HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE (1871-1900)

 

II. — LA PRÉSIDENCE DU MARÉCHAL MAC MAHON

L'ÉCHEC DE LA MONARCHIE

CHAPITRE XIII. — LA CRISE MORALE.

 

 

La loi morale et la société. — Les trois risques : religieux, économique, patriotique. — Autorité et liberté. — La religion. — Crise intérieure et extérieure du catholicisme. — La France catholique. — Symptômes de désaffection. — La libre-pensée. — Les systèmes philosophiques. — L'opportunisme philosophique. — Les systèmes de morale. — L'économisme. — Le saint-simonisme. — L'école orthodoxe. — La morale économique. — Inconvénients et bienfaits de l'économisme. — La morale sans sanction. — L'homme généreux de Descartes. — La non-contrainte. — La religion de la patrie. — Théorie de l'Opportunisme.

 

I

Après avoir dit les ressources matérielles et la production intellectuelle de la France, à l'époque du relèvement, il faut aborder un problème plus profond et plus obscur, apprécier la tenue intime du corps social au fort de cette crise qui purgea les dernières suites de la guerre et détermina un nouveau processus vital.

Quelle circonstance pour saisir les traits mobiles d'une nation, que l'heure où ils se sont contractés en un spasme si douloureux ! La physiologie, la psychologie et, hélas ! la pathologie des peuples n'étudieront jamais de trop près de tels moments. Ressources physiques, ressources n'orales, tout est mis à l'épreuve. Que veut ce peuple pour vivre ? Il faut s'en enquérir quand il parait sur le point de succomber.

 

Un peuple, connue un individu, a pour loi et pour devoir de conserver son existence, d'améliorer son sort, de se développer équitablement dans l'espace et dans le temps.

S'il veille seulement il sa conservation, il exécute la loi et remplit le devoir strictement. S'il entreprend davantage, il risque en proportion de ce qu'il ose.

Pour bout être conscient, ce risque est tin attrait constant et supérieur. La valeur d'un homme et d'une société pourrait se mesurer à la réponse qu'ils feraient à celte question : quel risque courez-vous ?

Il y a des époques où le risque porte sur l'existence même : on la donne pour une idée, pour un idéal, pour une conviction, pour un avenir incertain, pour une part du ciel. Le risque est énorme : sa grandeur l'ait sa chimérique beauté. Si le sacrifice était absolu, une prodigieuse expansion de la vie terrestre s'en suivrait : la force d'action étant égale à la force d'abnégation serait irrésistible : J'en crois les gens qui se font tuer. Mais l'humanité périrait sur le bûcher que l'inextinguible ardeur de son aspiration céleste aurait allumé.

Il est d'autres circonstances où le risque sacrifie le sort de l'individu à la prospérité de l'être collectif : le citoyen ne vit que pour la cité. Ce sont les époques d'ardent patriotisme : elles ne sont pas rares dans l'histoire. L'individu, en se donnant, suit l'instinct le plus naturel et le plus puissant : car il a le sentiment profond qu'il ne peut vivre seul.

Il est des époques où l'homme ne risque guère, de son activité, que ce qui doit tourner au profit de sa propre existence. Une routine et une sécurité séculaires suppriment l'habitude du sacrifice. On assure la vieillesse ou, tout au plus, l'avenir immédiat de la famille. Le huit, c'est le bien-être : le moyen, c'est l'accumulation de la richesse par le travail, l'ordre et l'épargne. Époques prudentes et Innovées, et par leur stagnation même, stables. La collectivité dure, mais elle végète.

Les nations sont exposées à périr par excès, soit dans un sens, soit dans l'autre. Elles pourvoient à leur conservation et elles maintiennent l'équilibre par une constitution pondérée de l'autorité et de la liberté. Si l'autorité était saris contrepoids, elle compromettrait le sort et le bonheur des peuples pour le caprice d'un seul ou de quelques-uns ; si l'autorité était annihilée ou méprisée, tout reviendrait à l'intérêt individuel : la société périrait : quand la discipline se meurt, l'invasion s'ébranle.

Voici donc les deux principes rivaux en présence : autorité, liberté. L'ordre social n'étant que l'ordre moral organisé, la lutte des deux principes concurrents se ramène à l'antinomie des deux thèses universelles qui partagent les philosophies : ou Dieu, ou le monde : ou une création soudaine, ou un perpétuel devenir.

Toute religion, tout déisme enseigne un décalogue. L'homme, pour être juste, n'a qu'il pratiquer les préceptes dictés d'avance par la volonté suprême. C'est la loi d'obéissance, conséquence du principe d'autorité.

Le naturalisme, au contraire, ne connaît d'autre ressort de la morale que l'effort de l'être : c'est par sa propre volonté, — son vouloir vivre — qu'il s'est arraché au néant ; c'est par elle qu'il dure, se propage, s'améliore, s'élève. La loi morale est non pas écrite et révélée, mais cherchée et désirée ; non pas arrêtée une fois pour toutes, mais en perpétuel progrès. Le bien est un mieux. Dieu n'est pas au-dessus de nous, mais en nous ; non pas derrière, mais devant : l'homme va vers lui en le créant chaque jour. Vivre, et vivre héroïquement, c'est réaliser Dieu.

La destinée voulut qu'une crise vitale pour la France se produisit à l'époque où se posait devant les esprits la redoutable alternative. Les deux systèmes : déisme ou panthéisme, autorité ou liberté ; les trois risques : religion, patriotisme, économisme, étaient en présence. On a dit, qu'une décision suprême soumettait le débat à l'arbitrage de ce peuple, dépouillé de toute entrave, ramené sur lui-même par la défaite, maitre, dans une telle conjoncture, de son choix et de son avenir.

 

A cette heure critique de l'histoire de la nation, la grande masse des Français vit et meurt dans la religion catholique. C'est la religion catholique qui, dans l'accablante obsession du labeur quotidien, assure la trêve de l'espérance et la consolation d'une destinée plus douce. Aucune croyance rivale, aucun système philosophique ou social ne se sont substitués l'empire qu'elle exerce sur ce peuple, séculairement. Si l'on excepte une période très courte de l'histoire révolutionnaire, l'Église n'a jamais rompu avec les pouvoirs publics. Par la transaction du concordat restauré, elle a maintenu sa suprématie. La France est encore, en 1872, la fille aînée de l'Église. La majorité du peuple reste attachée à ses dogmes et ses rites.

Les cérémonies religieuses attirent les foules et, autour des paroisses, les cloches répandent la propagande aérienne. Le baptême, la première communion, le mariage, sont les étapes consacrées de la vie familiale. Les fêtes de l'Église sont des fêtes publiques. Les noms des saints sont les anniversaires. Le prêtre accompagne le défunt jusqu'à sa dernière demeure et lui dit, au nom de tous, le suprême adieu. Il détient, pour apaiser le deuil des survivants, la promesse de l'immortalité de l'aine. La religion catholique enveloppe et enserre dans ses bandelettes odorantes l'existence journalière de la presque totalité des Français.

Le catholicisme, religion révélée, emplit de sa foi l'âme tourmentée du problème de la destinée et, ainsi, il relie l'homme à Dieu. Ce n'est pas tout. Sa direction morale établit une règle de vie commune où la sagesse antique s'est ramassée en une loi supérieure : et ainsi elle relie l'homme à l'homme : voilà la pierre inébranlable où s'appuie l'édifice. L'essence de la doctrine se résume pratiquement en ce petit livre que récite un enfant : le catéchisme.

Par son antiquité, par son alliance séculaire avec le pouvoir, par sa puissante organisation, et surtout par la portée de son enseignement, l'Église catholique représente donc, :au premier chef, en France, le principe d'autorité.

L'Église catholique romaine traversait, après 1870, une double crise : crise intérieure et crise extérieure.

La crise intérieure s'était produite dans le sens de la concentration et d'une discipline plus étroite autour de la papauté. Le Syllabus avait proclamé, avec plus d'énergie que jamais, l'absolutisme pontifical et avait mis l'Église en antagonisme déclaré avec le libéralisme moderne. Le concile du Vatican, en adhérant au dogme de l'infaillibilité, avait aboli les dernières résistances au principe de l'unité.

Cette évolution intérieure de l'Église a-t-elle eu pour origine ou pour conséquence la crise extérieure P Les deux coïncident. An concile du Vatican, l'archevêque de Paris, Mgr Darboy, les avait rapprochées dans une constatation résignée qui est, en même temps, une vue prophétique : Je le dis en gémissant : l'Église s'en va de partout. Elle est absente des Congrès où l'on traite de la guerre et de la paix entre les nations... Elle est absente des assemblées publiques ; elle est absente des écoles, absente des lois, absente enfin de la famille où le mariage civil corrompt les mœurs. Presque tous ceux qui président, en Europe, aux destinées humaines nous chassent ou nous fuient. Dans ces poignantes angoisses de l'Église, quel remède offre-t-on au monde ? A ceux dont la foi chancelle, on offre une doctrine récente, inopportune, qui n'a jamais été définie jusqu'ici... Le Syllabus a envahi l'Europe. A quel mal a-t-il remédié ?... Bien loin de détruire les objections et les préjugés qui tiennent les hommes éloignés de la foi, l'infaillibilité indépendante du souverain pontife les multiplie et les aggrave. Déjà, beaucoup d'esprits qui ne sont pas, au fond, les ennemis de la religion catholique, pensent à la séparation de l'Église et de l'État ; il est certain que parmi ceux qui président aux affaires publiques, plusieurs embrasseront cette thèse du gallicanisme, et saisiront volontiers l'occasion du décret proposé pour la réaliser. Or, ce que fera la France, ne sera-t-il pas, en peu de temps, imité par l'Europe tout entière ? Et j'affirme que ce ne sera pas sans grand dommage pour l'Église et pour le clergé[1].

La décision fut prise malgré cette éloquente protestation et la ferme résistance de la plupart des évêques français. En France, les dissidents se sont soumis : une adhésion déférente et unanime a maintenu l'unité[2]. Mais la crise n'en a pas été moins profonde. En Belgique, en Suisse, en Allemagne surtout, elle a eu des suites durables. Et jusqu'à quel point n'a-t-elle pas contribué aux complications européennes qui ont abouti à la défaite de la France et ii la suppression du pouvoir temporel pontifical[3] ?

Par un synchronisme remarquable, les mêmes courtes années virent les événements qui pouvaient être les plus préjudiciables à l'Église. La papauté, maîtresse plus que jamais de l'Église et des âmes, perd le pouvoir temporel. La défaite de la France consacre l'hégémonie du protestantisme en Europe. Ce double fait porte atteinte, dans des proportions qu'il est impossible d'apprécier encore, à l'universalité et à la propagande romaines. A Rome, l'Église est moins libre : au loin, elle est moins influente.

Ainsi que Mgr Darboy l'avait prévu, la position de Rome à l'égard des puissances devient difficile. Quelque palliatif que l'on emploie, l'antagonisme s'est affirmé entre les anathèmes du Syllabus et les conditions de la vie moderne. On condamne celles-ci. Mais condamnation n'est pas solution. Il faut citer encore cette parole dite devant le concile : Quelle est la valeur de l'anathème si on méconnait l'autorité de celui qui le porte ?

L'Église ne prétend plus, depuis longtemps, à la domination temporelle, sur les gouvernements. Le pape Pie IX a pris soin de proclamer, aussitôt le vote acquis, que le dogme de l'infaillibilité ne renferme en rien le droit de déposer les souverains et de délier les peuples de leur serment de fidélité[4].

Dans ses rapports avec les pouvoirs, l'Église, par une évolution frappante, se réclame de plus en plus de la liberté, de moins en moins de l'autorité[5]. Or, la rigueur de la thèse dogmatique ne crée-t-elle pas une contradiction dans le langage ? Si l'Église est résignée à s'accommoder en pratique aux idées du siècle, n'y avait-il pas de sérieux inconvénients les heurter par des déclarations de principe si tranchantes ?

Ces graves problèmes, en germe dans les décisions du concile, n'apparaissaient qu'aux hommes les plus clairvoyants. Un Montalembert, un Darboy avaient pu les pressentir. La masse des fidèles, entraînée par l'élan des prêtres de campagne, qui avaient adhéré cordialement à l'initiative romaine, se donnait sans tant de réflexion. Jamais peut-être, depuis les croisades, l'Église ne se sentit la France plus près du cœur que dans cette période où les âmes endolories lui demandaient la consolation et le réconfort.

Cette union est telle que la politique fait pacte avec la foi. Les partisans de la restauration monarchique, les conservateurs, les représentants des intérêts invoquent l'appui de celle qui est l'autorité même. La majorité de l'Assemblée nationale et le gouvernement affirment, en toute circonstance, leurs sentiments religieux. Les deux parties sont liées : Mgr Dupanloup travaille ardemment à la fusion ; cent quarante députés assistent au pèlerinage de Paray-le-Monial. L'édification de l'église du Sacré-Cœur, à Montmartre, est un vœu national.

