HISTOIRE DE LA GRÈCE

DIX-NEUVIÈME VOLUME

CHAPITRE II — DOMINATION MACÉDONIENNE EN GRÈCE.

 

 

La mort de Démosthène, avec les circonstances tragiques racontées dans mon dernier chapitre, est à tout prendre moins triste que la vie prolongée de Phokiôn, comme agent de l’a suprématie macédonienne dans une cité à moitié dépeuplée, dans laquelle il était né citoyen libre, et qu’il avait si longtemps concouru à administrer comme une communauté libre. Le déshonneur de la position de Phokiôn, doit avoir été aggravé par la détresse que causèrent dans Athènes, et la déportation de la moitié de ses citoyens libres, et le retour forcé des colons athéniens de Samos, île qui était enlevée actuellement à Athènes après qu’elle l’avait occupée pendant quarante-trois ans, et rendue au peuple samien et à ses exilés rappelés par un rescrit de Perdikkas au nom d’Aridæos[1]. Occupant cette élévation dépendante, Phokiôn exerça l’autorité avec sa probité et sa douceur ordinaires. S’efforçant d’éviter aux citoyens l’ennui de désordres de la part de la garnison de Munychia, il entretint des relations amicales avec son commandant Menyllos, bien qu’il refusât tout présent tant de lui que d’Antipater. Il désirait accorder le droit de cité au philosophe Xenokratês, qui était seulement metœkos ou habitant non citoyen ; mais Xenokratês déclina cette offre en faisant observer qu’il ne voulait accepter aucune place dans une constitution contre laquelle il avait protesté comme député[2]. Cette marque de courageuse indépendance, qui n’est pas peu remarquable pendant que les Macédoniens étaient maîtres de la cité, était un reproche tacite adressé à la soumission facile de Phokiôn.

D’une extrémité à l’autre du Péloponnèse, Antipater purgea et refondit les cités, Argos, Megalopolis et autres, comme il l’avait fait à Athènes, en installant dans chacune d’elles une oligarchie composée de ses propres partisans, — quelquefois avec une garnison macédonienne, — et en mettant à mort, en déportant ou en chassant les citoyens hostiles ou intraitables, ou démocratiques[3] (de l’automne à l’hiver, 322-321 av. J.-C.). Après avoir achevé de réduire le Péloponnèse, il traversa le golfe Corinthien pour attaquer les Ætoliens, actuellement les seuls Grecs qui ne fassent pas encore soumis. Le dessein d’Antipater était non seulement de vaincre ce peuple belliqueux et grossier, mais encore de le transporter en masse en Asie, et de le faire avancer jusqu’aux déserts intérieurs de l’empire[4]. Son armée était trop puissante pour qu’on pût lui résister sur un terrain uni ; de sorte que les villes et les villages les plus accessibles tombèrent tous entre ses mains. Mais les Ætoliens se défendirent bravement, retirèrent leurs familles dans les villes élevées et sur les sommets des montagnes de leur pays très raboteux, et firent éprouver de sérieuses pertes aux envahisseurs macédoniens. Néanmoins, Krateros, qui avait fait une guerre du même genre en Sogdiane avec Alexandre, montra tant d’habileté en s’emparant des points de communication, qu’il intercepta toutes leurs provisions et les réduisit à une extrême détresse, au milieu de l’hiver qui était survenu alors. Les Ætoliens, malgré leur bravoure et leur patience, auraient été sans cloute bientôt forcés de se rendre par le froid et la faim, si l’arrivée inattendue d’Antigonos, d’Asie, n’eût communiqué à Antipater et à Krateros une nouvelle qui les engagea à se préparer à retourner en Macédoine, en vue de traverser l’Hellespont et d’opérer en Asie. Ils conclurent une pacification avec les Ætoliens, — ajournant à une époque future leur dessein de déporter ce peuple, — et se retirèrent en Macédoine, où Antipater cimenta son alliance avec Krateros en lui donnant sa fille Phila en mariage[5].

Une autre fille d’Antipater, nommée Nikæa, avait été envoyée en Asie peu de temps auparavant polir devenir l’épouse de Perdikkas. Ce général, agissant comme tuteur ou premier ministre des rois de la famille d’Alexandre (on parle actuellement d’eux au pluriel depuis que Roxanê avait donné le jour à un fils posthume appelé Alexandre, et fait roi conjointement avec Philippe Aridæos), ce général, dis-je, avait d’abord recherché une association étroite avec Antipater en demandant sa fille en mariage. Mais de nouvelles vues ne tardèrent pas à lui être ouvertes par les intrigues des princesses à Pella, — Olympias, avec sa fille Kleopatra, veuve du Molosse Alexandre, — qui avait toujours été en désaccord avec Antipater, même pendant tout le temps de la vie d’Alexandre, — et Kynanê — fille de Philippe et d’une mère illyrienne, et veuve d’Amyntas, cousin germain d’Alexandre, mais tué par ordre de ce prince — avec sa fille Eurydikê. Nous avons déjà, dit que Kleopatra, axait effort sa main à Leonnatos, l’invitait à venir occuper le trône de Macédoine. Il avait obéi à l’appel, mais avait été tué dans la première bataille contre les Grecs, délivrant ainsi Antipater d’un rival dangereux. Le premier projet d’Olympias ayant échoué ainsi, elle avait envoyé proposer à Perdikkas un mariage avec Kleopatra. Perdikkas s’était déjà engagé à l’égard de la fille d’Antipater. Néanmoins, il se demanda alors s’il ne servirait pas mieux son ambition en rompant cet engagement et en acceptant la nouvelle proposition. Cette démarche lui fut conseillée par Eumenês, son ami et son aide le plus habile, fermement attaché aux intérêts de la famille royale, et en même temps personnellement haï par Antipater. Mais Alketas, frère de Perdikkas, lui représenta qu’il serait dangereux de provoquer ouvertement et immédiatement la colère d’Antipater, En conséquence, Perdikkas résolut d’accepter Nikæa pour le moment, mais de la renvoyer après peu de temps et de prendre Kleopatra, à laquelle Eumenês porta des assurances secrètes de sa part. Kynanê également (fille de Philippe et veuve de son neveu Amyntas), femme guerrière et ambitieuse, avait amené en Asie sa fille Eurydikê pour la faire épouser par le roi Philippe Aridæos. Etant opposés à ce mariage, et probablement excités aussi par Olympias, Perdikkas et Alketas mirent Kynanê à mort. Mais l’indignation que cet acte causa parmi les soldats fut si furieuse qu’elle menaça leur vie, et ils furent forcés de permettre le mariage du roi avec Eurydikê[6].

Toutes ces intrigues se continuèrent pendant l’été de 392 avant J.-C., pendant que les Grecs poursuivaient encore efficacement la guerre Lamiaque. Vers l’automne de cette année, Antigonos (appelé Monophthalmos), satrape de Phrygia, découvrit ces intrigues secrètes de Perdikkas, qui, pour cette raison et pour d’autres, commença à le considérer comme un ennemi et à comploter contre sa -vie. Informé du -danger qu’il courait, Antigonos, s’enfuit d’Asie en Europe pour faire connaître à Antipater et à Krateros les, manœuvres hostiles de Perdikkas. A cette nouvelle, les deux généraux, abandonnant immédiatement la guerre Ætolienne, retirèrent leur armée de Grèce pour le dessein plus important de contrecarrer Perdikkas en Asie.

Quant à nous, ces luttes des officiers macédoniens lie nous appartiennent qu’en tant qu’elles intéressent les- Grecs. Et nous voyons, par les événements qui viennent d7être mentionnés, combien les changements de fortune furent malheureux pour eux pendant toute la guerre Lamiaque, tombeau de la liberté grecque, non pour les combattants du moment seuls, mais encore pour leur postérité[7]. Jusqu’à la bataille de Krannôn et la reddition d’Athènes, tout arriva de manière à délivrer Antipater d’embarras et à lai donner une force double. Les intrigues des princesses à Pella, dont la haine pour lui était bien connue, soulevèrent contre lui Leonnatos, puis Perdikkas. Si Leonnatos eût vécu, le bras d’Antipater aurait été du moins affaibli, sinon paralysé ; si Perdikkas se fût déclaré plus tôt, Antipater aurait dû retirer ses forces pour s’opposer à lui, et la bataille de Krannôn aurait eu probablement, une issue différente. Aussitôt que Perdikkas devint hostile à Antipater, sa politique fut de soutenir les Grecs et de chercher à s’allier avec eux, ce que nous le verrons bientôt faire avec les Ætoliens[8]. Ainsi, grâce à des causes purement accidentelles, Antipater obtint un intervalle de quelques mois, pendant lesquels ses mains furent non seulement libres, mais encore armées de la force nouvelle et inattendue de Leonnatos et de Krateros, pour terminer la guerre Lamiaque. L’issue désastreuse de cette guerre fut donc en grande partie l’effet, de hasards, parmi lesquels nous devons comprendre la mort de Leosthenês lui-même. On ne doit pas regarder cette issue comme prouvant que le projet fût désespéré ou mal conçu de la part de ses auteurs, qui avaient bien le droit de compter, parmi les probabilités de leur cas, sur les effets de la discorde entre les chefs macédoniens.

