HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

QUATRIÈME PÉRIODE, 1294-1453

 

CHAPITRE VINGT-CINQUIÈME.

 

 

De l'Italie depuis 1294 jusqu'en 1453. — Les empereurs perdent leur autorité sur l'Italie ; les républiques italiennes perdent leur indépendance. — Duché de Milan, république Florentine, puissance de Venise sur la terre ferme, établissement de la maison d'Aragon à Naples.

 

I

Au XIIe siècle et au XIIIe, la lutte du sacerdoce et de l'empire, en affranchissant l'Église, avait aussi affranchi l'Italie. Le même Rodolphe de Habsbourg, qui avait reconnu l'État ecclésiastique par la constitution de 1279 (voyez le ch. XX), avait refusé de passer les Alpes pour imposer son autorité aux villes ennemies des empereurs. Au XIVe siècle, et dans la première moitié du XVIe, tandis que les papes, malgré tic ai grands embarras, complétaient leur délivrance, et enlevaient à l'empire jusqu'à ses prétentions sur le domaine de l'Église, le reste de l'Italie fit disparaître avec le même succès la domination étrangère fondée par Otton, vaincue par les Guelfes et reprit sa nationalité.

L'Italie cependant n'y gagna pas la liberté : à la place des maîtres étrangers s'élevèrent des maitres italiens ; d'abord un podestat dans chaque ville, véritable seigneur, qui succéda aux magistrats autrefois élus. Bientôt, à la place de ces républiques toutes indépendantes les unes des autres, et qui n'étaient liées entre elles que par une confédération libre, il se forma des principautés qui assujettirent les villes les plus faibles aux plus puissantes, sous un seul maitre. Telle fut la vengeance des empereurs, et le triomphe du parti gibelin d'où ces seigneurs sortaient presque tous. Le parti guelfe résista en vain les rois de Naples, chefs des Guelfes, furent vaincus et dépossédés par les Aragonais, et la monarchie l'emportant de toutes parts, on vit des cités encore libres conquérir d'autres cités, Venise, toujours république sous une aristocratie de fer, conquit ainsi plusieurs provinces de l'ancienne Vénétie. Florence elle-même, la dernière république guelfe, assujettit à sa puissance une partie de la Toscane, pour tomber avec ses conquêtes aux mains d'un chef gibelin.

Au moment où Boniface VIII fut élevé sur le Saint-Siège (1294), Florence était le centre de la liberté guelfe, et le roi de Naples le chef du parti. Pise était à la tête des Gibelins de la Toscane ; un Gibelin, l'archevêque Visconti, gouvernait Milan ; deux autres Gibelins, Cano et Alboin della Scala, régnaient sur Vérone, et le marquis de Montferrat était toujours l'ami des empereurs. Deux villes seulement restaient en dehors de la querelle générale c'étaient Gênes et Venise. A Gênes, les familles guelfes des Grimaldi et des Fieschi, et les familles gibelines des Doria et des Spinola, se renversaient et s'expulsaient alternativement. A Venise, au cons traire, où l'aristocratie demeurait ferme les factions n'étaient pas possibles. Le grand conseil en était venu à nommer les électeurs par lesquels if : devait être renouvelé, et s'était encore arrogé le droit d'approuver ou dé faire recommencer. les choix. A la fin du elle siècle, on convint de ne plus choisir les membres du conseil que parmi eaux qui en avaient fait partie dama lei. quatre années précédentes[1]. Sur les mers, la rivalité de Gênes et de Venise, excitée par l'alliance des Gênois avec les Paléologues, se manifestait dans de funestes batailles près de Chypre ou de C. P.

Le parti guelfe, soutenu par l'Église, était le plus puissant. Comme l'opiniâtreté des Aragonais conserver la Sicile compromettait les forces du roi de Naples, Boniface VIII fit conclure (1295) le traité d'Anagni, par lequel le roi d'Aragon, farine II, acceptant la Sardaigne et renonçant à la Sicile, promit au roi de Naples, Charles II, de lui envoyer-des troupes pour forcer les Siciliens à l'obéissance[2]. Les Siciliens Jean de Procida, Roger de .Lorme et les autres barons, plutôt que de céder, reconnurent pour roi Frédéric, frère de larme, et le couronnèrent à Palerme. Mais, dans la guerre qui suivit, Roger de Loria quitta son ancien parti, et passa au service du Napolitain. Jayme d'Aragon, selon sa promesse, vint combattre son frère (1298). La bataille du cap Orlando coûta aux Siciliens (1299) seize mille hommes et vingt-deux galères et Frédéric n'échappa que parce que son frère ne voulut pas le prendre. Robert, duc de Calabre, attira à lui la vallée de Noto, cerna sans pitié Messine affamée, et n'accorda une trêve aux Siciliens que pour préserver sa propre armée d'une épidémie (1300).

Florence avait envoyé des secoure au duc de Calabre ; cette ville faisait alors triompher les Guelfes en Toscane. Dans la petite ville de Pistoia, la famille guelfe des Cancellieri s'était divisée en deux familles, parce que son chef avait eu deux femmes. L'une de ces femmes s'appelait Blanche, et ses descendants avaient pris le nom de Blancs ; les descendants de l'autre femme avaient pris par opposition le nom de noirs, et les deux factions des noirs et des blancs se combattaient avec une cruauté raffinée : un noir qui avait coupé la main, d'un blanc, et l'avait encore blessé au visage, fut livré par son père au père de la victime. C'est par le fer et non avec des paroles, dit celui-ci, qu'on guérit de pareilles blessures ; et il blessa le noir au visage, et lui trancha la main sur une mangeoire de chevaux. Les deux partis s'irritèrent également de l'offense et de la punition : deux armées se formèrent dans Pistoia pour tuer ou venger les meurtres. Le podestat, impuissant à faire prévaloir la justice, déposa son bâton en présence du conseil, et abdiqua. On pouvait craindre que le parti gibelin exilé ne profitât de ces désordres ; aussi les Florentine s'interposèrent ; ils se firent donner pour trois ans la seigneurie de Pistoia, et ordonnèrent aux chefs des noirs et des blancs d'émigrer à Florence. Les blancs furent accueillis par Les Cerchi gibelins, les noirs par les Donati guelfes, et Florence ne tarda pas d'avoir ses noirs ou Guelfes, ses blancs ou Gibelins parmi lesquels on remarquait Guido Cavalcanti, Dante Alighieri, et Dino Compagni l'historien (1300). La seigneurie, croyant tout apaiser, ordonna aux chefs des deux partis de quitter Florence ; mais bientôt elle laissa rentrer les blancs, et chassa les noirs de Pistoia : la seule ville de Lucques exila les blancs[3]. Les noirs, appuyés par le pape, appelèrent à leur secours Charles de Valois, frère de Philippe le Bel, homme avide de régner, qui avait déjà menacé le royaume d'Aragon, qui réclama plus tard l'empire de C. P., prétendit à l'empire d'Occident, et ne fut jamais roi. Charles repoussa les offres des blancs. Quand il approcha de Florence, la seigneurie promit de le recevoir, s'il promettait à son tour de ne rien changer aux lois de la république ; mais il rentrer les exilés, emprisonna les blancs, dont il laissa piller les maisons, et, par l'organe d'un nouveau podestat, condamna six cents personnes à l'exil, entre autre Dante et le père de Pétrarque (1302)[4]. Dante s'est vengé par ses plaintes poétiques. Le voilà, s'écrie-t-il, cet autre Charles qui a quitté la France pour mieux faire connaître et soi et les siens ; il est venu sans armes, et seulement avec la lance de Judas[5]. Ses imprécations contre Florence sont encore plus terribles[6].

Ceux qui portaient le nom de Guelfes triomphaient donc à Naples et en Toscane. On s'aperçut peu dans l'Italie de l'expédition malheureuse de Charles de Valois en Sicile. Cet homme, qui était venu en Toscane pour y établir la paix, y avait laissé la guerre ; il était passé en Sicile pour y faire la guerre, et il en sortit après la paix honteuse de Castro-Nuovo (1302) ; c'est-à-dire que Frédéric obtint pour sa vie la Sicile, qui devait, après sa mort, retourner aux rois de Naples ; avec le nom de roi de Trinacrie, et que le pape, après un an d'hésitation, confirma le traité, moyennant un tribut payé par la Sicile à l'Église. Mais, au nord, les Gibelins de la Lombardie succombaient de leur côté. C'est en vain que l'archevêque Otton Visconti avait fait nommer son neveu Matteo capitaine du peuple par les citoyens de Milan, et vicaire impérial par l'empereur Adolphe de Nassau. En vain Matteo lui-même avait cherché des alliances dans les deux partis, donnant sa fille au fils d'Alboin della Scala, et mariant son fils à la fille du marquis d'Este. Le seigneur de Plaisance arma contre Visconti les seigneurs inférieurs de la Lombardie ; les Torriani s'y joignirent, et Matteo, forcé d'abdiquer, laissa la place à une république. Une confédération guelfe se forma ; les villes reprirent leur indépendance, Alberto Scotto, seigneur de Plaisance, fut chassé de sa ville comme un tyran (1304). En Toscane, le chef des noirs, Corso Donati fut soupçonné d'aspirer à la tyrannie, parce qu'il avait pris une femme dans les Gibelins, et réduit à se briser la tête contre une pierre (1308).

Le parti guelfe était encore le parti de la liberté : le pape Clément V, qui résidait à Avignon, triomphait aussi dans l'Italie comme les Guelfes. En 1309, un prince de la maison d'Este voulut vendre Ferrare aux Vénitiens, et ceux-ci essayèrent de prendre ainsi pied en Italie ; mais les habitants voulaient se donner au pape, et leurs envoyés disaient à Clément V : Le peuple vénitien réclame ce qui n'est point à lui, ce qui n'a point été, ce qui ne sera pas à lui. Excommuniés pour s'être emparés de Ferrare, les Vénitiens trouvèrent des ennemis dans tous les peuples de l'Europe ; on pilla leurs comptoirs en Angleterre, en France on saisit leurs marchandises dans les foires, on les tuait eux-mêmes sur les côtes d'Italie, on les vendait comme esclaves. Ce fut pour nous un grand bonheur, dit un contemporain, que les Sarrazins ne fussent pas baptisés[7]. Cette nation marchande, ainsi repoussée de Ferrare, détourera pendant quelque temps ses yeux de l'Italie son aristocratie avait besoin avant tout d'organiser son pouvoir. Le peuple de Venise avait déjà tout perdu, si ce n'est qu'à une certaine époque de l'année le doge invitait à sa table les pêcheurs et les embrassait, en mémoire d'un certain jour où le doge Gradenigo avait embrassé les hommes du peuple pour leur faire accepter les décrets favorables à l'aristocratie. On regardait alors comme nobles tous ceux dont les ancêtres avaient siégé au grand conseil ou exercé des fonctions publiques ; mais tous les nobles n'étaient plus admissibles, à ce grand conseil, par suite des derniers règlements. Il y avait donc eu en 1301 une conspiration de Marin Boccoiao et des hommes du peuple ; en 1310, Bohemond Thiepolo conspira avec d'autres nobles mécontents. Le complot éclatant au grand jour, on se battit dans les rues contre le parti du doge, qui finit par l'emporter. Afin de mieux connaître tous les conjurés, le doge fit nommer une commission de dix membres, investis pendant six mois d'un pouvoir sans bornes et sans responsabilité. Cette commission, toujours prorogée avec les mêmes droits, finit par être déclarée perpétuelle : c'est le conseil des dix, le fidèle soutien et le vengeur inexorable de l'aristocratie.

Les Gibelins n'essayaient pas de soutenir la concurrence contre les Guelfes ; les troubles de Gémies, où les Gibelins triomphaient alors, étaient sans influence sur les, affaires de l'Italie. A Vérone Cane della Scala, plutôt que de combattre des ennemis supérieurs, faisait oublier sa puissance par son amour des arts et la protection dont il entourait les savants ; il ne provoquait les vainqueurs qu'en accueillant les vaincus : princes, poètes, historiens, artistes, tous rencontraient à la cour de Vérone une hospitalité recherchée. On avait réservé à chacun un appartement orné de signes ingénieux qui lui rappelaient sa vie et ses travaux ; le triomphe guerrier, l'espérance à l'exilé, les Muses au poète, Mercure aux artistes, le paradis aux prédicateurs : chacun avait ses serviteurs, et sa table élégamment servie,  s'il n'était pas convié à la table du grand Cane. C'est là qu'on vit arriver et Guide de Castello, et le poète Dante, et plus tard Uguccione dell Faggiuola[8].

Les empereurs paraissaient depuis longtemps renoncer à l'Italie. Dante maudissait dans son exil cet Albert d'Autriche, qui refusait de mettre le frein à l'indomptable et sauvage Italie, et qui souffrait le ravage du jardin de l'empire[9]. Enfin, en 1308 Matteo Visconti, étant venu à la diète de Spire, réclama la protection de l'empereur, dont il était vicaire et Henri VII, successeur d'Albert, se montra en 1310, annonçant le dessein de tout pacifier. Il avait bien pensée de relever en Italie la dignité impériale, d'y régner en maître et d'y régner seul ; mais l'opposition des Guelfes le força de recourir aux Gibelins, et de servir l'ambition des seigneurs dont il pourrait obtenir des secours. D'abord il donna l'investiture du Montferrat à Théodore Paléologue, issu, par les femmes, des anciens marquis ; dans le Piémont il substitua des vicaires impériaux à tous les podestats ; il signifia à tous les seigneurs de la Lombardie que les villes devaient être affranchies, pour ne plus reconnaitre que l'autorité de l'empereur. Il força à la soumission Guido delle Torre, capitaine du peuple à Milan, et ordonna à tous les exilés de rentrer dans leurs villes. Il espérait abattre les factions former de tous les partis réconciliés un seul peuple soumis à une même autorité ; il prit la couronne de fer à Milan. Mais il n'avait pas reçu les ambassadeurs de Robert, qui venait de succéder à Charles II sur le trône de Naples, ni des villes guelfes de la Toscane : les Guelfes observaient toutes ses démarches. Malgré ses ordres, les deux seigneurs de Vérone, Cane et Alboin avaient refusé de recevoir les Guelfes exilés ; et, au lieu de les y forcer, il avait nommé Cane della Scala vicaire impérial dans la Marche Trévisane, Pavait reconnu seigneur de Vérone, et lui promettait Vicence. Une sédition élevée à Milan avait compromis davantage encore la bonne foi de l'empereur. Il demandait de l'argent, et le peuple murmurait appelait les Allemands des barbares, et les maudissait comme des oppresseurs. Bientôt le bruit se répand que les deux familles rivales, les Visconti et les Torriani, avaient fait la paix contre l'étranger ; des cavaliers coururent la ville en criant : Mort aux Allemands ! le seigneur Visconti a fait sa paix avec le seigneur della Torre. Henri VII tremblait, car les deux familles étaient en armes, toutes prêtes à combattre. Il ne savait à quoi se prendre ni comment résister, quand tout à coup les Visconti, plus nombreux, fondent sur les Torriani, pillent leurs maisons, et les forcent eux-mêmes à la fuite. Les Guelfes de la Lombardie n'hésitèrent pas à donner à l'empereur une part dans la perfidie ; ils se révoltèrent, et furent difficilement vaincus ville par ville. Gênes, épuisée par les factions, accepta l'empereur pour maitre, et reçut son vicaire, Uguccione della Faggiuola ; Pise lui envoya de riches présents ; mais les Florentins, sommés de le reconnaître, répondirent que le tyran, qui avait ruiné les Guelfes de la Lombardie, n'entrerait par dans leurs murs. Renforcé à Pise d'une armée nouvelle, Henri VII se dirigea vers Rome pour s'y faire couronner ; il y trouva les troupes du roi de Naples, qui l'exclurent de la moitié de la ville, et ne lui laissèrent que Saint-Jean de Latran, son couronnement fut troublé par leurs flèches. Robert surprit des vaisseaux envoyés par Pise, et l'armée impériale se retira à Tivoli.

Jamais les prétentions des empereurs à la souveraineté de l'Italie n'avaient été si mal accueillies. Henri VII ne pouvait se résoudre à une retraite sans honneur il commença par les Florentins ; mais ceux-ci se portèrent sur l'Arno, convoquèrent par le son du tocsin toutes les compagnies de milice, reçurent les secours de Lucques, de Sienne, de Pistoie, et tinrent l'empereur dans l'inaction à Poggibonzi. Henri VII revint à Pise, et cita de loin les Florentins comme rebelles ; il leur ôta le droit de battre monnaie, et, entreprenant sur les terres de l'Église, il osa déclarer Robert de Naples déchu du trône ; il fit alliance avec Frédéric de Sicile, qui équipa cinquante vaisseaux, et s'empara de Reggio dans la Calabre. Ainsi, les haines personnelles, les rivalités particulières qui agitaient chaque État de l'Italie., venaient se confondre dans la guerre impériale comme dans un centre commun, les unes au profit de l'empereur, les autres contre lui ; mais Clément V excommunia Henri VII. Soixante-dix galères envoyées de Pise et de Gênes, des secours venus d'Allemagne, ne purent qu'effrayer un moment les Florentins. Ceux-ci déférèrent au roi Robert les titres de recteur, de gouverneur et de seigneur de Florence ; et l'empereur, déjà malade du séjour malsain de Rome, mourut subitement le 24 août 1313.

L'empereur mourait insulté et vaincu ; mais il laissait des vengeurs. Les Guelfes de la Lombardie l'avaient bravé ; mais Matteo Visconti et Cane della Scala étaient en mesure de faire triompher les Gibelins à leur profit. Le tintement lugubre de la cloche de Florence avait armé plus de soldats pour les Guelfes toscans que les proclamations impériales pour l'empereur ; mais ce dévouement de Pise, les honneurs d'Uguccione della Fagegiola, assuraient des chefs et des succès aux Gibelins toscans. Enfin le roi de Naples, seigneur de Florence, vicaire du pape dans Ferrare, avait conservé son royaume par la protection apostolique ; mais son rival, Frédéric, vainqueur un moment par la protection impériale, changeait son titre de roi de Trinacrie pour celui de roi de Sicile. Henri VII n'avait pas rendu à l'empire sa suprématie, mais il avait porté un coup funeste à la liberté italienne. Entre la mort de Henri VII et l'expédition de Louis de Bavière (1313-1327), les Gibelins, vainqueurs des Guelfes, formèrent trois principautés à Milan, à Vérone et à Lucques, malgré les efforts de Robert de Naples et les anathèmes du Saint-Siège.

La puissance pontificale, qui résidait en France, ne perdait pas de vue les affaires d'Italie. Sans doute les seigneurs gibelins ne voulaient pas restituer à l'étranger ses anciens droits ; ils voulaient dominer d'abord par le secours des empereurs, ensuite s'affranchir de cette protection même ; mais, comme ils s'appuyaient encore sur l'empire, leur cause semblait liée à la cause impériale, et les papes qui firent le procès à Louis de Bavière, successeur de Henri VII, poursuivirent dans les Gibelins d'Italie ses amis apparents[10]. Robert de Naples, chef des Guelfes, fut donc déclaré par le pape vicaire impérial en Italie, pendant la vacance de l'empire. Une nouvelle expédition contre la Sicile n'avait pas réussi en 1314, quoique Robert eût rassemblé quarante mille hommes du Piémont, de la Provence et de l'Italie, et qu'il eût équipé une flotte considérable de soixante-dix galères, trente vaisseaux de transport et trente vaisseaux sagittaires. Le pape Jean XXIX força Frédéric à une trêve, par la menace de l'interdit. Lorsque la ville de Ferrare se révolta et retourna aux princes de la maison d'Este qui se firent Gibelins (1317), Robert, dépouillé de cette ville, aida les Gênois à chasser les Gibelins, à leur résister ; et fut, avec le pape, déclaré seigneur de Gênes (1318) ; mais jamais il ne put dompter le roi de Sicile. Frédéric, méprisant les menaces de l'Église, forçait le clergé à contribuer aux charges publiques, et faisait vendre les biens ecclésiastiques au bout d'un certain terme. Il rompit la trêve en 1321, brava l'interdit ; la Sicile, se rassemblant autour de lui, le pressa d'associer son fils Pierre à la royauté. Il régla, malgré la paix de Castro-Nuovo, que, à l'exclusion des femmes, si sa descendance directe venait à manquer, les princes de la maison d'Aragon lui succéderaient (1321). Pierre fut couronné à Palerme, et Robert fatigué d'efforts inutiles, quitta l'Italie pour plusieurs années[11].

Au contraire, les Gibelins réussissaient sur tous les points. Tandis que Robert échouait en Sicile ou se reposait en Provence, Matteo Visconti avait, en deux années, réuni à sa domination Bergame, Pavie, Plaisance, Tortone, Alexandrie (1315-1316). Un moment il obéit au pape ; et, quand Robert fut nommé vicaire impérial, Visconti déposa son titre pour prendre celui de capitaine et de défenseur de la liberté milanaise. Cependant il essaya de soutenir contre Robert les Spinola et les Adorni, exilés de Gênes. En 1319 il vit sans effroi arriver le cardinal Bertrand du Poyet, neveu de Jean XXII, envoyé avec une armée contre les Gibelins de la Lombardie. Philippe de Valois suivit de près. Ce prince, fils de Charles de Valois, devait un jour régner sur la France ; sept comtes, cent vingt chevaliers bannerets, et six cents hommes d'armes, formaient son cortège. Bologne et Florence lui envoyèrent mille cavaliers. En même temps son père, Charles de Valois, le sénéchal de Languedoc, Robert, roi de Naples, dirigeaient des troupes sur la Lombardie (1320). A voir l'ardeur de Philippe, on s'attendait à quelque action d'éclat ; mais il s'engagea imprudemment dans le pays ennemi. Effrayé de sa position fâcheuse entre le Pô et le Tésin, en face d'armées supérieures à la sienne, il écouta les propositions de Visconti, dont le père avait été armé chevalier par son père, il reçut leurs magnifiques présents, et revint en France. Un gentilhomme aragonais, Raymond de Cardonne, qui lui succéda dans le commandement des Guelfes, n'empêcha pas Matteo de prendre Verceil et Crémone. Alors Jean XXII fit descendre en Italie Henri d'Autriche, frère du compétiteur de Louis de Bavière. L'Autrichien entra dans Brescia, où les Guelfes le reçurent comme un libérateur ; mais on lui fit entrevoir que son frère avait à craindre les prétentions du pape, et il se fit ami des Gibelins (1322). Matteo régnait à Milan. Jusque-là, inébranlable aux anathèmes de Jean XXII, il commença à douter de la légitimité de ses prétentions, abdiqua, et mourut quelques jours après (1322). Son fils, Galeas, voulait lui succéder ; de nombreux obstacles s'opposèrent, il est vrai : son parent, Lodrisio Visconti, tourna contre lui les mercenaires allemands ; des séditieux couraient les rues en criant : La paix ! la paix ! vive l'Église ! Galeas fut obligé de sortir. Mais les habitants ne savaient plus organiser une république ; ils ne songèrent pas faire rentrer les Torriani. Lodrisio et ses mercenaires, bientôt changés, firent rentrer Galeas, et soutinrent le siège que le légat et Raymond de Cardonne vinrent mettre devant Milan. L'intervention de l'empereur força les Guelfes à la retraite, et Galeas régna tranquille jusqu'en 1327. C'est ainsi que fut fondée la seigneurie de Milan.