Mais ce qui est en question ici, ce n'est pas la politique, c'est la direction morale ; or, rarement l'Église l'exerça avec plus de liberté et plus de confiance. Tous les espoirs lui étaient permis.

Le vaste appareil de l'Église, élevé par la piété séculaire de la France, est debout et plus imposant que jamais. Les ressources sont immenses. Le budget des cultes monte annuellement à une somme variant de 53.216.074 francs en 1872, à 52.108.162 francs en 1880. Les 36.097 communes de France ont une église publique, affectée à la célébration du culte. Dans les centres importants, de magnifiques cathédrales, dans les villages les plus modestes, des monuments antiques et souvent précieux gardent, pour les peuples, la tradition de la beauté architecturale émanée de l'Âme de la nation[6].

Voici le défilé du cortège ecclésiastique. D'abord le clergé séculier : 18 archevêques et 69 évêques, à la tête de 87 diocèses : sous leur direction, 185 vicaires généraux, 750 chanoines rétribués, 130 non rétribués, 3.413 curés, 4.578 prêtres habitués, 29.308 desservants des succursales, 10.670 vicaires de paroisses, 2.659 aumôniers, 3.589 directeurs et professeurs des grands séminaires et des écoles ecclésiastiques ; au total, 55.369 séculiers[7].

Le recrutement de ce personnel, malgré des exigences si sévères pour la nature humaine, est assuré par le séminaire annexé à chacun des quatre-vingt-sept diocèses[8]. Ceux-ci ont, en 1876, une population scolaire de 11.666 élèves, chiffre rarement atteint et qui, d'ailleurs, ne se maintiendra pas[9]. Chaque séminaire, alimenté par le zèle des curés qui, dans tous les villages, signalent le mérite naissant, contient 100 à 150 élèves. Les écoles secondaires ecclésiastiques adjointes aux grands séminaires et pépinières de ceux-ci, ont, en 1876, 1.970 élèves.

Le culte protestant (639 pasteurs réformés et 67 luthériens), le culte israélite (9 grands rabbins, 26 rabbins, 25 ministres officiants) opposent des effectifs bien minces à la cohorte des 60.000 prêtres catholiques[10].

Mais le clergé séculier est peu de chose, si on le compare il l'armée des religieux et des religieuses appartenant aux congrégations autorisées et non autorisées. La France, dans un élan de foi qui ne s'arrête jamais, offre la lieur de sa jeunesse des deux sexes pour cette vocation du dévouement et de la propagande qui demande le plein et entier sacrifice de l'existence.

Les congrégations ou communautés d'hommes autorisées sont au nombre de 32. Elles ont, en France, 228 établissements (109 seulement à l'étranger) et 22.8113 membres. Pour les femmes, les congrégations autorisées comptent : 903 congrégations ou communautés, 2.552 établissements et 113.750 membres.

Les congrégations non autorisées (hommes) dénombrent 381 établissements, 7.444 membres ; les congrégations de femmes non autorisées, 602 établissements et 14.003 membres.

Total, en 1878, 30.287 religieux, 127.753 religieuses, en somme 158.040 congréganistes[11].

Ces congrégations, qui secondent le clergé séculier, recueillent d'importantes libéralités. Le désir de survie, si naturel à l'homme, est séduit par la pérennité de l'Église et de ses œuvres. En 1876, les établissements religieux ont, reçu une somme de 10.444.000 francs, tandis que le chiffre global des libéralités faites au publie est de 26.499.000 francs.

La fortune totale des congrégations autorisées ou non autorisées est évaluée, en 1880, par l'administration des contributions directes, à une contenance cadastrale de 40.520 hectares et à une valeur vénale de 712.538.980 francs[12].

Quelques évêques, les personnages qui, par l'éclat de leurs titres ou de leurs services, stimulent les concours, pulsent sans compter à une source intarissable, Les libéralités. la générosité des fidèles. En 1883, l'évêque de Nancy ayant besoin de 100.000 francs pour bâtir une école avec un ouvroir, convoque quelques personnes dans son salon ; il obtient, séance tenante, 74.000 francs[13]. Pendant son administration, le cardinal Mathieu, à Besançon, a réuni et dépensé ainsi 4 millions. Le cardinal Lavigerie écrivait (décembre 1890) qu'il avait un budget annuel, pour ses œuvres, de 1.800.000 francs et qu'il n'avait pas de dettes. A Paris, le cardinal Guibert dispose de sommes plus fortes encore[14].

Au 30 novembre 1880, année où eut lieu l'exécution des décrets, la souscription à l'église du Sacré-Cœur de Montmartre atteignait 9.188.732 fr.[15]

Dans les églises, aux cérémonies du culte, les quêtes sont en usage et, malgré la modicité de chaque offrande, produisent des totaux élevés.

Le Denier de saint Pierre fournit, à lui seul, des ressources importantes[16].

Il est difficile de préciser l'emploi des capitaux recueillis pour toutes les œuvres de bienfaisance : hospices, asiles, orphelinats, crèches, etc., que secourt la charité catholique sons toutes ses formes.

Quelques chiffres seulement pour l'assistance. Les hôpitaux et hospices des congrégations comptent, en 1880, 114.199 assistés : les orphelinats et ouvroirs, 60.225 : les maisons de refuge, de préservation et de correction, 11.815 : les asiles d'aliénés, 14.361. C'est un total de 200.600 personnes[17].

Mais ce sont les résultats réalisés dans l'œuvre qui tient le plus au cœur de l'Église, celle de l'enseignement, qui indiquent l'ampleur et la continuité de l'effort. En 1878, les écoles primaires dirigées par des associations religieuses de femmes, autorisées, sont, au nombre de 16.478, dont 10.951 sont des écoles publiques, et 5.527 des écoles libres. Pour les hommes, les congrégations autorisées dirigent 2.328 écoles publiques et 768 libres, total : 3.096. Le total des enfants instruits dans ces 19.574 établissements est évalué, en 1880, à 2.197.475, sr une population scolaire générale de 4.949.591 enfants.

Les Frères des écoles chrétiennes étaient 800 en 1789, 4.000 en 1845, et 11.005 en 1878, avec 1.856 écoles en France, 46 dans les colonies et 312 l'étranger. Ces derniers établissements comptaient, à cette date, 68.765 élèves[18]. En 1884, l'œuvre des noviciats avait 1.360 élèves et 2.282 en 1898.

Un comité diocésain, sous le patronage de l'archevêque de Paris, est formé, en 1879, dans le but de favoriser la création des écoles libres et de constituer, au profit des paroisses pauvres, un fonds commun pour l'établissement et l'entretien de leurs écoles. De 1879 à 1893, la charité privée fournit à cette œuvre 28 millions de francs. La dépense annuelle représente environ 1.800.000 francs.

La Société de Saint-Vincent-de-Paul est fondée à Paris en 1833, pour sauvegarder, surtout dans la jeunesse, l'intégrité de la foi et la pureté des mœurs ; les conférences se multiplient à Paris, en province et à l'étranger (149 en 1830, dans le ressort de Paris) ; elle recueille, rien qu'en France, 2.768.261 fr., et au total 8.932.1119 francs.

L'œuvre des pèlerinages, créée en 1872, organise les grands voyages de Home, La Saiette, Paray-le-Monial, la Grande-Chartreuse, Fourvières, Lourdes, le pèlerinage de pénitence à Jérusalem[19].

En 1871, l'Union des associations ouvrières catholiques coordonne-les initiatives tendant à la constitution des œuvres ouvrières, asiles, crèches, patronages, cercles d'ouvriers, etc. Les cercles catholiques, qui datent de 1872, sont, en 1888, au nombre de 400, dont 10 à Paris.

Le Comité catholique de Paris est créé en 1872, sous la présidence de M. Chesnelong. Il s'inspire de cette pensée que le devoir social fait partie du devoir chrétien et que la cause de la vérité catholique est aussi la cause du salut national.

L'œuvre de l'Hospitalité de nuit, inaugurée en 1878, a recueilli, en 1879, 19.412 hôtes ; elle en recueillera 115.000 en 1892.

L'œuvre des Pauvres malades dans les faubourgs a pour initiateur, en 1872, le futur cardinal Langénieux, alors vicaire général de l'archevêché de Paris. On pensa qu'après la Commune, il était nécessaire d'aller au peuple et de lui donner le spectacle de la charité exercée par les gens du monde. L'œuvre distribue annuellement plus de 60,000 francs aux malades non soignés dans les hôpitaux[20].

Le Comité catholique des Œuvres de militaires et de marins est établi, en 1880, au lendemain de la suppression de l'aumônerie militaire, par M. Baudon, président général de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, dans le but de maintenir la foi dans l'armée et de procurer aux soldats et aux marins les secours religieux dans le cours de leur dangereuse carrière et au moment de leur mort.

C'est toute une renaissance avec une orientation nouvelle qui, à la suite des Ketteler et des Le Play, rapproche l'Église moderne du peuple et la rend plus attentive non seulement la misère, mais à l'organisation sociale.

Au dehors, l'action de l'Église catholique est en collaboration constante et universelle avec celle de la France. En Orient, dans les pays de capitulation notamment, cette collaboration se précise sous la forme, reconnue par les traités, du Protectorat catholique. Aux rivages lointains, au fond des continents, la pensée de la France est présente partout où une cloche sonne. Les services rendus par les missionnaires jusqu'aux sources du Nil, jusqu'aux montagnes du Thibet, les établissements fondés, la parole apportée, la langue enseignée, le bien accompli font partie du patrimoine national.

Les œuvres de la Propagation de la Foi, de la Sainte-Enfance, des Écoles d'Orient, des Missions d'Afrique centralisent les ressources.

L'Œuvre de la Propagation de la Foi, fondée en 1822 à Lyon, recueille, en 1880, en France et en Alsace-Lorraine, 4.404.987 francs, tandis que le total des  recettes pour le monde entier ne dépasse guère 6 millions. L'œuvre de la Sainte-Enfance, qui a pour objet  le rachat, le baptême et l'éducation chrétienne des enfants nés de parents infidèles, en Chine et dans d'autres pays, inscrit, à son budget de 1878, 2.339.756 francs. L'Œuvre des Écoles d'Orient reçoit, en 1880, une somme de 283.790 francs.

Écoles, asiles, crèches, orphelinats, ouvroirs, patronages, pensionnats, collèges, facultés, noviciats, séminaires, refuges, communautés catholiques de toutes sortes et de toute utilité, se multiplient sur la surface du globe, entretiennent la renommée française un moment éclipsée et préparent l'œuvre d'expansion qui assurera un jour à la France la possession d'un vaste empire colonial[21].

Parmi cette activité constante, extérieure et intérieure, avec le concours zélé des pouvoirs publics et une adhésion ouverte de la majorité parlementaire, l'Église de France peut se croire plus que jamais assurée de l'avenir. Certains indices lui apparaissent pourtant d'ores et déjà comme inquiétants. Au sein de l'Église elle-même, on remarque une tiédeur, une désaffection, une indifférence.

Le recensement de 1872 mentionne encore l'attache confessionnelle. Le nombre des catholiques est de 35.387.703 (98,02 %) : celui des protestants de 580.717 (1,60 %) : celui des israélites de 49.439 (0,14 %) : pour les autres cultes, 3.071 (0,01 %). On relève un chiffre de 81.951 personnes (0,23 %) qui ont déclaré ne suivre aucun culte ou dont le culte n'a pu être constaté. A partir de 1876, les recensements ne contiennent plus aucun chiffre concernant la religion. Il faut donc se contenter d'indications partielles et bien insuffisantes.

Paris est le plus grand centre catholique du monde. L'importance de sa population, sa richesse, son rayonnement intellectuel, l'activité de ses sociétés religieuses et d'un clergé éminent, lui assurent une autorité qui n'a de supérieure que celle de Rome. Or, en 1875, sur un total de 68.090 naissances (53.878 légitimes et 14.212 illégitimes), il y a 45.769 baptêmes, soit 86,6 %. La différence est de 11.009 : il faut tenir compte, toutefois, des enfants nés dans un autre culte et surtout de ceux qui, transportés en nourrissage à la campagne, y sont baptisés. En 1885, le total des naissances est de 78.000 (61.400 légitimes et 16.922 illégitimes). 15.631 enfants sont envoyés en nourrice. Or, les chiffres des baptêmes tombent à 44.596 (72.6 %).

Les mariages, maintenant. En 1875, 18.184 unions dont 15.839 catholiques (87 %) et en 1885, 20.265 unions, dont 14.321 catholiques (seulement 70.7 %). En tenant compte des mariages protestants et israélites, un mariage sur quatre a lieu sans cérémonie religieuse.

Le chiffre des convois est de 59.786, dont 43.266 avec cérémonie religieuse, en 1882 : c'est, pour 100 convois, une proportion de 19,5 sans cérémonie religieuse. En 1885, les convois sont au nombre de 55.343 dont 39.525 religieux. C'est une proportion de 21 % sans intervention du prêtre[22].