Dans le printemps de 321 avant J.-C., Antipater et Krateros, avant concerté des opérations avec Ptolemæos, gouverneur d’Égypte, passèrent en Asie, et commencèrent leur lutte avec Perdikkas, qui lui-même, ayant les rois avec lui, marcha contre l’Égypte pour attaquer Ptolemæos, en laissant son frère Alketas, conjointement avec Eumenês comme général, soutenir sa cause en Kappadokia et en Asie Mineure. Alketas, découragé par le sentiment contraire des Macédoniens en général, renonça à l’entreprise comme désespérée. Mais Eumenês, bien qu’embarrassé et menacé de toute manière par la jalousie perfide de ses propres officiers macédoniens, et par le mécontentement de ses Soldats contre lui, en sa qualité de Grec, — et, bien que forcé de cacher à ces mêmes soldats le fait que Krateros, qui était populaire parmi eux, commandait du côté opposé, — Eumenês, dis-je, déploya néanmoins tant de talent, qu’il remporta une importante victoire[9], dans laquelle périrent et Neoptolemos et Krateros. Eumenês tua Neoptolemos de sa propre main, après un conflit personnel extrêmement acharné et longtemps douteux, et au prix d’une blessure grave[10]. Après la victoire, il trouva Krateros qui vivait encore, bien qu’expirant de sa blessure. Profondément affligé à cette vue, il fit tout son possible pour rappeler à la vie le moribond ; et quand cette tentative eut échoué, il fit ensevelir honorablement son cadavre et l’envoya en Macédoine pour qu’il y fût enterré.

Cette nouvelle preuve du talent et de la vigueur militaires d’Eumenês, avec la mort de deux officiers aussi importants que Krateros et Neoptolemos, fut ruineuse pour le vainqueur lui-même, sans servir la cause dans laquelle il combattait. Perdikkas, son chef, ne vécut pas pour l’apprendre. Ce général fut si arrogant et si tyrannique dans sa conduite à l’égard des autres officiers, — et de plus si malheureux dans ses premières opérations contre Ptolemæos sur le bras pélusiaque du Nil, — que sa propre armée se mutina et le tua[11]. Ses troupes rejoignirent Ptolemæos, dont la conduite conciliante gagna leur bon vouloir. Deux jours seulement après cette révolution, un messager d’Eumenês arriva au camp, annonçant sa victoire et la mort de Krateros. Si cette nouvelle eût été reçue par Perdikkas lui-même à la tête de son armée, la marche des événements subséquents aurait pu être changée sensiblement. Eumenês aurait occupé la position la plus dominante en Asie, comme général des rois de la famille d’Alexandre, à laquelle l’attachaient ses intérêts et ses sentiments. Mais, au moment où la nouvelle arriva, elle ne causa dans toute l’armée que la plus violente exaspération contre lui, non seulement comme allié de l’odieux Perdikkas, mais comme cause de la mort de Krateros, l’objet de son estime. Les soldats, par un vote, le déclarèrent ennemi public, ainsi qu’Alketas et cinquante officiers. Les officiers ou les soldats macédoniens ne gardèrent plus désormais avec lui de mesure. En même temps, plusieurs officiers attachés à Perdikkas dans le camp, et aussi Atalantê, sa sœur, furent tués[12].

La mort de Perdikkas et la défection de ses soldats mirent dans les mains d’Antipater, de Ptolemæos et d’Antigonos une prépondérance complète. Antipater fut invité à rejoindre l’armée, qui se composait actuellement les forces de Ptolemæos et de Perdikkas réunies. Il y fût investi de la tutelle des personnes des rois et de l’espèce de suprématie ministérielle occupée antérieurement par Perdikkas. Toutefois, il fut exposé, à beaucoup de difficultés, et même à un, grand danger personnel, à cause des intrigues de la princesse Eurydikê, qui montra une hardiesse virile en haranguant publiquement les soldats, et à cause des mécontentements de l’armée, qui réclamait des présents que lui avait formellement promis Alexandre, promesse pour la réalisation de laquelle il n’y avait pas de fonds à ce moment. A Triparadisos, en Syria, Antipater fit une seconde distribution des satrapies de l’empire, un peu modifiée, coïncidant toutefois, en général, avec celle qui avait été faite peu après la mort d’Alexandre. A Ptolemæos furent assurées l’Égypte et la Libye ; — à Antigonos, la Grande Phrygia, la Lykia et la Pamphylia, — comme chacun les avait eues auparavant[13].

Antigonos fut investi du commandement de la principale armée macédonienne en Asie, pour écraser Eumenês et les, autres principaux adhérents de Perdikkas, dont la plupart avaient été condamnés à mort par un vote de l’armée macédonienne. Après un certain intervalle, Antipater lui-même, accompagné des rois, retourna en Macédoine, après avoir éludé, par un artifice, une nouvelle demande que lui avaient faite ses soldats au sujet des présents promis. La guerre, d’Antigonos, d’abord contre Eumenês en Kappadokia, ensuite contre Alketas et les autres partisans de Perdikkas en Pisidia, dura pendant beaucoup de mois, mais finit par être terminée heureusement[14]. Eumenês, entouré de la perfidie et de l’insubordination constantes des Macédoniens, fut défait et repoussé du champ de bataille. Il se réfugia, avec, une poignée d’hommes, dans la forteresse imprenable et bien approvisionnée de Nora, en Kappadokia, où il soutint un long blocus, plus d’une année apparemment, contre Antigonos[15].

Avant que le blocus prolongé de Nora eût été terminé, Antipater, étant d’un âge très avancé tomba malade et ne tarda pas à mourir (319-318 av. J.-C.). Un de ses derniers actes fut de mettre à mort l’orateur athénien Démade, qui avait été envoyé en Macédoine comme député pour demander qu’on retirât la garnison macédonienne établie à Munychia. Antipater avait promis, ou fait espérer, que si l’oligarchie qu’il avait établie à Athènes conservait pour les Macédoniens une fidélité inébranlable, il retirerait la garnison. Les Athéniens s’efforcèrent de déterminer Phokiôn à aller en Macédoine afin de solliciter l’accomplissement de cette promesse ; mais il refusa constamment. Démade, qui se chargea volontiers de la mission, arriva en Macédoine à un moment très fâcheux pour lui-même. Les papiers de Perdikkas décédé étaient tombés au pouvoir de ses adversaires, et dans ces papiers on avait trouvé une lettre que lui avait écrite Démade, pour l’inviter à passer la mer et à venir délivrer de son assujettissement la Grèce, qui ne tenait plus qu’à un fil vieux et pourri,  — voulant dire Antipater. Cette lettre blessa vivement Antipater, — d’autant plus que Démade avait été, dit-on, son pensionnaire habituel, — et elle offensa plus encore son fils Kassandre, qui fit arrêter Démade avec son fils, tua d’abord le fils dans la présence immédiate du père, et même entre ses bras, — et ensuite tua le père lui-même, avec d’amères invectives contre son ingratitude[16]. Tous les récits que nous lisons dépeignent Démade, en termes généraux, comme un dépensier prodigue et un politique vénal et corrompu. Nous n’avons pas de motifs pour révoquer cette assertion en doute ; en même temps, nous n’avons pas de faits précis pour la prouver.

Antipater, par ses derniers ordres, désignait Polysperchôn, l’un des vieux officiers d’Alexandre, pour être administrateur suprême, avec de pleins pouvoirs afin de protéger la dynastie souveraine, tandis qu’il n’assignait à son propre fils Kassandre que la seconde place, comme chiliarque ou général des gardes du corps[17] (318 av. J.-C.). Il pensait que cet arrangement de pouvoir serait plus agréable en général dans tout l’empire, vu que Polysperchôn était plus âgé et servait depuis plus longtemps qu’aucun autre parmi les généraux d’Alexandre. De plus, Antipater craignait surtout de laisser tomber le pouvoir entre les mains des princesses[18], qui toutes, — Olympias, Kleopatra et Eurydikê, — étaient des caractères énergiques, et dont la première (qui s’était retirée en Épire par inimitié à l’égard d’Antipater) était furieuse et implacable.

Mais les vues d’Antipater furent désappointées dès le début, parce que Kassandre ne voulut pas se soumettre à la seconde place ni tolérer Polysperchôn comme son supérieur. Immédiatement après la mort d’Antipater, mais avant qu’elle fût connue publiquement, Kassandre envoya Nikanor, avec de prétendus ordres d’Antipater, pour remplacer Menyllos dans le gouvernement de Munychia. Menyllos obéit à cet ordre. Mais quand, quelques jours après, le publie athénien vint à apprendre la vérité réelle, il fût mécontent de Phokiôn, parce qu’il avait permis au changement de se faire, — il supposa qu’il connaissait l’état réel des faits, et qu’il aurait pu éloigner le nouveau commandant[19]. Kassandre, pendant qu’il s’assurait de ce poste important, en le plaçant dans les mains d’un partisan sûr, affecta d’acquiescer à l’autorité de Polysperchôn et de s’occuper d’une partie de chasse à la campagne. En même temps, il envoya des adhérents de confiance à l’Hellespont et dans d’autres endroits pour faire avancer ses projets, et en particulier pour contracter alliance avec Antigonos en Asie et Ptolemæos en Égypte. Ses députés étant généralement bien reçus, lui-même quitta soudainement la Macédoine et alla concerter des mesures avec Antigonos en Asie[20]. Il convenait à la politique de Ptolemæos, et plus encore à celle d’Antigonos, de l’aider contre Polysperchôn et la dynastie royale. A la mort d’Antipater, Antigonos avait résolu de se faire le souverain réel de l’empire d’Alexandre en Asie, puisqu’il possédait les forces militaires les plus puissantes que cet empire renfermât.

Même avant cette époque, la dynastie royale avait été un nom plutôt qu’une réalité ; toutefois, un nom respecté encore. Mais actuellement, la préférence montrée à Polysperchôn par Antipater décédé, et la séparation de Kassandre, mettaient tous les grands pouvoirs réels en hostilité active contre la dynastie (318-317 av. J.-C.). Polysperchôn et ses amis ne s’aveuglaient, pas sur les difficultés de leur position. Les principaux officiers en Macédoine ayant été réunis pour délibérer, on résolut d’engager Olympias à revenir de l’Épire, afin qu’elle pût prendre la tutelle de s’on petit-fils Alexandre (fils de Roxanê), — de placer les intérêts asiatiques de sa dynastie dans les mains d’Eumenês, en le nommant au commandement suprême[21], et de combattre Kassandre en Europe, en s’assurant de la bonne volonté et de l’aide générale des Grecs. On devait atteindre ce dernier but en accordant aux Grecs un affranchissement général, et en renversant les oligarchies d’Antipater et les gouvernements militaires qui dominaient alors dans toutes les cités.

