L’HÉRITAGE DE DARIUS

 

CHAPITRE XVII. — BACTRES ET LA VALLÉE DU ZEREFCHAN

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Alexandre, dit Arrien, en partant de Drapsaque, prend le chemin de Bactres et d’Aorne, les emporte du premier assaut et jette dans Aorne une garnison qu’il place sous le commandement d’Archélaüs, fils d’Androclès, un de ses hétaires. Le reste de la Bactriane se soumet sans la moindre résistance ; le gouvernement en est confié au Perse Artabaze. Tout fait présumer que cette conquête eut lieu dans les premiers jours du printemps de l’année 329 avant Jésus-Christ ; elle ramena sur-le-champ l’abondance dans l’armée. Le sol de la Bactriane — c’est maintenant Quinte-Curce que je consulte, puisque Burnes et Morier sont d’accord pour me confirmer sa véracité — le sol de la Bactriane, dis-je avec l’historien romain, n’a pas partout une nature uniforme. Certaines portions conviennent à la culture de la vigne et à celle des arbres fruitiers ; une terre grasse et profonde y est arrosée par de nombreux ruisseaux ; en d’autres endroits , le sol est plus léger ; on y sème du froment ; le reste est abandonné aux bestiaux. Une grande partie de cette riche province est malheureusement occupée par des sables stériles. La Bactriane n’en fournit pas moins, au moment de la bataille d’Arbèles, 30.000 cavaliers à Darius.

La capitale de la Bactriane, Bactres, était déjà, au temps d’Alexandre, une ville florissante. Si nous en croyons les traditions recueillies par les écrivains musulmans, le premier monarque qui régna sur la Perse, Kayomurs, fondateur de la dynastie des Pischdadiens (les distributeurs de la justice), bâtit Balkh ou Bactres, — car au fond le nom est le même, — Balkh réputée, peut-être à juste titre, la plus ancienne ville du monde. Certains auteurs revendiquaient l’honneur de cette fondation pour le troisième roi de la dynastie pischdadienne, pour Tahmouras, le vainqueur des mauvais génies ; l’école géographique de Bagdad en rapprocha l’époque jusqu’au règne de Lohrasp, le contemporain et l’allié de Nabuchodonosor. En admettant même que les géographes des khalifes eussent raison, l’antiquité de Balkh serait déjà suffisamment respectable. Alexandre ne détruisait pas les villes — le sac de Persépolis et l’incendie du palais de Darius ne furent pas, nous croyons l’avoir établi, le résultat d’un plan prémédité ; — il trouva Bactres ou Balkh aussi prospère que Rhagès et Hécatompylos ; il la laissa digne de servir de séjour à des rois. Soixante-neuf ans environ après la mort du fils de Philippe, Bactres était devenue la capitale d’un royaume indépendant ; cent vingt-six ans avant l’ère chrétienne, les Tartares se jetèrent sur la Bactriane et mirent fin à l’empire des Grecs dans ces contrées. Toutes les révolutions qui, depuis ce retour offensif de la race touranienne jusqu’à la conquête sémitique des Arabes, passèrent sur l’Asie, paraissent s’être accordées à respecter dans Balkh un des foyers religieux de l’Asie centrale. Le temple du feu élevé par les Barmécides, sous le nom de Nao Behar (le printemps nouveau), attirait à Balkh des pèlerins de tous les pays : du Caboul, de l’Inde et même de la Chine. Ce sanctuaire du polythéisme, par un retour fatal, ne pouvait manquer de provoquer le zèle indigné des sectaires qui, vers le milieu du septième siècle, reçurent de Mahomet la mission d’imposer en tout lieu le culte du Dieu unique. La ville de Balkh fut détruite par Ahnef ben-Quaïs, à l’époque où Othman ben-Affan s’empara du Khorasan. Un lieutenant des Ommiades la rebâtit, au grand scandale des poètes et des croyants ; Gengis-Khan la renversa de nouveau en 1221 de fond en comble. Mais Balkh était une ville phénix ; elle renaissait avec une rapidité surprenante de ses cendres. Moins d’un siècle après le passage du grand destructeur, Yaquout la cite comme un des greniers les plus abondants de la Perse. Les guerres intestines qui suivirent la mort de Tamerlan lui furent de nouveau funestes ; sous le règne d’Abbas le Grand, au dix-septième siècle, elle avait déjà recouvré toute sa grandeur passée : Sa forteresse était haute comme la montagne de Qaf ; ses fossés étaient aussi profonds que l’Océan.

