THERMIDOR

 

CHAPITRE SIXIÈME.

 

 

Sortie de Couthon contre les conjurés. — Une pétition des Jacobins. — Justification de Dubois-Crancé. — Réunion chez Collot-d'Herbois. Robespierre la veille du 8 thermidor. — Discours testament. — Vote de l'impression du discours. — Vadier à la tribune. — Intervention de Cambon. — Billaud-Varenne et Panis dans l'arène. — Fière attitude de Robespierre. — Sa faute capitale. — Remords de Cambon. — Séance du 8 thermidor aux Jacobins. — David et Maximilien. — Tentative suprême auprès des gens de la droite. — Nuit du 8 au 9 thermidor.

 

I

Aux approches du 9 thermidor, il y avait dans l'air une inquiétude vague, quelque chose qui annonçait de grands événements. Les malveillants s'agitaient en tous sens et répandaient les bruits les plus alarmants pour décourager et diviser les bons citoyens. Ils intriguaient jusque dans les tribunes de la Convention. Robespierre s'en plaignit vivement aux Jacobins dans la séance du 6, et il signala d'odieuses menées dont, ce jour-là même, l'enceinte de la Convention avait été le théâtre[1]. Après lui Couthon prit la parole et revint sur les manœuvres employées pour jeter la division dans la Convention nationale, dans les comités de Salut public et de Sûreté générale. Il parla de son dévouement absolu pour l'Assemblée, dont la très-grande majorité lui paraissait d'une pureté exemplaire ; il loua également les comités de Salut public et de Sûreté générale, où, dit-il, il connaissait des hommes vertueux et énergiques, disposés à tous les sacrifices pour la patrie. Seulement il reprocha au comité de Sûreté générale de s'être entouré de scélérats coupables d'avoir exercé en son nom une foule d'actes arbitraires et répandu l'épouvante parmi les citoyens, et il nomma encore Senar, ce coquin dont les Mémoires plus ou moins authentiques ont si bien servi la réaction. Il n'est pas, dit-il, d'infamies que cet homme atroce n'ait commises. C'était là un de ces agents impurs dénoncés par Robespierre comme cherchant partout dés coupables et prodiguant les arrestations injustes[2]. Couthon ne s'en tint pas là : il signala la présence de quelques scélérats jusque dans le sein de la Convention, en très petit nombre du reste : cinq ou six, s'écria-t-il, dont les mains sont pleines des richesses de la République et dégoûtantes du sang des innocents qu'ils ont immolés ; c'est-à-dire les Fouché, les Tallien, les Carrier, les Rovère, les Bourdon (de l'Oise), qu'à deux jours de là Robespierre accusera à son tour — malheureusement sans les nommer — d'avoir porté la Terreur dans toutes les conditions.

Trois jours auparavant, Couthon, après avoir récriminé contre les cinq ou six coquins dont la présence souillait la Convention, avait engagé la société à présenter dans une pétition à l'Assemblée ses vœux et ses réflexions au sujet. de la situation, et sa motion avait été unanimement adoptée. Il y revint dans la séance du 6. C'était sans doute, à ses yeux, un moyen très puissant de déterminer les gens de bien à se rallier, et lés membres purs de la Convention à se détacher des cinq ou six êtres tarés qu'il considérait comme les plus vils et les plus dangereux ennemis de la liberté[3]. Quelques esprits exaltés songèrent-ils alors à un nouveau 31 mai ? Cela est certain ; mais il est certain aussi que si quelqu'un s'opposa avec une énergie suprême à l'idée de porter. atteinte â la Convention nationale, dans des circonstances nullement semblables à celles où s'était trouvée l'Assemblée à l'époque du 31 mai, ce fut surtout Robespierre. Il ne ménagea point les provocateurs d'insurrection, ceux qui, par leurs paroles, poussaient le peuple un 31 mai. C'était bien mériter de son pays, s'écria-t-il, d'arrêter les citoyens qui se permettraient des propos aussi intempestifs et aussi contre-révolutionnaires[4].

Rien de plus légal, d'ailleurs, que l'adresse présentée par la société des Jacobins à la Convention dans la séance du 7 thermidor (25 juillet 1794), rien de plus rassurant surtout pour l'Assemblée. En effet, de quoi y est-il question ? D'abord, des inquiétudes auxquelles donnaient lieu les manœuvres des détracteurs du comité de Salut public, manœuvres que les Amis de la liberté et de l'égalité ne pouvaient attribuer qu'à l'étranger, contraint de placer sa dernière ressource dans le crime. C'était lui, disait-on, qui voudrait que des conspirateurs impunis pussent assassiner les patriotes et la liberté, au nom même de la patrie, afin qu'elle ne parût puissante et terrible que contre ses enfants, ses amis et ses défenseurs... Ces conspirateurs impunis, ces proscripteurs des patriotes et de la liberté, c'étaient les Fouché, les Tallien, les Rayère, etc., les cinq ou six coquins auxquels Couthon avait fait allusion la veille. Ils pouvaient triompher grâce à une indulgence arbitraire, tandis que la justice mise à l'ordre du jour, cette justice impartiale à laquelle se fie le citoyen honnête, même après des erreurs et des fautes, faisait trembler les traîtres, les fripons et les intrigants, mais consolait et rassurait l'homme de bien[5]. On y dénonçait comme une manœuvre contre-révolutionnaire la proposition faite à la Convention, par un nommé Magenthies, de prononcer la peine de mort contre les auteurs de jurements où le nom de Dieu serait compromis, et d'ensanglanter ainsi les pages de la philosophie et de la morale, proposition dont l'infamie avait déjà été signalée par Robespierre à la tribune des Jacobins[6]. La désignation de prêtres et de prophètes appliquée, dans la pétition Magenthies, aux membres de l'Assemblée qui avaient proclamé la reconnaissance de l'Être suprême et de l'immortalité de l'âme, était également relevée comme injurieuse pour la Représentation nationale.

Comment, était-il dit dans cette adresse, la sollicitude des amis de la liberté et de l'égalité n'aurait-elle pas été éveillée quand ils voyaient les patriotes les plus purs en proie à la persécution et dans l'impossibilité môme de faire entendre leurs réclamations ? Ici, bien évidemment, ils songeaient à Robespierre. Leur pétition respirait, du reste, d'un bout à l'autre, le plus absolu dévouement pour la Convention, et ils y protestaient avec chaleur de tout leur attachement pour les mandataires du pays. Avec vous, disaient-ils en terminant, ce peuple vertueux, confiant, bravera tous ses ennemis ; il placera son devoir et sa gloire à respecter et à défendre ses représentants jusqu'à la mort[7]. En présence d'un pareil document, il est assurément assez difficile d'accuser la société des Amis de la liberté et de l'égalité de s'être insurgée contre la Convention, et il faut marcher à pieds joints sur la vérité pour oser prétendre qu'à la veille du 9 Thermidor on sonnait le tocsin contre la célèbre Assemblée.

 

II

Au moment où l'on achevait la lecture de cette adresse, Dubois-Crancé s'élançait à la tribune comme s'il se fût senti personnellement désigné et inculpé. Suspect aux patriotes depuis le siège de Lyon, louvoyant entre tous les partis, ce représentant du peuple s'était attiré l'animosité de Robespierre par sa conduite équivoque. Récemment exclu des Jacobins, il essaya de se justifier, protesta de son patriotisme et entra dans de longs détails sur sa conduite pendant le siège de Lyon. Un des principaux griefs relevés à sa charge par Maximilien était d'avoir causé beaucoup de fermentation dans la ci-devant Bretagne, en s'écriant publiquement à Rennes, qu'il y aurait des chouans tant qu'il existerait un Breton[8]. Dubois-Crancé ne dit mot de cela, il se contenta de se vanter d'avoir arraché la Bretagne à la guerre civile. Robespierre a été trompé, dit-il, lui-même reconnaîtra bientôt son erreur[9]. Mais ce qui prouve que Robespierre ne se trompait pas, t'est que ce personnage, digne allié des Fouché et des Tallien, devint l'un des plus violents séides de la réaction thermidorienne. On voit, du reste, avec quels ménagements les conjurés traitaient Maximilien à l'heure même où ils n'attendaient que l'occasion de le tuer. Le comité de Salut public n'avait pas dit encore son dernier mot.

On put même croire un moment qu'il allait prendre Maximilien sous. sa garde, et lui servir de rempart contre ses ennemis. Barère présenta au nom du comité de Salut public un long rapport dans lequel il refit le procès des Girondins, des Hébertistes et des Dantonistes, porta aux nues la journée du 31 mai, et traça de Robespierre le plus pompeux éloge. Des citoyens aveuglés ou malintentionnés avaient parlé de la nécessité d'un nouveau 31 mai, dit-il ; un homme s'était élevé avec chaleur contre de pareilles propositions, avait hautement préconisé le respect de la Représentation nationale, et cet homme, c'était, comme on vu plus haut, Maximilien Robespierre. Déjà, ajouta Barère, un représentant du peuple qui jouit d'une réputation patriotique méritée par cinq années dé travaux et par ses principes imperturbables d'indépendance et de liberté, a réfuté avec chaleur les propos contre-révolutionnaires que je viens de vous dénoncer[10].

En entendant de telles paroles, les conjurés durent trembler et sentir se fondre leurs espérances criminelles. Qui pouvait prévoir qu'à deux jours, de là Barère tiendrait, au nom de ce même comité ; un tout autre langage ?

Après la séance conventionnelle, les conjurés se répandirent partout où ils espérèrent rencontrer quelque appui. Aux yeux des gens de la droite ils firent de plus belle miroité la perspective d'un régime d'indulgence et de douceur ; aux yeux des républicains farouches, celle d'une aggravation de terreur. Un singulier mélange de coquins, d'imbéciles et de royalistes déguisés, voilà les Thermidoriens. Une réunion eut lieu chez Collot-d'Herbois, paraît-il[11], où l'on parvint à triompher des scrupules de certains membres qui hésitaient à sacrifier celui qu'avec tant de raison ils regardaient -comme la pierre angulaire dé l'édifice républicain, et qu'ils ne se pardonnèrent jamais d'avoir livré à la fureur des méchants. Fouché, prédestiné par sa basse nature au rôle d'espion et de mouchard, rendait compte aux conjurés de ce qui se passait au comité de Salut public. Le 8, il arriva triomphant auprès de ses complices ; un sourire illuminait son ignoble figure : La division est complète, dit-il, demain il faut frapper[12].

Cependant, au lieu de chercher des alliés dans cette partie indécise, craintive et flottante de la Convention qu'on appelait le centre, et qui n'eût pas mieux demandé que de se joindre à lui s'il eût consenti à faire quelques avances, Robespierre continuait de se tenir à l'écart. Tandis que les conjurés, pour recruter des complices, avaient recours aux plus vils moyens, en appelaient aux plus détestables passions, attendant impatiemment l'heure de le tuer à coup sûr, il méditait... un discours, se liant uniquement à son bon droit et à la justice de sa cause. La légende nous le représente s'égarant dans ces derniers temps en des promenades lointaines ; allant chercher l'inspiration dans les poétiques parages où vivait le souvenir de Rousseau, son maitre, et où il lui avait été permis, tout jeune encore, de se rencontrer avec l'immortel philosophe. C'est là une tradition un peu incertaine.