S'il était, possible de connaitre le chiffre des pratiquants, on saurait le véritable état des choses, non seulement en ce qui concerne les coutumes traditionnellement observées, mais en ce qui touche au zèle de la foi. Taine, qui réunissait les matériaux de son livre vers 1880, a recueilli certains faits précis : À Bourron (Seine-et-Marne), qui, en 1789, comptait 600 habitants, le nombre des communions au temps pascal était de 300 : aujourd'hui, sur 1.200 habitants, il est de 94[23]. Un ecclésiastique bien informé écrit à Taille, en 1890 : J'estime en gros à 100.000 le nombre des personnes faisant leurs pâques à Paris. Voici l'avis d'un autre ecclésiastique : Je connais un évêque qui, arrivant dans son diocèse, eut l'idée de se demander combien, sur 400.000 âmes qui lui étaient confiées, il y en avait qui faisaient leurs pâques : il en trouva 37.000. Aujourd'hui (1878), après vingt ans d'efforts, il y en a 55.000. Je connais un curé de ville qui a 17.000 habitants sur sa paroisse : il y en a 3.000 qui font leurs pâques[24].

Cette désaffection est constatée, reconnue, déplorée croissante, par les membres du clergé. Nos paysans, dit l'un d'eux, ne voudraient pour rien au monde que leurs enfants ne fissent pas leur première communion. C'est un rite auquel il n'est pas permis de manquer : mais ce n'est guère qu'un rite. Cela permet aux garçons d'aller se louer comme petits valets de métairies et aux tilles d'entrer en service[25]. Il y avait autrefois des mœurs chrétiennes, dit un autre, il n'y a plus guère maintenant, que des pratiques chrétiennes. La grande inconséquence consistait, il y a cinquante ans, à croire sans pratiquer, elle consiste de nos jours à pratiquer sans devenir meilleur[26]. Le futur cardinal Guibert, alors archevêque de Tours, adresse à Mgr Pie, en 1870, ces paroles frappantes : Il n'y a rien à attendre des hommes ; mais nous pouvons espérer que si Dieu efface, c'est pour écrire ensuite. Il ne reste plus debout aucun principe, même dans l'esprit des gouvernants. Ce n'est pas seulement le sens religieux qui est oblitéré, c'est le sens moral. Je ne crois pas qu'on ait jamais dit autant de vérités que j'en sème tous les jours autour de moi. On écoute avec déférence, mais on ne comprend pas. Nous, chrétiens, nous formons une Société, un peuple part, qui n'est plus en communauté d'idées avec l'immense société qui nous entoure, qui se désagrège ou plutôt qui est en pleine dissolution. C'est un monde qui finit[27].

Les temps s'acheminent où un auteur généralement exact écrira, non sans une certaine exagération il est vrai : La France offre l'exemple presque unique d'un peuple qui, en somme et en masse, est libre-penseur[28].

Un symptôme non moins menaçant apparaît dans la difficulté que le clergé éprouve à se recruter. En 1876, Mgr Bougaud publie un livre qui sonne l'alarme. Il signale la rareté croissante des vocations, le manque de prêtres dans un grand nombre de diocèses. En 1877, il y avait en France 2.568 paroisses privées de prêtres ; 1.500.000 chrétiens sans pasteur[29]. Comment suffire par surcroît aux besoins du monde évangélisé qui fait sans cesse appel à la France ?

On pourrait appliquer à la plupart des départements la constatation qui vient du diocèse de Reims : Depuis la guerre, Reims a vu diminuer le nombre des vocations d'une manière déplorable. Le grand séminaire avait en moyenne 100 clercs ; en 1877, il en a 55. Le petit séminaire avait 230 élèves ; en 1877, seulement 150.

Ce ne sont plus les classes instruites ou riches qui comblent les vides et emplissent les cadres des ordres ecclésiastiques : En 1789, sur 134 évêques ou archevêques, il n'y avait que 5 roturiers ; en 1889, sur 90 évêques ou archevêques, il n'y a que 4 nobles[30]. Parmi les 40.000 curés ou desservants, plus de 35.000 appartiennent à la classe laborieuse des ouvriers et des paysans[31]. Citons les conclusions pessimistes des plus zélés défenseurs de l'Église : Il est facile de voir que le clergé et la nation vivent à côté l'un de l'autre, se touchant à peine par certains actes de la vie et ne se pénétrant pas du tout[32]. Le premier clergé du monde !... En réalité, nous sommes les derniers... Une force immense et qui vient du ciel meut toujours la machine ; mais la machine est usée. Le clergé n'est plus regardé dans ce pays comme un des représentants de la science et c'est là un fait absolument nouveau dans son histoire. Nous serions aveugles en face de l'évidence, si nous ne voyions pas que l'esprit humain est aujourd'hui pleinement émancipé et la société sécularisée[33].

 

II

En effet, l'Église rencontre, depuis bientôt un siècle, une résistance croissante. Une force énigmatique qui ne plie pas, qui ne recule jamais, l'attaque constamment et gagne sur elle. Cette force, l'Église l'appelle satanique : elle la comprend mal, car les pouvoirs en possession ont toujours mal compris et mal pris les oppositions. C'est une indépendance, une rébellion, séduisantes pour les limes fières, pour la jeunesse : son nom est libre pensée.

Au XVIe siècle, le libre examen fut l'origine du schisme réformé. Il restera toujours un fond de protestantisme dans la libre pensée européenne et entre les deux thèses une étroite connexion. La formule qui les rallie est le no popery.

Le XVIIe siècle avait hésité, au bord de la rupture. La libre pensée. Le XVIIIe l'accomplit avec une joie, une impertinence cavalière, qui étonnèrent, amusèrent, séduisirent. La première partie du xix' siècle s'efforça de réparer les ruines. Mais le catholicisme païen de Chateaubriand trouve plus d'applaudissements que d'échos. En 1851, année climatérique, la tentative de rapprochement échoue. L'Église du Syllabus et de l'infaillibilité voit se dresser contre elle l'Europe du suffrage universel et la philosophie de l'Unité.

Toute doctrine ne fait, en somme, que projeter dans le domaine du raisonnement l'état d'âme d'un peuple. Un système, c'est la conscience sociale réfléchie. On prend position d'abord : on philosophe après. Les penseurs se chargent de fournir l'argument quand le fait est accompli : ils prêchent au vainqueur l'héroïsme et au vaincu, la résignation.

Après la guerre de 1870, dans la période de désordre ou d'incertitude qui suit la Commune, la pensée est comme un miroir brisé ; de même que l'ordre social, elle est réduite en miettes. L'heure est au doute, la critique. C'est une angoisse, une négation, une sorte d'anarchie par impuissance et par dégoût.

L'éclectisme de Victor Cousin règne toujours sur l'école et le positivisme d'Auguste Comte influe encore sur l'opinion. Mais celui-ci, dans la tentative, qu'il fait hâtivement pour substituer une religion démontrée la religion révélée, échoue. Il ne reste de son œuvre qu'une pure et simple négation. Ce contempteur de l'inconnaissable n'en veut croire que à fait constaté par l'expérience ou les sciences extérieures. Il ne reconnait, pas même la seule science qui soit certaine, puisqu'elle est, la base même de la connaissance. la science de la conscience. Il n'atteint pas les masses.

Plus étroit encore et plus court, son disciple, Littré, resserre le cercle fermé par Auguste Comte. La philosophie n'est plus pour lui qu'un athéisme sec. Elle ne se réchauffe qu'au spectacle de la grandeur de l'univers. Il a la piété de la mécanique universelle, l'émotion de cet Océan du monde pour lequel nous n'avons ni barque ni voile. Jusque dans cet enthousiasme, il y a un aveu d'impuissance. Le monde est vaste, mais il est clos. L'homme ne peut que se replier sur lui-même : Tecum habita et noris quam sit tibi carta supellex[34].

En somme, le positivisme proclamant et limitant il la fois le progrès de la science, voit le monde élargi et l'homme diminué. Il n'a ni découvert ni même cherché le joint par où l'univers et la pensée se touchent et s'unissent. La profondeur de l'abime ne fait qu'un spectateur plus désespéré[35].

Auguste Comte ne croyait pas au succès des sciences biologiques : elles vont pourtant donner à sa pensée une puissance et des développements inattendus. Darwin complétant Lamarck et, après Darwin, Herbert Spencer rattachent l'homme comme un chaînon à la chaîne du devenir. Ainsi se fonde l'Évolutionnisme. La sélection naturelle et la conservation par hérédité des caractères acquis prétendent apporter une solution simple du problème de la vie.

L'homme s'explique par sa descendance : il n'est plus qu'un vertébré, un mammifère, primate peu dissemblable d'un quadrumane. A quoi bon tant de peine pour lui forger une lignée à part, tin sort unique, et faire de lui le centre de l'univers ? Flot inaperçu dans le flot des choses, il lui suffit de passer pour avoir sa raison d'être et remplir sa destinée. Le droit du plus fort, du mieux doué, — traduit élégamment par la théorie de l'élite, — couronne cette conception éminemment agnostique. Sa pénétration est énorme parce que, selon le mot de Roberty, elle a l'habileté de se placer soigneusement sous le couvert de la méthode expérimentale.

Le dernier mot sera dit lorsque le savant allemand Haeckel, le disciple le plus rigoureux de Darwin, aura, dans sa conférence sur le Monisme, publié la profession de foi d'un naturaliste. Le monde n'a pas été créé, à l'origine, par une volonté consciente. Il est l'objet d'une évolution continue et rectiligne partant d'un premier mouvement inaperçu dans l'éther, pour se diriger vers un but dont personne n'a le secret. A l'hypothèse déchéance, on substitue l'hypothèse progrès. La matière ne peut exister ni agir sans l'esprit, l'esprit sans la matière. Il n'y a qu'une substance. C'est l'éther dont on ne connaît qu'une faculté, la vibration. L'éther vibrant, diffus dans l'espace, c'est le principe créateur. Chaque atome est pourvu d'âme et, de même, l'éther cosmique. On peut définir Dieu la somme infinie de toutes les forces naturelles ou la somme de toutes les forces atomiques et de toutes les vibrations de l'éther. C'est ce dieu-éther qu'on oppose au Dieu de la tradition ; celui-ci, convaincu d'anthropomorphisme, n'est plus qu'un rêve superstitieux, une image transitoire, que l'avènement de la science efface.

L'esprit français résiste à ces simplifications hardies. Une nouvelle école marque le retour vers l'idéalisme. Ravaisson[36], dans son rapport magistral sur La Philosophie en France au XIXe siècle, avait, au cours de sa large enquête, maintenu les droits d'un spiritualisme absolu ; il avait subordonné l'idée de substance, loin de lui laisser envahir le domaine de la philosophie et avait réservé le rôle prééminent de la pensée.

Renan et Taine ont reculé devant les dernières conséquences de la doctrine naturaliste. Après 1870, ils avaient établi leur doctrine sur les frontières d'un déterminisme moins rigoureux. Renouvier[37], avec une autorité et une persévérance singulières, avait restauré la méthode critique et s'était déclaré l'adversaire de Comte et de Littré, de Taine et de Renan, de Cousin et de Spencer. Il en était revenu, par un détour, à l'impératif catégorique et à l'apriorisme kantien.

Deux maîtres, enfin, apaisant les dissidences, atténuant les divergences et les polémiques, s'affirmaient comme les représentants de l'esprit de pondération, de transition, de transaction. C'est Lachelier[38] qui professe à l'École normale de 1864 à 1876, et dont l'enseignement est un essai de pénétration réciproque de la philosophie moderne et de la religion. Selon lui, la vie de l'être a un triple caractère : mécanique, organique et moral. Ces trois états sont la triple essence de l'être complet. L'être est libre puisqu'il a l'intuition de sa liberté. Quant au principe des choses, il ne peut être connu que par la croyance qui repose elle-même sur la notion intime du devoir. C'est encore la pensée kantienne, mais elle aboutit logiquement à un acte de foi morale et religieuse. L'ensemble de la doctrine est conforme, selon la parole de M. Fouillée, à un état d'esprit très répandu alors, donnant satisfaction au double besoin de douter et de croire.

M. Fouillée[39] qui soutient, en 1872, une thèse de doctorat retentissante, essaye une conciliation plus large et plus difficile encore, celle de la liberté et du déterminisme.

Il unit le mécanisme et le spiritualisme dans sa notion des idées-forces. Toute une philosophie, vaste en ses développements, s'élèvera sur cette base. L'individu est libre, comme l'abeille est libre, quoique subordonnée à l'esprit de la ruche. Le monde entier va, d'un même branle, vers un état d'avenir qu'il ne découvre qu'en y abordant : L'idéal n'est que le sens à plus profond et l'anticipation de la réalité future. — Il faut aller jusqu'à dire que l'existence même est sociale et que l'univers est une société infinie, ayant pour loi essentielle la réciprocité d'action et de vouloir, c'est-à-dire la solidarité, premier degré de l'amour. — La philosophie, parvenue à son dernier stade, considère l'idée de la société universelle des consciences comme le fond de ce qu'on appelait autrefois la Nature.

