HISTOIRE DE LA GRÈCE

DIX-HUITIÈME VOLUME

CHAPITRE IV — OPÉRATIONS MILITAIRES ET CONQUÊTES D’ALEXANDRE APRÈS SES QUARTIERS D’HIVER EN PERSIS JUSQU’À SA MORT À BABYLONE.

 

 

A partir de cette époque (printemps, 330 av. J.-C.) jusqu’à la fin de la vie d’Alexandre, — période de sept ans environ, — son temps fut consacré à conquérir la moitié orientale de l’empire des Perses, avec diverses tribus indépendantes situées au delà de son extrême frontière. Mais il n’était pas destiné à revoir jamais ni la Grèce, ni l’Asie Mineure, ni aucune de ses précédentes conquêtes à l’Occident.

Or, par rapport à l’histoire de la Grèce, — sujet de ces volumes, — la première partie des campagnes asiatiques d’Alexandre — depuis le moment où il traversa l’Hellespont jusqu’à celui où il conquit la Persis, période de quatre années, de mars 334 à mars 330 av. J.-C. —, bien qu’elle n’ait pas une influence directe, est cependant d’une importance considérable. Après avoir achevé dans sa première année de réduire le monde hellénique, il l’avait par ces campagnes subséquentes absorbé comme une petite fraction dans le vaste empire des Perses, renouvelé sous son sceptre souverain. Il était parvenu a un résultat semblable en substance à celui qu’aurait produit l’invasion de. la Grèce par Xerxès, destinée, un siècle et demi auparavant, à incorporer la Grèce dans la monarchie persane, si elle avait réussi au lieu d’échouer[1]. A l’égard des rois de Macédoine seuls, la réduction de la Grèce n’aurait jamais été complète, — tant qu’elle aurait pu recevoir du secours des rois persans indigènes, — qui suffisaient parfaitement comme force tutélaire et comme contrepoids, s’,ils avaient su jouer leur jeu. Mais toute espérance du dehors pour la Grèce fut anéantie, quand Babylone, Suse et Persépolis furent soumises au même maître que Pella et Amphipolis, — maître encore qui était le général le plus habile et le plus insatiable agresseur

 de son époque, et au nom duquel était attaché°le prestige d’un succès presque surhumain. Cependant, même contre ce pouvoir écrasant, quelques-uns des plus bravés des Grecs dans leur patrie essayèrent d’opérer leur délivrance avec l’épée. Nous verrons bientôt quelle fut la triste issue de leur tentative.

Mais bien que les quatre premières années de l’expédition d’Alexandre en Asie, pendant lesquelles il conquit la moitié occidentale de l’empire persan, eussent ainsi un effet important sur la condition et les destinées des cités grecques, — ses sept dernières années, dans lesquelles nous sommes actuellement sur le point d’entrer, employées surtout à conquérir la moitié orientale, touchèrent a peine ces cités en quelque manière. Ses marches prodigieuses jusqu’aux fleuves de l’Iaxarte, de l’Indus et de l’Hyphasis, qui menèrent ses armées victorieuses sur un si vaste espace de l’Asie centrale, non seulement n’ajoutèrent rien à son pouvoir sur les Grecs, mais même l’éloignèrent de tout rapport avec eux et firent de lui pour eux presque un inconnu. Aussi un historien de la Grèce ne peut-il guère regarder ces dernières campagnes comme comprises dans le cercle de son sujet. Elles méritent qu’on en parle comme d’exemples de talent et d’énergie militaires et comme jetant du jour sur le caractère du général le plus illustre de l’antiquité, — homme qui, bien qu’il ne fût pas Grec, était devenu le maître’ de tous les Grecs. Mais je ne juge pas nécessaire de les raconter en détail comme les batailles d’Issus et d’Arbèles.

Six ou sept mois environ s’étaient écoulés depuis la bataille d’Arbèles jusqu’au moment où Alexandre se préparait à quitter sa conquête la plus récente, — la Persis propre (mai juin 330 av. J.-C.). Pendant tout ce temps, Darius était resté à Ecbatane[2], capitale de la Médie, se rattachant à l’espoir qu’Alexandre, une fois maître des trois capitales méridionales et de la meilleure partie de l’empire persan, finirait par être rassasié et le laisserait sans l’inquiéter dans la partie plus stérile de l’Orient. Aussitôt qu’il apprit qu’Alexandre était en marche pour venir vers lui, il envoya en avant son harem et ses bagages en Hyrkania, sur le bord sud-est de la mer Caspienne. Lui-même, avec la petite armée qui l’entourait, suivit la même direction, emportant avec lui le trésor de la cité (7.000 talents = 40.200.000 fr.), et passa par les Portes Caspiennes pour entrer dans le territoire de la Parthie. Sa seule chance était de s’enfuir jusqu’en Bactriane à l’extrémité orientale de l’empire, en ruinant le pays sur sa route afin de retarder : ceux qui le poursuivaient. Mais cette chance diminuant chaque jour, par suite de la désertion parmi lé petit nombre de ceux qui l’accompagnaient et du dégoût plein de colère parmi beaucoup de ceux qui restaient auprès de lui[3].

Huit jours après que Darius eut quitté Ecbatane, Alexandre y entra. Combien de jours lui avait pris sa marche depuis Persépolis, c’est ce que nous ne pouvons dire : marche longue par elle-même, elle avait encore été prolongée, en partie par la nécessité de soumettre les montagnards intermédiaires appelés Parætakeni[4], en partie par des rumeurs qui exagéraient les forces persanes à Ecbatane, et l’engagèrent à avancer avec précaution et en bon ordre. Maître d’Ecbatane, la dernière forteresse importante des rois persans et leur résidence ordinaire pendant lés mois d’été, — il s’arrêta pour faire reposer ses troupes et y établit une nouvelle base d’opérations pour ses entreprises futures à l’est. Il fit d’Ecbatane son dépôt principal et déposa dans la citadelle, sous les soins d’Harpalos comme trésorier, avec une garnison de six à sept mille Macédoniens, les trésors accumulés de ses conquêtes passées, et tirés de Suse et de Persépolis, montant, nous dit-on, à l’énorme somme de 150.000 talents = 1.040.000.000 fr.[5]. Parmeniôn fut investi du commandement suprême de ce poste important, et des forces militaires laissées en Médie, territoire dont Oxodatês, Persan qui avait été emprisonné à Suse par Marius, fut nommé satrape[6].

A Ecbatane Alexandre fut rejoint par urge nouvelle, armée de six mille mercenaires grecs[7], qui étaient venus de Kilikia dans l’intérieur, en traversant probablement l’Euphrate et le Tigre aux mêmes points où Alexandre lui-même les avait franchis (juin-juillet 330 av. J.-C.). Ce renfort lui permit de congédier sa cavalerie thessalienne, avec d’autres Grecs qui avaient servi pendant lés quatre années de guerre asiatique et qui désiraient actuellement rentrer dans leur patrie[8]. Il distribua parmi eux la somme de deux mille talents, outre leur solde entière, et leur donna le prix de leurs chevaux, qu’ils vendirent avant leur départ. Les opérations qu’il était alors sur le point de commencer contre les territoires orientaux de la Perse n’étaient pas dirigées contre des armées régulières, mais contre des corps volants et des tribus indigènes distinctes, comptant pour être défendus surtout sur les difficultés que les montagnes, les déserts, les privations, ou la distance seule devaient jeter sur la route d’un assaillant. Pour ces desseins il avait besoin d’un plus grand nombre de troupes légères, et il était obligé d’imposer même à sa grosse cavalerie les marches les plus rapides et les plus fatigantes, telles qu’aucun cavalier, si ce n’est les Compagnons macédoniens, n’aurait été content de les exécuter ; de plus, il était appelé à agir moins avec des masses considérables, et plus avec des divisions petites et partagées. Aussi établit-il alors pour la première fois une taxis régulière, ou division d’archers à cheval[9].

Ne restant pas à Ecbatane plus qu’il n’était suffisant pour ces nouveaux arrangements, Alexandre se remit à la poursuite de Darius. Il espérait arriver avant ce prince aux Portes Caspiennes, à l’extrémité nord-est de la Médie, Portes[10] par lesquelles on désignait un défilé de montagne, ou plutôt une route de plusieurs heures de marche, comprenant plusieurs défilés difficiles qui s’étendaient à l’est le long du côté méridional de la grande chaîne du Taurus vers la Parthie. Il s’avança avec sa cavalerie des Compagnons, la cavalerie légère, les Agrianiens et les archers, — la plus grande partie de la phalange suivant de son mieux, vers  Rhagæ, à environ cinquante milles (= 80 kilom. 1/2) au nord des Portes Caspiennes, ville à laquelle il arriva en onze jours au moyen d’efforts si grands, qu’un grand nombre d’hommes aussi bien que de chevaux furent en route mis hors d’état de servir. Mais malgré toute cette célérité, il apprit que Darius avait déjà passé par les Portes Caspiennes. Après cinq jours de halte à Rhagæ, indispensables à son armée, Alexandre les franchit également. A un jour de — marche au delà, il fut rejoint par deux Perses éminents, Bagistanês et Antibêlos, qui lui apprirent que Darius était déjà détrôné et dans un danger imminent de perdre la vie[11].

Les conspirateurs qui avaient accompli cet acte étaient Bessus, satrape de la Bactriane, — Barsaentês, satrape de la Drangiane et de l’Arachosia, — et Nabarzanês, général des gardes du roi (juillet 330 av. J.-C.). La petite armée de Darius ayant été affaiblie par des désertions journalières, la plupart de ceux qui restaient étaient les contingents dés territoires encore non conquis, — la Bactriane, l’Arachosia et la Drangiane, sous les ordres de leurs satrapes respectifs. Les mercenaires grecs, au nombre de quinze cents, et Artabazos, avec une troupe sous son commandement spécial, restèrent inflexiblement attachés à Darius ; mais les soldats de l’Asie orientale suivaient leurs propres satrapes. Bessus et ses collègues avaient l’intention de faire leur paix avec Alexandre en livrant Darius, si Alexandre les poursuivait avec assez de vigueur pour ne leur laisser aucun espoir d’échapper ; mais s’ils pouvaient avoir le temps de gagner la Bactriane et la Sogdiane, ils étaient décidés à organiser une résistance énergique, sous leur commandement réuni, pour la défense de ces provinces orientales, — habitées par la population la plus grossière de l’empire[12]. Dans leur situation désespérée, ce plan était peut-être le moins ingrat qu’on pût se proposer. La chance de résister à Alexandre, quelque faible qu’elle fût dans le meilleur cas, devenait absolument nulle sous le commandement de Darius, qui deux fois avait donné l’exemple de fuir du champ de bataille, abandonnant et ses amis et son empire, même quand il était entouré de toutes les forces de la Perse. Pour des Persans braves et énergiques, à moins qu’ils ne fussent disposés à se soumettre immédiatement à l’envahisseur, il n’y avait pas autre chose à faire qu’à mettre Darius de côté ; et il ne paraît pas que les conspirateurs aient eu d’abord une intention plus funeste. A un village appelé Thara en Parthie, ils le chargèrent de chaînes d’or, — le placèrent dans un char couvert entouré par les troupes bactriennes, — et le menèrent ainsi en avant, en battant en retraite aussi vite qu’ils purent ; Bessus avait pris le commandement. Artabazos, avec les mercenaires grecs, trop faible pour prévenir cet acte, quitta l’armée plein de dégoût, et chercha un refuge dans les montagnes des Tapyri bordant l’Hyrkania vers la mer Caspienne[13].

En apprenant cette nouvelle, Alexandre redoubla d’efforts pour atteindre les fugitifs et se rendre mitre de, la personne de Darius. A la tête de sa cavalerie des Compagnons, de sa cavalerie légère et d’un corps d’infanterie choisi à cause de sa vigueur et de son activité, il se mit instantanément en marche, n’ayant que des armes et des provisions de deux jours peur chaque homme ; il laissa Krateros pour amener le corps principal à petites journées. Une marche forcée de deux nuits et d’un jour, interrompue seulement par un court repos à midi (on était alors dans le mois de juillet) l’amena au point du jour an camp persan qui avait quitté Bagistanês de qui il tenait ses renseignements. Mais Bessus fit ses troupes étaient déjà bien loin, ayant gagné une avance considérable dans leur fuite ; alors Alexandre, nonobstant l’épuisement et îles hommes et des chevaux, poussa en avant avec un redoublement de vitesse pendant toute la nuit jusqu’au lendemain à midi. Là il se trouva dans le village où Bessus avait campé le jour précédent. Cependant apprenant de déserteurs que ses ennemis avaient résolu de hâter leur retraite par des marches de nuit, il désespérait de les atteindre, à moins de pouvoir trouver quelque route plus courte. On lui : apprit qu’il y en avait une, rirais qui passait par un désert sans eau. Partant, par cette route à une heure avancée du jour avec sa cavalerie, il ne fit pas moins de quarante-cinq milles (72 kilom. 1/2 environ) pendant la nuit, de manière à tomber sur Bessus et à le surprendre complètement le matin suivant. Les Perses, qui marchaient en désordre salis armes, et sans s’attendre à voir un ennemi, furent frappés d’une telle panique à l’apparition soudaine de leur infatigable vainqueur, qu’ils se dispersèrent et s’enfuirent sans essayer de résister. Dans ce moment critique, Bessus et Barsaentês pressèrent Darius de quitter son char, de monter à cheval et de les accompagner dans leur fuite. Mais il refusa d’accéder à leur demande. Toutefois ils étaient déterminés à ne pas le laisser tomber vivant entre les mains d’Alexandre, qui se serait servi de son nom contre eux, ce qui aurait considérablement diminué leur chance de défendre les provinces orientales ; de plus ils étaient irrités de son refus, et ils avaient conçu un sentiment de haine et de mépris qu’ils étaient contents de satisfaire. Lancent sur lui leurs javelines, ils le laissèrent mortellement blessé, puis continuèrent leur fuite[14]. Son char, que ne distinguait aucune marque visible, et que les soldats persans eux-mêmes ne connaissaient pas, resta quelque temps salis être découvert par les ennemis. A la fin un soldat macédonien nommé Polystratos le trouva expirant, et reçut, dit-on, ses dernières paroles, par lesquelles il remerciait Alexandre de la bonté avec laquelle il avait traité ses parentes captives, et exprimait sa satisfaction que le trône de Perse, perdu pour lui-même, fût sur le point de passer à un vainqueur aussi généreux. Il est au moins certain qu’il ne vécut pas assez pour voir Alexandre lui-même[15].

Alexandre avait fait les marches prodigieuses et infatigables des quatre derniers jours, non sans perdre beaucoup d’hommes et de chevaux, dans le dessein exprès de prendre. Darius vivant. C’eût été une satisfaction pour sa vanité de montrer le Grand Roi comme un captif sans ressources, sauvé de ses propres serviteurs par l’épée de son ennemi, et épargné pour occuper quelque commandement subordonné comme signe d’une fastueuse indulgence. En outre, à part ces sentiments, c’eut été un avantage réel de s’emparer de la personne de Darius, dont le nom aurait servi à Alexandre pour étouffer toute résistance ultérieure dans les régions étendues et connues imparfaitement u l’est des, Portes Caspiennes. Les satrapes de ces régions y étaient allés actuellement les bras libres, afin d’allumer autant de sentiment asiatique et de lever des forces aussi considérables qu’ils pourraient, contre le vainqueur macédonien, qui était obligé de les suivre, s’il voulait achever la réduction de l’empire. Aussi pouvons-nous comprendre. qu’Alexandre fut profondément mortifié en ne tirant aucun résultat de cette marche fatigante et ruineuse, et d’autant mieux expliquer cette colère sauvage que nous le verrons ci-après manifester contre le satrape Bessus.

Alexandre fit ensevelir le corps de Darius, avec toute la poulpe et tout le cérémonial convenables, dans les sépulcres royaux de la Persis. Les derniers jours de ce prince infortuné ont été décrits par les historiens avec un pathétique presque tragique, et il y a dans l’histoire peu de sujets mieux faits pour exciter un pareil sentiment, si nous regardons simplement la grandeur de sa chute, qui le précipita du point le plus élevé de la puissance et de l’éclat dans la défaite, la dégradation et la mort par un assassinat. Plais un examen impartial ne nous permettra pas d’oublier que la principale cause de cette ruine fut son propre aveuglement, — sa longue apathie après la bataille d’Issus et l’abandon de Tyr et de Gaza, dans le fol espoir de racheter des reines qu’il avait lui-même exposées à la captivité, — en dernier lieu, ce qui est moins pardonnable, sa lâcheté personnelle dans les deux batailles décisives que lui-même a livrées de propos délibéré. Si nous suivons sa conduite dans toute la lutte, nous ne trouvons guère de ce qui rend un prince défait ou respectable ou intéressant. Ceux qui eurent le plus de raisons pour le dénoncer et le mépriser furent ses amis et ses compatriotes, qu’il avait d’amples moyens de défendre, moyens que cependant il gaspilla. D’autre part, personne n’eut plus de motifs pour se montrer indulgent à son égard que son vainqueur, pour lequel il avait gardé sans les employer les trésors incalculables des trois capitales, et diminué de toute manière les difficultés d’une conquête, qui en elle-même n’était guère moins qu’impraticable[16].