Il ne quitta guère Paris dans les jours qui précédèrent le 8 thermidor ; sa présence s'y trouve constatée par les registres du comité de Salut public. Ce qui est vrai, c'est que le soir, après le repas, il allait prendre l'air aux Champs-Élysées, avec la famille Duplay. On se rendait, de préférence, du côté du jardin Marbœuf[13]. Robespierre marchait en avant, ayant au bras la fille aînée de son hôte, Éléonore, sa fiancée, et, pour un moment, dans cet avant-goût du bonheur domestique, il oubliait les tourments et les agitations de la vie politique. Derrière eux venaient le père, dont la belle tête commandait le respect, et la mère toute fière et heureuse de voir sa fille au bras de celui qu'elle aimait comme le meilleur et le plus tendre des fils.

Dès qu'on était rentré, Maximilien reprenait son travail quand il ne se rendait pas à la séance des jacobins, où il n'alla pas du 3 au 8. Ce fut vraisemblablement dans cet intervalle qu'il composa son discours dont le manuscrit, que j'ai sous les yeux, porte les traces d'une composition rapide et pressée. Robespierre se retrouve tout entier, avec son système, ses aspirations, sa politique en un mot, dans cette volumineuse harangue, qu'il a si justement appelée lui-même son testament de mort.

Ce n'est point, tant s'en faut, comme on l'a dit, une composition laborieusement conçue, et péniblement travaillée ; on y sent, au contraire, tout l'abandon d'une inspiration soudaine. Ce discours est fait d'indignation. C'est la révolte d'une âme honnête et pure contre le crime. Les sentiments divers dont le cœur de l'auteur était rempli se sont précipités à flots pressés sous sa plume ; cela se voit aux ratures,

aux transpositions, au désordre même qui existe d'un bout l'autre du manuscrit[14]. Nul doute que Robespierre n'ait été content de son discours, et n'y ait compté comme sur une arme infaillible. La veille du jour où il s'était proposé de le prononcer devant la Convention nationale, il sortit avec son secrétaire, Simon Duplay, le soldat de Valmy, celui qu'on appelait Duplay à la jambe de bois, et il dirigea ses pas du côté du promenoir de Chaillot tout en haut des Champs-Elysées. Il se montra gai, enjoué jusqu'à poursuivre les hannetons fort abondants cette année[15]. Néanmoins, par instant, un nuage semblait voiler sa physionomie, et il se sentait pris de je ne sais quelle vague inquiétude, de cette inquiétude qu'on ne peut s'empêcher de ressentir la veille d'une bataille.

En rentrant dans la maison de son hôte, il trouva le citoyen Taschereau, dont nous avons déjà eu occasion de parler, et il lui fit part de son dessein de prendre la parole le lendemain â l'Assemblée. — Prenez garde, lui dit Taschereau, vos ennemis ont beaucoup intrigué, beaucoup calomnié. — C'est égal, reprit Maximilien, je n'en remplirai pas moins mon devoir.

 

III

Depuis longtemps Robespierre n'avait point paru à la tribune de la Convention, et son silence prolongé n'avait pas été sans causer quelque étonnement à une foule de patriotes. Le bruit s'étant répandu qu'il allait enfin parler, il y eut à la séance un concours inusité de monde. Il n'était pas difficile de prévoir qu'on était à la veille de grands événements, et chacun, ami ou ennemi, attendait avec impatience le résultat de la lutte.

Rien d'imposant comme le début du discours dont nous avons mis déjà quelques extraits sous les yeux de nos lecteurs, et que nous allons analyser aussi complètement que possible. Que d'autres vous tracent des tableaux flatteurs ; je viens vous dire des vérités utiles. Je ne viens point réaliser des terreurs ridicules répandues par la perfidie ; mais je veux étouffer, s'il est possible, les flambeaux de la discorde, par la seule force de la vérité. Je vais dévoiler des abus qui tendent à la ruine de la patrie et que votre probité seule peut réprimer[16]. Je vais défendre devant vous votre autorité outragée et la liberté violée. Si je vous dis aussi quelque chose des persécutions dont je suis l'objet, vous ne m'en ferez point un crime ; vous n'avez rien de commun avec les tyrans que vous combattez. Les cris de l'innocence outragée n'importunent point vos oreilles, et vous n'ignorez pas que cette cause ne vous est point étrangère.

Après avoir établi, en fait, la supériorité de la Révolution française sur toutes les autres révolutions, parce que seule elle s'était fondée sur la théorie des droits de l'humanité et les principes de la justice, après avoir montré comment la République s'était glissée pour ainsi dire entre toutes les factions, il traça rapidement l'historique de toutes les conjurations dirigées contre elle et des difficultés avec lesquelles, dès sa naissance, elle s'était trouvée aux prises. Il dépeignit vivement les dangers auxquels elle était exposée quand, la puissance des tyrans l'emportant sur la force de la vérité, il n'y avait plus de légitime que la perfidie et de criminel que la vertu. Alors les bons citoyens étaient condamnés au silence et les scélérats dominaient. Ici, ajoutait-il, j'ai besoin d'épancher mon cœur, vous avez besoin aussi d'entendre la vérité. Ne croyez pas que je vienne intenter aucune accusation ; un soin plus pressant m'occupe et je ne me charge pas des devoirs d'autrui ; il est tant de dangers imminents que cet objet n'a plus qu'une importance secondaire.

Arrêtant un instant sa pensée sur le système de terreur et de calomnies mis en pratique depuis quelque temps, il demandait à qui les membres du gouvernement devaient être redoutables, des tyrans et des fripons, ou des gens de bien et des patriotes. Les patriotes ! ne les avait-il pas constamment défendus et arrachés aux mains des intrigants hypocrites qui les opprimaient encore et cherchaient à prolonger leurs malheurs en trompant tout le monde par d'inextricables impostures ? Étaient-ce Danton, Chabot, Ronsin, Hébert, qu'on prétendait venger Mais il fallait alors accuser la Convention tout entière, la justice qui les avait frappés, le peuple qui avait applaudi à leur chute. Par le fait de qui gémissaient encore aujourd'hui dans les cachots tant de citoyens innocents ou inoffensifs ? Qui accuser, sinon les ennemis de la liberté et la coupable persévérance des tyrans ligués contre la République ? Puis, dans un passage que nous avons cité plus haut, Robespierre reprochait à ses adversaires, à ses persécuteurs, d'avoir porté la terreur dans toutes les conditions, déclaré la guerre aux citoyens paisibles, érigé en crime des préjugés incurables ou des choses indifférentes, d'avoir, recherchant des opinions anciennes, promené le glaive sur une partie de la Convention et demandé dans les sociétés populaires les l'êtes de cinq cents représentants du peuple. Il rappelait alors, avec une légitime fierté, que c'était lui qui avait arraché ces députés à la fureur des monstres qu'il avait accusés. Aurait-on oublié que nous nous sommes jeté entre eux et leurs perfides adversaires ? Ceux qu'il avait sauvés ne l'avaient pas oublié encore, mais depuis !

Et pourtant un des grands arguments employés contre lui par la faction acharnée à sa perte était son opposition à la proscription d'une grande partie de la Convention nationale. Ah ! certes, s'écriait-il, lorsqu'au risque de blesser l'opinion publique, ne consultant que les intérêts sacrés de la patrie, j'arrachais seul à une décision précipitée ceux dont les opinions m'auraient conduit à l'échafaud si elles avaient triomphé ; quand, dans d'autres occasions, je m'exposais à toutes les fureurs d'une faction hypocrite pour réclamer les principes de la stricte équité envers ceux qui m'avaient jugé avec plus de précipitation, j'étais loin sans doute de penser que l'on dût me tenir compte d'une pareille conduite ; j'aurais trop mal présumé d'un pays où elle aurait été remarquée et où l'on aurait donné des noms pompeux aux devoirs les plus indispensables de la probité ; mais j'étais encore gus loin de penser qu'un jour on m'accuserait d'être le bourreau de ceux envers qui je les ai remplis, et l'ennemi de la Représentation nationale, que j'avais servie avec dévouement. Je m'attendais bien moins encore qu'on m'accuserait à la fois de vouloir la défendre et de vouloir l'égorger.

N'avait on pas été jusqu'à l'accuser auprès de ceux qu'ai avait soustraits à l'échafaud d'être l'auteur de leur persécution ! Il avait d'ailleurs très bien su démêler les trames de ses ennemis. D'abord on s'était attaqué à la Convention tout entière, puis au comité de Salut public, mais on avait échoué dans cette double entreprise, et à présent on s'efforçait d'accabler un seul homme. Et c'étaient des représentants du peuple, se disant républicains, qui travaillaient à exécuter l'arrêt de mort prononcé par les tyrans contre les plus fermes amis de la liberté ! Les projets de dictature imputés d'abord à l'Assemblée entière, puis au comité de Salut public, avaient été tout à coup transportés sur la tête d'un. seul de ses membres : D'autres s'apercevraient du côté ridicule de ces inculpations, lui n'en voyait que l'atrocité. Vous rendrez au moins compte à l'opinion publique de votre affreuse persévérance à poursuivre le projet d'égorger tous les amis de la patrie, monstres qui cherchez à me ravir l'estime de la Convention nationale, le prix le plus glorieux des travaux d'un mortel, que je n'ai ni usurpé ni surpris, mais que j'ai été forcé de conquérir. Paraître un objet, de terreur aux yeux de ce qu'on révère et de ce qu'on aime, c'est pour un homme sensible et probe le plus affreux des supplices ; le lui faire subir, c'est le plus grand des forfaits ![17]

Après avoir montré les arrestations injustes prodiguées par des agents impurs, le désespoir jeté dans une multitude de familles attachées à la Révolution, les prêtres et les nobles épouvantés par des motions concertées, les représentants du peuple effrayés par des listes de proscription imaginaires, il protestait de son respect absolu pour la. Représentation nationale. En s'expliquant avec franchise sur quelques-uns de ses collègues, il avait cru remplir un devoir, voilà tout. Alors tombèrent de sa bouche des paroles difficiles à réfuter et que l'homme de cœur ne relira jamais sans être profondément touché :

Quant à la Convention nationale, mon premier devoir comme mon premier penchant est un respect sans bornes pour elle. Sans vouloir absoudre le crime, sans vouloir justifier en elles-mêmes les erreurs funestes de plusieurs, sans vouloir ternir la gloire des défenseurs, énergiques de la liberté... je dis que tous les représentants du peuple dont le cœur est pur doivent reprendre la confiance et la dignité qui leur convient. Je ne connais que deux partis, celui des bons et celui des mauvais citoyens ; le patriotisme n'est point une affaire de parti, mais une affaire de cœur ; il ne consiste ni dans l'insolence ni dans une fougue passagère qui ne respecte ni les principes, ni le bon sens, ni la morale... Le cœur flétri par l'expérience de tant de trahisons, je crois à la nécessité d'appeler surtout la probité et tous les sentiments généreux au secours de la République. Je sens que partout où l'on rencontre un homme de bien, en quelque lieu qu'il soit assis, il faut lui tendre la main et le serrer contre son cœur. Je crois à des circonstances fatales dans la Révolution, qui n'ont rien de commun avec les desseins criminels ; je crois à la détestable influence de l'intrigue et surtout à la puissance sinistre de la calomnie. Je vois le monde peuplé de dupes et de fripons ; mais le nombre des fripons est le plus petit ; ce sont eux qu'il faut punir des crimes et des malheurs du monde...

