HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE III

 

 

Nuit du 24 juin. — Aspect de la capitale devant et derrière les barricades. — Suppression d'un grand nombre de journaux ; — Droits que le pouvoir exécutif puise dans l'état : de siégé. — Paris transformé en un vaste camp. — Conséquence de l'état de siège. — Les dénonciations commencent leur effroyable cours. — Tristes chapitres des prisons. — Reprise de la séance permanente. — Nouvelles lues par le président des différents points de l'insurrection. — Vote de trois millions destinés à donner du pain aux citoyens qui en manquaient. — Prorogation des effets de commerce. — Traits caractéristiques de la majorité. — Proposition de Larochejaquelin pour que l'Assemblée fasse connaître ses sentiments à l'égard des prisonniers. — La majorité repousse cette proposition. — Lettre du maire de Paris. — Elle prouve l'acharnement du combat. — Le président reprend la proposition du citoyen Larochejaquelin. — Bonne proclamation adressée aux insurgés. — L'assemblée devait faire plus encore. — Réflexions à ce sujet. — Coup d'œil sur la rive gauche. — Préparatifs du général Bréa pour attaquer la barricade Fontainebleau. — État de la lutte sur la rive droite. — Nouveaux combats aux, barrières Rochechouart et Poissonnière. — Prise de ces deux barrières. — Nouvelle attaque du clos Saint-Lazare. — Il est occupé par la troupe. — Prise de la barrière de La Villette. — Le théâtre de la guerre se porte vers l'Est.

 

La nuit s'était ressentie de la lutte terrible de la journée du 24, disent les auteurs des Fastes de la Garde nationale. Elle fut par conséquent beaucoup plus triste, beaucoup plus déchirante que celle de la veille. Les ambulances étaient bien plus nombreuses ; la quantité des morts et des blessés s'élevait à un chiffre effrayant. Il est difficile de se faire une idée de la douloureuse consternation répandue dans les familles, dont les unes connaissaient les pertes qu'elles avaient faites, les autres, sans nouvelles de ceux qui leur étaient chers, se livraient aux conjectures les plus désespérantes. On voyait des mères, des épouses, des filles errant de poste en poste, au milieu de la nuit, et demandant, la crainte et l'effroi sur les traits, qui un fils, qui un époux, qui un frère. Les unes finissaient par les retrouver avec joie, les autres les cherchaient en vain et ne les retrouvaient que dans les ambulances morts ou couchés avec les morts. Et quand le jour se leva, quand le signal du combat fut donné encore, bien des veuves et des orphelins s'asseyaient en pleurant au foyer désert...

Hélas ! les auteurs des Fastes de la Garde nationale ne peignaient ici que l'un des côtés de ce déchirant tableau. Derrière les barricades, bien des pères de famille, bien des fils, seuls soutiens de la veuve, bien des ouvriers dont le bras infatigable faisait vivre des femmes et des enfants, étaient aussi tombés, obscurément, sans aucune prétention aux récompensés, sans s'enquérir si un jour on parlerait d'eux. Ces prolétaires, qui se battaient pour vivre en travaillant, qui se dévouaient au triomphe d'un principe, d'une idée, étaient aussi des Français ; eux aussi laissaient des mères sans appui, des femmes, des sœurs, des filles dans la misère et la douleur ; et ces femmes éplorées couraient, elles aussi, toute la nuit, de barricade en barricade, guidées par l'espoir d'y rencontrer encore debout ces hommes en blouses que les balles et la mitraille n'avaient pas plus épargnés que les citoyens en uniforme. De l'autre côté des barricades, on ne voyait pas ces nombreuses ambulances organisées par l'autorité, et fournies de tout ce qui pouvait être nécessaire aux hommes de l'art empressés d'y exercer leur zèle philanthropique : les morts n'avaient pour toute sépulture que quelques pavés, ou quelques pelletées de terre dans le clos voisin : les blessés ne recevaient d'autres soins que ceux que leur prodiguaient au milieu du dariger même, ces femmes du peuple, dont la destinée fut toujours de souffrir ou de se trouver en présence de souffrances qu'elles ne pouvaient soulager que bien imparfaitement. Que de scènes touchantes ou terribles, que d'épisodes héroïques ce côté du champ dé bataille n'eût pas également offerts au pinceau de l'historien qui aurait pu transporter ses lecteurs au milieu des insurgés ! Les voiles de la nuit du 24 et les tristes murs des casemates en ont dérobé le secret à tout le monde : les pontons seuls les ont entendu raconter. Ils nous les diront peut-être un jour ; et nos annales pourront encore recueillir quelques traits honorables pour le caractère français !..... Continuons.

L'aspect de la ville dans ce jour de dimanche est encore plus sombre que les journées précédentes.

Dès le matin, treize parmi les organes divers de l'opinion publique avaient cessé de paraître, les scellés ayant été mis sur les presses qui servaient à les imprimer, par suite des pouvoirs que le dictateur croyait avoir puisés dans la mise en étal de siège de la ville de Paris. Ces journaux étaient d'un côté : l'Assemblée nationale, le Lampion, le Journal de la canaille, le Pilori, feuilles royalistes qu'on supposait appartenir à des agents de la légitimité ; la Presse, la Liberté, journaux de la réaction ; la Vraie République, le Père Duchesne, la Révolution de 1848, l'Organisation du travail, journaux de la démocratie, et enfin le Napoléon républicain. Le rédacteur d'une de ces feuilles si brutalement suspendues, M. Emile de Girardin, avait même été arrêté et conduit à la conciergerie ; et comme les arrestations commençaient à être laissées à l'arbitraire des chefs de la troupe et même des simples gardes nationaux, la plupart des rédacteurs des journaux démocratiques avaient cru devoir prendre des précautions pour ne pas aller rejoindre celui de la Presse.

Nous n'essaierons d'expliquer ici cette mesure contre la liberté de la pensée que par les habitudes des chefs militaires ; car supposer, comme l'avait fait la veille le citoyen Degousée, que les journalistes pourraient jeter de l'huile sur l'incendie, c'eût été donner cours à une calomnie de plus, à une méchanceté gratuite, repoussées victorieusement par la tenue décente et contristée des journaux républicains qui survécurent à l'état de siège.