Au dieu-éther, on oppose le monde-ruche. La conscience connait celui-ci de même que la science détermine celui-là.

Dans un âge pondéré et inquiet, les maitres de la conciliation, à mi-côte de la science et de la métaphysique, inaugurent l'opportunisme philosophique. Quelle est la portée réelle de ces conceptions abstraites :' Elles restent, pour la plupart, dans l'enceinte de l'école. Seul, le positivisme s'est aventuré sur la grande mer. Mais la vague s'est refermée sur les débris d'un naufrage. Quant aux autres systèmes, ce sont bidons flottants amenés et ramenés par le flux et le reflux de la contradiction, aussitôt engloutis qu'émergés. Le public les ignore.

Toutefois, la pénétration des idées se fait de plus en plus rapide et profonde : jamais civilisation n'a été davantage imprégnée de lecture. Du livre le plus austère au journal le plus répandu, l'infiltration se fait promptement. La pensée, à peine conçue, est vulgarisée.

Il y a des modes d'idées et de mœurs qui se propagent, en quelques jours, des sphères où elles naissent dans celles où elles se copient. La loi de l'imitation est un des instruments les plus puissants de la civilisation, surtout quand les foules, abandonnées sans règle à leur propre instabilité, subissent l'effet du moindre souffle qui passe[40].

L'agnosticisme, l'évolutionnisme, le naturalisme, qu'ils soient descendus de la philosophie à la société ou qu'ils se soient répandus du mouvement social à la philosophie, sont, en même temps, dans les livres et dans les mœurs. Seulement, dans les mœurs ils se diffusent ; dans les livres ils se condensent. La vie atténue ; le livre exagère. Tout système est un paradoxe. Exprimer, c'est choisir, donc éliminer, rétrécir. La vie est plus ample, plus souple, plus savoureuse que ce fruit de l'art qui, pour durer, s'est volontairement durci en noyau.

Sous ces réserves, on peut rechercher les relations des doctrines philosophiques et des mœurs. La morale de l'Église catholique est toujours, en somme, la règle de la vie sociale. Sa cosmogonie, sa dogmatique, les récits historiques de l'Écriture Sainte sont ébranlés dans leurs affirmations et leur autorité. L'exégèse de Strauss[41], de Havet et de Renan, de d'Eichthal[42], de Colani, les études de Ledrain[43], de Soury[44], précisent une polémique que Voltaire n'avait qu'effleurée en se jouant. L'œuvre des six jours ne peut supporter le choc de la géologie, de la paléontologie, de l'anatomie comparée, de l'anthropogénie. Il est entendu et passé par prétérition que la religion chrétienne, dans sa forme traditionnelle, est une ignorance.

Mais le bloc moral tient. C'est à peine si les plus hardis parmi les évolutionnistes reprochent à la morale catholique son mercantilisme qui fait un marché avec Dieu ; son intransigeance dogmatique, mère des inquisitions, son célibat des prêtres qui, par une sélection à rebours, anéantit d'avance la race des meilleurs[45].

La masse qui n'a qu'une croyance déférente, mêlée à un vieux résidu de coutumes traditionnelles, reste soumise aux règles du catéchisme et, tout compte fait, elle n'a pas d'autre guide.

 

D'ailleurs que lui offrent, à la place, ces systèmes philosophiques si hauts ? Il ne suffit pas de détruire, il faudrait édifier.

Le dernier et le plus connu des disciples de l'école allemande va chercher au fond de l'Inde la plus désolante des doctrines négatives pour conseiller à l'homme le nirvâna et l'accabler dans le néant d'un pessimisme découragé. En France, Schopenhauer, par sa logique, son humour, ses paradoxes — empruntés souvent aux philosophes français du XVIIIe siècle —, a quelque succès. Il est traduit, lu, commenté[46]. Alfred de Vigny a écrit, d'avance, le psaume de cette résignation farouche en chantant la mort du loup. Un personnage français éminent, lettré passionné, grand orateur, membre de l'Académie française et président du sénat, Challemel-Lacour, laisse, dans un livre posthume sur le Pessimisme, le secret d'une vie célèbre, déprise et désabusée[47], Ce sont jeux de beaux esprits.

Une association éphémère voudrait, dans un esprit de controverse, fonder une école d'enseignement pratique d'après les règles de la Morale indépendante. Elle est sans écho et sans avenir[48].

Une autre école reprend la formule des anciens : vivre conformément à la nature. Niais c'est une loi bien vague pour les nécessités complexes de la vie moderne. Tout tend à arracher l'homme civilisé à la nature : on l'y ramène, au moment où la science ne reconnaît plus en elle quo la puissance du nombre et la loi du plus fort.

Les professeurs rappellent les noms des grands moralistes qui, dans l'antiquité, précédèrent immédiatement l'avènement du christianisme, Epictète et Marc-Aurèle : autres fantaisies de lettrés. Prouver qu'Epictète a préparé saint Paul, ce n'est pas établir qu'il faut, par-dessus saint Paul, remonter jusqu'à Epictète[49].

Les meilleurs s'y perdent. Le découragement les envahit devant la marée montante de la brutalité victorieuse et du mal triomphant. Zola, qui s'est déclaré adepte du positivisme, ne voit pour apaiser le tourment de l'infini qu'une règle de vie : le travail, — le travail du bœuf penché sur le sillon. Alexandre Dumas fils, vieilli, cherche le refuge dans l'amour, la folie, la rage de l'amour. Michelet aboutit, par une évolution sentimentale également tardive, au même spasme morbide et inquiétant[50].

D'autres trouvent dans le beau la loi du vrai et du bien. La vie supérieure est une esthétique ; il faut développer sans cesse le moi jusqu'à l'épanouir dans une pleine exubérance et un lumineux rayonnement. Le plus intelligent, le plus pénétrant, le plus avisé de tous, est à la fois le plus découragé et le plus décourageant c'est Renan. Sa parole si écoutée fait la balance des solutions contradictoires, il s'en tient à un scepticisme souriant. Recherché aux tables mondaines et applaudi aux banquets de corps, les yeux mi-clos sous ses cils gris, les mains croisées sur un ventre ecclésiastique, il professe le dilettantisme.

Qu'on ne s'y trompe pas : celte apparence réjouie cache un trouble profond. Le Breton rêveur, l'ancien prêtre, le curé défroqué est, comme Pascal, penché sur l'abîme ouvert auprès de lui. Aucune bouche peut-être à aucune époque n'a laissé tomber de paroles plus amères que celles-ci : Un homme conséquent dans son système de vie est certainement un esprit étroit. Car je le délie, dans l'état actuel de l'esprit humain, de faire concorder tous les éléments de la nature humaine. S'il veut un système tout d'une pièce, il sera donc réduit à nier et il exclure. — Il y a des siècles condamnés, pour le bien ultérieur de l'humanité, à être sceptiques et immoraux[51]... Une génération entière suce, avec le lait, l'amertume qui lui est ainsi versée par le moderne adaptateur de l'Ecclésiaste.

 

III

La religion chrétienne et la philosophie spiritualiste garantissent il l'aine humaine une autre vie : l'existence terrestre n'est qu'une rencontre éphémère avec un compagnon de voyage périssable, le corps : quand celui-ci s'est séparé et dissous, la personne immortelle poursuit sa route vers les réalités durables et les sanctions supérieures.

Mais, si l'homme rejette ces dogmes et ces croyances, s'il borne ses ambitions et son espoir à la courte période de son existence planétaire, il faut qu'il trouve en elle la raison de sa conduite et l'orbe complet de sa destinée. Portio mea est in terra viventium.

Cette suite logique de la négation métaphysique avait été dégagée avec la plus parfaite netteté, dans ses conséquences morales et sociales, au lendemain de la Révolution française, par l'un des initiateurs les plus puissants de la pensée moderne, Saint-Simon[52].

Il met le ciel sur la terre et enseigne franchement et effectivement, avant Auguste Comte et avant les philosophes allemands, la religion de l'Humanité. Cette religion n'a pas d'autre objet que le développement harmonique de la société humaine par l'établissement de la Justice et l'accroissement du Bien-être. La loi de l'homme est le travail : c'est l'Exploitation du globe, opérée de telle sorte qu'elle assure le plus possible l'amélioration rapide de l'existence physique et morale du plus grand nombre et notamment de la classe la plus laborieuse et la plus pauvre.

Cette exploitation méthodique de l'univers sera entreprise sous la haute direction de la corporation des Industriels, des Savants, des Ingénieurs, ces fonctions saintes reléguant dans le passé les débris de toutes les autres autorités. Le procédé, c'est la substitution de l'Association universelle à l'Antagonisme universel. Le seul propriétaire légitime, c'est la Collectivité ou État. La distribution de la richesse et des instruments de travail s'accomplira au moyen d'un bon système de Banques nationales généralisées. Un haut conseil veillera au maintien des règles et de la conduite sociale, notamment à l'éducation physique, intellectuelle et morale de l'enfance et de l'adolescence. Ainsi se conservera et se perfectionnera cette Morale sociale qui est, il la fois, une tradition et une prévoyance ; elle constituera, par l'harmonie et l'amour entre les hommes, le Nouveau Christianisme, la Religion de l'Humanité.

Saint-Simon et l'école saint-simonienne ont imprimé une trace profonde sur les initiatives caractéristiques du XIXe siècle, non seulement le positivisme, mais l'économisme, l'industrialisme, le socialisme.

Au fond, cette doctrine ramène la morale à la considération de l'intérêt collectif. L'esprit de sacrifice et d'amour est puisé dans la force de l'instinct social. Le premier devoir et la première récompense de l'homme sont dans l'accumulation de la richesse par le travail et dans l'accroissement du bien-être universel par une équitable répartition des bénéfices communs.

Ces principes sont en relation étroite avec le progrès de la science et de l'industrie. L'augmentation prodigieuse de la fortuite privée et publique en Europe pendant les aimées 1830-1875 avait été prévu par Saint-Simon. Les disciples transposèrent dans les faits les visions du Maitre. Leurs créations remarquables, inspirées du Système Méditerranéen[53], modifièrent la surface de la planète.

Les applications des découvertes scientifiques, le développement de la grande industrie, la construction des chemins de fer, des routes, des canaux : les opérations de crédit, le régime des sociétés et des coopérations, toute une révolution économique et sociale se produit à la fois. L'humanité, entraînée et accablée par de si rapides progrès, faillit succomber. Elle en souffrit cruellement : elle en souffre encore.

L'attention se porte sur les problèmes économiques : on s'étonne du dédain oui les tinrent les âges antérieurs. La science qui a leur étude pour objet prend le pas et le rang, c'est l'Économie Politique.

Science aux confins mal délimités, aux prétentions immenses, aux résultats incertains, qui, comme la philosophie de Pythagore, tendrait à ramener le mouvement des choses humaines au jeu des nombres.

On ne peut que rappeler ici les sagaces observations ou les affirmations précipitées des précurseurs, les Turgot, les Malthus, les Ricardo, les Adam Smith, les Jean-Baptiste Say. La fameuse loi d'airain déclarant, comme un fait irréfutable, que le salaire de l'ouvrier est fatalement réduit à la somme dont l'homme a besoin pour sa subsistance, cette loi, proclamée sans être contrôlée, acceptée sans être démontrée, a rempli le siècle du plus sombre pessimisme, tandis qu'une autre prétendue loi, la loi de Malthus, répandait une sorte de panique permanente au sujet de la nourriture nécessaire à l'humanité.

L'explosion des différentes écoles socialistes dans les années qui préparaient la révolution de 1848, les livres de Proudhon, son morceau fameux sur le paupérisme, le laissez-faire somnolent de l'empereur Napoléon III, le drame de la Commune, tout contribue à introduire dans l'étude des rapports sociaux et des intérêts individuels ou collectifs le même désordre qui avait troublé déjà les croyances et les doctrines.

L'économique moderne était à la fois révérée et maudite : inquiétante par son impassibilité, terrible par ses pronostics. Une école d'origine anglaise où la loi commerciale du laissez-faire, laissez-passer, répondait à tout, l'école orthodoxe, avait combattu l'organisation saint-simonienne au nom de l'individualisme et de la liberté.

Elle triomphait. Son instrument de règne était la statistique : elle dénombrait, dénombrait, dénombrait. À force d'analyser, elle embrouillait. Ses polémiques savantes semaient le doute ; tant il est difficile de raisonner froidement sur ce qui est l'essence de la condition humaine, la souffrance.

La courte expérience d'un siècle, faussée d'ailleurs par des relevés incomplets, par de hâtives généralisations, permettait-elle de formuler des lois et de conclure ? L'école persiste, pleine de confiance. Elle avance, parmi les rectifications, le démenti des faits, les erreurs. Elle progresse, et, en somme, peu à peu, les résultats utiles se dégagent.