La récente marche forcée, entreprise par Alexandre dans le dessein de faire Darius prisonnier, avait été extrêmement fatigante pour ses soldats, qui avaient besoin d’une certaine période de repos et de compensation (juillet 330 av. J.-C.). Elle leur fut accordée à la ville d’Hekatompylos en Parthie, où toute l’armée se trouva réunie. Outre d’abondantes provisions de la région voisine, les soldats y reçurent une gratification provenant du butin considérable fait dans le camp de Darius[17]. Alexandre lui-même prit part aux réjouissances et aux plaisirs qui régnèrent universellement dans l’armée. Les banquets et les parties de table, auxquels il s’était toujours adonné quand il en avait le loisir, se multiplièrent alors et se prolongèrent d’une manière extraordinaire. Des solennités publiques furent célébrées, en même temps que des représentations théâtrales données par des artistes qui étaient venus de Grèce rejoindre l’armée. Mais le changement le plus important dans la conduite d’Alexandre fut qu’il commença à ce moment à sentir et à agir d’une manière manifeste comme successeur de Darius sur le trône persan ; à dédaigner la simplicité comparative des habitudes macédoniennes, et à adopter la pompe, l’appareil fastueux de luxe, et même le costume d’un roi persan.

Aux yeux d’un grand nombre des soldats d’Alexandre, la conquête de la Perse paraissait achevée et la guerre finie, par la mort de Darius (septembre 330 av. J.-C.) Ils répugnaient à échanger le repos et les jouissances d’Hekatompylos contre de nouvelles fatigues ; mais Alexandre, réunissant les régiments d’élite, leur adressa un appel expressif qui fit renaître l’ardeur générale[18]. Sa première marche à travers l’un des défilés du sud au nord du mont Elburz le mena en Hyrkania, région bordant l’extrémité sud-est de la mer Caspienne. Là il ne trouva pas de résistance : le satrape hyrcanien Phrataphernês, Nabarzanès, Artabazos et d’autres Perses éminents se rendirent à lui, et furent favorablement reçus. Les mercenaires grecs, au nombre de quinze cents, qui avaient servi sous Darius, mais qui s’étaient retirés quand ce monarque avait été arrêté par Bessus, envoyèrent des députés pour demander qu’il leur fût permis de se rendre en vertu d’une capitulation. Mais Alexandre, leur reprochant de s’être rendus coupables en prenant du service chez les Perses, eu contravention au vote rendu par le congrès hellénique, — exigea d’eux qu’ils se livrassent à discrétion ; ce qu’ils se dirent prêts à faire, en priant qu’on leur dépêchât un officier pour les conduire vers lui en sûreté[19]. Le Macédonien Andronikos fut envoyé dans ce dessein, tandis qu’Alexandre entreprit une expédition dans les montagnes des Mardi ; nom vraisemblablement porté par plusieurs tribus distinctes dans des endroits éloignés les tins des autres, niais tous montagnards pauvres et braves. Ces hardi occupaient des parties du versant septentrional de la chaîne du mont Elburz, à quelques milles de la nier Caspienne (Mazanderan et Ghilan). Alexandre les poursuivit dans toutes leurs retraites, — en triompha, quand ils résistaient, en en faisant un grand massacre, — et réduisit le reste des tribus à moitié détruites à demander la paix[20].

De cette marche, qui l’avait mené dans une direction occidentale, sil retourna en Hyrkania. A la première halte il rencontra les Grecs mercenaires qui venaient se- rendre, aussi bien que divers députés grecs de Sparte, de Chalkêdon et de Sinopê, qui avaient accompagné Darius dans sa fuite. Alexandre fit emprisonner les Lacédœmoniens, niais il laissa libres les autres députés, en considérant que Chalkêdon et Sinopê avaient été sujettes de Darius, et non membres du congrès hellénique. Quant aux mercenaires, il fit une distinction entre ceux qui s’étaient enrôlés dans le service persan avant la reconnaissance de Philippe comme chef de la Grèce, et ceux dont, l’enrôlement était d’une date postérieure. Il délivra les premiers sur-le-champ ; quant aux seconds, il leur demanda de rester à son service sous le commandement d’Andronikos, avec la même solde qu’ils avaient revue jusque-là[21]. Telle fut la malencontreuse fin du service militaire grec en Perse ; système à l’aide duquel les monarques persans, s’ils avaient su l’employer avec un talent passable, auraient bien pu conserver leur empire même contre un ennemi tel qu’Alexandre[22].

Après quinze jours de repos et de plaisirs à Zeudrakarta, la capitale de l’Hyrkania, Alexandre s’avança à l’est avec son armée réunie par la Parthie jusqu’en Aria, — contrée contiguë à l’Hérat moderne, avec son fleuve connu aujourd’hui sous le nom d’Herirood (septembre 330 av. J.-C.). Satibarzanês, satrape de l’Aria, vint vers lui près de la frontière, à une ville nommée. Susia[23], se soumit, et fut autorisé à conserver son gouvernement ; tandis qu’Alexandre, qui ne dépassa pas la frontière septentrionale de l’Aria, marcha dans une direction à peu près à l’est, vers la Bactriane contre Bessus, qui, disait-on, s’ôtait proclamé roi de Perse. Mais on découvrit, après trois ou quatre jours, que Satibarzanês était ligué avec Bessus ; alors Alexandre suspendit pour le moment ses plans contre la Bactriane, et se dirigea à marches forcées sur Artakoana, capitale de l’Aria[24]. Son retour fut si rapide et si inattendu que les Ariens furent frappés de terreur, et que Satibarzanês fat obligé de s’enfuir. Quelques jours lui suffirent pour écraser les Ariens mal disposés et pour attendre l’arrivée de sa -division d’arrière-garde sous Krateros. II s’avança ensuite au sud dans le territoire des Drangi, ou Drangiane (le Seiestan moderne), où il ne trouva pas de résistance, — le satrape Barsaentês ayant cherché un asile chez quelques-uns des Indiens[25].

C’est dans la capitale de la Drangiane que se passa la tragédie révoltante dont Philôtas fut la première victime et son père Parmeniôn la seconde (octobre 330 av. J.-C.). Parmeniôn, âgé alors de soixante-dix ans, et par conséquent peu propre à la fatigue inséparable de l’invasion des satrapies orientales, avait été laissé dans le poste important de commandant du grand dépôt et du trésor à Ecbatane. Sa longue expérience militaire et sa position de confiance même sous Philippe en faisaient la seconde personne de l’armée macédonienne, après Alexandre lui-même. Ses trois fils étaient tous soldats. Le plus jeune, Hectôr, s’était accidentellement noyé dans le Nil, quand il accompagnait Alexandre en Égypte ; le second, Nikanor, avait commandé les hypaspistæ ou infanterie légère, mais il était mort de maladie, heureusement pour lui, peu de temps auparavant[26] ; l’aîné, Philôtas, occupait le rang élevé de général de la cavalerie des Compagnons, en communication journalière avec Alexandre, de qui il recevait des ordres personnels.

Il vint à Philôtas une révélation de Kebalinos, frère d’un jeune homme nommé Nikomachos, qui lui dit qu’un soldat, nommé Dimnos de Chalastra, s’était vanté à Nikomachos, son ami intime ou objet de son amour, sous le sceau du secret, d’une conspiration projetée contre Alexandre, l’invitant à devenir son complice[27]. Nikomachos, d’abord frappé d’horreur, finit par feindre d’entrer dans ses vues ; il demanda quels étaient les complices de Dimnos, et apprit quelques noms, qu’il se hâta de communiquer tous à son frère Kebalinos, pour qu’ils fussent divulgués. Kebalinos révéla les faits à Philôtas, le priant de les mentionner à Alexandre. Mais Philôtas, bien qu’étant tous les jours en communication avec le roi, négligea de le faire pendant deux jours ; alors Kebalinos commença à le soupçonner de connivence, et fit faire la révélation à Alexandre par un des pages du nom de Metrôn. Dimnos fut immédiatement arrêté, mais il se perça de son épée, et expira sans faire de révélation[28].

De cette conspiration, réelle ou prétendue, tout reposait sur le témoignage de Nikomachos. Alexandre, indigné, fit venir Philôtas et lui demanda pourquoi il avait négligé pendant deux jours de communiquer ce qu’il avait appris. Philôtas répondit que la source d’où venait le renseignement était trop méprisable pour mériter attention, — qu’il aurait été ridicule d’attacher de l’importance aux simples déclarations d’un jeune homme tel que Nikomachos, racontant les folles vanteries que faisait un amant auprès rie lui. Alexandre reçut ou affecta de recevoir l’explication, donna la main à Philôtas, l’invita à souper, et lui parla avec sa familiarité habituelle[29].

Mais bientôt il parut qu’on allait tirer parti de cet incident pour la disgrâce et la ruine de Philôtas, fluant les libres critiques sur la prétendue paternité divine ; — jointes à des vanteries dans lesquelles il disait que lui et son père Parmeniôn avaient été les principaux agents à qui était due la conquête de l’Asie, — n’avaient jamais été ni oubliées ni pardonnées. Ces louanges qu’il faisait de lui-même et d’autres encore, pour amoindrir la gloire à Alexandre, avaient été divulguées par une maîtresse à laquelle Philôtas était attachée ; belle femme macédonienne, nommée Antigonê, qui, après avoir été prise une première fois en visitant Samothrace par l’amiral persan Autophradatês, le fut plus tard dans le butin de Damaskos par les Macédoniens victorieux à Issus. Les rapports d’Antigonê, relativement à quelques paroles peu mesurées que lui avait adressées Philôtas, étaient venus à la connaissance de Krateros, qui la conduisit auprès d’Alexandre et les lui fit répéter. Le roi la pria de prendre note secrètement des expressions confidentielles de Philôtas et de les lui rapporter de temps en temps à lui-même[30].

Il se trouvait ainsi qu’Alexandre, tout en conservant à Philôtas son haut rang militaire, et lui parlant constamment avec une confiance apparente, l’avait pendant au moins dix-huit mois, toujours depuis sa conquête d’Égypte et même peut-être plus tôt, haï et soupçonné, et l’avait surveillé perpétuellement par l’entremise subornée et secrète d’une maîtresse perfide[31]. Quelques-uns des généraux qui entouraient Alexandre, — en particulier Krateros, le premier suborneur d’Antigonê, — fomentaient ces soupçons, par jalousie pour le grand ascendant de Parmeniôn et de sa famille. De plus, Philôtas lui-même était plein de faste et d’arrogance dans sa conduite, au point de s’être fait de nombreux ennemis parmi les soldats[32]. Mais quels qu’aient pu être ses défauts sous ce rapport, — défauts qu’il partageait avec les autres généraux macédoniens, tous gorgés de présents et de butin[33], — sa fidélité et ses mérites militaires sont attestés par ce fait qu’Alexandre avait continué à l’employer dans le commandement de confiance le plus élevé pendant tout le long intervalle subséquent, et que Parmeniôn était à ce moment général à Ecbatane, le poste militaire le plus important auquel le roi pût nommer. Même en admettant que la déposition de Nikomachos fût digne de foi, il n’y avait rien pour impliquer Philôtas, dont le nom n’avait pas été compris parmi les complices qui, disait-on, avaient été énumérés par Dimnos. Il n’y avait pas la moindre preuve contre lui, si ce n’est le fait que la déposition lui avait été révélée, et qu’il avait vu Alexandre deux fois sans la lui communiquer. Toutefois, c’est sur ce seul fait que Krateros et les autres ennemis de Philôtas travaillèrent d’une manière si efficace qu’ils excitèrent les soupçons et le mauvais vouloir antérieur d’Alexandre, et les transformèrent en une rancune farouche. Le roi arrêta dans son esprit la disgrâce, la torture et la mort pour Philôtas, — et la mort pour Parmeniôn en outre[34].

Cependant, afin d’exécuter ce projet contre les deux officiers les plus élevés dans le service macédonien, dont l’un jouissait d’un commandement séparé et éloigné, il fallait de l’artifice. Alexandre fut obligé d’entraîner avec lui les sentiments des soldats, et d’obtenir de l’armée une condamnation, suivant une ancienne coutume macédonienne, par rapport aux crimes capitaux, bien que (à ce qu’il semble) elle ne fût pas uniformément pratiquée. Non seulement il tint la résolution secrète, mais il invita même, dit-on, Philôtas à souper avec les autres officiers, conversant avec lui comme d’ordinaire[35]. Au milieu de la nuit, Philôtas fut arrêté tandis qu’il dormait dans son lit ; — on le chargea de chaînes, — et on le couvrit d’un habillement ignoble. On convoqua à l’aurore une assemblée militaire, devant laquelle Alexandre parut avec les principaux officiers qui étaient dans la confidence. S’adressant aux soldats d’un ton véhément où se mêlaient la douleur et la colère, il leur déclara que sa vie venait d’être sauvée par un hasard providentiel d’une conspiration dangereuse qu’avaient organisée deux hommes qu’il croyait ses meilleurs amis, — Philôtas et Parmeniôn, — complot dont l’exécution convenue devait être confiée à un soldat nommé Dimnos, qui s’était tué quand on l’avait arrêté. On présenta alors le cadavre de Dimnos à l’assemblée, tandis qu’on produisit Nikomachos et Kebalinos pour qu’ils fissent leur récit. On lut aussi aux assistants une lettre de Parmeniôn à ses fils Philôtas et Nikanor, trouvée dans les papiers saisis lors de l’arrestation. Les termes en étaient tout à fait vagues et insignifiants ; mais Alexandre se plut à les interpréter dans le sens qui convenait à son dessein[36].

Nous pouvons facilement comprendre l’impression produite sur ces soldats assemblés par ces dénonciations d’Alexandre lui-même, — révélations de son danger personnel, et reproches contre de perfides amis. Amyntas et même Kœnos, beau-frère de Philôtas, furent encore moins mesurés dans leurs invectives contre l’accusé[37]. Eux, aussi bien que les autres officiers avec lesquels l’arrestation avait été concertée, donnèrent l’exemple d’une violente manifestation contre lui et d’une sympathie ardente pour le danger du roi. On entendit la défense de Philôtas, qui, dit-on, fut faible, bien qu’il niât énergiquement l’accusation. Dans le fait, il devait en être à coup sûr ainsi, venant d’un homme arrêté si soudainement et accablé de désavantages, tandis qu’il aurait fallu à tout autre un courage absolument héroïque pour se lever et oser critiquer les preuves. Un soldat nommé Bolôn harangua ses camarades et leur parla de l’insolence insupportable de Philôtas, qui toujours (disait-il) traitait les soldats avec mépris, leur faisant quitter leurs quartiers pour faire place à sa suite innombrable d’esclaves. Lien que cette allégation (probablement assez bien fondée) ne se rattachât en aucune sorte à l’accusation de trahison contre le roi, elle était complètement en harmonie avec les dispositions de l’assemblée, et porta les assistants au plus haut point de fureur. Les pages royaux poussèrent les premiers le cri, auquel des échos répondirent tout alentour, qu’ils devaient de leurs propres mains déchirer le parricide[38].

C’eût été un bonheur pour Philôtas si leur colère eût été assez effrénée pour les pousser à exécuter sur-le-champ une pareille sentence. Mais ce procédé ne s’accordait pas avec le dessein de ses ennemis. Sachant qu’il avait été condamné sur la parole royale, avec rien de plus que la plus faible raison négative de soupçon, ils résolurent de lui arracher un aveu tel qu’il justifierait leurs propres plans, non seulement contre lui, mais contre son père Parmeniôn, — qu’il n’y avait,jusqu’alors rien pour impliquer. En conséquence, la nuit suivante, Philôtas fut mis à la torture. Hephæstion, Krateros et Kœnos, — le dernier des trois étant beau-frère de Philétas[39], — surveillèrent les agents chargés d’infliger la souffrance physique. Alexandre lui-même était à portée, mais caché par un rideau. On dit que Philôtas montra peu de fermeté pendant la torture, et qu’Alexandre, témoin invisible, se livra à des sarcasmes contre la lâcheté d’un homme qui avait combattu à ses côtés dans tant de batailles[40]. Tous ceux qui étaient là étaient des ennemis, et il est probable qu’ils représentaient la conduite de Philôtas de manière à justifier leur propre haine. Les tortures infligées[41], extrêmement cruelles et continuées longtemps, lui arrachèrent enfin un aveu qui impliquait son père avec lui-même. Il fut mis à mort, et en même temps, tous ceux dont les noms avaient été indiqués par Nikomachos furent tués égaiement, — lapidés, à ce qu’il paraît, sans torture préliminaire. Philôtas avait dans l’armée un grand nombre de parents qui servaient, et qui tous furent frappés de consternation en apprenant qu’il avait été mis à la torture. La loi macédonienne ordonnait que les parents d’un homme coupable de trahison fussent condamnés à mort avec lui. En conséquence, quelques-uns d’entre eux se tuèrent, d’autres s’enfuirent du camp, cherchant un refuge partout où ils purent. La terreur et le trouble dans le camp furent tels, qu’Alexandre fut obligé de proclamer une suspension de cette loi sanguinaire pour l’occasion[42].