 

C'était au bon sens et à la justice, ajoutait-il, si nécessaires dans les affaires humaines, de séparer soigneusement l'erreur du crime. Revenant ensuite sur cette accusation de dictature si traîtreusement propagée par les conjurés : Stupides calomniateurs ! leur disait-il, vous êtes-vous aperçus que vos ridicules déclamations ne sont pas une injure faite à un individu, mais à une nation invincible qui dompte et qui punit les rois ?... Pour moi, ajoutait-il en s'adressant à tous ses collègues, j'aurais une répugnance extrême à me défendre personnellement devant vous contre la plus lâche des tyrannies, si vous n'étiez pas convaincus que vous êtes les véritables objets des attaques de tous les ennemis de la République. Eh ! que suis-je pour mériter leurs persécutions, si elles n'entraient dans le système général de conspiration contre la Convention nationale ? N'avez-vous pas remarqué que, pour vous isoler de la nation, ils ont publié à la face de l'univers que vous étiez des dictateurs régnant par la Terreur et désavoués par le vœu tacite des Français ? N'ont-ils pas appelé nos armées des hordes conventionnelles, la Révolution française le jacobinisme ? Et lorsqu'ils affectent de donner à un faible individu, en butte aux outrages de toutes les factions, une importance gigantesque et ridicule, quel peut être leur but, si ce n'est de vous diviser, de vous avilir, en niant votre existence même !...

Puis venaient l'admirable morceau sur la dictature cité plus haut, et cette objurgation à ses calomniateurs, trop peu connue et d'une si poignante vérité : Ils m'appellent tyran ! Si je l'étais, ils ramperaient à mes pieds, je les gorgerais d'or, je leur assurerais le droit de commettre tous les crimes, et ils seraient reconnaissants. Si je l'étais, les rois que nous avons vaincus, loin de me dénoncer — quel tendre intérêt ils prennent à notre liberté !—, me prêteraient leur coupable appui, je transigerais avec eux, Dans leur détresse qu'attendent-ils, si ce n'est le secours d'une faction protégée par eux ? On arrive à la tyrannie par le secours des fripons. Où courent ceux qui les combattent ? Au tombeau et à l'immortalité... Qui suis-je, moi qu'on accuse ? Un esclave de la liberté, un martyr vivant de la République, la victime autant que l'ennemi, du crime. Tous les fripons m'outragent ; les actions les plus indifférentes, les plus légitimes de la part des autres, sont des crimes pour moi... Ôtez-moi ma conscience, je suis le plus malheureux de tous les hommes !... Il était certainement aussi habile que conforme, du reste, à la vérité, de la part de Robespierre, de rattacher sa situation personnelle à celle de la Convention et de prouver comment les attaques dont il était l'objet retombaient, en définitive, de tout leur poids sur l'Assemblée entière ; mais il ne montra pas toujours la môme habileté, et nous allons voir tout à l'heure comment il apporta lui-même à ses ennemis un concours inattendu.

Eh quoi ! disait-il encore, on assimile à la tyrannie l'influence toute morale des plus vieux athlètes de la Révolution ! Voulait-on que la vérité fût sans force dans la bouche des représentants du peuple ? Sans doute elle avait des a--cents tantôt terribles, tantôt touchants, elle avait ses colères, son despotisme même, mais il fallait s'en prendre au peuple, qui la sentait et qui l'aimait

Combien vraie cette pensée ! Ce qu'on poursuivait surtout en Robespierre, c'était sa franchise austère, son patriotisme, son éclatante popularité. Il signala 'de nouveau, comme les véritables alliés des tyrans, et ceux qui prêchaient une modération perfide, et ceux qui prêchaient l'exagération révolutionnaire, ceux qui voulaient détruire la Convention par leurs intrigues ou leur violence et ceux qui attentaient à sa justice par la séduction et par la perfidie. Etait-ce en combattant pour la sûreté matérielle de l'Assemblée, en défendant sa gloire, ses principes, la morale éternelle, qu'on marchait au despotisme ? Qu'avait-il fait autre chose jusqu'à ce jour ?

Expliquant le mécanisme des institutions révolutionnaires, il se plaignit énergiquement des excès commis par certains hommes pour les rendre odieuses. On tourmentait les citoyens nuls et paisibles ; on plongeait chaque jour les patriotes dans les cachots. Est-ce là, s'écria-t-il, le gouvernement révolutionnaire que nous avons institué et défendu ? Ce gouvernement, c'était la foudre lancée par la main de la liberté contre le crime, nullement le despotisme des fripons, l'indépendance du crime, le mépris de toutes les lois divines et humaines. Il était donc loin de la pensée de Robespierre, contrairement à l'opinion de quelques écrivains, de vouloir détruire un gouvernement indispensable, selon lui, à l'affermissement de la République. Seulement, ce gouvernement devait être l'expression même de la justice, sinon, ajoutait-il, s'il tombait dans des mains perfides, il deviendrait l'instrument de la contre-révolution. C'est bien ce que. l'on verra se réaliser après Thermidor.

Maximilien attribuait principalement à des agents subalternes les actes d'oppression dénoncés par lui. Quant aux comités, au sein desquels il apercevait des hommes dont il était impossible de ne pas chérir et respecter les vertus civiques, il espérait bien les voir combattre eux-mêmes des abus commis à leur insu peut-être et dus à la perversité de quelques fonctionnaires inférieurs. Ecoutez maintenant l'opinion de Robespierre sur l'emploi d'une certaine catégorie d'individus dans les choses de la police : En vain une funeste politique prétendrait-elle environner les agents dont je parle d'un prestige superstitieux : je ne sais pas respecter les fripons ; j'adopte bien moins encore cette maxime royale, qu'il est utile de les employer. Les armes dé la liberté ne doivent être touchées que par des mains pures. Epurons la surveillance nationale, au lieu d'empailler les vices. La vérité n'est un écueil que pour les gouvernements corrompus ; elle est l'appui du nôtre. Ne sont-ce point là des maximes dont tout gouvernement qui se respecte devrait faire son profit ?

L'orateur racontait ensuite les manœuvres criminelles employées par ses ennemis pour le perdre. Nous avons cité ailleurs le passage si frappant où il rend compte lui-même, avec une précision étonnante, des stratagèmes à l'aide desquels on essayait de le faire passer pour l'auteur principal de toutes les sévérités de la Révolution et de tous les abus qu'il ne cessait de combattre. Déjà les papiers allemands et anglais annonçaient son arrestation, car de jour en jour ils étaient avertis que cet orage de haines, de vengeances, de terreur, d'amours-propres irrités, allait enfin éclater.

On voit jusqu'où les conjurés étaient allés recruter des alliés. Maximilien était instruit des visites faites par eux certains membres de la Convention, et il ne le cacha pas l'Assemblée. Seulement il ne voulut pas — et ce fut sa faute, son irréparable faute nommer tout de suite les auteurs des trames ténébreuses dont il se plaignait : Je ne phis me résoudre à déchirer entièrement le voile qui couvre ce profond mystère d'iniquités.

Il assigna, pour point de départ à la conjuration ourdie contre lui, le jour où, par son décret, relatif à la reconnaissance de l'Être suprême et de l'immortalité de l'âme, la Convention avait raffermi les bases ébranlées de la morale publique, frappé à la fois du même coup le despotisme sacerdotal et les intolérants de l'athéisme, avancé d'un demi siècle l'heure fatale des tyrans et rattaché à la cause de la Révolution tous les cœurs purs et généreux. Ce jour-là en effet, avait, comme le dit très bien Robespierre, laissé sur la France une impression profonde de calme, de bonheur, de sagesse et de bonté. Mais ce fut précisément ce qui irrita le plus les royalistes cachés sous le masque des ultra-révolutionnaires, lesquels, unis à certains énergumènes plus ou moins sincères et aux misérables qui, comme les Fouché, les Tallien, les Rovère et quelques autres, ne cherchaient dans la Révolution qu'un moyen de fortune, dirigèrent tous leurs coups contre le citoyen assez osé pour déclarer la guerre aux hypocrites et tenter d'asseoir la liberté et l'égalité sur les bases de la morale et de la justice.

Maximilien rappela les insultes dont il avait été l'objet de la part de ces hommes le jour de la fête de l'Être suprême, l'affaire de Catherine Théot, sous laquelle se cachait une véritable conspiration politique, les violences inopinées contre le culte, les exactions et les pirateries exercées sous les formes les plus indécentes, les persécutions intolérables auxquelles la superstition servait de prétexte. Il rappela la guerre suscitée à tout commerce licite sous prétexte d'accaparement, — Il rappela surtout les incarcérations indistinctement prodiguées. Toute occasion de vexer un citoyen était saisie avec avidité, et toute vexation était déguisée, selon l'usage, sous des prétextes de bien public.

Ceux qui avaient mené à l'échafaud Danton, Fabre d'Églantine et Camille Desmoulins, semblaient aujourd'hui vouloir être leurs vengeurs et figuraient au nombre de ces conjurés impurs ligués pour perdre quelques patriotes. Les lâches ! s'écriait Robespierre, ils voulaient donc me faire descendre au tombeau avec ignominie ! et je n'aurais laissé sur la terre que la mémoire d'un tyran ! Avec quelle perfidie ils' abusaient de ma bonne foi ! Comme ils semblaient adopter les principes de tous les bons citoyens ! Comme leur feinte amitié était naïve et caressante ! Tout à coup leurs visages se sont couverts des plus sombres nuages ; une joie féroce brillait dans leurs yeux, c'était le moment où ils croyaient leurs mesures bien prises pour m'accabler. Aujourd'hui ils me caressent, de nouveau ; leur langage est plus affectueux que jamais. Il y a trois jours ils étaient prêts à me dénoncer comme un Catilina ; aujourd'hui ils me prêtent les vertus de Caton. — Allusion aux éloges que la veille lui avait décernés Barère.

Comme nous avons eu soin de le dire déjà la calomnie n'avait pas manqué de le rendre responsable de toutes les opérations du comité de Sûreté générale, en se fondant sur ce qu'il avait dirigé pendant quelque temps le bureau de police du comité de Salut public. Sa courte gestion, déclara-t-il sans rencontrer de contradicteurs, s'était bornée, comme on l'a vu plus haut, à rendre une trentaine d'arrêtés soit pour mettre en liberté des patriotes persécutés, soit pour s'assurer de quelques ennemis de la Révolution ; mais l'impuissance de faire le bien et d'arrêter le mal l'avait bien vite déterminé à résigner ses fonctions, et même à ne prendre plus qu'une part tout à fait indirecte aux choses du gouvernement. Quoi qu'il en soit, ajouta-t-il, voilà au moins six semaines que ma dictature est expirée et que je n'ai aucune influence sur le gouvernement ; le patriotisme a-t-il été plus protégé, les factions plus timides, la, patrie plus heureuse ? Je le souhaite. Mais cette influence s'est bornée dans tous les temps à plaider la cause de la patrie devant la Représentation nationale et au tribunal de la raison publique... A quoi avaient tendu tous ses efforts ? à déraciner le système de corruption et de désordre établi par les factions, et qu'il regardait comme le grand obstacle à l'affermissement de la République. Cela seul lui avait attiré pour ennemis toutes les mauvaises consciences, tous les gens.tarés, tous les intrigants et les ambitieux.

Un moment, sa raison et son cœur avaient été sur le point de douter de cette République vertueuse dont il s'était tracé le plan. Puis, d'une voix douloureusement émue, il dénonça le projet médité dans les ténèbres, par les monstres ligués contre lui de lui arracher avec la vie le droit de défendre le peuple.