Située à 12 kilomètres environ de hautes montagnes qui la protègent du côté du sud, et d’où descendent de nombreux torrents, la cité fondée par Kayomurs, par Tahmouras ou par Lohrasp, voit sa vaste plaine s’étendre sans interruption jusqu’aux bords de l’Oxus. C’est surtout au Dehas (le Bactrus de Quinte-Curce, le Balkh-Souï des géographes modernes) qu’elle doit la richesse de son territoire. Abdoul-Kerim nous apprend que les environs de Balkh sont arrosés par douze canaux dérivés du fleuve qui prend naissance au pied da Tchalap-Dalane et du Koh-i-Baba ; Ferrier, de son côté, nous montre la route que suivent les caravanes qui viennent en ligne directe d’Hérat, coupée à chaque pas par quelque cours d’eau ou par des mares de boue du milieu desquelles les chevaux ont toutes les peines du monde à se tirer. Les irrigations ont tellement saigné le Dehas à blanc qu’au-dessous de Balkh on ne trouve plus qu’un lit épuisé ; un peu plus bas, la rivière, réduite à quelques filets d’eau, ne tarde pas à disparaître dans les sables. La population actuelle de Balkh se compose, suivant le rapport de Ferrier, de 15.000 ou 16.000 âmes. Elle ne paraît pas, dans l’état présent du pays, destinée de sitôt à s’accroître. Si la campagne de Balkh est justement renommée pour sa fertilité, le climat de Balkh, par un triste retour, est d’une insalubrité proverbiale. Ce khanat, un des plus productifs du Turkestan, où plusieurs provinces viennent encore s’approvisionner des céréales qui leur manquent, a en outre le malheur de se trouver placé entre deux États rivaux : la principauté de Khoulm et celle de Bokhara. Il ne sait, nous dit notre compatriote, à qui obéir ; les deux émirs semblent l’avoir choisi pour le théâtre habituel de leurs luttes ; ils finiront par le ruiner et par le dépeupler.

Nous savons où était située Bactres, nous ignorons où s’élevait la citadelle d’Aorne. Le fameux géographe Barbie du Bocage, d’accord sur ce point avec d’Anville, est d’avis que l’emplacement d’Aorne doit être cherché aux environs de Talkan. Si par Talkan ces deux grands érudits entendent Tash-Kurgan, un des noms qui servent à désigner Khoulm , il me paraîtrait assez naturel de rencontrer Aorne sur la route qui va de Bamian à Balkh. Néanmoins, au sujet de la position d’Aorne, nous n’aurons jamais cette conviction complète que nous pouvons nous flatter de posséder à l’endroit de l’emplacement de Bactres. Il y a bien d’autres villes dans la Bactriane, Adrapsa et Eucratidie notamment, dont il nous importerait de retrouver les traces ; c’est à peine si l’on est assuré d’avoir reconnu Nautaque dans Nakhsheb, qui porte également le nom de Karchi. Félicitons-nous, après tant de siècles écoulés, après tant d’invasions et tant de tremblements de terre, d’avoir encore pu déterminer d’une façon certaine la place qu’occupait la capitale : c’est assurément plus qu’il ne nous était permis d’espérer. A l’heure où nous écrivons, il existe, au sein de l’Afghanistan, des milliers de châteaux. Chaque chef a le sien ; toutes les crêtes, toutes les gorges des vallées en sont garnies ; allez donc, dans cent ans, chercher le lieu précis où se dressaient ces prétendues forteresses ! Les vents auront dispersé jusqu’à la poussière de leurs remparts. Le nom de château évoque dans notre esprit l’idée de quelque vaste édifice féodal ; les châteaux du Caucase indien, comme ceux de la Bactriane, n’ont jamais dû être des postes fortifiés de grande importance. Ce ne sont pas les repaires gothiques des burgraves ; ce sont encore moins les places des Pays-Bas qu’assiège Alexandre ; le héros n’a devant lui que les frêles abris des nations aryennes. N’importe ! ces opérations de petite guerre, quand elles se répètent sans cesse, finissent par lasser, par épuiser même les armées. Le maître de l’Asie, pour peu qu’il y compromette sa personne, y court des dangers plus sérieux que dans la plaine d’Issus ou dans les champs d’Arbèles.