Il restait actuellement à tuer Parmeniôn, qu’on ne pouvait pas sans danger laisser vivre après les atrocités qu’on avait commises à l’égard de Philôtas, et en outre à le tuer avant qu’il pût avoir le temps de les apprendre, vu que non seulement il était le plus âgé, le plus respecté et le plus influent de tous les officiers macédoniens, mais- qu’il avait le commandement séparé du grand dépôt à Ecbatane. Alexandre appela en sa présence un des Compagnons nommé Polydamas, ami particulier, camarade ou aide de camp de Parmeniôn. Tout ami de Philôtas sentait à ce moment que sa vie tenait à un fil, de sorte que Polydamas se présenta devant le roi dans une terreur extrême, d’autant plus qu’il avait l’ordre d’amener avec lui ses deux jeunes frères. Alexandre lui parla en dénonçant Parmeniôn comme traître et en donnant à entendre qu’on aurait besoin de Polydamas pour porter à Ecbatane un message rapide et confidentiel, l’ordre de l’exécuter. On choisit Polydamas nomme ami attaché à Parmeniôn, et conséquemment comme le mieux fait pour le tromper. On lui remit entre les mains deux lettres adressées à Parmeniôn : l’une d’Alexandre lui-même, transmettant ostensiblement des communications et des ordres militaires ; l’autre, scellée du cachet de Philôtas décédé et censée adressée par le fils au père. Avec ces lettres, Polydamas reçut la réelle et importante dépêche adressée par Alexandre à Kleandros et à Menidas, officiers immédiatement sous les ordres de Parmeniôn à Ecbatane, dépêche qui déclarait Parmeniôn coupable de haute trahison et leur ordonnait de le tuer immédiatement. On offrit à Polydamas des récompenses considérables s’il s’acquittait de cette commission avec succès, tandis qu’on retint ses deux frères comme otages contre des scrupules ou de vifs remords. Il promit plus qu’on ne lui demandait, trop heureux d’acheter ce sursis à ce qui avait semblé une mort imminente. Pourvu de guides indigènes et de légers dromadaires, il alla par la route la plus directe .à travers le désert du Khorasan, et arriva à Ecbatane le onzième jour, — distance qui demandait ordinairement plus de trente jours à traverser[43]. Entrant dans le camp de nuit, à l’insu de Parmeniôn, il remit sa dépêche à Kleandros, avec lequel il concerta des mesures. Le matin, il fut admis auprès de Parmeniôn, pendant qu’il se promenait dans son jardin avec Kleandros et les autres officiers désignés par l’ordre d’Alexandre pour l’exécuter. Polydamas courut embrasser son vieil ami et fut cordialement reçu par le vétéran sans soupçons, auquel il présenta les lettres qui, d’après son dire, venaient d’Alexandre et de Philôtas. Tandis que Parmeniôn était absorbé dans la lecture, il reçut soudainement un coup mortel de la main et de l’épée de Kleandros. Ses autres officiers l’accablèrent d’autres blessures quand il tomba, — les dernières lui furent faites même après que la vie l’avait abandonné[44].

Les soldats, dans Ecbatane, en apprenant cet acte sanglant, éclatèrent en une mutinerie furieuse, entourèrent le mur du jardin et menacèrent d’y pénétrer de vive force dans le dessein de venger leur général, si on ne leur livrait Polydamas et les autres meurtriers. Mais Kleandros, admettant quelques-uns des meneurs, leur montra les ordres écrits d’Alexandre, auxquels les soldats se soumirent, non sans des murmures de répugnance et d’indignation. La plupart d’entre eux se dispersèrent ; cependant il en resta quelques-uns, qui demandèrent la permission d’ensevelir le corps de Parmeniôn, ce qui fut même refusé longtemps par Kleandros, par crainte du mécontentement du roi. A la fin cependant, jugeant prudent de céder, en partie, il trancha la tête et leur remit le tronc pour l’ensevelir. La tête fut envoyée à Alexandre[45].

Parmi les nombreux actes tragiques racontés dans tout le cours de cette histoire, il n’y en a aucun de plus révoltant que le sort de ces deux généraux. Alexandre, violent dans tous ses mouvements, déploya en cette occasion une rancune personnelle digne de sa féroce mère Olympias, exaspérée plutôt qu’adoucie par la grandeur d’anciens services[46]. Quand nous voyons les plus grands officiels de l’armée macédonienne diriger en personne et sous les yeux d’Alexandre la, lacération et le brûlement du cadavre nu de leur collègue Philôtas et assassiner de leurs propres mains le vétéran Parmeniôn, — nous sentons combien nous avons passé de la région du sentiment civique grec dans celle du guerrier illyrien, plus sauvage, devenu oriental en partie. Il n’est pas surprenant de lire qu’Antipater, vice-roi de Macédoine, qui avait partagé avec Parmeniôn la faveur et la confiance de Philippe aussi bien que d’Alexandre, tremblât en apprenant de pareils actes et songeât à un refuge pour lui-même contre de semblables possibilités. Cette affaire alarma à la fois et dégoûta beaucoup d’autres officiers[47]. Aussi Alexandre, en ouvrant et en examinant les lettres envoyées par son armée en Macédoine, découvrit-il de telles expressions d’indignation qu’il crut prudent de transférer un grand nombre des mécontents déclarés dans une division particulière, les séparant du reste de l’armée[48]. Au lieu de nommer un officier en remplacement de Philôtas au commandement de la cavalerie des Compagnons, il fit de ce corps deux divisions, en nommant Hephæstion commandant de l’une et Kleitos commandant de l’autre[49].

L’automne et l’hiver (330-329 av. J.-C.) furent consacrés par Alexandre à réduire la Drangiane, la Gedrosia, l’Arachosia et les Paropamisadæ, le Seiestan, l’Afghanistan et la partie occidentale du Kaboul des temps modernes, situés entre Ghazna au nord, Kandahar ou Kélat au sud et Furrah à l’ouest. Il n’éprouva pas de résistance combinée, mais ses troupes souffrirent cruellement du froid et des privations[50]. Près de l’extrémité méridionale de l’un des défilés de l’Hindou-Koh (apparemment au nord-est de la ville de Kaboul), il fonda une nouvelle cité, appelée Alexandrie ad Caucasum, où il établit sept mille vieux soldats macédoniens et autres comme colons[51]. Vers la fin de l’hiver, il franchit l’immense chaîne de l’Hindou-Koh, marche de quinze jours à travers des régions de neige et pleine de fatigues pour son armée. En arrivant sur le côté septentrional de ces montagnes, il se trouva en Bactriane.

Le chef bactrien Bessus, qui avait pris le titre de roi, ne put réunir qu’une petite armée, avec laquelle il dévasta le pays, et ensuite il se retira en Sogdiane, en franchissant l’Oxus, où il détruisit tous les bateaux. Alexandre parcourut la Bactriane sans rencontrer à, peine de résistance, les villes principales, Baktres (Balkh) et Aornos, se rendant à, lui à la première, démonstration d’une attaque. Après avoir nommé Artabazos satrape de Bactriane et mis Archélaos avec une garnison dans Aornos[52], il se dirigea au nord vers l’Oxus, frontière entre la Bactriane et la Sogdiane. Ce fut une marche extrêmement pénible, s’étendant pendant deux ou trois jours à travers un désert sablonneux dénué d’eau et avec un temps très chaud. L’Oxus, large de douze cents mètres, profond et rapide, était le fleuve le plus formidable que les Macédoniens eussent encore vu[53]. Alexandre transporta son armée à l’autre bord sur les peaux des tentes enflées et bourrées de paille. Il semble surprenant que Bessus n’ait pas profité de cette occasion favorable pour s’opposer à un passage en lui-même si difficile ; toutefois ses cavaliers bactriens l’avaient abandonné au moment où il quittait leur territoire. Quelques-uns de ses compagnons, Spitamenês et autres, terrifiés à la nouvelle qu’Alexandre avait franchi l’Oxus, désirèrent faire leur paix séparée en livrant leur chef[54]. Ils envoyèrent une proposition à cet effet ; alors Ptolemæos, avec une division légère, fut dépêché en avant par Alexandre et put, grâce à une extrême rapidité de mouvements, surprendre et saisir Bessus dans un village. Alexandre ordonna qu’il fût tenu enchaîné, nu et avec un collier autour du cou, sur le côté de la route que l’armée suivait. En arrivant à l’endroit, Alexandre arrêta son char et demanda durement à Bessus sur quel prétexte il avait d’abord arrêté, puis tué Darius, son roi et bienfaiteur. Bessus répondit qu’il ne l’avait pas fait seul ; d’autres y étaient intéressés avec lui, qui cherchaient a obtenir pour eux-mêmes d’Alexandre un traitement favorable. Le roi n’ajouta pas un mot ; mais il ordonna qu’on fouettât Bessus et qu’ensuite on le renvoyât comme prisonnier à Baktres[55] ; — où nous entendrons parler encore de lui.

Dans sa marche en avant, Alexandre arriva a une petite ville, habitée par les Branchidæ, descendants de ces Branchidæ, près de Milêtos, sur  la côte d’Iônia, qui avaient administré le grand temple et l’oracle d’Apollon, sur le cap Poseidion, et qui avaient livré les trésors de ne temple au roi de Perse Xerxès, cent cinquante ans auparavant. Cette action avait attiré sur eux tant de haine que, quand la domination de Xerxès fut renversée sur la côte, ils se retirèrent avec lui dans l’intérieur de l’Asie. Il leur assigna des terres dans la lointaine région de la Sogdiane, à leurs descendants étaient toujours demeurés depuis, pariant deux langues et ayant en partie perdu le caractère hellénique, attachés toutefois encore à leurs traditions et à leur origine, Charmés de se trouver une fois de plus en commerce avec des Grecs, ils s’avancèrent au-devant de l’armée, qu’ils accueillirent bien, en lui offrant tout ce qu’ils possédaient. Alexandre, apprenant qui ils étaient et quelle était leur extraction, pria les Milésiens qu’il avait dans son armée de déterminer la manière dont ils devaient être traités. Mais comme les Milésiens n’étaient ni décidés ni unanimes, Alexandre déclara qu’il le déterminerait pour eux. Ayant d’abord occupé la cité en personne avec un détachement d’élite, il posta son armée tout autour des murs, et alors il donna l’ordre non seulement de la piller, mais de massacrer la population entière, — hommes, femmes et enfants. Ils furent tués sans qu’ils prissent des arillés ou essayassent de résister, ayant recours seulement à des prières et à des manifestations suppliantes. Alexandre commanda ensuite de raser les murailles et de couper les bosquets sacrés, afin qu’il ne restât aucun endroit habitable, rien que la solitude et la stérilité[56]. Telle fut la vengeance tirée de ces infortunées victimes pour les actions de leurs ancêtres dans la quatrième ou la cinquième génération précédente. Sans doute Alexandre se considérait comme chargé d’exécuter les desseins d’Apollon irrité contre une race maudite qui avait pillé le temple du dieu[57]. On avait proclamé que l’expédition macédonienne était entreprise primitivement dans le dessein de venger sur les Perses contemporains les anciens torts faits à la Grèce par Xerxès, de sorte qu’Alexandre se conformait à ce même sentiment en vengeant sur les Branchidæ contemporains les actes de leurs ancêtres, — encore plus coupables que Xerxès à ses yeux. Le massacre de cette infortunée population fut en effet un exemple de sacrifice humain sur la plus grande échelle, offert aux, dieux par les dispositions religieuses d’Alexandre, et diane d’être comparé à celui du général carthaginois Hannibal, quand il sacrifia trois mille prisonniers grecs sur le champ de bataille d’Himera, où son grand-père Hamilkar avait été tué, soixante-dix ans auparavant[58].

Alexandre continua, ensuite sa marche jusqu’à Marakanda (Samarkand), capitale de la Sogdiane, — puis jusqu’à l’Iaxarte, que lui et ses compagnons, dans leurs notions géographiques imparfaites, prenaient pour le Tanaïs, la limite entre l’Asie et l’Europe[59]. Pendant sa marche, il laissa des garnisons dans diverses villes[60] ; mais, il n’éprouva aucune résistance, bien que des corps détachés d’indigènes voltigeassent sur ses flancs. Quelques-uns de ces corps, après avoir coupé un petit nombre de ses fourrageurs, se réfugièrent ensuite sur une montagne escarpée et raboteuse, que l’on croyait inattaquable. Toutefois, Alexandre les y poursuivit, à la tète de ses troupes les plus légères et les plus actives. Bien que repoussé d’abord, il réussit à escalader et à prendre la place de ses défenseurs, qui étaient au nombre de trente mille, les trois quarts ou furent passés au fil de l’épée ou périrent en sautant des précipices. Plusieurs de ses soldats furent blessés par des flèches et lui-même eut la jambe traversée de l’une d’elles[61]. Mais ici, comme ailleurs, nous remarquons que presque tous les Orientaux que soumettait Alexandre étaient des hommes peu propres à un combat corps à corps, — sachant combattre seulement avec des traits.

En ce lieu, comme sur l’Iaxarte, Alexandre projeta (été 329 av. J.-C.) de fonder une cité nouvelle qui porterait son nom, et destinée en partie à servir de protection contre les incursions des Scythes nomades sur l’autre côté du fleuve, en partie à lui faciliter le passage pour les soumettre, ce qu’il avait l’intention de faire aussitôt qu’il en pourrait trouver l’occasion[62]. Toutefois il fut rappelé pour le moment par la nouvelle d’une révolte répandue au loin parmi les habitants récemment vaincus de la Sogdiane et de la Bactriane. I1 réprima cette révolte avec sa vigueur et sa célérité habituelles, en distribuant ses troupes de manière à prendre cinq municipes en deux jours et Kyropolis ou Kyra, la plus considérable des villes sogdiennes voisines (fondée par le Perse Cyrus) immédiatement après. Il passa au fil de l’épée tous les défenseurs et tous les habitants. Retournant ensuite vers l’Iaxarte, il acheva en vingt jours les fortifications de sa nouvelle ville d’Alexandrie (peut-être à Khodjend ou auprès de cette place), avec les sacrifices et les fêtes convenables en l’honneur des dieux. Il y établit quelques vétérans macédoniens et quelques mercenaires grecs, avec des colons volontaires pris dans les indigènes d’alentour[63]. Une armée de nomades scythes, se montrant de l’autre côté du fleuve, piqua sa vanité et l’engagea à y passer et à les attaquer. Transportant une division sur des peaux enflées, il les défit avec peu de difficulté et les poursuivit vivement dans le désert. Mais la chaleur était extrême et l’armée souffrait beaucoup de la soif, tandis que le peu d’eau qu’on pouvait trouver était si mauvaise qu’elle causa à Alexandre une diarrhée qui compromit sa vie[64]. Cette chasse de quelques milles sur la rive droite de l’Iaxarte (vraisemblablement dans le khanat actuel de Kokand) marqua la limite extrême de la marche d’Alexandre au nord.

Peu de temps après, un détachement macédonien, inhabilement conduit, fut détruit en Sogdiane par Spitamenês et les Scythes (hiver 329-328 av. J.-C.), malheur rare qu’Alexandre vengea en dévastant la région[65] près du fleuve Polytimêtos (le Kohik) et en passant au fil de l’épée les habitants de toutes les villes qu’il prit. Il repassa ensuite l’Oxus, afin de se reposer pendant le temps extrême de l’hiver à Zariaspa, en Bactriane, d’où ses communications avec la Macédoine étaient plus faciles, et où il reçut divers renforts de troupes grecques[66]. Bessus, qui y avait été retenu comme prisonnier, fut alors amené au milieu d’une assemblée, publique, dans laquelle Alexandre, après lui avoir reproché d’abord sa trahison à l’égard de Cyrus, lui fit couper le nez et les oreilles, — puis il l’envoya dans cet état à Ecbatane, four y être enfin tué par les Mèdes et les Perses[67]. Sa mutilation était une pratique tout à fait orientale et non hellénique. Arrien lui-même, bien que plein d’admiration et d’indulgence à l’égard de son héros, blâme cet ordre sauvage, l’un des nombreux faits qui prouvent combien Alexandre avait pris des dispositions orientales. Nous pouvons faire remarquer que son extrême colère en cette occasion fut fondée en partie sur le désappointement qu’il éprouva en voyant que Bessus avait fait échouer ses pénibles efforts pour prendre Darius vivant, — en partie sur le fait que le satrape avait commis une trahison contre la personne du roi, qu’il était dans la politique aussi bien que dans les sentiments d’Alexandre d’entourer d’une auréole[68]. En effet, quant aux traîtres contre la Perse, comme cause et comme pays, Alexandre ne les avait jamais découragés, et il les avait quelquefois récompensés d’une manière signalée. Mithrinês, le gouverneur de Sardes, qui lui avait ouvert les portes de cette forteresse presque imprenable immédiatement après la bataille du Granikos, — le traître qui, peut-être après Darius lui-même, avait fait le plus de mal à la cause persane, obtint de lui une haute faveur et un avancement considérable[69].