Oh ! je la leur abandonnerai sans regret j'ai l'expérience du passé et je vois l'avenir. Quel ami de la patrie peut vouloir survivre au moment où il n'est plus permis de la servir et de défendre l'innocence opprimée ? Pourquoi demeurer dans un ordre de choses où l'intrigue triomphe éternellement de la vérité, où la justice est un mensonge, où les plus viles passions, où les craintes les plus ridicules occupent dans-les cœurs la place des intérêts sacrés de l'humanité ? Comment 'supporter le supplice de voir cette horrible succession de traîtres plus ou moins habiles à cacher leurs âmes hideuses sous le voile de la vertu et même de l'amitié, mais qui tous laisseront à la postérité l'embarras de décider lequel des ennemis de mon pays fut le plus lâche et le plus atroce ? En voyant la multitude des vices que le torrent de la Révolution a roulés pêle-mêle avec les vertus civiques, j'ai craint, quelquefois, je l'avoue, d'être souillé aux yeux de la postérité par le voisinage impur des hommes pervers qui s'introduisaient parmi les sincères amis de l'humanité, et je m'applaudis de voir la fureur des Verrés et des Catilina de mon pays tracer une ligne profonde de démarcation entre eux et tous les gens de bien. Je conçois qu'il est facile à la ligue des tyrans du monde d'accabler un seul homme, mais je sais aussi quels sont lès devoirs d'un homme qui sait mourir en défendant la cause du genre humain. J'ai vu dans l'histoire tous les défenseurs de la liberté accablés par la calomnie ; mais leurs oppresseurs sont morts aussi. Les bons et les méchants disparaissent de la terre, mais à des conditions différentes. Français, ne souffrez pas que nos ennemis osent abaisser vos âmes et énerver vos vertus par leurs désolantes doctrines. Non, Chaumette, non, Fouché[18], la mort n'est pas un sommeil éternel. Citoyens, effacez des tombeaux cette maxime gravée par des mains sacrilèges qui jette un crêpe funèbre sur la nature, qui décourage l'innocence opprimée et qui insulte à la mort ; gravez-y plutôt celle-ci : La mort est le commencement de l'immortalité.

 

Certes, on peut nier l'existence de Dieu, et il est permis de ne pas croire à l'immortalité de l'âme ; mais il est impossible de ne pas admirer sans réserve cette page magnifique du discours de Robespierre, et l'on est bien forcé d'avouer que de tels accents ne seraient point sortis de la bouche d'un homme lâche et pusillanime.

Les lâches et les pusillanimes connaissent l'art des ménagements ; Robespierre, lui, dans son austère franchise, ne savait ni flatter ni dissimuler. Ceux qui vous disent que la fondation de la République est une entreprise si facile vous trompent... Et il demanda où étaient les institutions sages, le plan de régénération propres à justifier cet ambitieux langage. Ne voulait-on pas proscrire ceux qui parlaient de sagesse ? Depuis longtemps il s'était plaint qu'on eût indistinctement prodigué les persécutions, porté la terreur dans toutes les conditions, et la teille seulement le comité de Salut public, par la bouche de Barère, avait promis que dans quatre jours les injustices seraient réparées Pourquoi, s'écria-t-il, ont-elles été commises impunément depuis quatre mois ? C'était encore à l'adresse de Barère cette phrase ironique : On vous parle beaucoup de vos victoires, avec une légèreté académique qui ferait croire qu'elles n'ont coûté à nos héros ni sang, ni travaux ; et Barère en fut piqué jusqu'au sang. Ce n'est ni par des phrases de rhéteurs ni même par des exploits guerriers que nous subjuguerons l'Europe, ajouta-t-il, mais par la sagesse de nos lois, par la majesté de nos délibérations et par la grandeur de nos caractères.

Aux bureaux de la guerre il reprocha de ne pas savoir tourner les succès de nos armes au profit de nos principes, de favoriser l'aristocratie militaire, de persécuter les généraux patriotes. — On se rappelle l'affaire du général Boche, —Maintes fois déjà il avait manifesté ses méfiances à l'égard des hommes de guerre, et la crainte de voir un jour quelque général victorieux étrangler la liberté lui arracha ces paroles prophétiques : Au milieu de tant de passions ardentes et dans un si vaste empire, les tyrans dont je vois les armées fugitives, mais non enveloppées, mais non exterminées, se retirent pour vous laisser en proie à vos dissensions intestines, qu'ils allument eux-mêmes, et â une armée d'agents criminels que vous ne savez même pas apercevoir. LAISSEZ FLOTTER UN MOMENT LES REINES DE LA RÉVOLUTION, TOUS VERREZ LE DESPOTISME MILITAIRE S'EN EMPARER ET LE CHEF DES FACTIONS RENVERSER LA REPRÉSENTATION NATIONALE AVILIE. Un siècle de guerre civile et de calamités désolera notre patrie, et nous périrons pour n'avoir pas voulu saisir un moment marqué dans l'histoire des hommes pour fonder la liberté ; nous livrons notre patrie à un siècle de calamités, et les malédictions du peuple s'attacheront à notre mémoire, qui devait être chère au genre humain. Nous n'aurons même pas le mérite d'avoir entrepris de grandes choses par des motifs vertueux. On nous confondra avec les indignes mandataires du peuple qui ont déshonoré la Représentation nationale... L'immortalité s'ouvrait devant nous, nous périrons avec ignominie...

Le 19 brumaire devait être une conséquence fatale et nécessaire du 9 Thermidor ; Robespierre le prédit trop bien[19].

Il accusa aussi l'administration des finances, dont les projets lui paraissaient de nature à désoler les citoyens peu fortunés et à augmenter le nombre des mécontents ; il se plaignit qu'on eût réduit au désespoir les petits créanciers de l'État en employant la violence et la ruse pour leur faire souscrire des engagements funestes à leurs intérêts ; qu'on favorisât les riches au détriment des pauvres, et qu'on dépouillât le peuple des biens nationaux. Combien Robespierre était ici dans le vrai ! On commit une faute immense en vendant en bloc les biens nationaux, au lieu de les diviser à l'infini, sauf à les faire payer par annuités, comme l'eussent voulu Maximilien et Saint-Just. Aux anciens propriétaires on en a substitué de nouveaux, plus avide non moins hostiles, pour la plupart, à la liberté, à l'égalité, à tous les principes de la Révolution.

Des grands seigneurs un peu modernes,

Des princes un peu subalternes

Ont aujourd'hui les vieux châteaux,

a dit Chénier. Ces grands seigneurs un peu modernes, ces princes un.peu subalternes ont figuré en grand nombre dans les rangs des Thermidoriens ; ils sont devenus, je le répète, les pires ennemis de la Révolution, qui, hélas a été trahie par tous ceux qu'elle a gorgés et repus.

En critiquant l'administration des finances, Robespierre nomma Ramel, Mallarmé, Cambon, auxquels il attribua le mécontentement répandu dans les masses par certaines mesures financières intempestives. Il était loin, du reste, d'imputer tous les abus signalés par lui à la majorité des membres des comités ; cette majorité lui paraissait seulement paralysée et trahie par des meneurs hypocrites et des traîtres dont le but était d'exciter dans la Convention de violentes discussions et d'accuser de despotisme ceux qu'ils savaient décidés à combattre avec énergie leur ligue criminelle. Et ces oppresseurs du peuple dans toutes les parties de la République poursuivaient tranquillement, comme s'ils eussent été inviolables, le cours de leurs coupables entreprises ! N'avaient-ils pas fait ériger en loi que dénoncer un représentant infidèle et corrompu, c'était conspirer contre l'Assemblée ? Un opprimé venait-il à élever la voix, ils répondaient à ses réclamations par de nouveaux outrages et souvent par l'incarcération. Cependant, continuait Maximilien, les départements où ces crimes ont été commis les ignorent-ils parce que nous les oublions, et les plaintes que nous repoussons ne retentissent-elles pas avec plus de force dans les cœurs comprimés des citoyens malheureux ? Il est si facile et si doux d'être juste ! Pourquoi nous dévouer à l'opprobre des coupables en les tolérant ? Mais quoi ! les abus tolérés n'iront-ils pas en croissant ? Les coupables impunis ne voleront-ils pas de crimes en crimes ? Voulons-nous partager tant d'infamies et nous vouer au sort affreux des oppresseurs du peuple ? C'était là à coup sûr, un langage bien propre à rasséréner les cœurs, à rassurer les gens de bien ; mais on comprend aussi de quel effroi il dut frapper les quelques misérables qui, partout sur leur passage, avaient semé la ruine et la désolation.

La péroraison de ce discours fut le digne couronnement d'une œuvre aussi imposante, aussi magistrale :

Peuple, souviens-toi que si dans la République la justice ne règne pas avec un empire absolu, et si ce mot ne signifie pas l'amour de l'égalité et de la patrie, la liberté n'est qu'un vain mot. Peuple, toi que l'on craint, que l'on flatte et que l'on méprise ; toi, souverain reconnu qu'on traite toujours en esclave, souviens-toi que partout où la justice ne règne pas, ce sont les passions des magistrats, et que le peuple a changé de chaînes et non de destinées.

Souviens-toi qu'il existe dans ton sein une ligue de fripons qui lutte contre la vertu publique, qui a plus d'influence que toi-même sur tes propres affaires, qui te redoute et te flatte en masse, mais te proscrit en détail dans la personne de tous les bons citoyens.

Rappelle-toi que, loin de sacrifier cette poignée de fripons à ton bonheur, tes ennemis veulent te sacrifier à cette poignée de fripons, auteurs de tous nos maux et-seuls obstacles à la prospérité publique.

Sache que tout homme qui s'élèvera pour défendre ta cause et la morale publique sera accablé d'avanies et proscrit par les fripons ; sache que tout ami de la liberté sera toujours placé entre un devoir et une calomnie ; que ceux qui ne pourront être accusés d'avoir trahi seront accusés d'ambition ; que l'influence de la probité et des principes sera comparée à la force de la tyrannie et à la violence des factions ; que ta confiance et ton estime seront des titres de proscription pour tous tes amis ; que les cris du patriotisme opprimé seront appelés des cris de sédition ; et que, n'osant t'attaquer toi-même en masse, on te proscrira en détail dans la personne de tous les bons citoyens, jusqu'à ce que les ambitieux aient organisé leur tyrannie. Tel est l'empire des tyrans armés contre nous ; telle est l'influence de leur ligue avec tous les hommes corrompus, toujours portés à les servir. Ainsi donc les scélérats nous imposent la loi de trahir le peuple, à peine d'être appelés dictateurs. Souscrirons-nous à cette loi ? Non ! Défendons le peuple au risque d'en être estimés ; qu'ils courent à l'échafaud par la route titi crime et nous par celle de la vertu.

 

Guider l'action du gouvernement par des lois sages, punir sévèrement tous ceux qui abuseraient des principes révolutionnaires pour vexer les bons citoyens, tel était, selon lui, le but à atteindre. Dans sa pensée, il existait une conspiration qui devait sa force à une coalition criminelle cherchant à perdre les patriotes et la patrie, intriguant au sein même de la Convention et ayant des complices dans le comité de Sûreté générale et jusque dans le comité de Salut public. Rien n'était plus vrai, assurément. La conclusion de Robespierre fut que, pour remédier au mal, il fallait punir les traîtres, renouveler les bureaux du comité de Sûreté générale, épurer ce comité et le subordonner au comité de. Salut public, épuré lui-même, constituer l'autorité du gouvernement sous l'autorité suprême de la Convention, centre et juge de tout, et écraser ainsi les factions du poids de l'autorité nationale pour élever sur leurs ruines la puissance de la justice et de la liberté. Tels sont les principes, dit-il en terminant. S'il est impossible de les réclamer sans passer pour un ambitieux, j'en conclurai que les principes sont proscrits et que la tyrannie règne parmi nous, mais non que je doive me taire ; car que peut-on objecter à un homme qui a raison et qui sait mourir pour son pays...[20]

Il faut n'avoir jamais lu ce discours de Robespierre, digne couronnement de tous ceux qu'il avait prononcés depuis Cinq ans, et où ses vues, ses tendances, sa politique, en un mot, se trouvent si nettement et si fermement formulées, pour demander où il voulait aller, et quels mystérieux desseins il couvait. Personne ne s'expliqua jamais plus clairement. La Convention lui prouva tout d'abord qu'elle l'avait parfaitement compris : Robespierre obtint un éclatant triomphe. Ce devait être le dernier. Electrisée par le magnifique discours qu'elle venait d'entendre, l'Assemblée éclata en applaudissements réitérés quand l'orateur quitta la tribune. Les conjurés, éperdus, tremblants n'osèrent troubler d'un mot ni d'un murmure ce concert d'enthousiasme[21]. Evidemment ils durent croire la partie perdue.

