HISTOIRE CRITIQUE DES RÈGNES DE CHILDERICH ET DE CHLODOVECH

LIVRE II. — FONDATION PAR CHLODOVECH DU ROYAUME FRANK EN GAULE.

CHAPITRE I. — Avènement de Chlodovech. - Situation politique de la Gaule.

 

 

Après la mort de Childerich (481), son fils Chlodovech, âgé de quinze ans seulement, hérita de son pouvoir à Tournai[1]. Il n’est pas ici question d’élection ; c’est en vertu du droit d’hérédité qu’il règne à la place de son père[2]. Childerich n’ayant été ni magister militum, ni chef d’un posté placé sous la dépendance de Rome, dans les pays situés au Nord de la Loire, il n’y a pas de raison pour admettre que Chlodovech ait joué un rôle de ce genre[3]. Les limites de son autorité et de son territoire ne dépassent pas les régions occupées par les Franks Saliens ; en dehors de ces barrières, il ne saurait prétendre, dans les pars romains, à l’exercice d’un pouvoir officiel[4].

Dans les contrées dont les Franks Saliens s’étaient rendus maures, en s’avançant de plus en plus vers le Sud, depuis l’époque où Julien les avait établis en Toxandrie jusqu’au jour où Chlojo avaient atteint la Somme, il y avait encore du temps de Chlodovech plusieurs souverainetés indépendantes, auxquelles la désignation de royaumes locaux ou royautés de district[5], conviendrait assez. Ragnachar est nommé expressément, comme le chef d’un de ces royaumes ; il avait pour résidence Cambrai[6]. Il était parent de Chlodovech. Nous connaissons aussi deux frères de ce Ragnachar, appelés Richar et Rignomir. Ces derniers ne paraissent pas avoir eu de territoires leur appartenant en propre ; ils semblent plutôt avoir régné en commun avec Ragnachar, mais celui-ci avait une situation privilégiée[7]. Après eux vient Chararich, également désigné comme le possesseur d’un royaume ; il est, lui aussi, parent de Chlodovech ; quant au siège de sa souveraineté, il n’est pas indiqué d’une manière formelle[8]. A une époque plus rapprochée de nous, on voit apparaître la Flandre, le Hainaut, et le Brabant, comme trois domaines positivement définis et distincts : ces domaines répondent peut-être aux trois royaumes locaux de Chararich, de Ragnachar et de Chlodovech. Outre les rois que nous venons de citer, Grégoire en indique un grand nombre d’autres, tous parents de Chlodovech[9]. On ne peut se figurer ces princes comme entièrement dépourvus de possessions territoriales. Le domaine des Franks Saliens était, on le voit, morcelé à l’infini. Attribuer ce morcellement au partage des terres, c’est faire une simple conjecture[10] ; les souverains de district, tels que nous les trouvons chez les Saliens d’alors, sont évidemment les successeurs des chefs germains d’autrefois ; c’est ce qui nous explique pourquoi nous rencontrons à cette époque tant de petits royaumes. Entre ces petites souverainetés, il n’y avait pas de lien bien étroit ; on chercherait vainement les traces d’une suprématie exercée par Chlodovech[11]. Toutefois la race des Saliens, qu’il commandait, paraît avoir été la plus importante de toutes.