Au surplus cette grave, infraction aux droits reconquis par le peuple en février passa presque inaperçue en ce moment terrible où les lois protectrices ; des libertés publiques étaient considérées par bien des gens comme ayant disparu devant la dictature. Cependant, telle n'avait point été l'intention des députés ayant provoqué l'état de siège et la concentration du pouvoir exécutif entre les mains d'un chef. L'état de siège suivant les lois qui l'ont déterminé, n'aurait dû jamais être appliqué qu'aux villes de guerre qui se trouvent en présence de l'ennemi ; dans tous les cas, ses effets ne pouvaient être autres que la transmission dû pouvoir et de l'administration entre les mains de l'autorité militaire. Mais aux yeux des impitoyables, les droits conférés par l'état de siège de la ville de Paris devaient être illimités ; et il se trouva des hommes qui attribuèrent à la nouvelle autorité jusqu'au droit de vie et de mort sur les citoyens.

Malheureusement, les journaux destinés à éclairer le public sur toutes les grandes questions politiques se trouvaient dans une position si critique, qu'ils n'osèrent protester contre de pareilles prétentions. C'est ainsi que le champ de l'arbitraire resta libre. Il fallait, disaient les sophistes de l'état de siège, violer toutes les lois, afin de ne consulter que la loi suprême du salut public, puisqu'il s'agissait de sauver la société des barbares, des pillards, des incendiaires, des ennemis du bon ordre. Hélas ! bien des gens ne voyaient dans ces affreux déchirements de la patrie, qu'une victoire à remporter sur leurs adversaires politiques, qu'une bataille à gagner !

Paris, la ville des sciences, des arts, de l'industrie ; Paris, le rendez-vous de tous les hommes instruits, le foyer de la civilisation du monde, rie fut plus qu'un immense corps de garde soumis à la discipline la plus arbitraire. Toutes les rues furent littéralement couvertes de postes, de sentinelles, de patrouilles, de tentes, de bivouacs, de faisceaux de baïonnettes, de canons, de fourgons, de chevaux au piquet ; on eût dit, à voir tant d'hommes d'armes, tant d'uniformes différents à côté de tant de costumes excentriques portés par les gardes nationaux accourus au secours de l'ordre, qu'une immense métamorphose avait changé, tout à coup, la capitale de la France en un vaste camp. Ceux des citoyens qui tenaient le fusil à la main, et qui n'étaient pas dirigés sur les lieux dû combat, occupaient toutes les rues, les places, les carrefours : leur consigne était de s'opposer à la circulation des autres habitants, d'empêcher toute communication dune rue à l'autre, et surtout avec les quartiers insurgés, et enfin dé fouiller minutieusement hommes et femmes. Nul ne pouvait paraître aux fenêtres de son logement, sans recevoir l'injonction de les fermer, et souvent cette injonction était faite à coups de fusil. Nul ne pouvait sortir de sa maison sans un laissez passer d'un chef quelconque, ou bien sans se faire accompagner par quelque officier, sous peine d'être arrêté ; et une arrestation, quelque futile qu'en fût le motif devenait toujours une chose fort dangereuse.

Et pourtant, on arrêtait ; partout : les dénonciations commençaient leur terrible cours. Les citoyens se qualifiant d'honnêtes et modérés dénonçaient par excès de zèle, par inimitié, par jalousie d'étal, par vengeance. ; ils dénonçaient en masse pour divergence d'opinions politiques : celui-ci avait parlé en faveur de la république démocratique ; celui-là était un communiste, un ennemi de la propriété ; cet autre était considéré comme socialiste, c'est-à-dire comme l'ami des ouvriers : tel avait été aperçu près des barricades. Le voisin dénonçait son voisin parce qu'il n'avait pas pris le fusil ; le propriétaire dénonçait son locataire, par cela seulement qu'il recevait chez lui des jeunes gens à longues barbes ; la portière dénonçait ceux chez qui elle voyait monter des hommes de mauvaise mine, des hommes en blouses qui n'essuyaient pas leurs pieds. On dénonçait dans les bureaux d'administration, dans les maisons ; on se dénonçait mutuellement par peur ou simplement par besoin, de dénoncer. L'occasion paraissant bonne pour se débarrasser sans danger.de ses ennemis, la gent honnête et modérée l'avait saisie avec un grand empressement.

L'effet dur déchaînement de toutes les mauvaises passions, fut tel qu'on arrêtait ceux des citoyens qui sortaient, parce qu'ils pouvaient avoir l'intention d'aller se mêler à l'insurrection, et qu'on arrêtait de même ceux qui restaient chez eux, parce qu'on pouvait présumer qu'ils se cachaient. La moitié de Paris aurait fait arrêter l'autre moitié[1], si Paris eût renfermé assez de prisons.

Dès le troisième jour, toutes les maisons d'arrêt, toutes les maisons de détention se trouvaient encombrées. Bientôt on remplit les caves de l'Hôtel-de-Ville, celles du Luxembourg, les caveaux des Tuileries, ceux du Palais-Royal ; les casernes regorgèrent de citoyens faits prisonniers ou arrêtés parce qu'ils portaient une blouse ou qu'ils étaient signalés comme démocrates. Le chapitre des prisons dû mois de juin n'est pas le moins déplorable de tous ceux que l'histoire sera forcée d'enregistrer sur cette triste époque de nos annales ; quant à nous, nous préférons parler combats que prisons et exécutions.

Mais avant d'essayer de décrire la lutte du troisième jour, nous croyons nécessaire de faire assister le lecteur à la suite de la séance permanente que l'assemblée nationale tenait depuis deux fois vingt-quatre heures, c'est-à-dire aux débats et délibérations de la journée du dimanche 26.

Dès huit heures du matin, l'empressement si naturel de connaître les bulletins officiels de la nuit avait réuni au palais législatif la plupart des membres de l'assemblée. Le président Sénard répondit à cette impatience en annonçant que les communications reçues pendant la nuit étaient des plus rassurantes.

Les rapports venus jusqu'à ce matin, dit-il, annoncent que la nuit a été complètement calme. Au point du jour et dans les premières heures, ajouta-t-il, il y a eu mieux que du calme, il y a eu des certitudes d'ordre sur le plus grand nombre de points où hier le trouble et la lutte étaient le plus considérables.

Puis le président entra dans les détails contenus dans ces rapports : il dit que le faubourg Saint-Jacques et le faubourg Saint-Marceau étaient entièrement dégagés ; que les barrières Fontainebleau, d'Italie et d'Arcueil se trouvaient au pouvoir de la troupe ; ce qui n'était pas tout à fait exact, puisque la barrière Fontainebleau était encore barricadée ; et il assura que toute la rive gauche était rentrée dans l'ordre. Il en donna pour preuve l'occupation par la troupe de ligne et la garde nationale de tous les points importants, et la réorganisation de l'administration municipale du douzième arrondissement.

