HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE X

 

 

Coup d'œil sur la situation de l'Europe au printemps de 1848. — Suite des événements dont l'Italie fut le théâtre. — Conduite ambiguë de Charles-Albert. — Il accourt à Milan dans des vues d'intérêt personnel. — C'est lui qui fait considérer l'appui de la France comme un déshonneur. — Projets que forment sur l'Italie les écrivains soldés par Charles-Albert. — Les républicains unitaires ridiculisés. — Guerre royale substituée à la guerre des peuples. — Les intrigues et la trahison aux prises avec la sainte insurrection. — Influence funeste que Charles-Albert exerce sur le gouvernement provisoire de Milan. — Fausses manœuvres de l'armée piémontaise. — Plan de retraite du général autrichien. — Il s'établit à Mantoue et à Vérone. — Les villes du Frioul se révoltent. — Volontaires Italiens dans le Frioul. — Conditions que Charles-Albert met à sa coopération. — Il veut être roi de l'Italie septentrionale. — Ses négociations personnelles perdent la cause dé l'Italie. — Murmures des patriotes italiens. — Revers qu'ils éprouvent dans le Frioul. — Le parlement sicilien déclare les Bourbons de Naples déchus. — Constitution napolitaine. — Conduite de Léopold en Toscane. — Intrigues de Rome. — Changement complet de politique à Rome. — Protestations des patriotes Milanais. — Arrivée des renforts autrichiens. — Trahison de Charles-Albert.

 

Dans quelques chapitres de ce livre[1], nous avons essayé de raconter les mémorables événements dont l'Europe entière fut le théâtre à la suite de notre révolution de février ; nous avons suivi ces grandes commotions, ces régénérations commencées jusqu'à la fin de ce fameux mois de mars 1848 dont les rois garderont le souvenir avec une juste terreur ; car l'Etre suprême jetait, en ce moment-là, un regard de pitié sur le genre humain.

Avec quelle émotion profonde, disions-nous, la postérité ne suivra-t-elle pas les phases diverses du grand drame qui s'accomplissait alors dans la vieille Europe ! Et combien toutes ces prodigieuses péripéties ne doivent-elles pas remuer le cœur d'un Français ! Car ce sont là encore nos idées qui faisaient explosion, c'est toujours la révolution française qui luttait sur tous les champs de bataille où elle avait appelé les royautés, c'est la France que les peuples invoquaient en déployant l'étendard de leur délivrance.

En effet, le monde offrit-il jamais le spectacle de tant de mouvements populaires éclatant à la fois dans tous les Etats considérés jusqu'alors comme les plus à l'abri des révolutions politiques, dans les contrées les plus opprimées par la main de fer du despotisme !

 

Nous nous félicitions également de ce que la Providence permettait que le berceau de la nouvelle république fût ainsi débarrassé de tous les dangers extérieurs qui avaient assailli celle fondée par nos pères, alors que les peuples n'étaient point mûrs pour la liberté ; et enfin, de ce que au lieu d'avoir à tirer l'épée pour la défense de ses institutions et l'intégrité de son territoire, la république de 1848 s'inaugurait aux applaudissements de l' humanité tout entière.

Hélas ! tant d'heureuses espérances nous avaient fait perdre de vue que l'organisation monarchique avait encore un appui dans l'état militaire, dans les armées permanentes, véritables fléaux des peuples, et qu'elle avait toujours à son service toutes les trahisons de la diplomatie ; ces deux clefs de voûte des royautés leur restaient. Par la diplomatie et ses ruses, les rois comptaient encore tromper les nations sur leurs véritables intérêts, et par les armées, où le despotisme s'était incarné, ils pouvaient rattacher les tronçons de leur despotique autorité. Nous allons voir comment ils se servirent habilement de l'une et des autres.

C'est en Italie surtout que vont se dérouler toutes les ressources que les royautés possèdent pour faire avorter les glorieuses déterminations des peuples de cette intéressante contrée ; c'est là surtout que les trahisons les plus palpables, les ruses les plus grossières des cours vont appuyer les baïonnettes du despotisme, dans le but sacrilège de replacer les Italiens sous un joug qu'ils abhorrent.

Nous avons laissé l'allié secret dé l'Autriche, Charles-Albert, accourant à marches forcées à Milan, non pas, comme pouvait le croire la bonne foi du peuple, pour contribuer à l'affranchissement de l'Italie, mais dans des vues d'ambition personnelle, pour s'y créer un parti et se faire proclamer roi de la Lombardie. L'histoire des nations n'offre pas d'exemple d'une conduite plus ambiguë, plus couarde et plus misérable que celle tenue par ce roi à l'égard des provinces qu'il veut attacher à sa couronne, soumettre à son sceptre. Lui, qui n'a pas eu le courage de brûler une amorce pour aider les Lombards à se délivrer des Tudesques ; lui qu'on a vu résister si longtemps au vœu du peuple piémontais, le poussant à franchir le Tessin au moment où l'issue de la lutte entre les troupes de Radetzki et la population milanaise était incertaine, au moment où la présence d'une seule de ses brigades pouvait tout décider, le voilà, se présentant en vainqueur dans la capitale des Lombards, lorsqu'il apprend que les troupes de Radetzki sont errantes dans les campagnes, lorsqu'il apprend que les Vénitiens des lagunes, comme ceux de la terré ferme, ont également chassé les Barbares, lorsqu'il apprend que les forteresses de la Lombardie sont au pouvoir des patriotes, lorsqu'il apprend, enfin, que les citoyens de Modène, de Plaisance, de Parme, ont chassé leurs princes, vassaux de l'Autriche. Charles-Albert, qui peut craindre la même résolution de la part des Piémontais, s'empare d'un moment d'enthousiasme pour changer de rôle : d'allié de l'empereur d'Autriche, on le voit se métamorphoser, du soir au matin, en allie des peuples qui chassent les Autrichiens ; le voilà se faisant proclamer l'épée de l'Italie, le sauveur de l'Italie, et semant l'or à pleines mains pour réunir autour de lui ceux des Italiens qui croient encore à la nécessité des rois sur la terre. Oh ! que les patriotes italiens avaient bien raison lorsqu'ils parlaient de chasser l'astucieux allié, qui se présentait après le danger ! Malheureusement, tous les Lombards ne voyaient pas avec les mêmes yeux : ils commirent la faute immense d'accueillir en libérateur l'homme qui, quelques années auparavant, avait trahi la révolution piémontaise, et qui avait livré aux vengeances de la royauté absolue ses propres compagnons.