Un homme plus digne que Matteo Visconti du nom de grand, Cane della Scala, avait affermi la seigneurie de Vérone : ce n'est pas que les Guelfes eussent succombé sans résistance. La ville de Padoue restée libre depuis la chute des Eccelins, était à la tête des Guelfes de la Marche Trévisane et les protégeait tous contre les seigneurs gibelins. Les Padouans avaient longtemps dominé sur Vicence ; mais cette ville, autrefois libre comme Padoue, portait avec peine le joug d'une égale, et, préférant la domination du seigneur de Vérone, lui avait ouvert ses portes à l'instigation de l'empereur Henri VII. Ainsi commença une longue guerre de dévastation. Les Padouans, qui reprochaient à Cane de louer des soldats mercenaires, et de livrer les Vicentins à ces étrangers, ne craignaient pas eux-mêmes d'appeler à leur aide d'autres étrangers non moins avides ; car tous ces petits États de l'Italie auraient bien vite épuisé leur population dans des guerres si longues, s'ils n'eussent loué des mercenaires. C'est donc en ce temps que commence la fortune de ces chefs de bandes, de ces condottieri ou loueurs d'hommes, qui vendaient leurs services et passaient toujours au plus offrant. Des deux côtés on tuait les paysans, on pillait leurs biens ; les mercenaires de Cane emmenaient des troupes de paysans padouans, les tanins liées derrière le dos ; les mercenaires de Padoue emmenaient par troupes les paysans de Vicence. On se battait, sur les bords du Bacchiglione, à qui aurait le droit de détourner les eaux du neuve dans ses terres. Le grand Cane se montrait partout, un are sur l'épaule, à la manière des Parthes, et chargeant à cheval. Enfin, un jour que les Padouans avaient occupé un faubourg de Vicence, Cane accourut de Vérone suivi d'un seul écuyer ; il ne prit que le temps de changer de cheval et de boire un verre de vin que lui présenta une vieillie femme. Il se rua sur les Padouans, occupés au pillage, les chassa ou les prit. Au nombre des captifs se trouvait Jacquet de Carrare, dont la famille populaire à Padoue, quoique noble, aspirait à la seigneurie en protégeant la liberté. Cane se lia avec lui, et renvoya à Padoue pour traiter de la paix. Cette alliance allait venger le seigneur de Vérone. La guerre ayant recommencé, jacquet de Carrare accusa la famille des Macaruffi d'avoir causé tons les maux ; et, tandis qu'il ne dissimulait plus sa prédilection pour Cane, le peuple de Padoue, persuadé par un jurisconsulte, le choisit lui-même pour seigneur, en abdiquant son indépendance (1318). C'est ainsi que le seigneur de Vérone avait asservi la dernière république de la Lombardie, en attendant qu'il pût l'ajouter à ses domaines. Il épargna Jacquet de Carrare tant qu'il vécut ; mais il attaqua son successeur, Marsiglio (1322), et, par six ans de ravages, prépara la conquête de Padoue.

Cependant de plus brillants succès relevaient le parti gibelin en Toscane, en face de Florence et à ses dépens. Apres la mort de Henri VII, Pise, n'ayant pu faire accepter sa soumission à Frédéric de Sicile, avait pris pour chef Uguccione della Faggiuola, vicaire impérial à Gênes. Celui-ci s'était maintenu dans l'autorité, malgré l'inconstance des Pisans, et, protecteur de tous les Gibelins, il avait fait revenir les Blancs de Lucques. Il avait battu les Florentins à Montecatini (1315), où périrent un frère et un neveu du roi de Naples, et il avait triomphé à Pise. Son fils gouvernait Lucques ; mais les Pisans le chassèrent lui-même comme étranger ; son fils, qui voulut faire arrêter Castruccio Castracani, un des blancs revenus, fut à son tour chassé par les Lucquois, et tous deux allèrent vivre, sans puissance, dans la brillante retraite que Vérone offrait aux princes malheureux. C'est ce Castruccio qui se mit alors à la tête des ennemis de Florence et de Naples (1316). Capitaine du peuple à Lucques pendant trois années, il fit chasser (1320) tous les Guelfes, et, se présentant au sénat, il fut élu seigneur par deux cent neuf voix sur deux cent dix. Allié des Visconti, il déclara la guerre aux Florentins lorsque ceux-ci envoyèrent des troupes à Philippe de Valois. Soutenu par les Pisans, il guerroya d'abord entre Florence et Gênes, pour enlever quelques châteaux. Plus avide encore d'une domination qui lui appartint en propre que du triomphe des Gibelins, il essaya de s'emparer de Pise, et fit bâtir à Lucques la forteresse Augusta, d'où il imposait l'obéissance à toute la ville (1322). Pistoia tentait son ambition ; il gagna l'abbé de Pacciana, le plus puissant personnage de cette ville, qui s'en fit donner la seigneurie. Florence, depuis 1321, était retombée dans ses agitations démocratiques, parce que la Seigneurie du roi Robert avait pris fin ; les ordinamenti della giustizia, remis en vigueur, avaient de nouveau frappé les nobles, et la haine, qui se manifestait quelquefois au moment de repousser l'ennemi, rendait la défense incertaine. Florence, trahie par le condottiere Fontanabuona, qui passa au parti de Castruccio avec ses trois cent cinquante gendarmes, appela aux armes tous les citoyens. Les marchands fermèrent tous leurs boutiques, et se dirigèrent vers Prato, assiégée par le seigneur de Lucques (1323). Castruccio décampa quand il vit arriver vingt teille fantassins et quinze cents cavaliers. Les fantassins voulaient le poursuivre ; mais les nobles, formaient la cavalerie, s'y opposèrent par leurs sarcasmes contre des marchands devenus soldats en quelques heures, et surtout par leurs intrigues. Rentrés dans leurs murs, les Florentins se vengèrent par de nouveaux règlements démocratiques, et décidèrent qu'à l'avenir les noms des magistrats seraient tirés au sort. Au moins on supprimait la brigue, on empêchait qu'un citoyen éloquent se fît continuer dans les magistratures ; mais on avait laissé échapper Castruccio : on demandait des secours à Sienne, à Pérouse, à Bologne, qui n'en pouvaient envoyer ; on ne savait pas secourir Pistoia, qui fut enfin livrée (1325). Castruccio courut toute  ville ; c'est-à-dire qu'il traversa les rues avec sa cavalerie, renversant et sabrant toua les Guelfes qui faisaient mine de résister.

Les Florentins prirent alors pour général Raymond de Cordonne, et quinze cents gendarmes mercenaires ; ils y joignirent quinze mille fantassins et mille cavaliers, et dirigèrent ces Forces sur Pistoia, où Castruccio bâtissait une forteresse. Raymond de Cordonne, par des provocations de chaque jour, ne put le tirer de la ville ; Castruccio laissa son ennemi proposer des courses de chevaux aux portes de Pistoia et prendre les châteaux voisins, entre autres celui d'Altopascio. Il attendait son allié Galeas Visconti, et à peine eut-il appris que le fils de Galeas, Azzon Visconti, était entré dans Lucques, qu'il vint présenter la bataille. Bien que diminués par une épidémie, les Florentins égalaient encore les soldats de Castruccio ; mais, dès les premiers coups de lance, le maréchal de Cardonne s'enfuit avec sept cents chevaux ; les Florentins, étonnés et effrayés, ils rompirent, leur infanterie s'enfuit, laissant Cardonne, son fils et plusieurs barons français prisonniers. Les fuyards, rentrés à Florence, contemplèrent comment Castruccio savait profiter d'une victoire : tous les villages de la plaine furent brûlés, et les maisons de campagne dépouillées de leurs ornements ; les soldats vainqueurs, chargés de dépouilles, dirigeaient vers Lucques les statues et les tableaux : rien ne manqua à l'humiliation des Guelfes vaincus. Il y avait à quelques pas de Florence un espace réservé pour les courses de chevaux : Castruccio s'avança jusque-là, et fit courir dans l'hippodrome des cavaliers, et même quelques-unes des femmes qui suivaient l'armée. Le lendemain, Azzon Visconti vint en faire autant ; les Florentins, étourdis de tant d'audace, voyaient et n'osaient sortir ; les paysans affluaient dans la ville, où leur nombre trop serré engendra une cruelle épidémie, et l'ordre fut donné d'ensevelir les morts en secret, afin qu'on ne pût s'effrayer en les comptant. Pour mieux insulter à tous ces maux, le vainqueur triomphait à Lucques. En tête du cortège marchait le caroccio captif des Florentins, que traînaient des bœufs couverts de branches d'olivier et de tapis aux armoiries renversées de Florence ; la cloche Martinella, suspendue au mât, sonnait encore, comme pendant le combat. Derrière le char, Raymond de Cardonne et les plus nobles prisonniers portaient des cierges ; enfin paraissait Castruccio, aux acclamations des femmes qui étaient sorties à sa rencontre. Cette grande victoire rendait incontestable la domination de Castruccio. Il s'enrichit en forçant tous les prisonniers à se racheter par d'énormes rançons, et commença à traiter le parti vaincu comme des esclaves, les punissant à la manière des plus horribles tyrans de l'antiquité. Une conspiration guelfe ayant été formée contre lui, il fit enterrer les coupables tout vivants, la tête en bas[12].

Le seul défenseur des Guelfes pouvait être encore Robert de Naples ; qui s'était fait renouveler la seigneurie de Gênes, enlevée pour longtemps à l'influence gibeline ; il est vrai qu'il ne triomphait pas dans ses propres États. Son fils, Charles, duc de Calabre, venait de perdre encore une flotte nombreuse devant Palerme, assiégée inutilement. La Sicile demeurait à la famille aragonaise, en même temps que le roi d'Aragon enlevait aux Pisans Ville de Sardaigne (1325). Toutefois, Florence nomma le duc de Calabre son seigneur pour dix ans, Sienne le nomma pour cinq ans, et le 30 juillet 1326, le jeune prince fit son entrée dans Florence avec les plus grands seigneurs du royaume de Naples, deux cents chevaliers à éperons d'or et quinze cents gendarmes. Mais tout réussissait aux Gibelins ; l'expédition de l'empereur Louis de Bavière n'eut pour résultat que d'affermir les seigneurs sans rétablir la domination impériale.

Louis de Bavière arrivé à Trente (1327) y fut accueilli par le frère de Galeas Visconti, par Bonacossi, seigneur de Mantoue, par le marquis d'Este, par Cane della Scala, par les ambassadeurs de Castruccio, des Pisans et de Frédéric de Sicile ; il parla fièrement contre le pape, et reçut à Milan la couronne de fer. Il comprenait que la puissance des seigneurs gibelins, malgré leur alliance avec l'empire, était Funeste à la puissance impériale en Italie, et allant plus loin que Henri VII, qui s'était contenté d'ordonner aux seigneurs de rendre la liberté à leurs villes, Louis de Bavière fit arrêter Galeas Visconti, l'emprisonna et lui substitua dans Milan un conseil de vingt-quatre membres sans un gouverneur impérial. Mais une pareille sévérité était bien capable d'éloigner tous les Gibelins sans lesquels il resterait seuil, n'ayant plus ni troupes ni argent. Il se hâta de se justifier, et se joignit à Castruccio. Les Pisans, mécontents de l'emprisonnement de Visconti, ne voulurent plus recevoir l'empereur ; assiégés et soumis, ils le reconnurent pour leur maître et payèrent fort cher sa domination. Castruccio, qui n'était point étranger à ce succès, en fut aussitôt récompensé. Il fut investi d'un duché formé des villes de Lucques, de Pistoia et de Volterra, et reçut le droit de mêler à ses armes les armes de Bavière. Louis de Bavière ne s'arrêta pas là. Par le conseil de Castruccio, il vint à Rome, malgré la défense du pape, s'y fit couronner par le laïque Sciarra Cotonna, et, déposant, de sa seule autorité, Jean XXII, il lui substitua un Nicolas V, qui se maintint pendant quelques jours. Nommé par le peuple sénateur de Rome, il transmit cette charge à Castruccio[13]. Mais le duc de Calabre, seigneur des Florentins, venait de prendre Pistoia. Castruccio accourut, reprit la ville, et mourut quelques jours après des fatigues du siège (1328). Cette mort délivrait les Guelfes de leur plus formidable ennemi. Florence vit sans regret mourir le duc de Calabre dont les secours ne lui étaient plus indispensables. On savait bien que Louis de Bavière était incapable d'agir sans Castruccio. Il avait recherché l'alliance de la Sicile, puis, dans une entrevue avec le fils de Frédéric, il s'était contenté de se plaindre des retards de celui-ci. Il tenait à Pise un congrès des principaux Gibelins, et les Florentins venaient sous les murs de Pise l'insulter par deux fois et rire sans pitié de sa pauvreté. Il comprit avait besoin des Gibelins ; Galeas Visconti son prisonnier, puis son soldat libre, était mort en même temps que Castruccio, mais il avait laissé un fils, Azzon, à qui l'on pourrait vendre une seigneurie. Azzon offrit en effet 125.000 florins pour prix du titre de vicaire impérial à Milan et rentra ainsi dans l'héritage de son père. Les enfants de Castruccio portaient le titre de ducs de Lucques. Louis de Bavière, sous prétexte de les protéger, entra dans leur ville, les en dépouilla et la vendit peur 22.000 florins à un nouveau seigneur, François Castracani, leur parent et leur ennemi. Toutefois, la meilleure part dans la dépouille de Castruccio était pour les Florentins. Pistoia devenait leur alliée, sinon leur sujette, et les forteresses du val de Nievole leur demandent un capitaine, s'engageaient à n'avoir pas d'autres amis que les amis de Florence. Pise, malgré son antique dévouement, irritée des traitements que l'empereur venait de lui faire, chassait le gouverneur impérial pour rétablir la république. Louis de Bavière acceptait donc pour amis tous ceux qui voulaient bien de son amitié ; il sanctionnait tous les pouvoirs nouveaux, espérant en tirer quelque profit. Les Bonacossi, qui gouvernaient Mantoue, venaient d'être renversés par les Gonzague. L'empereur se hâta de nommer Louis de Gonzague vicaire impérial, et rappela au congrès des seigneurs gibelins. Cane della Scala avait, après six ans de guerre, enlevé Padoue à Marsiglio de Carare (1328) ; il régnait sur Vicence, Vérone, Padoue, Feltre ; l'empereur l'honorait comme le chef des Gibelins. Mais déjà Azzon Visconti, rétabli dans Milan, traitait avec mépris cet empereur qui lui avait rendu pour de l'argent la seigneurie enlevée à son père par une perfidie ; il refusa de venir au congrès, s'allia au cardinal Du Poyet, et vit fuir l'empereur qu'une tentative sur ses États héréditaires rappelait en Allemagne (1329).

Si l'empereur était en fuite, vaincu par ses ennemis, repoussé même par ceux qu'il appelait ses amis, la cause de la liberté ne l'emportait pas en Italie. Cane della Scala, avant de mourir, occupa pour dernière conquête la ville de Trévise (1329) ; Mantoue appartenait aux Gonzague, à qui le titre de duc était réservé. Azzon Visconti recevait les ambassadeurs de Pavie, de Verceil, de Novare, de Parme, de Reggio qui le réclamaient pour maitre, afin qu'il comprimât les factions et leur donnât la paix intérieure (1330). Sans doute les républicains de Florence demeuraient libres, et, pour éviter les troubles populaires, toujours funestes a la vraie liberté, ils créaient deux conseils où ils avaient soin d'assurer la majorité aux plébéiens ; mais eux-mêmes se laissaient entraîner à cette ardeur de monarchie dont ils étaient entourés, et ils subordonnaient à leur démocratie quelques villes voisines. L'expédition du roi Jean de Bohême fit faire encore un progrès aux seigneuries. Ce royal aventurier, que l'on trouvait partout excepté chez lui, qui courait le monde pour apaiser toutes les discordes à ta façon des chevaliers des premiers temps, se présenta à l'Italie comme un pacificateur désintéressé (1330). La ville guelfe de Brescia demanda sa protection, et fut sauvée par lui du seigneur de Vérone, Mastino II. Bergame le prit pour seigneur, et Crémone, et Pavie, et Verceil et Novare ; Azzon Visconti, ne sachant plus à qui se fier, lui offrit la seigneurie de Milan, et s'appela vicaire du roi de Bohême. Parme, Modène, Reggio, s'inclinèrent avec joie. Le Bohémien paraissait étranger à l'un ou à l'autre parti ; il promettait à chaque ville de ne point rappeler les exilés, puis il les rappelait, et tout le monde était content. Un Gênois avait acheté Lucques ; il la céda gratuitement à Jean de Bohême. Les Florentins les premiers résistèrent. Ce pacificateur, qui prononçait en maitre dans toutes les villes, ne pouvait-il pas abuser de hi confiance des Italiens, et substituer à la monarchie-impériale un autre roi étranger ? D'ailleurs, le pape dénonçait l'ambition du roi Jean ; toute l'Italie, l'Europe même, comprirent les craintes des Florentins. Jean courut vers l'empereur et le pape pour se justifier ; pendant son absence, on se mit à le dépouiller. La haine commune confondait tous les partis. ; Guelfes ou Gibelins, seigneurs ou peuples libres ; on vit alors de singulières contradictions Brescia fut livré par les Guelfes au seigneur de Vérone ; Visconti reprenait Bergame, Verceil, Novare. Pour mettre quelque ordre dans ce pillage, un traité décida que Crémone et San-Donnino appartiendraient au seigneur de Milan, Parme à celui de Vérone, Reggio à celui de Mantoue, Modène à celui de Ferrare, et Lucques aux Florentins. Les contractants étaient des ennemis autrefois acharnés, les Gibelins de la Lombardie, Florence et Robert de Naples (1332). Les Gibelins ne s'inquiétaient pas de l'agrandissement des Guelfes ni les Guelfes de l'agrandissement des Gibelins ; une seule chose leur importait également à tous c'était que le roi de Bohême ne conservait rien en Italie.

En effet, il ne conserva rien, et ne reparut que pour vendre à des familles puissantes les villes qu'on ne lui avait pas enlevées ; mais Florence s'aperçut bientôt de sa faute ; le traité de 1332 fut exécuté pour tous, excepté pour les Florentins. Les seigneurs avaient seuls profité. Mastino della Scala s'empara de Lucques, et regarda Pise d'un œil ambitieux. Mastino était alors bien puissant ; un ambassadeur envoyé à Vérone avait compté dans sa cour vingt-trois princes détrônés. Sept villes, toutes principautés indépendantes autrefois, réunies sous son autorité, lui donnaient, par leurs gabelles, un revenu de 700.000 florins. Gênes n'était plus un secours pour les Florentins ; le parti gibelin venait de reprendre l'avantages Gênes (1335), et d'établir deux capitaines, un podestat et un abbé du peuple, Florence ne comptait plus sur le roi de Naples affaibli par elle rechercha au Nord l'alliance de Venise[14].

Depuis la conspiration de Bohémond Thiépolo, Venise avait augmenté sa prospérité. Elle avait détourné les eaux de la Brenta qui ensablaient les lagunes et menaçaient sa sûreté ; elle avait réparé son arsenal et vaincu les Gênois. L'aristocratie avait affermi ses privilèges : en 1315, tous les citoyens qui avaient appartenu par eux-mêmes ou par leurs ancêtres au grand conseil, s'étaient fait inscrire sur un registre qui devint le livre d'or et constitua la noblesse vénitienne à l'exclusion de toute autre famille nouvelle ; en 1319, le doge Jean Soranzo avait fait décréter la permanente du grand conseil, tel qu'il était alors composé, et le droit pour les enfants des membres d'y siéger héréditairement. Ainsi le doge électif recevrait les ordres d'un souverain héréditaire. Au moins, la volonté du grand conseil étant désormais la seule volonté dans l'État, il pourrait y avoir unité et suite dans les entreprises des Vénitiens : et c'est au temps où le pouvoir de l'aristocratie n'était plus contesté, que Venise acquit une importance puissante dans les affaires d'Italie. Marsiglio de Carrare, dépouillé de Padoue, mais chargé de la gouverner sous les ordres du Scaliger, ayant été envoyé comme ambassadeur à Venise, dit au doge dans une cérémonie publique : Que feriez-vous à celui qui vous donnerait Vérone ? Le doge répondit : Nous la lui donnerions, et Carrare, qui espérait se venger par la ruine de son maitre, conseilla à Mastino II d'établir des salines et de les protéger par un fort qui en écarterait les Vénitiens. Mastino construisit donc un fort à Bovolenta et établit un péage sur le Pô. Ces mesures contraires aux traités irritèrent les Vénitiens[15] ; Florence demandant leur secours, un traité fut conclu (1336) entre les deux républiques. Venise confia ses troupes à un étranger à qui elle adjoignit deux nobles vénitiens pour le surveiller, payer ses soldats, et fournir aux approvisionnements. Florence se servit de la haine que la famille des Pazzi, dépouillés de Parme, portait à Mastino, et Pierre de Rozzi se chargea de ravager les territoires de Trévise et de Padoue. Le seigneur d'Este, Louis de Gonzague, Azzon Visconti, entrèrent dans la ligue. Après deux ans de guerre, Venise, protectrice du nord de l'Italie, fut visitée par soixante ambassadeurs qui reçurent les conditions de la paix (1338). Les Vénitiens gardèrent pour eux Trévise et Bassano, donnèrent aux Florentins les villes de l'État de Lucques, Feltre et Bellune à Chiades, fils de Jean de Bohême, Parme aux seigneurs de Rozzi, Brescia au seigneur de Milan. Marsiglio de Carrare recouvra Padoue, et le doge lui dit : N'oubliez jamais que, pour la seconde fois, cette ville doit sa puissance à Venise, qui vous la cède généreusement. Mastino demanda à être inscrit sur le livre d'or de la noblesse vénitienne.

Cette humiliation du seigneur de Vérone était l'œuvre de deux républiques ; quelques mois après (1339) Gênes, pour se délivrer des fictions, n'invoqua plus de seigneurs étrangers, elle se fit un doge comme Venise, et Simon Boccanegra, qui exerça ce pouvoir pendant cinq ans, donna le repos à ses ennemis comme à ses amis, sans partialité. Florence sauva encore sa liberté d'un danger qu'elle s'était attiré elle-même. Comme elle avait acheté Lucques du seigneur de Vérone, les Pisans s'opposèrent à l'exécution du traité, et pour les combattre, les Florentins confièrent leurs troupes à un étranger, à Gauthier de Brienne, duc d'Athènes. Cet homme, d'abord par la faveur de la populace, se fit déférer la souveraineté à vie, s'entoura d'un corps de Français et de Bourguignons, et, pour se débarrasser de la guerre, céda Lucques aux Pisans pour quinze années. Il confiait toutes les places à des hommes de la dernière classe, que les Florentins appelaient ciompi. Il faisait avec les seigneurs d'Este, de Bologne, un traité par lequel tous ces tyrans se garantissaient leurs seigneuries. On ne le souffrit pas longtemps. Jamais les Florentins n'avaient accepté un monarque. Si autrefois les Gibelins avaient demandé les secours de Frédéric et de Mainfroi, si les Guelfes avaient recouru aux deux Charles de Naples et à Robert, jamais la liberté publique n'avait été sacrifiée, jamais les Florentins n'avaient donné à Florence un seigneur souverain[16]. On conspira contre le duc d'Athènes, on lui arracha deux ministres de sa tyrannie qu'on mit en pièces, et lui-même fut conduit (6 août 1343) hors du territoire de la république. Une fête solennelle fut instituée en l'honneur de son expulsion. Quelques villes restaient libres en Italie, et c'étaient celles-là qui avaient humilié les seigneurs.

Cependant les seigneuries ne pouvaient plus être détruites que pour faire place à d'autres. Ainsi les Visconti s'agrandis par l'affaiblissement des seigneurs della Scala. L'influence que le roi de Naples avait donnée au parti guelfe languissait avec le vieux Robert. Lorsque Frédéric de Sicile était mort (1337), Robert avait réclamé sans succès l'exécution du traité de Castro Nuovo ; malgré son âge avancé, il conquit l'ile de Lipari (1339), et lança, en 1341, contre La Sicile un formidable armement ; Pierre de Sicile n'y perdit que la ville de Mélazzo. Robert mourut au commencement de 1343. Sa politique avait uni tous les États de l'Italie dans une même histoire, dans une querelle des Guelfes et des Gibelins qui rappelait le XIIIe siècle. Après lui cette unité disparaît, sous sa petite-fille Jeanne, le royaume de Naples n'a pour histoire que les crimes et les querelles de la famille royale ; Venise et Gênes s'unissent dans une rivalité sanglante qui les détourne des événements de l'Italie ; dans la Lombardie, la monarchie de Milan se constitue comme une royauté ; Florence s'efforce d'engloutir les villes de la Toscane.