Le dernier espoir de maintenir l’unité de l’empire d’Alexandre en Asie, contre les intérêts contraire des grands officiers macédoniens, qui tendaient constamment à le diviser et à se l’approprier, — reposait actuellement sur la fidélité et l’habileté militaire d’Eumenês. Polysperchôn mit à sa disposition les trésors royaux et les soldats ; qui étaient en Asie, en particulier les Argyraspides, guerriers braves, mais perfides et désordonnés. Olympias aussi lui adressa une lettre pathétique, où elle lui demandait ses conseils comme au seul ami et sauveur sur lequel la famille royale pût maintenant compter. Eumenês répondit en les assurant da son attachement dévoué, à  leur cause. Mais en même temps, il conseilla à Olympias de ne pas venir d’Épire en Macédoine ; ou, si elle y venait, de s’abstenir en tout cas d’actes de vengeance et de cruauté. Ces deux recommandations, honorable aussi bien pour sa prudence que pour son humanité, furent dédaignées par la vieille reine. Elle vînt en Macédoine pour prendre la direction des affaires ; et, bien que son titre imposant de mère du grand conquérant fit, naître un sentiment très favorable, cependant ses exécutions multipliées des partisans d’Antipater excitèrent une inimitié fatale contre une dynastie déjà chancelante. Néanmoins, Eumenês, bien que son avis, eût été dédaigné, se dévoua en Asie avec une fidélité inébranlable à la famille d’Alexandre, en résistant aux invitations les plus séduisantes ; de prendre parti avec Antigonos contre elle[22]. Son exemple contribua beaucoup à entretenir le même sentiment actif parmi ceux qui l’entouraient ; dans le fait, sans lui, la famille royale n’aurait pas eu de représentant sincère ou dominant en Asie. Ses vaillantes luttes, d’abord en Kilikia et en Phénicie, ensuite (quand il fuit repoussé de la côte) en Susiane, en Persis, en Médie et en Parætakênê, — continuèrent pendant deux ans contre les forces très supérieures de Ptolemæos, d’Antigonos et de Seleukos, et contre la perfidie incessante de ses propres officiers et de ses troupes[23]. Elles n’appartiennent pas à l’histoire grecque. Cependant elles sont au nombre des exploits les plus mémorables de l’antiquité. Si, même au point de vue militaire, elles sont à peine inférieures aux combinaisons d’Alexandre lui-même, elles prouvent, en outre, une flexibilité et une aptitude, que ne posséda pas Alexandre et dont il n’eut pas besoin, pour triompher des mille difficultés soulevées par des traîtres et des mutins autour de lui. Jusqu’à la fin, Eumenês resta sans être soumis. Il fut livré à Antigonos par la perfidie basse et vénale de ses propres soldats, les Argyraspides macédoniens[24].

Dans l’intérêt de la dynastie royale (dont nous raconterons bientôt l’extinction), il est peut-être à regretter qu’elle n’ait pas abandonné l’Asie immédiatement, à la mort d’Antipater, et qu’elle n’ait pas concentré son attention sur la Macédoine seule, en appelant Eumenês à sou aide. Tenir uni le vaste agrégat de l’Asie était évidemment impraticable, même avec son talent consommé. Dans le fait, nous lisons qu’Olympias désirait sa présence en Europe, et ne se fiait qu’à lui comme protecteur de l’enfant d’Alexandre[25]. Dans la Macédoine, séparée de l’Asie, Eumenês, si le caractère violent d’Olympias le lui eût permis, aurait pu soutenir, la dynastie, qui, ayant à cette époque un intérêt décidé à se concilier les Grecs, aurait probablement pu sanctionner ses sympathies en faveur de la libre communauté hellénique[26].

En apprenant la mort d’Antipater, la plupart des cités grecques avaient envoyé des députés à Pella[27]. Pour tous les gouvernements de ces cités, composés comme ils l’étaient de ses créatures, c’était une question de la plus grande importance de savoir quelle marche adopterait la nouvelle autorité macédonienne. Polysperchôn, persuadé qu’ils adhéreraient tous à Kassandre, et que sa seule chance de combattre ce rival était de gagner la sympathie et l’intérêt populaires en Grèce, ou du moins de renverser ces oligarchies créées par Antipater, — fit conjointement avec ses conseillers une proclamation qu’il publia au nom de la dynastie.

Après avoir exposé la bonne volonté constante de Philippe et d’Alexandre pour la Grèce, il affirmait que ce sentiment avait été interrompu par la malencontreuse guerre Lamiaque, qui avait eu pour auteurs quelques Grecs mal avisés, et qui avait abouti à tant de maux cruels infligés aux diverses cités. Mais toutes ces sévérités (continuait-il) venaient des généraux (Antipater et Krateros) : les rois étaient actuellement déterminés à les réparer. Il était conséquemment déclaré que la constitution politique de chaque cité serait rétablie, telle qu’elle était aux époques de Philippe et d’Alexandre ; qu’avant le trentième jour du mois Xanthikos, tous ceux qui avaient été condamnés au bannissement, ou déportés, par les généraux, seraient rappelés et réintégrés ; que leurs biens leur seraient rendus, et que les anciennes sentences contre eux seraient annulées ; qu’ils vivraient en amnistie quant au passé, et en bon sentiment, quant à l’avenir, avec les autres citoyens. De cet acte de rappel étaient exclus les exilés d’Amphissa, de Trikka, de Pharkadôn et d’Hêrakleia, avec un certain nombre de Mégalopolitains, impliqués dans une conspiration particulière. Dans le cas particulier de ces cités, dont les gouvernements avaient été dénoncés comme hostiles par Philippe où par Alexandre, on devait s’en référer à Pella et la consulter, pour quelque modification selon les circonstances. Quant à Athènes, on décidait que Samos lui serait rendue, mais non Orôpos ; sous tous les autres rapports, elle était placée sur le même pied qu’aux jours de Philippe et d’Alexandre. — Tous les Grecs (ainsi se terminait cette proclamation) rendront des décrets, à l’effet d’interdire à chacun soit de prendre les armes soit d’agir autrement en hostilité contre nous,sous peine d’exil et de confiscation de biens, pour lui-même et sa famille. Sur ce point et sur tous les autres, nous avons ordonné à Polysperchôn de prendre les mesures convenables. Obéissez-lui,comme nous vous avons écrit de le faire ; car nous ne manquerons pas de remarquer ceux qui sur un point quelconque ne tiendront pas compte de notre proclamation[28].

Tel était le nouvel édit publié par les rois, ou plutôt par Polysperchôn en leurs noms. Il ordonnait la retraite de toutes les garnisons, et le renversement de toutes les oligarchies établies par Antipater après la guerre Lamiaque. Il enjoignait le rappel de la foule d’exilés chassés à ce moment. Il faisait revivre l’état de choses qui existait avant la, mort d’Alexandre,- état qui dans le fait avait été lui-même, en très grande partie, un agrégat d’oligarchies dévouées aux Macédoniens entremêlées de garnisons macédoniennes. Toutefois, pour les oligarchies d’Antipater actuelles, ce fut un coup mortel ; et c’est ainsi qu’ont dû l’entendre les députés grecs, — comprenant probablement des, députations des exilés, aussi bien que des envoyés des gouvernements de citoyens, — auxquels Polysperchôn la remit à Pella. Non content de l’édit général, Polysperchôn adressa des lettres spéciales à Argos et à diverses autres cités, enjoignant de bannir avec confiscation de biens, et dans quelques cas de mettre à mort, les principales créatures d’Antipater, les noms lui étant probablement fournis par les exilés[29]. En dernier lieu, comme il était évident que ces mesures rigoureuses ne pourraient être exécutées sans l’emploi de la force, — d’autant plus que ces oligarchies étaient soutenues par Kassandre du dehors, — Polysperchôn résolut de conduire en Grèce de grandes forces militaires en y envoyant d’abord, toutefois, un détachement considérable, pour des opérations immédiates, sous son fils Alexandre.

Quant à Athènes et aux autres cités, Polysperchôn leur adressa des lettres spéciales, où il promettait le rétablissement de la démocratie et le rappel des exilés. A Athènes, ce changement fut une révolution plus grande qu’ailleurs, parce que le nombre des exilés et des personnes déportées y avait été le plus grand. Pour les neuf mille citoyens athéniens actuels, il fut sans doute odieux et alarmant ; tandis que pour Phokiôn et pour les principales créatures d’Antipater, il les menaçait non seulement de la perte du pouvoir, mais[30] probablement de rien moins que de l’alternative de la fuite ou de la mort. Toutefois, l’état des intérêts à Athènes fut alors nouveau et compliqué. Il y avait les créatures d’Antipater et les neuf mille citoyens ayant droit à ce titre. Il y avait les exilés, qui, en vertu du nouvel édit, se hâtaient de rentrer dans la cité, et de réclamer leur droit de citoyen aussi bien que leurs propriétés. On savait que Polysperchôn et son fils arrivaient avec une puissante armée. En dernier lieu, il y avait Nikanor, qui occupait Munychia avec une garnison, non pas pour Polysperchôn, ni pour les Athéniens, mais pour Kassandre, ce dernier étant lui-même attendu avec une armée d’Asie. Il y avait donc plusieurs partis ; chacun d’eux séparé des autres par les vues et les intérêts, — quelques-uns décidément hostiles les uns aux autres.