Quand on étudie la situation de la Gaule à cette époque, on voit un changement radical produit par la chute de l’empire d’Occident. En 476, Odovakar devint roi des Germains en Italie ; en 480, Nepos, le dernier empereur nominal de Rome, mourut assassiné. La suprématie romaine fut alors entièrement détruite en Gaule, car l’influence des empereurs d’Orient ne comptait pour rien à cette époque. Odovakar, absorbé qu’il était par les affaires intérieures de l’Italie, ne tenta pas sérieusement de se maintenir dans les provinces gauloises[12]. Au midi, il laissa les Wisigoths étendre leur empire jusqu’à la frontière italienne. Cependant il y avait encore dans les Gaules un reste d’autorité romaine. Ægidius, mort en 464, avait laissé un fils, Syagrius. Celui-ci ne peut avoir succédé à son père dans la position officielle qu’il occupait : la charge de Magister militum paraît ne plus avoir été remplie après Ægidius dans la Gaule septentrionale. Le pouvoir de Syagrius, après la chute du gouvernement romain, dut revêtir un caractère territorial. Grégoire dit que ce chef résidait à Soissons, ville qui jadis avait appartenu à Ægidius ; il lui donne le titre de roi des Romains[13]. Quoi que l’on puisse penser de cette expression, il faut reconnaître qu’elle nous donne une juste idée de la position indépendante de Syagrius en Gaule. Son royaume était borné au Nord par la Somme ; de ce côté, il touchait aux possessions des Franks Saliens ; à l’Est, il avait pour limite le territoire des Franks Ripuaires[14], territoire qui comprenait sans doute le pays des Attuariens, et en tous cas le cours inférieur de la Moselle jusqu’à Trêves : quant au cours supérieur de cette rivière, avec les villes de Toul, de Verdun et de Joine, il devait au contraire appartenir à Syagrius[15]. Du côté, du Sud, le royaume de Soissons ne descendait pas aussi bas que Langres, car cette ville était burgunde, mais il pouvait aller jusqu’à Auxerre, qui n’appartenait plus à la Burgundie[16]. Enfin, à l’Ouest, il devait avoir pour frontière la Seine[17]. Ici, il venait se relier aux possessions de la ligue armoricaine[18]. Celle-ci était certainement indépendante depuis la mort d’Ægidius. Peut-être aussi clans l’extrême Ouest, c’est-à-dire dans la Bretagne actuelle, des restes de l’ancienne population celtique avaient-ils maintenu leur autonomie sous des princes indigènes[19]. Il faut croire en outre que dans les pays situés au Nord de la Loire il y avait encore quelques-uns de ces postes militaires romains, auxquels la garde des frontières avait été confiée dans des temps plus prospères[20] ; ils vivent dans une complète indépendance politique, en conservant leurs habitudes romaines et leur organisation militaire, jusqu’au jour où Chlodovech les englobe dans son empire.

Tandis qu’au Nord, la Gaule nous offre ainsi des divisions multiples, au Midi, deux grands royaumes germaniques se trouvent en présence ; déjà même ils s’étendent, l’un ù l’Est et l’autre à l’Ouest, au delà des frontières naturelles du : pays. Au moment où Chlodovech commença son règne, le, royaume des Wisigoths venait d’être porté par Eurich à l’apogée de sa puissance ; Eurich lui-même vivait encore,.-Son empire allait de la Loire aux Pyrénées, de l’Océan atlantique aux confins de la Burgundie ; au Sud, il comprenait la plus grande partie de la péninsule espagnole. Par l’acquisition de la Provence, les Wisigoths- avaient relié leurs possessions à l’Italie, avantage doublement important depuis la création du royaume des Ostrogoths. Toulouse était la capitale de ce vaste empire. Le Sud-Est de la Gaule appartenait aux Burgundions ; leur territoire commençait aux revers occidentaux des Alpes et des Vosges pour finir au delà du Rhône ; il partait du royaume de Soissons, au Nord, pour s’étendre vers le Sud dans la direction de la mer ; toutefois il n’atteignait pas la Méditerranée ; lés embouchures du Rhône, et de plus l’importante cité d’Arles étaient entre les mains des Wisigoths ; par contre, les Burgundions tenaient Avignon. La frontière méridionale de la Burgundie devait se trouver dans ces parages, entre Avignon et Arles[21] ; il est, vrai qu’une de nos sources cite la province de Marseille comme faisant partie du territoire Burgunde[22] ; mais ces mots : province de Marseille, s’appliquent sans doute à des contrées qui appartenaient à la Provincia, telle que l’entendaient les Romains. Le royaume des Burgundes avait été partagé entre les fils de Gundovech ; parmi eux, Gundobad tenait le premier rang ; sa résidence était Lyon, tandis que son frère Godegisel avait pour capitale Genève[23]. Nous ne savons pas quels étaient les domaines des deux autres frères. Gundobad avait la qualité de Patrice romain ; il créa même un empereur d’Occident, Glycerius ; lors de l’affaiblissement de l’Italie, il descendit dans les régions situées au delà des Alpes, pour les piller. Ce fut aussi lui qui parvint à réunir en un seul royaume les différents royaumes burgundes.