Examinons la conduite de Charles-Albert dans la Lombardie, et nous y trouverons la clef de toutes les trahisons qui.ont ramené ce malheureux pays dans l'esclavage le plus humiliant.

Et d'abord, voyez avec quel art perfide ce roi stimule le louable sentiment d'orgueil qui fait croire aux Italiens qu'ils n'auront pas besoin du secours de la France pour délivrer complètement leurs contrées. Par ses ordres, les journaux de Turin, salariés ou aveugles, sont les premiers à crier : L'Italia fara da se !

Il y avait à ce sujet deux opinions en Italie : celle qui sollicitait l'intervention française, alors que le gouvernement de la république n'eût pas mieux demandé que de l'accorder, dans le double but de créer des Etats libres au delà des Alpes et de garantir ses frontières de ce côté ; l' autre parti, composé généralement de l'aristocratie lombarde et piémontaise, ne cessait de dire que la nation italienne avait en horreur les secours de la France : Ce fût ainsi que l'on vit abonder dans ce sens tous les organes de l'opinion, tant de France que d'Italie, qui saluaient la grande épée, en même temps qu'ils déversaient l'injure sur les patriotes clairvoyants.

En effet, pour l'homme de sens capable d'apprécier les circonstances qui dominaient les rois, il était facile de voir que Charles-Albert devait, bien plus redouter les soldats de la république française que les Croates de Radetzki. Et il pouvait avoir raison comme roi ; car il n'était donné à personne de prévoir l'effet qu'aurait produit, dans ce moment d'enthousiasme et d'entraînement vers la liberté, l'arrivée en Piémont des soldats de la république française, déployant sur les rives du Pô et de la Stura ce drapeau tricolore que les peuples sont habitués à considérer comme l'emblème de leur délivrance. Bien des vieux Piémontais auraient pu se rappeler qu'ils avaient eux aussi vécu en république, et les jeunes gens ne demandaient pas mieux qu'à renvoyer leur roi dans l'île de Sardaigne, comme avaient fait leurs pères. Là se trouve la clef de la conduite de Charles-Albert et de sa cour tout aristocratique. Aussi le vit-on faire toutes les avances possibles aux Lombards qui rêvaient encore la monarchie constitutionnelle. Ayant ainsi réussi à faire considérer la fraternisation armée de la France comme un outrage pour les vaillants Lombards qui venaient de chasser les vieilles bandes de l'Autriche, il ne tarda pas à faire connaître ses projets monarchiques sur cette même Lombardie qui avait le tort de le recevoir en libérateur.

Alors se mirent à l'œuvre tous les écrivains salariés par la politique piémontaise. Ceux qui croyaient ramener l'âge d'or avec les fictions constitutionnelles, le gouvernement monarchique représentatif, la pondération des pouvoirs et autres mensonges dont les Français avaient fait justice quelques mois avant, se mirent également à l'œuvre. D'autres publicistes, un peu plus avancés, ne furent pas éloignés de considérer comme possible la renonciation de l'Autriche aux contrées italiques, moyennant une indemnité territoriale du côté de la Turquie. D'autres encore, plus patriotes que révolutionnaires, pensèrent sérieusement à faire du Piémont un grand Etat fédératif. Les rêveurs poussèrent leurs utopies jusqu'à partager sur la carte le territoire italien en trois et même en cinq Italies. Les partisans de Charles-Albert insistaient pour une Italie septentrionale, dont ils le faisaient roi, laissant le reste à la merci des événements[2]. Aucun de ces publicistes ne tenait compte des espérances des démocrates italiens ; et tandis que ceux-ci démontraient, par les événements de toute la Péninsule, que le véritable but de tous les Italiens était l'indépendance, puis l'unité nationale, et enfin la liberté démocratique ; tandis que les républicains-unitaires prouvaient de la manière la plus évidente que telles étaient les véritables aspirations de l'Italie tout entière, l'essaim de modérés que Charles-Albert traînait à sa suite se mettait à l'œuvre pour constituer l'Italie septentrionale.

C'est ainsi que l'ambition inquiète et impuissante d'un individu allait être mise à la place de l'intérêt national de plusieurs millions d'hommes, et que la guerre royale serait appelée à remplacer la guerre du peuple, la seule qui pût faire triompher la cause de l'Italie et réaliser ce rêve si longtemps caressé par tous les cœurs généreux de cette terre classique de la liberté : l'affranchissement.

Il fut facile dès lors d'apercevoir à la suite de l'armée royale, les intrigues et la trahison aux prises avec la sainte insurrection populaire, et de prévoir que les Italiens laisseraient perdre cette occasion si favorable de décider de l'avenir de leur patrie.

L'Italie était, en effet, dans un de ces moments suprêmes que la Providence réserve quelquefois aux peuples asservis, aux nationalités effacées, pour s'affranchir et se reconstituer. Dans ces instants solennels, la moindre faute peut devenir irréparable et avoir pour conséquences de longues phases de déceptions. L'Italie offrait, à la fin du mois de mars 1848, l'aspect d'un volcan en ébullition, mais dont les éruptions partielles devaient user toutes les forces vitales du pays, tant qu'elles seraient restées entre les mains des eunuques politiques. Du Phare et des Calabres jusqu'au Tyrol et aux Alpes, la fermentation, l'enthousiasme étaient au comble. Malheureusement le but vers lequel on devait diriger l'esprit public était indéterminé. S'il n'y avait qu'une seule pensée à l'égard de l'expulsion des Tudesques, on était trop divisé sur ce que l'on ferait après pour ne pas commettre des contre-sens irréparables.