Le premier conflit s’éleva entre les Athéniens et Nikanor relativement à Munychia, qu’ils lui demandèrent d’évacuer, conformément à la récente proclamation. Nikanor, de son côté, fit une réponse évasive, en promettant de satisfaire à leur requête aussitôt que lies circonstances le permettraient, mais en priant en même temps les Athéniens de rester alliés de Kassandre, comme ils l’avaient été de son père Antipater[31]. Il semble avoir nourri l’espoir de les déterminer à se déclarer en sa faveur, — et non sans motifs plausibles, vu que les chefs du parti d’Antipater et une portion considérable des neuf mille citoyens ne pouvaient que redouter l’exécution de l’édit de Polysperchôn. Et il possédait aussi ce qui était d’une importance plus grande encore, — la connivence et l’aide secrète de Phokiôn, qui se mit en relation intime avec Nikanor, comme il l’avait fait auparavant avec Menyllos[32], — et qui avait plus de motifs que personne pour craindre l’édit de Polysperchôn. A une assemblée publique tenue au Peiræeus pour discuter cette question, Nikanor osa même se présenter en personne dans la compagnie et sur la présentation de Phokiôn, qui souhaitait que les Athéniens accueillissent la proposition d’alliance avec Kassandre. Mais le vœu ardent du peuple était d’être débarrassé complètement de la garnison étrangère, et d’obtenir l’évacuation de Munychia, — objet que les exilés devaient naturellement désirer plus vivement que les neuf mille. En conséquence, l’assemblée refusa d’écouter aucune proposition de Nikanor, tandis que Deryllos et autres proposèrent même son arrestation. Ce fut Phokiôn qui lui assura les moyens de s’échapper, même malgré la sérieuse colère de ses concitoyens, aux els il allégua qu’il s’était porté garant de la sûreté personnelle de Nikanor[33].

Prévoyant la gravité de la lutte qui menait d’éclater, Nikanor avait songé à introduire secrètement de nouveaux soldats dans Munychia. Et quand il vit qu’il ne pouvait obtenir des Athéniens un appui déclaré, il forma un plan pour surprendre et occuper la ville et le port de Peiræeus, dont Munychia formait l’éminence et le port contigus sur le côté méridional de la petite péninsule. Nonobstant toutes ces précautions, divers Athéniens finirent par savoir qu’il pratiquait des personnes de Peiræeus, et qu’il réunissait des troupes dans l’île voisine de Salamis. On exprima dans l’assemblée athénienne tant d’inquiétude pour la sûreté de Peiræeus, qu’un décret fut rendu, enjoignant à tous les citoyens de se tenir armés pour le protéger, sous Phokiôn comme général. Néanmoins Phokiôn, ne tenant pas compte de ce décret, ne prit aucune précaution, affirmant qu’il était lui-même responsable pour Nikanor. Bientôt cet officier, attaquant inopinément en partant de Munychia et de Salamis, s’empara de Peiræeus par surprise, occupa et la ville et le port militairement, et coupa sa communication avec Athènes au moyen d’un fossé et d’une palissade. A cette agression palpable, les Athéniens coururent aux armes. Mais Phokiôn comme général refroidit leur ardeur, et même refusa de les conduire dans une attaque pour recouvrer Peiræeus avant que Nikanor eût eu le temps de s’y fortifier. Toutefois il alla, avec Konôn (fils de Timotheos), faire des remontrances à Nikanor, et renouveler la demande qu’il évacuât, en vertu de la récente proclamation, tous les postes où il avait une garnison. Mais Nikanor ne répondit qu’une chose, c’est qu’il tenait sa commission de Kassandre, auquel ils devaient adresser leur demande[34]. Il essaya ainsi de nouveau de mettre Athènes en communication avec Kassandre.

L’occupation de Peiræeus outre Munychia fut pour les Athéniens un malheur sérieux qui rendit leur état pire qu’il n’avait été même sous Antipater. Le Peiræeus, riche, actif et commercial, contenant l’arsenal, les bassins et les munitions de guerre des Athéniens, était à bien des égards plus important qu’Athènes elle-même ; pour tout dessein de guerre, beaucoup plus important. Kassandre avait actuellement une place d’armes et une base excellentes, que Munychia seule n’aurait pas pu fournir, en vue d’opérations en Grèce contre Polysperchôn, pour lequel conséquemment la perte ne fut guère moins sérieuse que pour les Athéniens. Or Phokiôn, dans sa fonction comme général, avait été averti du danger ; il aurait pu s’en garantir, et il aurait dû le faire. Ce fut un grave abandon de son devoir qui n’admet guère d’autre explication que celle d’une perfide connivence. Il semble que Phokiôn, prévoyant sa propre ruine et celle de ses amis dans le triomphe de Polysperchôn et le retour des exilés, désirait favoriser la prise de Peiræeus par Nikanor, comme moyen de contraindre Athènes à adopter l’alliance avec Kassandre ; alliance qui effectivement se serait faite, si Kassandre était arrivé à Peiræeus par mer plus tôt que les premières troupes de Polysperchôn par terre. Phokiôn. fut coupable ici, tout au moins, de négligence coupable, et probablement d’une trahison plus coupable encore, dans une occasion sérieusement nuisible tant à Polysperchôn qu’aux Athéniens ; fait que nous ne devons pas oublier, quand nous en viendrons à lire bientôt l’amère animosité qu’on lui témoigna[35].

La nouvelle que Nikanor s’était rendu maître de Peiræeus, produisit une vive sensation. Bientôt arriva une lettre que lui adressait Olympias elle-même, lui ordonnant de rendre la place aux Athéniens, auxquels elle désirait conférer une entière autonomie. Mais Nikanor refusa d’obéir à son ordre, car il attendait encore l’appui de Kassandre. L’arrivée d’Alexandre fils (de Polysperchôn) avec un corps de troupes, encouragea les Athéniens à croire qu’il était venu pour aider à emporter Peiræeus de vive force, afin de le leur rendre. Toutefois leurs espérances furent dé rues de nouveau. Bien que campé près de Peiræeus, Alexandre ne demanda pas aux forces athéniennes de coopérer avec lui pour l’attaquer, mais il entra ouvertement en pourparlers avec Nikanor, qu’il s’efforça d’amener par la persuasion ou la corruption à livrer la place[36]. Cette négociation avant échoué, il résolut d’attendre l’arrivée de son père, qui s’avançait déjà vers l’Attique avec le gros de l’armée. Ses propres forces seules n’étaient probablement pas suffisantes pour attaquer Peiræeus ; et il ne voulut pas invoquer l’assistance des Athéniens, auxquels il aurait, été forcé de remettre la place une fois prise, ce qu’ils désiraient si ardemment. Les Athéniens furent ainsi aussi éloignés de leur but que jamais ; de plus, par ce délai, le moment favorable pour attaquer la place fut complètement perdu ; en effet, Kassandre avec son armement arriva à Peiræeus avant Polysperchôn.

Ce furent Phokiôn et ses collègues immédiats qui engagèrent Alexandre à adopter cette insidieuse politique, consistant à refuser de reconquérir Peiræeus pour, les Athéniens et à se l’approprier pour lui-même. Pour Phokiôn, le rétablissement d’Athènes autonome, avec sa démocratie et ses exilés rappelés et sans aucune force étrangère pour exercer de contrôle, — était une sentence assurée de bannissement, sinon de mort. N’ayant pu obtenir protection des forces étrangères de Nikanor et de Kassandre, lui et ses amis résolurent de s’appuyer sur celles d’Alexandre et de Polysperchôn. Ils allèrent à la rencontre d’Alexandre à son entrée en Attique, — lui représentèrent ce qu’il y avait d’impolitique à abandonner une position militaire aussi importante que Peiræeus, tandis que la guerre n’était pas encore terminée, — et offrirent de coopérer avec lui dans ce dessein, en dirigeant convenablement le public athénien. Alexandre fut charmé de ces suggestions ; il accepta Phokiôn et les autres comme ses principaux partisans à Athènes, et regarda Peiræeus comme une capture qu’il devait s’assurer pour lui-même[37]. Il paraît que Phokiôn avait le désir d’admettre les troupes, en même temps que les exilés, comme amies et alliées dans l’intérieur des murs d’Athènes, de manière à rendre Alexandre maître de la cité, — mais que ce projet fut impraticable, par suite de la défiance que firent naître parmi les Athéniens les pourparlers d’Alexandre avec Nikanor[38].

Cependant la fonction stratégique de Phokiôn qui lui avait été si souvent donnée et redonnée — et son pouvoir de faire du bien ou du mal approchaient actuellement de leur terme. Aussitôt que les exilés de retour se trouvèrent en nombre suffisant, ils demandèrent une révision de la liste des officiers de l’État, et le rétablissement des formes démocratiques. Ils rendirent un vote à l’effet de déposer ceux qui avaient occupé une charge sous l’oligarchie d’Antipater, et qui continuaient encore à l’occuper au moment actuel. De ce nombre Phokiôn fût le premier : et avec lui son gendre Chariklês, Demêtrios le Phaléréen, Kallimedôn, Nikoklês, Thudippos, Hegemôn et Philoklês. Ces personnes furent non seulement déposées, mais condamnées, quelques-unes à mort, d’autres au bannissement et à la confiscation de leurs biens. Demêtrios, Chariklês et Kallimedôn cherchèrent leur salut en quittant Athènes ; mais Phokiôn et les autres se contentèrent d’aller au camp d’Alexandre, se mettre sous sa protection sur la foi de la récente intelligence[39]. Non seulement Alexandre les reçut courtoisement, mais il leur donna des lettres pour son père Polysperchôn, où il demandait sécurité et protection pour eux, comme étant des hommes qui avaient embrassé sa cause, et qui étaient encore disposés à faire tout leur possible pour l’appuyer[40]. Armés de ces lettres, Phokiôn et ses compagnons traversèrent la Bœôtia et la Phokis pour aller au-devant de Polysperchôn en marche vers le sud. Ils étaient accompagnés par Dinarque et par un Platéen nommé Solôn, tous deux passant pour amis de Polysperchôn[41].