 

II

Naples, Sicile. — Le roi de Naples, Charles II, avait eu neuf fils ; l'aîné, Charles-Martel, couronné roi de Hongrie, était mort avant son père, laissant un fils, Charobert, qui hérita de ses droits sur la Hongrie, et qui, par droit de représentation, pouvait prétendre au royaume de Naples ; mais par la décision des États du royaume et du pape seigneur suzerain, Robert, autre fils de Charles II, lui avait succédé, pendant que Charobert régnait sur les Hongrois. Robert vit mourir avant lui ses deux fils, dont l'un laissa deux filles, Jeanne et Marie. Afin de confondre les droits des deux branches de sa famille, Robert maria sa petite-fille Jeanne à André de Hongrie, fils de Charobert, et la proclama son héritière.

Robert le Bon est encore appelé le Sage. La protection qu'il accorda aux lettres, et principalement peut-être son amour de l'astronomie, lui a mérité ce surnom. Il eût préféré les sciences sans diadème au diadème sans science. Ce fut lui qui déclara Pétrarque digne du laurier poétique, et qui lui conféra le droit de composer dans tous les genres. Aussi Pétrarque, pour lui en rendre grâces, lui a donné la préférence sur tous les rois contemporains. Nos rois savent juger des douceurs de la table ou du vol des oiseaux ; ils ne savent pas juger des œuvres de l'esprit. Il n'y en a qu'un dans l'Italie, ou plutôt dans tout l'univers, c'est Robert, roi de Sicile, l'unique ornement de notre siècle, que Naples possède par un incomparable bonheur : ô Naples fortunée et digne d'envie, très-auguste demeure des lettres ; si tu fus douce à Virgile autrefois, combien, plus douce n'es-tu pas aujourd'hui, que tu possèdes un si équitable juge de la science et de l'esprit ? Tu es le refuge de quiconque croit à son génie[17]. Pétrarque en était convaincu, et il revenait à Naples dans l'espérance d'un nouveau triomphe, mais il apprit en route la mort de Robert le Bon (1343). Jeanne avait seize ans, André son mari n'était son aîné que de quelques mois ; le poète commença par dire que c'étaient deux agneaux livrés à la garde des loups ; ses douleurs augmentèrent quand il eut vu de près la nouvelle cour, les trois princes de Duras, les trois princes de Tarente, et les autres nobles, tout à la fois voluptueux et sanguinaires, qui renouvelaient froidement les combats de gladiateurs. Ce qui le désespéra enfin, ce fut la laideur et la grossièreté hongroise du nouveau roi : il sembla prévoir que ce mariage ne serait pas heureux[18]. Jeanne, vive et spirituelle, élevée dans l'habitude des lettres et de la gaieté, et façonnée à toute la politesse du midi, n'avait jamais aimé son mari et ne l'avait épousé que par la volonté de son aïeul. André s'irritait des dédains de sa femme, et surtout de la préférence effrontée qu'elle donnait sur lui à son cousin Louis de Tarente. Il réclamait le trône de Naples comme son héritage propre, puisqu'il descendait directement du frère aîné de Robert le Bon. Jeanne, au contraire, alléguait la décision du pape Clément V, le consentement de tous les barons, les dernières volontés de Robert, et elle prétendait bien faire marcher après elle ce mari qu'elle seule avait élevé à la royauté en l'épousant. Ces sentiments lui étaient surtout inspirés par Philippine la Catanoise, ancienne lavandière qui était devenue gouvernante de Jeanne et demeurait sa confidente. André, de son côté, avait son confident, un Hongrois qui s'efforçait de faire parvenir les Hongrois à toutes les fonctions publiques. Quoique le pape Clément VI, en qualité de suzerain, eût réclamé la régence pendant la minorité de Jeanne, les princes de la cour se partageaient entre les deux époux, afin de dominer par cette faveur. Ce fut le parti de Jeanne qui l'emporta. Dans la nuit du 18 septembre 1345, André et Jeanne étant tous deux dans la ville d'Aversa, André réveillé tout à coup et appelé au dehors par les conjurés, fut étranglé et laissé mort dans un jardin. Aussitôt de sinistres bruits se répandirent ; on n'hésita pas d'accuser Jeanne elle-même de la mort de son mari. Quand on sut que le cadavre d'André était resté deux jours étendu à terre, sans honneur ni sépulture, on raconta que depuis longtemps elle avait prémédité cette action, et qu'un jour, comme elle était occupée à tisser un cordon de soie, son mari lui demandant ce qu'elle en voulait faire, elle avait répondu : C'est pour vous étrangler. Déjà Charles de Duras, qui avait épousé Marie, sœur de Jeanne, se préparait à la guerre, pour régner, s'il était possible, à la place de la coupable détrônée et Louis de Tarente rassemblait des forces pour soutenir la reine ; elle-même écrivait aux Florentins comment son mari avait été assassiné, comment il avait été trouvé, par sa nourrice, étendu mort au pied d'un mur, comment le coupable, nouveau Juda, s'était fait donner la mort par la main d'un valet qui n'était pas encore découvert. Enfin, elle pria le pape Clément VI de tenir sur les fonts de baptême l'enfant qu'elle mit au monde quelques jours après la mort de son mari[19].

Cependant le roi de Hongrie, Louis le Grand, frère d'André, réclamait le royaume de Naples, dont Jeanne était déchue par son crime ; il sollicitait du pape l'investiture. Clément VI ne prononça pas avec tant de précipitation ; il écarta toutes les prétentions du Hongrois, pour donner cours aux procédures régulières de la justice. En qualité de suzerain, et comme chef de l'Église, il retrancha de la société les coupables, ordonna que leurs maisons fussent rasées, leurs biens confisqués, leurs vassaux déliés du serment de fidélité. Bertrand de Baux, grand justicier du royaume, fut investi du droit de les rechercher et de les juger. Le grand maréchal du palais, Raymond de Catane, fut le premier arrêté, et, vaincu par la torture, dénonça ses complices. Alors le justicier fit porter devant lui un étendard où était peint le meurtre d'André, et arriva, suivi de toute la populace, au palais de Jeanne ; sous ses yeux, et sans qu'elle osât se plaindre, il enleva ses amis, et d'abord la Catanoise. Celle-ci expira dans les tortures ; son fils et sa fille, écorchés vifs, furent ensuite jetés au feu, d'où le peuple retira bientôt leurs membres demi-brûlés, pour les traîner dans la ville. Les autres conjurés ne furent pas épargnés davantage : on imagina contre eux d'épouvantables supplices ; mais on remarqua que tous les coupables avaient été interrogés et torturés dans une enceinte entourée d'une palissade, derrière laquelle on pouvait entendre leurs cris et non leurs révélations ; et l'on soupçonna que le justicier avait ordre d'en agir ainsi, afin que le peuple ne pût savoir si la reine et les princes du sang étaient accusés de complicité.

Louis de Hongrie ne fut point satisfait. Il anima les Hongrois à venger la mort de son frère, né au milieu d'eux ; mais il fut arrêté par les Vénitiens qui assiégeaient Zara et fermaient l'Adriatique par leur flotte. Il se tourna alors vers l'empereur Louis de Bavière qui promit une expédition en Italie et ne fut pas déconcerté par la bulle de Clément VI, qui déposa enfin cet empereur et lui fit substituer Charles IV. Jeanne, dans un embarras mortel, épousa Louis de Tarente, pour s'assurer un appui, et traita avec la maison d'Aragon qui régnait en Sicile, pour enlever un allié à son rival. Pierre de Sicile, mort en 1342, avait laissé son royaume à un enfant de cinq ans, Louis Ier. Jeanne lui abandonna la Sicile et toutes les îles qui en dépendaient, sous la condition de payer au Saint-Siège un tribut de 13.000 onces d'or, de fournir quinze galères aux rois de Naples dans toutes leurs guerres[20]. Cependant Louis de Hongrie avançait toujours ; la reine lui écrivait pour se justifier ; la réponse fut accablante : Jeanne, ta vie passée dans les désordres, le pouvoir royal gardé par ambition, la vengeance négligée, l'excuse qui est venue ensuite, t'accusent d'avoir connu d'avance la mort de ton mari et d'y avoir pris part[21]. Bien reçu par le seigneur de Vérone et par le seigneur de Padoue (1347), le prétendu vengeur traversa l'État de l'Église, malgré la défense d'un légat, sous prétexte que plus de deux cents coupables vivaient encore impunis, et avec la promesse dédaigneuse de payer le tribut au Saint-Siège[22]. Il avait pour allié un aventurier féroce, l'Allemand Werner, qui se faisait appeler le duc Guarnieri. Ce condottiere, après la lutte de Pise et de Florence, avait retenu à son service les soldats licenciés de Pise, et formé un corps de deux mille cavaliers qu'il appelait la grande compagnie. Il ne les payait qu'en leur donnant la licence du ravage ; lui-même portait une plaque d'argent sur la poitrine avec ces mots : Seigneur de la grande compagnie, ennemi de Dieu, de la pitié et de la miséricorde[23]. Il ravagea le territoire de Sienne et la Romagne ; appelé par le seigneur de Bologne contre le peuple et par le peuple de Bologne contre le seigneur, il avait soutenu le seigneur qui payait immédiatement. Il avait consenti ensuite à ramener ses hommes en Allemagne, pour leur laisser le temps de jouir de leur butin immense ; mais il revenait à la solde des Hongrois[24]. Louis de Hongrie réussit d'abord complètement. Il ne se hasarda point avec des troupes inférieures à attaquer Louis de Tarente qui voulait défendre le Vulturne ; il tourna jusqu'à Bénévent où il rassemblait et comptait ses forces, quand il vit arriver les barons du pays et les ambassadeurs de Naples qui venaient le saluer comme leur maitre (1348). Louis de Tarente fut aussitôt abandonné. Jeanne, n'espérant plus rien du temps présent, se jeta sur une galère qui la porta en Provence. Le Hongrois entra dans Aversa. Les princes du sang, après avoir hésité, avaient consenti à lui faire hommage. Il les trompait sur ses intentions par une amitié feinte, quand tout à coup il déclara qu'il veut voir le lieu où son frère a péri. Il se rend dans la galerie fatale, et subitement se tournant vers le duc de Duras : Mauvais traître, s'écrie-t-il, il faut que tu meures là où tu l'as fait mourir. Charles de Duras protesta en vain, il fut tué à coups de sabre et laissé sans honneur dans le jardin où André était mort. Ses deux frères, et les deux frères de Louis de Tarente, aussitôt arrêtés, furent envoyés en Hongrie. Le vainqueur fit son entrée dans Naples, armé de toutes pièces. Il trouva le jeune enfant de Jeanne et d'André, le créa duc de Calabre, mais l'envoya en Hongrie. Il demanda ensuite au pape l'investiture de Naples qui lui fut refusée parce que le crime de Jeanne n'était pas prouvé[25] ; il demanda l'investiture de la Sicile, et ne l'obtint pas davantage.

En effet, Jeanne était aussi active que son ennemi et plus habile. Elle avait plaidé sa cause en plein, consistoire et l'avait gagnée ; elle avait obtenu une dispense qui déclarait valide son mariage avec Louis de Tarente, malgré la parenté. Comme l'argent lai manquait, elle vendit au pape le comté d'Avignon, et loua dix galères génoises. Elle attira à son parti le duc Guarnieri avec douze cents cavaliers, et revint à Naples au moment où la peste avait forcé le vainqueur de retourner en Hongrie. Les grands obstacles qui restaient à vaincre ne découragèrent pas cette femme audacieuse qui espérait démontrer son innocence par le succès. Elle assiégea l'un après l'autre les châteaux occupés par les Hongrois. Louis de Tarente prit Nocéra malgré sa vaillante garnison. Trahis par Guarnieri, harcelés par de nouvelles forces que le vayvode Étienne amenait de Transylvanie, les deux époux virent détruire sous les murs de Naples leurs meilleurs soldats qu'une bravade imprudente avait tirés hors de la ville (1349). Mais ils regagnèrent Guarnieri celui-ci et ses Allemands, dans Aversa, réclamèrent leur paye ; ils se mirent à torturer les Hongrois pour en arracher 100.000 florins, et ils auraient fait le vayvode prisonnier, s'il n'eût pris la fuite. Pour 100.000 florins, le condottiere fit une trêve avec Louis de Tarente ; bientôt manquant de vivres, il remit Aversa aux mains d'un cardinal. Un dernier effort du Hongrois lança sur le royaume de Naples (1350) vingt-deux mille cavaliers allemands et quatre mille fantassins lombards. Louis de Hongrie vint lui-même et souleva toute la terre de Labour ; mais Naples et Aversa ne le reconnurent pas. Cette dernière ville résista longtemps ; le Hongrois, trompé dans son espérance de finir par un coup de main, conclut une trêve, et quelques mois après, la sentence du pape rendit la paix au royaume.

Des ambassadeurs de l'un et de l'autre parti étaient venus à Avignon. Ceux de Jeanne déclarèrent que, si la reine pouvait jamais être convaincue de complicité dans la mort de son premier époux, il faudrait s'en prendre, non à son intention ni à sa mauvaise volonté, mais à la violence des sortilèges qui avaient triomphé de la faiblesse d'une femme. Cette singulière justification n'aurait pas été admise, toute la conduite de Louis de Hongrie n'avait fait connaître qu'il avait voulu seulement acquérir un royaume et non venger son frère. Il n'inspirait plus d'intérêt à personne. Jeanne fut donc déclarée innocente, et confirmée dans la possession de son royaume ; son mari, Louis de Tarente, fut reconnu roi de Naples et de Sicile, et les princes captifs en Hongrie furent relâchés.

Le retour de ces captifs causa d'abord quelques disputes de cour. Les deux princes de Tarente, comblés de faveur par le roi, excitèrent la jalousie de Louis de Duras, comte de Gravina, et de son frère Robert. Jeanne fut débarrassée de Robert, qui alla se faire tuer à la bataille de Poitiers ; elle vainquit le comte de Gravina, qui finit ses jours en prison. Mais ses dérèglements et la mollesse de son mari laissèrent l'impunité à une grande compagnie allemande qui s'était formée pour punir le seigneur de Ravenne. Lando, qui les commandait, pénétra (1355) dans les Abruzzes, puis dans la Pouille, puis dans la terre de Labour, et jusqu'aux portes de Naples. Le grand sénéchal du royaume ramena enfin contre eux mille soldats de Toscane ; mais le roi n'avait pas d'argent pour les payer : ces mercenaires se tournèrent contre le roi. Louis de Tarente, par des impôts extraordinaires, ramassa 35.000 florins et les donna à Lando, qui promit de retourner en Pouille et de se tenir loin de la capitale, mais non d'évacuer le royaume, jusqu'à ce qu'on lui eût payé encore 70.000 florins. Louis de Tarente ne réussit pas contre la Sicile, malgré ses premiers succès. Déjà, en 1354, on avait essayé cette expédition où cent douze villes siciliennes avaient reconnu la reine de Naples, et l'avènement du jeune Frédéric III de Sicile, sous la régence de sa sœur Euphémie (1355), offrait une belle occasion, Jeanne et son mari se hâtèrent donc de faire leur entrée à Messine ; ils assiégèrent Catane au moment où les affaires de Frédéric semblaient désespérées ; mais ils ne purent la prendre. Obligé de revenir à Naples, Louis de Tarente fit jeter à la mer quelques Messinois qui lui étaient suspects, et aliéna l'esprit des Siciliens, qui retournèrent à la famille d'Aragon.

Louis de Tarente mourut en 1362. Jeanne, chercha un troisième mari, appela Jacques d'Aragon, que le roi d'Aragon, Pierre IV, avait dépouillé de son royaume de Majorque, qui était resté prisonnier à Barcelone pendant treize ans, et maintenant errait sans patrie ni fortune. En l'épousant elle ne lui donnait pas le titre de roi de Naples ni le droit de recevoir l'hommage des barons ; elle lui interdisait l'administration du royaume, et l'excluait de sa succession. Elle le laissa ensuite chercher un asile à la cour de Pierre le Cruel de Castille ; et, quand il eut été pris par Henri de Transtamare, elle daigna le racheter par une rançon de 60.000 ducats d'or : c'est qu'elle n'avait pas besoin d'un mari pour gouverner. Habile à choisir ses ministres, plus prompte à récompenser le mérite qu'à punir les crimes, elle faisait respecter en elle et quelquefois aimer sa puissance royale. En 1372 elle traita avec la Sicile, par l'entremise de deux cordeliers. Frédéric III se reconnut vassal de la reine de Naples, s'obligea à payer un cens annuel de 15.000 florins d'or, à ne prendre que le titre de roi de Trinacrie, celui de reine de Sicile étant réservé à Jeanne. Ces conditions, approuvées par Grégoire XI, rendaient à la famille d'Anjou sa suprématie ; mais (1376) la mort de Jacques d'Aragon, de ce mari qu'elle avait tant dédaigné, causa ta perte de Jeanne et des révolutions nouvelles dans son royaume. Elle commença par adopter le fils du comte de Gravina, le nouveau Charles de Duras, puis épousa en quatrièmes noces Otton de Brunswick, déjà célèbre en Lombardie pour sa bravoure, et en qui elle espérait trouver un défenseur. Elle fut bien surprise lorsque ce mari la quitta (1378) pour aller régir le Montferrat pendant la minorité du marquis Otton. Un moment rassurée par l'élection d'Urbain VI, elle fut déconcertée de nouveau par le ton altier de ce pontife, et se vengea en contribuant à l'élection de Clément VII. Se tournant alors vers la France, où l'antipape était bien accueilli elle reconnut pour son héritier universel Louis d'Anjou, frère du roi de France, Charles V, à qui elle transmettait ainsi la Provence, Naples et la suzeraineté sur la Sicile. Urbain VI appela contre elle Charles de Duras.

Ce prince, seul héritier du trône de Naples, héritier aussi de la Hongrie, avait été élevé dans ce dernier royaume pour lequel il avait combattu, Les Florentins, sollicités par lui de lui donner des secours, refusèrent de se déclarer contre la reine leur alliée ; mais Urbain VI le couronna à Rome sous le nom de Charles III, et lui donna l'investiture (1381), Jeanne rie pouvait plus compter sur son peuple, qu'elle avait irrité en adoptant un prince français ; elle n'avait pas d'argent pour payer des mercenaires ; elle vit heureusement accourir son mari Otton de Brunswick, et elle s'enferma avec sa cour dans le Château-Neuf. Otton, posté à San-Germano, n'osa point accepter une bataille ; il recula pour se placer devant Naples, et ne put empêcher le peuple de cette ville d'envoyer saluer Charles III. Obligé de céder la place à son rival, qui fit une entrée triomphale dans sa capitale, il apprit avec terreur que Jeanne, assiégée et manquant de vivres, avait promis de capituler, si elle ne recevait de prompts secours. Il vint en hâte pour la délivrer par une victoire ; mais à peine le combat était commencé, que son armée l'abandonna ; le marquis de Montferrat, son pupille, tomba mort à son côté ; lui-même il fut pris. Jeanne, qui contemplait ce désastre, et qui n'espérait plus de secours, se livra au vainqueur. Charles III protesta de son respect et de son affection. Il visitait souvent sa captive, mais pour lui demander qu'elle renouvelât son adoption. Le refus obstiné de Jeanne la fit reléguer au château de Muro, dans la Basilicate. Cependant arrivait Louis d'Anjou. Charles III, dans la crainte que sa prisonnière ne lui échappât, ordonna de la mettre à mort. Les uns disent qu'elle fut étranglée, d'autres qu'elle fut étouffée entre deux matelas (1382). Cet événement mettait aux prises la famille de Duras et la seconde maison d'Anjou.

Venise, Gênes. — Le premier doge de Gênes, Simon Boccanegra, chargé de comprimer les factions sans favoriser aucun parti, ne put tenir plus de cinq ans ; il abdiqua en 1344, et se retira à Pise, croyant satisfaire ainsi les mécontents qu'il avait faits par sa fermeté. Malgré son départ, Gênes ne fut point livrée au désordre, et son successeur, Jean de Murta, aidé du seigneur de Milan, fit la paix entre le peuple et les exilés. En même temps, de nouvelles acquisitions étendaient la puissance génoise ; en 1346 ils conquirent à moitié l'île de Scio ; en 1347, l'île de Corse, dont ils avaient déjà la moitié, se livra tout entière à leur souveraineté, en conservant ses institutions municipales et le libre vote de l'impôt[26].

De leur côté, les Vénitiens, après l'affaiblissement du seigneur de Vérone, avaient conquis une nouvelle importance dans l'Orient. Ils avaient fait une sorte de croisade contre les Tures (1343), délivré Négrepont, et pris Smyrne l'année suivante. En 1346, du consentement du pape, ils firent un traité avec le sultan mameluck par lequel les infidèles s'engageaient à respecter les vaisseaux de la république et ses colonies. Tous les ports de l'Asie Mineure, de la Syrie, de l'Égypte, étaient ouverts a tri Vénitiens. Un consul vénitien résida désormais à Alexandrie ; et, tandis que les Gênois allaient acheter les marchandises de l'Inde et de l'Asie au fond de la mer Noire, les Vénitiens allaient les recevoir à l'isthme de Suez[27].

Il est vrai que les Gênois, par leur alliance avec les Paléologues, dominaient tout l'empire d'Orient. Souverains de la mer Noire, ils faisaient payer tous les vaisseaux sur cette mer, et ne permirent que moyennant un tribut au sultan d'Égypte d'envoyer chaque année un vaisseau sur les côtes de Circassie pour l'achat des esclaves. Ils coulèrent bas un vaisseau grec qui avait osé pécher à rentrée du port de C. P., car ils prétendaient au monopole de la pèche ; et, après avoir massacré l'équipage, ils vinrent fièrement demander à l'empereur réparation de leurs droits méconnue. Les douanes de C. P. leur rapportaient annuellement quatre millions de notre monnaie, et ils en cédaient à peine un dixième à l'empereur. Ce fut sur la mer Noire que commença milieu du XIVe siècle la grande rivalité de Venise et de Gênes. On rapporte qu'un des marchands européens établis à Tana, Gênois ou Vénitien, ayant reçu un soufflet d'un Tartare, perça l'agresseur de son épée, et qu'aussitôt les Tartares pillèrent tous les comptoirs. On décida, pour les punir, que les communications seraient interrompues avec eux ; mais les Vénitiens ne persistèrent pas dans cette résolution, et les Gênois, qui s'en aperçurent, saisirent (1348) tous les vaisseaux vénitiens dirigés vers la mer Noire. Tel fut le premier acte d'une guerre qui parut longtemps fatale aux Vénitiens, qui donna aux Gênois trente ans de supériorité, et cependant n'empêcha pas Venise de se faire une principauté sur la terre ferme, ni Gênes de perdre sa gloire dans de nouveaux troubles et sa liberté sous une souveraineté étrangère.

Les Vénitiens avaient deux alliés, l'usurpateur grec Cantacuzène, et le roi d'Aragon, qui, déjà maitre de la Sardaigne, enviait la Corse aux Gênois. Les vaisseaux vénitiens et aragonais, battus par une tempête dans l'Archipel, sauvèrent cependant l'île de Négrepont, et traversèrent l'Hellespont et la Propontide, où l'empereur les attendait. Paganin de Doria, avec soixante-dix vaisseaux génois, s'était rangé sur la côte de Chalcédoine, en face de Byzance. Combattu par les vents et par les trois alliés, il s'efforçait de regagner Galata ; maie, contraint par les dangers de la mer à jeter l'ancre et à demeurer en place, il changea le combat naval en combat de terre. Les Catalans, qui ne connaissaient pas les lieux, se brisaient contre les rochers, sans que leur valeur fait moins admirable ni leurs coups moins terribles à l'ennemi. L'agilité des Vénitiens allait décider le succès, quand la nuit surprit les combattants, et sauva les Gênois d'un entier désastre. Au point du jour on put compter sur la mer les cadavres et les débris des navires. Les Gênois avaient perdu vingt-huit galères et la moitié de leurs soldats ; les Vénitiens et les Aragonais avaient perdu seize galères ; on regardait les Gênois comme vaincus : la populace de C. P., saisissant deux de leurs vaisseaux égarés, tua tous les hommes qu'elle y trouva. La nonchalance de l'amiral vénitien rendit vaine cette première victoire ; tel est au moins le récit de l'empereur Cantacuzène lui-même[28]. On lui conseillait d'attaquer un ennemi affaibli ; il évitait le combat. Aloi l'approche de l'hiver, avec une armée qui manquait des vêtements nécessaires contre le froid, il tournait autour des lies et cherchait des vivres dans les ports. Les Gênois reprirent courage, et firent alliance avec Orkhan, sultan des Turcs. Celui-ci détestait les Vénitiens, qui ne lui avaient pas demandé son amitié ; il envoya des troupes nombreuses aux Gênois, et deux vaisseaux armés de tours. Cantacuzène, voyant C. P. menacée, appela de nouveau le Vénitien. Celui-ci, trop confiant dans son habileté maritime, ne voulut écouter aucun conseil, prit position entre des rochers, vit briser quatre de ces vaisseaux par l'agitation de la mer, et quitta le Bosphore, Cantacuzène, apprenant que les Vénitiens avaient regagné l'Archipel, offrit la paix aux Gênois, qui l'acceptèrent.