Les tribus grossières mais courageuses de la Bactriane et de la Sogdiane n’étaient encore qu’imparfaitement soumises, secondée comme l’était leur résistance par de vastes espaces d’un désert sablonneux, par le voisinage des nomades scythes et par la présence de Spitamenês comme chef. Alexandre, distribuant son armée en cinq divisions, traversa le pays et abattit toute résistance, tandis qu’il prit aussi des mesures pour établir plusieurs postes militaires ou villes nouvelles dans des lieux convenables[70] (été 328 av. J.-C.). Après quelque temps, toute l’armée fut réunie dans la capitale de la Sogdiane, — Marakanda, — où on lui accorda une halte et quelque repos[71].

Ce fut pendant cette halte à Marakanda (Samarkand) que fut donné le mémorable banquet dans lequel Alexandre tua Kleitos (Clitus) (328 av. J.-C.). Il a déjà été dit que Kleitos lui avait sauvé la vie à la bataille du Granikos, en coupant le bras armé du Persan Spithridatês quand déjà il le levait pour frapper le roi par derrière. Depuis la mort de Philôtas, l’importante fonction de général de la cavalerie des Compagnons avait été partagée entre Hephæstion et Kleitos. De plus, la famille de Kleitos avait été attachée à. Philippe par des liens si anciens, que sa sœur, Lanikê, avait été choisie pour élever Alexandre lui-même quand il était enfant. Deux de ses fils avaient déjà péri dans les batailles en Asie. Si — donc il y avait un homme qui fût haut placé dans le service, ou qui eut droit de dire librement sa façon de penser à Alexandre, c’était Kleitos.

Dans ce banquet à Marakanda, ou, suivant l’Habitude macédonienne, on avait bu du vin en abondance, et olé Alexandre, Kleitos et la plupart des autres convives étaient déjà à peu prés ivres, des enthousiastes ou des flatteurs accumulèrent des éloges sans mesure sur les exploits passés du roi[72]. Ils l’élevèrent au-dessus de tous les héros légendaires les plus vénérés ; ils déclarèrent que ses actions surhumaines prouvaient sa paternité divine, et qu’il avait mérité une apothéose comme Hêraklês, que l’envie, seule pourrait lui refuser même de son vivant. Alexandre lui-même se joignit à ces vanteries, et même se fit honneur des dernières victoires du règne de son père, dont il déprécia les talents et la gloire. Pour les vieux officiers macédoniens, une pareille insulte lancée sur la mémoire de Philippe était profondément blessante. Mais parmi eux tous, aucun n’avait vu avec plus d’indignation que Kleitos l’insolence croissante d’Alexandre, — sa prétendue filiation de Zeus Ammon, qui écartait Philippe comme indigne, — sa préférence pour des serviteurs persans, qui accordaient ou refusaient l’accès auprès de sa personne, — l’application qu’il faisait à des soldats macédoniens du traitement méprisant enduré d’ordinaire par des Asiatiques, et même l’autorisation qu’il donnait de les fouetter au moyen de mains persanes et de verges persanes[73]. L’orgueil d’un général macédonien dans les prodigieux succès des cinq dernières années était effacé par sa mortification, quand il voyait qu’ils tendaient seulement à confondre ses compatriotes au milieu d’une foule d’Asiatiques serviles, et à remplir le prince de ces aspirations exagérées transmises de Xerxês ou d’Ochus. Mais quelles que fussent les pensées intérieures d’officiers macédoniens, ils se taisaient devant Alexandre, dont le formidable caractère et l’estime exorbitante qu’il faisait de lui-même ne toléraient aucune critique.

Au banquet de Marakanda, cette répugnance longtemps comprimée se fit jour, accidentellement il est vrai et sans préméditation, mais pour cette raison même d’autant plus violente et dénuée de mesure. Le vin, qui rendait Alexandre plus vantard et ses flatteurs désagréables à l’excès, triompha complètement de la réserve de Kleitos. Il blâma l’impiété de ceux qui dégradaient les anciens héros afin de faire un piédestal pour Alexandre, Il protesta contre l’injustice qu’il y avait à rabaisser la renommée élevée et légitime de Philippe, dont il vanta hautement les exploits, en les déclarant égaux, sinon supérieurs, à ceux de son fils. Car ceux d’Alexandre, quelque brillants qu’ils fussent, avaient été accomplis, non pas par lui seul, mais par cette armée macédonienne invincible qu’il avait trouvée toute prête pour en faire usage[74] ; tandis que ceux de Philippe lui avaient été personnels, — puisqu’il avait trouvé la Macédoine abattue et désorganisée, et avait eu à se créer et des soldats et un système militaire. Les grands instruments des victoires d’Alexandre avaient été les vieux soldats de Philippe qu’il méprisait actuellement, — et parmi eux Parmeniôn, qu’il avait mis à mort.

Des remarques telles que celles-ci, exprimées dans le grossier langage d’un vétéran macédonien à moitié ivre, provoquèrent une bruyante contradiction de, la part de beaucoup des assistants, et blessèrent vivement Alexandre, qui entendait alors pour la première fois l’explosion franche de la désapprobation, dissimulée auparavant et qu’il ne connaissait que par conjecture. Mais la colère et la contradiction, tant de son côté que de celui des autres, ne firent que donner à Kleitos plus d’insouciance dans l’expression de ses propres sentiments qui se déchargeaient actuellement avec délices après avoir été si longtemps renfermés. Il passa des vieux soldats macédoniens à lui-même individuellement. Étendant sa main droite vers Alexandre, il s’écria : — Souviens-toi que tu me dois la vie ; cette main t’a sauvé au Granikos. Sache entendre le langage sincère de la vérité, ou autrement abstiens-toi d’inviter à souper des hommes libres, et borne-toi à la société d’esclaves barbares. Tous ces reproches piquèrent Alexandre au vif. Mais rien ne lui fut aussi intolérable que la respectueuse sympathie pour Parmeniôn, qui rappelait à sa, mémoire un des plus sombres actes de sa vie, — et le souvenir de sa vie sauvée au Granikos, qui le mettait dans la position inférieure d’un débiteur à l’égard du censeur même dont les reproches lui faisaient en ce moment éprouver une vive douleur. A la fin, la colère et l’ivresse réunies le jetèrent dans une fureur dont il ne fut pas maître. Il s’élança de son lit, et chercha son poignard pour s’élancer sur Kleitos ; mais le poignard avait été mis hors de sa portée par l’un des assistants. A haute voix et avec le mot macédonien de commandement, il appela les gardes du corps et ordonna aux trompettes de sonner l’alarme. Mais personne n’obéit à un ordre aussi grave, donné dans son état d’ivresse. Ses principaux officiers, Ptolemæos, Perdikkas et autres, s’attachèrent à sa personne, tinrent ses bras et son corps, et le supplièrent de s’abstenir de violence ; d’autres en même temps essayèrent de faire taire Kleitos et de l’entraîner hors de la salle, qui était actuellement devenue un théâtre de tumulte et de consternation. Mais Kleitos n’était pas d’humeur à s’avouer coupable en se retirant ; tandis qu’Alexandre, furieux de l’opposition faite alors, pour la première fois, à sa volonté, s’écriait que ses officiers le tenaient enchaîné comme Bessus avait tenu Darius, et ne lui laissaient que le nom de roi. Bien que désireux de retenir ses mouvements, sans doute ils n’osèrent pas employer beaucoup de force physique ; de sorte que sa grande vigueur personnelle et ses efforts continus le dégagèrent bientôt. Alors il arracha une pique à un des soldats, se jeta sur Kleitos, et le perça sur place, en s’écriant : Va maintenant rejoindre Philippe et Parmeniôn[75].

Le meurtre ne fut pas plus tôt commis, que les sentiments d’Alexandre subirent une révolution complète. La vue de Kleitos, — cadavre saignant sur le sol, — les marques de stupéfaction et d’horreur visibles dans tous les spectateurs, et la réaction qui suivit un mouvement furieux rassasié instantanément, le plongèrent à la fois dans l’extrême opposé du remords et du repentir. Sortant précipitamment de la salle, et se retirant dans sa chambre à coucher, il passa trois jours dans les angoisses de la douleur, sans boire ni manger. Il éclata en larmes et en exclamations multipliées sur son acte de folie ; il répéta les noms de Kleitos et de Lanikê et en insistant sur sa dette de reconnaissance à l’égard de chacun d’eux, il se déclara indigne de vivre après avoir récompensé de pareils services par un meurtre infâme[76]. A la fin ses amis le décidèrent à prendre de la nourriture, et à revenir à l’activité. Tous se réunirent pour essayer de lui rendre le repos de la conscience. L’armée macédonienne déclara, par un vote public, que Kleitos avait été tué justement, et que son corps resterait sans sépulture, ce qui fournit à Alexandre l’occasion d’infirmer le vote, et d’ordonner qu’il fût enseveli par son ordre[77]. Les prophètes le consolèrent en lui assurant que ce mouvement meurtrier était né, non de son esprit naturel, mais d’une perversion et d’une folie causées par le dieu Dionysos, pour venger l’omission d’un sacrifice qui lui était dû le jour du banquet, mais qui lui avait’ été refusé[78]. En dernier lieu, le sophiste ou philosophe grec, Anaxarchos d’Abdêra, ranima le courage d’Alexandre par une flatterie faite à propos, en traitant sa sensibilité comme n’étant rien de plus qu’une généreuse faiblesse ; en lui rappelant que dans sa position élevée de vainqueur et de Grand Roi, il avait droit de prescrire ce qui était légitime et juste, au lieu de se soumettre à des lois dictées du dehors[79]. Kallisthenês le philosophe fut également convoqué, avec Anaxarchos, en présence du roi, et chargé de même de lui adresser des réflexions consolantes. Mais il adopta, dit-on, un ton de discours complètement différent, et blessa plutôt qu’il ne satisfit Alexandre.

Le remords d’Alexandre finit par céder à ces influences réparatrices et plus encore probablement à l’absolue nécessité d’agir. Comme les autres émotions de son Mme ardente, il fut violent et accablant tant qu’il dura. Mais on ne peut démontrer qu’il ait laissé aucune trace durable sur son caractère, ni aucun effet qui justifie l’admiration sans bornes d’Arrien ; cet auteur, en effet, n’a que des blâmes à donner à Kleitos, la victime, tandis qu’il exprime la plus vive sympathie pour la souffrance morale du meurtrier.

Après dix jours[80], Alexandre remit son armée en mouvement pour achever de réduire la Sogdiane (328 av. J.-C.). Il ne trouva pas d’ennemi capable de lui tenir tête en bataille rangée ; cependant Spitamenês, avec les Sogdiens et quelques alliés scythes, soulevèrent beaucoup d’hostilités de détail, qu’il fallut une autre année pour réprimer. Alexandre eut à souffrir la fatigue et les peines les plus grandes dans ses marches à travers les parties montagneuses de cette contrée vaste, raboteuse et pauvrement fournie, avec des positions sur des rochers, naturellement fortes, que ses ennemis cherchaient à défendre. Un de ces forts, occupé par un chef indigène nommé Sisymithrês, semblait presque inattaquable, et dans le fait il fut pris plutôt par intimidation que réellement de vive force[81]. Les Scythes après un succès partiel sur un petit détachement macédonien, finirent par être si complètement battus et terrifiés, qu’ils tuèrent Spitamenês, et envoyèrent sa tête au vainqueur comme offrande propitiatoire[82].

Après un court moment de repos à Naütaka, au cœur de l’hiver, Alexandre reprit les opérations ; en attaquant un poste très fort, appelé le Rocher Sogdien, où s’était réuni un nombre considérable de fugitifs, avec d’amples provisions (hiver-printemps 328-327 av. J.-C.). C’était un précipice qu’on supposait inexpugnable ; et vraisemblablement il l’eût été, malgré l’énergie et les talents d’Alexandre, si les occupants n’eussent complètement négligé leur garde, et n’eussent cédé à la vue seule d’une poignée de Macédoniens qui avait gravi le précipice. Au nombre des prisonniers faits par Alexandre sur le rocher, se trouvaient l’épouse et la famille du chef bactrien Oxyartês ; dont l’une des filles, nommée Roxanê, captiva tellement Alexandre par sa beauté qu’il résolut de l’épouser[83]. Il passa ensuite de Sogdiane dans le territoire voisin de la Parætakênê, où il y avait un autre site inexpugnable appelé le Rocher de Choriênes, qu’il fut également assez heureux pour réduire[84].

De là Alexandre se rendit à Baktra (327 av. J.-C.). Envoyant Krateros avec une division pour achever de soumettre la Parætakênê, il resta lui-même à Baktra, où il prépara son expédition qui devait franchir l’Hindou-Koh pour conquérir l’Inde. Comme garantie de la tranquillité de la Sogdiane et de la Bactriane pendant son absence, il leva dans ces contrées trente mille jeunes soldats qui devaient l’accompagner[85].

Ce fut à Baktra qu’Alexandre célébra son mariage avec la captive Roxanê (printemps, 327 av. J.-C.). Au milieu du repos et des fêtes qui accompagnèrent cet événement, le caractère oriental qu’il était en train d’acquérir se montra avec plus de force que jamais. Il rte put plus se satisfaire sales obtenir que les Grecs et les Macédoniens, aussi bien que les l’erses, se prosternassent devant lui, c’est-à-dire l’adorassent ; reconnaissance publique et unanime de sa divine origine et de sa dignité surhumaine. Quelques-uns des Grecs et des Macédoniens lui avaient déjà rendu cet hommage. Néanmoins aux yeux du plus grand nombre, malgré la déférence et l’admiration extrême qu’ils avaient pour lui, il était répugnant et dégradant. L’impérieux Alexandre lui-même recula devant la pensée de donner des ordres publics et formels sur un pareil sujet ; mais une manœuvre fut concertée, au su du prince, par les Perses et par certains sophistes ou philosophes grecs complaisants, dans le dessein d’obtenir ce résultat par surprise.

Dans un banquet à Baktra, le philosophe Anaxarchos, adressant à l’assemblée une harangue préparée à l’avance, vanta les exploits d’Alexandre comme surpassant de beaucoup ceux de Dionysos et d’Hêraklès. Il déclara qu’Alexandre avait déjà fait plus qu’il ne fallait pour lui établir un titre à des honneurs divins de la part dés Macédoniens, qui (dit-il) adoreraient assurément Alexandre après sa mort et qui devaient en toute justice l’adorer pendant sa vie, sur-le-champ[86].

On applaudit à cette harangue, et d’autres personnes, favorables au plan, appuyèrent sur des sentiments semblables ; elles se mirent en devoir de donner l’exemple d’un consentement immédiat et furent elles-mêmes les premières à rendre un culte au roi. La plupart des officiers macédoniens restèrent immobiles, dégoûtés de ce discours. Mais, malgré leur dégoût, ils ne dirent rien. Pour répondre à un discours bien tourné et coulant sans doute, il fallait quelque talent oratoire ; de plus, on savait bien que quiconque oserait répliquer était désigné à l’antipathie d’Alexandre. Le sort de Kleitos, qui avait accusé les mêmes sentiments dans la salle de banquet de Marakanda, était frais dans le souvenir de tout le monde. La répugnance que beaucoup éprouvaient, mais que personne n’osait exprimer, finit par trouver un organe dans Kallisthenês d’Olynthos.