L’Oxus servait de limite à la Bactriane ; au delà de ce fleuve s’étendait la Sogdiane. Plus au nord le Jaxartes, devenu dans la langue des Turcomans le Sir-Daria, séparait les Sogdiens des nomades. Le Polytimète (aujourd’hui le Zerefchan) coupait en deux parties à peu près égales la province. Après avoir arrosé et fertilisé la Sogdiane, nous apprend Strabon, qui ne fait que copier ici Aristobule, ce fleuve pénètre dans une contrée déserte et stérile, puis finit, comme l’Arius, par se perdre dans les sables. Strabon reproche avec raison aux Macédoniens d’avoir défiguré, en les traduisant, les dénominations locales ; aux Perses d’avoir fait usage d’une mesure itinéraire dont la longueur variable rendait fort difficile l’exacte appréciation des distances. Si Strabon eût pu visiter lui-même ces contrées qu’il était obligé de décrire sur la foi des écrivains qui les avaient parcourues, je ne mets pas en doute qu’il n’eut remarqué que, en dépit des noms souvent travestis et rendus ainsi méconnaissables, la Sogdiane et la Bactriane étaient encore, de tous les pays traversés par les armées d’Alexandre, ceux qui avaient été le mieux étudiés, ceux dont la physionomie générale nous arrivait le plus fidèlement reproduite. La chose s’explique d’elle-même : le séjour de l’armée dans ces provinces lointaines a duré deux ans ; les autres régions n’avaient été vues qu’en passant.

Comprise entre deux grands fleuves, l’Oxus et le Jaxartes, la Sogdiane était une autre Mésopotamie, mais une Mésopotamie en majeure partie aride et sablonneuse. Cette province, la plus reculée vers l’Orient des possessions lointaines conquises par Cyrus, forme aujourd’hui les khanats de Bokhara, de Samarkand, de Khokand et de Khodjend. Les Russes n’auraient probablement jamais réussi à la subjuguer s’ils ne l’avaient lentement circonvenue, à l’exemple des Mongols, du côté de sa frontière orientale. Ils ne sont pas allés, comme les Macédoniens, de l’Oxus au Jaxartes ; ils se sont glissés sournoisement le long du Jaxartes, pour atteindre plus sûrement les bords de l’Oxus. La richesse du territoire de Khiva, la fertilité exceptionnelle de cette oasis ont bien pu tenter la cupidité de quelques Cosaques ; elles n’auraient pas suffi à déterminer les efforts périlleux et persévérants dont nous a rendus témoins, pendant près de deux siècles, un grand peuple. Il est évident qu’on né va pas à Khi va pour y rester ; on y va pour en faire un point de départ, un lieu d’étape, vers des contrées bien autrement florissantes. Le traité de paix conclu le 24 août 1873 avec le khan de Khiva lui laisse les apparences de la souveraineté ; il met en réalité le pays à la disposition absolue des Russes.

Il importait sans doute d’être maître à Khiva, si l’on voulait commander le cours de l’Oxus, bien que Khiva même ne soit pas sur ce fleuve et s’en trouve éloigné de près de80 kilomètres ; mais on se tromperait fort, si l’on plaçait sur le territoire khivien le nœud stratégique des opérations futures. C’est de Bokhara, et non de Khiva, qu’on peut gagner rapidement Balkh et Merv, Hérat et Caboul. Dans la saison d’été, les caravanes se font un jeu de ces voyages ; le plus long, le trajet entre Bokhara et Caboul, leur demande à peine quinze ou seize jours. Bokhara est donc la première étape désignée dans une marche sur l’Inde. Le khan ou sultan de Bokhara est déjà complètement soumis à l’ascendant des possesseurs de Tashkend, de Khodjend, de Djisak et de Samarkand. M. Frédéric Burnaby, officier de l’armée anglaise, qui ne paraît pas avoir fait à Khiva un voyage inutile, observe, selon moi, avec raison que, si la Russie venait à s’annexer Kasbgar, Balkh et Merv, l’invasion de l’Inde ne pourrait plus être rangée au nombre des éventualités invraisemblables. — Les Russes, ajoute-t-il, peuvent déjà porter leur base d’opérations à 115 lieues de la frontière hindoue. Si les Afghans se joignaient jamais à leur armée, ce serait pour l’Angleterre un très grave embarras.