En France, les noms célèbres sont, après Michel Chevalier[54], Courcelle-Seneuil[55], Clamageran[56], Le Play[57], de Laveleye, Baudrillart[58], Hippolyte Passy[59], Dupont-White, Léon Say[60], Paul Le Roy Beaulieu, de Foville[61], René Stourm[62], de Molinari[63], Eugène Rostand[64]. La tendance est presque exclusivement libérale. Cependant le parti pris d'organisation économique et morale est très affirmé chez les publicistes chrétiens, Le Play, de Laveleye.

Si le personnel plus spécialement politique, fidèle au libéralisme des dernières années de l'empire, suit encore la doctrine du libre-échange, les premières résistances se produisent. M. Thiers a gardé la tradition des physiocrates. Il est partisan déclaré de la production rurale et, en général, du marché national. L'industrie des tissus, l'industrie métallurgique, qui ont tant souffert des traités de 1860, ont engagé la lutte, et leurs défenseurs se mesurent avec les tenants de la doctrine orthodoxe, dans les débats mémorables qui déterminent l'assiette des impôts nécessités par la guerre. En France, comme citez la plupart des puissances concurrentes, on sent naître, en conformité avec l'esprit de particularisme et de nationalisme qui s'exalte sous le régime de la paix armée, les premiers symptômes du futur protectionnisme.

Il y a une politique économique, il y a une morale économique.

Un des principaux publicistes de l'école orthodoxe, M. de Molinari, en a promulgué les lois. La morale, telle qu'il la conçoit, est l'ensemble des actes que l'homme a le droit et le devoir d'accomplir pour conserver l'individu, assurer le salut de l'espèce et se conformer aux destinées de l'universalité des êtres[65].

Un autre économiste donne cette définition : La morale, dit-il, c'est l'art de bien vivre : bien vivre, c'est travailler à la conservation, à l'augmentation et à l'extension de la vie dans le genre humain par la civilisation[66].

Chez les deux, comme chez Saint-Simon, l'idée dominante est celle de la collectivité : soit la collectivité humaine, soit l'universalité des êtres. L'entretien et le salut de la collectivité étant le souci suprême de la morale économique, on comprend l'importance qu'elle attache à la constitution de la richesse et à sa répartition.

Toute collectivité repose sur le travail, c'est-à-dire sur l'effort individuel, autant que possible libre et autant que possible organisé, de façon qu'il puisse être produit par tous et qu'il profite équitablement à chacun. C'est ce que Courcelle-Seneuil nomme, d'une expression singulièrement heureuse, la liberté égale, qu'il distingue avec insistance des simples mots juxtaposés : liberté, égalité. L'égalité n'existe nulle part, dit-il ; du sentiment de la justice nait cette liberté égale qui est tout ce que l'individu peut réclamer à la collectivité et tout ce que celle-ci doit lui assurer.

L'économisme, poussé à l'extraie, aboutit soit à l'indifférentisme par un respect extrême de l'individualisme, à l'éparpillement social et à une poussière de peuple, proie toute prête pour la tyrannie : ou bien, par contre, en organisant abusivement le travail et la répartition des richesses, il mène à l'étatisme, au socialisme et au collectivisme, autres tyrannies !

Disons les autres périls de l'économisme triomphant. L'attention extrême accordée au problème de la valeur et de la richesse altère le principe de la conduite humaine. La morale de l'effort accumulé, si elle aboutit à la morale de la valeur et de l'épargne, exalte jusqu'au délire l'inclination la plus naturelle à l'homme, celle que la théologie appelle fortement le vice de propriété. La morale de la valeur se distingue mal du règne de l'argent. L'appréciation excessive des biens matériels déséquilibre la civilisation. Les Bourses métropolitaines sont les temples. L'or y est adoré. La spéculation célèbre le culte de cet autre minotaure qui répand dans l'univers, avec l'incertitude du lendemain, l'anxiété, la terreur et, par son jeu caché, les alternatives du lucre et de la ruine. Le luxe et le paupérisme sont aux prises : excès également insupportables à la nature et à la société. La partie qu'ils suivent absorbe les hommes et ne leur laisse plus le temps de reconnaître, dans la brièveté de l'existence. la vanité de toutes choses. Ils meurent, qu'ils croient gagner encore.

La politique se subordonne aux considérations économiques. Le financier règne. Il tranche de la paix et de la guerre. La balance du commerce est la préoccupation dominante de l'homme d'État. La nécessité, sans cessé accrue de nouveaux débouchés, devient la loi des rapports internationaux. Le travail déréglé est le père de la surproduction ; il est un mal, lui qui devrait, être le refuge.

Tandis qu'elle proclame la liberté égale, la science économique sanctionne et défend les plus cruelles inégalités. Le mérite et le démérite se mesurent an succès pécuniaire. Les individus, ainsi que les peuples, ne valent qu'en proportion de leur fortune croissante. Le mercantilisme universel est le but et la fin de la société. La civilisation n'est qu'un graphique et le progrès a pour thermomètre la cote de la Bourse.

Il faut dire aussi la contrepartie : la connaissance dévoilée des lois de la circulation universelle qui décidait obscurément des destinées publiques : l'apparition au grand jour des combinaisons et des prévoyances qui unifiant le commerce du monde sur un seul marché, assurent les ressources et les subsistances, contrecarrent les privilèges et les monopoles, parent aux catastrophes, atténuent les misères imprévues, les famines.

Par la promptitude des communications et par la publicité, la propagande du bien se fait plus rapidement encore que celle du mal. L'attention publique attirée sur le travail et sur la valeur individuelle du travailleur refoule cet excès de souffrance auquel la philosophie et la religion se résignaient trop facilement. Une surveillance étroite et, parfois, une contrainte bienfaisante, secouent le faible lui-même, et le redressent sur le galetas où il s'était abattu.

La foule sait son droit : elle dénombre ses forces ; elle entre en lutte contre les situations acquises, les privilèges ankylosés, les codes attardés, les trônes et les dominations. Les charges sociales sont l'objet d'une révision constante. L'organisation du travail est soustraite au sophisme du laissez-faire. Le système du crédit et des emprunts publics, mieux connu et plus sagement combiné, fait collaborer à l'amélioration des pays pauvres les capitaux des pays riches et répartit le coût du progrès sur les générations qui doivent en profiter.

Poussé par la concurrence, le commerce s'ingénie : il est créateur. Il introduit le bien-être partout et réchauffe, soutient, nourrit le corps social anémié. Enfin, la hardiesse mène de l'invective socialiste et anarchiste Fouaille la vieille société dans sa routine béate et lui impose, par la menace ou l'effroi, le sentiment qu'elle avait nommé du bout des lèvres : fraternité[67].

Ainsi, entre la morale religieuse et la morale économique, si diverses dans leurs principes, un accord latent existe ; le contact se produit au point où naissent ce que l'une appelle charité et l'autre, solidarité.

Que le ciel soit ouvert ou fermé, l'homme souffre ici-bas, et tout le monde reconnait qu'il faut d'abord alléger, sur son épaule, le fardeau que sa vaillance supporte et qu'il transmet à ses successeurs avec l'illusion toujours renaissante de la vie.

 

IV

Est-il besoin, d'ailleurs, de tant de doctrines ? L'humanité n'a-t-elle pas, pour la guider, un instinct droit, un sentiment juste, où naît tout ce que la chaire ou l'école ont enseigné ? La philosophie n'est, comme la géométrie, que l'art de déduire les conséquences déposées dans les principes naturels et, si l'on peut dire, de vider les mots.

Une loi intime existe, vous le reconnaissez vous-même, vous l'appelez : voix de la conscience, ou, plus ambitieusement, impératif catégorique. La conciliation des deux systèmes est là. Religion ou nature, la conscience unifie tout, embrasse tout, comprend tout. En outre, la pratique de la vie tempère la loi universelle de je ne sais quelle indulgence, quelle largeur de vues, quel discernement qui manqueront toujours à un système quelconque, alourdi par les définitions, par le dogmatisme, par la controverse.

Un long passé religieux, une habitude d'être et de s'arranger en commun, une convenance, une tradition sympathique ont cultivé les dispositions sociales instinctives et déterminé le caractère et les mœurs de la nation. Les auteurs familiers, gens de grand sens et de ferme raison, Rabelais et Montaigne, La Fontaine et Molière, ont précisé les traits et arrondi les angles. La tension habituelle des énergies a éduqué et assoupli les organes de l'action et ceux de la pensée. Ainsi s'est établie une règle de conduite, un entraînement collectif, une civilisation réflexe.

Cette règle est tacitement observée par tout ce qui adhère au pacte social : méprisée, elle frappe et exclut d'elle-même les contrevenants.

En thèse générale, l'opinion française reste fidèle à la pensée de Jean-Jacques que l'homme est naturellement bon[68]. Le succès inouï du philosophe genevois vient probablement de cette confiance qu'il fit à l'humanité, tant celle-ci a besoin d'une amicale caresse de l'âme, d'une constante rédemption !

Donc, en toute liberté et sortant des mains du créateur, l'homme serait bon. Ce sont les nécessités, les hasards, les entrainements, les défectuosités des cadres sociaux qui le déforment, le détraquent et le jettent, de chute en chute, dans le mensonge. le vice et le crime. La société a sa large part de responsabilité dans les déchéances individuelles. Qu'elle réprime le mal qui lui est fait, c'est son droit : mais qu'elle travaille à le prévenir, c'est surtout son devoir.

La triple autorité qui a réclamé jusqu'ici l'obédience collective — autorité religieuse, autorité sociale, autorité politique — a assumé la responsabilité de la conduite générale et de la conduite particulière. Les résultats obtenus oui-ils justifié de telles prétentions et une domination si impérieuse ?

Au lendemain de la guerre et de la Commune, la réponse à ces questions est au moins douteuse. Le système répressif n'a pas réussi. Le césarisme, malgré l'alliance de l'Église, n'a pas restauré les mœurs ; il a ruiné le pays et compromis cette épargne d'influence séculaire, le prestige. On lui a tout remis, il a tout gaspillé. C'est la faillite de l'autorité. Il faut maintenant liquider ce passé.

La prime de l'assurance exigée par les maures a été bien lourde, si on la mesure au service rendu. Qu'étaient cette compétence et ces aptitudes tant célébrées, ces spécialités superbes ? Les trognes, comme eût dit, Montaigne, ne nous en imposent plus[69].

Le dogme péril et se désagrège. Les vieilles cosmogonies s'effondrent. La science est le seul temple où les esprits se rencontrent, conduits par la conviction et par la raison vers la véritable Unité. Oit ne s'entend que sur les principes et sur les lois qu'elle proclame ; partout ailleurs, on se bat : l'histoire des dogmes et des croyances est un charnier.

 

Oui, l'âme humaine a, en soi, un ressort assez puissant pour la poiler vers le bien. Ne peut-on pas concevoir une façon d'être et de vivre qui, sans relever d'aucune religion et sans réclamer une sanction ultra-terrestre, par l'expansion de chaque liberté et la réaction des autres libertés constituerait la règle des existences particulières et l'équilibre de la vie sociale ?

Scats boules les latitudes, celle règle existe. C'est elle qui, partout, rail l'homme raisonnable et le bon citoyen. Ne cherchons pas si loin : le type est là. Il naît et respire dans l'atmosphère qui anime la nation. Descartes l'a nommé : c'est l'homme généreux.

Ce n'est ni le héros, ni le sage, ni le saint, ni l'ascète, ni le surhomme, tels que les ont imaginés d'autres temps et d'autres peuples. Sa physionomie est plus calme, moins tendue, plus apaisée. Il s'agit d'un honnête homme qui serait loyal et courageux, bon et indulgent. La foule ne s'y trompe pas ; elle le reconnait et l'appelle : brave homme. Ce consentement universel est le critérium de sa sagesse et de sa vertu.

Il sait, de bonne heure, que la vie est courte et il jouit de sa fleur : il sait qu'elle est douce comme du lait si la haine et l'envie ne l'aigrissent : il en adoucit encore, par son sourire, la saveur. Le malheur des autres le trouve prompt, le péril du pays le trouve brave et le caprice de la fortune, toujours égal. S'il souffre, il se tait. La plainte des autres retentit en son cœur, mais ils n'ont pas connu la sienne. Il est persuadé, ainsi que le dit Descartes, que l'homme ne saurait subsister seul et que l'on est, en effet, l'une des parties de cette terre, l'une des parties de cet État, de cette société, de cette famille à laquelle ou est joint par sa naissance, sa demeure et son serment. Il sait que chaque homme est obligé de procurer, autant qu'il est en lui, le bien de tous les autres et que c'est proprement ne valoir rien que de n'être utile à personne[70].

Ces préceptes sont de tradition antique et de bon sens journalier : ils suffisent aux courts instants que l'homme vit. Une humeur aisée, une tolérance secourable, la volonté de faire d'abord le bien le plus proche parce qu'on le connaît, puis un désir de sortir de soi et de comprendre les autres, c'est-à-dire de les aimer, c'est toute une raison pratique, peu soucieuse de l'au-delà, il est vrai, mais abhorrant le fanatisme et la secte, parce qu'elle est désabusée du leurre d'une chimérique perfection. Selon le programme tracé par Auguste Comte, l'homme est devenu sans scrupule et sans jactance, l'Unique arbitre, dans certaines limites, de l'ensemble de sa destinée[71].