Il fallait que le désastre des Vénitiens ne fût pas considérable, puisque l'amiral Picard s'acharna à poursuivre dans l'Archipel les vaisseaux isolés des Gênois[29]. Il mit la peste dans l'île de Candie, par le grand nombre de blessés qu'il y déposa, et les Gênois, qui voulurent enlever cette île, ayant contracté la maladie, eurent à jeter à la mer plus de quinze cents morts dans la traversée jusqu'à Gênes. Ensuite les deux flottes, toujours réunies, des Vénitiens et des Aragonais, vinrent braver Gênes à la vue de son port. Antoine Grimaldi, donné pour successeur à Doria, voulut punir cette insolence (1353) : il crut surprendre près de Cagliari la flotte aragonaise séparée de ses alliés ; mais les Vénitiens, qui s'étaient cachés pour le tromper, apparurent tout à coup à son grand effroi, et lui firent perdre trente-deux galères[30]. Gênes, déconcertée par toutes ces pertes, mais inébranlable dans la volonté de ne pas céder, se tourna vers le seigneur de Milan, l'archevêque Jean Visconti. Elle en fit son seigneur, et reçut de lui la promesse qu'il lui fournirait de l'argent, des armes, des soldats. Cette soumission lui assura la supériorité sur Venise. Pisani et Doria, encore une fois chargés par les deux républiques de se combattre, ravagèrent la mer de Gênes ou l'Adriatique. Doria l'emporta. Tandis que le sénat de Venise cherchait à négocier, Pisani relâchant à Sapienza sur la côte de Morée, Doria, qui sortait de l'Archipel, l'aperçut, et accourut lui présenter la bataille. Ce fut le plus grand désastre que Venise eût encore essuyé[31]. Doria avait tué quatre mille Vénitiens ; il emmena à Gênes trente galères, cinq mille huit cent soixante-dix prisonniers, et parmi eux Pisani. Venise n'avait plus qu'un vaisseau dans son port ; elle demanda la paix, qui fut définitivement conclue en 1356 ; elle paya 200.000 florins pour les droits de la guerre et interdit à ses négociants tous les ports de la mer Noire, excepté celui de Caffa.

Les Gênois n'avaient plu besoin de l'alliance de Milan : ils chassèrent le gouverneur envoyé par Visconti, et rendirent la dignité de doge à Simon Boccanegra, qui exila une partie des nobles et des hommes du peuple, et désarma le reste. Venise, au même moment, n'échappa qu'avec peine à une révolution qui eût détruit son aristocratie. On ne peut rien imaginer de plus dérisoire que la dignité du doge de Venise, telle que l'avaient faite les empiétements successifs des nobles. Le grand conseil lui avait tout enlevé, même le droit de lire les dépêches sans la permission de son conseil privé. Une sorte de proscription pesait sur ses enfants qui ne pouvaient faire aucune proposition dans le sénat, et qui étaient exclus de toute magistrature pendant son règne on venait encore de lui ôter le droit d'abdiquer sans la permission du grand conseil ; il était condamné à gouverner et à porter, contre sa volonté propre, la responsabilité de tous les actes de l'aristocratie. En 1354, au moment où la bataille de Sapienza humiliait les Vénitiens, un vieillard de quatre-vingts ans, Marino Faliero, fut élu doge. Cet homme, qui avait combattu glorieusement pour son pays, ne put supporter froidement une odieuse offense qu'il reçut d'un jeune noble. Il demanda une punition sévère ; mais le conseil des dix, peu soucieux d'un outrage qui ne touchait que le doge, condamna le coupable à deux mois de prison. Le vieillard se tut, attendant l'occasion de satisfaire sa colère. Un jour, un ouvrier de l'arsenal vint demander au doge vengeance des coups avait reçus d'un noble : Comment veux-tu que je te venge ? lui répondit Faliero, je ne peux me venger moi-même. — Hélas ! reprit l'ouvrier, il ne tiendrait pourtant qu'à nous de punir tous ces insolents. Le doge alors l'interroge, l'encourage ; l'ouvrier sort, et, rassemblant des matelots, il court les rues en criant qu'il va se venger. Ce premier mouvement effraya les nobles. L'ouvrier, cité devant la seigneurie, fut réprimandé publiquement par le doge ; mais, appelé le soir par le doge lui-même, il lui désigna des hommes capables d'opérer un bouleversement. En quelques jours un vaste complot fut formé. Le signal devait partir, au milieu de la nuit, de l'église Saint-Marc ; les conjurés devaient courir dans les rues pour annoncer l'arrivée d'une flotte génoise et massacrer tous les nobles qui sortiraient de leurs maisons pour défendre la ville. Un conjuré découvrit ce projet à un membre du conseil des dix : Marino Faliero, par une conduite imprudente, fit connaître sa complicité. L'aristocratie adjoignit aussitôt son conseil des dix vingt nobles du premier rang, qui frappèrent de mort tous les coupables convaincus. Ils osèrent condamner le doge lui-même ; ils le firent décapiter sur le grand escalier du palais ducal, au lieu même où il avait reçu la couronne, et crièrent au peuple : Justice a été faite d'un grand coupable ! Ils le poursuivirent au delà du supplice, et dans la salle du grand conseil, où étaient rangés tous les portraits des doges, ils mirent un crêpe noir entre le portrait d'André Dandolo et celui de Jean Gradenigo, avec ces paroles : Place de Marino Faliero décapité[32].

Les doges qui suivirent n'en furent pas plus heureux contre les ennemis du dehors. Le premier ennemi qui se présenta pour humilier Venise fut le roi Louis de Hongrie, le même qui n'avait pu détrôner la reine Jeanne de Naples. Les rois de Hongrie convoitaient la possession de la Dalmatie, et les révoltes fréquentes de la ville de Zara le faisaient assez comprendre. Louis de Hongrie, ayant offert aux Vénitiens de leur laisser la Dalmatie comme fief de sa couronne, et ceux-ci ayant refus, il envahit Trau, Spalatro et Zara, fit ravager la Marche de Trévise par cinquante mille cavaliers, et s'allia avec le duc d'Autriche et avec le seigneur de Padoue, François Carrare. Une paix humiliante fut conclue en 1358. Venise renonça à la Dalmatie, abandonna un rivage de cent lieues, des ports et des îles nombreuses, et le droit d'entretenir des consuls dans les États de Louis. Le doge cessa de prendre le titre de duc de Dalmatie et de Croatie. Toutes les fois que le roi aurait une guerre maritime à soutenir, Venise lui fournirait vingt-quatre galères, dont il payerait l'armement et l'entretien. Le pape, arbitre entre les deux nations frapperait des censures ecclésiastiques le premier infracteur. En 1360, l'empereur Charles IV ajouta un autre affront en refusant aux Vénitiens l'investiture de la Marche Trévisane ; la république parut se venger sur François Carrare, à qui elle imposa (1373) un tribut de 15.000 ducats pendant quatorze ans, la destruction de ses forts, et l'obligation de venir en personne ou d'envoyer son fils à Venise pour demander pardon. Mais Carrare se vengea en réunissant contre Venise les Gênois, le roi de Hongrie, le seigneur de Vérone, la ville d'Ancône et la reine de Naples. De cette conspiration sortit la guerre de Chiozza.

Dans l'île de Chypre, les Vénitiens et les Génois s'étaient pris de querelle pour l'honneur de la préséance que le roi avait accordée aux Vénitiens dans la cérémonie de son sacre, et les Gênois avaient chassé de sa capitale ce roi qui demandait l'assistance de Venise. Cette dispute fut le commencement, et, dès que la guerre eut été déclarée, Venise, attaquée sur terre et sur mer, eut à défendre ses nouvelles possessions d'Italie et ses flottes sur toutes les côtes (1378). Elle repoussa douze mille hommes de Padoue, d'Aquilée et de la Hongrie, qui avaient envahi la province de Trévise. Sur les côtes de l'Italie, non loin du promontoire d'Antium, neuf vaisseaux vénitiens attaquèrent neuf vaisseaux génois ; on se battit avec fureur, malgré la pluie qui rendait vaine une partie des armes. Pour se frapper au moins de la lance, et combattre comme sur terre, on essayait d'accrocher les vaisseaux avec des crampons et de les rendre immobiles ; les vagues soulevées les séparaient et les dispersaient. L'orage donna la victoire aux Vénitiens, en leur livrant cinq galères ; mais il protégea la fuite des Gênois. Les galères qui avaient échappé ne laissèrent pas de repos aux vainqueurs, et, tournant l'Italie, elles attaquèrent le commerce de Venise. Renforcés par une flotte nouvelle, et commandés par Lucien Doria, les Gênois empêchèrent les Vénitiens de délivrer Chypre et de reconquérir Trau, en Dalmatie. Victor Pisani, repoussé jusqu'au fond de l'Adriatique, voulait prendre ses quartiers d'hiver à Venise ; le sénat lui ordonna d'hiverner à Pola, d'où il protégerait l'Istrie. Il vit qu'il était perdu, mais il se résigna. Des vaisseaux qu'il envoyait chercher du blé dans la Pouille, furent pris à Ancône par les Gênois, et ceux-ci, s'avançant audacieusement jusqu'à Pola, vinrent présenter la bataille. Pisani ne put persuader à ses officiers de ne pas combattre ; ils l'entraînèrent à la ruine dont il voulait les sauver. Sa valeur fut grande dans cette journée malheureuse. Ce fut lui qui attaqua le capitaine des Gênois, et le tua ; mais la fureur des Gênois s'en accrut. De nouveaux vaisseaux arrivant à leur aide, deux heures suffirent à mettre hors de combat plus de deux mille Vénitiens ; Venise perdit en outre dix-neuf cents prisonniers et quinze galères. L'orgueilleuse aristocratie s'en prit à l'amiral malheureux ; elle le jeta en prison, et le déclara incapable d'exercer aucune fonction publique pendant cinq ans. Pisani allait être vengé par l'humiliation de sa patrie, et mieux encore par les nobles services qu'il devait lui rendre quand elle lui demanderait d'oublier ses injures.

Venise, composée de soixante îles, était située au milieu de la mer, entre la côte de l'Italie à l'ouest, et de longues îles à l'est, qui étaient pour elle comme une fortification avancée. Ces longues lies, placées les unes au bout des autres, et séparées par des passes fort étroites, rendaient facile à garder l'entrée des lagunes du coté de la haute mer. Du côté de l'Italie, les sables apportés par les fleuves, s'amoncelant toujours, interdisaient la navigation aux grands vaisseaux, sauf en quelques endroits, où des barres de bois marquaient les chemins encore praticables. A l'intérieur même des lagunes était un autre groupe d'îles au milieu desquelles s'élevait la ville de Chiozza. Les Vénitiens étaient parvenus à fermer la passe de Saint-Nicolas du Lido, qui était le port de leur ville ; mais les Gênois, pénétrant par une autre passe avec quarante-sept galères et sous la conduite de Doria, commercèrent le siège de Chiozza. Ils étaient aidés par François Carrare. Celui-ci, avec des barques légères, naviguait sans danger sur les lagunes, et amenait des secours et des vivres à ses alliés. Chiozza se rendit au bout de six jours, livrant aux Gênois quatre mille prisonniers. Venise était ainsi assiégée au midi. En même temps, d'autres Gênois s'emparaient d'une partie de la longue île de Malamocco, et les Vénitiens n'y conservaient plus que la partie voisine de la passe de Saint-Nicolas ; ils étaient assiégés à l'est. On les croyait si bien perdus que le vainqueur ne se pressait pas de les accabler afin de jouir plus longtemps du spectacle de leur mort, Les Gênois voyaient avec une assurance dédaigneuse l'aristocratie vénitienne fléchir enfin son orgueil, et le doge André Contarini, saluant François Carrare du nom de magnifique et puissant seigneur, rappeler dans une humble supplication l'ancienne puissance de Venise, maintenant abattue, pour attendrir l'altesse padouane. Retournez, répondait Carrare, je n'écouterai rien avant d'avoir mis un frein aux chevaux de bronze qui sont sur la place de Saint-Marc. On offrait à l'amiral génois quelques prisonniers : Vous pouvez les garder, répondait Doria, je les délivrerai dans quelques jours sans rançon. Venise n'avait plus deux lieues de territoire. Le sénat défendit de sonner la cloche de Saint-Marc pour assembler le peuple, dans la crainte que l'ennemi n'entendit ce signal.

On ne peut cependant refuser quelque admiration à ces marchands de Venise. L'ennemi retardait le jour de leur mort ; ils en profitèrent pour sauver noblement leur vie. Une activité nouvelle mit l'arsenal en mouvement ; la bourgeoisie enrégimentée reçut des armes : chacun offrit son corps et ses biens ; un marchand pelletier s'engagea à payer la solde de mille soldats ; un apothicaire fournit un vaisseau. On oublia toutes les distinctions ; on promit des places dans le grand conseil aux trente citoyens qui se seraient le plus distingués dans la défense ; on fit un appel à la multitude, et, quand celle-ci demanda la délivrance de Pisani, l'hésitation du grand conseil ne fut pas Longue. Venise avait retrouvé un libérateur. Pisani commença par couper l'île de Malamocco, où un large fossé sépara les Gênois des Vénitiens ; il fortifia la passe de Saint-Nicolas, pour empêcher une autre flotte génoise d'entrer par là, et bientôt, grâce à son habileté et au patriotisme de tous, Venise eut une flotte qui s'exerçait aux manœuvres dans les canaux de la ville même. Le 21 décembre 1380, après une messe solennelle, le doge monta sur cette flotte, l'étendard de Saint-Marc à la main. Pisani avait juré qu'il ferait prisonnière l'armée gênoise : son serment ne demeura pas vain. Avec des débris de vaisseaux il combla tous les passages qui auraient permis à la flotte génoise de s'approcher de la côte d'Italie ; puis, sortant par la passe de Saint-Nicolas, dans la haute mer, il ferma toutes les issues par où l'Adriatique pourrait amener des secours à ses ennemis. Les Gênois écrasés par les boulets de marbre que lançaient les bombardes de Pisani, et privés de vivres, se rendirent à leur tour, livrant aux Vénitiens dix-neuf galères et quatre mille cent soixante-dix prisonniers. La vengeance était complète : Pisani pouvait mourir.

Charles Zeno, qui le remplaça, ne put enlever Zara. Venise craignait en même temps de ne pouvoir conserver Trévise que François Carrare et les Hongrois assiégeaient depuis le commencement de la guerre. Délivré du plus épouvantable danger qui eût jamais menacé sa puissance, elle pensa qu'elle gagnerait encore à poser les armes, en faisant des concessions à ses ennemis. Elle s'empressa donc de céder la ville de Trévise au duc d'Autriche Léopold : et, par la paix de Turin, elle accorda quelque chose à chacun de ses adversaires. Elle remit le tribut au seigneur de Padoue, mais à condition qu'il démolirait les forts élevés par lui sur les lagunes ; elle promit 7.000 ducats pendant quelques années au roi de Hongrie, afin qu'il ne fit plus de sel sur les côtes. Elle abandonna Ténédos, et, pour renoncer à faire le commerce à l'embouchure du Tanaïs, elle exigea des Gênois la même renonciation. Elle tint parole à ses citoyens qui s'étaient le plus distingués, et trente familles nouvelles furent élevées à la dignité patricienne. On se mit à rebâtir Chiozza ; mais on n'attendit pas que tous les maux de la guerre fussent réparés pour en préparer la vengeance. Gênes se punissait déjà elle-même par ses divisions nouvelles, par la rivalité des Adorni et des Fregosi, la ruine de quelques seigneuries lombardes allait permettre aux Vénitiens de reprendre sur la terre ferme bien plus que la guerre de Chiozza ne leur avait enlevé[33].

Lombardie, Milan. Les troubles intérieurs du royaume de Naples, et la rivalité de Venise contre Gênes, avaient laissé la puissance des Visconti sans adversaire capable d'en arrêter les développements. La seigneurie de Milan était déjà le bien patrimonial d'une famille. Nul ne trouva mauvais qu'à la mort d'Azzon (1339), ses deux frères, Luchino Visconti, et l'archevêque Jean, prissent sa place ; d'ailleurs Luchino justifiait son pouvoir par son habile administration. La sûreté publique rétablie, la répression des hommes de guerre et des violences de la noblesse permettait à l'agriculture, au commerce, à l'industrie, de prospérer. Milan s'accoutumait à la domination d'un maître qui la faisait régner elle-même sur les autres villes. Jean II de Montferrat, le second marquis de la famille des Paléologues, soutint Luchino contre des ennemis acharnés ; il l'aida à conquérir Parme, Asti et Novare. Enfin le pape Clément VI releva les Visconti de l'excommunication portée autrefois contre toute la famille. Les poètes, dont les flatteries semblaient chargées en ce temps de justifier tous les pouvoirs nouveaux, en exaltant la célébrité de tous ces princes, n'ont pas manqué à la gloire de Luchino, et Pétrarque a chanté ses vertus en prose et en vers. Le maitre de Milan chérit les poètes et la poésie ; il aime Pétrarque, et il daigne manger les poires de son jardin. Tandis que les autres princes, véritables ânes couronnés, selon l'expression d'un empereur, ont déclaré la guerre aux lettres, Luchino, à qui manque le titre de roi, honore les lettres qui peuvent seules lui faire un nom immortel. Il est donc le plus grand des hommes que respecte l'Italie. Il est juste que les Alpes aériennes lui obéissent, que l'Éridan, le roi des fleuves, baigne ses riches campagnes, et salue avec effroi les couleuvres couronnées au sommet des tours. Les mers Adriatique et Tyrrhénienne le redoutent ; les nations transalpines le redoutent aussi ou le demandent pour maitre. Il enchaîne le crime, il régit les peuples par la justice, il a rendu à l'Italie le siècle d'or ; il a importé dans Milan le grand art des Romains, épargner les sujets et combattre les superbes[34].

Luchino mourant (1349) laissa à son frère, l'archevêque Jean la seigneurie des seize plus grandes villes de la Lombardie, Milan, Lodi, Plaisance, Borgo, San-Donnino, Parme, Crême, Brescia, Bergame, Novare, Côme, Verceil, Alba, Alexandrie, Tortone, Pontremoli et Asti[35]. L'archevêque acheta Bologne et s'y maintint malgré le pape. Il vit mourir Mastino II della Scala (1351), dont la puissance affaiblie par les armes de Florence et de Venise fut divisée entre ses trois neveux Can-Grande II, Can-Signore et Paul Alboin, pour leur être une occasion de guerres civiles et de fratricides. A Padoue, des crimes semblables dans la famille régnant venaient de partager la seigneurie entre Jacobino et François de Carrare. Seuls, les Florentins résistèrent à une armée milanaise qu'ils forcèrent à la retraite. Mais Gênes vaincue à Cagliari se soumit à l'archevêque. C'est ainsi que la couleuvre des Visconti menaçait de dévorer toute l'Italie septentrionale[36].

Alors commencèrent des réactions qui ne devaient avoir pour résultat que de contenir et non de renverser la puissance des seigneurs de Milan. Venise forma une ligue entre les seigneurs de Padoue, de  Vérone, de Ferrare et de Mantoue, et sollicita les Florentins d'y prendre part. Le marquis de Montferrat Jean II Paléologue, s'armait de son côté contre Visconti. On appelait au secours de la ligue le roi des Romains Charles IV ; on achetait pour armée la grande compagnie formée par ce chevalier de Montréal, que Rienzi avait fait décapiter, et maintenant commandée par le comte de Lando. Mais comme il avait fallu quelques mois à chaque allié pour préparer ses forces, le temps manqua pour attaquer l'archevêque dont la mort inattendue (1354) déconcerta ses ennemis. Son héritage partagé entre ses trois neveux Matteo, Bernabo, et Galéas, inspirait moins d'inquiétude, et l'on consentit à faire une trêve sur la demande de Charles IV. Les trois frères ainsi délivrés de leurs ennemis, se hâtèrent de montrer à l'empereur qu'ils voulaient être indépendants de son autorité. Ce prince, longtemps sollicité par Pétrarque[37], avait refusé de paraitre en Italie, alléguant la difficulté des temps, et répétant ce mot de Tibère : Vous ne savez pas quelle bête c'est que l'empire. Les Visconti durent le confirmer encore dans ces pensées. Couronné roi d'Italie à Milan, ils firent retentir autour de lui le tumulte de six mille cavaliers et de dix mille fantassins qui leur appartenaient. Quand il se mit en route pour la Toscane, afin de l'empêcher d'agir contre leurs intérêts, ils l'accompagnèrent avez leurs soldats bien armés ; ses propres chevaliers étaient désarmés et montaient des chevaux de course ; l'empereur ressemblait à un marchand qui se hâte d'arriver à la foire. Délivrés de l'empereur, Bernabo et Galéas empoisonnèrent leur frère Matteo, dont la vie déréglée les exposait à des révoltes, et partagèrent son héritage (1355). Charles IV, il est vrai, leur envoya un ennemi qui les déconcerta pendant quelque temps ; le marquis de Montferrat, Jean II, nommé vicaire impérial dans le Piémont, réclama plusieurs villes qui appartenaient à Galéas, et fit alliance avec la ville de Pavie jusque-là alliée de Milan, sous les seigneurs de la maison de Beccaria. Les Visconti perdirent leur temps à assiéger Pavie. Un moine augustin, frère Jacob de Bussolari, prêchait dans cette ville contre les mauvaises rageurs ; en réformant les mœurs, il rendit l'énergie aux habitants et sortit lui-même avec eux contre les assiégeants qu'il dispersa (1356). Lando et sa grande compagnie arrivaient au secours du marquis. L'évêque d'Aost, laissé vicaire impérial dans sa ville, venait se joindre au marquis et citait les deux Visconti à son tribunal ; mais la bonne fortune des Visconti les tira de ces difficultés. Lando ménageait Milan, afin de s'y assurer un asile ou une alliance si le marquis était vaincu, et l'évêque d'Aost, fait prisonnier, privait la ligue d'un de ses plus braves généraux. En même temps les réformes continuées dans Pavie par la parole du moine augustin avaient amené la chute des Beccaria ; vingt citoyens dus capitaines et tribuns du peuple devaient rétablir la religion et la liberté ; les Beccaria recoururent aux Visconti à qui ils livrèrent, leurs châteaux du territoire de Pavie, et le droit de conquérir la ville sur laquelle eux-mêmes ils avaient régné. Les Visconti vinrent à bout de dissoudre la ligue, et furent bien forts quand il ne leur resta pour ennemis que le marquis de Montferrat et la république de Pavie. Malgré Jacob de Bussolari, malgré les derniers efforts des habitants, qui sacrifièrent leurs biens et jusqu'à leur parure pour suffire à la résistance ; malgré le marquis de Montferrat, qui introduisit des troupes, Pavie fut réduite à capituler (1359), et l'espoir fut à jamais perdu de constituer une république en Lombardie.

