort, le glorieux adversaire des Normands, assistant à une conférence réclamée par ceux-ci, où leur chef Rollon jouait le rôle capital et lui enjoignait ainsi qu'aux autres comtes et évêques français présents, d'avoir à reconnaître solennellement le roi Charles pour leur suzerain légitime. Et le propre fils de Rollon, Guillaume Longue Épée leur donna l'exemple, en prêtant le premier l'hommage au Carolingien. A la suite de ce prodigieux succès de la diplomatie normande, Rollon consentit à rendre au comte de Vermandois son fils Eudes, et une alliance fut conclue entre Français et Normands[21].

L'hégémonie du Vermandois n'était pas admise par tout le monde sans contestation. La famille des comtes de Laon composée de Roger et de ses frères, lésée par la cession de la ville à Herbert, resta naturellement attachée au roi Raoul. Leurs domaines confinaient à la partie nord du Vermandois. Il n'en fallut pas davantage pour que le comte de Vermandois allât assiéger et détruire leur château fort de Mortagne, au confluent de l'Escaut et de la Scarpe[22].

 L'évêque de Soissons Abbon, auparavant partisan d Herbert, devenu archichancelier royal, perdit le vicariat du diocèse de Reims, où il fut remplacé par l'évêque fugitif d'Aix-en-Provence, Odalric, chassé de son siège par les Sarrasins. Pour prix de ses bons offices, le nouveau vicaire ne reçut d'Herbert que l'abbaye de Saint Timothée avec une prébende de chanoine[23].

Le frère du roi Raoul, Boson, qui s'accommodait avec peine de la suzeraineté saxonne imposée aux Lorrains, souleva sur ces entrefaites de nouvelles difficultés, en se querellant avec ses voisins, en s'emparant par force de possessions ecclésiastiques (abbayes et domaines des évêchés de Verdun et de Metz) et enfin en refusant de tenir compte des injonctions du roi Henri. Celui-ci entra en campagne contre le récalcitrant, passa le Rhin « avec une multitude de Germains » et vint sur la Meuse assiéger son château de Durofostum[24]. En même temps il entra en pourparlers avec lui par la voie d'une ambassade, promettant la paix, à condition qu'il vînt le trouver en personne. On le voit, Henri n'osait traiter le frère de Raoul comme un vassal ordinaire. Il alla jusqu'à lui donner des otages pour lui garantir la sécurité au cours de la démarche qu'il en sollicitait. Boson consentit alors à se présenter devant le roi, lui promit sous serment « fidélité et paix au royaume[25] », restitua à leurs possesseurs les biens qu'il avait usurpés et en obtint d'autres en échange; enfin il se réconcilia, de même que Renier II, avec Gilbert et tous les autres seigneurs lorrains. Cette rapide solution eut dans la suite une conséquence heureuse pour Raoul: Herbert et Hugues étant venus faire, après leur entrevue avec Rollon, une nouvelle démarche auprès d'Henri, pour le décider à intervenir en faveur du Carolingien, ils n'obtinrent aucun succès[26]. Henri, satisfait de la pacification de la Lorraine, ne pouvait prendre les armes contre le frère d'un vassal avec lequel il venait de se remettre. Il lui suffisait du reste que Raoul fût empêché par des difficultés d'ordre intérieur de revendiquer la Lorraine, et il avait plutôt à redouter un réveil de loyalisme envers le Carolingien, si jamais Charles parvenait à ressaisir effectivement le pouvoir suprême.