On comprend avec quelle ardeur le vieux Radetzki, suivant en cela les conseils du prince de Machiavel, ou plutôt la politique ordinaire des rois, favorisait secrètement tous ces plans divers ; il considérait avec raison ceux des Italiens qui propageaient ces idées creuses comme les aveugles auxiliaires de son armée : aussi écrivait-il à Vienne que l'arrivée de Charles-Albert en Lombardie et ses prétentions sur cette province seraient la pomme de discorde des Italiens et le salut de l'Autriche.

Pour conserver à la révolution italienne toute sa force, il fallait n'accueillir Charles-Albert qu'avec une extrême défiance, ne le laisser participer à la délivrance qu'au seul titre d'allié, et non comme arbitre souverain d'une révolution faite sans lui ; il fallait solliciter non pas le secours des princes, mais celui de tous les peuples. Il fallait créer des forces nationales, appuyées par les volontaires que la France, la Suisse et même l'Amérique eussent fournis avec plaisir.

Malheureusement dès que Charles-Albert fut entré en Lombardie, il exerça sur le gouvernement provisoire de Milan une influence qui fut funeste à la cause de la révolution. Non-seulement le parti albertiste opposa des obstacles incessants à l'organisation du pays, à son armement, au rappel de tous les exilés qui avaient déjà porté les armes de la liberté partout où elle s'était établie, mais encore il chercha à avilir les Lombards à son profit, en faisant répandre par les mille plumes qui lui étaient vendues que les Lombards ne savaient pas se battre, qu'ils né savaient que déclamer. Le but de ces calomnies était évident ; Charles-Albert, voulait se faire considérer comme le seul libérateur de l'Italie. Il oubliait que l'héroïque ville de Milan avait forcé l'armée de Radetzki à errer dans les campagnes ; que Venise avait aussi chassé les Autrichiens de ses lagunes sans le secours des Piémontais, et que les nombreuses villes de terre ferme n'eurent nullement besoin de l'épée d'Italie pour faire flotter le drapeau de la révolution sur leurs clochers.

Suivons ce libérateur depuis que la crainte d'une révolte sérieuse du peuple et de l'armée piémontaise l'a forcé de passer le Tessin. Ses troupes, dont la bravoure et la discipline sont connues, marchent à la fois vers Milan[3] et vers les duchés de Parme cl de Modène. Sept à huit mille volontaires génois les accompagnent et les précèdent sur plusieurs points. Mais au même instant, profitant du bruit répandu que Chambéry a arboré le drapeau tricolore, Charles-Albert envoie aussi des troupes de ce côté : nous verrons bientôt dans quelles vues.

Il fallait atteindre les troupes autrichiennes errantes, avant que leur mouvement de retraite fût concentré. Aussi six mille Piémontais, suivis de nombreuses colonnes de volontaires quittèrent-ils Milan dès le 27 mars, pour se mettre à la poursuite des bataillons de Radetzki. A chaque instant on apprenait que quelque ville en deçà du Tagliamento s'était prononcée pour la révolution italienne. Padoue venait de chasser sa garnison ; Brescia avait formé son gouvernement provisoire, donnant la main à celui de Milan, et le Tyrol italien s'était insurgé. Deux jours après on apprenait que Palma-Nuova était au pouvoir des partisans du général Zucchi ; que Vicence était libre, et que le mouvement révolutionnaire gagnait la Dalmatie.

Pendant que les divisions piémontaises Bava et Sonnaz marchaient pour passer le Pô, les Autrichiens évacuaient le pont de Lodi ; les troupes de Florence occupaient Modène, et dix milles soldats romains, tant suisses que de la civique, partaient de la Romagne, sous les ordres de Durando, pour aller seconder la révolution de la Lombardie. La situation des troupes de Radetzki, déjà des plus difficiles, pouvait le devenir encore davantage si les patriotes insurgés de Mantoue parvenaient à Conserver cette place forte jusqu'à l'arrivée des renforts nationaux. Le général autrichien paraissait d'abord vouloir concentrer ses premières troupes sur l'Adda ; mais partout les habitants travaillaient à lui fermer la retraite en défonçant les routes, brisant ou brûlant les ponts. Des combats partiels étaient livrés par les patriotes aux corps autrichiens marchant isolément. Du côté du lac de Garde, à Dezenzano, on avait fait prisonnier un général, trois colonels et une foule d'officiers avec leurs soldats. On s'était également battu sur la route de Plaisance. Les volontaires ne cessaient d'arriver par toutes les voies. Les patriotes génois et piémontais étaient déjà sur la route da Pavie à Crémone, marchant plus vite que l'armée de Charles-Albert, afin d'empêcher la réunion des soldats de Radetzki.

En général habile, ce chef des troupes autrichiennes avait aussitôt conçu son plan de retraite. Faisant aux patriotes une large part de conquêtes devenues faciles, il se garda bien de chercher à défendre les lignes militaires qui s'offraient sur sa route ; il les abandonna toutes successivement pour se concentrer à la fois sous les murs de Mantoue et sous ceux de Vérone. Il comprit que de la réoccupation de Mantoue et de sa retraite sur l'Adige dépendait le salut de son armée. Il fut assez heureux pour pouvoir mettre à exécution cette idée.

Pendant que l'armée de Charles-Albert marchait comme si elle eût redouté des embuscades, Radetzki fuyait aux applaudissements des patriotes ; il fuyait plus vite encore qu'on ne le supposait, et abandonnait à propos la terre lombarde, qui aurait dévoré ses bataillons, pour les réunir autour de Mantoue. Arrivé en forces sous les murs de cette place, il fit sommer les révolutionnaires d'avoir à lui en ouvrir les portes, sous peine d'être passés au fil de l'épée. Les patriotes de cette ville n'étaient pas plus de deux mille sous les armes ; ils avaient contre eux, outre une armée entière de plus de trente mille soldats aguerris, d'autres soldats autrichiens qu'ils avaient retenus prisonniers, et qui, encouragés par la présence de tant d'autres bataillons, leur auraient ouvert les portes de la ville, si les bourgeois eussent voulu résister. Ceux-ci furent donc dans la nécessité d'obéir aux injonctions pressantes du général en chef ; et Mantoue, la place la plus forte de toute l'Italie reçut une nombreuse garnison autrichienne.