Gênée par ses embarras intérieurs, obéissant même à des pensées d’un ordre plus élevé que l’intérêt exclusif de son vaste empire, la Russie pourra faire une pause, mettre autant de soin à éviter les occasions d’un agrandissement inopportun qu’elle en apportait autrefois à les rechercher ; la fatalité sera plus forte que la volonté de ses gouvernements ; les Turcomans ne lui permettront pas de faire ainsi balte à mi-chemin. Toutes les fois qu’on se place en face de la barbarie, il faut, de gré ou de force, écraser la dernière tête de l’hydre. Entre les nécessités auxquelles obéit Alexandre et celles qui entraînent aujourd’hui les commandants russes, l’analogie est telle qu’on se demande involontairement si l’Asie centrale n’est pas aujourd’hui exactement ce qu’elle était il y a deux mille ans.

Les Russes avaient pris la côte orientale de la mer Caspienne pour une des bases d’opérations de leur campagne contre le khan de Khiva ; ils se sont vus conduits par la pente naturelle des choses à en faire également le point de départ d’une marche progressive contre la grande citadelle des Turcomans occidentaux, Geuk-Tépé (la butte verte). Un enchaînement inévitable ne saurait guère tarder à les conduire à Merv. Les Turcomans ont été de tout temps d’incorrigibles maraudeurs. Ces bandits forment trois tribus distinctes : les Yomout, les Gouklan, les Tekke. M. Ferrier évalue, le chiffre des trois tribus réunies à 72.000 familles, ce qui peut représenter une population d’environ 350.000 ou 400.000 âmes. Suivez la ligne de Krasnovodosk à Merv, en longeant d’assez près la base du Kopet-Dagh, vous serez sur la ligne d’opérations où le général Skobeleff marchait aux premiers jours de l’apnée 1881, d’un tel pas que le gouvernement britannique s’en émut. Le général était cependant encore à 290 kilomètres de Merv ; mais dans le Turkestan on est habitué à franchir les kilomètres par milliers, et 290 kilomètres j comptent pour peu de chose. La situation se dénoua par une solution -inattendue : le général Skobeleff se replia sur la mer Caspienne, et les Anglais, de leur côté, évacuèrent Kandahar.

Croit-on donc que ce soit à l’aide de ces retraites réciproques que l’on établira un état de choses définitif dans l’Asie centrale ? Il est un fait qui prime tout aujourd’hui : la civilisation a horreur du vide. Nous la verrons combler tôt ou tard le gouffre que les Parthes d’abord, les Musulmans ensuite, ont creusé entre la mer Caspienne et l’Indus ; le réseau de nos routes ne peut s’interrompre devant la résistance de quelques nomades. Comment ! les océans aujourd’hui se confondent, et, par ménagement pour la barbarie, nous n’aurions pas, à bref délai, raison des déserts ! Les dominations rivales qui s’effacent de peur de se rencontrer ont beau fuir le contact et entretenir à plaisir le caillou dans la plaie, il faut que la cicatrisation s’opère ; l’avenir est à la puissance qui mettra la première les intérêts du genre humain dans son jeu.

La Russie a cette bonne fortune de pouvoir aller frapper à la fois aux deux portes qui s’ouvrent vers la Chine et vers l’Hindoustan ; elle possède des facilités égales pour atteindre la vallée de l’Ili ou les gorges de Bamian, pour passer soit à droite, soit à gauche du plateau de Pamir. De la Sibérie on arrive à tout ; Sébastien Cabot l’avait deviné : il suffit de tourner le fameux toit du monde, ce noyau central élevé en moyenne de 4.000 mètres au-dessus du niveau de la mer, d’où rayonnent les plus hautes chaînes de montagnes du globe. Quand on a évité ce boulevard formidable,

Tulto di pietra e di color ferrigno

Corne la cerchia che d’intorno il volge,

on n’a plus devant soi que des cols dont l’altitude , si considérable qu’elle puisse être, n’a pas, de temps immémorial, découragé les armées. On peut être certain qu’elle ne découragera pas davantage la science de nos ingénieurs.