Voilà les principaux traits de la première ligue tro.rmée contre les Visconti ; elle n'aurait pas même réussi à conserver aux empereurs leur suprématie honorifique sur Milan. Les Visconti régnaient en vrais monarques. Jacob de Bussolari, avait rédigé la capitulation de Pavie ; il avait stipulé pour les Guelfes le droit de rester dans la ville, pour la ville même la conservation du gouvernement municipal ; il n'avait rien demandé qui le touchât personnellement. Galéas avait tout accepté hors des murs ; quand il y fut entré, il déclara qu'un vicaire impérial ne pouvait être enchainé par des traités contraires aux  droits de l'empire ou aux intérêts du fisc Il cita les lois romaines, et, au nom de ces lois, se proclama maitre absolu de Pavie ; il exila les Guelfes et abrogea les institutions municipales ; il emmena Jacob de Bussolari, et le fit jeter en prison. A la mauvaise foi de Galéas et à son despotisme, Bernabo ajouta une férocité qui laissait bien loin derrière elle Denis le Tyran ou Phalaris. Une ordonnance qu'il osa publier prolongeait pendant quarante jours le supplice des criminels d'État. Les coups pour rompre les os, la boisson composée d'eau, de chaux et de vinaigre, la peau des pieds arrachée, n'étaient que le commencement. Le patient était condamné à n'être torturé que tous les deux jours ; c'est avec cet intervalle de repris crue ! qu'on lui coupait le nez, les deux mains, les deux pieds. Le quarante-unième jour, les tenailles et la roue achevaient sa vie, s'il lui en restait. On lut cette ordonnance publiée et ou se tut[38]. On supporta encore tous les moyens que son avidité inventa pour amasser de l'argent. Il créa un tribunal pour rechercher tous ceux qui, dans les cinq années précédentes, avaient tué des sangliers, ou avaient mangé de la chair de sanglier à la table d'un autre. Le coupable convaincu se rachetait par une forte rançon ou périssait par l'étranglement. C'est ainsi que Bernabe ramassa 70.000 écus d'or, et sept chariots de vaisselle d'argent et de meubles précieux. Son frère Galéas a paru moins cruel, parce qu'il vivait dans la société des littérateurs, et que les flatteries de ces gens-là, surtout celles de Pétrarque, ont dissimulé ses vices sous les éloges exagérés de son administration. Galéas fonda une bibliothèque à la sollicitation de Pétrarque, et l'université de Pavie. Il éleva la citadelle de Milan et le pont du Tésin, magnifique chef-d'œuvre d'architecture. Il se fit un palais dans la partie septentrionale de Pavie, dont Pétrarque disait : Galéas, dans ses autres ouvrages, a surpassé les autres princes de l'Europe, dans celui-ci il s'est surpassé lui-même. Les plus belles peintures y étaient rassemblées, et un parc de quinze mines de circonférence entourait le palais. Mais ce que les poètes n'ont pas dit, c'est que dès les premiers jours de son règne, Calées avait soulevé contre lui plusieurs villes du piémont, qui reçurent volontiers le marquis de Montferrat ; que pour étendre son parc à une si grande distance, il fallut empiéter sur des biens particuliers, dont les propriétaires furent à peine dédommagés ; et que l'Iran d'eux, désespéré de se voir ravir le champ de ses pères, frappa Galéas d'un coup de poignard qui glissa sur la cuirasse du seigneur par-dessous ses habits[39].

Ces pouvoirs nouvellement formés en Italie étaient un objet de curiosité impatiente et d'ambition jalouse ; de tous ceux qui croyait y avoir des droits, chacun voulait y parvenir et personne ne voulait partager. Les Visconti n'avaient rien perdu à faire périr leur Frère Matteo ; au contraire, à Vérone les querelles de famille ruinaient le pouvoir de la seigneurie, Can-Grande (1354) avait tué son frère Frégnano, coupable d'aspirer à le remplacer. Cinq ans après (1359), Can-Signore tua Can-Grande, et fit décapiter Paul Alboin, pour assurer tout l'héritage de la maison della Scala à ses enfants illégitimes. A Mantoue, Gui de Gonzague, en réservant à son fils aîné sa succession, avait animé contre celui-ci la jalousie de ses deux frères qui le mirent à mort (1362). Cependant tous savaient encore s'entendre contre la famille Visconti, l'ennemi commun, et les succès du cardinal Albornoz qui venait de reprendre Bologne, firent conclure une ligue nouvelle entre le seigneur d'Este, les seigneurs de Mantoue, de Padoue, de Vérone et le marquis de Montferrat ; l'Église encourageait cette lutte ; Urbain V excommunia Bernabo, ce fils de la perdition, animé d'une esprit diabolique (1362). Le marquis de Montferrat appela à son aide une compagnie anglaise, dite la compagnie Blanche, qui avait pillé Avignon[40], et qui introduisit la peste dans la Lombardie. Bernabo, craignant les hommes et la contagion, se retira dans une épaisse forêt ; la bête féroce y demeura seule, gardant son antre par des pieux et des potences dressées tout autour, et menaçant de mort quiconque approcherait[41]. Après le départ de la compagnie Blanche, qui alla se mêler aux agitations de la Toscane, il reparut, et fit sa paix avec l'Église. L'épuisement de tous ses ennemis le sauvait ; il échappa à une troisième ligue en 1367. Albornoz, au moment d'expirer, avait réuni contre Milan les seigneurs de Ferrare, de Padoue, de Mantoue, le roi de Hongrie, le pape, enfin l'empereur Charles IV. Galéas fit alliance avec le roi d'Angleterre, en donnant sa fille au duc de Clarence Lionel. Il attira à lui la compagnie anglaise commandée par Hawkwood, qui se mit à piller le territoire de Mantoue. Charles IV parut lui-même avec des forces considérables. Hawkwood se contenta de rompre les digues qui retenaient l'Adige, et inonda le camp impérial. Bernabo, qui connaissait l'avidité de Charles IV, lui offrit des présents considérables s'il voulait licencier son armée ; les troupes impériales furent licenciées. Les Visconti, libres de toute crainte, laissèrent l'empereur s'avancer au centre de l'Italie, maudit par les peuples dont il refusait d'assurer l'existence Eux-mêmes pouvaient se vanter de l'affermissement de leur pouvoir. Cette seigneurie gibeline, qui avait commenté par l'alliance de l'empire, n'avait plus même besoin que l'empereur combattît pour elle ; mais elle bravait l'empire impunément. Elle bravait les Florentins qui se mirent aussi de la partie en 1369 et l'Église qui soutenait Florence. Les deux envoyés du pape Urbain V, qui apportaient à Bernabo une bulle d'excommunication, furent conduits par lui sur un pont de Milan. Choisissez, leur dit-il, si vous voulez manger ou boire, et comme l'un d'eux répondit : J'aime mieux manger que de demander à boire auprès d'une si grande eau ; — Voilà, reprit Bernabo, les bulles d'excommunication, vous les mangerez avec leurs sceaux de plomb et leurs liens de soie. La présence du peuple et des gardes de Bernabo força les légats d'obéir. Enfin, comme pour les mettre à l'épreuve, une cinquième confédération se forma contre les Visconti, en 1372. Bernabo avait occupé Reggio par une perfidie ; il menaçait Modène, pendant que son frère Galéas, voulait profiter de la mort du marquis de Montferrat. Le nouveau pape Grégoire XI réunit encore les seigneurs d'Este et de Padoue, les Florentins, le comte de Savoie en faveur du jeune marquis Otton. Hawkwood, acheté, devint le soldat de cette ligue. Galéas fut pris au pont de Chiesi ; le Bergamasque révolté fit périr le fils de Bernabo ; les confédérés occupèrent quelques villes lombardes ; mais la tentative d'un légat contre les Florentins souleva une guerre nouvelle dans l'État de l'Église. Les Visconti, délivrés encore une fois, purent se donner le plaisir de la vengeance, et prendre part à la ligue qui menaça le pape Grégoire XI.

La seigneurie de Milan aurait été plus puissante encore si elle n'eût été divisée entre deux frères ; la mort de Galéas (1378) n'opéra pas la réunion ; son fils Jean Galéas lui succéda dans sa part. Bernabo cherchait au moins à s'agrandir d'un autre côté. Antoine et Barthélemy della Scala, fils de Cape-Signore, régnaient tous deux à Vérone ; Bernabo fit valoir contre eux les droits de sa femme, fille de Mastino II ; mais ses efforts échouèrent, et il fit la paix en 1379. Il avait partagé à ses fils les villes de son obéissance. Ses fils et lui auraient bien voulu dépouiller Jean Galéas, que l'empereur Wenceslas venait de nommer vicaire impérial. Ce fut ce qui perdit l'odieux tyran. Jean Galéas, pour tromper ses ennemis en augmentant leurs espérances, affecta tout à coup une grande dévotion. Il s'entourait de prêtres et de moines ; il voulait faire croire qu'il renoncerait bientôt au monde. Il conservait toutefois une garde nombreuse. Enfin, au commencement de 1385, il annonça un pèlerinage près du lac Majeur. Comme il passait aux portes de Milan, Bernabo et ses deux fils vinrent à sa rencontre : ils reçurent de tendres protestations, ne virent pas que les gardes les entouraient, et tout à coup apprirent avec étonnement qu'ils étaient arrêtés. Jean Galéas les avait pris à ce piège grossier, malgré leurs défiances et leur habileté de tyrans ; il les enferma jusqu'à leur mort, et régna seul.

Toscane, Florence. — Si les noms de Guelfes et de Gibelins avaient perdu en Lombardie leur sens primitifs, ils désignaient au moins invariablement les ennemis des seigneurs et leurs amis. Et les Visconti, les della Scala, les Carrare et les Gonzague, représentants des Gibelins, avaient fait prévaloir la monarchie contre les Guelfes, qui représentaient la liberté républicaine. Il n'en était pas de même en Toscane ; là, trois villes principales, Florence, Pise et Sienne dominaient les autres par leur importance, et quelquefois par leurs conquêtes. Mais la ville gibeline de Pise n'avait pas plus de seigneur que les villes guelfes de Florence et de Sienne ; toutes trois prétendaient bien demeurer républiques, et l'exemple de Castruccio Castracani ne pouvait être imité impunément.

Sienne, à part quelques guerres sans intérêt contre Florence, a son histoire séparée. C'est une lutte sans fin des nobles et du peuple, à laquelle les empereurs se mêlent quelquefois pour leur honte ; une succession rapide de gouvernements sortis de l'un on de l'autre parti, qui donnent la majorité à la noblesse ou à populace, au mont des Neuf, au mont des Douze, ou aux Réformateurs. De temps en temps un administrateur étranger est appelé pour rétablir l'ordre mais à condition qu'il n'exercera pas l'autorité pour lui-même, et qu'il se laissera chasser quand le peuple le voudra. Telle fut la vie de Sienne jusqu'au milieu du XVIe siècle, où il fallut subir la seigneurie des Médicis. Pise venait de conquérir Lucques, lorsque mourut le roi de Naples Robert le Bon (1343) ; mais les villes de Pistoia et de Volterra qui semblaient lui appartenir, ne dépendaient d'elle que pour en être protégées ; Pise bravait le seigneur de Milan, et, malgré les conspirations des Visconti et leurs menaces de guerre, conservait chez elle le premier rang et le titre de capitaine général à la famille de Gherardesca. Quand cette famille disparut en 1348, la liberté des Pisans n'en fut pas diminuée, et André Gambacorta, chef d'une faction triomphante, ne fut mis à la tête des affaires que sous le nom de conservateur dei bon État. Un tat plus libre encore était celui dé Florence. Trois partis s'y disputaient l'héritage de Gauthier de Brienne expulsé les nobles, la populace et la classe intermédiaire des bourgeois riches, espèce d'aristocratie formée par le commerce, qui se vantaient, comme let nobles, de leurs palais fortifiés, de leurs vastes possessions, de leurs vassaux, et pouvaient braver le nombre et l'incapacité populaires. Les nobles furent facilement vaincus. Parce qu'ils avaient voulu abuser de quelques privilèges rendus à leur ordre, on les exclut des fonctions de prieurs. Ils essayèrent de s'unir à la populace. Cette alliance passagère n'aboutit alors qu'à prouver la supériorité de la classe moyenne. Les ordinamenti della Giustizia, remis en vigueur, déshonorèrent de nouveau les nobles ; et, pour faire voir combien ce nom-là était méprisé par le parti vainqueur, cinq cents familles nobles, trop pauvres pour exercer une influence dangereuse, furent élevées au rang de plébéiens ; les titres de noblesse devinrent une véritable dégradation. Jamais peut être la démocratie n'avait été poussée si loin. Même au milieu des ravages de la peste, on triompha de la noblesse. Car elle était tombée sur Florence cette maladie redoutable que huit galères génoises avaient apportée en Italie, et qu'on appelait alors épidémie. Le monde entier en a souffert, le tiers du genre humain a succombé sous le mal ; mais l'épouvantable récit de Boccace a immortalisé entre toutes ces douleurs la peste de Florence. Cent mille individus périrent dans cette ville, et parmi eux l'historien Villani. On manqua de bois pour enfermer tant de cadavres ; on empilait plusieurs corps dans un même cercueil ; le cœur défaillait parfois à ceux qui les portaient à l'église ou à la fosse : Aidez-nous, disaient-ils aux passants, à porter ce corps au cimetière, afin que nous y soyons portés à notre tour. La mort effaçant toutes les distinctions, on creusa des fosses communes ou le hasard rapprocha toutes les classes sous quelques pelletées de terre. Et cependant ceux qui survivaient, pour jouir encore pendant quelques jours de cette vie dont ils sentaient en eux l'inévitable loin, se livraient à de monstrueuses débauches. Le mal passé, l'orgueil ale vivre après tous ces désastres se manifesta par une joie frénétique. Le mariage devint un besoin furieux ; les ouvriers refusèrent leur travail à qui ne promettait pas un salaire exorbitant : on vit les bourgeois et leurs femmes se promener fièrement, revêtus des habits des nobles que la peste avait emportés, comme de dépouilles conquises sur l'ennemi.

La domination sur la plus grande partie de la Toscane était réservée à Florence. Sans vouloir excuser l'ambition de cette république, on peut dire que les menaces de ses ennemis la forcèrent à chercher dans la soumission des autres villes le moyen de se défendre par un accroissement de force. Ce furent les préparatifs des Visconti (1351) qui perdirent d'abord Prato. Les Florentins s'emparèrent de cette ville, sous prétexte de la protéger contre les factions qui l'opprimaient. Pistoia, sans se livrer encore tout à fait, accepta une garnison florentine. La république, par cette acquisition, ferma quelques passages de la Toscane à l'armée envoyée contre elle par l'archevêque de Milan ; elle supporta le ravage de son territoire par Jean Visconti de Oleggio, gouverneur de Bologne, se délivra de cette guerre par une constance invincible, et fit alliance avec les villes guelfes de Sienne, Pérouse et Arezzo. Les quatre cités s'engageaient à tenir sur pied trois mille gendarmes pour la défense de leur liberté. Pise n'avait pas été étrangère à cette dernière guerre mais, avant d'avoir le temps de l'en punir Florence eut à se défendre contre les prétentions de Charles IV. Ce monarque, que les Visconti avaient éconduit de Milan avec des précautions si insolentes, venait réclamer sur les villes toscanes l'autorité que la Lombardie lui refusait. En effet, il agit en maitre à Pise ; une armée se rassembla volontairement autour de lui et pour lui ; au lieu que les Gibelins de la Lombardie repoussaient les droits impériaux qui ne pouvaient plus que contrarier leur puissance, et non la servir, les Gibelins de la Toscane respectaient encore ces droits, dont ils attendaient une protection pour leur liberté, ou des secours pour leur ambition. Les Guelfes toscans, en combattant les Gibelins, semblaient donc défendre encore l'indépendance nationale contre le souverain étranger. Les Pisans, par le consentement de l'empereur, gardèrent la ville de Lucques ; le fils d'Uguccione, les Pazzi du val d'Arno, excitaient Charles IV contre les Guelfes, et venaient grossir ses forces. Sienne eut peur et se donna à l'empereur ; Florence fut obligée de reconnaître la suzeraineté impériale ; mais, plus adroite que le prétendu maitre, elle se fit confirmer ses lois municipales, ses coutumes et ses statuts, et ce titre de vicaire impérial par où avait commencé la tyrannie de tous les seigneurs du Nord, elle le fit donner à ses magistrats municipaux, aux gonfaloniers de justice et à tous les prieurs des arts qui se succéderaient par l'élection. A son retour de Rome, Charles IV détruisit à Pise la puissance des Gambacorti, fit décapiter les plus mutins, et donna l'avantage à la faction des Raspanti.

Un autre prince aurait peut-être profité de ces favorables circonstances ; mais Charles IV, méprisé par l'Italie, tourmenté par les princes allemands, ne soutint pas les Gibelins de Toscane. Sienne commença par repousser le patriarche d'Aquilée qu'elle avait reçu pour seigneur, et obtint confirmation de ses usages municipaux. Florence, pour se venger de Pise, ruina d'abord son commerce. Les Raspanti voulurent mettre une taxe sur les marchandises. Florence s'entendit avec Sienne pour se servir désormais du port de Télamone, et rappela tous les négociants florentins établis à Pise. Les négociants des autres nations suivirent ceux de Florence. Toujours habiles à prévenir l'accroissement de leurs rivaux, les Florentins (1361) empêchèrent le seigneur de Volterra de vendre cette ville aux Pisans ; ils mirent garnison dans la citadelle, en promettant de maintenir la liberté des habitants. L'année suivante ils déclarèrent la guerre aux Pisans eux-mêmes, et la soutinrent sur terre avec leurs propres forces, sur mer avec des galènes que leur loua la république de Gênes. Ils bravèrent Bernabo Visconti, allié de Pise, et la compagnie anglaise qui avait passé de France en Italie ; ils firent la paix en 1363, par la médiation du pape. Mais une révolution qui éclata à Pise les vengea de cette suspension d'armes. Giovanni dell' Agnello, un des Raspanti, allié secret de Bernabo, avait proposé de nommer un annuel. Cette proposition ayant été repoussée, l'ambitieux distribua 30.000 florins aux hommes de guerre, et, soutenu par la compagnie anglaise, déclara que, dans un songe, le ciel lui avait ordonné de prendre le titre de doge. Les anciens, surpris de cette largesse qui assurait à Giovanni tous ceux qui auraient des armes, et séduits par ses promesses, ne réclamèrent pas. Florence gagna à cette usurpation ; le nouveau doge lui fit céder plusieurs châteaux et promettre des indemnités pour les frais de la guerre. Ce n'était pas la seule perte que l'élévation d'un doge dû coûter à Pise. Charles IV redescendait en Italie pour la seconde fois, en 1368. Giovanni, pour être proclamé vicaire impérial, vint à sa rencontre. Les habitants de Lucques réclamaient la liberté ; le doge consentit à rendre cette ville et la livra à l'évêque d'Aost, puis il fut armé chevalier, et entra dans Lucques avec l'empereur. Ce jour fut le dernier de sa puissance. Comme il était monté sur les échafaudages dressés sur la place, du haut desquels l'empereur devait le proclamer vicaire il tomba et se cassa la jambe. A cette nouvelle les Pisans se soulevèrent en criant : Vive l'empereur, meure le doge, et ils rétablirent le gouvernement républicain. Les Pisans recouvrèrent leur liberté, mais ils avaient perdu avec la ville de Lucques la moitié de leur puissance.

Pise et Lucques, c'était là tout ce que les empereurs conservaient de leur ancienne royauté d'Italie. Partout ailleurs il n'y avait plus que des affronts pour la dignité impériale. Dans cette seconde expédition, les habitants de Sienne humilièrent Charles IV, pour avoir demandé qu'on rende justice aux nobles. On le combattit dans les rues, on l'assiégea dans les maisons de ses amis ; le capitaine du peuple défendit à son de trompe qu'on lui fournit des vivres ; le peuple s'amusait de voir l'empereur d'Occident pleurer, s'excuser, embrasser tous ceux qui approchaient de lui, demander grâce, et, pour l'obtenir, accorder des faveurs qu'on ne réclamait pas. On consentit enfin, pour ne pas le laisser partir comme un vagabond sans ressource, à lui payer une contribution de 20.000 florins. Florence profita plus heureusement encore de la détresse impériale. Au prix de 50.000 florins, elle acheta l'abandon de tous les droits de l'empire sur toutes les villes et les terres qu'elle avait conquises. Pise, déclarée fidèle à l'empire, se faisait en même temps confirmer dans sa liberté municipale, et obtenait de l'empereur un acte qui proscrivait d'avance la seigneurie d'un seul maitre ; Florence ne demandait qu'à elle-même les garanties de sa liberté. L'ancienne noblesse enfin renversée, on poursuivait encore dans le nom de Gibelin l'ancien nom et les anciens privilèges de ces nobles. Depuis 1368, on avait fait décerner la peine arbitraire de 500 livres d'amende au minimum, de la perte de la vie au maximum, contre tout Gibelin ou non vrai Guelfe qui accepterait un emploi public : la qualité de Gibelin se prouvait par six témoins que les conseillers des arts jugeaient dignes de foi. Cette loi, modifiée plus tard, exigea vingt-quatre témoins ; mais en même temps l'usage s'établit de faire admonester par les capitaines de parti celui que l'on soupçonnerait d'être Gibelin, afin qu'il ne s'exposât pas au châtiment en sollicitant une charge. C'était traiter la prévention comme la culpabilité, et donner aux magistrats, sous prétexte d'un soupçon, le droit d'écarter sans examen ceux qui ne leur convenaient pas. Aussi bien, cette loi tyrannique ne protégeait pas une véritable liberté. Les Guelfes triomphants continuaient d'abuser de leur triomphe, une noblesse dite populaire se Formait parmi les Guelfes, et inclinait vers l'oligarchie ; par une bien choquante contradiction, le titre de. Gibelins devenait démocratique, et quelques familles qui d'abord avaient été réputées Guelfes passaient au parti contraire. Vers 1372, le parti guelfe et aristocratique était représenté et dirigé par les Albizzi et bée Strozzi ; les Ricci, les Medici, paraissaient Gibelins ; la famille des Medici acquit dès ce moment cette influence qui lui livra en moins d'un siècle la seigneurie de la Toscane.

En 1375 commença une guerre entre Florence et le pape Grégoire XI. Depuis que les papes résidaient à Avignon, des légats français gouvernaient les États de l'Eglise. Les conquêtes d'Albornoz avaient créé une véritable seigneurie, et il faut avouer que les cardinaux français abusaient de ce pouvoir contre les villes du voisinage encore libres. Les Florentins se plaignirent que le légat eût envoyé sur leurs terres le condottiere Hawkwood, pour détruire les récoltes ; ils confièrent tous les pouvoirs à huit magistrats qu'ils nommèrent les seigneurs de la guerre, et s'allièrent avec Bernabo Visconti, qu'ils avaient jusqu'alors combattu. Ils se firent deux étendards, celui de la communauté, et celui de la liberté ; ils appelèrent à la liberté tous les peuples soumis à des seigneurs, et soulevèrent ainsi les villes de l'État ecclésiastique ; Bologne s'y joignit. Hawkwood combattait pour le pape ; le cardinal Robert de Genève ne se maintint dans Césène que par un massacre. Heureusement les Romains, instruits que Grégoire XI était dans la disposition de reporter son siège à Rome, refusèrent d'entrer dans la ligue, et la paix conclue par les Florentins avec Grégoire fut ratifiée par Urbain VI (1378).

C'étaient les Gibelins, sans qu'il faille pour cela attribuer à ce nom son ancienne signification d'ennemis de l'Église, d'amis des empereurs, c'étaient les nouveaux Gibelins de Florence qui avaient commencé et entretenu la dernière guerre contre l'Église. Le parti guelfe, obligé en désespoir de cause de se démasquer enfin, et de faire alliance avec l'ancienne noblesse, n'empêcha pas Salvestro de Medici d'être élu gonfalonier de justice. On ne peut assez admirer les contradictions perpétuelles qui semblent obscurcir à chaque instant l'histoire de Florence. Le gonfalonier gibelin, tournant contre les Guelfes leurs anciennes armes, remit en vigueur les ordinamenti delle giustizia, pour frapper les Guelfes devenus les grands ; il proposa une loi qui donnait aux admonestés un moyen d'arriver aux honneurs, appela le peuple au secours de cette proposition, qui fut adoptée par la violence populaire, et prépara la plus violente sédition qui eût encore troublé une ville d'Italie. Les grands, les nobles, les guelfes, c'étaient les arts majeurs ; les arts mineurs étaient jaloux de cette aristocratie de soie ou de laine qui les méprisait ; et au-dessous des arts mineurs une classe misérable et vicieuse, qu'on appelait les ciompi ou compères, dépendant de celui qui voulait bien les faire travailler, était prête à servir les passions soulevées. Le plus hardi d'entre eux les rassemblant près de la porte Romaine, osa leur dire qu'il fallait se venger des riches par le pillage, et s'assurer l'impunité toujours facile dans une grande commotion. Les arts mineurs avaient pris les armes les premiers pour piller les maisons des Albizzi, et ils avaient obtenu que la loi d'admonition fût abolie. Mais les ciompi, craignant qu'après la tranquillité rétablie on ne voulût les punir pour les derniers troubles, se soulevèrent à leur tour, surprirent le gonfalon de justice, et, le portant devant eux, marchèrent de maison en maison pour tout. ravager. Ils passèrent le premier jour à faire justice, comme ils disaient, des suspects, et armèrent chevaliers Salvestro de Medici et soixante-trois autres. Ils exposèrent le lendemain leurs demandes, et, comme on tardait trop à délibérer là-dessus, ils forcèrent les portes du palais de la seigneurie. A leur tête marchait un homme couvert d'habite déchirés et nu-pieds, qui portait le gonfalon ; c'était Michel Lando, un cardeur de laine. Tout à coup, se retournant vers la populace : Ce palais est à vous, s'écrie-t-il, Florence est entre vos mains, dites quelle est maintenant votre volonté suprême. — Que tu sois gonfalonier de justice, répond la multitude, et que tu réformes le gouvernement. Le cardeur de laine accepta.