Sans perdre de temps, Radetzki conduisit le surplus de ses troupes à Vérone, et s'établit fortement sur l'Adige. De là, il sollicita des renforts des Etats héréditaires, et proposa au gouvernement provisoire de la Lombardie l'échange des prisonniers que le peuple avait faits, contre les otages qu'il avait lui-même emmenés de plusieurs villes. Or, le gouvernement provisoire se croyait si fort qu'il rendit les prisonniers réclamés. En peu de temps, et malgré les obstacles immenses qu'il rencontra dans sa retraite, Radetzki avait ravitaillé ses troupes à Mantoue et à Vérone, où elles se trouvaient réunies ; deux mille cinq cents hommes avaient été jetés dans Peschiera.

Néanmoins, sa situation était encore bien hasardée. Le passage du Tyrol n'était plus libre, et la route de la Carinthie lui était également fermée ; il fallait à l'Autriche une armée tout entière pour rétablir les communications par Udine, Et comme le conseil aulique n'était pas en position d'improviser des armées et encore moins de les envoyer en Italie, Radetzki eût eu probablement le temps d'être forcé à mettre bas les armes, si un autre que Charles-Albert eût été à la tête de la guerre du peuple italien contre ses oppresseurs. Les Italiens d'au-delà de l'Adige avaient trouvé de grandes ressources en munitions de guerre de toutes sortes tant dans l'arsenal de Venise, que dans la forteresse de Palma-Nuova : les armes ne manquaient donc pas de ce côté-là ; mais elles étaient rares dans la Romagne, la Toscane et la Lombardie ; les volontaires de ces contrées furent réduits à se partager quelques milliers de fusils tirés de France et d'Angleterre ; de sorte qu'ils ne furent guère considérés d'abord que comme les tirailleurs de l'armée piémontaise ; ce qui contribua à donner un grand ascendant aux soldats du roi sur les soldats du peuple.

Vers le milieu du mois d'avril, les positions respectives étaient celles-ci : Les Autrichiens occupaient encore Peschiera sur le lac de Garde, Mantoue à l'autre extrémité de leur ligne, et Vérone au centre. L'armée piémontaise, qui s'était avancée très-lentement, se trouvait sur le Mincio ; le général Allemandi, commandant les volontaires se dirigeait sur Peschiera. La droite de l'armée de Charles-Albert cherchait à donner la main au général Zambeccari, qui, avec ses Romagnols, était sur le point de passer le Pô. Durando était entré à Ferrare. Zucchi, à la tête de plusieurs milliers de Vénitiens et de patriotes du Frioul, était parti de Palma-Nuova pour se rapprocher de Durando. On affirmait que l'avant-garde napolitaine, destinée à agir de concert avec les troupes toscanes, venait de débarquer à Livourne. Mais ici, le grand-duc semblait peu décidé à entrer dans la ligue italique ; il donnait le change à l'opinion en faisant faire des marches et des contre-marches à ses troupes. Enfin, la flotte Sarde était sortie du port de Gênes pour aller se réunir à la flottille de Venise, dans le but d'opérer sur les côtes de l'Adriatique et de la Dalmatie, et d'inquiéter Trieste, où des troubles avaient éclaté.

Ce fut dans ces circonstances que l'armée de Charles-Albert remporta quelques avantages sur l'arrière-garde autrichienne, rencontrée à Goïto sur le Mincio. Les Piémontais forcèrent le passage de la rivière et prirent à l'ennemi quelques centaines d'hommes et quatre pièces de canon. Ce n'était là qu'une rencontre partielle, qu'un combat sans résultats ; mais les partisans de Charles-Albert firent considérer ce fait d'armes comme une victoire assurant désormais l'indépendance de l'Italie. On voyait déjà Charles-Albert dans Mantoue et les troupes autrichiennes de Radetzki réduites à déposer les armes. On se livrait alors, dans la Lombardie et la Romagne, à de grandes démonstrations de joie ; on croyait tout devoir à Charles-Albert dont on exagérait les services et les forces ; en un mot, on ne doutait pas que le général Radetzki ne fût bientôt forcé ou de se rendre ou de chercher à se frayer un passage par les gorges du Tyrol.

Au lieu de faire un pont d'or à l'ennemi pour l'évacuation de l'Italie, le chef des armées italiennes ordonna au général Allemandi de se porter dans ce Tyrol qu'on voulait fermer ; et ces braves et dévoués volontaires furent ainsi éloignés de la Lombardie où Charles-Albert eût redouté leur présence ; car il allait lever le masque.

Tandis que le général Allemandi conduisait de la meilleure foi du monde, cette ardente jeunesse italienne dans les montagnes, où chaque château fort, chaque bicoque était défendue opiniâtrement par des Croates ; tandis qu'on les laissait à la garde de tous les défilés des montagnes, imprudemment disséminés de manière à être successivement écrasés par la première brigade autrichienne qui s'y serait présentée, les volontaires du général Zucchi étaient journellement aux prises avec les Kaiserlick, restés dans le Frioul.

Vicence, Trévise, Padoue, Bassano et toutes les villes, écrivait-on du Frioul, sont semées de barricades ; tous les ponts sont coupés ; dans toutes les rues sont ouvertes des tranchées ; les populations sont bien armées. On dispose de huit canons. Les volontaires pontificaux sont accueillis avec le plus grand enthousiasme.

On se flattait qu'en occupant ainsi par les volontaires les deux routes du Frioul et du Tyrol, Radetzki ne pourrait recevoir les renforts qu'il avait demandé. Les amis de Charles-Albert allaient jusqu'à nier le départ des troupes destinées à ce général.