Cette attitude du roi de Germanie jointe à l'abstention forcée du pape Jean X[27] et à l'inaction des Normands et des Aquitains, partisans français de la dynastie carolingienne, amena un revirement complet défavorable à Herbert. L'habile plan du rusé seigneur avait en somme assez piteusement échoué. Il n'avait pas réussi à créer en faveur de son malheureux jouet le courant de sympathie qu'il avait espéré exploiter à son profit. Tout ce qu'il avait pu faire avait été de condamner Raoul à l'impuissance politique, en assurant ainsi la Lorraine au roi de Germanie. Mécontent de voir rester sourd à son appel ce prince dont il avait escompté l'appui, il se décida à se rapprocher de Raoul, et il sut encore se faire payer fort cher cette apparente soumission. Il se rendit auprès du roi, et moyennant un nouvel hommage solennel, qui lui coûtait peu, il obtint la cession définitive de Laon, et peut-être la promesse d'avantages pour ses fils, si l'on en juge par ce qui suivit. Herbert était ainsi parvenu à persuader Raoul, après Hugues, de la prétendue nécessité qu'il y avait pour lui de posséder Laon. Il avait fait valoir le besoin d'assurer des apanages à ses enfants, mais cet apparent souci de père de famille besogneux masquait mal son évidente ambition personnelle. La victime de la paix fut encore l'infortuné Charles, trahi pour la seconde fois: son semblant de souveraineté passagère se transforma en une nouvelle et trop réelle captivité[28]. Cette même année, le 5 juin, mourait l'empereur Louis l'Aveugle. Le roi d'Italie Hugues accourut aussitôt en Provence, pour y fortifier son autorité déjà existante de fait. Le seul héritier du trône, le bâtard Charles-Constantin, avait possédé le comté de Vienne depuis 926, pendant les dernières années de son père: il en fut, semble-t-il, dépouillé en même temps que du pouvoir suprême qu'il aurait dû recueillir. En novembre 928, le roi Hugues paraît à Vienne, où il se rencontre avec le roi Raoul qui était le propre cousin germain de Louis l'Aveugle. Les négociations entre les deux prétendants sont malheureusement inconnues. Nous ne pouvons en juger que d'après les résultats. Le comte de Vermandois, réconcilié depuis peu avec son suzerain, sut encore négocier assez habilement afin de se faire concéder « la province de Viennoise » pour son fils Eudes[29]. Ainsi cet ambitieux seigneur s'efforçait de fonder pour sa maison un centre d'influence situé au midi, dans un pays dépendant de l'ancien royaume de Boson. Ces domaines devaient venir s'ajouter aux dépendances bourguignonnes de l'archevêché de Reims, dont Herbert était administrateur[30]. Cette combinaison, fort bien imaginée, n'eut pas néanmoins la suite qu'espérait le comte de Vermandois. Vienne demeura d'abord temporairement sous la domination de son archevêque faisant fonctions de vicomte, et, bientôt après, Charles-Constantin dut rentrer en possession de ses droits, car au commencement de 931 on le voit maître de la cité où jamais Eudes de Vermandois ne semble avoir exercé la moindre autorité. Raoul eut néanmoins dès lors la suzeraineté effective sur le Viennois.

Après avoir ainsi satisfait, autant qu'il était en mesure de le faire, les appétits d'Herbert, Raoul, peut-être sous l'influence d’Hugues, beau-frère du Carolingien, s'enquit du sort de l'infortuné Charles. Il se rendit à Reims où Herbert le tenait sous bonne garde. Raoul aborda respectueusement son ancien souverain, lui offrit des présents de valeur, et lui fit remise du fisc royal d'Attigny, peut-être aussi de celui de Ponthion sur l'Ornain[31]. Aucun arrangement, aucun compromis ne paraît être intervenu entre eux. Il est toutefois certain que l'acceptation par Charles des dons de Raoul constituait une véritable abdication tacite. On ne saurait admettre, en effet, avec Leibniz[32], que Raoul eût reçu de Charles l'investiture du royaume à titre de vassal: c'est tout à fait contraire aux termes précis et formels qu'emploie l'historien Flodoard pour relater le fait dans ses Annales[33], et une telle hypothèse est bien hardie, en l'absence de tout précédent du même genre. On ne peut non plus souscrire à l'opinion de ceux qui ont qualifié d'outrageante la démarche de Raoul: c'était à la fois un acte chevaleresque envers un adversaire malheureux, auquel il témoignait des égards, et une mesure de bonne politique, propre à lui concilier les partisans du Carolingien. Les fidèles obstinés qui persévérèrent à refuser de reconnaître Raoul après l'entrevue de Reims, n'étaient en réalité que des vassaux indisciplinés s'accommodant mieux d'un fantôme de roi que d'un véritable souverain.

Nous ignorons si Charles put jouir d'une liberté relative à partir de ce moment. Il est plutôt croyable qu'Herbert ne tint nul compte de la démarche de Raoul, et il est même probable qu'il en prit ombrage et y trouva prétexte pour redoubler de vigilance auprès de sa misérable victime: il n'avait pas encore renoncé à s'en servir, le cas échéant! Flodoard rapporte, en effet, que Charles mourut à Péronne, c'est-à-dire au pouvoir du comte de Vermandois. Divers chroniqueurs le qualifient de martyr et le font expirer en prison, donnant de ses derniers moments une description émouvante, qui, vraie ou fausse, nous révèle en tout cas, très nettement, la pénible impression produite par cet événement sur les contemporains. La date du décès est le 7 octobre 929: Charles fut enseveli en l'église Saint Fursy de Péronne[34].

Les vassaux aquitains et méridionaux voyaient ainsi disparaître le dernier obstacle qui les empêchât de faire le pas décisif vers la réconciliation avec Raoul. Cependant ils s'abstinrent d'entrer dans cette voie, tant était grand chez eux le désir de conserver leur indépendance. On le constate par les formules de datation employées dans leurs actes: ils calculent les années à partir de la mort de Charles, en ajoutant que « Dieu ou le Christ règne ». Certains vont même jusqu'à désigner fictivement comme successeur de Charles son fils Louis, réfugié en Angleterre à la cour de son oncle Athelstan[35]. Toutefois en Rouergue, à Conques, on finit par abandonner cette manière de démonstration platonique, et on se décida à reconnaître Raoul comme roi[36].