Quant à la garde nationale de cet arrondissement, le citoyen Sénard donna l'assurance que le général Cavaignac s'en occupait.

Parlant ensuite de la situation de la rive droite, le président dit que les nouvelles de ce côté étaient généralement bonnes ; que le général Duvivier, ayant cessé d'être resserré aux abords de l'Hôtel-de-Ville, agissait dans des conditions telles qu'avant la nuit toutes les traces de l'insurrection auraient disparu de ce côté. Enfin, le président annonçait que le général Lamoricière avait pris les mesures les plus énergiques pour en finir avec l'insurrection de la rive droite ; qu'il attaquait le clos Saint-Lazare, le faubourg dit Temple et le faubourg Saint-Antoine avec des forces propres à réduire ces trois derniers foyers de la guerre civile.

Le président de l'assemblée terminait ses communications en affirmant que l'état moral de la population devenait satisfaisant ; qu'un profond découragement se manifestait dans les quartiers où l'émeute avait dominé. Il attribua ces résultats aux décrets rendus par l'assemblée et aux proclamations de la veille, qui, assura-t-il, avaient été acceptés avec ; confiance partout où ils avaient pu être connus[2].

Le président Sénard annonça que, de concert avec le général Cavaignac, il allait proposer à l'assemblée une mesure dont l'idée leur avait été fournie par plusieurs des représentants à portée de connaître combien étaient grandes les souffrances d'une partie de la population. Cette mesure fut un projet de décret portant un crédit de trois millions, destiné à assurer, sans délai, à la partie de la population qui vit de son travail journalier, les moyens de subsistance qui lui manquaient. Le projet de décret, mis immédiatement aux voix, fut voté à l'unanimité.

C'était un acte politique d'une grande portée en ce moment-là ; car il avait pour objet, comme l'expliqua le président, de donner du pain à ceux qui n' en avaient pas, et beaucoup parmi ces insurgés que les feuilles royalistes affirmaient être gorgés d'or, étaient malheureusement dans ce cas eux et leurs familles.

Vers le milieu de cette séance, et lorsque d'autres nouvelles vinrent confirmer les prévisions de la journée, l'assemblée s'occupa encore, sur la proposition du ministre Flocon, de proroger les échéances des effets de commerce qui seraient échus du 23 au 27 juin. Cette prorogation fut décrétée, mais avec un mauvais vouloir évident. On ri accorda d'abord celte faveur qu'à la seule ville de Paris, et encore ne donna-t-on que cinq jours de répit. La banque de France, dit le ministre, juge ce délai suffisant. Mais sur l'observation que bien des villes avaient envoyé leurs gardes nationaux à Paris, on étendit cette mesure aux départements, malgré l'opposition de M. Odilon Barrot, qui prétendit apercevoir dans cette suspension de paiement une perturbation générale parmi toutes lés relations commerciales et industrielles.

A la seconde reprise de la séance, vers trois de l'après-midi, la discussion offrit plus d'un trait propre à caractériser cette partie dé rassemblée que nous avons qualifiée d'impitoyable. Ces membres que la vérité blessait, et qui ne voulaient point permettre qu'on la dît à la tribune, firent une longue querelle au représentant Ducoux, parce que, dans le compte personnel qu'il rendit de sa mission vers le clos Saint-Lazare elle faubourg du Temple, il lui échappa de dire que la garde nationale, la veille, frappée d'une sorte de stupeur, montrait ce jour-là le plus grand enthousiasme. La garde nationale, lui crièrent les membres qui ne voulaient pas permettre qu'on dît que cette milice avait éprouvé un moment d'hésitation si naturelle à des hommes qui ne font pas métier de se battre ; la garde nationale n'a cessé d'être admirable ! En vain Ducoux voulut-il expliquer sa pensée, en disant que la garde nationale lui avait paru, le premier jour, hésiter à s'agglomérer, comme d'habitude, autour de ses chefs ; les réactionnaires ne voulurent pas qu'il fût dit que les bourgeois avaient hésité (1). Peu s'en fallut que le futur préfet de police rie fût rappelé à l'ordre.

Mais il arriva que le ministre des financés, Duclerc, voulant atténuer l'effet produit par l'expression de son collègue, se montra plus véridique encore, c'est-à-dire plus maladroit, car il lui échappa de faire l'éloge du courage des insurgés après avoir fait celui de la garde nationale. Permettez-moi de vous le dire, s'écria-t-il, soit du côté de l'insurrection, soit du côté de la gardé nationale, on a combattu avec trop d'acharnement, avec trop de courage.

A ce dernier mot ; les membres qui avaient laissé passer celui d'acharnement sans protester, interrompirent l'orateur par les plus bruyantes exclamations : les cris à l'ordre ! à l'ordre ! furent poussés par la totalité du côté droit. — C'est un blasphème !La garde nationale, c'est la bravoure contre de lâches assassins ! lui crièrent plusieurs députés. — Votre mot est encore plus malheureux que celui du citoyen Ducoux, ajouta le représentant A. Avond. Et une longue agitation empêcha le ministre d'expliquer sa pensée comme il indiquait vouloir le faire.

Il est évident, dit-il enfin, que je me suis mal expliqué : j'ai ajouté un mot qui exprimait ceci : c'est que je déplore profondément, le sang versé.... Je n'oublie pas, ajouta courageusement le citoyen Duclerc, que les insurgés que j'ai combattus sont des Français.

Peu s'en fallut que les réactionnaires rie donnassent, à ce sujet, un nouveau démenti au ministre. Ils continuèrent à crier : Ce sont des brigands !

L'agitation fut loin de se calmer quand le citoyen Larochejaquelin parla des bruits détestables que l'on répandait en présentant l'assemblée nationale comme nourrissant les arrière-pensées les plus haineuses contre la partie de la population égarée.

Je demanderais, ajouta celui qui voulait réhabiliter l'assemblée aux yeux de ces hommes, je demanderais que, pour faire taire toutes les mauvaises passions, et pour ne laisser aucun prétexte aux détestables intentions qui se manifestent par des douleurs inexprimables pour le pays ; je demanderais que le mol que l'on va répétant partout, dans les faubourgs insurgés, comme conséquence de l'état de siège, que ce mot ne fût pas, et il ne l'est certes pas, celui de l'assemblée nationale, aux yeux des hommes égarés ; j'hésite à le dire, tant il est injuste et douloureux ! On dit que la mise en état de siège peut se traduire par ce mot : Malheur aux vaincus !