Mais celui-ci, laissant les fanfares de Charles-Albert chanter ses prétendues victoires, était parvenu à réunir son armée autour de Vérone ; il tenait fortement dans Mantoue, et ses troupes occupaient encore Peschiera ; il écrivait à Vienne qu'il saurait bien retrouver la route de Milan et même celle de Turin, si le conseil antique lui envoyait, en masse, les renforts nécessaires pour reprendre la Lombardie. Les intrigues de Charles-Albert étaient connues du vieux général, et il en tirait les plus heureuses conséquences pour les affaires de l'Autriche dans la péninsule.

En effet, ce fut des bords du Mincio que Charles-Albert crut devoir dicter ses conditions et sa volonté aux Lombards.

Il commença par annoncer au gouvernement de Milan qu'il comptait ne pas aller plus loin, qu'il croyait avoir rempli sa mission, puisque les Autrichiens avaient évacué toute la Lombardie, à l'exception de Peschiera et de Mantoue. Il ne pouvait pas, disait-il, entrer dans les Etats vénitiens constitués en république, et il invitait le gouvernement provisoire à faire garder par ses propres forces les positions qu'occupaient les troupes piémontaises.

Les patriotes s'attendaient à cette trahison ; aussi n'en furent-ils pas surpris.

Mais le peuple lombard, que l'aristocratie piémontaise avait circonvenu ; ce peuple, que les mille plumes vendues à Charles-Albert ou dévouées aux fictions constitutionnelles avaient fait dévier de ses instincts républicains, se crut perdu si Charles-Albert exécutait ses menaces. Il ne trouva rien de mieux à faire que de se jeter complètement dans les bras de cet allié douteux. Il y eut de l'agitation à Milan : les patriotes unitaires arrachaient les affiches où l'on conseillait aux Lombards leur fusion avec le Piémont. Mais les intrigues royales et les menées de la diplomatie furent plus fortes que la voix de l'Italie, sacrifiée à l'ambition d'un homme qui n'avait aucun titre réel à la reconnaissance des Lombards.

On ne parla plus alors que de l'Italie septentrionale organisée en royaume, qui comprendrait le Piémont, la Lombardie, les Etats génois et les duchés. La Vénétie de terre ferme était abandonnée aux Autrichiens ; et d'après le plan des contre-révolutionnaires, on aurait fait de Venise une sorte de république isolée, comme les villes anséatiques. C'est sur ces bases que des négociations furent ouvertes par les agents de Charles-Albert jusqu'avec l'Autriche. Celle-ci profita habilement do ces négociations pour faire approcher du Frioul un corps d'armée propre à mettre Radetzki en état de prendre l'offensive.

Quant à Charles-Albert, pour faire tomber le reproche d'inaction qui lui était adressé de toutes parts, il publiait journellement des bulletins de ses manœuvres et de ses combats. Tantôt son quartier général se rapprochait de Vérone, tantôt il s'en éloignait pour remonter du côté de Rivoli. De temps à autre, il parlait de rencontres, toujours brillantes, que ses troupes avaient avec la garnison de Vérone ; mais, en résultat, on n'apercevait aucun mouvement important, aucune attaque sérieuse, aucune détermination propre à faire croire à sa bonne volonté d'en finir.

Et cependant il fut une époque, dans la première quinzaine de mai, ou il pouvait beaucoup. Laissant un simple corps d'observation entre Vérone et Mantoue, il aurait pu passer l'Adige, se joindre aux Vénitiens, aux Frioulais et aux Romagnols, et opposer ainsi une digue infranchissable aux secours que le général Nugent conduisait à Radetzki. La route du Tyrol étant gardée par les nombreux corps de volontaires lombards, génois, suisses et piémontais, Charles-Albert n'avait autre chose à faire qu'à repousser Nugent ; et cela lui eût été facile avec les secours qu'il pouvait réunir de ce côté. Peschiera, Mantoue et Vérone ne pouvaient manquer de capituler successivement, et l'Italie tout entière eût été délivrée.

Mais les inqualifiables lenteurs de ce roi, ses funestes négociations pour obtenir la Lombardie sans chasser complètement les Autrichiens, donnèrent le temps aux troupes de Nugent d'accourir dans le Frioul, de reprendre l'une après l'autre les villes qui s'étaient déclarées dans le sens de la révolution italique, d'écraser Zucchi et de s'ouvrir la route de Vérone.

Charles-Albert fut d'autant plus coupable de ne pas avoir fait tout ce qui lui était possible dans ces jours d'enthousiasme, qu'il se trouva admirablement secondé par les graves événements dont l'Autriche devint le théâtre lorsqu'il campait en forces autour de Vérone, à Somma-Campagna. En vain disait-il que l'Angleterre s'opposait à ce qu'il passât l'Adige. Il devait répondre que l'Italie n'avait besoin ni des conseils ni des ordres d'aucune puissance, qu'elle était en révolution pour reconquérir sa liberté, son indépendance, et que ses peuples se sentaient assez mûrs pour ne plus se laisser conduire par l'étranger.

Mais les prétentions de Charles-Albert, ses négociations personnelles, ses intrigues secrètes ne lui permettaient pas de tenir ce langage. Il ne pouvait plus parler au nom de l'Italie entière ; il ne pouvait plus s'occuper que de son futur royaume de l'Italie septentrionale, et toute idée d'expulsion complète des Croates, des Tudesques ; toute idée d'unité nationale n'allait plus à sa taille. Dans là position qu'il s'était faite, il devait beaucoup plus craindre l'entrée des Français que l'arrivée des renforts de Nugent ; car les soldats de la république française ne pouvaient, dans aucun cas, aller servir de marchepied au roi du Piémont.

Tant qu'il s'agit de secourir l'Italie, disait à ce sujet le gouvernement français, nous sommes là. Combattre à côté des légions piémontaises dans l'intérêt de l'Italie, nous le pouvons encore ; mais marcher pour soutenir les intérêts du roi de Sardaigne, entrelacer le drapeau de la France avec celui de la maison de Savoie... jamais !