 

 

 



[1] Flodoard, Ann., a. 926. La mort de Roger avait suivi de peu celle de son prédécesseur Raoul de Gouy, fils d'Héluis. Roger était son beau-frère. La succession si rapide de ces décès, dont Herbert chercha à profiter, fait nécessairement songer aux accusations d'empoisonneur lancées contre Herbert, au dire de Flodoard.

[2] Ainsi lorsque, vers 925, l'évêque de Laon Alleaume voulut établir des chanoines à Saint-Vincent, c'est à Raoul qu'il s'adressa pour obtenir confirmation. Recueil des historiens de France, IX, 568 (acte incomplet de la fin).

[3] A. de Barthélemy, Les origines de la maison de France, dans la Revue des questions hist., t. VII, année 1873, p.123; Lot, Les derniers Carolingiens, p. 359 et 377.

[4] Flodoard, Ann., a. 927.

[5] Sur cette question de la naissance des sentiments de nationalité au Xe siècle, cf. G. Monod, Du rôle de l'opposition des races et des nationalités dans la dissolution de l'empire carolingien (Annuaire de l'École pratique des hautes études, section des sciences hist. et phil., 1896, p. 5).

[6] Flodoard, ibid. — Cf. Waitz, Heinrich I, p. 119.

[7] Flodoard, Ann., a. 927; Chronique de Nantes, éd. R. Merlet, p. 87-88.

[8] Lippert, p. 60. Tout ce que l'on sait d'Enjeuger, c'est qu'il était mort en combattant les Normands, avant 929. Gesta consul. Andegavor. (Chron. d'Anjou, éd. Marchegay et Salmon, p. 66); Cartul. de Saint-Aubin d'Angers, éd. Bertrand de Broussillon, n° 177; I. Halphen, Le comté d'Anjou au XIe siècle, p. 2.

[9] Il est probable qu'Herbert avait eu aussi en vue la confiscation du fief d'Héloin, soit à son profit personnel, soit au profit d’Hugues le Grand, suzerain d'Héloin. Mais il semble avoir échoué sur ce point. Cf. Flodoard, Ann., a. 927; Hist. eccl. Rem., IV, 21; Richer, I, 52.

[10] Flodoard, Ann., a. 924; Aimoin, Miracula S. Benedicti, II, 3 (éd. de Certain, p. 99); Eckel, Charles le Simple, pp. 127 et 130.)

[11] Recueil des chartes de Cluny, I, 281, n° 285.

[12] Il mourut entre avril et septembre, probablement avant le 3 juin. Cf. Ann. Masciacenses, a. 927 (MGH, Scr., III, 169-170); Adémar de Chabannes, Chron., éd. Chavanon, p. 143. Voyez Baluze, Hist. généal. de la maison d'Auvergne, I, 21, II, pr., p.18; Hist. de Languedoc, nouv. éd., III, 104.

[13] Diplôme de Raoul, de 927, dans Recueil des historiens de France, IX, 570, d'après Besly, Hist. des comtes de Poitou, pr., p. 239. Deux chartes d'Ebbon qui nous sont conservées en copie par les mss. de la Bibl. nat. lat. 12777 (p. 214 et 224), 12820 (fol. 2 et 11)et 6007 (fol. 117) sont datées, l'une de la 20e année du règne de Charles le Simple et l'autre de la 5e année du règne de Raoul. Les documents que nous venons de mentionner (diplôme et chartes) ont été publiés en dernier lieu par Eug. Hubert (Recueil général des chartes intéressant le département de l'Indre, VIe-XIe siècle, extr. de la Revue archéol. du Berry de 1899, p. 106, 112 et 115) qui n'a pas connu tous les manuscrits cités. — Voyez aussi Raynal, Hist. du Berry, t. I, p. 336.

[14] Flodoard, Ann., a. 927.

[15] Flodoard, ibid.; Dudon de Saint-Quentin, De moribus, éd. Lair, pp. 77 et 170-181; Ann. anglo-saxon (MGH, Scr., XIII,108).

[16] Flodoard, Ann., a. 928.

[17] Flodoard, Ann., a. 928.

[18] Richer, I, c. 54.

[19] Cartulaire de Saint-Cyprien de Poitiers (Arch. hist. du Poitou, III), p. 318, n. 1; Mabille, Le royaume d'Aquitaine et ses marches sous les Carolingiens (Toulouse, 1870, in-4), p. 44 et47; A. Richard, Hist. des comtes de Poitou, I, p. 62, n. 1 et 67; Lot, Fidèles ou vassaux? p. 54.