Tout en aplanissant à l’Europe impatiente les voies terrestres qui conduiront un jour vers l’Inde et vers la Chine les convois détournés du chemin maritime, les Russes ont fait dans l’Asie centrale des conquêtes qui, par elles-mêmes, sont déjà fort loin d’être à dédaigner. Tashkend, où doit venir aboutir la voie ferrée de la Sibérie, est une ville de 80.000 âmes environ, tandis que la population de Khiva n’excède pas 35.000 habitants. Le territoire de Tashkend serait, au dire de M. Burnaby, qui n’a pu malheureusement vérifier la chose de ses propres yeux, une sorte de Terre promise. Il est vrai que, quand on vient de traverser les steppes des Kirghis, on a généralement l’enthousiasme facile ; le moindre sourire de la nature prend, dans ces conditions, une douceur infinie. Il est au moins permis de garder une certaine méfiance au sujet de l’excellent climat d’une région trop voisine des steppes glacées et des sommets neigeux, pour ne pas se ressentir un peu des alternatives extrêmes qui font, dans ces contrées, succéder brusquement à l’hiver le plus rude les chaleurs étouffantes d’un été presque intolérable. Ce climat, soutenait un jour Anaxarque, à la table d’Alexandre, n’est pas plus rigoureux que celui de la Grèce. — Cependant, lui fit observer Callisthène, en Grèce, tu te contentais d’un méchant manteau, et ici, je te vois t’envelopper de trois couvertures. Le gouvernement de la Sogdiane peut tenter des Russes ; Alexandre avait peine à le faire accepter à des Grecs ; les Macédoniens eux-mêmes n’en voulaient pas. On m’envoie gouverner des bêtes fauves, s’écriait, dans son humeur bourrue, le brutal Clitus. L’Asie centrale a sans doute des parties privilégiées ; néanmoins on en sort dès qu’on peut, alors même que le ciel vous y fait naître. Ni Gengis-Khan, ni Tamerlan, ni l’empereur Baber ne se sont contentés de leur lot ; pourquoi voudrions-nous que les Russes se montrassent plus aisément satisfaits ? Déjà leur ardeur déborde, et leurs légions d’Asie frémissent sous le frein que la sagesse du gouvernement de Saint-Pétersbourg leur impose.

La vallée du Zerefchan met en communication Tashkend et Bokhara par deux roules : la route de Djizak, longue de 200 kilomètres environ, et la route de Khodjend, qui en a près de 350. Le Zerefchan prend sa source dans les monts Thian-chang ; il coule généralement de Test à l’ouest, partageant ainsi la Sogdiane en deux parties presque égales, allant, d’Oburdan et de Pendjakent, raser le territoire de Samarkand et se perdre, suivant la coutume des rivières de l’Asie centrale, aux environs de Bokhara, dans les sables. Le Zerefchan était connu des anciens sous le nom de Polytimète, c’est-à-dire de grand prix. C’est en effet, remarque le savant géographe d’Anville, par les saignées qui lui sont faites que les terres voisines sont fertilisées. La vallée que ce fleuve arrose n’est qu’une succession de villages et de vergers ; les flancs des montagnes, au contraire, privés de l’irrigation bienfaisante, ne sont couverts que de maigres guérets. Dans la partie moyenne de cette riche vallée, Afrasiab, le héros fabuleux des chroniques persanes, fonda, longtemps avant l’invasion d’Alexandre, la ville de Maracande. Des débris de Maracande les Mongols bâtirent à leur tour, sur la rive gauche du Zerefchan et à six ou sept kilomètres du fleuve, la Mecque de l’Asie centrale, le siège de l’empire de Tamerlan, — Samarkand. Là se voit encore la pierre bleue (le Keuk-tach), bloc de marbre poli sur lequel on intronisait les émirs.

La grandeur de cette ville, où Tamerlan rapporta tant de fois les dépouilles du monde, s’est bien vite éclipsée. L’importance politique a été ravie à Samarkand par Bokhara ; Tashkend lui enlève aujourd’hui la suprématie commerciale. L’enceinte de Samarkand, formée d’un rempart d’argile que mine, sans qu’on songe à en réparer les brèches, chaque nouvel hiver, n’a guère plus d’un kilomètre et demi de diamètre ; les jardins qui l’entourent n’ont pas cessé, en revanche, d’attester le prix tout particulier que les Tartares et les Turcs, ces grands dévastateurs, ont toujours attaché, par un contraste étrange, à la conservation des eaux et des ombrages. Le peuplier, le platane, l’orme et le saule se mêlent, dans les jardins de Samarkand, comme dans ceux d’Ashref et de Ferah-Abad, à la plupart des arbres fruitiers que nous cultivons dans les régions tempérées de l’Europe ; le coton et le riz y donnent de riches moissons à côté de nos céréales. Deux larges ruisseaux, le Schâb et le Schâb-tchag ; un torrent, le Dargam, et une source, assurent amplement le service des irrigations.