Placé en Gaule en face d’Etats de cette importance, le petit royaume de Chlodovech ne semblait guère appelé à une destinée brillante, et, par le fait, c’est grâce à un concours extraordinaire de circonstances heureuses que Chlodovech put accomplir sa grande œuvre. Peut-être l’exiguïté même de son patrimoine doit-elle être regardée comme une circonstance favorable, en faisant paraître ses premières entreprises moins importantes qu’elles ne l’étaient en réalité. D’autre part, Chlodovech resta toujours en communication avec la patrie germanique, avec les pays où résidait sa race, tandis que pour les Wisigoths elles Burgundions tout lien de ce genre était rompu. Enfin Chlodovech, à ses débuts, était encore païen, ou pour mieux dire il n’était pas arien ; par là furent évités, dans son naissant empire, les inconvénients du schisme qui chez les Wisigoths et les Burgundions, divisait les Gallo-romains catholiques et les Germains sectateurs de l’arianisme.

 

 

 



[1] Grégoire, II, 43. Chlodovech mourut la cinquième année qui suivit la bataille de Vouglé (507) c’est-à-dire en 511 [Nous avons conservé l'orthographe Vouglé, donnée par Junghans, mais Vouillé est la vraie forme.] ; il régna 30 ans ; son règne commença donc en 481, et, comme il mourut à l’âge de quarante-cinq ans, il avait quinze ans lors de son avènement ; d’après ce calcul, il serait né en 466.

[2] Grégoire, II, His ita gestis, mortuo Childerico, regnavit Chlodovechus filius eius pro eo.

[3] Pétigny, II, 462, à la suite d’autres historiens, a revendiqué pour Chlodovech la charge de magister militum. Leo, Vorlesungen, I, 338, pense également que Syagrius dut laisser à Chlodovech la fonction de général romain. Comparez Waitz, Verfq., II, 51, n. 1. Voir aussi plus bas le passage de l’appendice relatif à la lettre de saint Remi.

[4] L’opinion émise par Pétigny, II, 379, opinion d’après laquelle, Remi se serait maintenu au nom de Chlodovech à Reims, à Châlons, et dans les cités de la Belgique Première qui n’étaient pas tombées entre les mains des Ripuaires, ne repose par conséquent sur aucun fondement.

[5] Gaukœnigthum.

[6] Grégoire, II, 42. Erat autem tunc Ragnacharius rex apud Camaracum. Grégoire emploie souvent les termes de parens, propinquus ; Chlodovech lui-même désigne Ragnachar comme appartenant à son genus.

[7] Grégoire, II, 42, dit à propos de Rignomir : Apud Cenomannis... interfectus est. Il ne s’ensuit pas de là que ce prince ait régné au Mans. Quant à la question de savoir si l’on peut conclure de ces mots de Grégoire, II, 47 : quia et ipsa regnum tenebat, que Ragnachar régnait seul, elle doit rester indécise.

[8] Grégoire, II, 41. Il n’est pas dit expressément que Chararich fût parent de Chlodovech, mais celui-ci paraît avoir été son successeur naturel.

[9] Grégoire, II, 42. Interfectisque et aliis multis regibus vel parentibus suis primis.....

[10] Leo, Vorlesungen, I, 335, suppose que les trois frères Ragnachar, Richar et Rignomir, descendaient tous trois d’un frère de Childerich : Chararich ne trouve pas place dans sa table généalogique ; cependant ce prince régnait, lui aussi, sur des contrées situées au nord de la Somme. Pour soutenir son opinion, Leo admet que Chlojo gouvernait le domaine des Franks Saliens tout entier, ce qui n’est pas démontré.

