HISTOIRE CRITIQUE DES RÈGNES DE CHILDERICH ET DE CHLODOVECH

LIVRE II. — FONDATION PAR CHLODOVECH DU ROYAUME FRANK EN GAULE.

CHAPITRE IV. — Mariage de Chlodovech.

 

 

Dans l’intervalle de temps qui sépare la conquête du pays des Thuringiens et la soumission du peuple alaman, se place le mariage de Chlodovech avec Chrotechilde, fille d’un roi Burgunde.

Grégoire raconte cet événement de la manière suivante[1] : Gundioch eut quatre fils : Gundobad, Godegisel, Chilperich et Godomar. Gundobad tua Chilperich son frère par le glaive, attacha une pierre au cou de la femme du même Chilperich, et la noya, puis il condamna à l’exil ses deux filles, dont l’aînée, qui prit l’habit religieux, s’appelait Chrona ; la plus jeune, Chrotechilde. Comme Chlodovech envoyait souvent des messagers en Burgundie, ces messagers rencontrèrent la jeune Chrotechilde. Avant vu qu’elle était belle et sage, et ayant appris qu’elle était du sang royal, ils en informèrent le roi Chlodovech. Celui-ci envoya sur le champ des députés à Gundobad pour demander Chrotechilde en mariage. Gundobad n’osant refuser, la remit entre les mains des envoyés ; qui la conduisirent promptement au roi. Chlodovech, Payant vue, fut transporté de joie, et l’épousa. Il avait déjà, d’une concubine, un fils nommé Theoderich.

Outre ce récit, nous en avons deux de date moins ancienne : celui des Gesta et celui de l’Historia epitomata ; les autres, — car on en pourrait citer d’autres, — n’entrent pas en ligne de compte[2]. La narration de Grégoire est la plus courte des trois ; celle de l’Historia epitomata a déjà beaucoup plus d’ampleur ; la plus explicite est celle des Gesta. Au début, les deux chroniques que nous venons de nommer s’accordent presque textuellement avec l’Histoire des Franks ; mais elles s’en écartent dès qu’elles arrivent au mariage lui, même ; de plus, à partir de ce moment, elles diffèrent sensiblement entre elles. On ne trouve plus, pour ainsi dire, que le squelette du récit de Grégoire dans la double version qu’elles nous en donnent[3]. La minutie, le luxe de détails avec lesquels elles racontent l’événement, ont quelque chose de très frappant à côté de la brièveté du thème original. Grégoire indique à grands traits, d’un style rapide et simple, les points essentiels ; dans les Gesta et dans l’Historia epitomata, nous trouvons, au contraire, une singulière prolixité, une tendance marquée à tout individualiser[4], à insister longuement sur telle ou telle circonstance particulière, des discours développés, suivis de répliques étendues. Pour le fond, les récits de nos deux chroniqueurs peuvent à peine se comparer avec celui de Grégoire, qu’ils amplifient à chaque instant. On y rencontre plusieurs faits d’un caractère purement romanesque, tels que le déguisement d’Aurélien en pauvre. A vrai dire, ils, en contiennent d’autres qu’on serait plutôt tenté d’admettre ; mais ils les présentent d’une façon si peu identique, et les rangent dans un ordre si différent, que cela seul doit suffire pour nous mettre en garde. L’Historia epitomata, par exemple, insiste plus spécialement sur la fuite de Chrotechilde et sur la poursuite dont elle fut l’objet ; les Gesta s’étendent davantage sur la célébration des noces ; le côté juridique des négociations qui précédèrent le mariage ressort mieux élans l’Historia epitomata, et ainsi de suite.

Les deux narrateurs ne mettent pas toujours en scène les mêmes personnages : la demande de Chlodovech est portée à Gundobad, dans les Gesta, par Aurélien ; dans Historia epitomata, par d’autres envoyés ; l’Historia epitomata qualifie Aurélien de Romain ; les Gesta gardent le silence sur sa nationalité. Certaines données sont traitées différemment dans les deux récits : ainsi l’idée du vol, auquel Aurélien s’expose, en s’habillant en mendiant. Toute cette histoire, on le sent, bien qu’arrêtée dans ses contours généraux, est encore flottante, et susceptible de se Blier à des formes diverses. En outre, nos deux chroniqueurs comprennent chacun d’une manière très différente le caractère et la portée de l’événement qu’ils racontent. Selon l’idée qu’ils prennent pour point de départ, ils impriment aux faits tel ou tel tour particulier. Pour les Gesta, le mariage de Chlodovech est la cause de sa conversion au christianisme. Dès le début, l’auteur observe que Chrotechilde est chrétienne ; une fois ce point de départ adopté, tout le reste concorde. Il s’attache principalement à mettre en lumière la piété de Chrotechilde : la première pensée qui vienne à celle-ci, quand elle se voit recherchée par Chlodovech, c’est qu’une chrétienne ne doit pas épouser un païen ; à peine mariée, elle s’efforce de gagner le souverain Frank à la foi catholique.