Ce philosophe, dont le sort lamentable attache à son nom un intérêt particulier, était neveu d’Aristote et avait, par l’entremise de son oncle, connu de bonne heure Alexandre pendant l’enfance de ce dernier. A la recommandation d’Aristote, Kallisthenês avait accompagné Alexandre dans son expédition en Asie. C’était un homme doué, comme littérateur et rhéteur, d’un grand talent, qu’il appliqua à la composition de l’histoire, — et à l’histoire des temps récents[87]. Alexandre, plein d’ardeur pour les conquêtes, désirait en même temps que ses exploits fussent célébrés par des poètes et des hommes de lettres[88] ; il y avait aussi des moments où il jouissait de leur conversation. Pour ces cieux raisons, il invita quelques-uns d’entre eux à accompagner l’armée. Les plus prudents refusèrent ; mais Kallisthenês obéit, en partie dans l’espoir d’obtenir le rétablissement de sa cité natale, Olynthos, comme Aristote avait eu la même faveur pour Stageira[89]. Kallisthenês avait composé un récit (non conservé) des exploits d’Alexandre, qui certainement allait jusqu’à la bataille d’Arbèles et qui peut-être a pu s’étendre plus loin. Le peu de fragments de ce récit qui restent semblent indiquer une extrême admiration pour Alexandre, non seulement à cause de sa bravoure et de son talent, mais encore à cause de sa bonne fortune supérieure et non interrompue, — et ils le désignent comme le favori chéri des dieux. Ce sentiment était parfaitement naturel au milieu d’événements d’une telle grandeur. Autant que nous en pouvons juger par un spécimen ou deux, Kallisthenês payait un ample tribut d’éloges au héros de son histoire. Mais le caractère d’Alexandre lui-même avait éprouvé un changement considérable pendant les six années qui s’écoulèrent entre son premier débarquement en Asie et sa campagne en Sogdiane. Toutes ses plus mauvaises qualités avaient été développées par un succès sans pareil et par l’exemple asiatique. Il avait besoin de plus grandes doses de flatterie et en était venu actuellement à désirer, non seulement la réputation d’une paternité divine, mais les manifestations réelles du culte comme à l’égard d’un dieu.

Pour les Grecs lettrés qui accompagnaient Alexandre, ce changement dans son caractère doit avoir été particulièrement palpable et gros de conséquences sérieuses, vu qu’il se manifestait surtout, non à des périodes de devoir militaire actif, mais à ses heures de loisir, quand il se récréait dans leur conversation et leurs discours. Plusieurs de ces Grecs, — Anaxarchos, Kleôn, le poète Agis d’Argos, — s’accommodèrent à ce changement et élevèrent peu à peu leurs flatteries au point voulu. Kallisthenês ne put en faire autant. C’était un homme d’un caractère calme, d’habitudes simples, sévères et presque insociables, — à la sobriété duquel répugnaient les libations macédoniennes prolongées. Aristote disait de lui que c’était un grand et puissant orateur, mais qu’il n’avait pas de jugement ; suivant d’autres rapports, c’était un homme vain et arrogant, qui disait avec jactance que la réputation et l’immortalité d’Alexandre dépendaient de la composition et du ton de son histoire[90]. Quant à la vanité personnelle, — qualité commune parmi les Grecs lettrés, — Kallisthenês en avait probablement sa bonne part. Mais il n’y a pas de motifs pour croire que soie caractère eût changé. Quelle qu’ait pu être sa vanité, elle n’avait pas offensé Alexandre pendant les premières années, et elle ne l’aurait pas offensé en ce moment si Alexandre lui-même ne fût pas devenu un homme différent.

A l’occasion de la démonstration mise en train par Anaxarchos au banquet, Kallisthenês avait été invité par Hephæstion à se joindre au culte qu’on avait l’intention de proposer à l’égard d’Alexandre, et Hephæstion prétendit plus tard qu’il avait promis d’y acquiescer[91]. Mais sa conduite réelle fournit un motif raisonnable pour croire qu’il ne fit pas une promesse semblable ; car il regarda comme un devoir non seulement de refuser l’acte d’adoration, mais encore d’exposer publiquement les raisons pour lesquelles il le désapprouvait, d’autant plus qu’il remarquait que la plupart des Macédoniens présents pensaient comme lui-même. Il prétendit que la distinction entre les dieux et les hommes ne pouvait être confondue sans impiété et injustice. Alexandre avait amplement mérité, — comme homme, comme général et comme roi, — les plus hauts honneurs compatibles avec l’humanité ; mais en faire un dieu, ce serait à la fois une injure pour lui et une offense pour les dieux. Anaxarchos (ajouta-t-il) était la dernière personne de qui devait venir une pareille proposition, puisqu’il était un de ceux dont la seul titre à la société d’Alexandre était fondé sur ce qu’il pouvait donner un conseil instructif et utile[92].

Kallisthenês exprimait en ce moment ce que pensaient un grand nombre de ses auditeurs. Le discours fut non seulement approuvé, mais si chaleureusement applaudi par les Macédoniens présents, en particulier par les officiers âgés, — qu’Alexandre jugea prudent d’interdire toute nouvelle discussion sur ce sujet délicat. Bientôt les Perses qui étaient là, suivant la coutume asiatique, s’approchèrent et se prosternèrent devant lui ; puis Alexandre, avec des coupes de vin successives, porta un toast a ceux des Grecs et des Macédoniens avec lesquels il s’était concerté préalablement. La coupe était présentée à chacun d’eux, qui, après avoir bu pour répondre au : toast, s’approchait du roi, se prosternait devant lui et recevait alors un salut. En dernier lieu, Alexandre fit présenter la coupe à Kallisthenês, qui, après avoir bu comme les autres, s’approcha de lui dans le dessein de recevoir un salut, mais sans se prosterner. Alexandre fut informé expressément de cette omission par un des Compagnons ; alors il refusa d’admettre Kallisthenês à tin salut. Ce dernier se retira en disant : Eh bien, je m’en irai, moins heureux que d’autres en ce qui regarde le salut[93].

Kallisthenês fut imprudent et même blâmable en faisant cette dernière observation, qui, sans nécessité ni avantage, aggravait l’offense déjà faite à Alexandre. Il fut plus imprudent encore, si nous songeons simplement à sa sûreté personnelle, en se mettant publiquement en avant pour protester contre l’insinuation qui tendait à rendre des honneurs divins à ce prince et en créant ainsi l’offense principale qui même seule était inexpiable. Mais l’occasion actuelle fut sérieuse et importante, au point de convertir l’imprudence en un véritable courage moral. Il s’agissait non d’obéir à un ordre donné par Alexandre, car il n’avait pas été donné d’ordre, — mais d’accepter ou de rejeter une motion faite par Anaxarchos, motion qu’Alexandre, en vertu d’une méprisable manœuvre concertée à l’avance, affectait de laisser à la libre décision de l’assemblée, pleinement convaincu qu’il ne se trouverait personne d’assez intrépide pour s’y opposer. Si un sophiste grec faisait une proposition, en elle-même servile et honteuse, un autre sophiste ne pouvait que s’honorer en protestant publiquement contre elle, d’autant plus que cette protestation était faite (comme nous pouvons le voir par le rapport d’Arrien) en termes qui n’avaient rien d’insultant, mais pleins d’une respectueuse admiration à l’égard d’Alexandre personnellement. Le succès complet du discours est à lui seul une preuve de la convenance du ton[94] ; car les officiers macédoniens devaient avoir de l’indifférence, sinon du mépris, pour un rhéteur tel que Kallisthenês, tandis qu’à l’égard d’Alexandre ils avaient la plus grande déférence, jusqu’à l’adoration réelle exclusivement. Il y a peu d’occasions dans lesquelles l’esprit libre des lettres grecques et du civisme grec, dans leur protestation contre une exorbitante insolence individuelle, paraisse plus saillant et plus estimable que dans le discours de Kallisthenês[95]. Arrien désapprouve le dessein d’Alexandre, et il blâme fortement la motion d’Anaxarchos ; néanmoins il est tellement désireux de trouver quelque excuse pour Alexandre qu’il blâme aussi dans Kallisthenês une franchise, une folie et une insolence hors de saison, en faisant de l’opposition. Il aurait pu dire avec quelque vérité que Kallisthenês eût bien fait de se retirer plus tôt (s’il avait pu le faire sans offenser) du camp d’Alexandre, qu’aucun Grec lettré ne pouvait actuellement fréquenter sans faire abnégation de sa liberté de langage et clé sentiment, et sans imiter la servilité d’Anaxarchos. Mais, étant présent, comme l’était Kallisthenês ; dans la salle à Baktra quand la proposition d’Anaxarchos fut faite et quand le silence eût été un acquiescement, — sa protestation contre elle fut à la fois opportune et digne, et d’autant plus digne qu’elle était pleine de danger pour lui-même.

Kallisthenês connaissait bien le danger, et il fut promptement à même de le reconnaître dans le changement de conduite d’Alexandre à son égard. Il fut, dès ce jour, un homme signalé en deux sens : d’abord à la haine d’Alexandre lui-même, aussi bien que des sophistes rivaux et de tous les, partisans de la déification projetée, — qui cherchèrent quelque prétexte d’accusation qui pût servir à le ruiner ; ensuite aux Macédoniens d’un esprit plus libre, témoins indignés des progrès de l’insolence dans Alexandre et admirateurs du Grec courageux qui avait protesté contre la motion d’Anaxarchos. Ces hommes sans doute le vantaient beaucoup, éloges qui aggravaient son danger ; car assurément ils étaient rapportés à Alexandre. Le prétexte pour sa ruine ne se fit pas longtemps attendre.

Parmi ceux qui admiraient Kallisthenês et recherchaient son commerce était Hermolaos, l’un des pages royaux, — troupe choisie dans les familles macédoniennes nobles, qui remplissait un devoir auprès de la personne du roi. Il était arrivé que ce jeune homme, un des compagnons d’Alexandre à la chassé, voyant un sanglier se précipiter pour attaquer le roi, lança son javelot et tua l’animal. Alexandre, irrité d’avoir été prévenu et de n’avoir pas tué le sanglier le premier, ordonna qu’Hermolaos fût fouetté — devant tous les autres pages et privé de son cheval[96]. Ainsi humilié et outragé pour une action non seulement innocente, mais dont l’omission aurait pu être punissable, si le sanglier avait fait quelque mal à Alexandre, — Hermolaos prit la ferme résolution de se venger[97]. Il fit entrer dans ce projet son intime ami Sostratos, avec plusieurs autres pages, et ils convinrent entre eux de tuer Alexandre dans sa chambre, la première nuit qu’ils seraient tous de garde ensemble. La nuit fixée arriva, sans que leur secret fût divulgué ; cependant le plan échoua grâce à ce hasard qu’Alexandre continua jusqu’à l’aurore à boire avec ses officiers et ne se retira pas pour se coucher. Le matin, un des conspirateurs, poussé par la crainte ou le repentir, divulgua le plan à son ami Chariklês, avec les noms de ceux qui y avaient trempé. Eurylochos, frère de Chariklês, informé par lui de ce qu’il avait appris, en informa immédiatement Ptolemæos, qui alla en instruire Alexandre. Par ordre du roi, on arrêta les personnes indiquées, et on les mit à la torture[98] ; elles avouèrent dans les tourments qu’elles avaient elles-mêmes conspiré pour le tuer, mais elles ne nommèrent pas d’autre complice et même elles nièrent qu’aucun autre connût leur dessein. Elles persistèrent dans ces dénégations, bien qu’on-leur appliquât les tourments les plus grands pour leur arracher la révélation de nouveaux noms. Ensuite on amena les pages devant les soldats macédoniens assemblés, et on les accusa comme conspirateurs. Là ils répétèrent leur aveu. On dit même qu’Hermolaos, en le faisant, se vanta de l’entreprise comme légitime et glorieuse, dénonçant la tyrannie et la cruauté d’Alexandre comme étant devenues insupportables pour un homme libre. Que cette vanterie ait été prononcée ou non, les personnes amenées furent déclarées coupables et lapidées sur-le-champ par les soldats[99].

Les pages ainsi mis à mort étaient des jeunes gens de bonnes familles macédoniennes ; aussi, pour les condamner, Alexandre avait-il jugé nécessaire d’invoquer, — ce qu’il était sûr d’obtenir contre qui que ce fût, — la sentence des soldats. Pour assouvir sa haine contre Kallisthenês, — non un Macédonien, mais seulement un citoyen grec, un des restes survivants de la cité détruite d’Olynthos, — une pareille formalité n’était pas nécessaire[100]. Jusqu’alors, il n’y avait pas l’ombre d’une preuve pour impliquer ce philosophe : car, bien que l’on sût que son nom était désagréable, Hermolaos et ses compagnons avaient, avec un courage exemplaire, décliné d’acheter la chance d’un sursis aux tortures les plus cruelles en le prononçant. Leurs aveux, -tous arrachés par la souffrance, à moins qu’ils ne fussent confirmés par d’autres témoignages, — et nous ne savons pas si l’on en consulta, — leurs aveux, dis-je, n’avaient guère d’importance, même contre eux ; mais contre Kallisthenês, ils étaient sans aucune portée ; bien plus, ils tendaient indirectement, non à le convaincre, mais à l’absoudre. Conséquemment, dans ce cas, comme dans celui de Philôtas, il fallut recueillir un sujet de tendance suspecte dans ses remarques et dans ses conversations reproduites. On prétendit[101] qu’il avait tenu aux pages un langage dangereux et incendiaire, en exposant Alexandre à leur haine, en les poussant à conspirer, et en désignant Athènes comme un lien de refuge ; de plus, on savait bien qu’il avait souvent été en relations avec Hermolaos. Pour un homme d’un caractère violent comme Alexandre et jouissant d’une autorité toute-puissante, ces indications étaient tout à fait suffisantes comme raisons d’agir contre quelqu’un qu’il haïssait.

En cette occasion, nous avons l’état d’esprit d’Alexandre révélé par lui-même, dans une des allusions à ses lettres faites par Plutarque. Écrivant à Krateros et à d’autres immédiatement après, Alexandre disait distinctement que les pages, dans toute leur torture, n’avaient déposé que contre eux-mêmes. Néanmoins, dans telle autre lettre, adressée à Antipater, en Macédoine, il employait ces expressions : Les Macédoniens ont lapidé les pages ; mais je punirai moi-même le sophiste, aussi bien que ceux qui l’ont envoyé ici, et ceux qui accueillent dans leurs cités les gens qui conspirent contre moi[102]. Le sophiste Kallisthenês avait été envoyé par Aristote, qui est désigné ici, et probablement les Athéniens après lui. Heureusement polir Aristote, il n’était pas à Baktra, mais à Athènes. Qu’il eût pu avoir quelque part’ à la conspiration des pages, cela était impossible. Dans cette sauvage expression de menace contre son précepteur absent, Alexandre révèle l’état réel de sentiment qui le poussa à faire périr Kallisthenês ; haine à l’égard de cet esprit de civisme et de libre langage que Kallisthenês, non seulement nourrissait, en commun avec Aristote et la plupart des autres Grecs lettrés, mais encore qu’il avait manifesté courageusement dans sa protestation contre la motion à l’effet d’adorer un mortel.

Kallisthenês fut d’abord mis à la torture, et ensuite pendu[103]. Son sort tragique excita un profond sentiment de sympathie et l’indignation parmi les philosophes de l’antiquité[104].

Les haltes d’Alexandre étaient formidables pour ses amis et ses compagnons ; ses marches, pour les indigènes non soumis qu’il lui plaisait de traiter en ennemis (été, 327 av. J.-C.). Lorsque Krateros revint de Sogdiane, Alexandre partit de Baktra (Balkh), au sud de la chaîne de montagnes du Paropamisos ou Caucase (Hindou-Koh) ; laissant toutefois à Baktra Amyntas avec une armée considérable de dix mille fantassins et de trois mille cinq cent chevaux, pour tenir dans le respect ces territoires intraitables[105]. Sa marche sur les montagnes occupa dix jours ; ensuite, il visita sa cité d’Alexandrie, nouvellement fondée chez les Paropamisadæ. Au Kophen (le Kaboul), ou près de ce fleuve, il fut rejoint par Taxilês, puissant prince indien, qui lui amena comme présent vingt-cinq éléphants, et dont l’alliance lui fut très précieuse. Ensuite, il partagea son armée, en envoya une division sous Hephæstion et Perdikkas vers le territoire appelé Peukelaôtis (apparemment le territoire immédiatement au nord du confluent du Kaboul avec l’Indus), et il conduisit le reste lui-même dans la direction de l’est, par les régions montagneuses entre l’Hindou-Koh et la rive droite de l’Indus. Hephæstion avait l’ordre, après qu’il aurait soumis tous les ennemis sur son chemin, de tenir un pont prêt pour passer l’Indus au moment où Alexandre arriverait. Astês, prince de Peukelaôtis, fut pris et tué dans la cité où il s’était enfermé ; mais cette place demanda à Hephæstion un siège de trente jours pour la réduire[106].