 

IV

Pendant que les applaudissements retentissaient encore, Rovère, se penchant à l'oreille de Lecointre, lui conseilla de monter à la tribune et de donner lecture à l'Assemblée de ce fameux acte d'accusation concerté dès le 5 prairial, avec huit de ses collègues, contre Robespierre. C'est du moins ce qu'a depuis prétendu Lecointre[22]. Si ce maniaque avait suivi le conseil de Rovère, la conspiration eût été infailliblement écrasée, car, l'acte d'accusation incriminant au fond bous les membres des comités sans exception, les uns et les autres se fassent réunis contre l'ennemi commun, et Maximilien serait, sans aucun doute, sorti victorieux de la lutte. Telle fut l'excuse, donnée plus tard par Lecointre, de sa réserve dans cette séance du 8 thermidor[23]. Mais là ne fut point, suivant nous, le motif déterminant de sa prudence. A l'enthousiasme de la Convention, jugea tout à fait compromise la cause des conjurés, et voulant se ménager les moyens de rentrer en grâce auprès de celui dont, après coup, il se vanta d'avoir dressé l'acte d'accusation plus de deux mois avant le 9 Thermidor, il rompit le premier le silence... pour réclamer l'impression du discours de Robespierre[24].

Bourdon (de l'Oise) s'éleva vivement contre la prise en considération de cette motion. Ce discours, objecta-t-il, pouvait contenir des erreurs comme des vérités, et il en demanda le renvoi à l'examen des deux comités. Mais, répondit Barère, qui sentait le vent souffler du côté de Maximilien, dans un pays libre la lumière ne doit pas être mise sous le boisseau. C'était à la Convention d'être juge elle-même, et il insista pour l'impression. Vint ensuite Couthon. Demander le renvoi du discours à l'examen des comités, c'était, selon ce tendre ami de Maximilien, faire outrage à la Convention nationale, bien capable de sentir et de juger par elle-même. Non seulement il fallait imprimer ce discours, mais encore l'envoyer à toutes les communes de la République, afin que la France entière sût qu'il était ici des hommes ayant le courage de dire la vérité. Lui aussi, il dénonça les calomnies dirigées depuis quelque temps contre les plus vieux serviteurs de la Révolution ; H se fit gloire d'avoir parlé contre quelques hommes immoraux indignes de siéger dans la Convention, et il s'écria en terminant : Si je croyais avoir contribué à la perte d'un seul innocent, je m'immolerais moi-même de douleur. Ce cri, sorti de la bouche d'un homme de bien, acheva d'entraîner l'Assemblée. L'impression du discours, l'envoi à toutes les communes furent décrétés d'enthousiasme. On put croire à un triomphe définitif.

A ce moment le vieux Vadier parut à la tribune. D'un ton patelin, le rusé compère commença par se plaindre d'avoir entendu Robespierre traiter de farce ridicule l'affaire de Catherine Théot, dont lui Vadier, on s'en souvient, avait été le rapporteur. Se sentant écouté, il prit courage et s'efforça de justifier le comité de Sûreté générale des inculpations dont il avait été l'objet. On l'avait accusé d'avoir persécuté des patriotes, et sur les huit cents affaires déjà jugées par les commissions populaires, de concert avec les deux comités, les patriotes, prétendit Vadier, s'étaient trouvés dans la proportion d'un sur quatre-vingts. Mais Robespierre ne s'était pas seulement plaint des persécutions exercées contre les patriotes ; il avait aussi, reproché à quelques-uns de ses collègues d'avoir porté la Terreur dans toutes les conditions, érigé en crimes des erreurs ou des préjugés afin de trouver partout des coupables, et voilà gomment, sur un si grand nombre d'accusés, les commissions populaires, de concert avec les comités, dont s'était séparé Maximilien, avaient rencontré si peu d'innocents. Bu reste, il n'y eut de la part de Vadier nulle récrimination contre Robespierre.

Cambon, qui prit ensuite la parole, se montra beaucoup plus agressif. Il avait sur le cœur une accusation peut-être tin peu légèrement tombée de la bouche de Maximilien. Avant d'être déshonoré, je parlerai à la France, s'écria-t-il. Et il défendit avec une extrême vivacité ses opérations financières, et surtout le dernier décret sur les rentes, auquel on reprochait d'avoir jeté la désolation parmi les petits rentiers, des nécessiteux, des vieillards pour la plupart[25]. Puis, prenant à partie Robespierre, il l'accusa de paralyser à lui tout seul la volonté de la Convention nationale. Cette inculpation contre un représentant qui, depuis six semaines, n'avait pas paru à la tribune de l'Assemblée, était puérile et Robespierre répondit avec raison qu'une telle accusation lui paraissait aussi inintelligible qu'extraordinaire. Comment aurait-il été en son pouvoir de paralyser la volonté de la Convention, et surtout en fait de finances, matière dont il ne s'était jamais mêlé ? Seulement, ajouta-t-il, par des considérations générales sur les principes, j'ai cru apercevoir que les idées de Cambon en finances ne sont pas aussi favorables au succès de la Révolution qu'il le pense. Voilà mon opinion ; j'ai osé la dire ; je ne crois pas que ce soit un crime. Et tout en déclarant qu'il n'attaquait point les intentions de Cambon, il persista à soutenir que le décret sur les rentes avait eu pour résultat de désoler une foule de citoyens pauvres.

Quoi qu'il en soit, l'intervention de Cambon dans le débat modifia singulièrement la face des choses. Les connaissances spéciales de ce représentant, ses remarquables rapports sur les questions financières, l'achèvement du grand-livre, dont la conception lui appartenait, lui avaient attiré une juste considération et donné sur ses collègues une certaine influence. Des applaudissements venaient même d' accueillir ses paroles. C'était comme un encouragement aux conjurés. Ils sortirent de leur abattement, et Billaud-Varenne s'élança impétueusement à la tribune. A son avis, il était indispensable d'examiner très scrupuleusement un discours dans lequel le comité était inculpé. — Ce n'est pas le comité en masse que j'attaque, objecta Robespierre ; et il demanda à l'Assemblée la permission d'expliquer sa pensée. Alors un grand nombre de membres se levant simultanément : Nous le demandons tous. Sentant la Convention ébranlée, Billaud-Varenne reprit la parole. Mais au lieu de répondre aux nombreux griefs dont Robespierre s'était fait l'écho, il balbutia quelques explications ; puis, s'enveloppant dans le manteau de Brutus, il s'écria que Robespierre avait raison, qu'il fallait arracher le masque sur quelque visage qu'il se trouvât : S'il est vrai que nous ne jouissions pas de la liberté des opinions, j'aime mieux que mon cadavre serve de trône à un ambitieux que de devenir, par mon silence, le complice de ses forfaits. Après cette superbe déclaration, il réclama le renvoi du discours à l'examen des deux comités. C'était demander à la Convention de se déjuger.

A Billaud-Varenne succéda Panis, un de ces représentants mous et indécis à qui les conjurés avaient fait accroire qu'ils étaient sur la prétendue liste de proscription dressée par Maximilien. Cet ancien membre du comité de surveillance de la Commune de Paris somma tout d'abord Couthon de s'expliquer sur les six membres qu'il poursuivait. Ensuite il raconta qu'un homme l'avait abordé aux Jacobins et lui avait dit : Vous êtes de la première fournée... votre tête est demandée ; la liste a été faite par Robespierre. Après quoi il invita ce dernier à s'expliquer à son égard et sur le compte de Fouché. Touchante sollicitude pour un misérable ! Quelques applaudissements ayant éclaté aux dernières paroles de Panis : Mon opinion est indépendante, répondit fièrement Robespierre ; on ne retirera jamais de moi une rétractation qui n'est pas dans mon cœur. En jetant mon bouclier, je me suis présenté à découvert à mes ennemis ; je n'ai flatté personne, je ne crains personne ; je n'ai calomnié personne. — Et Fouché ? répéta Panis, comme Orgon eût dit : Et Tartufe ? — Fouché ! reprit Maximilien d'un ton méprisant, je ne veux pas m'en occuper actuellement... je n'écoute que mon devoir ; je ne veux ni l'appui ni l'amitié de personne, je ne cherche point à me faire un parti ; il n'est donc pas question de me demander que je blanchisse tel ou tel. J'ai fait mon devoir, c'est aux autres de faire le leur.

Couthon expliqua comment, en demandant l'envoi du discours à toutes les communes, il avait voulu que la Convention en fit juge la République entière. Mais c'était là ce qu'à tout prix les conjurés tenaient à empêcher. Ils savaient bien qu'entre eux et Robespierre l'opinion de la France ne pouvait être un moment douteuse.

Bentabole et Charlier insistent pour le renvoi aux comités. Quoi ! s'écria Maximilien, j'aurai eu le courage de venir déposer dans le sein de la Convention des vérités que je crois nécessaires au salut de la patrie, et l'on renverrait mon discours à l'examen des membres que j'accuse ! On murmure à ces paroles. Quand on se vante d'avoir le courage de la vertu, il faut avoir celui de la vérité, riposte Charlier ; et les applaudissements de retentir.

L'apostrophe de Charlier indique suffisamment la faute capitale commise ici par Robespierre. Ce n'était pas à lui, ont prétendu quelques écrivains, de formuler son accusation ; il n'avait qu'à indiquer aux comités la faction qu'il combattait, les abus et les excès dont elle s'était rendue coupable, et il appartenait à ces comités de prendre telles mesures qu'ils auraient jugées nécessaires. C'est là à notre avis, une grande erreur ; et telle était aussi l'opinion de Saint-Just à cet égard, puisqu'il a écrit dans son discours du 9 Thermidor : Le membre qui a parlé longtemps hier à cette tribune ne me parait point avoir assez nettement distingué ceux qu'il inculpait. Le mystère dont Maximilien eut le tort d'envelopper son accusation servit merveilleusement les conjurés. Grâce aux insinuations perfides répandues par eux, un doute effroyable planait sur l'Assemblée. Plus d'un membre se crut menacé, auquel il n'avait jamais songé. Quelle différence s'il avait résolument nommé les cinq ou six coquins dont le châtiment eût été un hommage rendu à la morale et à la justice ! L'immense majorité de la Convention se fût ralliée à Robespierre ; avec lui eussent définitivement triomphé, je n'en doute pas, la liberté et la République. Au lieu de cela, il persista dans ses réticences, et tout fut perdu.