D’autre part, l’Historia epitomata, source burgunde, considère surtout ce mariage comme avant amené la ruine du royaume de Burgundie : en épousant Chrotechilde, Chlodovech épouse aussi sa vengeance ; c’est ce dont Aridius se rend parfaitement compte ; il le fait comprendre à Gundobad, mais trop tard ; la fille de Chilperich en quittant le territoire burgunde, prélude aux représailles futures par un acte symbolique. Il est clair que, sous l’influence de cette double conception, le récit des Gesta et celui de l’Historia epitomata devaient nécessairement revêtir une forme très différente, et c’est ce qui est arrivé en effet[5]. Sans doute chacune de ces manières de voir peut se justifier historiquement[6] ; mais nos deux chroniqueurs se laissent trop complètement dominer par elles, pour qu’il ne faille pas se défier de leur témoignage. De plus, nous trouvons chez eux, et particulièrement dans les Gesta, une certaine teinte de partialité. Plein d’admiration pour l’énergie des Franks, le rédacteur des Gesta regarde les Burgundions comme une nation lâche, impuissante : aussi, d’après lui, les grands de Burgundie déconseillent-ils la guerre, quand le roi la désire. La partialité, dans l’Historia epitomata, est moins évidente ; on y remarque pourtant une antipathie assez naturelle pour les Franks[7]. Il est encore un point qui mérite de fixer notre attention : c’est l’influence exercée sur nos chroniqueurs par le temps dans lequel ils ont vécu et écrit. Des deux côtés, cette influence se fait sentir ; les deux ouvrages portent, en plus d’un endroit, le reflet d’une époque postérieure à celle qu’ils racontent. Les Gesta, par exemple, nous dépeignent la situation politique des grands à la cour de Burgundie sous un aspect qu’elle n’avait certainement pas du vivant de Chlodovech. De même, la narration de l’Historia epitomata se ressent de ce que la chute du royaume des Burgundes est connue du narrateur : les personnages mis en scène peuvent faire des allusions précises à l’avenir.

Ce qui résulte pour nous des précédentes observations, c’est qu’on ne saurait attribuer aux deux relations postérieures un caractère strictement historique ; ce sont des traditions, des chants, qui, nés de l’inspiration populaire- et répétés de louche en bouche chez les Franks et chez les Burgundions, se sont développés peu à peu, jusqu’au jour où les auteurs de l’Historia epitomata et des Gesta les ont traduits en prose. Sans doute ces derniers ont tiré bien des choses de leur propre fonds : ainsi, l’idée qui sert de base au récit des Gesta a probablement été rehaussée, mise en évidence par le chroniqueur ; peut-être même vient-elle de lui. En résumé, nous pouvons répéter ici ce que nous avons dit à propos de notre première catégorie d’informations concernant Childerich. Pour le critique en quête de la vérité historique, nos deux relations postérieures n’entrent pies en sérieuse considération à côté de celle de Grégoire[8]. Elles n’en sont, il est vrai, que plus importantes au point de vue du développement de la poésie héroïque en Allemagne. La poésie héroïque allemande, à la suite des épopées franco-burgundes, a fait plusieurs emprunts à l’histoire de la Burgundie[9]. C’est ainsi que le mariage de Chlodovech avec la vindicative Chrotechilde, considéré comme ayant amené la ruine des Burgundions, a influé d’une manière décisive sur la composition des Nibelungen, telle qu’elle s’offre à nous dans les rédactions de la fin du XIIe et du commencement du XIIIe siècle. Mais nos deux récits prouvent que dès le VIIe siècle certaines traditions héroïques de la Germanie étaient devenues des poèmes, dont la partie essentielle a survécu.

Revenons au récit de Grégoire, le seul digne de foi. Du temps où il fut composé, la poésie, à ce qu’il semble, ne s’était pas encore emparée du mariage de Chlodovech. Nous n’avons, du reste, aucun sujet de révoquer en doute le témoignage de notre historien, et nous n’hésitons pas à tenir pour constants les faits qu’il raconte. Ce qu’il dit des crimes de Gundobad soulève pourtant une objection ; peut-être nous peint-il ce prince sous des couleurs un peu trop noires[10]. Grégoire puisait ses informations à des sources franques, et il se pourrait que les Franks eussent défiguré l’histoire en haine d’un roi burgunde, sectateur de l’arianisme ; les autres renseignements que nous avons sur Gundobad lui sont moins défavorables.

A quelle époque Chlodovech épousa-t-il la princesse burgunde ? Grégoire ne le dit pas : nous pouvons supposer que ce fut en 493[11].