Vous avez laissé les Russes me battre, disait à M. Burnaby le khan de Khiva ; ils vont se frayer maintenant un chemin vers le Khokand. Suivant les géographes orientaux, le Khokand s’étend d’Oura-tépé, qui est au delà de Samarkand, jusqu’aux environs de Kasbgar : sa longueur est de vingt journées de marche, sa largeur de dix journées. Tous les biens de la terre y abondent. Ce n’est qu’en 1875 que les Russes achevèrent la conquête de cette province. En 1871, nous dit M. Radau, dans la remarquable étude qu’il a intitulée : les Chemins de l’Asie, ils s’étaient déjà emparés de Kouldja, sur le versant nord des monts Thian-Chang. Dans ces contrées lointaines, les provinces disparaissent, les territoires s’annexent, les traités de vassalité interviennent, sans que le regard le plus attentif parvienne à suivre dans tous ses détours la diplomatie patiente qui marche d’un pas égal et réglé à son but. C’est œuvre d’érudit que de pouvoir apprendre jusqu’où, dans leur expansion, sont allés, en moins d’un demi-siècle, les rois de la steppe. Soyez tranquilles, ils iront bien plus loin encore. Faut-il s’alarmer outre mesure de leurs progrès ? La cause de la civilisation est-elle mise par eux en péril, ou n’est-ce pas plutôt pour la civilisation qu’ils combattent ? Jamais l’influence modératrice qui domine et conduit toute société moderne ne sera intervenue plus à propos. Les Russes sont chrétiens ; s’ils ne l’étaient pas, ce serait un nouvel ouragan qui passerait bientôt sur le monde.

Gengis avait soixante ans ; il était déjà maître de la Chine septentrionale et de la Corée, quand il vint, du fond de la Mongolie, assaillir les vastes États que le sultan des Khorasmiens, possesseur d’un empire dont Ourghendj, Khiva, Bokhara, ne sont que les humbles débris, tenait, depuis la fin du douzième siècle, rangés sous son sceptre, au dé-  triment du calife de Bagdad. Sur les bords du Jaxartes, 700.000 Tartares livrèrent alors bataille à 400.000 Turcomans. La défaite des mahométans fut complète ; Bokhara, Samarkand, tombèrent aux mains du vainqueur, et toutes les contrées à l’orient de la mer Caspienne furent en un instant inondées par la cavalerie du désert. L’irruption s’étendit d’un côté jusqu’aux bords de l’Indus, de l’autre jusqu’aux rives du Volga. Les Mongols, remarque Voltaire, furent les premiers qui firent le tour de la mer Caspienne. Ils pénétrèrent, en effet, sur le territoire russe par les défilés du Caucase, et revinrent dans le Turkestan par les plaines sablonneuses que limitent à l’ouest le bord oriental de la mer Caspienne, à l’est la mer d’Aral. L’illustre auteur de l’Essai sur l’histoire et les mœurs des nations a mille fois raison d’ajouter : Une telle course n’était praticable que pour des Tartares, auxquels il ne fallait ni tentes, ni provisions, ni bagages, et qui se nourrissaient de la chair de leurs chevaux. Quand on songe de quels matériaux incomplets disposait Voltaire pour élever le gigantesque édifice qui ne prétendait à rien moins qu’à nous représenter le développement historique de l’humanité, on ne peut se lasser d’admirer la pénétration merveilleuse de ce grand esprit auquel il n’a manqué qu’un peu de justice envers le christianisme pour laisser à la postérité la plus reculée un monument vraiment incomparable. Voltaire nous montre Gengis, alors âgé de soixante-dix ans, tenant sa cour plénière sur les bords du Jaxartes, comme au centre de son vaste empire. Tous les khans et leurs vassaux, nous dit-il, étaient sur ces anciens chariots dont l’usage subsiste encore jusque chez les Tartares de la Grimée. Partis de leur désert, vers l’an 1212, les Tartares avaient conquis la moitié de notre hémisphère, vers l’an 1326. Les peuples qui habitent aujourd’hui les mêmes solitudes, privés de toute connaissance, savent seulement que leurs pères jadis ont conquis le monde.