Des réclamations énergiques interrompent ici l'orateur, et bien des voix lui demandent qui a pu dire un mot si funeste. — On le dit partout pour tromper les insurgés, répond Larochejaquelin. — Ne le répétez pas, lui crie un membre. — Lisez donc la proclamation du général Cavaignac ! ajoute-t-on du même côté.

Eh ! Messieurs, reprend l'orateur, ne sais-je pas que le mot n'a pas été dit, qu'il a été inventé par les ennemis de la patrie ? Je demande que nous fassions connaître par ceux qu'égarent les misérables qui déchirent le sein de la patrie, que ce n'est pas nous qui permettrons jamais qu'on nous prête une pareille interprétation de nos actes.

Certes, il n'y avait rien que d'honorable dans cette proposition ; cl pourtant le côté droit se mit en colère ; et, sous prétexte que l'assemblée n'avait pas besoin de faire une semblable déclaration, bien des membres de ce côté ne cessèrent d'interrompre l'orateur, lorsque, dans l'étonnement que lui causaient ces exclamations, il s'écriait : Il me semble cependant que ce serait un beau rôle, un rôle paternel ! Je ne demande autre chose à l'assemblée, que de combattre, par quelques mots qui émanent d'elle, les hommes qui trompent le peuple !

L'assemblée n'a pas besoin de faire de déclaration à cet égard, lui répondait-on ; elle n'a jamais dit un pareil mot ! De pareils sentiments ne sont pas français !

C'est précisément parce qu'ils ne sont pas français, reprenait l'auteur de la proposition, qu'il serait convenable que l'assemblée nationale repoussât avec indignation ces moyens infâmes dont on se sert pour égarer tant de malheureux....

Larochejaquelin ayant encore été interrompu par des exclamations diverses, dont quelques-unes indiquaient les passions les plus détestables, le représentant Raynal ne put s'empêcher de s'écrier : Ceux qui vous interrompent n'ont pas le sentiment de la patrie et de l'honneur. Puis le citoyen Didier étant monté à la tribune pour appuyer la proposition, le côté droit lui imposa silence par les cris, assez ! assez ! la clôture ! et le président leva la séance.

Il était évident que le citoyen Larochejaquelin avait entendu parler des traitements barbares exercés contre les prisonniers par la troupe, la garde nationale et surtout la mobile, et qu'il voulait empêcher ces fusillades arbitraires que les insurgés devaient connaître aussi. Quelques mots de réprobation prononcés par l'assemblée eussent pu mettre un terme à ces actes sauvages ; la majorité ne voulut pas tenir le langage explicite que réclamait Larochejaquelin ; et les fusillades continuèrent ! et une foule de malheureux furent passes par les armés, par cela seul qu'ils s'étaient trouvés soit avec les insurgés, soit de leur côté !.....

Deux heures après, le président lisait à l'assemblée les nouvelles d' une partie de la journée, et faisait précéder ces détails ; partout favorables, d'une lettre que le maire de Paris lui écrivait sur les événements de la rue Saint-Antoine.

Je m'empresse de vous annoncer que le mouvement offensif, commencé hier, poursuivi ce matin avec une grande vigueur, est partout couronné de succès.

Nos colonnes viennent de s'emparer du point le plus redoutable. La mairie du neuvième arrondissement et les rues qui l'avoisinent ont été reconquises pied à pied ; des barricades formidables ont été enlevées après de rudes combats et des perles douloureuses ; mais l'acharnement incroyable des insurgés a du céder devant l'héroïque intrépidité de nos troupes.

Je ne puis vous donner de longs détails ; mais pour que vous puissiez juger des difficultés de la tâche, je vous dirai que dans la plupart des rues longues, étroites et couvertes de barricades, qui vont de l'Hôtel-de-Ville à la rue Saint-Antoine, les insurgés s'étaient emparés de presque toutes les maisons : ils avaient matelassé les croisées, par lesquelles ils tiraient presque à coup sûr : aussi nos pertes sont-elles considérables..... hélas ! nos hôpitaux, les ambulances sont encombrés, et jamais encore le pavé de Paris n'avait été rougi de tant de sang !

Cette lettre ne prouvait que trop l'acharnement du combat. Les insurgés ne cédaient le terrain qu'à la dernière extrémité, et alors ils avisaient aux moyens de se transporter derrière d'autres barricades pour vendre chèrement une vie qu'ils n'espéraient plus sauver, s'ils déposaient les armes entre les mains de leurs ennemis. Il était évident que le mot auquel le représentant Larochejaquelin venait de faire allusion non-seulement circulait partout, mais encore qu'il était suivi à la lettre par une soldatesque qui s'était arrogé le droit de vie et de mort sur ses propres prisonniers, sur ceux qu'on lui confiait, et sur les citoyens arrêtés dans les maisons que le hasard avait placées à côté des barricades. Les détails affreux qui parvinrent au président de l'assemblée de tous les points où la lutte avait été vive, et principalement de tous les lieux où des prisonniers avaient été conduits, ne permirent plus au pouvoir de douter nue la guerre civile, déjà si horrible par elle-même, rie fut dégénérée en guerre à mort, entre Français, en guerre de sauvages. On comprit alors, au quartier général, tout ce qu'il y avait, d'urgent dans la proposition du citoyen Larochejaquelin ; et il fut convenu qu'à la reprise de la séance, on aviserait aux moyens de laver convenablement l'assemblée des horribles intentions qu'on lui prêtait au dehors.

En effet le président, dont l'autorité sur l'assemblée fut immense dans ces malheureuses journées, s'empressa alors de reprendre lui-même la proposition du citoyen Larochejaquelin, repoussée ; naguère avec tant de rage. Il convint que des bruits affreux étaient semés derrière les barricades ; qu'on disait aux insurgés : Défendez-vous jusqu'à la dernière minute, car, si vous vous rendiez, vous seriez massacrés ! Le président annonça que le général et lui venaient de recevoir des lettres des représentants en mission qui leur faisaient connaître ces faits, leur demandant s'il ne serait pas possible que l'assemblée combattît cette calomnie contre le sentiment français[3]. Pour l'honneur de l'humanité, ces représentants n'avaient point osé parler des exécutions venues à leur connaissance ; aussi rien fut-il pas question.

Nous avons le bonheur de vous dire, ajoutait le président, qu'à l'heure qu'il est, une proclamation est lancée derrière les barricades pour détruire cette calomnie : voici ce que j'ai signé, moi, votre président, et le chef du pouvoir exécutif, ne craignant pas de nous engager tous deux dans une pensée qui est la vôtre.