On pouvait craindre que la populace ne fit disparaître tous les arts, les mineurs comme les majeurs quoique la révolution eût commencé par un soulèvement de Gibelins, Michel Lando signifia à la seigneurie gibeline qu'il fallait abdiquer. Il divisa la ville en trois classes : les arts majeurs, les arts mineurs, et les ciompi, et il régla que chacune de ces classes donnerait trois membres à la seigneurie Après cela, il dressa des potences pour tous les ciompi qui voudraient continuer le pillage, leur ordonna de poser les armes, et comme ils n'obéissaient pas, les combattit sans pitié. Cette fermeté réduisit les ciompi, et donna le triomphe aux Gibelins. Michel Lando sortit de charge : une élection nouvelle désigna les magistrats ; mais lorsque les compagnies des arts virent les trois prieurs choisis dans la populace, elles élevèrent des huées terribles, et déclarèrent qu'il ne devait pas y avoir de place dans la seigneurie pour de telles gens. Les arts mineurs profitèrent seuls de la guerre qu'ils avaient commencée, et que les ciompi avaient finie. Une autre constitution composa la seigneurie de cinq prieurs des arts mineurs, de quatre prieurs des arts majeurs ; Salvestro de Medici, Thomas Strozzi, furent mis à la tête du gouvernement. Les Guelfes et les ciompi furent également persécutés ; un comité de quarante-six membres dressa une liste des suspects, et Florence parut recouvrer le repos sous cette démocratie mitoyenne.

Cette démocratie gibeline, la seule en Italie qui ait jamais porté ce nom, ne dura pas plus de trois ans, et les ambitieux qui aspiraient à la seigneurie, en paraissant défendre les arts mineurs, furent obligés, en 1382, de céder la place au parti guelfe. Les Albizzi s'emparèrent de la place publique et réformèrent l'État. Les arts mineurs furent réduits au tiers des fonctions publiques, tous les exilés guelfes rétablis, et tous les prisonniers d'État délivrés. Sous cette aristocratie, qui avait pour elle la richesse et le souvenir de l'indépendance nationale longtemps défendue par les Guelfes, Florence put reprendre son influence au dehors ; en 1384, elle réunit Arezzo à son territoire.

 

III

On ne pouvait plus douter désormais ne la puissance impériale ne fût anéantie en Italie ; l'humiliation de Charles IV l'avait bien prouvé, et si quelques empereurs osèrent encore parler de leurs droits, ce ne fut que pour y renoncer officiellement, ou subir les mépris d'un peuple qui ne daignait pas même les poursuivre après leurs défaites. Mais en même temps, l'ancienne liberté italienne avait cédé la place à des monarchies italiennes. Milan et Florence, gouvernées par un seigneur ou par une aristocratie, et entourées de villes conquises, étaient de véritables royautés aussi bien que Naples et la Sicile. On eût vainement entrepris de renverser ces puissances nouvelles et de former des républiques de leurs débris. Déjà même quelques-uns de ces maitres avaient la prétention d'assujettir l'Italie tout entière à une seule autorité. Jean Galéas de Milan le tenta le premier, et, après lui, le roi de Naples Ladislas ; Florence et Venise s'y opposèrent et continrent ces deux ambitions ; mais le seigneur de Milan prit rang parmi les princes de l'Europe, sous le nom de duc ; Venise acquit une vaste domination sur la terre ferme ; Florence continua d'asservir les villes de la Toscane, pour se soumettre enfin elle-même aux Médicis ; et la maison d'Aragon réunit Naples et la Sicile, ces deux royaumes séparés par le Phare depuis les Vêpres Siciliennes.

Jean Galéas, seigneur de Milan, n'était pas ne homme sans grandeur, et les monuments qu'il a laissés de son habileté et de sa magnificence sont au moins l'excuse de son ambition. C'est lui qui, par de nobles bienfaits, fixa dans l'université de Pavie les deux Raphaelli, Emmanuel Chrysolore, Pierre Philargus, qui fut depuis le pape Alexandre V. Il ordonna toutes les parties de l'administration, et fonda la diplomatie milanaise, en rassemblant avec ordre, dans les archives, les titres et les actes publics. Il fit observer la justice avec rigueur : Je veux, disait-il, qu'il n'y ait point d'autre voleur que moi dans mes États. Il rétablit l'agriculture, fit creuser des canaux pour distribuer l'eau à toutes les terres ; il acheva la cathédrale de Milan, le pont au Tésin, et il fonda la Chartreuse de Pavie. Un tel homme pouvait bien aspirer à la royauté de l'Italie ; ce fut la haine que Venise portait encore à ses ennemis de Chiozza qui lui donna une première occasion.

François de Carrare avait acheté la ville de Trévise, et, malgré les précautions des Vénitiens, maitre de toute la côte de l'Italie, il les réduisait à leurs lagunes. Venise lui réservait une punition et cherchait un allié ; elle s'entendit (1385) avec Antoine della Scala, seigneur de Vérone, meurtrier de son frère Barthélemy, et pour lequel le Padouan manifestait hautement son mépris et son aversion. Elle s'engagea à payer 25.000 florins par mois pour les frais de la guerre, et se réserva dans les conquêtes Trévise et son territoire. Antoine ne fut pas heureux contre Carrare ; mais Venise profitait en ce moment de la mort de Charles de Duras (1386) ; elle se délivrait de la rivalité des rois de Hongrie ; elle acquérait Corfou, Durazzo, Napoli de Romanie et Scutari ; elle soutint le seigneur de Vérone de son argent, ne put l'empêcher d'être vaincu, et l'excita à faire alliance avec Jean Galéas.

L'amitié du seigneur de Milan semblait une certitude de succès ; aussi François Carrare, plus habile que son ennemi, circonvint le Milanais, et obtint un traité qui, après la conquête, lui donnerait Vicence en abandonnant Vérone à Jean Galéas. Ainsi disparut de l'Italie la famille della Scala. L'empereur Venceslas, imploré par Antoine, envoya un ambassadeur tout seul, pour balbutier quelques mots sur les droits de l'empire : Antoine trahi s'enfuit à Venise (1387) ; l'ambassadeur impérial tira quelque argent de Galéas, avant de lui livrer la citadelle de Vérone, et le vainqueur, sans s'arrêter, envoya demander aux Vénitiens s'il ne leur conviendrait pas de s'entendre avec lui pour dépouiller de la même façon le seigneur de Padoue. Les Vénitiens y consentirent sans peine, en réclamant pour eux Trévise, Ceneda et les forteresses de ce territoire. Carrare, stupéfait de la perfidie de son allié, écrivit l'empereur et au pape ; il écrivit à tous les princes chrétiens, il écrivit aux Vénitiens eux-mêmes ; il implora le duc de Bavière ; il ne put pas seulement obtenir la fidélité des habitants de Padoue. Voulant du moins laisser son pouvoir à sa famille, si lui même ne convenait plus à ses anciens sujets, abdiqua, laissa la ville de Padoue à son fils François Novello, et ne garda pour lui-même que Trévise qu'il alla défendre. Les Milanais, les Vénitiens, entrèrent en même temps dans ses États : Padoue ouvrit ses portes (1388). François Novello demanda un sauf-conduit aux vainqueurs ; le vieux Carrare, obsédé par des négociateurs, livra Trévise, et prit le chemin de Pavie. Jean Galéas avait la tentation de ne rien céder aux Vénitiens. Déjà il faisait crier par ses soldats : vive Jean Galéas, seigneur de Milan et de Trévise ; mais les habitants répondirent par le cri vénitien : vive Saint-Marc. Au moins il fit emprisonner les deux Carrare, malgré les sauf-conduits auxquels les vaincus se confiaient. Venise reprit pied sur la terre ferme ; et aussitôt l'aristocratie en profita pour abaisser un peu plus bas encore la dignité ducale. Il fut ordonné d'appeler le doge messer le doge, et non plus monseigneur ; il fut interdit au chef de l'État de posséder aucun fief hors des possessions de la république, de marier ses enfants à des étrangers sans la permission de son conseil particulier et du grand conseil ; les officiers attachés à sa personne, furent exclus de toutes les charges[42].

On lit dans un historien moderne[43] : Dans la ville de Vérone, sur une petite place carrée, resserrée de tous côtés entre des murs, sont entassés l'un à côté de l'autre les tombeaux des seigneurs della Scala. Au-dessus de chaque tombeau s'élèvent un piédestal colossal et la figure aussi colossale d'un héros ; chacune est placée dans une chapelle ouverte de tous côtés, du genre gothique, dont la pointe s'élance dans les airs. Les formes gigantesques de ces êtres leurs traits, leurs attitudes, leurs regards, la couleur noire dont le temps les a couverts saisissent de frayeur. On se croit entouré de spectres, on prévoit le moment où ces fantômes vont descendre pour écraser les curieux qui troublent leur solitude. C'est là tout ce qui restait à Vérone de son ancienne illustration, après la conquête de Jean Galéas. Padoue, également humiliée, n'était plus qu'une des villes de la seigneurie de Milan. Le conquérant prétendait ne pas s'arrêter là. Il annonçait déjà qu'avant cinq ans il aurait abaissé et soumis les Vénitiens ; il intriguait en Toscane pour obtenir la seigneurie des villes de Pise et de Sienne, st en Romagne pour occuper Bologne. Au milieu de ces soins il apprit l'évasion de François Noyello de Carrare. Ce captif avait reçu en dédommagement de Padoue une petite seigneurie près d'Asti ; il avait échappé aux assassins apostés par le Milanais. Il s'enfuit donc (1389) avec sa femme, sous prétexte d'un pèlerinage à Saint-Antoine de Vienne, et s'embarqua à Marseille pour aller rejoindre à Florence ses enfants, ses frères, que le gouverneur d'Asti avait promis d'y faire conduire. Sa femme, malade, et tourmentée encore plus par la mer, demanda à faire la route à pied ; il y consentit, malgré les dangers sans nombre que la terre leur présentait. Ils marchaient pendant le jour dans les fiefs des Gibelins dévoués à Jean Galéas, et le soir ils n'osaient demander l'hospitalité dans une maison où l'imprudence et la curiosité pouvaient les trahir. Le doge de Gênes, qui leur avait promis un asile et leur avait fait préparer un repas, effrayé tout à coup par un message de Jean Galéas, les força de partir sans avoir mangé. Ils se fiaient au moins à la république de Pise ; mais les messages de Jean Galéas leur firent interdire cette ville même ; ils ne furent accueillis que par quelques châtelains du territoire pisan, et pour la première fois ils ne couchèrent point sur la terre ou sur la paille. Florence les reçut, mais froidement d'abord, parce que le Milanais recherchait l'alliance de la république, bientôt elle s'aperçut qu'elle gagnerait davantage à combattre Milan, avec l'aide de Carrare, et elle chargea le fugitif de rassembler des troupes[44].

Dans les guerres qui vont suivre, plus encore que dans les précédentes, le soin de combattre appartient aux mercenaires et aux condottieri qui les louent ; la politique, les alliances, les traités, aux deux républiques de Florence et de Venise. Les Guerres de l'Italie firent la fortune des aventuriers de toutes les nations, qui n'avaient pas d'autre source que de mourir ou de piller après la victoire, et la réputation de quelques chefs audacieux qui passèrent pour de grands capitaines. Il n'était pas difficile aux puissances belligérantes de se former vite une armée ; il suffisait d'avoir de l'argent pour louer un condottiere ; mais aussi ces troupes vendues ne dépendaient véritablement de personne : en temps de guerre elles combattaient, pendant la paix elles erraient libres d'un pays à l'autre ; plus tard leurs chefs essayèrent de se former des principautés. Vers la fin du XIVe siècle, il y avait en Italie la compagnie anglaise commandée par Hawkwood ; Alberic de Barbiano, seigneur du Bolonais, avait commencé (1377) par un corps de deux cents lances, qui, successivement augmenté d'aventuriers italiens, finit par s'appeler la compagnie de Saint-Georges. On vit accourir à lui tous ceux qui voulaient apprendre à combattre. Là se formèrent Jacques del Verme, Braccio de Mantone ; c'est là que fut admis ce paysan de Cotignola, Attendolo, surnommé Sforza, dont la famille a recueilli l'héritage des Visconti. Il travaillait à la terre quand on vint lui offrir de prendre parti dans la compagnie de Saint-Georges. Il jeta sa pioche sur un arbre, en disant : Je pars, si elle ne retombe pas. Une branche la retint suspendue, et le laboureur s'engagea. Les plus nobles seigneurs ne rougissaient pas de ce métier de mercenaires : un comte d'Armagnac se fit condottiere au service des Florentins ; François de Carrare, pour donner à son frère une existence indépendante, le fit entrer dans la compagnie de Hawkwood, où il commandait cent lances. L'histoire de l'art militaire, en Italie, sera donc, jusqu'à la fin du moyen âge, l'histoire des del Verme, des Hawkwood, des Carmagnole, des Piccinino, des Sforza.

Bologne, Florence, François de Carrare, déclarèrent la guerre (1390) au seigneur de Milan. Le roi de France, Charles VI, avait promis des secours aux Florentins, s'ils voulaient le reconnaître pour seigneur et accepter l'obédience de l'anti-pape Clément VII. Ces offres étant hautement rejetées par la fierté florentine, tous les particuliers offrirent leurs bourses à l'État. On acheta lei services de Hawkwood, les Bolonais ceux de Jean de Barbiano. Jean Galéas leur opposa del Verme, Ugoloto Biancardo, Facino Cane. Il lança des troupes tout à la fois sur Modène, sur Sienne, sur Pérouse, en Romagne ; mais, tandis que ses troupes ainsi dispersées perdaient l'avantage du nombre. Les Vénitiens laissaient passer par le territoire de Trévise François Carrare, dont la présence souleva en sa faveur toits Les habitants du territoire de Padoue. Les Milanais, qui formaient la garnison de Padoue, voulurent résister. Sommés de se rendre, ils répondirent : Bien fou est celui qui, après être sorti par la porte, espère entrer par-dessus les murs. Carrare, qui connaissait les lieux, pénétra par le lit de la Brenta, et reconquit sa capitale pendant le nuit : les forteresses du territoire se livrèrent l'une après l'autre ; peu s'en fallut que Vérone n'échappât aussi au seigneur de Milan (1390).

L'allié des Florentins triomphait ; mais ils avaient eux-mêmes leurs injures à venger. Jean Galéas occupait les points les plus importants du territoire de Sienne, et ses amis exerçaient dans cette ville les plus hautes fonctions. Les Florentins envoyèrent Hawkwood à Padoue au moment où le comte d'Armagnac, Jean III, amenait de France en Lombardie quinze mille chevaux. Le seigneur avait reçu pour lui-même 50.000 florins de la république, qui devait en outre solder ses mercenaires. Si habile que fût del Verme, général de Jean Galéas, il semblait perdu entre Hawkwood et d'Armagnac. Il se tenait dans Alexandrie ; mais la présomption des Français le rassura. D'Armagnac, avec l'élite de sa cavalerie, s'avança pour rompre les lances contre une des portes de la ville. Del Verme observait avec soin ; quand il fut certain que le reste de l'armée ennemie n'était pas en embuscade, il fit sortir par une autre porte trois cents lances pour tourner les assaillants, tandis que lui-même les attaquerait de front. A cette vue, d'Armagnac ordonne aux siens de mettre pied à terre et de se resserrer en phalange ; del Verme s'approche, recule, et attire les Français loin de leurs chevaux. Déjà la chaleur les accable, le poids de leurs armures ralentit leurs mouvements ; les trois cents soldats envoyés par del Verme les tournent par derrière, les harcèlent, et emmènent leurs cheveux. Les Français luttèrent pendant deux heures, et furent tués ou pris. Leur camp, qui n'était pas loin, brusquement attaqué par del Verme, fut pillé et dispersé ; ces mercenaires, dépouillés de leurs armes, essayèrent de regagner la France en mendiant leur pain. Del Verme, impatient d'en finir, chercha aussitôt Hawkwood, et commença une campagne dont l'avantage fut pour son maitre, et la gloire pour son ennemi. Hawkwood ne demandait que la liberté de la retraite, mais il fallait se faire la route par des victoires. Serré de près dans le territoire de Crémone, il affecta la crainte habilement, attira les Milanais près de ses lignes, les battit, leur prit douze cents chevaux. Il en profita pour passer l'Oglio, puis le Mincio ; il avait déjà gagné une marche sur les ennemis. Mais il n'avait point passé l'Adige ; il voyait devant lui, au nord, ce fleuve rapide, et sur les digues son adversaire fortifié : au midi le Pô, la Polesine de Rovigo à l'est. Tout à coup la plaine où il était engagé fut inondée par l'Adige dont del Verme avait rompu les digues le camp florentin, entouré d'eau, manqua de vivres. On faisait demander à jean Galéas en quel état il voulait recevoir ses ennemis. Un trompette venait apporter à Hawkwood un renard dans une cage. Dis à ton maître, répondit l'Anglais, que son renard ne parait pas fort abattu, et qu'il sait le moyen de sortir de sa cage. Il osa en effet entrer dans la plaine inondée, suivi de son armée, et du côté des digues. Pendant un jour et une nuit il marcha sans relâche, ralenti de temps en temps par le limon, mais toujours ranimé par l'espérance et par l'audace. Del Verme, qui le suivait des yeux, n'osait courir après lui par le même chemin. Hawkwood arriva dais les domaines de Carrare et y fit reposer ses troupes. A peine revenu en Toscane, il apprit que dei Vernie arrivait aussi pour se venger. Il se réunit au général des Bolonais, ne laissa aucun repos aux soldats de Milan, les menaça de les enfermer à son tour, et les éloigna par cette crainte (1391).

Les deux partis étaient fatigués ; la paix, qui fut conclue (1392) par l'entremise du doge de Gênes, Antonio Adorno, contrariait certainement l'ambition de Jean Galéas. François Novello de Carrare conservait Padoue moyennant un tribut de 10.000 florins ; la neutralité était ordonnée aux Florentins dans les affaires de la Lombardie, et au seigneur de Milan dans les affaires de la Toscane. Peu de mois après, le seigneur de Mantoue, François de Gonzague fit conclure une ligue où entrèrent les villes de Bologne et de Florence, pour maintenir la paix de l'Italie et %'équilibre entre les États. Galéas avait besoin de nouveaux efforts, si la seigneurie de Milan ne lui suffisait pas ; il réussit au delà de ses espérances. A Pise, la famille des Gambacorti fut repoussée de l'autorité par Jacques d'Appiano, qui substitua ainsi un tyran au capitaine général. Ce nouveau maître reçut les troupes de Jean Galéas, et, dévoué à ce protecteur, lui prépara la possession de sa ville. Un danger d'un genre nouveau menaça Mantoue. Cette ville, située entre deux lacs formés par le Mincio, est ainsi fortifiée naturellement. Le seigneur de Milan essaya de détourner le fleuve et de ruiner la capitale des Gonzague ; le fleuve, subitement gonflé par les pluies, engrena les digues qui devaient le détourner sur le Véronais, et les Gonzague n'eurent pas besoin de l'alliance de Florence. Mais la mort de Hawkwood (1394) délivrait Jean Galéas d'un ennemi formidable, et les honneurs que les Florentins lui rendirent montraient clairement que la perte était grande.  L'année suivante l'empereur Wenceslas augmenta, au grand effroi de tous, la puissance du seigneur dédaigné par les Allemands, à peine respecté en Bohème par ces sujets héréditaires, le fils de Charles IV envoya demander aux États italiens s'ils ne voudraient pas s'entendre avec lui pour combattre la famille Visconti. Florence refusa noblement, soit qu'elle voulût respecter la paix jurée, soit que l'alliance avec l'étranger lui partit indigne de son indépendance. Alors Wenceslas qui, dans cette affaire, n'avait cherché qu'un moyen d'argent, traita avec Jean Galéas. Il érigea en duché la ville de Milan et son territoire, et Pavie en comté, pour être possédé par le fils aîné du duc de Milan : presque toutes les villes qui avaient formé autrefois la ligue lombarde entrèrent dans cette donation. Les Visconti ne pouvaient plus être appelés tyrans ; ils étaient les seigneurs naturels de Milan. Toutes ces faveurs ne coûtèrent à Jean Galéas que 100.000 florins payés à l'empereur, est les frais d'une fête magnifique où il convia les ambassadeurs de toute l'Italie, pour se montrer revêtu de la dignité ducale (1395).

Le Grand Serpent[45], animé par ce succès, essaya d'envelopper de ses replis tous les peuples voisins. Gênes, éternellement agitée, après l'apparition et la chute rapide de dix doges qui s'étaient succédé en cinq ans, venait de se donner au roi de France (1396) pour échapper au duc de Milan, dont la fille, Valentine, avait épousé Louis d'Orléans, frère de Charles VI. Jean Galéas, même pendant la paix, soldait les condottieri pour s'assurer leurs services au premier besoin, et s'il voulait surprendre ses ennemis par une attaque dont il ne parût pas complice, il faisait semblant de licencier une compagnie, après lui avoir donné ses instructions. Aussitôt, les aventuriers, affectant d'agir en leur propre nom, exécutaient la volonté de leur maître. Il recommença ainsi la guerre contre les Florentins et les Gonzague, fut battu dans le pays de Mantoue, sur terre et sur le Pô, et accepta la paix de Venise (1398). Mais, l'année suivante par la perfidie de Gérard d'Appiano, il fut déclaré seigneur de Pise, et ne laissa à cet allié qui lui vendait sa seigneurie que le château de Piombino et l'ile d'Elbe : telle est l'origine de la principauté de Piombino. En 1399, Jean Galéas acquit la seigneurie de Sienne qui devait demeurer inaliénable dans sa famille de mile en mille. Les habitants de Pérouse hésitaient à en faire autant ; mais huit cents cavaliers introduits par ruse élevèrent l'étendard milanais sur les murs à la place de l'étendard de la ville. Cependant une voix impériale osait réclamer contre toutes ces acquisitions ; c'était Robert de Bavière, successeur de Wenceslas déposé ; il redemandait le duché de Milan, et descendait sur l'Italie pour punir la réponse insolente de Jean Galéas. Il ne venait pas volontairement ; les électeurs lui avaient imposé pour condition de leur obéissance le soin de reprendre ce que Wenceslas avait aliéné. Rien n'est comparable à cette apparition d'un empereur envoyé malgré lui par ses sujets pour réclamer les droits dont on voulait qu'il fût jaloux. Avant de passer les Alpes, il eut peine à échapper au poison que Jean Galéas lui avait fait préparer. En Italie il ne livra pas même une bataille, et se crut vaincu après trois coups de lance échangés entre les plus braves des deux armées. Près de Brescia et du lac de Garda, Facino Cane étant venu l'attaquer, on préludait à la bataille par des combats singuliers ; le marquis de Montferrat, Théodore II, qui combattait pour Galéas, désarçonna le bourgrave de Nuremberg, dont il troubla et découragea les troupes par ce succès ; le duc d'Autriche fut renversé par Charles Malatesta de Rimini, et emmené captif. Malgré la défaite de Malatesta par un Carrare qui servait dans l'armée impériale, l'empereur crut prudent de s'arrêter là. On lui dit que des traîtres voulaient le livrer à ses ennemis, se rendit à Venise ; il considéra que l'Italie aimait encore mieux les Visconti que l'empereur, et il repassa en Allemagne. Jean Galéas, vainqueur de l'empire, continua ses usurpations ; il fut admis dans Bologne malgré les Florentins, et fit bâtir une citadelle pour dominer la Florence, désormais sans alliés, aurait sans doute épuisé toute la colère du Milanais, si une contagion ne l'eût atteint lui-même à Marignan ; l'apparition d'une comète ne lui permit pas de douter de sa mort prochaine : Je remercie Dieu, disait-il, de ce qu'if a bien voulu faire paraître dans le ciel, aux yeux de tous les hommes, le signe de ma mort. Jean Galéas mourut le 3 septembre 1402.