La démocratie athénienne, rétablie récemment, qui avait rendu les derniers votes de condamnation, s’inquiéta à la nouvelle qu’Alexandre avait épousé la cause de Phokiôn et recommandé la même politique à son père. Il était possible que Polysperchôn cherchât, avec sa puissante armée, à occuper Athènes et à s’emparer de Peiræeus, et se servit de Phokiôn (à l’instar d’Antipater après la guerre Lamiaque) comme d’un instrument commode de gouvernement. Il semble évident que c’était le projet d’Alexandre, et qu’il comptait sur Phokiôn comme sur un auxiliaire tout prêt pour les deux entreprises. Or les démocrates réintégrés, bien qu’ils dussent leur rétablissement à Polysperchôn, furent bien moins complaisants à son égard que Phokiôn ne l’avait été. Non seulement ils ne voulurent pas l’admettre dans la cité, mais ils ne voulurent pas même consentir à ce qu’il occupât séparément Munychia et Peiræeus. Sur la proposition d’Agnonidês et d’Archestratos, ils envoyèrent à Polysperchôn une députation chargée d’accuser Phokiôn et ceux qui étaient avec lui de haute trahison, toutefois de réclamer en même temps pour Athènes le bénéfice complet et entier de la dernière proclamation royale, — autonomie et démocratie, avec le rétablissement de Peiræeus et de Munychia libres et sans garnison[42].

La députation arriva auprès de Polysperchôn à Pharyges en Phokis, aussitôt que la compagnie de Phokiôn, qui avait été retenue quelques jours à, Elateia par la maladie de Dinarque. Ce retard fut malheureux pour Phokiôn. S’il eût -vu Polysperchôn et présenté la lettre d’Alexandre avant l’arrivée des accusateurs athéniens, il aurait probablement pu obtenir une réception plus favorable. Mais comme l’arrivée des deux parties fut presque simultanée, Polysperchôn entendit l’une et l’autre à la même audience, devant le roi Philippe Aridæos sur son trône avec le plafond doré au-dessus. Quand Agnonidês, — chef de la députation athénienne, et naguère ami et avocat de Démosthène dans la cause harpalienne, — se trouva face à face avec Phokiôn et ses amis, leurs invectives réciproques ne produisirent d’abord que de la confusion, jusqu’à, ce que, Agnonidês lui-même s’écriât : — Mets-nous tous dans la même cage et renvoie-nous à Athènes pour que les Athéniens nous jugent. Cette observation fit rire le roi, mais les assistants insistèrent sur des opérations, plus régulières, et Agnonidês exposa alors les deux demandes des Athéniens,  — la condamnation de Phokiôn et de se amis, en partie comme complices d’Antipater, en partie comme ayant livré Peiræeus à Nikanor, — et le bénéfice complet pour Athènes de la dernière proclamation royale[43]. Or, sur le dernier de ces deux chefs, Polysperchôn n’était nullement disposé à céder, — ni à céder Peiræeus aux Athéniens- aussitôt qu’il le prendrait. Conséquemment, sur ce point il répandit par un refus ou par une défaite. Mais il n’en fut que plus disposé à satisfaire les Athéniens sur l’autre point, l’abandon de Phokiôn ; d’autant plus que le sentiment qui régnait alors à Athènes prouvait clairement que, Phokiôn ne pourrait plus : lui servir d’instrument. Ainsi disposé à sacrifier Phokiôn, Polysperchôn écouta sa défense avec impatience, l’interrompit plusieurs fois, et le dégoûta tellement, Iqu’I1 finît par frapper le sol avec son bâton, et se tut. Hegemôn, un autre des accusés, fut traité plus durement encore. Quand il fit appel à Polysperchôn lui-même, comme ayant connu personnellement ses bonnes dispositions à l’égard du peuple athénien — il avait probablement été envoyé à Pella comme député pour obtenir la réparation des maux éprouvés sous l’oligarchie d’Antipater —, Polysperchôn s’écria : N’avance pas de mensonges contre moi devant le roi. De plus, le roi Philippe lui-même fut si irrité, qu’il s’élança de son trône, et saisit sa lance, dont il aurait percé Hegemôn, — imitant les plus mauvais mouvements de son illustre frère, — s’il n’eût été retenu par Polysperchôn. La sentence ne pouvait être douteuse. Phokiôn et ses compagnons furent remis comme prisonniers à la députation athénienne, avec une lettre dû roi, donnant à entendre que dans sa conviction ils étaient des traîtres, mais qu’il les laissait pour être jugés par les Athéniens, rendus actuellement à la liberté et à l’autonomie[44].

Le Macédonien Kleitos fut chargé de les conduire à Athènes comme prisonniers sous bonne garde. Pénible fut le spectacle quand ils entrèrent dans la cité, transportés le long du Kerameikos dans des charrettes, à travers des amis qui sympathisaient à leur sort et d’une multitude aigrie, jusqu’à ce qu’ils arrivassent au théâtre, où l’assemblée devait se réunir. Cette assemblée se composa de tous ceux qui, voulurent entrer, et il s’y trouva, dit-on, beaucoup d’étrangers et d’esclaves. Mais c’eût été un bonheur pour Phokiôn qu’il en eût été ainsi ; car des étrangers et des esclaves n’avaient pas de motif d’antipathie contre lui. L’assemblée était surtout composée des ennemis les plus acharnés de Phokiôn, c’est-à-dire des citoyens récemment revenus de l’exil ou de la déportation : parmi lesquels ont pu être mêlées plus ou moins de personnes sans qualité, puisqu’on n’avait probablement pas encore vérifié les listes. Quand l’assemblée fut sur le point de s’ouvrir, les amis de Phokiôn proposèrent qu’à l’occasion d’un procès aussi important, on renvoyât les étrangers et les esclaves. Ce fut à tous égards une conduite impolitique, car les exilés réintégrés, qui étaient surtout des hommes pauvres, prirent la motion pour une insulte personnelle, et n’en furent que plus aigris, se récriant contre les oligarques qui essayaient de les exclure.

Il n’est pas facile d’imaginer des motifs plus forts d’exaspération que ceux qui enflammaient les cœurs de ces exilés de retour. Nous devons nous rappeler qu’à la fin de la guerre Lamiaque la démocratie athénienne avait été renversée par la force. Démosthène et ses principaux chefs avaient été tués, quelques-uns avec des cruautés préalables ; la multitude plus pauvre, en un nombre supérieur à la moitié des citoyens ayant droit à ce titre, avait été bannie ou déportée dans des contrées lointaines. A tout le déshonneur et à tout le malheur publie, était ainsi ajoutée une masse immense de souffrances et de misères individuelles, dont le mal était très imparfaitement guéri, même par cette circonstance inattendue qui avait rouvert à ces exilés leur ville natale. Aussi, lorsque ces hommes revinrent de régions différentes, chacun d’eux entendant des autres de nouveaux récits de peines passées, éprouvèrent-ils la haine la plus amère contre les, auteurs de la révolution effectuée par Antipater ; et parmi ces auteurs Phokiôn se trouvait distinctement marqué. Car, bien qu’il n’eût ni créé ni conseillé ces sévérités, cependant lui et ses amis, comme administrant le gouvernement d’Antipater à Athènes, devaient avoir contribué à les traduire, en actes, et ils s’étaient distinctement exposés aux peines, terribles prononcées par le psephisma de Demophantos[45], consacrées par un serment que prononçaient les Athéniens en général, contre quiconque occuperait un poste public après que le gouvernement aurait été renversé.

Quand ces citoyens rendus à leurs droits virent ainsi Phokiôn amené devant eux, pour la première fois depuis leur retour, le sentiment commun d’antipathie contre lui éclata en manifestations furieuses. Agnonidês, le principal accusateur, appuyé par Epikouros[46] et Demophilos, trouva ses dénonciations bien accueillies et même pressenties, — quand il accusa Phokiôn comme un criminel qui avait prêté les mains au renversement de la constitution, — contribué aux souffrances de ses concitoyens déportés, — et aidé un, potentat étranger à tenir Athènes sous sa domination ; en outre, Peiræeus livré à Nikanor[47] constituait un nouveau crime qui imposait au peuple le joug de Kassandre, quand l’autonomie lui avait été promise par le récent édit royal. Après que l’accusation fut terminée, Phokiôn fut invité à présenter sa défense ; mais il lui fut impossible de se faire écouter. Essayant à plusieurs reprises de parler, il fut chaque fois interrompu par des clameurs furieuses ; on força plusieurs de ses amis à se taire de la même manière, jusqu’à ce qu’enfin il abandonnât la partie en désespoir de cause, et s’écriât. : Quant à moi, Athéniens, je me déclare coupable ; je prononce contre moi-même la sentence de mort pour ma conduite politique ; mais pourquoi voulez-vous condamner ces hommes que voilà, qui ne sont pas coupables ?Parce qu’ils sont tes amis, Phokiôn, — s’écrièrent ceux qui l’entouraient. Phokiôn alors n’ajouta pas un mot ; tandis qu’Agnonidês proposa un décret à l’effet que le peuple assemblé décidât par mains levées si les personnes actuellement accusées étaient coupables ou non ; et que, si elles étaient déclarées coupables, elles fassent mises à mort. Quelques assistants crièrent que la peine de la torture devait précéder la mort ; mais cette proposition sauvage, complètement en désaccord avec la loi athénienne par rapport à des citoyens, fut repoussée non moins par Agnonidês que par l’officier macédonien Kleitos. Le décret fut alors rendu ; après quoi on demanda aux assistants de lever les mains. Presque toutes les mains dans l’assemblée furent levées en l’air pour la condamnation : chaque homme même se leva de son siège pour rendre l’effet plus imposant ; et quelques-uns allèrent jusqu’à mettre des couronnes en signe de triomphe. Pour beaucoup d’entre eux sans doute, la satisfaction de cet intense et unanime mouvement de vengeance, — à leurs yeux non seulement légitime, mais patriotique, — a dû être au nombre des moments les plus heureux de leur vie[48].