N’est-ce pas encore de la bouche de Voltaire qu’il nous faut apprendre que tous ceux qui se sont rendus maîtres de la Perse ont aussi conquis ou désolé les Indes ? Un siècle après Gengis, lorsque la puissance mongole, divisée, semblait à la veille de s’évanouir, Tamerlan, né en 1335, dans le pays des Uzbeks, dans cette antique Sogdiane, où a tant bataillé Alexandre, la relève soudain par le seul effort d’une volonté énergique et l’étend de nouveau sur plus de la moitié de l’Asie. C’est par la conquête de Balkh qu’il commence. Il s’avance ainsi, au rebours d’Alexandre, de la Bactriane dans le Caboul et du Caboul en Perse, court soumettre Bagdad et revient subjuguer les Indes. Pour aller à Pékin, les Russes se sont placés sur la route de Gengis-Khan ; pour atteindre Delhi, ils n’ont qu’à suivre les traces de Tamerlan. Il n’est pas impossible que ta Russie d’Europe refuse son concours à de pareils travaux ; la Russie d’Asie, dans ce cas, s’en chargera. Boutez-vous que le slavisme soit de taille à remplir deux empires ? Si grande que soit la tâche que je lui verrai entreprendre, je ne m’étonnerai pas. Le slavisme dispose d’une double force : du nombre et de la pauvreté. Il est donc naturel que l’avenir doit à lui, puisque le passé a pu, pendant un certain temps, appartenir à une race inférieure, aux Mongols.

Aujourd’hui, nous apprend le Père Hue, les peuples tartares, plus ou moins soumis à la domination des empereurs mantehous, ne sont plus ce qu’ils étaient au temps de Tchinggis-Khan et de Timour. Ils ont peut-être dépouillé en partie l’aversion du travail et de la Vie sédentaire, l’amour du pillage et de la rapine, la cruauté qui les caractérisaient ; ils ont conservé cette enveloppe grossière sous laquelle il nous répugnerait de croire que le Créateur ait jamais voulu cacher les maîtres futurs du monde. Le Mongol est de taille médiocre, et suivant le Père Hue, qui l’a bien observé, qui, longtemps habitant de la terre des herbes, vécut de sa vie, il a le visage aplati, les pommettes des joues saillantes, le menton court et retiré, le front fuyant en arrière, les yeux petits, obliques, d’une teinte jaunâtre et comme tachés de bile, les cheveux noirs et rudes, la barbe peu fournie, la peau d’un brun très foncé et d’une grossièreté extrême. Avec une pareille guenille sur les épaules, on peut jouer le rôle de fléau de Dieu, on ne remplace pas la race de Japhet dans l’évolution successive des êtres. Le Mongol, du reste, ne nourrit plus de desseins ambitieux. Malgré ses dehors âpres et sauvages (c’est toujours le Père Hue qui parle), il a le caractère plein de douceur et de bonhomie ; timide à l’excès dans ses habitudes ordinaires, naïf et crédule comme un enfant, il passe subitement de la gaieté la plus folle et la plus extravagante à un état de mélancolie qui n’a rien de rebutant. Le Tartare du Père Hue n’est pas le Turcoman de Burnes, de Vambéry, de Ferrier, mais il en est incontestablement l’ancêtre. Admettons qu’entraîné par un chef dont sa simplicité avait fait un dieu, ce peuple ait révélé tout à coup des qualités qui sommeillaient en loi, qu’il ait déployé, comme le Père Hue l’en croit encore capable, une impétuosité de courage que rien ne saurait arrêter, il n’en restera pas moins dans les conquêtes qu’on le vit accomplir avec la rapidité de la foudre une grande part à faire au merveilleux instrument de guerre que la Providence avait mis sous sa main. Le cheval turcoman devrait, en bonne justice, partager, pour moitié au moins, la gloire de Gengis-Khan. Les steppes de la Turkomanie, nous raconte Ferrier, sont très favorables au développement de la race chevaline. Leurs pâturages et leurs prairies artificielles croissent dans des terrains secs, n’ayant pour toute alimentation que les neiges de l’hiver ; les fourrages que ces prairies produisent, renferment des sucs beaucoup plus nutritifs que ceux de nos climats tempérés et humides. Aussi développent-ils dans le sang des chevaux une chaleur bien plus vive et donnent-ils à leurs nerfs une vigueur et une élasticité extraordinaires..... Un cheval turcoman n’est jamais enfermé dans une écurie : il est toujours à l’air, enveloppé dans des feutres, avec des entraves aux pieds... Les distances que parcourent ces chevaux sont incroyables... J’ai entendu citer des traites de 200 lieues franchies en cinq ou six jours. Pour mon compte, j’ai vu un de ces animaux aller, revenir et retourner en douze jours de Téhéran à Tauris, faire par conséquent, dans cet espace de temps, déduction faite d’un repos de vingt-quatre heures pour chaque course, un trajet d’à peu près 140 lieues.