La proclamation dont le citoyen Sénard donna alors lecture, était ainsi conçue :

Ouvriers, et vous tous qui tenez encore les armes levées contre la république, une dernière fois, au nom de ce qu'il y a de plus respectable, de saint, de sacré pour les hommes, déposez vos armes ! l'assemblée nationale, la nation tout entière, vous le demandent.

On vous dit que de cruelles vengeances vous attendent ! ce sont vos ennemis, les nôtres, qui parlent ainsi.

On vous dit que vous serez sacrifiés de sang-froid ! venez à nous, venez comme des frères repentants soumis à la loi, et les bras de la république sont tout prêts à vous recevoir.

Signés : Le président de l'assemblée nationale : SÉNARD.

Le chef du pouvoir exécutif : CAVAIGNAC.

 

Cette fois, tout le côté gauche cl une partie du centre firent entendre les plus vifs applaudissements. Louis Blanc, dont l'âme, comme celle de ses collègues les républicains, devait être navrée de douleur, laissa échapper cette exclamation :

Ah ! c'est bien ! c'est très-bien ! c'est excellent !

Assuré désormais du bon accueil fait à celte proclamation, le président ajouta que depuis quelques heures, de concert avec le pouvoir exécutif, il la faisait répandre derrière les barricades

Certes en repoussant, comme elle le faisait à là fin dé la journée, les bruits qu'elle considérait comme injurieux à son honneur, à ses sentiments, et en tendant ; la main aux ouvriers menacés de cruelles vengeances, l'assemblée nationale se relevait aux yeux mêmes de ses ennemis. Mais n'eût-il pas été plus opportun, et plus digne de la représentation d'un peuple civilisé d'aborder franchement ce qu'il y avait dé pénible au fond de cette explication ? Suffisait-il de dire, puisqu'on savait à ne plus pouvoir le mettre en douté que des exécutions militaires avaient eu lieu dans plusieurs endroits, sans jugement, et sans qu'aucun décret eût prononcé la mise hors la loi des prisonniers pris les armes à la main, suffisait-il de déclarer qu'on n'avait pas autorisé ces cruelles vengeances ? Si ces vengeances aussi sauvages qu'illégales étaient constatées ; si les représentants envoyés en ; mission les avaient connues, rassemblée rie devait-elle pas les frapper d'un blâme sévère ? Ne devait-elle pas mettre les prisonniers sous la protection des lois humaines, des lois militaires même ? L'humanité pouvait-elle être satisfaite en voyant l'assemblée d'un peuple civilisé déclarer, comme Pilate, qu'elle se lavait les mains des meurtres commis après le combat ? L'assemblée nationale pouvait-elle oublier que, la veille, elle avait dit : Plus de haines dans les murs ! Ne devait-elle pas se rappeler que le chef militaire lui-même avait dit aux soldats : Soyez fidèles aux lois de l'honneur et de l'humanité ! Comment lui eût-il été possible de concilier les promesses d'oubli qu'elle n'avait cessé de faire dans ses proclamations aux insurges qui déposeraient les armes ! Et le général en chef ne lui avait-il pas dit : Déposez vos armes fratricides ; le gouvernement rappelle dans les bras de la partie des frères égarés !

Et lorsque ces bonnes proclamations circulent de barricade en barricade, lorsque les insurgés, qui déplorent peut-être plus que les ennemis du peuple la guerre civile, née du plus funeste malentendu, attendent avec anxiété que l'assemblée nationale leur adresse enfin la parole ; lorsque plus d'un de ces ouvriers désespérés renonce à la lutte fratricide qui s'est engagée par la faute de tout le monde, et se rend volontairement au milieu des soldats, vous laissez à ceux-ci le droit barbare de les jeter dans les caveaux de l'Hôtel-de-Ville ou du Luxembourg, d'où ils ne sortiront, s'ils y arrivent vivants, que pour être arbitrairement et inhumainement passés par les armes[4] !

Disons-le hautement, l'assemblée nationale ne fit pas, dans cette cruelle circonstance, tout ce qu'elle eût pu faire ; tout ce qu'elle eût dû faire pour mettre un terme à ces actes de férocité sauvage qui furent commis presque sous ses yeux.

Après avoir formulé ce reproche, que la postérité sanctionnera, détournons nous aussi nos regards affligés. Il nous reste encore assez de malheurs et de désastres à raconter en parcourant le champ de bataille de la troisième journée.

L'insurrection, battue complètement sur la rive gauche, n'offre plus, de ce côté, aucun danger pour le parti dit de l'ordre. Ceux des insurgés qui ont encore les armes à la main n'ont pas su prendre le seul parti salutaire pour eux qui leur restait à la fin de la journée du 24 et dans la nuit. Au lieu d'aller se réunir à ceux du faubourg Saint-Antoine, comme ils l'auraient pu très-facilement, ils se sont laissé acculer du côté opposé. Le 25 au matin, on les trouva se fortifiant à la barrière de Fontainebleau, c'est-à-dire aussi loin que possible des lieux où la lutte va recommencer. Là sont encore réunis deux mille à deux mille cinq cents insurgés ; mais on ne dirait plus les mêmes hommes du Panthéon et de la place Maubert. Il s'est mêlé parmi eux de ces coureurs habituels de barrière, et la funeste influence de ceux-ci se fait déjà sentir dans les rangs des ouvriers : une sorte d'anarchie règne au milieu de ce dernier camp de l'insurrection sur la rive gauche. Les uns semblent découragés ; chez les autres on remarque le dernier paroxysme de la fureur.

Au faubourg Saint-Jacques, les insurgés n'occupent plus que quelques points extrêmes. Dès cinq heures, la garde nationale et la troupe de ligne s'engagent avec précaution dans les petites rues où existent encore quelques barricades. Ces troupes sont assaillies par des coups de fusil tirés de ces barricades ou des maisons au-dessus. Mais bientôt ce dernier combat au faubourg Saint-Jacques cesse, les insurgés s'étant retirés en hâte du côté des barrières. Le faubourg se trouve donc entièrement évacué dans la matinée du 25.

Il en est à peu près de même du faubourg Saint-Marceau.

De ce côté, quelques faibles troupes d'insurgés essaient d'élever de nouvelles barricades ; mais ces tentatives isolées échouent partout, à l'exception de la barrière Fontainebleau. Le général Bréa déploie la plus grande activité ; il se multiplie et paie partout de sa personne, afin de déblayer tout le terrain compris depuis le Jardin des Plantes à la rue Mouffetard. Il veut réunir toutes les forces actives dont il dispose contre le seul point où il prévoit encore une lutte sérieuse. Il espère compléter ses succès de la veille et de la nuit par la prise prochaine du dernier retranchement que les insurgés ont élevé sûr la rive gauche.