Après la sentence, les cinq personnes condamnées, Phokiôn, Nikoklês, Thudippos, Hegemôn et Pythoklês, furent remises aux magistrats suprêmes de police, appelés les Onze, et conduites à la prison où l’on devait leur administrer la dose de poison habituelle. Des assistants hostiles coururent à leurs côtés, pour les railler et les insulter. On dit même qu’un homme se posta devant Phokiôn et cracha sur lui ; alors Phokiôn se tourna vers les officiers publics et s’écria : N’empêchera-t-on pas ce grossier personnage ? Ce fût la seule marque d’émotion qu’il donna ; à d’autres égards, il conserva résolument sa tranquillité et l’empire sur lui-même, pendant cette marche navrante depuis le théâtre jusqu’à la prison, au milieu des gémissements de ses amis, du courage abattu de ses quatre compagnons, et des démonstrations les plus farouches d’antipathie de la part de ses concitoyens en, général. Un rayon de consolation brilla quand il entra dans la prison. On était au 19 du mois Munychion, jour auquel les cavaliers ou chevaliers athéniens (la classe la plus riche de la cité, hommes pour la plupart de sentiments oligarchiques) célébraient en l’honneur de Zeus leur procession solennelle avec des couronnes sur la tête. Plusieurs de ces cavaliers s’arrêtèrent en passant, ôtèrent leurs couronnes, et pleurèrent en regardant à travers les grilles de la prison.

Comme ou demandait à Phokiôn s’il n’avait rien à dire à son fils Phokos, il répondit : — Je lui recommande expressément de ne pas conserver un mauvais souvenir pour les Athéniens. La coupe de ciguë fut ensuite servie à tous les cinq,  à Phokiôn le dernier. Ayant été condamnés pour trahison, ils ne furent pas enterrés en Attique ; et il ne fut pas permis non plus aux amis de Phokiôn d’allumer un bûcher pour brûler son corps, qui fut transporté de l’Attique dans la Megaris, par un agent payé nommé Konopiôn, et là brûlé au moyen de feu obtenu à Megara. La femme de. Phokiôn, avec ses filles, fit des libations et marqua l’endroit en amoncelant de la terre ; elle recueillit aussi les ossements et, les rapporta à Athènes dans son sein, à la faveur de l’ombre de la nuit. Elle les enterra près de son propre foyer domestique, en faisant cette prière : Bien-aimée Hestia, je te confie les restes d’un homme bon. Rends-les à la sépulture de sa famille, aussitôt que les Athéniens seront revenus, à la raison[49].

Après un court intervalle de temps (nous dit Plutarque) les Athéniens revinrent ainsi à la raison. Ils découvrirent que Phokiôn avait été un fidèle et excellent serviteur de l’Etat, se repentirent de leur sévérité à son égard, célébrèrent ses obsèques aux frais du trésor, élevèrent une statue en son honneur, et mirent à mort Agnonidês par une sentence judiciaire publique ; tandis qu’Epikouros et Demophilos s’enfuirent de la cité et furent tués par le fils de Phokiôn[50].

Ces faits sont ostensiblement exacts ; mais Plutarque omet d’en mentionner l’explication réelle. Deux ou trois mois après la mort de Phokiôn, Kassandre, déjà en possession de Peiræeus et de Munychia, devint aussi maître d’Athènes ; le parti oligarchique, ou parti de Phokiôn, acquit de nouveau l’ascendant ; Demêtrios le Phaléréen fût rappelé d’exil et placé pour administrer la cité sous Kassandre, comme Phokiôn l’avait administrée, sous Antipater.

Il n’est pas étonnant que, dans de pareilles circonstances, la mémoire de Phokiôn fût honorée. Mais c’est tout à fait différent d’un changement spontané d’opinion populaire à son égard. Je ne vois pas pourquoi un pareil changement d’opinion se serait opéré, et je ne crois pas qu’il s’opéra. Le Dêmos d’Athènes, banni et déporté en masse, avait tout lieu de haïr Phokiôn, et il n’était pas vraisemblable qu’il rougît de ce sentiment. Bien qu’il fût personnellement doux et incorruptible, ces citoyens ne tirèrent pas d’avantage de ces vertus. Il leur importa peu qu’il refusât constamment tous les présents d’Antipater, s’il travailla gratuitement pour ce dernier. Considérée comme procès judiciaire, la dernière scène de Phokiôn devant le peuple au théâtre n’est rien de plus qu’une cruelle imposture ; considérée comme manifestation dune opinion publique déjà établie, les faits du passé lui fournissaient une ample justification.

En effet, nous ne pouvons lire sans une sympathie pénible le récit de la mort d’un vieillard âgé de plus de quatre-vingts ans, — personnellement brave, doux, et supérieur à toute séduction pécuniaire, en ce qui concernait son administration directe, — périssant dans une tempête violente et écrasante d’exécration populaire. Mais si nous considérons l’ensemble du cas, — si nous examinons non seulement les détails de l’administration de Phokiôn, mais les grands objets publics que servaient ces détails, et vers lesquels il conduisait ses concitoyens, — nous verrons que ce Jugement est pleinement mérité. Dans le patriotisme de Phokiôn, — car sans doute il le considérait ainsi sincèrement lui-même, — il n’était pas tenu compte de l’indépendance athénienne, de l’autonomie du monde hellénique, c’est-à-dire de son administration par lui-même, des conditions par rapport à des rois étrangers, conditions auxquelles seulement cette autonomie pouvait exister. Il n’eut ni le sentiment panhellénique d’Aristeidês, de Kallikratidas et de Démosthène, — ni le sentiment athénien plus étroit, semblable au dévouement d’Agésilas pour Sparte et d’Epaminondas pour Thèbes. Il était indifférent à Phokiôn que la Grèce fût un agrégat de cités autonomes, avec Athènes au premier ou au second rang parmi elles, — ou l’une des satrapies sous les rois macédoniens. Or c’était un des défauts les plus fatals dans un homme public grec. Le sentiment qui manquait à Phokiôn était au fond de tous ces magnifiques exploits qui ont donné à la Grèce une place indépendante et supérieure dans l’histoire du monde. Si Themistoklês, Aristeidês et Léonidas lui eussent ressemblé, la Grèce aurait passé tout doucement sous la domination de la Perse. Le siècle et plus d’indépendance politique, époque« brillante, quoique mêlée d’ombre, qui suivit l’échec de Xerxès, ne se serait jamais présenté. Ce fut précisément pendant les cinquante années de l’influence politique et militaire de Phokiôn, que les Grecs descendirent d’un état de liberté, et Athènes de l’ascendant aussi bien que de la liberté, pour  tomber dans une servitude absolue. Autant que ce grand malheur publie peut être imputé à un seul homme, — il n’est personne à qui on puisse l’attribuer à plus juste titre qu’à Phokiôn. Il fut stratège pendant la plus grande partie de la longue série d’années qui virent le développement de la puissance de Philippe ; son devoir était de veiller au salut de ses compatriotes et de combattre le géant qui ne faisait encore que croître. Il entendait les avertissements de Démosthène, et il possédait justement les qualités qui manquaient à cet orateur, — l’énergie et l’aptitude militaires. S’il eût appliqué son influence à éclairer ses compatriotes peu clairvoyants, à stimuler leur inertie, à diriger leurs efforts armés, les rois de Macédoine auraient pu être contenus dans leurs propres limites, et l’histoire future de la Grèce aurait été complètement différente. Par malheur, il prit le parti opposé. Il agit avec Æschine et les partisans de Philippe ; sans recevoir d’argent de ce prince, il fit gratuitement tout ce qu’il désirait, — en rendant nuls les efforts de Démosthène et des autres politiques actifs, et en s’en moquant. Après la bataille de Chæroneia, Phokiôn reçut de Philippe d’abord, et d’Alexandre ensuite, des marques d’estime qui ne furent témoignées à aucun autre Athénien. Elles étaient à la fois le fruit et la preuve de son action politique passée, — anti-hellénique aussi bien qu’antiath4nienne. Ayant fait beaucoup, dans la première partie de sa vie, pour favoriser l’assujettissement de la Grèce aux lois macédoniens, il contribua un peu, pendant la dernière moitié, à alléger la rigueur de leur domination ; et le point le plus honorable de son caractère, c’est qu’il s’abstint toujours d’abuser de la faveur marquée qu’ils lui témoignaient, dans des vues soit de -gain personnel, soit d’oppression à l’égard de ses concitoyens. Non seulement Alexandre lui écrivit, même dans la plénitude de son pouvoir souverain, des lettres remplies des termes d’une respectueuse amitié, mais il lui offrit les présents les plus considérables, — une fois, entre autres, la somme de cent talents, une autre fois le choix entre quatre villes sur la côte de l’Asie Mineure, comme Xerxès le donna à Themistoklês. Il exprima même son déplaisir lorsque Phokiôn, qui refusait tout, consentit à demander seulement l’élargissement de trois prisonniers grecs emprisonnés à Sardes[51].