Alexandre, avec la moitié de l’armée qu’il conduisit, entreprit (327-326 av. J.-C.) la réduction des Aspasii, des Guræi et des Assakeni, tribus qui occupaient des localités montagneuses et difficiles le long des pentes méridionales de l’Hindou-Koh ; mais ni eux, ni leurs divers municipes mentionnés, Arigæon, Massaga, Bazira, Ora, Dyrta, etc., excepté peut-être le remarquable rocher d’Aornos[107], près de l’Indus, — ne peuvent être mentionnés plus exactement, Ces tribus étaient généralement braves, et secondées par des villes dans une forte position, aussi bien, que par une contrée raboteuse, complètement sans routes en beaucoup d’endroits[108]. Mais, pour se défendre, ils étaient peu unis, n’avaient aucun talent militaire et se servaient de misérables armes, de sorte qu’ils n’étaient nullement en état de s’opposer aux combinaisons excellentes et aux, rapides mouvements d’Alexandre, joints à l’attaque pleine de confiance de ses soldats et à leurs armes très supérieures, offensives aussi bien que défensives. Tous ceux qui essayèrent de résister furent successivement attaqués, accablés et tués. Ceux mêmes qui ne résistèrent pas, mais qui s’enfuirent aux montagnes, furent poursuivis et massacrés ou vendus comme esclaves. Le seul moyen d’échapper à l’épée était de rester, de se soumettre et d’attendre la volonté de l’envahisseur. Il est rare de lire dans l’histoire militaire une pareille série de succès non interrompus, tous accomplis avec peu de pertes. La prise du rocher d’Aornos fut particulièrement agréable à Alexandre, parce qu’il jouissait de la réputation légendaire d’avoir été attaqué en vain par Hêraklês, et dans le fait, lui-même, à première vue, l’avait jugé inexpugnable. Après avoir soumis ainsi les régions supérieures (au-dessus d’Attock ou confluent du Kaboul), sur la rive droite de l’Indus, il profita de quelques forêts qui s’étendaient le long du fleuve pour abattre du bois et construire des bateaux, auxquels on fit descendre le courant jusqu’au point où Hephæstion et Perdikkas préparaient le pont[109].

 

À suivre

 

 

 



[1] Cf. les paroles adressées par Alexandre à ses soldats fatigués, sur les rives de l’Hyphasis (Arrien, V, 26), avec celles qu’Hérodote prête à Xerxès, quand ce prince annonce son expédition projetée contre la Grèce (Hérodote, VII, 8).

[2] Il n’y a pas lieu, à mon avis, de douter que l’Ecbatane indiquée ici ne soit la moderne Hamadan. Voir un important Appendice ajouté par le docteur Thirlwall au sixième volume de l’Histoire de la Grèce, dans laquelle cette question est soutenue contre M. Williams.

Sir John Malcolm fait observer : — On ne peut guère dire qu’il y ait des routes en Perse, et elles ne sont pas fort nécessaires ; car l’usage des voitures à roues n’a pas encore été introduit dans ce royaume. Il ne peut y avoir rien de plus difficile et de plus raboteux que les sentiers que l’on a ouverts sur les montagnes qui limitent et coupent ce pays (ch. 24, vol. II, p. 525).

Dans le fait, à cet égard, comme à d’autres, l’état moderne de la Perse doit être inférieur à l’ancien, témoin la description faite par Hérodote de la route entre Sardes et Suse.

[3] Arrien, III, 19, 2-9, III, 20, 3.

[4] Arrien, III, 19, 5.

[5] Arrien, III, 19, 14 ; Diodore, XVII, 80. Diodore avait dit auparavant (XVII, 66, 71) que le trésor de Suse était de 49.000 talents, et celui de Persépolis de 120.000. Arrien déclare le trésor de Suse comme montant à 50.000 talents ; Quinte-Curce porte à 50.000 talents l’or et l’argent non monnayés seuls (V, 8, 11). Le trésor des deux vinés fut transporté à Ecbatane.

[6] Arrien, III, 20, 4.

[7] Quinte-Curce, V, 23, 12.

[8] Arrien, III, 19, 10 ; cf. V, 27, 7.

[9] Arrien, III, 24, 1.

Voir les remarques de Rüstow et de Koechly sur le changement fait par Alexandre dans son organisation militaire vers cette époque, aussitôt qu’il trouva qu’il n’avait plus de chance qu’une armée persane collective considérable lui tint tête en campagne (Geschichte der Griech. Kriegswesens, p. 2.52 sqq.) Le changement qu’ils signalent fut réel, — mais je crois qu’ils l’exagèrent en degré.

[10] Les défilés appelés les Portes Caspiennes me paraissent être ceux que décrivent Morier, Fraser et d’autres voyageurs modernes, comme étant la série de vallées et de défilés resserrés nommés Ser Desch, Sirdari, ou Serdara-Khan, — sur la plus méridionale des deus routes qui mènent à l’est de Tcheran vers Damaghan, et de là plus loin à l’est vers Mesched et Herat. V. la note de Mützel dans son édition de Quinte-Curce, V, 35, 2, p. 489 ; de même Morier, Second Journey through Persia, p. 363 ; Fraser’s Narrative of a Journey into Khorasan, p. 291.

La longue chaîne de montagnes, appelée Taurus par les anciens, s’étend (le la Médie inférieure et de l’Arménie dans une direction orientale le long de la côte méridionale de la mer Caspienne. Son versant septentrional, couvert de forêts prodigieuses avec des vallées et des plaines de peu de largeur s’étendant jusqu’à la mer Caspienne, comprend les territoires humides et fertiles nommés aujourd’hui Ghilan et Mazanderan. La portion orientale du Mazanderan était connue dans l’antiquité comme l’Hyrkania, alors productive et populeuse, tandis que la chaîne elle-même était occupée par vies tribus grossières et belliqueuses, — les Kadusii, les Mardi, les Tapyri, etc. La chaîne appelée aujourd’hui Elburz comprend, entre autres éminences élevées, le pic très haut de Demavend.

La route qui menait d’Ecbatane en Bactriane, par laquelle s’effectuaient la fuite de Darius et la poursuite d’Alexandre, passait le long du terrain entrecoupé bordant le flanc méridional de la chaîne de l’Elburz. Les Fortes Caspiennes formaient la portion la plus mauvaise et la plus difficile de ce, terrain entrecoupé.

[11] Arrien, III, 20, 21.

[12] Masistês, après l’outrage blessant fait à son épouse par la reine Amestris, se rendit en Bactriane pour organiser une révolte : voir Hérodote, IX, 113, — sur l’importante de cette satrapie.

[13] Arrien, III, 221-23. Justin (XI, 16) spécifie le nom de l’endroit, — Thara. Lui et Quinte-Curce mentionnent les chaînes d’or (Quinte-Curce, V, 34, 20). Probablement les conspirateurs firent usage de quelques chaînes qui avaient fait partie des ornements de la garde-robe royale. Parmi les présents donnés par Darius, fils d’Hystaspês, au chirurgien Demokêdês, il y avait deux paires de chaînes d’or, — Hérodote, III, 130 : cf. III, 15. Le roi et les grands de Perse portaient habituellement des chaînes d’or autour du cou et des bras.

[14] Rarus apud Medos regum cruor ; unaque cuncto pœna manet generi, quamvis crudelibus æque paretur dominis. (Claudien, in Eutrope, II, p. 478.)

Toutefois, des conspirations de cour et des assassinats de princes n’étaient inconnus ni chez les Achæmenidæ ni chez les Arsakidæ.

[15] Ce récit des remarquables incidents qui précédèrent immédiatement la mort de Darius est pris principalement d’Arrien (III, 21), et semble l’un des chapitres les plus authentiques de son ouvrage. Il dit très peu de chose au sujet de ce qui se passa dans le camp persan ; dans le fait, il ne mentionne que les communications faites par les déserteurs persans à Alexandre.

Quinte-Curce (V, 27-34) donne le récit d’une manière beaucoup plus vague et beaucoup moins précise qu’Arrien, mais avec d’amples détails sur ce qui se fit dans le camp persan. Nous aurions été content de savoir de qui ces détails étaient empruntés. En général ils ne contredisent pas la narration d’Arrien, mais plutôt ils l’amplifient et la délayent.

Diodore (XVII, 73), Plutarque (Alexandre, 42, 43) et Justin (XI, 15) ne donnent aucun renseignement nouveau.

[16] Arrien (III, 22) fait une critique indulgente de Darius, en insistant surtout sur ses malheurs, mais en l’appelant άνδρί τά μέν πολέμια, εϊπερ τινί άλλω, μαλθακώ τε καί ού φρενήρει.

[17] Quinte-Curce, VI, 5, 10 ; VI, 6, 1.5. Diodore, XVII, 74. Hekatompylos était une position importante, où se réunissaient plusieurs routes (Polybe, X, 28). Elle était située sur l’une des routes allant à l’est des Portes Caspiennes, sur le flanc méridional du mont Taurus (Elburz). Son emplacement ne peut être fixé avec certitude : Ritter (Erdkunde, part. VIII, 465, 467) avec d’autres croit qu’elle était près de Damagban ; Forbiger (Handbuch der Alten Geographie, vol. II, p. 549) la place plus loin à l’est, près de Jai-Jerm. M. Long la signale sur sa carte comme emplacement inconnu.

[18] C’est ce qu’attestaient, ses propres lettres à Antipater, lettres que Plutarque avait vues (Plutarque, Alexandre, 47). Quinte-Curce compose un long discours pour Alexandre (VI, 7, 9).

[19] Arrien, III, 23,15.

[20] Arrien, III, 24, 4. Par rapport aux tribus de montagnes appelées Mardi, qui sont mentionnées dans plusieurs localités différentes, — sur les parties du mont Taurus au sud de la mer Caspienne, en Armenia, sur le mont Zagros, et en Persis propre (V. Strabon, XI, p. 508-523, Hérodote, I, 125), nous pouvons faire remarquer que les tribus nomades, qui constituent mie fraction considérable de la population de l’empire persan moderne, se trouvent aujourd’hui sous le même nom dans dés endroits très éloignés les unes des autres. V. Jaubert, Voyage en Arménie et en Perse, p. 254.

[21] Arrien, III, 24, 8 ; Quinte-Curce, VI, 5. 9. Un officier athénien nommé Dêmokratês se tua de désespoir, dédaignant de se rendre.

[22] Voir un curieux passage sur ce sujet, à la fin de la Cyropédie de Xénophon.

[23] Arrien, III, 25, 3-8. Droysen et le docteur Thirlwall identifient Susia avec la ville appelée aujourd’hui Tûs ou Tous, à quelques milles au nord-ouest de Mesched. Le professeur Wilson (Ariana Antiqua, p. 177) pense que cette ville est trop à l’ouest et trop loin d’Hérat ; il croit que Susia est Zuzan, sur le côté désert des montagnes à l’ouest d’Hérat. M. Prinsep (Notes on the historical results deducible frein discoveries in Afghanistan, p. 14) la place à Subzawar, au sud d’Hérat et dans la région fertile.

Tûs semble être dans la ligne de la marche d’Alexandre plus que les autres villes indiquées. Subzawar est trop loin au sud. Alexandre parait avoir d’abord dirigé sa marche de Parthie en Bactriane (dans la ligne d’Asterabad à Balkh par Margiana), en touchant seulement les frontières de l’Aria dans sa route.

[24] Wilson suppose qu’Artakoana, aussi bien que la cité subséquente d’Alexandrie in Ariis, coïncide avec la localité d’Hérat (Wilson, Ariana Antiqua, p. 152-177).

Il y a deux routes d’Hérat à Asterabed, à l’extrémité sud-est de la mer Caspienne, une par Schahroud, qui a 533 milles anglais ; l’autre par Mesched, qui a 688 milles anglais (Wilson, p. 149).

[25] Arrien, III, 25 ; Quinte-Curce, VI, 24, 36. Le territoire des Drangi, ou Zarangi, au sud de l’Aria, coïncide en général avec le moderne Seiestan, contigu au lac appelé aujourd’hui Zareh, qui reçoit les eaux du fleuve Hilmend.

[26] Arrien, III, 25, 6 ; Quinte-Curce, IV, 8, 7 ; VI, 6, 19.

[27] Quinte-Curce, VI, 7, 2. Un certain Dymnus, homme peu considéré et peu en faveur auprès du roi, était passionnément épris d'un jeune prostitué nommé Nicomaque : le lien de leur attachement était les honteuses complaisances que cet objet de ses amours avait pour lui seul. Plutarque, Alexandre, 49 ; Diodore, XVII, 79.

[28] Quinte-Curce, VI, 7, 29 ; Plutarque, Alexandre, 49. Ce dernier dit que Dimnos résista à l’officier envoyé pour l’arrêter, et fût tué par lui dans la lutte.

[29] Quinte-Curce, VI, 7, 33. Philôtas répondit, Cebalinum quidem scorti sermonem ad se detulisse, sed ipsum tam levi auctore nihil credidisse —, veritum ne jurgium inter amatorem et exoletum non sine risu aliorum detulisset.

[30] Plutarque, Alexandre, 48.

[31] Plutarque, Alexandre, 48, 49.

Ptolémée et Aristobule reconnaissaient ces communications antérieures faites à Alexandre contre Philôtas en Égypte ; mais ils affirmaient qu’il ne les croyait pas (Arrien, III, 26, 1).

[32] Plutarque, Alexandre, 40-48 ; Quinte-Curce, VI, 11, 3.

[33] Phylarque, Fragm. 41, éd. Didot, ap. Athenæ, XII, p. 539 ; Plutarque, Alexandre, 39, 40. Eumenês même s’enrichit beaucoup, bien qu’étant seulement secrétaire, et Grec, il ne pût prendre les mêmes libertés que les grands généraux macédoniens indignes (Plutarque, Eumenês, 2).

[34] Plutarque, Alexandre, 49 ; Quinte-Curce, VI, 8.

[35] Quinte-Curce, VI, 8, 16. — Philotas fut même invité à sa table, où il prenait place pour la dernière fois ; et Alexandre eut la force non seulement de souper, mais même de s'entretenir familièrement avec celui qu'il venait de condamner.

[36] Arrien, III, 26, 2. Quinte-Curce, VI, 9,13 ; Diodore, XVII, 80.

[37] Quinte-Curce, VI, 9, 30.

[38] Quinte-Curce, VI, 11, 8 : À ces paroles, tous les esprits s'enflammèrent, et le premier cri partit des gardes de la personne du roi, demandant de déchirer de leurs mains le parricide. Philotas, qui redoutait de plus cruels supplices, entendait ces clameurs sans déplaisir.

[39] Quinte-Curce, VI, 9, 30 ; VI, 11, 11.

[40] Plutarque, Alexandre, 49.

[41] Quinte-Curce, VI, 11, 15 : Bientôt, traité comme un condamné, on lui fait subir les tourments les plus cruels: ses ennemis, pour se faire auprès du roi un mérite de ses souffrances, le déchirent impitoyablement. Tour à tour c'étaient le feu et les coups, et non pas pour tirer de lui des aveux, mais pour le seul plaisir de le torturer. D'abord il sut étouffer toute parole et même tout gémissement; mais, lorsque son corps, gonflé de plaies, n'eut plus la force de supporter les coups de fouet qui tombaient sur ses os dépouillés de chair, il leur promit alors de déclarer tout ce qu'ils désiraient savoir, pourvu qu'ils missent un terme à ses tortures.

[42] Quinte-Curce, VI, 11, 20.

[43] Strabon, XV, p. 724 ; Diodore, XVII, 80 ; Quinte-Curce, VII, 2, 11-18.

[44] Quinte-Curce, VII, 2, 27. Les actes relatifs à Philôtas et à Parmeniôn sont racontés dans le plus grand détail par Quinte-Curce ; mais ses détails s’accordent en général avec les points principaux donnés brièvement par Arrien d’après Ptolémée et Aristobule, — si ce n’est quant à un point essentiel. Plutarque (Alex. 49), Diodore (XVII, 79, 80), et Justin (XII, 5) présentent aussi les faits de la même manière.

Ptolémée et Aristobule, suivant le récit d’Arrien, paraissent avoir cru que Philôtas était réellement impliqué dans une conspiration contre la vie d’Alexandre. Mais si nous analysons ce que, suivant Arrien, ils ont dit, on verra que leur opinion ne mérite guère d’être prise au sérieux. D’abord, ils disent (Arrien, III, 26, 1) que la conspiration de Philôtas avait été révélée auparavant à Alexandre tandis qu’il était en Égypte, mais qu’il ne la crut pas alors. Or dix-huit mois s’étaient écoulés depuis le séjour en Égypte, et l’idée d’une conspiration se continuant pendant dix-huit trois est absurde. Que Philôtas eût des dispositions telles qu’on pût le supposer capable de conspirer, c’est là une assertion ; qu’il ait conspiré réellement, c’en est une autre ; Arrien et ses autorités réunissent les deux ensemble comme s’il n’y en avait qu’une. Gluant à la preuve qui prétend démontrer que Philôtas conspira, Arrien nous dit que les dénonciateurs s’avancèrent devant les soldats assemblés et convainquirent Philôtas et les autres par d’autres indicia non obscurs, mais surtout par celui-ci,à savoir que Philôtas avouait avoir entendu parler d’une conspiration qui se tramait sans en faire mention à Alexandre, bien qu’il le vit deux fois le jour. Cruels étaient ces autres indicia, c’est ce qu’on ne nous dit pas ; niais nous pouvons voir combien faible était leur valeur, quand on nous dit que la non révélation reconnue par Philôtas était plus forte qu’aucun d’eux. La non révélation, quand nous nous rappelons que Nikomachos était le seul dénonciateur (Arrien parle vaguement de μηνυτάς, comme s’il y en avait davantage), ne prouve absolument rien quant à la complicité de Philôtas, bien qu’elle puisse prouver quelque chose quant à son imprudence. Même sur cette accusation secondaire, Quinte-Curce lui prête une justification suffisante. Mais si Alexandre avait vu les choses différemment et l’avait éloigné, ou même emprisonné pour ce tort, il n’y aurait eu guère lieu de le remarquer.