Les chevaux kirghiz ne se signalent pas par de moindres prouesses. Il leur arrive souvent, si nous en croyons M. Frédéric Burnaby, de faire en un seul jour de 120 à 140 kilomètres. Le cheval de voyage de cet officier anglais portait 82 kilogrammes sur le dos ; il franchit en neuf jours et deux heures 597 kilomètres, c’est-à-dire 66 kilomètres par jour. Il ne fut jamais ni boiteux ni malade. C’est ainsi que des dépêches ont été portées de Tashkend à Saint-Pétersbourg en douze jours, et qu’on a pu se rendre de Tashkend à Samarkand en trente-six heures. La distance entre ces deux villes n’est cependant pas inférieure à 280 ou 290 kilomètres.

L’empereur Napoléon a donc raison de considérer les invasions des Mongols comme une sorte de déluge, et de se refuser à placer sur le même rang l’inondation accomplie par ces grandes masses humaines et les prodiges de ténacité intrépide qui ont rendu un très petit peuple maître absolu des destinées de l’Asie. Les Macédoniens n’ont pas triomphé, comme les Espagnols, dans le nouveau monde, par la supériorité des armes ; ils ont dû leurs succès, tous leurs succès, à la vigueur exceptionnelle de leur âme, et à la force de résistance presque incroyable que possédait leur constitution physique. La supériorité de la race éclate ici dans toute sa splendeur. Faire des hommes de cette trempe devrait être le but des gouvernements soucieux de mettre la grandeur et l’indépendance de la patrie sous la protection d’un rempart inébranlable. On se relève de tout, excepté de la décadence de la race. La déchéance la plus irrémédiable serait celle qui ne nous laisserait pour défendre le sol paternel qu’un sang appauvri. Ce n’est plus sans doute pour lutter corps à corps qu’on descend dans l’arène ; on se combat de loin et presque à perte de vue ; les armées les plus insensibles aux intempéries, les mieux disposées à supporter les fatigues des marches, n’en gardent pas moins sur des troupes chétives, sur des bataillons que le plus léger labeur épuise, un immense avantage. On trouvera toujours sur cette terre généreuse des Gaules des soldats impétueux, des tempéraments militaires ; ce qu’il est essentiel d’y cultiver avec un soin jaloux, ce sont les habitudes de sobriété, d’endurance — le mot est anglais, mais la qualité est française — qui ont fait jadis de Jacques Bonhomme le soldat sans pareil auquel un grand capitaine avait fini par donner la solidité du vieux ciment romain.

Les soldats d’Alexandre me paraissent cependant avoir mieux résisté encore que ceux de Napoléon à toutes les vicissitudes atmosphériques. Le moule était-il plus parfait ou l’éducation meilleure ? On ne peut nier que les exercices du gymnase ne fussent admirablement calculés pour endurcir la fibre et pour favoriser le développement de toutes les facultés corporelles ; dans une société où les travaux pénibles étaient laissés aux esclaves, quelles générations molles on aurait vues naître si l’on n’eût pris soin de suppléer à de salutaires fatigues par des jeux où les couronnes conquises n’étaient pas tenues pour moins glorieuses que les prix accordés à la valeur guerrière ! L’enfance des Macédoniens avait peut-être reçu d’aussi dures leçons que celle des Spartiates ; mais les Athéniens, les Corinthiens, les Achéens, les Thébains, où avaient-ils appris à braver les neiges du Paropamisus et les sables brûlants de la Sogdiane ? S’il faut faire honneur aux exercices du stade et du cirque des qualités dont les Grecs firent preuve dans les dernières campagnes que leur imposa le généralissime qu’ils s’étaient donné, nous ne trouverons plus ces luttes pacifiques indignes du lyrisme enthousiaste de Pindare. Combien, en effet, les grandes journées d’Issus et d’Arbèles paraissent peu de chose à côté des deux années de marches et de combats que va couler la conquête de la Bactriane et de la Sogdiane !