Celte disposition, celle inclination, où il y a un peu de lassitude peut-être, entraînent de nombreuses bonnes volontés sans distinction de religion, de croyances, de doctrines. Les quelques ligures qui s'élèvent au-dessus de la foule et qui, dans la mesure des forces humaines, se rapprochent du type, réalisent un idéal où se complait la nation, tandis que ce grand XIXe siècle, si actif et si tourmenté, penche vers son déclin.

S'il existait une société où le bien jaillirait d'un mouvement du cœur, où l'esprit, par sa vivacité et par sa justesse, redresserait les mœurs, où le jugement tremperait les caractères, où les convenances, l'exemple, le regard silencieux des bons contraindraient les méchants, où le mal serait refoulé comme ignoble et brutal, c'est dans une telle société que l'on connaîtrait vraiment la douceur de vivre.

Or, la France de 1875, diminuée par la défaite, anxieuse sur son avenir, déprise de ses croyances, dégoûtée des systèmes ambitieux, indignée contre des maîtres odieux ou ridicules, accablée et un peu amortie, a fait ce rêve que l'humanité s'améliorerait d'elle-même si on la laissait à la sincérité de son naturel progrès. N'ayant plus foi dans la discipline imposée, elle s'essaye à une nouvelle règle de vie où la pratique spontanée des devoirs s'équilibrerait par le respect mutuel des droits.

Vaincue, et à cause de cela peut-être, elle adopte l'hypothèse optimiste. Elle pense que si la somme du mal l'emportait sur celle du bien, le monde aurait déjà péri. Elle espère en ces vigueurs ultimes qui sauvent du naufrage. Elle admet que, dans l'évolution naturelle ou sociale, le meilleur chasse le pire plus sûrement encore que le fort écrase le faible, car le fort a en lui le frein de sa violence, et c'est qu'il aime.

On peut donc s'en remettre, pour la conduite des hommes, à la nature, à l'expérience, à la famille, à l'enseignement. La morale, c'est le recueil des leçons transmises des pères aux enfants pour la conservation de l'espèce. À ceux-ci d'en garder le traditionnel patrimoine.

La faillite de l'autorité qui, en 'politique, laisse la place à la démocratie, aboutit, dans l'ordre moral, au système du libre développement et 'au parti pris de la non-contrainte.

Telle est la leçon que la France a tirée de ses désastres, et l'essai qu'elle va tenter, selon sa coutume de faire si souvent les expériences pour le reste de l'humanité. L'avenir dira si cette conception du devoir et de l'éthique suffit à l'individu, à la société, à l'humanité.

 

Dès l'heure où la doctrine se dégage, il serait facile de signaler ses lacunes. Toute virile et laïque, elle vise surtout l'homme, et dans l'homme, le citoyen, l'élite. Le sage pondéré qu'elle rêve a recueilli la tradition de l'antiquité classique. Il bornerait volontiers le monde à la contemplation de son horizon tranquille. Comme Candide, il cultive son jardin. Prudent et sceptique, il domine facilement en lui des passions qui ne l'émeuvent guère.

Mais cette nombreuse partie de l'humanité qui n'est soulevée que par l'élan passionnel, qui est en perpétuel appétit d'amour, de croyance, de foi, d'enthousiasme, la jeunesse, les femmes, les masses ?... Que votre altruisme est froid ! Ce prudent équilibre des forces vitales tel que vous le prônez, n'est-il pas un égoïsme, donc une atonie, une mort ?

A cette objection, la réponse n'est pas omise. Entre les trois risques, le risque religieux, le risque économique, le risque civique, cet âge a fait son choix. La patrie est accablée ; on ne veut phis croire qu'en la patrie. Michelet l'a dit : Nous enseignerons la France ; la France, pays du sacrifice, apôtre de la fraternité !

La religion de la patrie suffit à l'homme. Il ne joue pas sa vie et son labeur pour une part du ciel ou pour l'avenir d'une bien vague humanité. La réalité le point. C'est sur le sol paternel qu'il s'appuie ; c'est de là qu'il s'élance : Plus l'homme entre dans le génie de sa patrie, mieux il concourt à l'harmonie du globe ; il apprend à connaître cette patrie, et dans sa valeur propre et dans sa valeur relative, comme une note du grand concert ; il s'y associe par elle ; en elle il aime le monde[72].

Plus je me sens Français, plus je me sens humain[73].

Ce ne sont pas seulement les penseurs, les éducateurs et les poètes qui parlent ainsi. Les hommes pratiques, comme on dit, les politiques, puisent dans l'idée de patrie leur force et leur action.

La France s'est repliée sur elle-même. Son isolement l'avertit. Les rêves ne la tentent plus. Il est digne de remarque, — et l'observation a été faite par un des chefs de l'école positiviste, — qu'entre les doctrines religieuses affaiblies et les systèmes économiques au pinacle, la France s'est attachée à l'idée patriotique comme ii l'ancre de salut : La résistance désespérée de 1870 rendit à la France elle-même le sentiment de son individualité collective qu'elle tendait à perdre dans les enivrements d'un économisme triomphant dont les basses aspirations et les tachetés se dissimulaient en vain sous les apparences d'une philanthropie trompeuse [74].

 

Comment ne pas rappeler ici le nom de Gambetta ? Patriote avant tout, disait-il lui-même de lui-même. Il restaura la foi dans l'avenir. Tel fut, dit encore M. Pierre Laffitte, le premier service rendu par Gambetta à la patrie.

Gambetta, né de sang doublement latin, avait dans les veines l'amour de la cité. La cité, pour s'être agrandie, n'en doit être que plus étroitement aimée : sa misère réclame le sacrifice et l'abnégation.

C'est à Thonon, au cours de cette féconde année 1872, quelques jours après avoir prononcé le discours de Grenoble qui préparait l'avènement de la démocratie, que Gambetta annonça le culte des temps nouveaux : le patriotisme.

On se souvient du large geste avec lequel il repoussa l'insinuation d'un M. Dubouloz qui, écho de certaines idées séparatistes, avait tourné les yeux vers la République suisse et avait dit : Là où se trouve la liberté, là est la patrie. C'est alors que Gambetta, pris à l'improviste, se leva : Il faut bien réfléchir, dit-il, quand on parle du patrimoine de la France... Il n'y a pas que la France glorieuse, cette France révolutionnaire, cette France émancipatrice du genre humain ; il y a une autre France que je n'aime pas moins, une autre France qui m'est encore plus chère, c'est la France misérable, c'est la France vaincue et humiliée, c'est la France qui est accablée, c'est la France qui traîne son boulet, la France qui crie, suppliante vers la justice et vers la liberté.... la France, que dans sa défaite, on calomnie, que l'on outrage : oh ! cette France-là, je l'aime comme on aime une mère : c'est à celle-là qu'il faut faire le sacrifice de sa vie, de son amour-propre et de ses jouissances égoïstes : c'est de celle-là qu'il faut dire : là où est la France, là est la patrie.

Un cri de : Vive la France ! répond à cet admirable mouvement oratoire. Ce cri jaillit de l'âme. Il y avait alors dans tous les cœurs un sentiment chaud, sincère, que rien, pas même le temps, ne paraissait devoir user ou éteindre.

Plus tard, à Cherbourg, Gambetta portait un toast au progrès de cette ville, tant au point de vue économique qu'au point de vue militaire qui est le premier.

Devoir civique, devoir militaire, nécessité pour la nation d'être toujours prête, non seulement à la défensive, mais, le cas échéant, à une offensive opportune, tel est le souci dominant de Gambetta et de ceux qui l'environnent. Ils ne bornent pas la politique au progrès intérieur, ni la préoccupation sociale à l'expansion du bien-être. Paul Bert écrit dans son Manuel d'éducation civique : Ce n'est pas de longtemps que les guerres finiront : nous en verrons encore et, aussi ceux qui viendront après nous. Il faut donc que nous restions armés. Et, dans son discours de 1882 sur le devoir civique, il résume tout le système quand il s'écrie : ... C'est bien là aussi une religion, la religion patriotique. une religion qui a eu et qui aura ses saints et ses martyrs, mais une religion qui ne demande en aucune façon le sacrifice de la raison[75].

Faut-il insister ? Ces faits sont d'hier. L'idée de la revanche persistait muette dans les cœurs. La grande pensée du nouveau cursus, c'était de marier la liberté la force. Un mot résumait ce programme à la fois militaire et civique : la nation armée. On voulait que celle-ci s'imposât à elle-même, pendant des années au besoin, les sacrifices nécessaires pour restaurer l'intégrité du territoire et protéger, par le prestige reconquis, les idées et les libertés dont elle est la gardienne. On pensait que sa propagande et son rayonnement souffraient de sa défaite. Tout le monde eût souscrit au vers de Victor Hugo :

Quand nous serons vainqueurs, nous verrons.

De ce sentiment résulte la nécessité universellement admise du devoir militaire. C'est le premier, comme dit Gambetta : Il était, ainsi que l'observe son historien, passionné pour la politique, pour le triomphe de son parti : mais il y devenait indifférent sur le terrain des questions militaires [76]... Un autre écrivain dit plus justement encore et plus fortement de Gambetta, qu'il s'était élu lui-même représentant de l'armée et tribun des soldats[77].

Dans l'ordre social et moral, comme dans l'ordre intellectuel ou esthétique, de la crise de 1870 se dégage une doctrine transactionnelle qui gardera dans l'histoire le nom que les contemporains lui ont imposé, l'Opportunisme.

Ici encore, la politique précède la métaphysique. En fait, ce sont les orateurs de la gauche, c'est Gambetta, — puisqu'il est, de toutes les voix, la plus sonore. — qui exprime d'abord les aspirations latentes au fond des cœurs. Les acclamations qui arrachent les paroles de ses lèvres naissent de la certitude où l'on est qu'il doit dire ce que pense le vaste auditoire, qui, présent, ou invisible, l'écoute.

Le 24 juin 1872, à Versailles, dans le banquet de l'anniversaire du général Hoche, il prononce le discours-doctrine, un sermon laïque, que la préoccupation morale domine.

Le choix d'un nom militaire avait déjà une haute signification. Tous les traits, mûrement étudiés, portent et font tableau. Le soldat d'abord : Respectueux des droits de chacun, connaissant la valeur des hommes, floche ne se laissait jamais aller ni aux erreurs, ni aux chimères, il savait que les hommes ne valent pas seulement parce qu'on leur a donné un fusil et un équipement, mais par leur instruction, par leur abnégation personnelle, par leur cohésion en masse, par leur discipline et leur esprit militaire.

L'homme ensuite : Malgré ses préoccupations constantes de l'étude, du travail, de la méditation, sa nature véritablement gauloise apparaissait et lui faisait supporter sa situation avec une véritable force d'âme et une grande sérénité ; il se donnait à ses amis, s'arrachant à ses occupations et il savait parfaitement, dans ses relations avec eux, apporter de la familiarité et toutes les séductions de l'esprit que pouvaient avoir les gentilshommes de l'ancienne monarchie. A telle enseigne qu'il avait déjà été distingué pour son esprit, dans les gardes françaises, par les dames qui voulaient le faire passer général... N'est-ce pas ici d'avance une esquisse du citoyen de la République athénienne ?

Maintenant, en une simple phrase, la méthode : Je retiens une autre formule que le général Hoche avait faite sienne : Ago quod ago : Je fais ce que je fais. Oui, faisons ce que nous faisons, ne cherchons pas à tout résoudre, ne pensons pas qu'il existe un moyen de rendre uniforme le bonheur général, de résoudre tous les problèmes à la fois, ago quod ago.

Enfin, au point culminant du discours, le sentiment large et ouvert qui ennoblit la doctrine et qui semble une réponse à l'appel de Spuller, quand celui-ci écrivait à Gambetta : Il t'appartient de réconcilier les deux France ; Hoche, dit l'orateur, adhéra à une autre politique bien autrement hardie pour l'époque. Il dit, il écrivit : Dans ce pays, vous n'aurez la paix, le calme à l'avenir, qu'avec la tolérance religieuse. Il fit mieux que de le dire et de l'écrire : il mit ce principe en pratique. C'est là, disait-il, le secret de la pacification !

Ce discours apologétique contient la parole sainte et comme l'évangile de l'opportunisme. C'est une morale en action.

 

Qu'est donc l'Opportunisme ? Il est facile de l'expliquer maintenant : c'est une transaction, une recherche de la mesure, de la pondération, de l'équilibre parmi les chocs et les déchirements qui ont dispersé et compromis l'unité du pays.