La guerre Lamiaque et ses conséquences furent la ruine de Phokiôn. Il resta à Athènes pendant toute cette guerre, se prononçant librement contre elle : car il est à remarquer que, malgré sa politique favorable aux Macédoniens, il ne fût ni banni ni dégradé par le peuple, qui se contenta de suivre d’autres conseils. Lors de l’issue désastreuse de cette guerre, Phokiôn se chargea de l’ingrate et déshonorante fonction de satrape sous Antipater à Athènes, avec la garnison macédonienne à Munychia, pour l’appuyer. Il devint l’agent subordonné d’un vainqueur, qui non seulement égorgea les principaux orateurs athéniens, mais priva le Dêmos de ses privilèges et le déporta en masse. Après avoir accepté une part et une responsabilité dans ces actes, il n’y eut plus de sécurité pour Phokiôn que sous la protection d’un prince étranger. Après la proclamation libérale publiée au nom des rois macédoniens, qui permettait le retour du Dêmos banni, il chercha à se mettre en sûreté d’abord par la perfide connivence qui permit à Nikanor de s’emparer de Peiræeus ; ensuite en courtisant Polysperchôn, l’ami de Nikanor. Une expatriation volontaire (avec son ami le Phaléréen Démétrios) aurait été moins dangereuse et moins déshonorante que ces manœuvres, qui assombrirent plus encore la fin de sa vie, sans détourner de lui, après tout, la nécessité d’affronter le dêmos rétabli. La violente et unanime colère du peuple contre lui est un spectacle instructif, bien qu’affligeant. Elle fut dirigée, non pas contre l’homme ni contre l’administrateur, — car dans les deux rôles Phokiôn a été exempt de blâme, à l’exception de la dernière collusion avec Nikanor dans la prise de Peiræeus, — mais contre sa politique publique. Ce fut la dernière protestation de la liberté grecque anéantie, parlant pour ainsi dire du fond de la tombe avec une voix de tonnerre, contre ce fatal système de défiance, d’inertie, d’égoïsme et de corruption, qui avait livré Athènes jadis autonome à un vainqueur étranger.

J’ai déjà mentionné que Polysperchôn était en Phokis avec son armée quand on amena Phokiôn devant lui : il était en route vers le Péloponnèse. Il se peut qu’il ait été retenu par une négociation avec les Ætoliens qui embrassèrent son alliance[52]. En tout c as, il fût lent dans sa marche ; car avant qu’il parvint en Attique, Kassandre arriva à Peiræeus pour rejoindre Nikanor avec une flotte de trente-cinq vaisseaux et 4.000 soldats obtenus d’Antigonos (avril 317 av. J.-C.). En apprenant ce fait, Polysperchôn hâta sa marche également, et se présenta sous les murs d’Athènes et de Peiræeus avec une armée considérable de 20.000 Macédoniens, de 4.000 alliés Grecs, de 1.000 chevaux, et de 65 éléphants, animaux que l’on voyait alors pour la première fois dans la Grèce européenne. Il assiégea d’abord Kassandre dans le Peiræeus, mais trouvant de la difficulté à se procurer de la subsistance en Attique pour une armée si nombreuse, il se dirigea avec la plus grande partie de ses troupes vers le Péloponnèse, laissant son fils Alexandre avec une division tenir tête à Kassandre. Se rendant en personne dans diverses villes péloponnésiennes, — ou s’adressant à elles au moyen de députés, — il ordonna le renversement des oligarchies d’Antipater et la restitution de la liberté et de la parole libre, à la masse des citoyens[53]. Dans la plupart des villes, cette révolution fut accomplie ; mais dans Megalopolis, l’oligarchie tint bon ; non seulement elle força Polysperchôn à assiéger la cité, mais même elle la défendit contre lui avec succès. Il fit deux ou trois tentatives pour la prendre d’assaut, au moyen de tours mobiles, en minant les murs, et même avec l’aide des éléphants ; mais il fût repoussé dans toutes[54], et obligé de renoncer au siége avec une perte considérable de réputation. Son amiral Kleitos fut bientôt après défait dans la Propontis, où il perdit toute sa flotte, par Nikanor (que Kassandre avait envoyé de Peiræeus) et Antigonos[55].

Après ces deux défaites, Polysperchôn semble avoir évacué le Péloponnèse, et mené en franchissant le golfe Corinthien ses forces en Épire, pour rejoindre Olympias. Son parti fut fort affaibli dans toute la Grèce, et celui de Kassandre fortifié en proportion. Le résultat fut la reddition d’Athènes. Les Athéniens dans la cité, comprenant tous les exilés de retour ou beaucoup d’entre eux, ne purent plus endurer cette séparation complète d’avec la mer, à laquelle les avait réduits l’occupation de Peiræeus et de Munychia par Kassandre. Athènes sans un port n’était guère tenable ; effectivement, Peiræeus était considéré par son grand constructeur, Themistoklês, comme plus indispensable aux Athéniens qu’Athènes elle-même[56]. La subsistance du peuple se composait en grande partie de blé importé, reçu au moyen de Peiræeus, où se faisaient aussi le commerce et les opérations industrielles, où se recueillaient la plupart des revenus, et où s’entretenaient les arsenaux, les bassins, les vaisseaux, etc., de l’État. Il devint évident que Nikanor, en s’emparant de Peiræeus, avait désarmé Athènes et l’avait rendue impuissante ; de sorte que le mal irréparable fait par Phokiôn, en connivant à cette prise, se fit sentir chaque jour de plus en pus. Aussi les Athéniens, hors d’état de prendre le port eux-mêmes, et n’espérant pas l’obtenir par Polysperchôn, se virent-ils forcés d’écouter les partisans de Kassandre, qui proposaient qu’on entrât en arrangements avec lui. Il fut convenu qu’ils deviendraient amis et alliés de Kassandre ; qu’ils auraient pleine jouissance de leur cité et du Peiræeus, de leurs vaisseaux et de leurs revenus ; que les exilés et les citoyens déportés seraient réintégrés ; que tous les citoyens qui possédaient une fortune de raille drachmes et  au-dessus jouiraient des droits politiques à l’avenir ; que Kassandre occuperait Munychia avec un gouverneur et une garnison, jusqu’à ce que la guerre contre Polysperchôn fût terminée ; et qu’il nommerait aussi quelque citoyen athénien, dans les mains duquel serait remis le gouvernement suprême de la cité. Kassandre nomma Demêtrios le Phaléréen (i. e. un Athénien du Dême Phalêron), l’un des collègues de Phokiôn qui était allé volontairement en exil depuis la mort d’Antipater, mais qui était revenu récemment[57].

 

À suivre

 

 

 



[1] Diodore, XVIII, 18 ; Diogène Laërce, X, 1, 1. Nous avons essayé de démontrer, dans une portion antérieure de cette Histoire (tome XV, ch. 2) que Diodore est exact en donnant quarante-trois ans, comme durée des kléruchies athéniennes à Samos ; bien que Wesseling et M. Clinton combattent tous deux son assertion. L’occupation de Samos par les Athéniens commença immédiatement après la conquête de l’île par Timotheos, en 366-365 avant J.-C. ; mais des fournées additionnelles de colons y furent envoyées dans les années qui suivirent.

[2] Plutarque, Phokiôn, 29, 30.

[3] Diodore, XVIII, 55, 56, 57, 68, 69.

Que des citoyens aient été non seulement bannis, mais déportés, par Antipater de diverses autres cités outre Athènes, c’est ce que nous pouvons voir par l’édit que rendit Polysperchôn peu après la mort d’Antipater (Diodore, XVIII, 56).

[4] Diodore, XVIII, 25.

[5] Diodore, XVIII, 18-25.

[6] Diodore, XVIII, 23 ; Arrien, De Rebus post Alex., VI, ap. Phot., cod. 92. Diodore fait allusion dans un autre endroit ait meurtre de Kynanê ou Kinna (XIX, 52).

Cf. Polyen, VIII, 60, — qui mentionne le meurtre de Kynanê par Alketas, mais qui donne une explication un peu différente de son dessein en passant en Asie.

Sur Kynanê, V. Duris, Fragm. 24, in Fragment. Hist. Græc., vol. II, p. 475 ; Athénée, XIII, p. 560.

[7] On peut voir les beaux vers de Lucain (Pharsale, VII, 640) sur les effets de la bataille de Pharsalia.

[8] Diodore, XVIII, 38.

[9] Plutarque, Eumenês, 7, Cornélius Nepos, Eumènes, c. 4. Eumenês avait exercé un corps de cavalerie asiatique Pt thrace à combattre corps à corps avec la courte pique et l’épée des Compagnons macédoniens, — en abandonnant la javeline, les traits et l’alternative de la charge et de la retraite, en usage chez les Asiatiques.

Diodore (XVIII, 30, 31, 32) raconte cette bataille avec quelque longueur. Il se peut que lui aussi bien que Plutarque ait emprunté à Hieronymos de Kardia.

[10] Arrien, ap. Photium, cod. 92 ; Justin, XIII, 8 ; Diodore, XVIII, 33.

[11] Diodore, XVIII, 36.

[12] Plutarque, Eumenês, 8 ; Cornélius Nepos, Eumènes, 4 ; Diodore, XVIII, 36, 37.

[13] Diodore, XVIII, 39. Arrien, ap. Photium.

[14] Arrien, De Rebus post Alexandrum, lib. IX, 10, ap. Photium, cod. 92 ; Diodore, XVIII, 3, 40, 46 ; Plutarque, Eumenês, 3, 4.

[15] Plutarque, Eumenês, 10, 11 ; Cornélius Nepos, Eumènes, c. 5 ; Diodore, XVIII, 41.

[16] Plutarque, Phokiôn, 30 ; Diodore, XVIII, 48 ; Plutarque, Démosthène, 31 ; Arrien, De Reb. Post Alex., ap. Photium, cod. 92.

Dans la vie de Phokiôn, Plutarque a écrit par inadvertance Antigonos au lieu de Perdikkas.

Toutefois, il n’est pas facile de voir comment Dinarque peut avoir été l’accusateur de Démade sur ce point, comme l’avancent Arrien et Plutarque. Arrien semble placer trop tôt la mort de Démade, par son, désir de l’amener en juxtaposition immédiate avec la mort de Démosthène dont Démade avait proposé la condamnation dans l’assemblée athénienne.

[17] Diodore, XVIII, 48.

[18] Diodore, XIX, 1.

[19] Plutarque, Phokiôn, 31. Diodore (XVIII, 64) dit aussi que Nikanor fut nommé par Kassandre.

[20] Diodore, XVIII, 54.

[21] Diodore, XVIII, 49-58.

[22] Plutarque, Eumenês, 11, 12 ; Cornélius Nepos, Eumènes, c. 6 ; Diodore, XVIII, 58-62. Diodore, XVII, 58.