Le point sur lequel Arrien est en désaccord avec Quinte-Curce, c’est qu’il dit que Philôtas fut tué avec les autres par les traits des Macédoniens, — contredisant ainsi vraisemblablement, ou du moins d’une manière implicite, le fait de la torturé à laquelle il fut appliqué. Or Plutarque, Diodore et Justin s’accordent toits avec Quinte-Curce pour affirmer qu’il fut torturé. Sur ce point, je préfère leur autorité réunie à celle de Ptolémée et d’Aristobule. Ces deux derniers auteurs se contentèrent probablement de croire à la complicité de Philôtas sur l’autorité d’Alexandre seul, sans se donner la peine de critiquer les preuves. Ils nous disent qu’Alexandre dénonça avec véhémence Philôtas devant les soldats assemblés. Après cela, une simple apparence ou prétexte de preuve devait suffire. De plus, rappelons-nous que Ptolémée dut son avancement, pour être un des gardes du corps de confiance, à cette conspiration même, réelle ou fictive ; il fut promu au poste de Démétrius, qui avait été condamné (Arrien, III, 27, 11).

On peut voir combien peu Ptolémée et Aristobule se souciaient de rendre justice à tous ceux que haïssait Alexandre, par ce qu’ils dirent plus tard au sujet du philosophe Kallisthenês. Ils affirmaient tous deux que les piges, condamnés pour avoir conspiré contre Alexandre, déposèrent contre Kallisthenês comme les ayant poussés à cette action (Arrien, IV, 14, 1). 0r nous par l’autorité d’Alexandre lui-même, dont Plutarque cite les lettres (Alexandre, 55), que les pages niaient que quelque autre eût connaissance du complot, — soutenant que le projet avait été conçu absolument par eux seuls. A leur grand honneur, les pages persistèrent dans cette déposition, même au milieu des dernières tortures. — bien qu’ils sussent qu’une déposition contre Kallisthenês était désirée d’eux.

Mon opinion est que Diodore, Plutarque, Quinte-Curce et Justin sont exacts en affirmant que Philôtas fut torturé. Ptolémée et Aristobule se sont crus autorisés à omettre ce fait, auquel ils avaient probablement peu de plaisir à penser. Si Philôtas ne fut pas torturé, il n’y aurait pu avoir de preuve contre Parmeniôn, — car la seule preuve contre ce dernier fut l’aveu arraché à Philôtas.

[45] Quinte-Curce, VII, 2, 32, 33.

[46] Comparez la conduite d’Alexandre à l’égard de Philôtas et de Parmeniôn avec celle de Cyrus le Jeune à l’égard du conspirateur Orontês, telle que la décrit Xénophon, Anabase, I, 6.

[47] Plutarque, Alexandre, 49.

[48] Quinte-Curce, VII, 2, 36 ; Diodore, XVII, 80 ; Justin, XII, 5.

[49] Arrien, III, 27, 8.

[50] Arrien, III, 28, 2. Au sujet de la géographie, cf. Ariana Antiqua, de Wilson, p. 173-178. Par odomêtre, la distance d’Hérat à Kandahar est de 371 milles ; de Kandahar à Kaboul, de 309 milles : total, 680 milles (anglais). La principale cité de la Drangiane (Seiestan) mentionnée par les géographes grecs subséquents est Prophthasia ; elle existait vraisemblablement avant l’arrivée d’Alexandre. V. les fragments des Mensores, ap. Didot, Fragm. Hist. Alex. Magn., p. 135 ; Pline, H. N., VI, 21. La quantité de restes d’anciennes cités, qu’on peut trouver encore dans ce territoire, est remarquable. C’est ce que fait observer Wilson (p. 154).

[51] Arrien, III, 28, 6 ; Quinte-Curce, VII, 3, 23 ; Diodore, XVII, 83. Alexandrie in Ariis est probablement Hérat ; Alexandrie in Arachosia est probablement Kandahar. Mais ni l’une ni l’autre ne sont mentionnées comme ayant été fondées par Alexandre, ni dans Arrien, ni dans Quinte-Curce, ni dans Diodore. Le nom d’Alexandrie ne prouve pas qu’elles aient été fondées par lui ; car plusieurs des Diadochi donnèrent ce nom à plusieurs de leurs propres fondations (Strabon, XIII, p. 593). A considérer combien Alexandre passa peu de temps dans ces régions, ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’il ait pu en trouver pour établir les fondations qui lui sont expressément attribuées par Arrien et par ses autres historiens. L’autorité de Pline et d1fttienne de Byzance est à peine suffisante pour nous autoriser à lui en attribuer davantage. L’emplacement exact d’Alexandrie ad Caucasum ne peut être déterminé, faute de données topographiques suffisantes. Il semble très probable qu’elle était à l’endroit appelé Beghram, à vingt-cinq milles (= 40 kilom. 1/4) an nord-est de Kaboul, — dans la route entre Kaboul sur le côté méridional de l’Hindou-Koh, et Anderab sur le côté septentrional. Le nombre prodigieux de monnaies et de restes, grecs aussi bien que mahométans, découverts par M. Masson à Beghram, fournissent une preuve meilleure pour identifier l’emplacement avec celui d’Alexandrie ad Caucasum, qu’on n’en peut soutenir en faveur de toute autre localité, V. Masson’s Narrative of Journeys in Affghanistan, etc., vol. III, ch. 7, p. 148, sqq.

En franchissant l’Hindou-Koh du sud au nord, Alexandre passa probablement par le défilé de Bamian, qui semble le seul des quatre défilés ouvert à une armée pendant l’hiver. V. Wood’s Journey to the Oxus, p. 195.

[52] Arrien, III, 29, 3 ; Quinte-Curce, VII, 5, 1.

[53] Arrien, III, 29, 4 ; Strabon, XI, p. 509. Évidemment Ptolémée et Aristobule furent beaucoup plus effrayés de l’Oxus qua du Tigre ou de l’Euphrate. Arrien (IV, 6, 13) prend son terme de comparaison, par rapport à des fleuves, du Peneios en Thessalia.

[54] Quinte-Curce, VII, 5, 19. L’exactitude de Quinte-Curce, en décrivant les traits généraux de la Bactriane et de la Sogdiane est attestée dans le langage le plus fort par des voyageurs modernes. V. Burne’s, Travels into Bokhara, vol. II, ch. 8, p. 211, 2e éd., et Morier, Second Journey in Persia, p. 282.

Mais pour les détails géographiques du pays, nous sommes en défaut. Nous n’avons pas de données suffisantes pour identifier plus d’une oude deux localités mentionnées, dans le récit des opérations d’Alexandre, soit par Quinte-Curce, soit par Arrien. Que Marakanda soit la moderne Samarkand, — le fleuve Polytimetos le moderne Kohik, — et Baktra ou Zarriaspa la moderne Balkh, — c’est ce qui parait certain ; mais les tentatives faites par les commentateurs pour fixer l’emplacement d’autres endroits ne sont pas de nature à produire la conviction.

De fait, ces contrées, au moment actuel, ne sont connues que superficiellement quant à leur aspect général : sous le rapport du mesurage et de la géographie, elles sont presque inconnues, comme peut le voir quiconque lit l’Introduction à la traduction des Mémoires du sultan Baber d’Erskine.

[55] Arrien, III, 30, 5-19. Des détails sont particulièrement authentiques, en ce qu’ils viennent de Ptolemæos, la personne surtout intéressée.

Aristobule s’accordait pour la description de la manière dont Bessus fut exposé, mais il disait qu’il avait été amené dans cet état par Spitamenês et Dataphernês : Quinte-Curce (VII, 24, 36) aussi un récit tout à fait pareil, sans aussi un récit tout à fait pareil, sans rien dire de Ptolemæos (XVII, 88).

[56] Quinte-Curce, VII, 23 ; Plutarque, De Serâ Numinis Vindictâ, p. 557 B ; Strabon, XI, p. 518 : cf. aussi XIV, p. 634, et XVII, p. 814. Ce dernier passage de Strabon nous aide à comprendre la ferveur pieuse et particulièrement forte avec laquelle Alexandre regardait le temple et l’oracle des Branchidæ. A l’époque où Alexandre se rendit à l’oracle d’Ammon en Égypte, dans le dessein de s’affilier à Zeus Ammon, il lui vint des députés de Milêtos annonçant que l’oracle des Branchidæ, qui s’était toujours tu depuis le temps de Xerxès, avait précisément recommencé à rendre des prophéties, et avait certifié le fait qu’Alexandre était fils de Zeus, outre beaucoup d’autres prédictions encourageantes.

Le massacre des Branchidæ par Alexandre était décrit par Diodore, mais il était contenu dans la partie du dix-septième livre qui est perdue ; il y a dans les MSS. une grande lacune après le chapitre 83. Le fait est distinctement indiqué dans la table des matières qui précède le livre XVII.

Arrien ne fait aucune mention de ces descendants des Branchidæ en Sogdiane, ni de la destruction de la ville et de ses habitants par Alexandre. Peut-être ni Ptolémée ni Aristobule n’en disaient-ils rien. Leur silence n’est nullement difficile à expliquer, et il n’empêche pas, à mon sens, la crédibilité du récit. Ils ne se croient pas dans l’obligation de donner de la publicité aux pires actes de leur héros.

[57] L’oracle de Delphes déclara, en expliquant la défaite et la ruine de Krésus, roi de Lydia, qu’il avait expié par là le péché de son ancêtre à la cinquième génération précédente (Hérodote, I, 91 : cf. VI, 86). Immédiatement. avant l’explosion de, la guerre du Péloponnèse, les Lacédæmoniens invitèrent les Athéniens à chasser les descendants de ceux qui avaient pris part au sacrilège kylonien, cent quatre-vingts années auparavant ; ils firent cette injonction en vue d’obtenir le bannissement de Periklês, toutefois encore τοϊς θεοϊς πρώτον τιωρούντες (Thucydide, I, 125-127).

L’idée que les péchés commis par des pères étaient punis sur leurs descendants, même à la troisième et à la quatrième génération, était très répandue dans l’antiquité.

[58] Diodore, XIII, 62. Voir le tome XV, ch. 4 de cette Histoire.

[59] Pline, H. N., VI, 16. Dans les Meteorologica d’Aristote (I, 13, 15-18), nous lisons que le Baktros, le Choaspes et l’Araxês descendaient de la haute montagne du Parnasos (Paropamisos ?) en Asie, et que l’Araxês se bifurquait, une des deux branches formant le Tanaïs, qui se jetait dans le Palus Mœotis. Pour ce fait, il s’en réfère aux γής περιόδοι ayant cours à son époque. Il semble évident que par l’Araxês Aristote devait entendre l’Iaxarte. Nous voyons donc qu’Alexandre et ses compagnons, en identifiant l’Iaxarte avec le Tanaïs, ne faisaient que suivre les descriptions et les idées géographiques répandues à leur époque. Humboldt fait remarquer plusieurs cas dans lesquels les géographes aimaient à supposer une bifurcation de fleuves (Asie Centrale, vol. II, p. 291).

[60] Arrien, IV, 1, 5.

[61] Arrien, III, 30, 17.

[62] Arrien, IV, 1, 3.

[63] Arrien, IV, 3, 17 ; Quinte-Curce, VII, 6, 25.

[64] Arrien, IV, 5, 6 ; Quinte-Curce, VII, 9.

[65] Arrien, IV, 6. 11 ; Quinte-Curce, VII, 9, 22. Le fleuve appelé par les Macédoniens Polytimêtos (Strabon, XI, p. 518) porte aujourd’hui le nom de Kohik on de Zurufshan. Il prend sa source dans les montagnes à l’est de Samarkand, et coule vers l’ouest au nord de cette cité et de Bokhara. Il ne va pas jusqu’à l’Oxus ; pendant une grande partie de l’année, il se jette dans un lac appelé Karakul, pendant les mois de sécheresse, il se perd dans les sables, comme le dit Arrien (Burne’s Travels, vol. II, ch. 11, p. 299, 2e éd.).

[66] Arrien, IV, 7,1 ; Quinte-Curce, VII, 10,12.

[67] Arrien, IV, 7, 5.

[68] Après avoir décrit la scène à Rome, où l’empereur Galba fut déposé et assassiné dans le Forum, Tacite fait observer : — Plus de cent vingt requêtes, où l'on demandait le prix de quelque notable service rendu ce jour-là, tombèrent dans la suite aux mains de Vitellius. Il en rechercha les auteurs et les fit mettre à mort ; non par honneur pour Galba, mais selon la politique ordinaire des princes, qui croient assurer ainsi leur vie ou leur vengeance (Tacite, Histoires, I, 44).

[69] Arrien, I, 17, 3 ; III, 16, 8. Quinte-Curce, III, 12, 6 ; V, 1, 44.

[70] Quinte-Curce (VII, 10, 15) mentionne six villes (oppida) fondées par Alexandre dans ces régions ; apparemment quelque part au nord de l’Oxus, mais on ne petit établir les emplacements. Justin (XII, 5) fait allusion à douze fondations en Bactriane et en Sogdiane.

[71] Arrien, IV, 16, 4 ; Quinte-Curce, VII, 10, 1. Sogdiana regio magna ex parte deserta est ; octingenta fere stadia in latitudinem vastæ solitudines tenent.

Relativement au même pays (Sogdiane et Bactriane), M. Erskine fait observer (Introduction to the Memoirs of Sultan Baber, p. 43) : Le sol du pays est extrêmement entrecoupé et divisé par de hautes collines, même les plaines sont diversifiées par de grandes variétés de terrains,quelques districts étendus le long du Kobik, presque tout le territoire de Ferghana (le long de l’Iaxarte), la plus grande partie de Kwarizm le long du bras de l’Oxus, avec les portions considérables de Balkh, de Badakshan, de Kesh et d’Hissar, étant d’une rare fertilité ; tandis que la plus grande partie du reste est une terre désolée et stérile, et en quelques endroits un désert sablonneux. Dans le fait, tout le pays au nord de l’Oxus a une tendance décidée à dégénérer en désert, et beaucoup de ses espaces les plus fertiles sont presque entourés de sables stériles ; de sorte que la population de tous ces districts se compose encore, comme au temps de Baber, des habitants fixes des cités et des terres fertiles, et de rôdeurs non établis et errants du désert, qui habitent dans des tentes de feutre, et vivent du produit de leurs troupeaux.

[72] Arrien, IV, 8, 7.

[73] Plutarque, Alexandre, 51. Rien ne peut être plus touchant que les mots placés par Plutarque dans la bouche de Kleitos.

[74] Arrien, IV, 8, 8.

[75] Arrien, IV, 8 ; Quinte-Curce, VIII, 1 ; Plutarque, Alexandre, 50, 51 ; Justin, XII, 6. La description faite par Diodore était contenue dans la partie perdue de son dix-septième livre ; la table des matières, mise en tête de ce livre, signale l’incident brièvement.

Tous les auteurs décrivent de la même manière générale le commencement, les progrès et le résultat de cette scène frappante dans la salle du banquet de Marakanda ; mais ils diffèrent essentiellement dans les détails. En donnant ce qui me semble le récit le plus probable, j’ai emprunté à tous en partie, tout en suivant surtout le récit donné par Arrien d’après Ptolémée, lui-même présent. Car on peut bien présumer que le récit d’Arien jusqu’à la section 14 du ch. 8 (avant les mots Άριστόβουλος δέ) est tiré de Ptolémée.

Plutarque et Quinte-Curce décrivent tous deux la scène d’une manière plus déshonorante pour Alexandre qu’Arrien, et en même temps (à mon avis) moins probable. Plutarque dit que la querelle commença à l’occasion d’un poète nommé Pieriôn chantant une chanson qui tournait en ridicule ces Macédoniens qui avaient été récemment défaits en Sogdiane ; qu’Alexandre et ceux qui l’entouraient applaudirent fortement cette satire ; que Kleitos protesta contre une insulte faite à des soldats qui, bien que malheureux, s’étaient comportés avec une bravoure inattaquable ; qu’Alexandre se tourna alors vers Kleitos, en disant qu’il cherchait une excuse pour lui-même, en atténuant la lâcheté chez les autres ; que Kleitos répondit en lui rappelant qu’il lui avait sauvé la vie au Granikos. De cette manière, c’est Alexandre qui provoque la querelle en noircissant le courage de Kleitos, ce que je ne crois nullement probable ; et il ne serait pas non plus vraisemblable qu’il eût encouragé un chant pareil.