Laissons ce général faisant désarmer toutes les maisons suspectes de la rue Mouffetard, réoccupant la caserne de l'Ourcine et la mairie du 12e arrondissement, et faisant ses dispositions pour attaquer la barrière qui sera témoin de sa mort tragique. C'est du côté du nord que vont recommencer les combats du désespoir ; c'est vers ce côté que nous devons porter en ce moment toute notre attention.

Il est évident pour tout observateur de sang-froid que la lutte fratricide touche à son terme. Les forces dont le général Cavaignac disposait la veille se sont doublées par l'arrivée successive de nombreux détachements de gardes nationaux envoyés par toutes les villes à portée des chemins de fer. Des troupes de ligne, de la cavalerie sont aussi entrées à Paris dans la nuit ; enfin des batteries d'artillerie, des fourgons chargés de munitions qui, depuis deux jours, étaient sortis de Vincennes sans pouvoir franchir les barrières de l'est et du nord, sont venus renforcer et ravitailler l'armée déjà formidable que ce général a sous sa main.

L'insurrection, au contraire, a épuisé ses ressources et son énergie dans ces deux jours de combats sans fin. Les quartiers qu'elle occupe encore sont dévastés ; ceux du Marais et du centre ne bouillonnent plus comme la veille. Saint-Méry, la rue Rambuteau et cette foule de barricades qui s'élevaient dans l'intérieur, menaçant les généraux d'une campagne terrible dans les 5e et 6e arrondissements, sont occupées par la troupe pu par la garde nationale. Le triomphe complet de la cause que les généraux et l'assemblée soutiennent paraît donc assuré ; on peut même présumer que cette troisième journée sera la dernière de ce malheureux conflit ; car il est impossible que quelques détachements d'insurgés, sans communication entre eux, puissent résister plus longtemps contre un si grand nombre de baïonnettes et de canons. Quoique la situation des généraux se soit bien améliorée sur toute leur ligne d'opération, même du côté du nord, nous retrouvons encore, le troisième jour, les insurgés maîtres des barrières Rochechouart et Poissonnière, qui ont déjà coûté tarit de sang ; ils le sont encore du' clos Saint-Lazare, de la barrière de La Chapelle, de celles de La Villette, du faubourg du Temple et du faubourg Saint-Antoine. Mais ils paraissent moins nombreux sur tous ces points du nord, et l'on peut penser qu'il sera moins difficile que les jours précédents de les en déloger.

Pendant la nuit, la garde nationale d'Amiens, établie dans une Cour voisine de la barrière Poissonnière, avait échangé quelques coups de feu avec les insurgés qui gardaient cette barricade. Au jour, cette fusillade devint plus vive, et les Amiennois éprouvèrent quelques pertes.

Le général Lebreton, qui était occupé à examiner les positions des insurgés aux barrières Rochechouart et Poissonnière, reconnut facilement que ces barricades avaient été misés en état de soutenir de nouvelles attaques, qui nécessiteraient la présence de l'artillerie. Il fit donc cesser le feu sans résultat des gardés nationaux d'Amiens, et leur donna l'ordre de se retirer à la caserne où se trouvaient trois cents hommes de celle de Rouen.

Vers les neuf heures du matin, les Rouennais furent dirigés entre les deux barrières, et prirent position au coin de la rue du Delta, afin de pouvoir attaquer par le flanc les insurgés, dont le feu à travers le mur d'enceinte devenait très-vif. Un peu plus tard, le général dirigea un autre détachement de la 3e légion et une compagnie du 21e de ligne sur les abattoirs Montmartre, dont la position permettait à ceux qui en occupaient les fenêtres du nord, de battre en plein les barricades de la barrière Rochechouart. Le plan du général consistait à faire attaquer cette barricade simultanément par les flancs et par les derrières : les craintes que la commune de Montmartre avait inspirées les jours précédents s'étant dissipées, on pouvait dès lors utiliser cette garde nationale.

A un signai donné, les onze fenêtres de l'abattoir s'enflamment, lancent une grêle de balles sur la barricade de la barrière et font de grands ravages parmi les insurgés. Ceux-ci, déconcertés, se placent à couvert dans le bâtiment de l'octroi et dans la maison qui fait le coin de la chaussée de Clignancourt, devant laquelle existait un autre retranchement, destiné à couvrir les derrières de la grande barricade. Une fusillade des plus vives recommença alors outre les insurgés, d'un côté, la troupe, les gardes nationaux placés aux abattoirs, l'artillerie qui faisait feu du clos Saint-Lazare, et les soldats qui attaquaient par la rue Rochechouart même de l'autre côté. Bientôt, à tous ces assaillants se joignirent des détachements de la garde nationale de Montmartre qui, après avoir été comprimée pendant deux jours par le nombre des insurgés, venait de prendre position dans les rues de cette commune, débouchant sur les boulevards extérieurs. Malgré toutes ces attaques simultanées, et malgré les boulets qui ne cessaient de faire de grands ravages contre les retranchements, les insurgés de la barrière Rochechouart, réduits à une soixantaine d'hommes déterminés à vendre chèrement leur vie, tinrent tête aux assaillants jusqu'à quatre heures. Ils auraient probablement tenu en échec jusqu'à la nuit les forces qui les attaquaient de tous côtés, mais l'arrivée, sur le flanc de la barricade, d'un nouveau bataillon de gardes nationaux sous les ordres du colonel Rapatel, enleva aux défenseurs des retranchements tout espoir de soutenir plus longtemps cette lutte si inégale. Attaqués alors par les deux flancs, par leurs derrières, et aussi par la rue Rochechouart, d'où la troupe accourait au bruit de la charge, les insurgés ; abandonnèrent enfin leurs barricades très-maltraitées par le canon, et se jetèrent dans les rues latérales de la chaussée de Clignancourt, d'où quelques-uns des plus intrépides recommencèrent le feu.

Au moment où les assaillants s'aperçurent de la fuite des insurgés, la troupe de ligne, la garde mobile et la garde nationale poussèrent de grands cris de joie et se jetèrent sur les barricades, les uns en passant par-dessus la grillé, les autres en pénétrant par les fenêtres de l'octroi, d'autres enfin en longeant les boulevards extérieurs. Plusieurs détachements ne tardèrent pas a se mettre à la poursuite des insurgés : la fusillade recommença dès lors, soit dans la rue de Clignancourt, soit sur les boulevards extérieurs.