Mais si Charles-Albert craignait la présence des Français, il redoutait encore plus celle des nombreux Italiens exilés qui revenaient avec les idées bien arrêtées de la Jeune Italie, l'affranchissement complet du territoire italien et la reconstitution de la patrie sous le gouvernement républicain unitaire. Aussi ses agents en France créèrent-ils toutes sortes d'obstacles au départ de la colonne d'émigrés, au milieu de laquelle se trouvait Mazzini. Il fil plus encore : il fit faire le plus mauvais accueil à ces patriotes lorsqu'ils débarquèrent à Gênes. Peu s'en fallut que cette élite de la jeunesse italienne, rentrant de la terre d'exil, ne fût assommée par les sbires à la solde du Piémont. Les calomnies les plus basses furent toute la récompense que ces anciens proscrits obtinrent alors pour avoir conservé et avivé le feu sacré loin de leurs foyers.

C'est que Charles-Albert et ses valets savaient très-bien que l'arrivée en Lombardie de ces nobles proscrits serait la résurrection de l'esprit national, qu'il n'avait cessé d'endormir par ses écrivains. Aussi ne cessait-il de pousser la conclusion de ses négociations, non-seulement avec le gouvernement milanais, mais encore avec l'Autriche. En cela, il était fortement appuyé par l'Angleterre, qui, jalouse à l'excès de tout arrangement propre à donner quelque prépondérance à la France républicaine, paraissait saisir avec empressement l'occasion d'agrandir le royaume de Sardaigne, dont la politique fut toujours contraire à la France. L'Autriche seule refusait avec obstination de céder la Lombardie.

Au milieu de toutes ces intrigues croisées, les patriotes italiens, tous les citoyens qui avaient pris le fusil pour chasser les barbares commençaient à murmurer non-seulement de l'inaction de Charles-Albert, inaction qui devenait chaque jour plus funeste aux volontaires des Etats vénitiens et romagnols, mais encore des prétentions élevées par le roi de Piémont. Marchez ! ne cessaient-ils de lui crier, aidez-nous à délivrer le territoire, à repousser les renforts que l'Autriche envoie à Radetzki, et vous aurez, alors des droits véritables à la reconnaissance des Italiens !

Le patriotisme des Vénitiens, des Romains, des Toscans, des Génois, des Lombards, etc., suppléait autant qu'il était possible à la mollesse de Charles-Albert ; mais il eût fallu que tous ces volontaires dévoués eussent pu être soutenus par quelques vieux régiments. Abandonnés à eux-mêmes, privés d'artillerie, de cavalerie, et pour comble de malheur, placés pour la plupart sous les ordres dé chefs arrivés du Piémont ou gagnés aux combinaisons des monarchistes constitutionnels, ces braves jeunes gens, l'élite de l'Italie par leur éducation et leur courage, ne tardèrent pas à succomber sous les coups des Croates ou à battre en retraite, laissant exposés aux atroces vengeances des Kaiserliks les généreuses populations qui s'étaient jetées avec tant de joie dans le mouvement révolutionnaire. C'est ainsi que l'on apprenait successivement la chute de Bellune, d'Udine et de plusieurs autres villes des Etats vénitiens, que ni Durando, ni le général Ferrari n'avaient pu défendre contre le corps du général Nugent. Zucchi se maintenait bien encore à Palma-Nuova, mais il était permis de concevoir des craintes sur le sort de cette place forte.

Pendant que les patriotes du Frioul voyaient tomber successivement leurs villes, Charles-Albert, dans l'intention d'effrayer l'Autriche, envoyait son escadre, à laquelle s'étaient joints quelques bâtiments légers sortis de Venise, dans les eaux de Trieste, pour menacer cette ville d'un bombardement. C'était un moyen mis en œuvre pour obtenir la cession de la Lombardie, mais nullement pour faire une diversion utile ; car, s'il en eût été ainsi, Trieste aurait pu tomber au pouvoir des bâtiments génois, ou, tout au moins, la conservation de cette ville florissante eût forcé Nugent à interrompre le cours de ses succès du côté du Frioul.

Ce qui se passait alors dans le reste de l'Italie prouve que si les intrigues de la diplomatie ne se fussent pas jetées au travers des diverses populations de la péninsule, la grande idée de la révolution qui s'y opérait, l'unité nationale, eût pu facilement se réaliser.

Les Siciliens, après leur longue et sanglante lutte contre le Bourbon de Naples, venaient, par décision solennelle du parlement sicilien, librement élu et réuni à Païenne, de déclarer cette race de tyrans déchue à jamais de ses prétendus droits sur l'île. Malheureusement, cette révolution ne fut pas faite exclusivement dans des idées de liberté, et les vieux libéraux qui venaient de chasser une dynastie, se laissèrent séduire par les fictions constitutionnelles. Au lieu de se déclarer en république, comme tout l'y conviait, le parlement de Sicile se laissa prendre aux intrigues de Charles-Albert, qui eut la prétention de relever le trône à Palerme pour y placer l'un de ses fils. Les leçons les plus récentes de l'histoire furent encore perdues pour les patriotes siciliens, et leur grande révolution fut ainsi réduite aux ridicules proportions d'une révolution de sérail.

Toutefois, elle eut momentanément pour résultat de forcer le Bourbon de Naples a dissimuler sa haine contre les patriotes. Il alla même jusqu'à donner aux Napolitains une constitution qui combla de joie les hommes superficiels. Il fit plus encore : il annonça qu'il allait entrer à pleines voiles dans la sainte ligue italienne contre les barbares, et qu'il mettrait à la disposition de chefs italiens non-seulement une forte division de ses troupes, mais encore sa flotte.