On a pensé que la conséquence la plus grave de ce mariage avait été de fournir à Chlodovech un prétexte pour attaquer et pour conquérir la Burgundie, en faisant de lui le vengeur obligé du roi burgunde Chilperich, assassiné par Gundobad. La poésie burgunde, nous l’avons vu, a donné à cette idée un relief particulier. Historiquement, le fait eu question n’a pas grande importance ; car, en droit, la vengeance avait cessé d’être un devoir pour Chlodovech le jour où il s’était converti au christianisme ; d’ailleurs notre prince, en général, ne s’inquiétait même pas de trouver des prétextes pour ses guerres de conquêtes. Ce qui doit plutôt attirer notre attention, c’est l’union de Chlodovech avec une chrétienne, avec une catholique[12]. On a plusieurs exemples de rois germains gagnés par leurs femmes à la foi chrétienne, et spécialement à la foi catholique. Si nous consultons le récit de Grégoire[13], nous y voyons que la pieuse princesse s’efforçait constamment d’amener son époux au christianisme. La réponse que notre historien prête au souverain frank est bien conforme à l’esprit du paganisme germanique : Tout est créé par l’ordre de nos dieux ; quant au vôtre, il ne peut rien ; et, ce qui est plus grave, on ne voit même pas qu’il soit de la race des dieux. Chlodovech consentit pourtant, d’après ce que raconte Grégoire, a ce que le premier-né de Chrotechilde, Ingomer, fût baptisé ; mais l’enfant tomba malade et mourut avant qu’on lui eût ôté la robe blanche du baptême. Cette mort éveilla les appréhensions de Chlodovech ; en effet, il craignait la colère des dieux païens qu’il avait offensés. L’enfant, se disait-il, aurait vécu s’il avait été béni en leur nom. Cependant il permit encore à la reine de faire baptiser son second fils, Chlodomer. Celui-ci étant tombé malade à son tour après la cérémonie, le roi conçut de nouveaux doutes sur la puissance du dieu des chrétiens, jusqu’à ce que Chrotechilde eût sauvé l’enfant par ses prières. On voit quel ascendant Chrotechilde exerça sur Chlodovech, d’après la tradition suivie par Grégoire : avec elle, le christianisme entra dans la famille du souverain frank. La présence de cet élément nouveau ne pouvait manquer d’influer sur la personne et sur les décisions de ce dernier.

 

 

 



[1] Grégoire, II, 28.

[2] Voir le sommaire de ces deux récits à l’appendice. La V. Chrotildis, Bouquet, III, 397 et ss., abrège et arrange arbitrairement à son gré la relation des Gesta. Avec une singulière naïveté, l’auteur de cette Vie omet l’un des deux désirs exprimés par Chrotechilde, le désir de vengeance ; il craint en effet de nous montrer sa sainte sous un jour défavorable.

[3] Les cinq épisodes principaux sont : la destinée des deux filles du roi Chilperich ; l’envoi d’une ambassade en Burgundie ; la demande en mariage à Gundobad ; le départ et le voyage de la fiancée ; la célébration des noces. Tel est l’enchaînement des faits et dans le récit de Grégoire, et dans ceux que nous donnons à l’appendice.

[4] L’Historia epitomata, chose remarquable, s’efforce constamment de rattacher les événements qu’elle raconte à un lieu déterminé. Ces localisations, cela va sans dire, ne sont rien moins que sûres. En ceci, les Gesta n’imitent pas l’Historia epitomata ; tout y est laissé dans le vague.

[5] Sans doute l’auteur de l’Historia epitomata sait bien que Chrotechilde est chrétienne, et l’on trouve aussi dans les Gesta l’idée d’une vengeance à exercer ; mais les deux conceptions que nous avons données pour caractéristiques n’en sont pas moins les pivots essentiels des deux récits.

[6] Fauriel, II, 493-506, discute la valeur des deux narrations dans un appendice. La tendance dominante qu’il en dégage, c’est un certain désir de faire valoir, aux yeux du souverain frank, la fidélité et le savoir-faire des Gallo-Romains. cf. p. 505, 506.

[7] Hist. epit., c. 19 : ... quam omni tempore tu et tui scandalizemini a Francis.

[8] Des tentatives telles que celles de Dubos, III, 23 ; Huschberg, 632 ; Pétigny, II, 400, qui ont voulu faire de l’histoire en combinant ensemble les deux récits, et en écartant ce qui leur paraissait invraisemblable, ne méritent même pas d’être combattues.

[9] Voyez Müller, Versuch Biner mythologischen Erklœrung der Nibelungensage, p. 31 et ss.

[10] Luden, III, 62 et notes ; Gaupp, Die germanischen Ansiedlungen, p. 388, ont appelé l’attention sur ce point, le premier en termes trop affirmatifs, le second avec plus de réserve.

[11] Comparez Dubos, III, c. 24. Chlodovech a eu deux fils, avant de marcher contre les Alamans. (496.)

[12] Pétigny, II, 411 et 400, suppose, sans apporter aucune preuve à l’appui de son opinion, que le mariage de Chlodovech avec une chrétienne catholique entraîna la soumission des pays d’entre Somme et Seine.

[13] Grégoire, II, 39. Le discours mis par Grégoire dans la bouche de Chrotechilde n’est évidemment qu’un ornement de rhétorique. Comparez Rettberg, op. cit., I, 273.