Amar et Thirion insistèrent, à leur tour, pour le renvoi aux comités, en faveur desquels étaient toutes les présomptions, suivant Thirion, montagnard aveuglé qui, plus d'une fois, plus tard, dut regretter la légèreté avec laquelle il agit en cette circonstance. Barère, sentant chanceler la fortune de Robespierre, jugea prudent de prononcer quelques paroles équivoques qui lui permissent, à un moment donné, de se tourner contre lui. Enfin l'Assemblée, après avoir entendu Bréard en faveur des comités, rapporta son décret et, par une ironie sanglante, renvoya le discours de Robespierre à l'examen d'une partie de ceux-là mêmes contre lesquels il était dirigé[26]. Ce n'était pas encore pour les conjurés un triomphe définitif, mais leur audace s'en accrut dans des proportions extrêmes ; ils virent qu'il ne leur serait pas impossible d'entraîner cette masse incertaine des députés du centre, dont quelques paroles de Cambon avaient si subitement modifié les idées. Jamais, depuis, l'illustre et sévère Cambon ne cessa de gémir sur l'influence fâcheuse exercée par lui dans cette séance mémorable. Proscrit sous la Restauration, après s'être tenu stoïquement à l'écart tant qu'avaient duré les splendeurs du régime impérial, il disait alors : Nous avons tué la République au 9 Thermidor, en croyant ne tuer que Robespierre ! Je servis, à mon insu, les passions de quelques scélérats ! Que n'ai-je péri, ce jour la avec eux ! la liberté vivrait encore ![27] Combien d'autres pleurèrent en silence, avec la liberté perdue, la mémoire du Juste sacrifié, et expièrent par d'éternels remords l'irréparable faute de ne s'être point interposés entre les assassins et la victime !

 

V

Il était environ cinq heures quand fut levée la séance de la Convention. S'il faut en croire une tradition fort incertaine, Robespierre serait allé, dans la soirée même, se promener aux Champs-Élysées avec sa fiancée, qui, triste et rêveuse, flattait de sa main la tête de son fidèle chien Brount. Comme Maximilien lui montrait combien le coucher du soleil était empourpré : Ah ! se serait écriée Eléonore, c'est du beau temps pour demain[28]. Mais c'est là de la pure légende. D'abord, les mœurs étaient très-sévères dans cette patriarcale famille Duplay, et Mme Duplay, si grande que fût sa confiance en Maximilien, n'eût pas permis à sa fille de sortir seule avec lui[29]. En second lieu, comment aurait-il été possible à Robespierre d'aller se promener aux Champs-Élysées à la suite de cette orageuse séance du 8, et dans cette soirée où sa destinée et celle de la République allaient être en jeu ?

Ce qu'on sait, c'est qu'en rentrant chez son hôte il ne désespérait pas encore ; il montra même une sérénité qui n'était peut-être pas dans son cœur, car il n'ignorait pas de quoi était capable la horde de fripons et de coquins déchaînée contre lui. Toutefois, il comptait sur la majorité de la Convention : La masse de l'Assemblée m'entendra, dit-il. Après dîner, il se hâta de se rendre aux Jacobins, oh, comme on pense bien, régnait une animation extraordinaire. La salle, les corridors même étaient remplis de monde[30]. Quand parut Maximilien, des transports d'enthousiasme- éclatèrent de toutes parts ; on se précipita vers lui pour le choyer et le consoler. Cependant, çà et là on pouvait apercevoir quelques-uns de ses ennemis. Billaud-Varenne et Collot-d'Herbois, qui depuis longtemps n'avaient, pas mis les pieds au club, étaient accourus, fort inquiets de la tournure que -prendraient les choses.

Que se passa-t-il dans cette séance fameuse ? Les journaux du temps n'en ayant pas donné le compte rendu, nous n'en savons absolument que ce que les vainqueurs ont bien voulu nous raconter, puisque ceux des amis de Robespierre qui y ont joué un rôle ont été immolés avec lui. Quelques récits plus ou moins travestis de certains orateurs à la tribune de la Convention, et surtout la narration de Billaud dans sa réponse aux imputations personnelles dont il- fut l'objet après Thermidor, voilà les seuls documents auxquels on puisse s'en rapporter pour avoir une idée des scènes dramatiques dont la salle des Jacobins fut le théâtre dans la soirée du 8 thermidor.

Dès le début de la séance, Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois et Robespierre demandèrent en même temps la parole. Elle fut accordée au dernier, qu'on invita à donner lecture du discours prononcé par lui dans la journée. S'il faut en croire Billaud, Maximilien commença en ces termes : Aux agitations de cette Assemblée, il est aisé de s'apercevoir qu'elle n'ignore pas ce qui s'est passé ce matin dans la Convention. Les factieux craignent d'être dévoilés en présence du peuple. Mais je les remercie de s'être signalés d'une manière aussi prononcée et de m'avoir mieux fait connaître mes ennemis et ceux de ma patrie. Après quoi, il lut son discours qu'accueillirent un enthousiasme sans bornes et des applaudissements prolongés. Quand il eut achevé sa lecture, il ajouta, dit la tradition : Ce discours que vous venez d'entendre est mon testament de mort. Je l'ai vu aujourd'hui, la ligue des méchants est tellement forte que je ne puis espérer de lui échapper. Je succombe sans regret ; je vous laisse ma mémoire ; elle vous sera chère et vous la défendrez.

On prétend encore que, comme à ce moment ses amis s'élevaient avec vivacité contre un tel découragement et s'écriaient en tumulte que l'heure d'un nouveau 31 mai avait sonné, il aurait dit : Eh bien ! séparez les méchants des hommes faibles ; délivrez la Convention des scélérats qui l'oppriment ; rendez lui le service qu'elle attend de vous comme au 31 mai et au 2 juin. Mais cela est tout à fait inadmissible. L'idée d'exercer une pression illégale sur la Représentation nationale n'entra jamais dans son esprit. Nous avons montré combien étranger il était resté aux manifestations populaires qui, au 31 mai et au 2 juin de l'année précédente, *avaient précipité la chute des Girondins, et l'on a vu tout à l'heure avec quelle énergie et quelle indignation il s'était élevé deux jours auparavant contre ceux qui parlaient de recourir à un 31 mai ; bientôt on l'entendra infliger un démenti sanglant à Collot-d'Herbois, quand celui-ci l'accusera implicitement d'avoir poussé les esprits à la révolte. Si la moindre allusion à un nouveau 31 mai fût sortie de sa bouche dans cette soirée du 8 thermidor, est-ce qu'on ne se serait pas empressé le lendemain d'en faire un texte d'accusation contre lui ? Est-ce que la réponse de Billaud-Varenne, où il est rendu compte de la séance des Jacobins, n'en aurait pas contenu mention ? Non, Robespierre, disons-le à son éternel honneur, ne songea pas un seul instant à en appeler à la force. Dans l'état d'enthousiasme et d'exaspération où la lecture $e son discours avait porté l'immense majorité des patriotes, il n'avait qu'un. signal à donner, et c'en était fait de ses ennemis ; la Convention, épurée de par la volonté populaire, se fût avec empressement ralliée à lui, et il n'eût pas succombé le lendemain, victime de son respect pour le droit et pour la légalité.

Custodiatur igitur mea vita reipublicœ. Protégez dong ma vie pour la République, aurait-il pu dire avec Cicéron[31] ; et cette exclamatio4 eût suffi, je n'en doute pas, pour remuer tout le peuple de Paris. Il ne voulut pas la pousser. Mais que, cédant à un sentiment de mélancolie bien naturel, il se soit écrié : S'il faut succomber, eh bien ! mes amis, vous me verrez boire la ciguë avec calme, cela est certain. Non moins authentique est le cri de David : Si tu bois la ciguë, je la boirai avec toi ! Et en prononçant ces paroles d'une voix émue, le peintre immortel se jeta dans les bras de Maximilien et l'embrassa comme un frère[32]. Le lendemain, il est vrai, on ne le vit pas se ranger parmi les hommes héroïques qui demandèrent à partager le sort du Juste immolé. Averti par Barère du résultat probable de la journée[33], il s'abstint de paraître à la Convention. On l'entendit même, dans un moment de déplorable faiblesse, renier son ami et s'excuser d'une amitié qui l'honorait, en disant qu'il ne pouvait concevoir jusqu'à quel point ce malheureux l'avait trompé par ses vertus hypocrites[34].

L'artiste effrayé s'exprimait ainsi sous la menace de l'échafaud. Mais ce ne fût là qu'une faiblesse momentanée, qu'une heure d'égarement et d'oubli. Jamais le culte de Maximilien ne s'effaça de son cœur. Très peu de temps après le 9 thermidor, David s'exprimait en ces termes devant ses deux fils : On vous dira que Robespierre était un scélérat ; on vous le peindra sous les couleurs les plus odieuses : n'en croyez rien. Il viendra un jour où l'histoire lui rendra une éclatante justice[35]. Plus tard, pendant son exil, se trouvant un soir au théâtre de Bruxelles, il fut abordé par un Anglais qui lui demanda la permission de lui serrer la main.

Le grand peintre se montra très flatté de cette marque d'admiration, qu'il crut tout d'abord due à la notoriété dont il jouissait, à son génie d'artiste ; et, entre autres choses, il demanda à l'étranger s'il aimait les arts. — L'Anglais lui répondit : Ce n'est pas à cause de votre talent que je désire vous serrer la main, mais bien parce que vous avez été l'ami de Robespierre. — Ah ! s'écria alors David, ce sera pour celui-là comme pour Jésus-Christ, on lui élèvera des autels[36]. Jusqu'à la fin de sa vie l'illustre artiste persista dans les mêmes sentiments. Il revenait souvent sur ce sujet, comme s'il eût senti le besoin de protester contre un moment d'erreur qu'il se reprochait, a dit un de ses biographes. Peu de jours avant sa mort, l'ainé de ses fils, Jules David, l'éminent helléniste, lui dit : Eh bien ! mon père, trente ans sont écoulés depuis le 9 thermidor, et la mémoire de Robespierre est toujours maudite. — Je vous le répète, répondit le peintre, c'était un vertueux citoyen. Le jour de la justice n'est pas encore venu ; mais, soyez en certains, il viendra[37]. Est-il beaucoup d'hommes à qui de semblables témoignages puissent être rendus ?

L'émotion ressentie par David aux Jacobins fut partagée par toute l'assistance. Billaud-Varenne et Collot-d'Herbois essayèrent en vain de se faire entendre, on refusa de les écouter. Depuis longtemps ils ne s'étaient guère montrés aux Jacobins ; leur présence au club ce soir-là parut étrange et suspecte. Conspués, poursuivis d'imprécations, ils se virent contraints de se retirer, et dès ce moment ils ne songèrent plus qu'à se venger[38].

Le silence se rétablit un instant à la voix de Couthon, dont la parole ardente et indignée causa une fermentation extraordinaire. Deux députés soupçonnés d'appartenir la conjuration, Dubarran et Duval, furent ignominieusement chassés. Quelques hommes de tête et de cœur, l'agent national Payan, Dumas, Prosper Sijas, Coffinhal, patriotes intègres, qui lièrent volontairement leur destinée à celle de Maximilien, auraient voulu profiter de l'enthousiasme général pour frapper un grand coup. Ils pressèrent Robespierre d'agir,-assure-t-on, de se porter sur les comités ; Robespierre demeura inflexible dans sa résolution de ne pas enfreindre la légalité. Il lui suffisait, pensait-il, de l'appui moral de la, société pour résister victorieusement à ses ennemis. Dernière illusion d'un cœur flétri pourtant déjà par la triste expérience de la méchanceté des hommes.

Au lieu de s'entendre, de se concerter avec quelques amis pour la journée du lendemain, il se retira tranquillement chez son hôte. On se sépara aux cris de Vive la République ! Périssent les traîtres ! Mais c'étaient là des cris impuissants. Il eût fallu, malgré Robespierre, se déclarer résolument en permanence. Les. Jacobins avaient sur la Convention, divisée comme elle l'était, l'avantage d'une majorité compacte et bien unie. Sans même avoir besoin de recourir à la force, ils eussent, en demeurant en séance, exercé la plus favorable influence sur une foule de membres de l'Assemblée indécis jusqu'au dernier moment ; les événements auraient, pris une tout autre tournure, et la République eût été sauvée.