[20] Flodoard, Ann., a. 928. Pâques tombait, en 928, le 13avril. Le carême commençait donc le 2 mars.

[21] Flodoard, Ann., a. 928; Hist. eccl. Rem., IV, 21; Richer, I, c. 53. --Le texte des Annales de Flodoard suppose que Rollon vivait encore, et nous l'avons admis malgré l'assertion contraire de Richer (I, 50) qui le fait périr à la prise d'Eu, en 925. Cf. Dudon de Saint-Quentin, De moribus, éd. Lair, p. 77, M. Marion (De Normannorum ducum cum Capetianis pacta ruptaque societate, Paris, 1892, in-8, p. 10) le fait vivre jusqu'en 931. Deville (Dissertation sur la mort de Rollon, Rouen, 1841) place avec plus de raison la mort de Rollon entre les années 928 et 932, sans préciser.

[22] Flodoard, Ann., a. 928. — Mortagne-Nord, Nord. arr. de Valenciennes, cant. de Saint-Amand-les-Eaux.

[23] Flodoard, ibid., et Hist. eccl. Rem., IV, 21; Richer, I,53 et 35. Cf. Albanès, Gall. christ. noviss., t. I, col. 41-42.

[24] Flodoard, Ann., a. 928, éd. Lauer, p. 42, n. 5.

[25] Il convient d'observer que Flodoard se sert des termes suivants: « (Boso) venit ad cum eique fidelitatem et pacem regno juramento promittit ... », au lieu d'employer le terme qu'il prend généralement pour indiquer l'hommage ou la recommandation féodale: « se committit illi ».

[26] Flodoard, loc. cit.

[27] Une ambassade d'Herbert était revenue de Rome sans succès, apportant la nouvelle de l'emprisonnement du pape Jean X parle marquis de Toscane, Guy, frère utérin d’Hugues d’ Arles, roi d'Italie. Cf. Flodoard, loc. cit.; Hist. eccl. Rem., IV, 21; Richer, I, 54; Liudprand, Antap., III, 18, 43 (éd. Dümmler, pp. 61 et 73).

[28] Flodoard, Ann., a. 928; Hist. eccl. Rem., IV, 22;Richer, I, 54.

[29] Flodoard, Ann., a. 928; Poupardin, Le royaume de Provence, p. 225-227; Le royaume de Bourgogne, p. 59-60; G. de Manteyer, La Provence du premier au douzième siècle (Paris, 1908, in-8), pp. 127 et suiv., 158-159.

[30] En 924, l'archevêché de Reims avait obtenu la restitution de toutes ses possessions légitimes.

[31] Flodoard, Ann., a. 928; Hist. eccl. Rem., IV, 22; Richer, I, 55.

[32] Leibniz, Annales imperii, éd. Pertz, II, 388.

[33] « Rodulfus rex ... pacem facit cum Karolo ... » Ann., a. 928, in fine.

[34] Flodoard, Ann., a. 929; Hist. Francor. Senon. (MGH, Scr., IX, 366) dont dérivent Richard le Poitevin et Orderic Vital; Hugues de Flavigny, Necrol. (ibid., VIII, 287); Folcuin, Gesta abbat. Sith., c. 102 (ibid., XIII, 626), donne la date du 16 septembre. Richer (I, 56): « Karolus post haec tedio et angoredeficiens, in machronosiam decidit, humoribusque noxiis vexatus, postmultum languorem vita privatus est »; Confin. Regin., a. 925 (Scr., I, 616); Ann. Blandin., Lohiens., Elnon. min. a. 924 (Scr., V, 24, II, 210, V, 19); Aimoin, Miracula S. Bened., II, 5 (éd. de Certain, p. 104), dont dérivent Hugues de Fleury et la Chronique de Saint Bénigne de Dijon; Chron. Turonense (éd. Salmon, Recueil des chroniques de Touraine, p. 110); Sigebert de Gembloux, Chron., a.926 (Scr., VI, 347). Cf. J. Dournel, Hist. gén. de Péronne (1879, in-8), p. 35; Eustache de Sachy, Essais sur l'histoire de Péronne (Paris, 1866, in-8), p. 39-40, et Eckel, p. 134.

[35] Cartulaire du monastère de Gerri, fol. 37, n° 516 (Bibl. nat., Coll. Moreau, vol. V, fol. 75-77). Chron. Nemausense (MGH, Scr., III, 219): « Post cujus (Karoli) obitum fuerunt anniseptem sine legitimo rege, in quibus regnavit Rodulfus. »

[36] Cartulaire de l'abbaye de Conques, éd. G. Desjardins, nos 6, 91, 200, 208, 291.