En même temps le général Lebreton faisait attaquer la barrière Poissonnière, peu distante de : celle Rochechouart. Plusieurs compagnies des 2e et 3e légion et la garde nationale de Rouen, appuyées sur le 21e de ligne et le 23e léger, soutenaient le feu de ce côté, tandis qu'une batterie placée sur la hauteur des abattoirs tirait en brèche de l'autre côté. Les insurgés se défendirent vigoureusement jusqu'à l'heure où la prise de la barrière Rochechouart permit aux vainqueurs de cette barricade, de se porter en forces sur le flanc de la barrière Poissonnière. Alors seulement cette poignée d'ouvriers qui, depuis trois jours, tenait en échec tant de soldats et de canons, abandonna la barricade et se dispersa.

Les deux barrières Rochechouart et Poissonnière prises, la position des insurgés qui occupaient le clos Saint-Lazare devenait bien critique. Ce vaste clos, immense terrain entouré de murs du côté du faubourg Saint-Denis, de palissades et de maisons du côté de la rue Lafayette, et appuyé à la fois sur la barrière Poissonnière, sur le mur d'enceinte du nord et sur la barrière de La Chapelle, était dominé par un grand bâtiment en construction, destiné à un hospice ; l'insurrection y avait planté son drapeau dès sa première levée de boucliers.

Harcelés sans cesse pendant les deux premiers jours par la garde nationale, la troupe de ligne et principalement par la garde mobile, les insurgés, éparpillés dans le clos, s'étaient joués de ces attaques partielles, et, de leurs retranchements, ils n'avaient point cessé de faire éprouver de grandes pertes aux assaillants ; les mobiles, surtout, qu'on avait placés autour des palissades et à l'église Saint-Vincent-de-Paul eurent beaucoup à souffrir du feu continu auquel ils étaient exposés. Vainement avait-on fait jouer le canon contre cette position, les boulets s'étaient bornés à frapper d'énormes blocs de pierre et étaient allés se perdre du côté du mur d'enceinte. Les artilleurs envoyés contre le clos avaient aussi éprouvé des pertes sensibles.

Dans la troisième journée, les insurgés du clos, comme ceux de tous les autres points encore occupés par eux, s'étaient montrés moins nombreux ; ce qui fit espérer qu'on s'en rendrait maître entièrement sans de grandes pertes. Dès le matin, la mobile et la garde nationale s'emparèrent sans peine de la partie de ces terrains qui avoisine la barrière Poissonnière. Les hauteurs de l'église Saint-Vincent-de-Paul furent aussi occupées, et, un obus y fut placé afin de balayer cette partie du clos. Un peu plus tard on dirigea l'attaque contre les bâtiments de l'entrepôt des douanes, dont les portes furent enfoncées à coups de canon. A une heure, le général Lamoricière y pénétra à la tête des troupes et des gardes nationaux et mobiles qu'il avait sous sa main. Une fois maître de ces ouvrages avancés, le général fit attaquer les divers postes des insurgés, soit à coups d'obus, soit en lançant contre les retranchements des bataillons de soldats et de la mobile.

Cette attaque du clos était simultanée avec l'attaque des deux barrières Poissonnière et Rochechouart. Dès que ces deux points importants eurent été enlevés par le général Lebreton, il fut facile de prévoir que le clos ne tarderait pas à être évacué, car il allait être pris à revers par lés boulevards extérieurs.

Effectivement, les insurgés qui s'y trouvaient encore s'empressèrent d'en sortir lorsqu'ils entendirent la fusillade derrière le mur d'enceinte. Ceux qui occupaient le grand bâtiment continuèrent, seuls leur feu, et dirigèrent même quelques décharges sur les gardes nationaux travaillant à franchir les mille obstacles qu'offraient les abattis d'arbres faits sur les boulevards. Ces décharges et ces obstacles donnèrent le temps aux défenseurs du clos de se retirer. Mais tous rie purent pas traverser le boulevard : la troupe fit des prisonniers, qui furent passés par les armes ou conduits à la caserne Poissonnière[5].

Ce qui démontre de la manière la plus évidente que les insurgés des barrières du nord et du clos agissaient sans chefs, sans ordres, sans plan, et que chaque troupe n'avait d'autre but que de défendre isolément les barricades derrière lesquelles elle s'était retranchée, c'est le désordre qui se mit dans leurs rangs dès qu'ils furent chassés de leurs retranchements. Des troupes, battues aux barrières : Rochechouart et Poissonnière, chassées du clos, se seraient naturellement retirées d'abord sur la barrière de La Chapelle, ensuite sur celle de La Villette, puis au faubourg du Temple, et enfin au faubourg Saint-Antoine, Ce mouvement de retraite concentrée était le plus simple, le plus facile, le seul qui pût leur faire espérer des conditions, sinon avantageuses, du moins telles qu'ils eussent pu se soustraire au terrible Vœ victis !

Eh bien, ces hommes qui venaient de faire preuve de tant de persévérance ; ces hommes qui avaient devant eux les boulevards extérieurs libres du côté de l'est, n'essayèrent point de profiter de ce que leur position avait encore de salutaire. Au lieu de se réunir en détachements et en masses pour aller rejoindre leurs camarades des faubourgs de l'est, la plupart se dirigèrent vers la campagne : les uns furent se cacher derrière Montmartre, les autres derrière les buttes Saint-Chaumont ; beaucoup, après avoir enfoui leur armes, se retirèrent dans les maisons disséminées sur la plaine Saint-Denis ou chez des amis. Tous ces insurgés abandonnèrent le champ de bataille, espérant qu'après le premier moment de terreur, ils seraient considérés comme des frères réconciliés avec leurs frères vainqueurs dans une lutte politique, ou tout au plus traités comme des prisonniers. Mais presque tous ne tardèrent pas à être dénoncés ou découverts ; ils furent traînés dans les casemates, antichambres des pontons.

Dès que les derniers coups de fusil eurent retenti au clos Saint-Lazare et dans cette partie de Montmartre qui se trouve derrière les barrières Rochechouart et Poissonnière, les troupes qui s'étaient emparées de ces points importants, firent ce que les insurgés auraient dû faire. Elles se rabattirent immédiatement sur les barrières Saint-Denis et sur La Chapelle, dont la population avait soutenu les insurgés. Maîtres d'une partie des boulevards extérieurs, les divers corps qui marchent sous les ordres du général Lebreton peuvent dès lors pénétrer au centre de la commune de La Chapelle et prendre à revers la barricade Saint-Denis.