 

VI

Tandis que Robespierre allait dormir son dernier sommeil, les conjurés, peu rassurés, se répandirent de tous côtés et déployèrent l'énergie du désespoir pour tourner contre Maximilien les esprits incertains, hésitants, ceux à qui leur conscience troublée semblait défendre de sacrifier l'intègre et austère tribun. De l'attitude de la droite dépendait le sort de la journée du lendemain, et dans la séance du 8 elle avait paru d'abord toute disposée en faveur de Robespierre.

On vit alors, spectacle étrange ! les Tallien, les Fouché, les Rayère, les Bourdon (de l'Oise), les André Dumont, tous ces hommes dégouttants de sang et de rapines, se jeter comme des suppliants aux genoux des membres de cette partie de la Convention dont ils étaient haïs et méprisés. Ils promirent de fermer l'ère de la Terreur, eux qui dans leurs missions avaient commis mille excès, multiplié d'une si horrible manière les actes d'oppression, et demandé mainte et mainte !fois l'arrestation de ceux dont ils sollicitaient aujourd'hui le concours. A ces républicains équivoques, à ces royalistes déguisés, ils s'efforcèrent de persuader que la protection qui leur avait été jusqu'alors accordée par Maximilien n'était que passagère, que leur tour arriverait ; et naturellement ils mirent sur le compte de Robespierre les exécutions qui s'étaient multipliées précisément-depuis le jour où il avait cessé d'exercer aucune influence sur les affaires du gouvernement.

A deux reprises différentes, les gens de la droite repoussèrent dédaigneusement les avances intéressées de ces bravi de l'Assemblée ; la troisième fois ils cédèrent[39]. La raison de ce brusque changement s'explique à merveille. Avec Robespierre triomphant, la Terreur pour la Terreur, cette Terreur dont il venait de signaler et de flétrir si éloquemment les excès, prenait fin ; mais les patriotes étaient protégés, mais la justice sévère continuait d'avoir l'œil sur les ennemis du dedans et sur ceux du dehors, mais la Révolution n'était pas détournée de son cours, mais la République s'affermissait sur d'inébranlables bases. Au contraire, avec Robespierre vaincu, la Terreur pouvait également cesser, se retourner même contre les patriotes, comme cela arriva ; mais la République était frappée au cœur, et la contre-révolution Certaine d'avance de sa prochaine victoire. Voilà ce qu'à la dernière heure comprirent très-bien les Boissy-d'Anglas, les Palasne-Champeaux, les Durand-Maillane, et tous ceux qu'effarouchaient la rigueur et l'austérité des principes républicains[40] ; et voilà comment fut conclue l'alliance monstrueuse des réactionnaires et des révolutionnaires dans le sens du crime.

Sur les exagérés de la Montagne la bande des conjurés agit par des arguments tout opposés. On peignit Robespierre sous les couleurs d'un modéré, on lui reprocha d'avoir protégé des royalistes, on rappela avec quelle persistance il avait défendu les signataires de la protestation contre le 31 mai, et cela eut un plein !succès. Il n'y eut pas, a-t-on dit avec raison, une conjuration unique contre Robespierre ; la contre-révolution y entra en se couvrant de tous les masques. C'était son rôle ; et, suivant une appréciation consciencieuse et bien vraie, les ennemis personnels de Maximilien se rendirent les auxiliaires ou plutôt les jouets de l'aristocratie et ne crurent pas payer trop cher la défaite d'un seul homme par le deuil de leur pays[41].

Pour cette nuit du 8 au 9 thermidor, comme pour la journée du 8, nous sommes bien obligé de nous en tenir presque entièrement aux renseignements fournis par les vainqueurs, la bouche ayant été à jamais fermée aux vaincus. Rien de dramatique, du reste, comme la séance du comité de Salut public dans cette nuit suprême.

Les membres présents, Carnot, Robert Lindet, Prieur (de la Côte-d'Or), Barère, Saint-Just, travaillaient silencieusement. Saint-Just rédigeait à la hâte son rapport pour le lendemain, et ne témoignait ni inquiétude, ni repos (2)[42], quand arrivèrent Billaud-Varenne, Collot-d'Herbois et certains membres du comité de Sûreté générale. A la vue de Collot d'Herbois, dont les traits bouleversés accusaient le trouble intérieur, Saint-Just lui demanda froidement ce qu'il y avait de nouveau aux Jacobins. Sur quoi Collot d'Herbois, hors de lui, l'aurait traité de traître, de lâche, etc. Puis Elie Lacoste, se levant furieux, se serait écrié que Robespierre, Couthon et Saint-Just étaient un triumvirat de fripons machinant contre la patrie. Que venait faire ici te sauvage rapporteur de l'affaire des Chemises rouges ? Et Barère, l'héroïque Barère, d'apostropher à son tour Robespierre, Couthon et Saint-Just. A l'en croire, il les aurait appelés des pygmées insolents. Maximilien, qui la veille encore jouissait, disait-il, d'une réputation patriotique méritée par cinq années de travaux et par ses principes imperturbables d'indépendance et de liberté, est devenu tout à coup, du jour au lendemain, un scélérat ; le second n'est qu'un éclopé ; le troisième un enfant. Robespierre et Couthon n'étaient pas là notez bien. Oh ! le beau courage, la noble conduite, en admettant comme vraies les assertions des membres des anciens comités, — que de se mettre à trois, à quatre contre un enfant, à qui ils ont été obligés de rendre cette justice qu'au milieu de leurs vociférations il était resté calme et n'avait témoigné aucune inquiétude !

Cet enfant, dont l'assurance et le sang froid annonçaient une conscience pure, les glaçait d'épouvante. — Tu prépares notre acte d'accusation ? lui dit brusquement Collot- d'Herbois. — Saint-Just pâlit-il à cette interrogation, comme l'ont prétendu ses meurtriers ? C'est assez peu probable, puisqu'il leur offrit de leur donner, séance tenante, communication du discours qu'il préparait. Personne ne voulut y jeter les yeux.

Saint-Just se remit à l'œuvre en promettant à ses collègues, s'il faut s'en rapporter à eux, de leur lire son discours le lendemain avant de le prononcer devant la Convention. Quand il eut achevé son travail, il prit part à la conversation, comme si de rien n'était, jouant, parait-il, l'étonnement de n'être pas dans la confidence des dangers dont il entendait parler, et se plaignant de ce que tous les murs étaient fermés. Ce fut alors qu'il ajouta qu'il ne concevait pas cette manière prompte d'improviser la foudre à chaque instant, et que, au nom de la République, il conjura ses collègues de revenir à des idées et à des mesures plus justes. Cet aveu, que nous avons déjà relaté, venant des assassins de Robespierre, de Saint-Just et de Couthon, est bien précieux à recueillir[43]. Suivant Collot-d'Herbois et ses amis, il est vrai, Saint-Just ne s'exprimait ainsi que pour les tenir en échec, paralyser leurs mesures, et refroidir leur zèle ; mais c'était si peu cela, qu'à cinq heures du matin il sortit, les laissant complètement maitres du terrain.

Vers dix heures du matin, les comités de Sûreté générale et de Salut public, je veux dire les membres appartenant à la conjuration, se réunirent. Comme on délibérait sur la question de savoir si l'on ferait arrêter le général de la garde nationale, entra Couthon, qui prit avec chaleur la défense d'Hanriot. Une scène violente s'ensuivit entre lui et Carnot. Je savais bien que tu étais le plus méchant des hommes, dit-il à Carnot. — Et toi le plus traître, répondit celui-ci[44]. Que Carnot ait agi méchamment dans cette journée du 9 thermidor, c'est ce que malheureusement il est impossible de contester. Quant au reproche tombé de sa bouche, c'est une de ces niaiseries calomnieuses, dont, hélas ! les Thermidoriens se sont montrés si prodigues à l'égard de leurs victimes.

Il était alors midi. En cet instant se présenta un huissier de la Convention, porteur d'une lettre de Saint-Just ainsi conçue : L'injustice a fermé mon cœur, je vais l'ouvrir à la Convention[45]. Si nous devons ajouter foi au dire des membres des anciens comités, Couthon, s'emparant du billet, l'aurait déchiré, et Rühl, un des membres du comité de Sûreté générale, indigné, se serait écrié : Allons démasquer ces traîtres ou présenter nos têtes à la Convention[46] ! Ah ! pauvre jouet des Fouché et des Tallien, vieux et sincère patriote, tu songeras douloureusement. mais trop tard, à cette heure d'aveuglement fatal, quand, victime à ton tour de la réaction, tu échapperas par le suicide à l'échafaud où toi-même tu contribuas à pousser les plus fermes défenseurs de la République.

 

 

 



[1] Journal de la Montagne du 10 thermidor (28 juillet 1794).

[2] Senar, comme on sait, avait fini par être arrêté sur les plaintes réitérées de Couthon.

[3] Le compte rendu de la séance du 6 thermidor aux Jacobins ne figure pas au Moniteur. Il faut le lire dans le Journal de la Montagne au 10 thermidor (28 juillet 1794), où il est. très incomplet. La date seule, du reste, suffit pour expliquer les lacunes et les inexactitudes.

[4] On chercherait vainement dans les journaux du temps trace des paroles de Robespierre. Le compte rendu très incomplet de la séance du 6 thermidor aux Jacobins n'existe que dans le Journal de la Montagne. Mais les paroles de Robespierre nous ont été conservées dans le discours prononcé par Barère à la Convention le 7 thermidor, et c'est là un document irrécusable. (Voyez le Moniteur du 8 thermidor [26 juillet 1794].)

[5] Impossible de travestir plus déplorablement que ne l'a fait M. Michelet le sens de cette pétition. Elle accusait les indulgents, dit-il, t. VII, p. 435. Les indulgents ! c'est-à-dire ceux qui déclaraient la guerre aux citoyens paisibles, érigeaient en crimes ou des préjugés incurables ou des choses indifférentes pour trouver partout des coupables et rendre la Révolution redoutable au peuple même. Voilà les singuliers indulgents qu'accusait la pétition jacobine.

[6] Voyez à ce sujet le discours de Barère dans la séance du 7 thermidor (25 juillet 1794).

[7] Cette adresse de la Société des Jacobins se trouve dans le Moniteur du 8 thermidor (26 juillet) et dans le Journal des Débats et des décrets de la Convention, numéro 673.

[8] Note de Robespierre sur quelques députés, à la suite du rapport de Courtois, sous le numéro LI, et dans les Papiers inédits, t, II, p. 17.

[9] Voyez le discours de Dubois-Crancé dans le Moniteur du 8 thermidor (26 juillet 1794).

[10] Voyez le Moniteur du 8 thermidor (26 juillet 1794).

[11] Renseignement fourni par Godefroy Cavaignac à Hauréau.

[12] Déclaration de Tallien dans la séance du 22 thermidor an III (9 août 1795). Moniteur du 27 thermidor (14 août).

[13] Manuscrit de Mme Lebas.

[14] Ce discours, a écrit Charles Nodier, est surtout vraiment monumental, vraiment digne de l'histoire, en ce point qu'il révèle d'une manière éclatante les projets d'amnistie et les théories libérales et humaines qui devaient faire la base du gouvernement, sous l'influence modératrice de Robespierre, si la Terreur. n'avait triomphé le 9 thermidor. (Souvenirs de la Révolution, t. I. p. 292, édit. Charpentier).