Pour comprendre une résolution si inattendue et si contraire aux antipathies bien connues de Ferdinand, il faut dire au lecteur qu'au moment où la Sicile rompait complètement avec ce roi, le reste de son royaume, les Calabres surtout, étaient dans un état de révolte ouverte contre le gouvernement de Naples ; que cette révolte s'étendait rapidement sur tous les autres points du littoral, et qu'il était à craindre, pour ce roi des lazzaroni, qu'une révolution pareille à celle de 1820, plus radicale peut-être, ne forçât Ferdinand à des concessions bien plus larges, et même à lui faire prendre là route de Vienne, comme avait fait son père. Le rusé Bourbon jugea donc nécessaire de lancer à la mer quelques-unes des prérogatives de l'absolutisme, afin de sauver le reste. Il ne doutait pas qu'il regagnerait le terrain abandonné dès que les circonstances deviendraient moins défavorables. C'était là, comme on sait, le procédé employé in extremis par plusieurs royautés, procédé dont elles s'étaient très-bien trouvées.

La conduite de Léopold fut, en Toscane, ce qu'elle devait être. Archiduc d'Autriche, on comprend qu'il ne pouvait pas donner franchement la main à une ligue qui avait pour objet la ruine de sa propre maison. Mais l'opinion publique, extrêmement exaltée en Toscane, le poussait violemment malgré lui vers le grand but de la révolution italienne. Il armait donc ses volontaires et les laissait partir pour le Pô et l'Adige, tandis que ses troupes faisaient toutes les évolutions nécessaires pour faire croire qu'elles allaient entrer en campagne. C'était à gagner du temps que se bornait la politique du grand-duc de Toscane en ces graves circonstances.

Quant à celle du pape, elle paraissait inexplicable depuis que Rome était devenue le centre, le foyer le plus actif de toutes les intrigues de la diplomatie.

La diplomatie, c'est-à-dire les agents royaux chargés de rendre aux monarchies la vie la plus douce possible, soit en arrangeant les différends qui peuvent survenir entre les princes, soit en muselant les peuples ou en les endormant lorsqu'ils se réveillent ; la diplomatie, disons-nous, dont le siège principal fut de tout temps à Rome[4], effrayée à la pensée d'une république universelle, et provisoirement d'une république unitaire pour toute l'Italie, venait de concentrer ses efforts au Vatican, dans le double but d'empêcher à tout prix le gouvernement pontifical de déclarer la guerre et de l'amener ensuite à se porter médiateur entre l'Autriche et les peuples d'Italie. Les diplomates désiraient confier ce dernier soin au prince temporel le plus influent de toute l'Italie, et l'Autriche ne demandait pas mieux que d'ouvrir des protocoles qui lui auraient donné le temps de trouver l'argent indispensable pour faire parvenir à Radetzki les renforts qui devaient lui donner raison de l'insurrection lombarde, et successivement des autres agressions venant du reste de l'Italie. Les efforts des diplomates réunis à Rome et correspondant avec ceux rassemblés en Suisse, furent d'abord couronnés d'un plein succès.

Pendant que l'ancien ministère du Vatican accomplissait noblement sa tâche en armant tous les volontaires et acheminant même vers l'Adige ses troupes réglées, dans la perspective que la guerre sainte serait bientôt déclarée par Pie IX, on fut étrangement surpris, à Rome, de voir tout à coup un changement complet dans la politique du pape. Les armements furent arrêtés instantanément, et l'on entendit une voix puissante s'écrier : Je ne veux point la guerre !

Ce que voulait alors le pape, c'était une médiation, un accommodement ; ce que voulait l'Autriche, c'était gagner du temps. Tous les patriotes comprirent que l'ouverture de protocoles serait la mort de la révolution italienne, déjà tant compromise par les trahisons quotidiennes de Charles-Albert[5]. Tandis qu'un seul mot de lui, dit un publiciste italien en parlant du pape, aurait soulevé les masses contre l'Autriche, Pie IX commence par hésiter ; puis au plus fort de la lutte, il déclare être en paix avec l'ennemie éternelle et acharnée de l'Italie, et il porte par là un coup terrible à la cause de son pays.

Or, comme les Romains étaient essentiellement dévoués à la cause italienne et au parti démocratique, la conduite du Vatican leur devint dès lors suspecte. Il y eut de l'agitation à Rome, et l'on put même craindre un mouvement démocratique, une grande révolution.

En ce moment-là, les amis et partisans de Charles-Albert redoublaient d'efforts pour faire aboutir la candidature de leur patron à la couronne de fer. Des vœux dans ce sens étaient émis par les populations trompées ; une foule de villes s'étaient prononcées pour l'annexion de la Lombardie au Piémont ; on ne parlait que de la nécessité de cette annexion, des avantages que le peuple lombard y trouverait. Du reste de l'Italie, de l'expulsion définitive des Tudesques, les amis de Charles-Albert n'en disaient pas un mot ; et, en effet, leurs vues ne s'étendaient pas en dehors de la Lombardie. Les feuilles de Turin appuyaient généralement, comme on le pense, les prétentions du souverain de l'Italie ; elles faisaient grand bruit d'une lettre qui aurait été écrite par le directeur des archives au ministère des affaires étrangères de la république française, M. Mignet, dans laquelle ce publiciste affirmait que le sentiment réfléchi et le désir ardent de tous les amis de l'Italie étaient pour la réunion de la Lombardie au Piémont.

Les patriotes de Milan luttaient de toutes leurs forces contre ces arrangements misérables, s'appuyant sur le décret si positif du gouvernement provisoire porté aussitôt après la révolution, ils protestaient dans le but de faire déclarer inopportun le nouveau décret rendu lé 12 mai pour l'annexion.

Considérant ; lisait-on dans cette protestation, qu'une convocation légale des représentants du peuple, afin de déterminer la forme définitive du gouvernement, ne devait avoir lieu qu'après la guerre ;

Considérant que le roi Charles-Albert n'a fait qu'accélérer la fuite des oppresseurs allemands, chassés de la Lombardie dès le 21 mars ;

Considérant que Charles-Albert doit avoir autant de reconnaissance aux Lombards qu'il a de titrés à leur propre reconnaissance, puisque, pendant l'occupation de l'Italie par les Autrichiens, il n'était pas un roi, mais une ombre de roi, dépendant, comme vassal, de l'empereur Ferdinand ;

Considérant que la réunion projetée par Charles-Albert ne fait que désunir les parties méridionales de l'Italie, et que les volontaires abandonneraient les champs de bataille, laissant les Piémontais isolés ;

Les citoyens de Milan soussignés demandent que le vote n'ait lieu qu'après l'issue de la guerre ; ils invitent leurs concitoyens les patriotes et démocrates lombards à s'abstenir de voter..... Nous ne crions, ajoutait le Républicano, ni Vive la République ! ni Vive la Constitution ! mais seulement Vive la Liberté ! car il faut d'abord conquérir cette liberté entière et absolue.