Il est en réaction contre l'abus de l'autorité, d'où son anti-bonapartisme et son anticléricalisme déclarés : mais il se garde de rompre avec la discipline, et il voit dans la tolérance la seule maîtresse de l'unité morale. On sait comment la fameuse formule : Le cléricalisme, voilà l'ennemi, est atténuée, limitée, assouplie, par une parole non moins célèbre : L'anticléricalisme n'est pas un article d'exportation.

Au point de vue économique, l'Opportunisme ne se laisse point intimider par la revendication socialiste : en cela plus ferme et plus franc que la cauteleuse tactique néo-césarienne : Il n'y a pas une question sociale, mais des questions sociales. — Ne pensons pas qu'il existe un moyen de rendre uniforme le bonheur général. Appréhendant la désorganisation sous les projets fameux d'organisation meilleure, il tient ferme sur la liberté individuelle et sur la propriété héréditaire ; il respecte, dans la richesse des riches et dans l'épargne des pauvres, les ressources suprêmes de la patrie. Absorbé par d'autres soins, il se préoccupe assez peu des maux qui résultent d'une mauvaise répartition de la richesse et des inconvénients d'une appropriation excessive. Par contre, son idéal de démocratie individualiste a pour danger constant la constitution d'une ploutocratie.

L'Opportunisme est éminemment patriote. La collectivité France lui suffit. C'est là qu'il borne son idéal. Le problème dont il ne faut parler jamais, auquel il faut penser toujours, c'est le problème de la frontière. Entre les trois risques, l'Opportunisme a choisi, il se jette, d'une conviction absolue et d'une foi ardente, vers le risque patriotique. Pourquoi le nier ? Au fond de l'Opportunisme, il y a un nationalisme. Gambetta dit, le 9 mai aux délégués de l'Alsace : Le sentiment républicain est un sentiment véritablement national... Ce qu'il faut rejeter, ce sont ces choses équivoques qui ont a affadi le sentiment national.

Anticléricalisme et tolérance, démocratie et ploutocratie, civisme et nationalisme, telles sont les antinomies incluses dans le système et parmi lesquelles la prudence des hommes d'État doit chercher la règle de l'équilibre et du progrès.

 

L'histoire de la troisième République, de la République représentative en France, pendant les vingt-cinq années qui achèvent le siècle, n'est due le développement du drame dont les principes sont maintenant posés.

L'Opportunisme, instruit par les brutales leçons de la guerre et de la Commune, tend à la grandeur par la pondération et la mesure. Pendant vingt ans au moins sa parole guidera la France.

Il aura cet honneur, en un temps de défaillance et d'incertitude, de représenter une conception, un peu courte peut-être, mais suffisante, de la vie individuelle et de la vie collective. L'Opportunisme est une méthode et, par là, une philosophie. Il se rattache aux préceptes cartésiens et notamment à la deuxième règle : Diviser chacune des difficultés en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.

Il sortit tout armé de l'âme de la nation. Il avait en soi une portion vivante de cette âme, et assurément il ne fut pas indigne de la tâche si lourde qui lui incombait, quand, au lendemain des catastrophes, il assumait la responsabilité de l'avenir.

L'avenir ! Pensée toujours présente à l'esprit de ses fondateurs. Ils firent crédit au temps. Ils se disaient que, plus lard, on améliorerait, on corrigerait, on réviserait, mais qu'à chaque jour suffit sa peine et qu'il faut savoir renoncer au mieux pour ne pas compromettre le bien. Disposition prudente où il y avait une foi !

Cette foi se reposait sur les générations futures. On comptait sur elles. Elles seraient prêtes, celles-là, et non surprises. On les formerait selon l'idéal entrevu. Qu'on leur laisse seulement, avec des ressources restaurées, la liberté. Par elles, de nouveau, la France sera grande.

De là, le procédé si différend appliqué aux deux problèmes, celui de l'avenir : l'enseignement, et celui du présent : la Constitution.

On se contente de peu, aujourd'hui, pourvu que le lendemain puisse recevoir beaucoup. Pour l'éducation des générations futures, pour la préparation de la démocratie, du souverain, aucun sacrifice ne coûtera. C'est par l'éducation que la France relèvera le double héritage, refera les deux unités, celle de la patrie et celle de la doctrine. France et Science, c'est la devise. L'enseignement, l'enseignement public, l'enseignement laïque, l'enseignement national, tel est l'espoir suprême, telle est la suprême pensée.

Écoutons encore Gambetta. Il dit, toujours en 1872, à Grenoble : Il faut refaire ce pays, refaire ses mœurs, faire disparaitre le mal cause de nos maux, l'ignorance : il n'est qu'un seul remède, c'est l'éducation de tous... Nous avons été battus par des adversaires qui avaient mis de leur côté la prévoyance, la discipline et la science... Il faut nous débarrasser du passé : il faut refaire la France... Ce que je demande, c'est que la science sorte des livres, des bibliothèques, des académies, des instituts : je demande que ceux qui la détiennent la prodiguent à ceux qui en ont besoin ; je veux que la science descende sur la place publique, qu'elle soit donnée dans les plus humbles écoles : il faut résolument savoir et résolument pratiquer les vérités supérieures de la science et de la raison.

Ce programme était mis sous l'invocation d'Auguste Comte. Gambetta répandait, par l'autorité de sa voix, les préceptes de la philosophie positive qui plane, en somme, sur toute la génération[78].

Quant à l'œuvre constitutionnelle, elle exigeait des réalisations plus immédiates et des décisions plus promptes. Elle était instante, au moment où le duc de Broglie quittait le pouvoir, après avoir vu périr dans ses mains les chances d'une restauration monarchique et s'épuiser l'influence des classes moyennes.

La majorité de l'Assemblée nationale était livrée sans boussole au caprice des événements, ou mieux à la pression tenace et avisée de ceux qui a' aient conçu le dessein d'arracher à une assemblée monarchique le vote de la République.

Les débats vont s'ouvrir qui, par une suite fatale et logique, aboutiront à ce vote.

 

Le passé de cet antique pays, ses désastres récents, ses espérances renaissantes, une longue élaboration aidée par la littérature et par la science, stimulée par la conviction et l'enthousiasme, je ne sais quel tumulte de la nation elle-même se levant pour réclamer son droit et son dû, tout pèse sur ces séances où une assemblée, ballottée entre ses convictions et les nécessités, hésite entre les diverses solutions. Les forces sont égales.

De ce conflit, on ne sortira que par des concessions et par des accommodements : c'est la manière du temps. Toute l'époque est inscrite et comme résumée dans cette œuvre : la Constitution de 1875, œuvre d'équilibre et de transaction s'il en fut.

Après une longue et inquiète recherche, elle combine et associe les éléments rivaux au lieu de les séparer ou de les proscrire. Nationale, durable par sa sagesse même, elle trouve sa loi dans le principe modérateur, que le génie profond de Pascal discernait comme la base de tout ordre humain : La multitude qui ne se réduit à l'unité est confusion ; l'unité qui ne dépend pas de la multitude est tyrannie[79].

 

FIN DU DEUXIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Émile OLLIVIER, L'Église et l'État au concile du Vatican (t. II, p. 297).

[2] Montalembert était mort en conseillant de se soumettre aux décrets du concile. Voir Mme A. CRAVEN, Le comte de Montalembert, d'après l'ouvrage de Mme Oliphant (p. 166). — Mgr Darboy fait sa soumission, le 25 juillet 1870, et le Père Gratry, de son lit de mort, le 25 novembre 1871. — Mgr Dupanloup s'était retourné un peu vivement, dès février 1871. Voir E. OLLIVIER (t. II, pp. 376 et s.). — Mgr Maret, évêque de Sura, doyen de la faculté catholique de Paris, qui, dès le 15 octobre 1870, avait fait prévoir une évolution analogue, donne, en janvier 1872, le dernier parmi les évêques français, son adhésion à la constitution Pastor æternus et aux actes du concile du Vatican. Immédiatement après, les professeurs de la faculté s'associent à la soumission de leur doyen par une note collective remise à l'archevêque de Paris. — Un seul prélat catholique, Mgr Strossmayer, évêque de Diakovar, n'avait pas adhéré au dogme de l'infaillibilité du pape enseignant ex cathedra. Il promulgue, en février 1873, la constitution et les actes dans son diocèse.

[3] V. les affirmations très précises du prince DE BISMARCK dans Souvenirs (t. II, pp. 199 et suivantes).

[4] Émile OLLIVIER (t. II, p. 374).

[5] Je ne puis que signaler les points de vue nouveaux développés par les publicistes chrétiens : M. Ch. PÉRIN dans son livre : Les lois de la société chrétienne (t. I, p. 34) ; M. Lucien BRUN, dans son ouvrage : Introduction à l'étude du droit (p. 273). Il serait très intéressant de comparer ces tendances modernes avec la doctrine de la Politique tirée de l'Écriture Sainte et avec celle du Pape de Joseph DE MAISTRE. — Une discussion très vive s'est engagée et est encore pendante au sujet de la véritable portée des déclarations du Syllabus. La question qui s'est posée est de savoir si cet acte était un acte infaillible et prononcé ex cathedra. Voir les textes réunis dans A. JUSTICÉ, A propos de l'infaillibilité du pape, in-12° (notamment p. 48).

[6] La fortune des fabriques est de 94 millions, comprenant des propriétés rurales dans la proportion des 7/10 (Loi du 11 juillet 1899).

[7] Chiffres officiels de 1876, comprenant le personnel ecclésiastique des trois diocèses d'Algérie. — Annuaire statistique de la France, 1879 (p. 70).

[8] La direction et l'enseignement dans les séminaires sont confiés, en dehors des prêtres séculiers, ailes congrégations spéciales, notamment aux Lazaristes, aux Sulpiciens, aux Oratoriens et aux Eudistes. En 1880, les Lazaristes dirigent 22 grands séminaires ; les Sulpiciens, 24. — Ces derniers dirigent aussi le séminaire de Saint-Sulpice, a Paris, le plus important de France, au point de vue de l'effectif des élèves et du niveau des études. Il reçoit, outre les clercs du diocèse de Paris, des élèves des autres diocèses et de l'étranger, notamment d'Irlande, d'Angleterre et des deux Amériques.

[9] Il tombe à 8.420 en 1880.

[10] Quelque temps après la guerre, une mesure d'unification fut prise à l'égard des églises réformées de France : Le 29 novembre 1871, le gouvernement rendit un décret répartissant les 14 consistoires des églises réformées de France et d'Algérie en 21 circonscriptions synodales et convoqua leurs représentants pour élire des délégués à un Synode général.

Ce Synode se réunit, élabora un projet de réorganisation en 61 articles et vota, le 20 juin 1872, une confession de foi dans laquelle il proclamait l'autorité souveraine des Saintes Écritures en matière de foi et le salut par la foi en Jésus-Christ, fils unique de Dieu, mort pour nos offenses et ressuscité pour notre justification.

Le gouvernement renvoya à l'examen du Conseil d'État un projet de décret en date du 27 octobre 1873 et portant autorisation de publier la déclaration de foi. Dans ses séances du 13 et du 15 novembre 1873, le Conseil d'État ratifia.

Le gouvernement, dans la crainte de provoquer un schisme, en présence de la division qui se manifesta entre les deux fractions du protestantisme, ne proposa pas à l'Assemblée nationale l'adoption du projet de réorganisation administrative.

Par décision ministérielle du 19 novembre 1873, le Synode général fut convoqué pour une deuxième session. Dans sa séance du 21 novembre 1873, celui-ci décida de demander sans délai l'autorisation de publier la déclaration de foi du 20 juin 1872. Par décret du 28 février 1874, la publication fut autorisée et la déclaration transcrite sur les registres du Conseil d'État.

[11] État des congrégations, communautés et associations religieuses, dressé en exécution de l'article 12 de la loi du 12 décembre 1876. Imprimerie nationale, 1878.

[12] Tableau des immeubles possédés et occupés par les congrégations, communautés et associations religieuses, in-4°, 1900 (t. II, p. 1140).

[13] Abbé GIRAUD, La Charité à Nancy (p. 87).

[14] Deux faits seulement. Il s'agit de la fondation de l'université catholique de Paris (après le vote de la loi du 12 juillet 1875) : en moins de six mois, le chiffre des souscriptions s'élevait à 2.500.000 fr. Bientôt après (juillet 1879), on mit en question la fondation de l'hôpital Saint-Joseph auquel devait être annexée une école de médecine : à la fin de juin 1879, 700.000 francs étaient versés. En 1880, le capital était porté à 2.500.000 francs. PAGUELLE DE FOLLENAY, Vie du cardinal Guibert (t. II, pp. 620, 631). — Cf. TAINE, Le Régime moderne (t. II, p. 87).

[15] Semaine religieuse de Paris, 1880 (p. 710).