[15] Renseignements fournis par M. le docteur Duplay, fils de Duplay à la jambe de bois et père de l'éminent professeur de clinique chirurgicale.

J'ai sous les yeux l'interrogatoire qu'au lendemain de Thermidor, qu'on fit subir à Simon Duplay, qui avait servi de secrétaire à Robespierre. Le lecteur ne sera peut-être pas fâché de connaître ce curieux document, dont nous devons la communication à notre cher et vieil ami Jules Claretie.

INTERROGATOIRE DE SIMON DUPLAY

Demeurant à Paris, rue Honoré, section des Piques, n° 366, chez son oncle, Maurice Duplay.

D. N'est-ce pas chez ton oncle que logeaient les Robespierre ?

R. Oui, mais Robespierre jeune en est sorti après son retour de l'armée d'Italie pour aller loger rue Florentin.

D. N'as-tu pas connaissance que le 8 thermidor ou quelques jours auparavant plusieurs membres du comité de Salut public dinèrent chez Robespierre aîné ?

R. Non. Excepté Barère qui y dîna dix, douze ou quinze jours. auparavant sans préciser le jour.

D. N'as-tu pas connaissance que Saint-Just et Le Bas y dînèrent à la même époque ?

R. Non.

D. Dans le dîner où s'est trouvé. Barère, ne l'as-tu pas entendu proposer à Robespierre de se raccommoder avec les membres de la Convention et des Comités, qui paraissaient lui être opposés ?

R. Non. Je crois même que le dîner dont il s'agit précéda la division qui, depuis, a éclaté au Comité.

D, Ne sais-tu pas que Robespierre, indépendamment de la police, générale de la République, dont il s'était chargé, voulait encore diriger les armées, et que c'est de là qu'est née la division dont il s'agit ?

R. Non. Je crois même que Robespierre n'entendait rien à l'armée.

D. N'as-tu pas entendu différentes fois, le même Robespierre, déclamer contre les victoires des armées de la République, les tourner en ridicule, et dire, dans d'autres moments, que le sacrifice de. 6,000 hommes n'était rien quand il s'agissait d'un principe ?

R. Non. Je l'ai vu, au contraire, différentes fois, se réjouir de nos victoires, et je ne l'ai jamais entendu tenir ce dernier propos. Simon Duplay nie que Robespierre ait fait enlever des cartons à la police, que Robespierre reçût des Anglais, des étrangers. Parfois des étrangers qui, obligés de sortir de Paris, réclamaient l'exception.

Il n'a vu ni Fleuriot, ni Hanriot, venir chez Robespierre.

(Archives W 79.)

[16] Nous prévenons le lecteur que nous analysons ce discours d'après le manuscrit de Robespierre, manuscrit dans la possession duquel, quelque temps après le 9 thermidor, la famille Duplay parvint à rentrer. Les passages que nous mettons en italique ont été supprimés ou dénaturés dans l'édition donnée par la commission thermidorienne.

[17] On trouve dans les Mémoires de Charlotte Robespierre quelques vers qui semblent être la paraphrase de cette idée.

Le seul tourment du juste à son heure dernière,

Et le seul dont alors je serai déchiré,

C'est de voir en mourant la pâle et sombre envie

Distiller sur mon nom l'opprobre et l'infamie,

De mourir pour le peuple et d'en être abhorré.

Charlotte attribue ces vers à son frère. (Voyez ses Mémoires, p. 122.) Je serais fort tenté de croire qu'ils sont apocryphes.

[18] Ces mots : Non, Fouché, ne se trouvent point à cette place dans l'édition imprimée par ordre de la Convention, où ce passage a été reproduit deux fois avec quelques variantes.

[19] Le coup d'État connu sous le nom de 18 Brumaire, n'a eu lieu en réalité que le 19.

[20] Ce discours a été imprimé sur des brouillons trouvés chez Robespierre, brouillons couverts de ratures et de renvois, ce qui explique les répétitions qui s'y rencontrent. L'impression en fut votée, sur la demande de Bréard, dans la séance du 30 thermidor (17 août 1794). On s'expliquerait difficilement comment les Thermidoriens ont eu l'imprudence d'ordonner l'impression des discours de Robespierre et de Saint-Just, où leur atroce conduite est mise en pleine lumière et leur système de terreur voué à la malédiction du monde, si l'on ne savait que tout d'abord le grand grief qu'ils firent valoir contre les victimes du 9 Thermidor fut d'avoir voulu arrêter le cours majestueux, terrible de la Révolution. Ce discours de Robespierre a eu à l'époque deux éditions in-8°, l'une de 44 pages de l'Imprimerie nationale, l'autre de 49 p. Il a été reproduit dans ses Œuvres éditées par Laponneraye, t. III ; dans l'Histoire parlementaire, t. XXXIII, p. 406 â 409 ; dans le Choix de rapports, opinions et discours, t. XIV, p. 266 à 309, et dans les Mémoires de René Levasseur, t. III, p. 285 à 352.

[21] Ceci est constaté par tous les journaux qui rendirent compte de la séance du 8, avant la chute de Robespierre. Voyez entre autres le Journal de la Montagne du 9 thermidor, où il est dit : Ce discours est fort applaudi. Quant au Moniteur, comme il ne publia son compte rendu de la séance du 8 thermidor que le lendemain de la victoire des conjurés, ce n'est pas dans ses colonnes qu'il faut chercher la vérité.

[22] Les crimes des sept membres des anciens comités ou dénonciation formelle à la Convention nationale, par Laurent Lecointre, p. 79.

[23] Les crimes des sept membres des anciens comités ou dénonciation formelle à la Convention nationale, par Laurent Lecointre, p. 79.

[24] Nous racontons cette séance du 8 thermidor d'après le Moniteur, parce que c'est encore là qu'elle se trouve reproduite avec le plus de détails ; mais le compte rendu donné par ce journal étant postérieur à la journée du 9, le lecteur ne doit pas perdre de vue que notre récit est entièrement basé sur une version rédigée par les pires ennemis de Maximilien.

[25] M. Michelet, qui est bien forcé d'avouer avec nous que la République a été engloutie dans le guet-apens de Thermidor, mais dont la déplorable partialité contre Robespierre ne se dément pas jusqu'au dénouement, a travesti de la façon la plus ridicule et la plus odieuse te qu'il appelle le discours accusateur de Robespierre, à qui il ne peut pardonner son attaque contre Cambon. (Voyez t. VII, liv. XXI, ch. III.) Mais les opérations de Cambon ne parurent pas funestes à Robespierre seulement, puisque après Thermidor elles furent, à diverses reprises, l'objet des plus sérieuses critiques, et qu'a cause d'elles leur auteur se trouva gravement inculpé. M. Michelet a-t-il oublié ce passage de la Dénonciation de Lecointre : Cambon disait à haute voix, en présence du public et de notre collègue Garnier (de l'Aube) : Voulez-vous faire face à vos affaires ? guillotinez. Voulez-vous payer les dépenses immenses de vos quatorze armées ? guillotinez. Voulez-vous payer les estropiés, les mutilés, tous ceux qui sont en droit de vous demander ? guillotinez. Voulez-vous amortir les dettes incalculables que vous avez ? guillotinez, guillotinez, et puis guillotinez. (p. 195.) — Assurément je n'attache pas grande importance aux accusations de Lecointre ; mais on voit que les reproches de Maximilien à Cambon sont bien pâles à côté de ceux que le grand financier de la Révolution eût à subir de la part des hommes auxquels il eut le tort de s'allier. Avant de se montrer si injuste, si passionné, si cruel, si ingrat envers Robespierre, M. Michelet aurait bien dû se rappeler que son héros, Cambon, manifesta tout le reste de sa vie l'amer regret d'avoir moralement coopéré au crime de Thermidor.

[26] Voyez, pour cette séance du 8 thermidor, le Moniteur du 11 (29 juillet 1794). Avons-nous besoin de dire que le compte-rendu de cette feuille, fait après coup, eût été tout autre si Robespierre l'avait emporté ?

[27] Paroles rapportées à M. Laurent (de l'Ardèche) par un ami de Cambon, (Voyez la Réfutation de l'Histoire de France de l'abbé de Montgaillard, XIe lettre, p. 332.) J'ai connu un vieillard à qui Cambon avait exprimé les mêmes sentiments.

[28] C'est M. Alphonse Esquiros qui raconte cette anecdote dans son Histoire des Montagnards. Mais, trompé par ses souvenirs, M. Esquiros a évidemment fait confusion ici. Nous avons sous les yeux une lettre écrite par Mme Le Bas au rédacteur de l'ancienne Revue de Paris, à propos d'un article dans lequel M. Esquiros avait retracé la vie intime de Maximilien d'après une conversation avec Mme Le Bas, lettre où la vénérable veuve du Conventionnel se plaint de quelques inexactitudes commises par cet estimable et consciencieux écrivain.

[29] Mme Le Bas ne dit mot, dans son manuscrit, de cette prétendue promenade du 8, tandis qu`elle raconte complaisamment les promenades habituelles de Maximilien aux Champs-Élysées avec toute la famille Duplay.

[30] Réponse de J. N. Billaud à Laurent Lecointre, p. 36.

[31] XIIe Philippique.

[32] Voyez à cet égard la déclaration de Goupilleau (de Fontenay) dans la séance du 13 thermidor au soir (31 juillet 1794). David nia avoir embrassé Robespierre ; mais il avoua qu'il lui dit en effet : Si tu bois la ciguë, je la boirai avec toi. (Voyez le Moniteur du 15 thermidor de l'an II [2 août 1794].)

[33] Mémoire de Barère.

[34] Séance du 12 thermidor (30 juillet 1794) Moniteur du 45.

[35] Biographie de David, dans le Dictionnaire encyclopédique de Philippe Le Bas.

[36] David a souvent raconté lui-même cette anecdote à l'un de ses élèves les plus aimés, M. de Lafontaine, mort au mois de décembre 1860, à l'âge de quatre-vingt-sept ans ; elle m'a été transmise par M. Campardon, archiviste aux Archives nationales, et, si je ne me trompe, proche parent de M. de Lafontaine.

[37] Biographie de David, dans le Dictionnaire encyclopédique de Philippe Le Bas.

[38] Nous avons dit les regrets, les remords de Billaud-Varenne d'avoir agi de colère. Quelques instants avant cette scène, Collot-d'Herbois s'était, dit-on, jeté aux genoux de Robespierre et l'avait conjuré de se réconcilier avec les comités. Mais c'est là une assertion qui ne repose sur aucune donnée certaine.

[39] Voyez l'Histoire de la Convention, par Durand-Maillane, p. 199.

[40] Buonaroti a prétendu, d'après les révélations de quelques-uns des proscripteurs de Robespierre, que les idées sociales exprimées en diverses occasions par ce dernier n'avaient pas peu contribué à grossir le nombre de ses ennemis, Voyez sa Notice sur Maximilien Robespierre.

[41] Choix de rapports, opinions et discours, t. XIV, p. 261. Paris, 1829.

[42] Réponse des membres des deux anciens comités aux imputations de Laurent Lecointre, note 7, p. 105.

[43] Réponse des membres des deux anciens comités, aux imputations de Laurent Lecointre, note 7, p. 107.

[44] Réponse des membres des deux anciens comités, aux imputations de Laurent Lecointre, p. 108.

[45] Réponse des membres des deux anciens comités, aux imputations de Laurent Lecointre, note 7, p. 108.

[46] Réponse aux imputations de Laurent Lecointre, note 7, p. 108.