Quinte-curce s’accorde avec Arrien pour attribuer l’origine du malheur aux vanteries extravagantes d’Alexandre et de ses flatteurs, et il la dépréciation qu’ils firent de Philippe. Il nous dit ensuite que Kleitos, en entendant leur langage malséant, se tourna de côté et murmura à l’oreille de son voisin quelques vers de l’Andromachê d’Euripide (vers que Plutarque lui attribue également, bien qu’à moment postérieur) ; qu’Alexandre n’entendant pas les mots, demanda ce qui avait été dit, mais que personne ne voulait le lui dire ; qu’à la fin, Kleitos répéta la pensée dans son propre langage. Cela conviendrait à un Grec lettré ; mais un vieil officier macédonien à moitié ivre, animé par un sentiment violent, devait difficilement l’exprimer en murmurant à son voisin une citation poétique grecque. Il devait ou retenir sa langue, on exprimer ce qu’il pensait ouvertement et directement. Néanmoins, Quinte-Curce a avancé deux points très essentiels au cas, qui ne paraissent pas dans Arrien. 1° Ce fut Alexandre lui-même qui vilipenda Philippe, et non ses flatteurs ; du moins les flatteurs ne le firent qu’après lui, et en suivant son exemple. Il devait être dangereux pour eux de faire naître ce sujet, et il pouvait être mené trop loin. 2° Parmi tous les sujets touchés par Kleitos, aucun ne fut aussi insupportable que l’expression déclarée de sympathie, de regret et d’amitié pour Parmeniôn. Cela toucha Alexandre dans la partie la plus sensible de sa conscience ; il a dit savoir que plus d’un assistant partageait ce sentiment, et ce fut probablement la principale cause qui le porta, jusqu’à la frénésie. De plus, nous pouvons bien être sûrs que Kleitos, en s’étendant sur Philippe, ne dut pas oublier Parmeniôn, le général en chef de ce prince et son vieil ami à lui.

Je ne puis croire l’assertion d’Aristobule, qui dit que Kleitos fut entraîné par ses amis hors de la salle, et qu’il y revint ensuite de son propre mouvement pour défier Alexandre une fois de plus. Il semble évident, d’après Arrien, que Ptolémée lie disait rien de pareil. Le mouvement meurtrier d’Alexandre fut satisfait sur-le-champ, aussitôt qu’il se fut débarrassé de l’étreinte peu forte des amis qui l’entouraient.

[76] Arrien, IV, 9, 4 ; Quinte-Curce, VIII, 2, 2.

[77] Quinte-Curce, VIII, 2, 12. Quoque minus cadis puderet, jure interfectum Clitum Macedones decernunt : sepulturâ quoqne probibituri, ni rex humari jussisset.

Pour expliquer ce monstrueux verdict des soldats, nous devons nous rappeler qu’on sentait que le salut de toute l’armée (alors à Samarkand, presque au delà des limites des pays habités) dépendait de la vie d’Alexandre. Cf. Justin, XII, 6, 15.

[78] Arrien, IV, 9, 6. Alexandre s’imaginait avoir encouru le déplaisir de Dionysos pour avoir saccagé et détruit la cité de Thèbes, lieu de naissance et localité favorite supposés de ce dieu (Plutarque, Alexandre, 13).

L’illusion et la folie causées à des hommes par la colère de Dionysos sont décrites d’une manière effrayante dans les Bacchæ d’Euripide. Sous l’influence de cette illusion, Agavê, mère de Pentheus, met son fils en morceaux et porte sa tête en triomphe, sans savoir ce qu’elle a dans les mains. Cf. aussi Euripide, Hippolyt., 340-1412.

[79] Arrien, IV, 9, 10 ; Plutarque, Alexandre, 52.

[80] Quinte-Curce, VIII, 2, 13 : — Decem diebus ad confirmandum pudorem apud Maracanda consumptis, etc.

[81] Quinte-Curce, VIII, 2, 20-30.

[82] Arrien, IV, 17, 1. Quinte-Curce (VIII, 3) fait, un récit différent de la mort de Spitamenês.

[83] Arrien, IV, 18, 19.

[84] Arrien, IV, 21. Nos informations géographiques ne nous permettent pas de vérifier les localités, ni de suivre Alexandre dans ses marches de détail.

[85] Quinte-Curce, VIII, 5, 1 ; Arrien ; IV, 22, 2.

[86] Arrien, IV, 10, 7-9. Selon Quinte-Curce (VIII, 5, 9-13), le discours proposant des honneurs divins fut prononcé non par Anaxarchos, mais par un autre Grec lettré, un Sicilien nommé Kleôn. La teneur du discours est la même en substance, telle que la donnent les deux auteurs.

[87] Kallisthenês avait composé trois ouvrages historiques : — 1° Hellenica, — de l’an 387 à l’an 357 avant J.-C. 2° Histoire de la Guerre Sacrée, — de 357 à 346 avant J.-C. 3° Τά κατ̕ Άλεξανόρον. Suivant Cicéron, son style était oratoire ; mais les critiques alexandrins le comprirent dans leur Canon d’historiens. Voir Didot, Fragm. Hist. Alex. Magn., p. 6-9.

[88] Voir l’observation qu’on lui attribue, enviant à Achille l’honneur d’avoir été immortalisé par Homère (Arrien, I, 12, 2).

[89] Ephore, Xenokratês et Menedêmos, dit-on, refusèrent tous l’invitation d’Alexandre (Plutarque, De Stoicorum Repugnantiis, p. 1043). Relativement à Menedêmos, il ne peut guère en être ainsi ; il doit avoir été alors trop jeune pour être invité.

[90] Arrien, IV, 10, 2 ; Plutarque, Alexandre, 53, 51. Il est à remarquer que Timée dénonçait Kallisthenês comme ayant, dans son ouvrage historique, flatté Alexandre jusqu’à l’excès (Polybe, XII, 12). Kallisthenês semble avoir reconnu diverses interventions spéciales des dieux pour aider aux succès d’Alexandre. — Voir Fragments 25 et 36 des Fragmenta Callisthenis dans l’édition de Didot.

En lisant la critique que fait Arrien des arrogantes prétentions de Kallisthenês, nous devons en même temps lire celles qu’élève Arrien en son propre nom comme historien (I, 12, 7-9). Je doute beaucoup que Kallisthenês ait porté si haut l’estime de lui-même. Dans ce chapitre, Arrien raconte qu’Alexandre enviait à Achille le bonheur d’avoir eu un poète tel qu’Homère pour panégyriste ; Arrien déplore qu’Alexandre n’eut pas encore trouvé un historien à la hauteur de ses mérites. C’est, de fait, une nouvelle assertion de la même vérité affirmée par Kallisthenês, et pour laquelle on le condamne, — à savoir que la renommée même du plus grand guerrier dépend de ceux qui la célèbrent.

[91] Plutarque, Alexandre, 55.

[92] Arrien, IV, 11.

[93] Arrien, IV, 12, 7.

[94] Arrien, IV, 12, 1. Callisthène continua avec la même énergie : elle importuna Alexandre, mais plut aux Macédoniens. Alors les affidés d'Alexandre leur donnent le signal de l'adoration. On se tait, et les Perses, les plus avancés en âge et en dignité, se lèvent et l'adorent tour à tour.

Quinte-Curce, VIII, 5, 20 : Callisthène avait été entendu avec plaisir, comme le défenseur de la liberté publique. Il avait obtenu des signes et même des paroles d'approbation, surtout des vieillards, à qui déplaisait le changement de leur ancienne façon de vivre en des coutumes étrangères.

[95] Il n’y avait pas de sentiments plus profondément enracinés dans l’esprit grec libre, avant les conquêtes d’Alexandre, que la répugnance pour d’arrogantes aspirations de la part de l’homme heureux, s’élevant au-dessus des limites de l’humanité, — et la croyance que ces aspirations étaient suivies de la Némésis des dieux. Dans le discours que Xénophon prête à Cyrus le Grand à son lit de mort, nous trouvons : — Ô dieux, je vous remercie beaucoup de ce que j’ai compris votre bienveillance à mon égard, et de ce que je n’ai jamais, dans mes succès, élevé mes pensées au-dessus de la mesure de l’humanité (Cyropédie, VIII, 7, 3). Au nombre des plus frappantes preuves de ce sentiment se trouve l’histoire de Solôn et de Crésus (Hérodote, I, 32-34).

Je raconterai dans le prochain chapitre des exemples de flatterie monstrueuse de la part des athéniens prouvant combien ce sentiment expira avec leur liberté.

[96] Plutarque, Alexandre, 54. Il s’en réfère à Hermippos, qui mentionne ce qui fut dit à Aristote par Strœbos, le lecteur attaché à la personne de Kallisthenês.

[97] Arrien, IV, 13 ; Quinte-Curce, VIII, 6, 7.

[98] Arrien, IV, 13, 13.

[99] Arrien, IV, 14, 4. Quinte-Curce développe cette scène avec de grands détails, en composant un long discours pour Hermolaos, et un autre pour Alexandre (VIII, 6, 7, 8).

Il dit que les soldats qui exécutèrent ces pages les torturèrent d’abord, afin de manifester du zèle pour Alexandre (VIII, 8, 20).

[100] Cette gloire, lâche parricide, tu [Kallisthenês] as voulu nous la ravir, et, en te privant de leur chef, livrer les Macédoniens à la merci des nations vaincues. (Quinte-Curce, VIII, 8, 19, — discours d’Alexandre devant les soldats, en s’adressant spécialement à Hermolaos).

[101] Plutarque, Alexandre, 55, Arrien, IV, 10, 4.

[102] Plutarque, Alexandre, 55.

Au sujet des dispositions hostiles d’Alexandre à l’égard d’Aristote, voir Dion Chrysostome, Orat. 64, De Fortunâ, p. 598.

Krateros était à ce moment absent en Sogdiane, occupé à finir de comprimer la résistance (Arrien, IV, 22, 1). C’est donc à lui qu’Alexandre devait naturellement écrire.

Cette assertion, de la plume d’Alexandre lui-même, contredit distinctement et réfute (comme je l’ai fait remarquer auparavant) l’affirmation de Ptolémée et d’Aristobule que donne Arrien (IV, 14, 1), — à savoir que les pages déposèrent contre Kallisthenês.

[103] Arrien, IV, 15, 5. Quinte-Curce dit également : — Callisthenes quoque tortu interiit, initi consilii in capot regis innoxius, sed haudquaquam aulæ et assentantium accommodatus ingenio (VIII, 8, 21). Cf. Plutarque, Alexandre, 55.

C’est ce qu’affirme Ptolémée, qui fut lui-même mêlé à ces affaires, et qui était l’officier par lequel avait été révélée la conspiration des pages. Sa partialité pouvait lui permettre d’omettre ou d’adoucir ce qui était honteux pour Alexandre ; mais on peut bien se fier à lui quand il rapporte un acte de cruauté. Aristobule et autres affirmaient que Kallisthenês fut chargé de chaînes et emmené dans cet état pendant quelque temps, qu’ensuite il mourut de maladie et d’affaiblissement physique. Mais les témoins sont ici des personnes qui n’avaient pas, autant que nous le savons, d’aussi bons moyens d’information que ceux de Ptolémée, outre que l’assertion est intrinsèquement moins probable.

[104] Voir le langage de Sénèque, Nat. Quæst., VI, 23 ; Plutarque, De Adulator. et Amici Discrimine, p 65 ; Théophraste, ap Cicéron, Tusculanes, Disp. III, 10. Quinte-Curce et que ce traitement infligé à Kallisthenês fut suivi plus tard de repentir de la part d’Alexandre (VIII, 8, 23). Sur ce point, il n’y a pas d’autre preuve, — et je ne crois pas non plus l’assertion probable.

[105] Arrien, IV, 22, 4.

[106] Arrien, IV, 22, 8-12.

[107] Relativement au rocher appelé Aornos, un bon article, travaillé avec grand soin, sous le titre de Gradus ad Aornon, a été publié par le major Abbott dans le Journal of the Asiatic Society of Bengal, n° IV, 1851. Cet article donne beaucoup de renseignements, recueillis surtout au moyen de recherches faites sur place, et accompagnés d’une carte, sur la contrée très peu connue à l’ouest de l’Indus, entre le fleuve du Kaboul au sud, et l’Hindou-Koh au nord.

Le major Abbott essaye de suivre, la marche et les opérations d’Alexandre, depuis Alexandrie ad Caucasum jusqu’au rocher d’Aornos (p. 311 sqq.). Il donne des raisons extrêmement probables pour croire que l’Aornos décrit par Arrien est le mont Mahabunn, près de la rive droite de l’Indus (34° 20’ de latitude), à environ soixante milles (= 96 kilom. 1/2) au-dessus de son confluent avec le Kaboul. Toute la description que fait Arrien du rocher Aornos est une fidèle peinture du Mahabunn. C’était le trait le plus remarquable du pays et le refuge de toutes les tribus voisines. Il était couvert d’une forêt. Il avait un bon sol suffisant pour mille charrues, et des sources pures d’eau y abondaient partout. Il s’élevait de 1.237 mètres au-dessus de la plaine, et avait 14 milles (= 22 kilom. 1/2) de tour. Le sommet était une plaine où la cavalerie pouvait agir. Il serait difficile de faire une description plus fidèle du Mahabunn. Le côté par lequel Alexandre escalada le sommet principal avait certainement le caractère d’un rocher. Mais toute la description d’Arrien indique un plateau (p. 341). Le Mahabunn est un plateau, escarpé à l’est avec d’affreux précipices, d’où descend un éperon considérable jusqu’à l’Indus, entre Sitana et Umb (p. 340).

A cette ressemblance dans tant de traits locaux, il faut ajouter la remarquable coïncidence de nom entre la ville d’Embolina, où Arrien dit qu’Alexandre établit son camp en vue d’attaquer Aornos, — et les noms modernes d’Umb et de Balimah (entre le Mahabunn et l’Indus), — l’une dans la vallée du fleuve, l’autre sur la montagne immédiatement au-dessus (p. 314). Le mont Mahabunn est le refuge naturel pour des gens du voisinage qui fuient un vainqueur, et il fut du nombre des endroits pris par Nadir Shah (p. 338).

Une identité remarquable est établie ainsi entre cette montagne et l’Aornos décrit par Arrien. Mais sans aucun doute elle ne coïncide pas avec l’Aornos décrit par Quinte-Curce, qui compare l’Aornos à une meta (la borne conique du stade), et dit que l’Indus baignait sa base ; — qu’au premier assaut plusieurs soldats macédoniens furent précipités dans le fleuve. Cette juxtaposition si voisine de l’Indus a été le trait principal cherché par les voyageurs qui ont voulu trouver l’Aornos ; mais on n’a encore rencontré aucun lieu qui réponde aux conditions demandées. Nous avons ici à choisir entre Arrien et Quinte-Curce. Or il y a une présomption générale en faveur d’Arrien, dans la description d’opérations militaires, là où il affirme une chose positivement ; mais dans le cas actuel, la présomption est particulièrement forte, vu que Ptolémée était chargé d’un commandement important et difficile pour la prise d’Aornos, et que par conséquent il était vraisemblablement exact dans la description d’un lieu où il avait moissonné beaucoup de gloire.

[108] Arrien, IV, 30, 13.

Les contrées traversées par Alexandre comprennent des parties en Kafiristan, Swart, Bajore, Chitral, le voisinage du Kameh et des autres affluents du Kaboul avant que ce fleuve tombe dans l’Indus près d’Attock. La plus grande partie de ce pays est Terra Incognita même aujourd’hui ; surtout le Kafiristan, territoire habité par une population que l’on dit être grossière et barbare, mais qui n’a jamais été soumise, — ni dans la fait jamais visitée par des étrangers. Il est à remarquer que parmi les habitants du Kafiristan, — aussi bien que parmi ceux du Badakshan, sur l’autre côté ou versant septentrional de l’Hindou-Koh, — il existe des traditions relatives à Alexandre, avec une sorte de croyance qu’eux-mêmes sont descendus de ses soldats. Voir Ritter’s Erdkunde, part. VII, l. III, p. 200 sqq. ; Burne’s Travels, vol. III, ch. 4, p. 186r 2e édit. ; Wilson, Ariana Antiqua, p. 194 sqq.

[109] Arrien, IV, 30, 16 ; V, 7, 2.