Cet événement changeait les destinées de l'Italie : deux fils en bas âge, dont l'aîné Jean-Marie héritait du duché de Milan, et l'autre, Philippe-Marie, du comté de Pavie, une veuve cruelle chargée d'une régence difficile, voilà ce que laissait Jean Galéas. La suprématie de Milan était perdue. Les condottieri qui avaient combattu pour Jean Galéas s'empressaient de servir les ennemis de son fils et déplaçaient la victoire. Le pape Boniface IX le premier reprit Sienne et Pérouse ; un citoyen puissant emprisonna le code de Pavie Philippe-Marie, et lui fit perdre les villes qu'il possédait en Piémont. Mais nul entre les ennemis des Visconti ne profila mieux de leur affaiblissement que les Florentins et les Vénitiens. Florence occupa enfin la ville de Pise, cette vieille ennemie des Guelfes toscans, cette république gibeline qui voulait allier l'antique fidélité aux empereurs avec la liberté intérieure. Gabriel-Marie Visconti, seigneur de Pise, menacé par les Florentins, s'était mis sous la protection du maréchal de Boucicaut, qui commandait a Gênes pour le roi Charles VI, et prenait le titre de feudataire du roi de France. Il avait cédé Livourne et promettait le tribut annuel d'un cheval et d'un faucon pèlerin (1404). Mais, en 1406, Boucicaut engagea Gabriel-Marie à céder la ville de Pise aux Florentins. La citadelle, d'abord fut reprise par le peuple ; Jean Gambacorta, rappelé de l'exil, fut nommé capitaine. La seigneurie de la ville fut offerte à Ladislas, roi de Naples. Pressés sans pitié par l'avidité des Florentins, les Pisans mangèrent l'herbe des rues et les plantes qui poussaient sur leurs murs, et lorsque Gambacorta, pour une somme modique, eut ouvert les portes, les vainqueurs ne trouvèrent dans la ville ni grains, ni farine, ni viande, à l'exception de trois vaches (1406).

Les conquêtes des Vénitiens vengeaient leurs anciennes injures. Déjà, en 1403, Boucicaut et les Gênois ayant pillé leurs comptoirs à Bérythe, ils avaient exigé une indemnité de 180.000 ducats. En Italie, François de Carrare, seigneur de Padoue, en faveur d'un prince de la maison della Scalla, avait repris Vérone (1403). La régente de Milan envoya demander aux Vénitiens leur alliance contre le Padouan, et promit la cession de Vicence, Feltre et Bellune, fils dépouillaient Carrare. Les Vénitiens acceptèrent, occupèrent Feltre et Bellune s'introduisirent par la fraude dans Vicence, et mirent sur pied trente mille mercenaires commandés par Malatesta, sous la surveillance du provéditeur Charles Zéno[46]. Vérone fut assiégée, et, malgré l'activité de Carrare, prise le 3 juin 1405 ; Jacques Carrare, fils de François, qui avait capitulé à la condition d'avoir la vie sauve et la liberté, fut arrêté et conduit à Venise. Pour faire croire que Vérone se donnait elle-même, des ambassadeurs véronais eurent ordre de venir s'humilier devant le doge pour lui céder leur ville, et le doge, acceptant la soumission, leur répondit : Populus qui ambulabat in tenebris, vidit lucem magnam. Le siège de Padoue fut immédiatement commencé. Une contagion emporta, du 23 juin au 19 novembre, quarante mille hommes pressé de se rendre François Carrare demandait au moins la conservation des anciens privilèges de Padoue, la liberté de son fils, une indemnité de 150.000 florins, le maintien des donations faites par lui ; les Vénitiens, déconcertés par un succès du second fils de Carrare, consentirent à traiter, et quelques jours après s'emparèrent par une perfidie de la ville, pendant l'absence du seigneur qui en était sorti pour traite. On laissa à Padoue son université et ses manufactures de laines, on fit venir aussi des ambassadeurs qui remirent au doge le drapeau et les clefs de leur ville, et le doge leur répondit : Allez, vos péchés voue sont remis. François Carrare, prisonnier comme son fils, fut livré au conseil des dix. Une procédure secrète fut instruite, et Carrare fut étranglé avec ses deux fils. On publia qu'ils étaient morts naturellement, mais personne ne s'y trompa quand on vit la seigneurie de Venise mettre à prix les têtes des deux autres fils de Carrare, réfugiés à Florence, et celle du Scaliger qui avait osé réclamer Vérone. Charles Zéno avait reçu, pendant la guerre, 400 ducats du seigneur de Padoue ; c'était le remboursement d'une somme prêtée : il fut condamné à deux ans de prison[47].

Le seigneur de Milan ne se plaignit pas de ces conquêtes. Que pouvait le duc Jean-Marie, ballotté sans relâche entre les factions renaissantes des Guelfes et des Gibelins ? Il fut réduit (1408) à nommer Charles Malatesta gouverneur de Milan ; en 1409, il donna ce titre à Boucicaut, qui en fut dépouillé (1410) par Facino Cane. Ce condottiere insolent régna en maître et entraîna le duc dans une guerre contre son propre frère, le comte de Pavie. Jean-Marie n'était redoutable qu'à ses propres sujets par sa cruauté ; Squarcia, son piqueur, avait dressé des chiens, chasser la chair humaine, et on leur livrait les criminels ou ceux que le maitre baissait. Jean-Marie s'attira ainsi la mort violente qui le frappa en 1412. Un ennemi plus redoutable pour les Florentins et les Vénitiens était Ladislas, roi de Naples.

 

Il faut reprendre de plus haut l'histoire de Naples, et suivre dans toutes ses variations de fortune la famille de Duras. Charles III, le meurtrier de Jeanne, était à peine devenu roi, que Louis d'Anjou entrée dans les Abruzzes. Reconnu par les comtés de Provence et de Forcalquier, investi du royaume d'Adria (v. ch. XXIV, § III) par l'anti-pape Clément VII, le prince français amenait avec lui quinze mille cavaliers, le comte de Savoie et d'autres personnages de distinction. A mesure qu'il avançait, son parti se grossissait de seigneurs mécontents, quelques villes se donnaient à lui et la faction angevine était déjà en mesure de soutenir une longue rivalité. Abandonné par une partie de ses barons, Charles III s'enferma dans les places fortes ; son prisonnier, Otton de Brunswick, et le condottiere Hawkwood, lui avaient conseillé de ne pas répondre aux défis réitérés de son ennemi, et d'attendre de la chaleur et du climat la destruction des Angevins. En effet, Louis d'Anjou conquit sans peine les petites villes qui bordaient l'Adriatique, mais il vit avec effroi son armée dépérir sous un ciel étranger ; il mourut lui-même (1384) avant d'avoir achevé cette conquête pour laquelle il avait ruiné la France. Son fils, Louis II, l'héritier de ses prétentions sur le royaume de Naples, ne parut en Italie qu'en 1387.

Charles de Duras fit encore la guerre au pape Urbain VI prétendait gouverner le royaume de Naples comme son fief : il résidait à Nocera, et réprimandait sévèrement l'administration du roi. Charles III cita son suzerain à Naples, afin de le tenir sous sa main ; mais Urbain répondit : Ce n'est point l'usage des papes de fréquenter les cours des rois ; c'est l'usage des rois de venir se mettre aux pieds des papes. Que Charles supprime les nouvelles gabelles qu'il a établies, et je pourrai l'accueillir avec bonté. Charles ne voulut pas céder ; il jura qu'il gouvernerait par ses propres conseils le royaume qu'il avait conquis par son épée. Excommunié alors avec sa femme, déposé de son royaume qui fut mis en interdit, et cité à rendre compte de sa conduite, il mit à prix la tête du pape, et donna ordre d'assiéger Novera. Alberic de Barbiano, le chef de la compagnie de Saint-George commandait ses troupes pendant ce siège qui dura huit mois. Chaque jour le pape paraissait à une fenêtre du château, avec un flambeau et une clochette, pour anathématiser  l'armée ennemie. A la fin, le doge de Gênes, Antoniotto Adorno, envoya dix galères sur la côte de Naples, Urbain VI, délivré siège par le parti angevin, s'embarqua près de Salerne et gagna Gênes[48].

Ce n'était pas assez pour Charles de Duras ; il aspirait à la Hongrie. Après la mort du roi Louis le Grand, malgré l'ancien usage du royaume, les magnats avaient reconnu sa fille, Marie, en lui faisant épouser Sigismond, et sous la régence de sa mère Élisabeth (1382). Charles de Duras, élevé en Hongrie, habitué à combattre au milieu des Hongrois et à vaincre pour eux, paraissait plus capable de commander que des femmes. Les grands, bientôt fatigués du gouvernement d'Élisabeth, lui envoyèrent offrir leur obéissance, et il partit malgré sa femme, qu'il laissa régente de Naples. Il força les deux reines d'abdiquer, et fut proclamé roi d'un suffrage unanime, Mais, au milieu des fêtes qu'elles avaient préparées pour dissimuler et exécuter leur vengeance, Élisabeth et sa fille appelèrent le roi dans leur appartement, où des assassins apostés lui fendirent la tête et massacrèrent ses partisans ; Marie et sa mère reprirent leur autorité (1386).

Ainsi la concurrence des princes d'Anjou, l'opposition des papes, la rivalité avec les princesses hongroises, tels étaient les périls ou les prétentions des rois de Naples. Ils n'avaient alors rien à redouter de la Sicile. Ce royaume aragonais, que Jeanne Ire n'avait pas su ravir au faible Frédéric III, était gouverné, depuis 1377, au nom de la jeune Marie, fille de Frédéric, qu'on avait transportée en Aragon. Lorsqu'en 1391, elle revint sur une flotte aragonaise, avec son époux, Martin le Jeune, ils eurent bien assez tous les deux de comprimer les barons siciliens, ou les peuples barbares de l'Afrique qui venaient pilier la Sicile et firent captif l'évêque de Syracuse[49]. Néanmoins les premières années du jeune roi de Naples, Ladislas, fils de Charles III, furent marquées par une triste humiliation. Louis II d'Anjou, reconnu comme son père par l'ami-pape d'Avignon, et soutenu par Otton de Brunswick, s'empara de Naples (1387). Urbain VI, en vertu de l'excommunication dans laquelle Charles III était mort, déclara le royaume de Naples dévolu au Saint-Siège, et, deux fois à la tête d'une armée, essaya de la conquérir ; au bout de deux ans (1389), Ladislas ne possédait plus que Capoue, Gaëte et les châteaux de Naples ; les autres villes reconnaissaient Louis d'Anjou ou gardaient la neutralité. Cependant Urbain VI était mort. Sa haine personnelle contre Duras ne lui avait pas laissé comprendre qu'il importait, aux intérêts du Saint-Siège de combattre avant tout les Angevins, sujets de l'anti-pape et issue de cette famille régnante de France qui se plaisait à humilier ou à troubler l'Église. Boniface IX, successeur d'Urbain VI, reconnut donc Ladislas et le fit couronner par son légat le cardinal de Florence (1390). Le succès fut assuré à Ladislas ; Otton de Brunswick passa à son service pour se venger des Angevins qui osaient lui retirer ses récompenses. Ladislas., prenant lui-même le commandement, saisit Aquila dans l'Abruzze, gagne la bataille de Montecorvino (1392), et trois ans après, assiège Naples par terre et par mer. Repoussé par des galères venues de Provence, il commence une guerre opiniâtre contre les barons qui avaient suivi le parti contraire ; il attire à lui les Sanseverini, reprend Naples (1399), reçoit par composition le château neuf, et force Louis II d'Anjou à retourner en Provence. Sa vengeance fut cruelle quand il se sentit affermi ; il punit tous les barons qui avaient levé la main contre lui, ceux qui étaient ensuite retournés à sa cause, comme ceux qui avaient persévéré dans la révolte.

Ce jeune prince de vingt-quatre ans, qui devait son courage rapide d'avoir reconquis son royaume, laissa paraître désormais une vaste ambition. Comme son père, il essaya de régner sur la Hongrie les magnats rappelaient (1403). Couronné roi de Hongrie à Zara, puis obligé de céder la place à Sigismond, redevenu le maître, il abandonna aux Vénitiens les villes qu'il possédait en Dalmatie, pour renouveler, au détriment de Sigismond, la rivalité de Venise et de la Hongrie. Il osa, en 1404, faire une tentative sur Rome dont il tenait son royaume. Il accourut, sous prétexte d'une sédition, pour protéger le pape Innocent VII, et au rendit maitre du château Saint-Ange, laissant au pape le quartier Saint-Pierre En 1405, à l'occasion d'une sédition nouvelle, il envoya de nouvelles troupes ; mais elles furent battues ; le pape, procédant contre Ladislas, le déclara déchu de son royaume, comme perturbateur de Rome et de l'État ecclésiastique. Ladislas fut contraint de céder, il rendit le château Saint-Ange, et fut nommé gonfalonier de l'Église, mais en 1408, sous Grégoire XII, et de concert avec ce pontife, il dirigea douze mille cavaliers et douze mille fantassins vers Rome, et quatre galères à l'embouchure du Tibre. Il prit Ostie, se fit ouvrir une porte de Rome par Paul des Ursins ; Pérouse se livra ensuite. Ascoli, Fermo, Todi, Assise, furent occupées par les troupes napolitaines ; Ladislas annonçait l'intention de rétablir l'empire romain, et il prenait pour devise : Aut Cæsar, sut nihil !

Ce que Jean Galéas n'avait pu faire était essayé par le roi de Naples. L'Italie était une seconde fois menacée d'un maitre universel ; et comme Ladislas soutenait toujours Grégoire XII, il était l'ennemi de cd concile de Pise qui venait d'élire Alexandre V. Le concile avait donc encouragé les nouveaux efforts de Louis II d'Aragon, et l'avait reconnu pour roi de Naples, sous la condition de l'investiture par Alexandre. De tous les peuples italiens du nord, les Florentins s'opposèrent les premiers à Ladislas. L'ambitieux leur offrait son alliance, s'ils le reconnaissaient pour le suzerain des États de l'Église ; ils refusèrent, et quelles troupes croyez-vous donc m'opposer ? leur dit-il ; les tiennes, répondit l'ambassadeur florentin. On acheta, en effet, pour une solde supérieure, les condottieri qui servaient le roi de Naples, entre autres Braccio de Montone ; et Sienne prenant parti pour Florence, l'unité de la Toscane fut assurée. Ladislas, de son côté, acquit l'alliance d'une ville maritime. Les Gênois, depuis plusieurs années soumis au roi de France, s'ennuyaient de cette domination étrangère ; ils profitèrent de l'éloignement de Boucicaut, appelé à gouverner Milan, prirent pour seigneur le marquis de Montferrat, et promirent à Ladislas d'intercepter sur mer les secours que la Provence enverrait à Louis II d'Anjou.

Cette nouvelle guerre pour la liberté de l'Italie tourna à la gloire des Florentins qui combattirent presque seuls et ne furent pas vaincus. Braccio de Montone (1409) délivra la Toscane ravagée, et, réuni à Louis d'Anjou, attaqua Rome qu'il prit seul. La bonne discipline des troupes florentines sauva cette ville du pillage ; le pape Grégoire XII, ami de Ladislas, en était chassé, et la ville était ouverte à Jean XXIII, successeur d'Alexandre V. Les Gênois, par une victoire sur mer, relevèrent le roi de Naples (1410). L'Angevin revenait de Provence avec quatorze galères et deux grands vaisseaux chargés de chevaliers et d'argent. Les Gênois les attaquèrent près de la Méloria, en coulèrent deux, en prirent trois ; une seule put parvenir à Piombino. En même temps, tous les condottieri réclamaient leur paye ; les Florentins qui manquaient d'argent traitèrent avec Ladislas qui leur céda Cortone en dédommagement de leurs marchandises enlevées au commencement de la guerre. Mais Louis II d'Anjou appela à lui tous les condottieri, et avec douze mille gendarmes, les plus braves soldats de l'Italie, il vint (1411) attaquer Ladislas, campé à Rocca Secca, sur le Garigliano. Il fut vainqueur, prit tous les barons du parti de Duras, tous les bagages et la vaisselle du roi. Ce jour-là, disait Ladislas lui-même, mon royaume et ma personne furent au pouvoir de mes ennemis. Malheureusement, Louis d'Anjou n'était pas capable de poursuivre un pareil succès. Le second jour, dit encore Ladislas, ma personne était sauvée ; le troisième jour, tous les fruits de leur victoire étaient perdus. Louis d'Anjou trouva fermés tous les défilés qui conduisaient dans l'intérieur du royaume ; il ne sut pas donner des vivres ses soldats, il revint à Rome, et s'embarqua pour la Provence qu'il ne quitta plus jusqu'à sa mort. Quoique Ladislas, débarrassé de ce rival, eût traité avec Jean XXIII, le protégé des Florentins (1412), quoiqu'il eût reconnu le concile de Pise et forcé Grégoire XII à quitter ses États, malgré l'investiture que Jean XXIII lui avait donnée du royaume de Sicile, en abolissant tous les droits de l'Angevin, les Florentins se méfiaient encore de l'ambition du roi de Naples ; ils furent complètement justifiés lorsque Ladislas surprit Rome (1413), chassa Jean XXIII, et pilla les marchandises de Florence. Mais leurs forces étaient diminuées ; pour ne pas provoquer le vainqueur, ils firent attendre Jean XXIII, avant de le recevoir dans leurs murs, et laissèrent prendre par les Napolitains presque toutes les villes de l'État ecclésiastique. Ladislas, par des exactions violentes, ramassait des sommes considérables ; il s'avançait avec quinze mille gendarmes, et accordait la paix pour mieux tromper l'ennemi. Il préparait d'abord de cruels châtiments à deux condottieri qu'il détestait, lorsqu'une maladie violente, due au fruit de ses débauches, l'arrêta pour toujours dans ses projets. Il se fit transporter à Naples pour y mourir (6 août 1414) ; avec cette mort qui rendait la sécurité aux Florentins, coïncida à une trêve de cinq années entre Venise et l'empereur Sigismond, roi de Hongrie.

 

Après la mort de Ladislas, l'Italie n'avait plus à redouter igue l'audace avide des condottieri les plus puissants. Braccio Montone, le soldat de Florence, nommé gouverneur de Bologne par Jean XXIII, profita de la longue durée du concile de Constance pour se créer une principauté. Pérouse en fut la capitale ; toutes les autres villes soumises envoyaient un tribut à Pérouse, et le maître y faisait célébrer des jeux militaires avec une pompe royale. Il avait sous ses ordres Nicolas Piccinino, Tartaglia, Michel Attendolo. A côté de lui, le laboureur de Cotignola, Jacques Attendolo Sforza, possédait une puissance plus sûre. Cet homme avait commencé sa fortune par assassiner Otton Ron Terzo, à l'instigation du marquis d'Este. Ladislas l'avait nommé connétable de son royaume, et lui avait donné sept châteaux dans la patrimoine de Saint-Pierre ; il en possédait quelques autres, comme tributaire de la république de Sienne. Ses troupes différaient des autres bandes ; il avait autour de lui tous ses parents à qui la pauvreté de leur premier âge avait enseigné la patience et le courage. Ses soldats étaient à lui ; il les nourrissait lui-même, les attachait à sa personne ; il les empêchait de piller les provinces ; il ne voulait s'enrichir et s'élever que par sa valeur. Mais Braccio fut dépossédé après quelques années, et les Sforza ne devaient être, pendant longtemps encore, que des instruments dans les guerres qui donnèrent enfin à Naples et à la Sicile l'unité, au duché de Milan ses limites définitives, à Venise sa domination sur la terre ferme d'Italie, à Florence et aux Médicis la seigneurie de la Toscane.

Jeanne II, dite Jeannelle, sœur de Ladislas, lui succéda au royaume de Naples (1414). Son règne fut agité par les intrigues de ses favoris et de ses barons, ensuite par son mariage avec Jacques de la Marche, qui la dédaigna et voulut la renverser. En 1420, Louis III d'Anjou, fils de Louis II, fut appelé par le pape Martin V. Il avait pour lui le suzerain du royaume, et le secours de Sforza, attiré du parti de la reine au sien par le pape. Aversa était déjà pris par Sforza ; l'Angevin paraissait sous les murs de Naples ; dans cette détresse, Jeanne demanda les secours du roi de Sicile et d'Aragon.

La mort de la reine de Sicile, Marie (1402), avait laissé le trône à son époux, qui, en 1409, avait été remplacé par son père, Martin le Vieux, déjà roi d'Aragon. Lorsque, en 1412, la maison de Barcelone s'éteignit en Aragon, une famille castillane la remplaça, et Ferdinand de Castille, dit le Juste, roi d'Aragon, fut aussi reconnu roi de Sicile. En 1416, il eut pour successeur dans ses deux royaumes son fils Alfonse le Magnanime. C'est ce prince que Jeanne II de Naples adopta pour son héritier : elle le reçut avec magnificence, lui remit les clefs du Château-Neuf, et par lui elle acquit les services de Braccio de Montone, le rival et l'ennemi de Sforza. Mais l'inconstance de Jeanne ne fit que rendre plus incertaine la possession de son royaume ; pendant quinze années (1420-1435) elle hésita entre l'Aragon et l'Anjou. En 1421, elle reprocha au prince aragonais d'avoir exigé pour lui-même le serment de fidélité de plusieurs villes ; elle s'en ferma dans le château Capouan, et laissa au peuple le soin d'accabler Alfonse de pierres lorsqu'il voulut faire arrêter le grand sénéchal et justifier sa conduite. L'adoption d'Alfonse fut annulée, et Louis d'Anjou substitué à sa place. En 1433, après une tentative de l'Aragonais sur le royaume, Jeanne révoqua l'adoption de Louis III pour lui substituer Alfonse ; enfin, en 1435, avant de mourir, elle adopta pour son héritier universel René d'Anjou, frère de Louis III[50].

Voilà le commencement de cette rivalité entre la seconde maison d'Anjou et le seconde maison d'Aragon, qui se prolongea bien au delà du moyen Age, qui transmit des prétentions contradictoires aux rois de France et aux rois d'Espagne, donna lieu aux guerres d'Italie de Charles VIII, de Louis XII, et de François Ier, et devint la rivalité de la France et de la maison d'Autriche. René d'Anjou était prisonnier des Bourguignons lorsque Jeanne mourut : il ne pouvait répondre aux invitations des Napolitains qui le pressaient de prendre possession de son royaume ; il leur envoya sa femme Isabelle qu'ils accueillirent avec transport, et pour qui Sforza conquit la Calabre. Mais Alphonse, appelé aussi par ses partisans, se disait le seul héritier de Jeanne. Il assiégeait Gaëte : ce siège est une des plus mémorables actions navales de ce temps-là. Alfonse n'avait pas voulu laisser mourir de faim les bouches inutiles que les assiégés faisaient sortir : Je ne suis pas venu, disait-il, faire la guerre à des femmes et à des enfants, mais à des hommes capables de se défendre. Cependant une flotte gênoise envoyée par Philippe-Marie, duc de Milan, allait pour quelque temps compromettre ses prétentions. Il ne voulut pas attendre l'ennemi, et courut à sa rencontre. Onze mille hommes éprouvés, qu'il emmenait avec lui, lui paraissaient invincibles ; mais habitués combattre sur terre, les Aragonais, sur une mer agitée, chancelaient et tombaient les uns sur les autres toutes les fois que le mouvement des vagues semblait dérober le vaisseau à leurs pieds. Alfonse, seul intrépide, se montrait partout, exhortant les siens de la voix et surtout de l'exemple. Deux fois il faillit périr, d'abord l'antenne de son grand mât, violemment détachée, tomba devant lui, ensuite un boulet passa sur sa tête et le renversa : après avoir combattu comme un lion, et vainement repoussé l'abordage des ennemis, il s'aperçut que son navire faisait eau, et il demanda l'amiral génois pour se rendre à lui. Le combat avait duré onze heures ; le roi de Navarre, frère d'Alfonse, le prince de Tarente, trois cent quarante nobles, et presque toute l'armée aragonaise, partagèrent sa captivité. C'est une des plus mémorables batailles dont l'histoire fasse mention. Le butin des Gênois fut si considérable qu'il fit la fortune des officiers. Gaëte fut livrée.