[11] Pétigny, II, 373, pour lequel cette suprématie découle de la charge de magister militum, qu’il attribue à Chlodovech, voyant qu’elle n’existait pas en réalité, en est réduit à supposer que la change en question avait perdu son ancien prestige.

[12] Candidus, dans le Corpus Script. Historiæ Byzantinæ P., I, p. 476, fait peut-être allusion à une première tentative d’Odovakar. Sur l’extension du royaume des wisigoths, comparer Procope, de Bello Gothico, I, 12 ; sur la frontière de ce royaume du côté de la Burgundie. Voir plus bas.

[13] Grégoire, II, 27.

L’Historia epitomata, c. 15, nomme Syagrius Romanorum patricius. Voyez Pétigny, II, 378.

[14] Comparez Waitz, op. cit., II, 52 et 64. Rettberg, Kirchengeschichte Deutschlands, I, 264.

[15] Verdun appartint à Chlodovech dès les débuts de son règne ; Toul et Joine lui revinrent en 466. V. plus bas.

[16] Vita Eptadii, Bouquet, III, 380. On ne peut affirmer avec certitude qu’Auxerre ait appartenu à Syagrius.

[17] Gesta, c. 11. Les Gesta distinguent positivement un territoire borné par la Seine et un autre borné par la Loire.

[18] [L'expression de ligue armoricaine employée par Junghans pour désigner les populations Gallo-romaines mêlées de colonies militaires qui se trouvaient entre la Seine et la Loire, a le tort de rappeler une invention de Dubos d'après laquelle ces populations se seraient, au Ve siècle, constituées en république fédérative. M. Fustel de Coulanges, Histoire des Institutions de l'ancienne France, 2e éd. p. 591, a, avec raison, réfuté cette opinion.]

[19] Grégoire, IV, 4. [Les termes dans lesquels Junghans parle des Bretons donneraient à penser qu'il les considère comme une partie de l'ancienne population de la Gaule, tandis qu'ils étaient au contraire des fugitifs de la Grande-Bretagne, venus au Ve siècle s'établir dans des territoires déserts au N.-O. de la Gaule. Ils étaient en effet divisés en petits états indépendants, d'où le terme de Britanniæ (Grégoire, T. V, 16, 22, 49) employé parfois pour les désigner. Ils ne s'étendaient au S.-E. que jusqu'à la Vilaine; Nantes et Rennes étaient en dehors du territoire breton. (Voyez Longnon, Géographie de la Gaule au VIe siècle, p. 170.)]

[20] Procope, de bello Gothico, I, 12.

[21] Grégoire, II, 32, nous montre Gundobad assiégé dans Avignon.

[22] Grégoire, II, 32. Tunc (dans l’année 500) Gundobadus et Godegiselus fratres regnum circa Rhodanum aut Ararim (Saône) cum Massiliensi provincia retinebant. (N. de l’A.) Après la mort d’Eurich (485) les Burgundions purent faire un retour offensif vers le Sud. Cela explique la guerre de Gundobad en Ligurie et la présence des évêques d’Arles et de Marseille au Concile de Lyon en 499. Rien ne prouve que la Burgundie ait été partagée entre les quatre fils de Gundovech. [M. Longnon, dans sa Géographie de la Gaule au VIe siècle, p. 72, a fait remarquer avec raison que Gundobad n'avait pas besoin de passer par la Provence pour aller en Ligurie, ce nom s'étendant alors à la Lombardie actuelle. Il reconnaît toutefois que la cité de Marseille appartenait en 499 aux Burgundions; mais il pense qu'Alarich II dût s'en rendre maître en 500-501 à la faveur de la guerre entre les Burgundions et les Franks, car les évêques d'Aix et d'Arles sont présents au concile d'Agde en 506.] (N. du T.)

[23] Vita Epiphanii, Bouquet III, 371. Fuit (Epiphanius) Genevæ ubi Godegiselus germanus regis larem statuerat. Les renseignements plus détaillés que nous donne la Vie de Sigismund (Bouquet, II, 402), reposent sur des compilations et des inventions toutes gratuites.