Cornélius Nepos, Eumènes, c. 6 : Olympias, mère d’Alexandre, lui ayant expédié en Asie des lettres et des courriers, pour lui demander s’il serait d’avis qu’elle vînt réclamer la Macédoine (car alors elle demeurait en Épire) et qu’elle s’emparât de ce royaume, il lui conseilla d’abord « de ne rien tenter et d’attendre que le fils d’Alexandre fût parvenu à la royauté ; mais que, si elle était entraînée en Macédoine par quelque désir ardent, elle oubliât toutes ses injures, et n’usât de rigueur contre personne. » Olympias ne fit rien de tout cela, car elle partit pour la Macédoine, et s’y comporta très cruellement. Cf. Justin, XIV, 6 ; Diodore, XIX, 11.

On peut regarder les détails relatifs à Eumenês comme reposant sur une autorité extraordinairement bonne. Son ami Hieronymos de Kardia, avait écrit une histoire abondante de son époque ; ouvrage qui, bien que perdu aujourd’hui, était accessible et à Diodore et à Plutarque. Hieronymos servait avec Eumenês, et il fût fait prisonnier avec lui par Antigonos, qui l’épargna et le traita bien, tandis qu’Eumenês fût mis à mort (Diodore, XIX, 44). Plutarque avait aussi lu des lettres d’Eumenês (Plutarque, Eumenês, 11).

[23] Diodore, XVIII, 63-72 ; XIX, 11, 17, 32, 44.

[24] Plutarque (Eumenês, 16, 18), Cornélius Nepos (10-13) et Justin (XIV, 3, 4) décrivent avec des détails considérables les circonstances touchantes qui accompagnent la trahison dont Eumenês fut victime et son arrestation. Sur ce point Diodore est plus bref ; mais il raconte très longuement les opérations militaires antérieures entre Eumenês et Antigonos (XIX, 17, 32, 44).

La source première de ces particularités doit probablement être l’histoire d’Hieronymos de Kardia, présent lui-même, qui a été copiée, plus ou moins exactement par les autres.

[25] Plutarque, Eumenês, 13 ; Diodore, XVIII, 58.

[26] Plutarque, Eumenês, 3.

[27] Diodore, XVIII, 55.

[28] Diodore, XVIII, 56. Dans ce chapitre, la proclamation est donnée verbatim. Quant aux exceptions faites par rapport à Amphissa, à Trikka, à Héraklein, etc., nous n’en connaissons pas les motifs.

Il est fait illusion à des édits antérieurs des rois. Ces mots doivent faire allusion à des réponses écrites faites à des cités particulières, en réplique à des demandes spéciales. Aucune proclamation générale antérieure à celle-ci n’a pu être publiée depuis la mort d’Antipater.

[29] Diodore, XVIII, 57.

[30] Plutarque, Phokiôn, 32. Toutefois l’opinion de Plutarque, qui avance que Polysperchôn projeta cette mesure comme un simple tour pour ruiner Phokiôn, n’est exacte qu’en ce que Polysperchôn désirait renverser partout les oligarchies, créées par Antipater, et que Phokiôn était le principal personnage de cette oligarchie à Athènes.

[31] Diodore, XVIII, 64.

[32] Plutarque, Phokiôn, 31.

[33] Plutarque, Phokiôn, 32.

[34] Diodore, XVIII, 64 ; Plutarque, Phokiôn, 32 ; Cornélius Nepos, Phocion, 2.

[35] Cornélius Nepos, Phocion, 2. Une accusation lui fut surtout fatale : tandis qu’il gouvernait la république, Dercylle l’avertit que Nicanor, lieutenant de Cassandre, cherchait à surprendre le Pirée, sans lequel Athènes ne peut absolument pas exister ; et le même Dercylle le requérait de pourvoir à ce que la ville ne fût pas privée de vivres : Phocion lui répondit qu’il n’existait point de danger, et qu’il était garant de tout. Cependant, peu de temps après, Nicanor se rendit maître du Pirée.

[36] Diodore, XVIII, 65 ; Plutarque, Phokiôn, 33.

[37] Diodore, XVIII, 65.

[38] Plutarque, Phokiôn, 33 ; Diodore, XVIII, 65, 66. Telle me semble être la suite probable des faits, en combinant Plutarque avec Diodore. Plutarque ne mentionne pas la négociation ouverte par Phokiôn avec Alexandre et l’intelligence établie entre eux, ce qui est avancé de la manière la plus claire par Diodore, et me parait une circonstance essentielle. D’autre part, Plutarque mentionne (bien que Diodore ne le fasse pas) qu’Alexandre désirait s’emparer d’Athènes elle-même, et qu’il fut bien près de réussir. Plutarque semble croire que c’étaient les exilés qui étaient disposés à le laisser entrer ; mais s’il en avait été ainsi, il aurait probablement été admis quand les exilés devinrent prépondérants. Ce fut Phokiôn, je crois, qui désira, pour sa sûreté personnelle, admettre les troupes étrangères.

[39] Diodore, XVIII, 65 ; Plutarque, Phokiôn, 35.

[40] Diodore, XVIII, 66. — Plutarque ne mentionne pas cette demande de Phokiôn à Alexandre, ni les lettres obtenues pour Polysperchôn, bien que ce soient des circonstances importantes pour suivre les derniers jours de la vie de Phokiôn.

[41] Plutarque, Phokiôn, 38.

[42] Diodore, XVIII, 66.

[43] Plutarque, Phokiôn, 33 ; Cornélius Nepos, Phocion, 3. — Accusé par Agnonide d’avoir livré le Pirée à Nicanor, il fut jeté en prison par sentence du conseil, et traduit à Athènes, pour que son procès lui fût fait selon les lois.

Plutarque dit que Polysperchôn, avant de donner cette audience aux deux parties, ordonna que le Corinthien Démarque fût torturé et mis à mort. Or la personne nommée ainsi ne peut être Dinarque, le logographe, — dont il nous reste quelques spécimens, et qui vécut même jusqu’à l’an 292 avant J.-C., — bien qu’il fût aussi Corinthien. Conséquemment, ou il y avait deux Corinthiens portant tous deux ce même nom (comme le suppose Wettermann, — Gesch. der Beredsamkeit, sect. 72), ou l’assertion de Plutarque doit faire allusion à un ordre donné, mais non exécuté, — et cette dernière supposition me semble la plus probable.

[44] Plutarque, Phokiôn, 33, 31 ; Diodore, XVIII, 66.

[45] Andocide, De Mysteriis, sect. 96,97 ; Lykurgue, adv. Leckrat., s. 127.

[46] Non l’éminent philosophe de ce nom.

[47] Cornélius Nepos, Phocion, 4. Le plus grand nombre était enflammé de colère, parce qu’on le soupçonnait d’avoir livré le Pirée, et surtout parce que, dans sa vieillesse, il s’était déclaré contre les intérêts du peuple.

[48] Diodore, XVIII, 66, 67 ; Plutarque, Phokiôn, 34, 35 ; Cornélius Nepos, Phocion, 2, 3.

[49] Plutarque, Phokiôn, 36, 37. Plutarque raconte deux autres anecdotes dont l’authenticité parait douteuse. Nikoklês demanda qu’il lui fût permis d’avaler le breuvage avant Phokiôn ; ce dernier répondit à cette prière : — Ta demande, est triste et pénible ; mais comme je ne t’ai jamais rien refusé de ma vie, je t’accorde encore celle-ci.

Après que les quatre premiers eurent bu, tous excepté Phokiôn, il ne restait plus de ciguë : alors le geôlier dit qu’il n’en préparerait pas davantage, à moins qu’on ne lui donnât douze drachmes pour acheter ce qui était nécessaire. Il y eût un moment d’hésitation, jusqu’à ce que Phokiôn priât un de ses amis de fournir l’argent, faisant remarquer d’une manière sarcastique qu’il était dur qu’on ne pût pas même mourir gratis à Athènes.

Quant à la première de ces deux anecdotes, — si nous lisons, dans le Phædôn de Platon (152-155), les détails de la mort de Sokratês, — nous verrons que la mort par la ciguë n’était pas produite instantanément, mais insensiblement et sans douleur ; la personne qui avait avalé le breuvage était priée de marcher pendant quelque temps, jusqu’à ce que ses jambes s’appesantissent, puis de se coucher sur un lit ; ensuite elle se refroidissait par degrés et devenait insensible, d’abord aux extrémités, ensuite dans les parties vitales. Dans ces circonstances, la question de savoir laquelle des personnes condamnées avalerait le premier des cinq breuvages — ne pouvait avoir que très peu d’importance.

Ensuite, quant au fonds de ciguë prétendu mesquin de la prison athénienne, — quelle aurait été l’alternative, si un ami de Phokiôn n’eût pas fourni les douze drachmes ? Serait-il resté en prison sans être mis à mort ? Certainement non, car il était sous le coup d’une sentence capitale. Aurait-il été mis a mort par l’épée Ou par quelque autre instrument non  coûteux ? C’est en désaccord avec l’analogie de la coutume athénienne. Si l’histoire renferme quelque chose de vrai, nous devons supposer que les Onze avaient accordé -à ce geôlier un fonds de ciguë (ou le prix équivalent) réellement suffisant pour cinq breuvages, mais que par accident on maladresse il en perdit une partie, de sorte qu’il aurait été dans l’obligation de fournir de ses propres deniers ce qui manquait. Il fut tiré le cet embarras par Phokiôn et son ami, et le sarcasme de Phokiôn touche cette circonstance étrange qu’un homme soit appelé à payer pour sa propre exécution.

[50] Plutarque, Phokiôn, 38.

[51] Plutarque, Phokiôn, 18 ; Plutarque, Apophthegm., p. 188.

[52] Diodore, XIX, 35.

[53] Diodore, XVIII, 69.

[54] Diodore, XVIII, 70, 71.

[55] Diodore, XVIII, 72.

[56] Thucydide, I, 93.

[57] Diodore, XVIII, 74.