Robert Ier et Raoul de Bourgogne rois de France (923-936)

 

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

CHAPITRE PREMIER – Robert duc de France et Raoul duc de Bourgogne.

Robert, fils de Robert le Fort, est en réalité un personnage un peu effacé, tant la puissante figure de son frère, le roi Eudes, lui a fait ombrage. Pendant tout le règne de celui-ci, il le seconda fidèlement[1], et à sa mort, en 898, il recueillit sa succession comme « duc et marquis » de France. A ce titre, il prêta l'hommage à Charles le Simple[2] qui le traita d'abord avec beaucoup d'égards, ainsi qu'il apparaît par les diplômes royaux des années 904, 915 et 918[3]. Mais dès l'an 900, un premier froissement avait eu lieu entre eux. Manassès, vassal du duc de Bourgogne, Richard le Justicier, s'était permis, dans une conversation avec le roi, de tenir sur Robert des propos jugés injurieux par ce dernier. Robert quitta la cour pendant quelque temps[4]. Il semble cependant qu'il rentra en faveur vers 903, époque à laquelle il sollicita et obtint des diplômes pour ses abbayes de Saint-Germain-des-Prés, Saint-Martin de Tours et Saint-Denis[5]. Il accompagna même, cette année, le roi en Alsace, ce qui l'empêcha de secourir la ville de Tours assiégée par les Normands[6]. Bientôt il prit sa revanche à la bataille de Chartres (20 juillet 911)[7], et, selon la légende, c'est lui qui servit de parrain à Rollon[8]. Dix ans plus tard, après une campagne contre les Normands de la Loire, il imita l'exemple de son suzerain en cédant aux pirates une partie de la Bretagne et le pays de Nantes[9]. Quand on se rappelle la formidable puissance matérielle dont il disposait[10], on est étonné qu'il n'ait pas essayé de s'emparer de la couronne aussitôt après le décès de son frère. S'il ne l'a pas fait, c'est uniquement à cause de l'accord qui venait d'intervenir l'année précédente entre Eudes et Charles[11], car ses bons rapports avec la maison de Flandre et ses alliances avec les familles de Vermandois et de Bourgogne lui auraient singulièrement facilité l'accès au trône.

Raoul était fils de Richard le Justicier, comte d'Autun devenu duc de Bourgogne sous le règne d'Eudes, qui avait écrasé les Normands à la bataille d'Argenteuil en Tonnerrois (28 décembre 898). Il se trouvait être, du chef de son père, neveu de Boson, roi de Provence, par l'impératrice Richilde, sœur de Richard, neveu de Charles le Chauve, et, par sa mère Adélaïde, neveu du roi de Bourgogne Rodolphe 1er[12].

Suivant une légende accréditée postérieurement, il aurait été tenu sur les fonts baptismaux par le roi Charles le Simple lui-même[13] ; mais Charles, étant né en 879, ne devait pas être beaucoup plus âgé que son prétendu filleul. Ce dernier est, en effet, déjà témoin dans un acte de 901, et l'on sait que les exemples de témoins au-dessous de douze ans sont exceptionnels[14].

Raoul avait une sœur, Ermenjart, qui épousa Gilbert de Dijon[15], et deux frères cadets, Hugues le Noir et Boson qui, comme lui, ne jouèrent aucun rôle politique actif du vivant de leur père[16]. Leur trace ne se retrouve que dans les souscriptions de chartes. C'est, semble-t-il, Raoul qui souscrit un arrêt de Richard relatif à Saint Bénigne de Dijon, datant des dix dernières années du IXe siècle; en tout cas c'est bien lui qui figure dans un acte de Richard en faveur de l'abbaye de Montiéramey, du 21 décembre 901, où il est qualifié de « fils de Richard »[17]. Peut-être aussi est-ce lui et son frère Boson qui signent une donation de l'impératrice Richilde à l'abbaye de Gorze[18]. Les trois frères sont témoins dans une charte de concession octroyée par Richard à l'abbaye de Saint Bénigne de Dijon[19] et paraissent remplir un rôle moins effacé au tribunal comtal d'après une charte en faveur de l'église d'Autun rédigée et scellée au nom de Raoul, agissant comme mandataire de son père (Pouilly, 5 septembre 916)[20]. Raoul intervient aussi dans un acte délivré en 918 par l'évêque d'Autun, Walon, avec l'assentiment du duc de Bourgogne[21].

Les fils de Richard portèrent simultanément le titre de comte. Après la mort de son père, Raoul continue à s'intituler de même, ainsi qu'on le voit dans une charte de donation de sa mère Adélaïde, relative à des biens sis en Varais (Autun, 24 avril 922)[22].

Des premiers actes de Raoul comme duc de Bourgogne, on ne connaît guère que la prise de Bourges[23]. Mais il règne beaucoup d'obscurité sur les circonstances qui accompagnèrent cet événement. On trouve mentionné: en 916 un incendie de Bourges, en 918 une prise de possession éphémère de la ville par Guillaume, neveu de Guillaume Ier d'Aquitaine, et en 924 une cession de la ville et du Berry par Raoul, devenu roi, à Guillaume, moyennant l'hommage[24]. Le duc de France Robert avait, paraît-il, aidé Raoul à s'emparer de Bourges, mais on ne saurait décider si ce fut en 916 ou entre 916 et 918, ou encore plus tard. Raoul s'était en effet allié à la puissante famille des ducs de France, suzeraine de tout le pays au nord de la Loire, en épousant la propre fille de Robert, Emma, princesse douée d'une rare intelligence et d'une mâle énergie[25].