 

Mais ces protestations si sages restaient sans effet ; les amis de Charles-Albert poursuivaient l'exécution de leur plan avec une ardeur extrême ; ils arrachaient le vœu des duchés en même temps que celui des villes de la Lombardie plus près de l'armée sarde.

Au milieu de ces royales intrigues, on apprenait de fâcheuses nouvelles de la Vénétie de terre ferme.

Ferrari et Durando continuaient d'être poursuivis par les forces du général Nugent. Ces deux chefs ne cessaient de combattre en reculant.

Les renforts autrichiens arrivaient non-seulement par le Frioul, mais encore par le Tyrol.

Les volontaires lombards et génois étaient battus en détail, et Charles-Albert continuait à rester immobile à Somma-Campagna. Il amusait son armée et les Lombards par le simulacre du siégé de Peschiera, dont la prise paraissait retardée jusqu'au moment jugé opportun par le roi de Piémont.

Qu'est-ce que tout ceci ? s'écriait dans son indignation le journal la Réforme. Charles-Albert a plus de soixante mille hommes, et les Piémontais sont braves ! L'inaction de Charles-Albert n'a pas besoin de commentaires. Ferrari et Durando vont se trouver, à force de reculer, entre l'armée de Radetzki et celle de Nugent, qui les poursuit. Radetzki a devant lui le roi belliqueux, qui n'agit pas. Le général Walden est en route pour le Tyrol et va donner la main à l'armée autrichienne de l'Adige.

Qu'est-ce que tout ceci ? Une trahison !

Venise sacrifiée à l'Autriche par ordre de l'Angleterre, dans l'intérêt de Charles-Albert, et avec la connivence de la France !

Nous avons cité, ces jours derniers, le Morning-Chronicle de Londres et le journal l'Alba de Florence. Le Morning-Chronicle signalait l'entente cordiale de la France avec l'Angleterre, agissant de concert dans la Lombardie. L'Alba signalait l'ordre de s'arrêter signifié par l'Angleterre à Charles-Albert.

Hier, nous avons reproduit une lettre du citoyen Mignet, archiviste du ministère des affaires étrangères de la république, patronnant de son nom de salarié de la république française des menées monarchiques sur nos frontières.

Ces jours derniers, nous avons donné le tableau des mutations princières que l'on prépare en Autriche et en Italie, mutations de despotisme, et rien de plus.

Enfin, la réaction est en Suisse, à nos portes, et la Tribune populaire de Genève s'explique ainsi au sujet de la Confédération helvétique et de l'Italie :

Tout cela, dit la Tribune, est le résultat d'une intrigue diplomatique qui est conduite ici par l'Angleterre, d'accord avec l'Autriche. Voici quels sont les arrangements actuels : la Lombardie sera cédée à Charles-Albert avec les duchés ; la république de Venise sera remise sous le joug de l'Autriche. Le gouvernement français a connaissance de ce qui se passe, il ne fait rien pour l'empêcher ; on dit même qu'il consent à cet arrangement. Il faut que tous les vrais patriotes soient sur leurs gardes : la réaction est organisée fortement. Malheur aux républiques démocratiques, si elle obtient le dessus !

Ainsi, ajoutait le journal la Réforme, de toutes parts la coalition nous est signalée ; les journaux anglais, suisses, italiens nous avertissent, et le Risorgimento de Turin a la naïveté de se faire écrire de l'armée :

Il y a longtemps que Charles-Albert aurait pris Peschiera ; mais il ne veut rien faire qu'il ne soit assuré de ne pas avoir de république derrière lui.

Sans doute, pas même la république française ! s'écriait le journaliste.

Qu'est-ce que tout cela ?

Une trahison des plus palpables !

 

 

 



[1] Voyez les chapitres XIV, XV et XVI du tome 1er, et le chapitre V du tome 2.

[2] Les partisans de Charles-Albert s'inquiétaient peu des contrées italiques placées sur la rive gauche de l'Adige ; ils en auraient volontiers fait cadeau à l'Autriche, pour peu qu'ils fussent assurés de sa renonciation sincère à la Lombardie. Les rois n'agissent jamais différemment.

[3] Le gouvernement provisoire de Milan en annonçant l'arrivée de l'armée piémontaise, s'était exprimé ainsi : L'armée piémontaise se présente comme alliée dans la lutte suprême de la guerre sacrée. Les conventions conclues entre le gouvernement provisoire et le représentant du magnanime Charles-Albert portaient : Les troupes sardes agiront en alliées fidèles et loyales du gouvernement provisoire. Les vivres et entretien seront fournis par le gouvernement provisoire ; la solde courante est au compte de S. M., etc.

[4] Voyez la Henriade de Voltaire.

[5] Le plus grand nombre, en Italie, disait naguère un écrivain patriote italien, regarde Charles-Albert comme un traître, et, en vérité, les apparences sont contre lui dès le jour de son entrée en Lombardie, jusqu'à celui de sa fuite soudaine de Milan. Mais on le jugera plutôt inepte que coupable, lorsqu'on aura réfléchi qu'en trahissant son pays, il n'aurait trahi, après tout que sa propre ambition, et éloigné à jamais la chance d'obtenir cette couronne italienne depuis si longtemps convoitée.....

Nous ne pouvons être de l'avis de M. Ricciardi. L'homme qui se place à la tête d'une révolution avec l'arrière-pensée de la faire tourner à son profit, n'est autre chose qu'un traître justement qualifié.