Mais au moment d'y arriver, la troupe reconnut que les insurgés avaient aussi abandonné cette barrière, contre laquelle s'était épuisé, toute la journée, un régiment de ligné. Ce régiment y avait fait de grandes pertes ; mais enfin il s'était emparé de ce poste retranché en passant par la brèche qu'y avaient faite les boulets de canon. La prise de la barrière Saint-Denis et l'occupation de La Villette mirent fin aux nombreux combats acharnés qui avaient ensanglanté tous ces points des faubourgs du nord, se reliant entre eux par tous les retranchements qui les couvraient, Il ne restait plus à l'insurrection de ce côté que le haut du faubourg Saint-Martin et La Villette. Les généraux crurent qu'il fallait attendre au lendemain pour les attaquer ; ils pouvaient même espérer de les trouver évacués. Le moment leur paraissait venu, d'ailleurs, de se montrer en face du faubourg Saint-Antoine. Le général Lamoricière se disposa donc à marcher vers la Bastille.

Il avait passé une partie de sa matinée à combattre ceux des insurgés qui ayant pris, dès le premier moment, le canal et le faubourg du Temple pour lignes de défense, avaient, à diverses reprises, empêché les troupes d'y pénétrer ou de s'y établir. Dans cette journée du dimanche, qui fut encore si terrible et si sanglante sur cette ligne, les corps aux ordres directs du général Lamoricière n'avaient cessé, depuis la pointe du jour, de se battre contre les insurgés. De la barrière de, Pantin à la rue d'Angoulême, on s'était fusillé sans relâche. Le but des troupes était de chasser les insurgés des positions qu'ils occupaient sur le canal, et de les rejeter bien loin. Des combats très-vifs avaient donc eu lieu au pont de la rue Grange-aux-Belles, du côté de la rue des Écluses-Saint-Martin, où des barricades furent enlevées de vive force, mais non sans pertes. Quelques heures après, la garde nationale et la mobile ayant épuisé leurs munitions, se virent dans la nécessité d'abandonner ces ponts, et les troupes, réunies aux soldats de la ligne, finirent par recevoir l'ordre de passer la nuit dans des positions moins dangereuses.

Plus bas, et toujours sur le canal, des tirailleurs de la garde nationale et de la mobile, établis dans les bâtiments de la douane, tiraillaient, depuis le matin, avec les insurgés placés dans les maisons qui bordent la rive gauche du canal. Insensiblement ce feu devint très-vif, elles balles des insurgés arrivaient jusqu'au Château d'Eau, où se trouvait un régiment de la ligne, dont quelques hommes furent ainsi blessés. Vers les dix heures, le général Lamoricière, suivi de son état-major, arrivait près du Château d'Eau. Il put croire, à la vivacité du feu engagé du côté de la douane, que les insurgés venaient de passer le canal. Il donnait l'ordre au régiment de ligne de reprendre ce poste, lorsqu'on lui fit observer qu'il était occupé par la garde nationale et les mobiles. Le général s'avançait pour s'en assurer, quand une balle partie de l'autre côté du canal vint frapper el renverser le cheval qu'il montait. On crut que le général était blessé ; mais il se releva aussitôt, monta sur un autre cheval, et après s'être assuré que les insurgés n'avaient point passé le canal, il se dirigea vers le boulevard des Filles-du-Calvaire.

 

 

 



[1] Expression vraie dont s'est servi un ancien préfet de police pour flétrir cette rage de dénoncer et d'arrêter.

[2] Nous avons assez déploré l'insistance du côté droit à repousser toute conciliation, toute proclamation qui aurait eu pour objet de ramener par de bonnes paroles les hommes exaspérés qui avaient pris les armes le 23. Nous répéterons donc ici ce que nous avons déjà dit à ce sujet, à savoir : que si l'assemblée nationale eût fait, le premier jour, la moitié seulement des pas qu'elle fit le lendemain pour aller au-devant d'une pacification, la lutte n'eût pas duré si longtemps, et bien du sang eût été épargné. Mais on aurait dit que certaine membres de cette assemblée avaient intérêt à ce que les choses fussent poussées à l'extrême.

[3] Il était permis au président de l'assemblée nationale et aux représentants en mission d'affirmer qu'on calomniait la représentation du peuple en lui attribuant une pensée qu'elle n'avait jamais formulé ni jamais eue. Mais le fait de la mise a mort d'une foule de prisonniers n'en était pas moins constant. Le citoyen Louis Ménard, tout en assurant que l'adjoint Flottard et le général Duvivier s'opposèrent de toutes leurs forces à ce qu'on fusillât les prisonniers conduits à l'Hôtel-de-Ville, s'exprime ainsi : On s'explique difficilement comment le quartier de l'Hôtel-de-Ville, où commandait le général Duvivier, fut un de ceux où l'on massacra le plus de prisonniers. On ne saurait non plus accuser M. Marrast, qui, assure-t-on, aimait mieux laisser les prisonniers entassés que de les confier à la garde mobile.... Mais que pouvaient quelques efforts individuels contre un massacre organisé avec tant d'ensemble !...

[4] Combien de citoyens inoffensifs payèrent ainsi de leur vie le malheur d'avoir été trouvés dans les maisons d'où les insurgés avaient tiré sur la troupe, ou simplement dénoncés comme suspects ! Nous ne citerons ici qu'une seule de ces erreurs déplorables qui furent si nombreuses en ces jours néfastes. Notre célèbre voyageur Tamisier fut pris dans la maison qu'il habite au faubourg Saint-Martin, et conduit, avec plusieurs autres citoyens inoffensifs, à la caserne de l'ancienne garde municipale, par cela seulement que des barricades avaient été construites au-devant de cette maison. Dans ce court trajet, il fut plusieurs fois question de les fusiller sur place. Un officier de la ligne ne cessait de solliciter la faveur de passer son épée à travers le corps de celui que l'on considérait comme le chef de la bande. Heureusement l'escorte se trouvait sous les ordres d'un officier supérieur de la garde nationale, qui s'opposa constamment à ce qu'on passât par les armes ses prisonniers. Tamisier fut ainsi sauvé par cet officier ; mais plusieurs de ses malheureux compagnons de razzia furent fusillés dans la cour de la caserne, et cela en vertu de l'état de siège, disaient des hommes aussi stupides que féroces.

[5] L'auteur des Fastes de la Garde nationale nous apprend que la colonne de gardes nationaux d'Amiens, après avoir concouru à l'attaque du matin contre la barrière Poissonnière, passa le reste de la journée à conduite des prisonniers de la caserne dite Nouvelle-France aux Tuilerie ?