Charles le Simple témoignait aussi des égards à Raoul en souvenir de son père, dont il avait à maintes reprises éprouvé le loyalisme. Il semble même qu'en prescrivant à l'abbé de Saint Martial de Limoges, Étienne (élu en 920), d'élever deux fortes tours pour résister à Guillaume d'Aquitaine, il prenait ouvertement le parti de Raoul[26].

Robert l'emporta néanmoins, car dans sa lutte contre Charles, nous voyons Hugues le Noir, frère du roi Raoul, lui amener des recrues bourguignonnes pour coopérer avec les forces des grands vassaux à la lutte contre les troupes royales. Toutefois, après l'armistice intervenu à la fin de l'année 922, les Bourguignons s'étaient définitivement retirés[27].

Pour bien comprendre leur rentrée en scène et finalement l'élection de Raoul comme roi, il est nécessaire de jeter un coup d'oeil rapide en arrière et de se rappeler l'état politique de la France à cette époque, ainsi que les principaux événements qui venaient de marquer le règne de Charles le Simple.

 

 

 



[1] Favre, Eudes, p. 78, 95-96, 147, 156, 161, 165, 192

[2] Ann. Vedast., a. 898

[3] Il l'appelle son « très cher » (admodum dilectus), son « très fidèle », le « conseil et l'auxiliaire de son royaume » (regni et consilium et juvamen). Pélicier, Cartul. du chapitre de l'église cathédrale de Châlons-sur-Marne, p. 31; Recueil des historiens de France, IX, 523, 536

[4] Ann. Vedast., a. 900

[5] Recueil des historiens de France, IX, p. 495-499

[6] Ibid. p. 499. Eckel, p.68

[7] Cartul. de Saint-Père de Chartres, éd. B. Guérard (Paris, 1840), I, p. 46-47

[8] Dudon de Saint-Quentin, De moribus, I. II, c. 30

[9] Flodoard, Ann., a. 921: « ... Britanniam ipsis (Normannis), quam vastaverant, cum Namnetico pago concessit (Rotbertus). » Cf. Dudon de Saint-Quentin, éd. Lair, p. 69, n. 4

[10] Voyez Favre, Eudes, p. 12; Eckel, Charles le Simple, p. 34; F. Lot, Études sur le règne d’Hugues Capet (Paris, 1903, in-8), p. 187

[11] Ann. Vedast., a. 897; Favre, Eudes, p. 191; Eckel, Charles le Simple, p. 26

[12] On sait toute l'importance attachée à ce titre de neveu dans les traditions de famille franques. Pour saisir plus clairement ces parentés il suffit de parcourir la généalogie suivante:

[13] Hist. Francor. Senon. (MGH, Scr., IX, 366); Richard le Poitevin, Chron. (Recueil des historiens de France, IX, 23)

[14] La majorité était de 12 ans chez les Saliens et de 15 ans chez les Ripuaires. Cf. Glasson, Hist. du droit et des institutions de la France, II, p. 291

[15] Eckel, p. 40

[16] Chron. S. Benigni Div. (Rec. des historiens de France, VIII, 241; éd. Bougaud et Garnier, p. 115)

[17] D'Arbois de Jubainville, Hist. des comtes de Champagne, I, p. 450, pr. n° 17; Cartulaire de Montiéramey, éd. Ch. Lalore (Troyes, 1890, in-8), p. 18, n° 12

[18] Recueil des historiens de France, IX, 665; Cartulaire de l'abbaye de Gorze, publ. p. A. d'Herbomez (Mettensia, II), p. 159, n° 87

[19] Chron. S. Benigni Divion. (Rec. des historiens de France, VIII, 242; éd. Bougaud et Garnier, p. 119)

[20] Cartulaire de l'église d'Autun, publ. par A. de Charmasse (Autun, 1865) n° 22. Il ne faut pas, semble-t-il, vouloir le reconnaître dans un Rodolphus comes qui figure avec beaucoup d'autres comtes lorrains dans un diplôme de Charles le Simple en faveur de l'abbaye de Prüm, daté de la même année (Recueil des historiens de France, IX, 526)

[21] Cartulaire de l'église d'Autun, n° 23

[22] Ibid., n° 9, 10

[23] Flodoard, Annales, a. 924; Ann. Masciac., a. 919 (MGH, Scr., III, 169); Histoire de Languedoc, nouv. éd., II, 251; III, 95. Voyez aussi F. Lot, Hugues Capet, p. 190, n. 3

[24] Hist. de Languedoc, loc. cit.

[25] A. de Barthélemy, Les origines de la maison de France (Revue des questions historiques, VII p. 123). On prétend aussi qu'une autre fille de Robert, dont on ignore le nom, aurait épousé son oncle Herbert II. Cf. Eckel, p. 35, qui la désigne à tort comme, « cousine » d'Herbert II.

[26] Adémar de Chabannes, Commemoratio, éd. Duplès-Agier, p. 3; Ch. de Lasteyrie, L'abbaye de Saint Martial de Limoges (Paris, 1901, gr. in-8), P. 58-59

[27] Flodoard, Ann., a. 922.