[16] L'œuvre du Denier de saint Pierre, qui a pris un grand développement depuis l'encyclique du 5 août 1871, a été restaurée en 1860, après l'invasion des États pontificaux. En France, l'œuvre a été organisée par MM. Anatole Lemercier, de La Rochefoucauld, Keller, d'Arbouville, Kolb-Bernard, etc. V. Mgr BAUNARD (t. II, p. 365). — Je n'ai pu trouver de renseignements précis sur la part contributive de la France dans les recettes totales du Denier de saint Pierre. Ces recettes, dans le diocèse de Gand, se sont élevées à 6.201.556 fr. 36, de 1860 à 1885. D'après une déclaration faite par Mgr Regnier, archevêque de Cambrai, en 1865, ce diocèse avait versé depuis cinq ans un million au Denier de saint Pierre. Voir Histoire des vingt-cinq premières années du Denier de saint Pierre, depuis sa restauration dans le diocèse de Gand, in-8°, Gand, 1887 (pp. 106 et 571). — On sait que le comte de Chambord envoyait annuellement 10.000 francs à Rome, avec cette mention : Au vénérable captif du Vatican, l'obole du proscrit. Mgr BAUNARD, Histoire du cardinal Pie (t. II, p. 486). — On sait aussi que les cadeaux adressés au pape à l'occasion du jubilé de 1877 atteignirent une valeur totale de 15 millions de francs.

[17] Émile KELLER, Les Congrégations religieuses en France, leurs œuvres, leurs services, 1880 (p. 710). — Le projet de loi sur la bienfaisance privée, déposé à la Chambre le 14 juillet 1900, évalue à plus de 2.000 les établissements de charité privée (la plupart catholiques) secourant 150.000 assistés, parmi lesquels 50.000 sont mineurs et motivent à eux seuls une dépense annuelle de plus de 35 millions.

[18] Émile KELLER, Les Congrégations religieuses en France, leurs œuvres, leurs services, 1880 (p. 356).

[19] Le premier pèlerinage national de Notre-Dame de Lourdes a eu lieu le 6 octobre 1872. Il comptait 30.000 pèlerins. La fameuse cérémonie du couronnement eut lieu du 1er au 3 juillet 1876. Le nonce apostolique, 25 archevêques et évêques, 3.000 prêtres, des religieux sans nombre et 10.000 fidèles assistèrent à ces fêtes. — Tous les ans, des pèlerinages sont dirigés sur Lourdes, par les Pères Augustins de l'Assomption. Voir ci-dessus pour le pèlerinage de Paray-le-Monial, en 1873. — Le Clergé français, Annuaire du haut clergé pour 1894-1895 (t. I), relève l'existence, en France, de 181 lieux de pèlerinage.

[20] PAGUELLE DE FOLLENAY, Vie du cardinal Guibert (t. II, p. 589).

[21] Il est difficile de dénombrer exactement les établissements divers créés, hors d'Europe, par les congrégations religieuses. Voici quelques indications pour 1880 : Les Lazaristes ont 64 établissements en Orient ou en Chine et 46 dans l'Amérique du Sud ; les prêtres des Missions étrangères, 24 en Extrême-Orient ; les Pères du Saint-Esprit, 22 en Afrique ; dans les Antilles et en Amérique ; les Frères des Écoles chrétiennes ont dans les colonies et à l'étranger, 358 écoles complant 76.375 élèves ; les clercs de Saint-Viator ont 24 maisons en Amérique avec 3.200 élèves : les Petits Frères de Marie ont 36 écoles et les Frères de la Société de Marie, 31 écoles arec 9.936 élèves ; les Pères Blancs ont 17 établissements ou stations, en Afrique : Algérie Kabylie, Tunisie, Sahara, Tripoli, Ouganda, Tanganika, en décembre 1880. Ils comptent 112 missionnaires, ont recueilli 80 orphelins, instruit 1.342 enfants et soigné 4.000 malades. C'est un missionnaire des Pères Blancs, le père Delattre, qui a fondé le musée de Carthage.

Pour les femmes, les Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul ont 58 établissements aux colonies et 997 à l'étranger. On a publié les chiffres suivants sur leur action (1880) en Chine et en Orient : Orphelins élevés, 1.185 enfants ; enfants instruits, 5.641 ; malades soignés, 337.231 ; Sœurs du Bon-Pasteur, 90 établissements réunissant 15.000 enfants ; Dames du Sacré-Cœur de Jésus, 42 établissements ; Chanoinesses Augustines, 80 établissements instruisant 16.200 enfants. En Algérie, les Sœurs de la Doctrine chrétienne et les Trinitaires ont respectivement 66 et 32 établissements. — Voir KELLER, Les Congrégations religieuses et l'ouvrage si important du père J.-B. PIOLET, Les Missions catholiques françaises au XIXe siècle, 6 vol. gr. in-8°, 1903.

[22] La proportion s'entend déduction faite des convois à l'extérieur et des enterrements de mort-nés. — FOURNIER DE FLAIX, Journal de la Société de statistique de Paris, septembre 1890.

[23] Note communiquée par M. POINSART à TAINE, Régime moderne (t. II, p. 147).

[24] Abbé BOUGAUD (p. 44).

[25] Lettres d'un curé de campagne, par Yves LE QUERDEC, 1894 (p. 61).

[26] Mgr D'HULST, cité par la Réforme sociale, 1895 (p. 360). Voir aussi l'Eglise catholique en 1800 et en 1900, par le père J. FORBES, dans la revue Etudes, numéro du 5 janvier 1901 : Si considérables que soient les progrès du catholicisme en France, dans les classes élevées et moyennes, il porte à ses flancs une plaie hideuse et qui peut devenir mortelle, l'apostasie des classes populaires (p. 26).

[27] J. PAGUELLE DE FOLLENAY, Vie du cardinal Guibert (t. II, p. 442).

[28] FOUILLÉE, Idée moderne du droit (p. 103). — TAINE dit, dans sa manière savoureuse et parfois excessive : Par un recul insensible et lent, la grosse masse rurale, à l'exemple de la grosse masse urbaine, est en train de redevenir païenne. Régime moderne (t. II, p. 151).

[29] Abbé BOUGAUD, Le grand péril de l'Église de France (p. 38).

[30] TAINE, Régime moderne (t. II, p. 65).

[31] Abbé MÉRIC, Correspondant du 10 janvier 1890 (p. 18).

[32] Le Clergé français (p. 13).

[33] Abbé BOUGAUD (pp. 17, 90 et 92).

[34] Cf. FOUILLÉE, Le Mouvement positiviste (p. 10).

[35] LITTRÉ, La Science au point de vue philosophique. Voir conclusion de la Préface et le dernier chapitre : Les hypothèses de la Cosmogonie.

[36] Félix RAVAISSON, né en 1813 à Namur, membre de l'Institut.

[37] Charles RENOUVIER, né en 1815 à Montpellier, mort en 1903.

[38] J. LACHELIER, né en 1832 à Fontainebleau, membre de l'Institut.

[39] Alfred FOUILLÉE, né en 1838 à La Pouëze (Maine-et-Loire), membre de l'Institut.

[40] TARDE, Les lois de l'Imitation, in-8°.

[41] Frédéric STRAUSS, né en 1808 à Ludwigsburg (Wurtemberg) mort en 1874.

[42] Gustave D'EICHTHAL, né à Nancy le 22 mars 1804, mort à Paris, le 9 avril 1886.

[43] Eugène LEDRAIN, né en 1844 à Sainte-Suzanne (Mayenne).

[44] Jules SOURY, né en 1842 à Paris.

[45] VACHER DE LAPOUGE, préface à la traduction du Monisme d'HAECKEL, et, en particulier, sur le célibat des prêtres, Sélections sociales (p. 283 et suivante).

[46] Les œuvres de SCHOPENHAUER on été traduites en français par BURDEAU, par J. BOURDEAU, par CANTACUZÈNE, etc.

[47] Études et réflexions d'un pessimiste, in-12°, 1901.

[48] Les principaux adeptes de l'école dite de la Morale indépendante, qui se fonda en 1865, furent Frédéric Morin, Proudhon, Massol, Mme Coignet.

[49] V. les cours professés à la Sorbonne, notamment par MM. HAVET et MARTHA, dont il est parlé plus haut.

[50] Jules MICHELET, Lettres inédites adressées à Mlle Mialaret (Mme Michelet), Cf. René DOUMIC, Études sur la littérature française, IVe série (pp. 89 et suivantes).

[51] L'Avenir de la Science (p. 100).

[52] Comte Claude-Henri DE SAINT-SIMON, né en 1760 à Paris, mort en 1825.

[53] Publié par Michel CHEVALIER en 1832.

[54] Michel CHEVALIER, né en 1806 à Limoges, membre de l'Institut, mort en 1879.

[55] Jean-Gustave COURCELLE-SENEUIL, né en 1813 à Seneuil (Dordogne), membre de l'Institut, mort en 1892.

[56] J. CLAMAGERAN, né en 1827 à la Nouvelle-Orléans, mort en 1903.

[57] Frédéric LE PLAY, né en 1806 au Havre, mort en 1882.

[58] Henri BAUDRILLART, né en 1821 à Paris, membre de l'Institut, mort en 1892.

[59] Hippolyte PASSY, né en 17193 à Garches-Villeneuve, membre de l'Institut, mort en 1880.

[60] Léon SAY, né en 1826 à Paris, membre de l'Académie française, mort en 1896.

[61] Alfred DE FOVILLE, né en 1842 à Paris, membre de l'Institut.

[62] René STOURM, né en 1837 à Paris.

[63] Gustave DE MOLINARI, né en 1819 à Liège.

[64] Eugène ROSTAND, né en 1813 à Marseille, membre de l'Institut.

[65] DE MOLINARI, La Morale économique (pp. 22, 23).

[66] COURCELLE-SENEUIL, La Société moderne (p. 183).

[67] L'un des prochains volumes contiendra un exposé des systèmes socialistes.

[68] Le principe fondamental de toute morale, sur lequel j'ai raisonné dans tous mes écrits, est que l'homme est un être naturellement bon, aimant la justice et l'ordre ; qu'il n'y a point de perversité originelle dans le cœur humain et que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits. J.-J. ROUSSEAU, Lettre à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris. — Pour le point de vue contraire, voir LE PLAY, Réforme sociale (t. III, p. 652).

[69] TAINE écrit, le 28 mars 1871, alors que Paris donnait 224.000 voix à la Commune : Le principe des électeurs est celui-ci : les hommes célèbres spéciaux nous ont gouvernés aussi mal que possible. Essayons de la méthode inverse, prenons des inconnus, ils ne feront pas pis. Lettre inédite. — V. aussi le passage d'E. ABOUT, cité ci-dessus.

[70] Voir le livre de M. FOUILLÉE sur Descartes, Hachette. in-12° (p. 145 et s.).— Cf. DE SWARTE, Lettres de Descartes à la princesse Palatine, 1903.

[71] Politique positive (t. I, p. 30).

[72] MICHELET.

[73] SULLY-PRUDHOMME.

[74] Pierre LAFFITTE.

[75] Sur ce point, le parti républicain, après 1870, fut unanime. M. Jules FERRY s'est exprimé en toute franchise à ce sujet : Vous souvient-il, disait-il à Bordeaux le 30 août 1885, que, sous l'empire, nous ne disions pas beaucoup de bien du militarisme ? Vous rappelez-vous ces vagues aspirations vers le désarmement général, le détachement manifeste du véritable esprit militaire, cette tendance à la création d'une sorte de garde nationale universelle, qui caractérisaient la démocratie d'alors ? Ces idées-là eurent leurs partisans plusieurs d'entre nous les ont professées, y ont incliné, s'y sont laissé prendre. Mais je vous le demande, en est-il un seul aujourd'hui qui n'ait été converti par les événements ? Ce pays a vu la guerre de 1870 : il a tourné le dos pour jamais à ces utopies périlleuses et décevantes. Au Sénat, le 23 novembre 1891, il disait encore : C'était le temps où mon cher et respecté maitre Jules Simon inscrivait, dans le programme du parti radical, l'abolition des armées permanentes... J'ai abandonné, au contact des faits, bien des utopies de ma jeunesse, celle-là notamment. J. FERRY, Discours et Opinions (t. VII. pp. 35 et 256). V. J. SIMON, La politique radicale (p. 177), pour l'abolition des armées permanentes et Dieu, Patrie, Liberté (p. 387), pour la confession de l'erreur. — Le malheur a fait notre éducation, dit M. Jules SIMON.

[76] Joseph REINACH, Le ministère Gambetta (p. 315).

[77] UN COLONEL, La Nation et l'Armée, 1900 (p. 33). — V. GOYAU, L'Idée de Patrie et l'Humanitarisme (pp. 200 et suivantes).

[78] L'entreprise de l'enseignement populaire et, en termes plus généraux, de l'éducation nationale n'appartient pas en propre à l'opportunisme : je ne l'ignore nullement, et je ne veux taire ni les efforts de Mgr Dupanloup ni ceux de Jules Simon. Mais, c'est l'opportunisme qui aboutit aux réalisations. J'aurai, d'ailleurs, à exposer la question de l'enseignement à propos des grands débats qui se produiront si souvent devant les assemblées parlementaires.

[79] PASCAL, Pensées (art. XXIV, 85).