Les deux rivaux étaient captifs ; mais Alfonse, remis aux mains de Philippe-Marie, obtint vite sa liberté. Ne voyez-vous pas, disait-il, au duc de Milan, que vouloir maintenir un prince français sur le trône de Naples, c'est faciliter à sa nation la conquête de l'Italie ; que vos États, étant les plus voisins de la France, seront envahis tôt ou tard par les Français : c'est une pensée qui préoccupait sérieusement votre père, Jean Galéas, qui a toujours haï cette nation. Le duc de Mitan effrayé remit en liberté tous les princes aragonais, et Alfonse, pour premier exploit, occupa Gaëte par surprise.

Cependant René était sorti de prison. Les acclamations du peuple de Naples avaient salué son arrivée. Il avait dix-huit mille hommes et Sforza ; plein d'ardeur et de confiance, il envoyait défier Alfonse. Mais les Napolitains, qui l'avaient cru riche, ne voyant pas sortir de sa bourse la rosée d'or qu'ils espéraient, commencèrent à se refroidir. Alfonse prit Salerne, Acerres, enfin Naples, où la citadelle seule résista pendant trois mois. À peine elle était prise, qu'il marcha contre Aversa. Vainqueur dans une bataille rangée sur le territoire de Bénévent, il gagna le condottiere Caldora, que René, sur un faux soupçon, avait disgracié, et ensuite réintégré à contre-cœur. La citadelle de Bénévent était livrée. Alfonse (1440) demandait au pape Eugène IV l'investiture, et, ne l'obtenant pas, se disposait à reconnaître Félix V (1442). Il ne restait plus que Naples déjà soumise, mais de nouveau révoltée, parce qu'elle détestait les Aragonais. Les Napolitains supportaient la soif et la faim, et ne se rendaient pas. Un maçon découvrit à l'Infant Ferdinand un vieil aqueduc abandonné par où l'on pourrait entrer dans la ville ; trois cents soldats introduits par-là pendant la nuit ouvrirent une porte et les Aragonais entrèrent. René s'enfuit en Provence, et ne revint en Italie qu'en 1453. Eugène IV, jusque-là l'ennemi d'Alfonse, transigea avec lui (1443), le reconnut pour roi de Naples, et lui donna l'investiture. Quelques efforts que les princes de la maison d'Anjou aient tentés, et après eux les rois de France, l'œuvre d'Alfonse le Magnanime ne fut jamais détruite : Naples et la Sicile ont toujours reçu leur maitre de l'Espagne.

Une autre réunion, moins importante dans ses résultats, s'était opérée au nord de l'Italie, en 1412. Le comte de Pavie, Philippe-Marie, avait recueilli tout l'héritage de sa famille, par la mort de son frère, et la répression d'un dernier fils de Bernabo Visconti. L'empereur Sigismond, quand il vint en Italie pour traiter de la question du schisme avec Jean XXIII, travailla à humilier le duc de Milan et arma contre lui, entre autres seigneurs, le marquis de Montferrat, Théodore II. De retour en Allemagne, il nomma Théodore et tous ses successeurs vicaires perpétuels de l'empire en Lombardie. C'était là le seul monument d'une antique domination qui put faire ressouvenir l'Italie qu'elle avait autrefois été soumise à l'empire. Philippe-Marie opposait aux alliés de Sigismond un général habile dont la valeur fit la fortune contraire des partis qu'il commanda successivement. François Buzzoni, fils d'un paysan, plus connu sous le nom de Carmagnole, du nom de Carmagnola sa patrie, conquit successivement pour le duc Bergame (1419), Crémone (1420), Parme et Brescia, enfin Gênes (1421). Maitre de Gênes, Philippe-Marie avait à ses ordres une flotte nombreuse qui lui permettait d'étendre par mer son influence jusque sur le royaume de Naples. Ses ennemis redoutables étaient Florence et Venise. Florence, sous l'aristocratie guelfe, voyait chaque jour s'accroître sa prospérité. Ladislas s'était brisé contre Florence et lui avait laissé Cortone ; Gênes venait de vendre Livourne pour 100.000 florins. Les campagnes fécondées par l'agriculture, de nombreux ateliers animés par un travail qui ne manquait jamais, le commerce exercé par tous les citoyens, surtout par les plus riches : toutes ces causes réunies multipliaient la richesse des Florentins. Le luxe interdit aux particuliers ne permettait à personne les tables somptueuses, les brillante équipages, les pierreries ou les habits brodés ; mais de Magnifiques églises, de magnifiques palais, et dans ces palais, des statues, des tableaux, des bibliothèques, bientôt les manuscrits de la science de l'Orient, tel était le luxe public[51]. Venise, plus marchande que civilisée, avait acquis plus de terre que Florence, et possédait plus d'or. Respectée dans les mers de l'Orient, elle protégeait Candie, Négrepont contre les Turcs, et forçait le sultan (1416) à désavouer et à ne pas soutenir les corsaires de sa nation. Le Frioul et sa capitale Udine enlevés au patriarche d'Aquilée privaient l'empereur Sigismond d'un allié (1420) ; la Dalmatie reconquise rendait à la république tous les rivages de l'Adriatique, depuis l'embouchure du Pô jusqu'à Corfou. Il y avait alors à Venise cent quatre-vingt-dix mille habitants ; il sortait chaque année de l'atelier monétaire un million de ducats d'or, 200.000 pièces d'argent, 800.000 sols. C'était ordinairement des monnaies étrangères converties en monnaies nationales : dix années avaient suffi à éteindre une dette de 80 millions de ducats d'or. Trois mille vaisseaux de commerce, qui pouvaient porter jusqu'à trois cents tonneaux, et trois cents gros bâtiments, occupaient vingt-cinq mille matelots ; onze mille soldats montaient quarante-cinq galères pour protéger le commerce. Ces flottes sortaient tous les ans pour porter chez l'étranger des marchandises qui s'élevaient à dix millions de ducats d'or ; dans la Lombardie seulement, Venise vendait pour 2.789.000 ducats, non compris la vente du sel[52].

Philippe-Marie, ayant osé commencer par attaquer Florence, sembla d'abord réussir. Privés par la mort du condottiere Braccio de Montone qui les avait défendus contre Ladislas, les Florentins furent battus six fois au Ponte à Ronco, à Zagonara, au Val de Lamone, à Rapallo, à Anghiari, à la Faggiuola (1426-1428). Florence, toujours intrépide, leva une septième armée, et fit solliciter de nouveau, les Vénitiens qui jusque-là avaient respecté leur propre alliance avec Visconti. Les seigneurs de Mantoue et de Ferrare y joignaient leurs instances. Carmagnole, disgracié par le duc de Milan, entraina de ses conseils le sénat de Venise. Déclaré lui-même générai des Vénitiens, il fut mis à la tête d'une guerre dont tout l'intérêt se rapporte à lui seul. Tant qu'il vécut, il laissa peu de gloire et de succès à ses rivaux les condottieri du Milanais, Guide Torello, Nicolas Piccinino, François Sforza, le fils d'Attendolo. Dans la première expédition, il prit Brescia pour les Vénitiens ; menacé par une forteresse qui n'était pas encore soumise, et par une armée milanaise qui venait pour l'assiéger, il fit comme César à Alise, il sépara la ville de la forteresse par un large fossé, et opposa à l'armée du dehors un autre fossé large de vingt pieds profond de douze, qui enveloppait les forts et la citadelle. Ce succès amena la première paix de Ferrare qui rendit au pape les villes de l'État ecclésiastique occupées par les Milanais, aux Florentins leurs châteaux, et laissa aux Vénitiens Brescia avec sa province, la vallée de l'Oglio et une partie du Crémonais. La seconde guerre fut entreprise par Philippe-Marie à la demande de ses sujets que la dernière paix avait humiliés. Les nobles de Milan promettaient d'entretenir dix mille cavaliers et dix mille fantassins, à la condition que le duc leur abandonnerait les revenus de la ville de Milan. Ils en furent punis par Carmagnole qui, vainqueur à Malaco (1427), fit dix mille prisonniers, et les renvoya, après les avoir embrassés comme ses anciens soldats. Par là fut amenée la seconde paix de Ferrare qui céda aux Vénitiens Bergame, et leur donna l'Adda pour limite du côté de Milan ; le duc s'engageait à ne point se mêler des affaires de la Toscane et de la Romagne. La troisième guerre fut moins avantageuse aux républiques. Les Florentins, pour se venger du seigneur de Lucques, Paul de Guinigi, avaient envoyé le condottiere Forte-Braccio contre cette ville. Ils l'assiégèrent eux-mêmes quelque temps après (1429), et Philippe Brunelleschi, l'architecte, proposa de l'inonder en détournant le Serchia. Philippe-Marie, invoqué par les assiégés, leur envoya François Sforza qui força les Florentins à la retraite. Remis en liberté, et vengés même de leur seigneur qu'on supposait d'intelligence avec l'ennemi, et qui fut envoyé captif à Milan, les Lucquois ne purent espérer la paix ; ils invoquèrent une seconde fois le milanais ; Piccinino vint combattre pour eux et vaincre les Florentins sur le Serchio. Les Florentins excitèrent donc Venise à recommencer (1431) : mais cette fois Carmagnole ne soutint pas sa haute réputation. Comme il voulait entrer dans Soncino, on lui fit espérer des intelligences favorables dans la ville ; il fit marcher devant lui un détachement qui fut reçu à l'intérieur par de faux amis et retenu prisonnier. Carmagnole, qui s'avançait pour soutenir cette avant-garde, fut entouré par Piccinino et François Sforza. Malgré cet échec, il était encore à la tête de-vingt-cinq mille hommes, et il les porta sur Crémone vers laquelle arrivait une flottille vénitienne. On s'étonna de son inaction ; il était sur le bord du neuve, une flotte milanaise venait attaquer celle de Venise ; au lieu d'écraser renflerai par ses canons, Carmagnole laissa les vaisseaux vénitiens sans secours, et les réduisit ainsi à se rendre. C'était le moment où Piccinino soumettait soixante châteaux dans la Ligurie, entrait en Toscane, et, malgré tous les Florentins armés depuis les jeunes gens de quinze ans jusqu'aux vieillards de soixante, se faisait ouvrir les eh seaux du territoire de Volterra. Heureusement une flotte vénitienne vainquit une flotte génoise dans le golfe de Rapallo, et le sénat de Venise, un peu rassuré, se hâta de punir Carmagnole. On le rappela pour lui demander ses conseils, on le reçut avec honneur. Comme il sortait de chez le doge, il fut saisi et jeté dans une prison où on le tortura, afin qu'il s'avouât coupable de trahison on lui mit les pieds sur un brasier. Condamné a mort, il fut exécuté sur la place Saint-Marc[53]. François de Gonzague, qui lui succéda, contint le duc de Milan. L'empereur Sigismond, qui avait passé par Milan pour y prendre la couronne de fer, sans que Philippe-Marie consentit à le voir, était comme captif à Sienne, et s'occupait rependant de faire accepter sa médiation. Une blessure de Piccinino, que l'on crut mortelle, décida la troisième paix de Ferrare. Les Vénitiens acquirent seuls quelque chose, plusieurs districts du Milanais, sur la rive gauche de l'Adda (Ghiara d'Adda) ; toutes les autres conquêtes furent rendues Philippe-Marie jura encore une fois qu'il demeurerait étranger aux affaires de la Romagne et de la Toscane (1433).

La paix n'était pas rétablie en Italie, le schisme se renouvelait à Bâle, l'État de l'Église était envahi par François Sforza (v. ch. XXIV, § III) ; le duc de Milan ne pouvait s'empêcher d'attaquer les Florentins et les Vénitiens. Les petites guerres sans intérêt qui suivirent jusqu'à la mort de Philippe-Mairie ne changèrent rien à La situation des divers États. Elles augmentèrent la réputation de Piccinino, et décidèrent la fortune brillante de François Sforza qui obtint en mariage la fille de Philippe-Marie, en combattant contre lui pour les Vénitiens ; les Vénitiens gagnèrent à cette seconde lutte trois villes de l'État de Mantoue, et la liberté de prendre part à une croisade contre les Turcs ; les Florentins n'y perdirent rien. Enfin, en 1447, Philippe-Marie Visconti mourut ; il était le dernier de sa race, et par son testament il avait institué Alfonse d'Aragon pour son héritier. Plusieurs compétiteurs se présentaient : le duc d'Orléans, fils de Valentine, alléguait le contrat de mariage de sa mère, par lequel Jean Galéas l'avait institué héritier, si sa descendance mâle venait à s'éteindre. François Sforza, gendre de Philippe-Marie, prétendait à l'héritage de son beau-père. Les Milanais les déconcertaient tous par leur volonté de rétablir la république. Les Vénitiens surveillèrent cette révolution pour en profiter, tandis que les Florentins avaient à combattre Alfonse d'Aragon. Le roi de Naples fut repoussé de la Toscane ; Venise gagna encore à la rivalité de la république milanaise et de Sforza. Tour à tour alliée de Sforza et des Milanais, elle se fit céder la province de Crème ; mais ses efforts furent vains pour s'emparer de Milan que Sforza assiégeait. La ville aima mieux un duc que l'aristocratie de Venise. L'héritage des Visconti fut ainsi livré au fils du laboureur de Cotignola (1450) ; grâce à cette branche d'arbre qui avait retenu la coignée d'Attendolo, la maison des Sforza régna sur la seigneurie de Milan.

Il y avait longtemps que ce duché s'était formé par la réunion de plusieurs villes soue une rhème administration exercée par un seul homme. Pour avoir été formée plus lentement, la domination vénitienne n'était pas moins une monarchie : Trévise, Vicence, Padoue, Vérone, Brescia, Bergame, Crême, Feltre, Bellune, la Ghiara d'Adda, tous ces territoires autrefois indépendants, n'avaient plus qu'un maitre, la dominante Venise. A l'intérieur, quoiqu'elle n'eût pas de roi, quoique le doge ne fût plus qu'un commis du grand conseil, Venise ne pouvait pas s'appeler république. Le peuple savait monter sur des vaisseaux, entreprendre de longues expéditions commerciales ; il ne savait plus comment l'État s'administrait. On daignait bien lui apprendre l'élection du doge, et jusqu'en 1423 cette déclaration se faisait avec cette formule : Nous avons choisi tel doge, s'il vous est agréable ; on supprima s'il vous est agréable, dans la crainte que le peuple n'y vit autre chose qu'une politesse. L'aristocratie, qui retenait pour elle toute l'autorité, diminuait le plus qu'elle pouvait le nombre des gouvernants, et resserrait l'unité du pouvoir. Déjà, en 1356, le grand conseil a voit créé le conseil der dix ; en 1454, l'inquisition d'État fut établie pour être exercée par trois membres du conseil des dix. Cette institution mystérieuse, si redoutée sans avoir été connue de personne avant la prise de Venise par les Français, mettait aux mains de trois hommes la vie de tous les citoyens. Une parole imprudente n'échappait guère aux nombreux espions que les trois inquisiteurs dispersaient de toutes parts, et elle était punie de mort sans jugement. Malheur à l'ouvrier vénitien qui passait dans un pays étranger ; sa femme et ses enfants étaient emprisonnés après son départ, et lui-même, recherché avec une infatigable vigilance, périssait sous le poignard. Les inquisiteurs d'État avaient droit de vie et de mort même sur les membres du conseil des dix ; ils disposaient de la caisse de ce conseil, sans jamais en rendre compte ; ils commandaient souverainement aux recteurs, aux gouverneurs, aux généraux de terre et de mer, aux ambassadeurs de la république[54]. Enfin, ils exerçaient ceindre eux-mêmes leur formidable puissance : un inquisiteur pouvait être jugé et condamné par les deux autres.

Florence, souveraine de la moitié de la Toscane, avait plus longtemps conservé sa liberté ; mais le jour était venu aussi de céder à un seul maître la suprématie qu'elle exerçait au dehors. L'aristocratie guelfe qui gouvernait n'avait pas empêché (1421) Jean de Médicis d'être élu gonfalonier de justice. Le parti démocratique ou gibelin, c'est-à-dire ennemi des Guelfes, avait repris quelque espérance. Colone et Laurent, les deux fils de Jean, furent après sa mort (1428) les chefs du parti. Les Albizzi qui les redoutaient les attaquèrent ouvertement. Lorsque les Florentins eurent échoué devant Lucques, Cosme de Médicis fut accusé d'être la cause de ce revers ; une balie, ou gouvernement extraordinaire de deux cents citoyens, le condamna à un exil de dix ans. Mais au bout d'un an, un gonfalonier et huit membres de la seigneurie, favorables à l'exilé, firent exclure à son tour Renaud des Albizzi. Cosme, ramené en triomphe, fut investi par cette balie nouvelle d'un pouvoir dictatorial. Affectant une grande impartialité et l'amour seul du bien public, il rappela les Albizzi exilés, inscrivit tous les nobles dans la classe du peuple, mais il remplit de noms nouveaux les urnes d'élection, et retira les noms du parti opposé (1434). Dès lors, Cosme de Médicis conserva l'administration de la république ; il n'oublia rien pour concentrer l'administration entre un petit nombre de citoyens, et, en 1462, il fit attribuer à cinq citoyens seulement le droit de nommer la seigneurie. Cosme a été surnommé le père de la pairie. Sa grande fortune fut employée à illustrer l'État dont son habileté l'avait fait chef. Il fonda la bibliothèque des Médicis, Et éleva des palais et des églises dans Florence ou dans son territoire ; il attira les savants par des bienfaits ; il encouragea l'agriculture, voulant allier deux choses souvent incompatibles, le commerce et les sciences.

Les Sforza régnaient à Milan ; les inquisiteurs d'État à Venise ; les Paléologue dans le Montferrat ; Cosme de Médicis à Florence ; les Gonzague à Mantoue ; les d'Este à Ferrare ; Alfonse le Magnanime sur Naples et la Sicile. Au milieu de tous ces peuples, la monarchie pontificale, sous Nicolas V, contenait dans la soumission l'État ecclésiastique. Les empereurs ne tenaient plus à l'Italie que par ce titre de vicaire impérial, concédé à perpétuité aux marquis de Montferrat. Frédéric III renonça à ses droits sur Rome, quand il reçut la couronne impériale (1452), et ne réclama pas l'Italie, si ce n'est qu'il érigea en duché Modène et Reggio, en faveur de Borso d'Este. En 1464, sous l'effroi de l'invasion des Ottomans qui venaient de prendre C. P., tous les États italiens firent la paix de Lodi, qui fixa à chacun ses limites et sembla confondre l'Italie dans une seule confédération.

Ce fut le duc de Milan qui proposa à Cosme cette alliance universelle dans le but de maintenir la paix entre les Italiens, et de réunir toutes les forces nationales contre les étrangers ; le marquis de Montferrat lui-même, quoique dévoué aux empereurs par tous ses précédents, accepta cette proposition, à laquelle le pape. donna le sceau de son autorité.

Qui eût dit alors que la domination allemande pourrait jamais se reconstituer en Italie, et que Venise, au XIXe SIÈCLE, serait la prison des sujets de l'Autriche C'est que les rois de France, en réclamant comme un héritage le duché de Milan et le royaume de Naples, rencontrèrent pour rivale la famille de Charles-Quint, Celui-ci prit Naples comme héritier des Aragonais, Empereur, il se rappela que le Milanais était un fief impérial ; il le garda pour lui-même à ce titre, et le transmit aux siens comme patrimoine.

 

 

 



[1] Daru, Histoire de Venise.

[2] Mariana, Histoire d'Espagne, 14-17.

[3] Dante, Enfer, ch. 6.

[4] Voyez Villani, liv. VIII, et les auteurs cités par Sismondi, Républiques italiennes.

[5] Dante, Purgatoire, 20-70. Ce passage est extrait de l'allocution de Hugues Capet à Dante, dans laquelle le Gibelin proscrit verse sa haine et son mépris sur les Français, auteurs de son exil. Il a dit déjà dans l'Enfer, ch. 29 : fut-il jamais une nation plus vaine que la nation siennoise ? Non, certes, pas même la nation française. Cette haine, du reste, ne lui est pas particulière. Un de ses commentateurs, Benvenuto, affirme qu'un gourmand, puni dans le purgatoire, est Français, quia Gallici sine omnes amici gulæ et vini.

[6] Dante, Enfer, ch. 15. Brunetto Latini lui prédit son exil : Ce peuple méchant et ingrat, qui est descendu autrefois de Fiesole (les Florentins), et qui conserve encore l'âpreté de ses montagnes, te déclarera une guerre cruelle, parce que tu seras vertueux. Il eut juste que la figue savoureuse ne porte pas ses fruits parmi les épines sauvages. Une ancienne tradition dit que ce peuple est aveugle ; c'est une race avare, curieuse et superbe. Préserve-toi de leurs mœurs. Que ces bêtes de Fiesole se dévorent entre elles, et ne détruisent par la plante qui peut croître innocemment au milieu de leur fumier empoisonné.

Id., ibid., ch. 25 : Pistole, Pistole, que ne te réduis-tu en cendres toi-même jusque dans tes fondements, puisque tes enfants apprennent chaque jour à devenir plus scélérat.

Id., ibid., ch. 26 : Réjouis-toi, ô Florence, tu es si grande que ta puissance s'étend sur terre et sur mer, et que ton nom s'est répandu même dans les enfers. J'ai trouvé parmi les voleurs cinq de tes concitoyens, et quels concitoyens ! J'en ai honte, et tu n'en retires pas un grand honneur. Si les songes du matin sont véridiques, tu connaîtras dans peu de temps les maux que te désirent les habitants de Prato. Si ces maux t'avaient déjà accablée, tu ne les aurais pas éprouvés trop tôt, qu'ils t'écrasent donc, puisque telle est la volonté du Destin. Ma douleur, c'est que je dois attendre encore pour jouir de ce spectacle.

[7] Daru, Histoire de Venise.

[8] Sismondi, Rép. Ital., tom. IV. La haine de Dante pour les auteurs de son exil se change en reconnaissance et en éloge pour celui qui l'accueillit honorablement ; Enfer, ch. 1 : Bientôt paraitra le lévrier qui doit exterminer la louve (l'avarice, l'avidité). Il ne sera pas nourri de l'ambition de posséder des terres et des richesses ; il ne se nourrira que de sagesse, de bienfaisance et de courage. Né entre Feltro et Feltre, il sera le sauveur de l'Italie épuisée... Il poursuivra la louve jusqu'à ce qu'il l'ait rejetée dans l'enfer d'où l'envie l'a vomie sur terre.

[9] Je demande la permission de citer encore ces imprécations où le Gibelin appelle la domination étrangère contre les factions nationales ; Purgatoire, ch. 6 : Ah ! Italie esclave, séjour de douleur, vaisseau sans nocher dans une affreuse tempête, tu n'es plus la maîtresse du monde, mais un lieu de prostitution. Maintenant ceux qui vivent dans ton sein se font une guerre implacable ; ceux, qu'une même muraille et les mêmes remparts protègent, se rongent l'un l'autre. Cherche, malheureuse, autour de tes rives, et vois si une seule de tes provinces jouit de la paix. Qu'importe que Justinien t'ait donné le frein des lois, si tu n'as pas un conducteur habile. Sans bonnes lois, tu aurais moins de honte, ô nation qui devrais être plus fidèle, et laisser César te gouverner, si tu prenais la volonté de Dieu. Albert de Germanie, vois comme cette bête est devenue féroce pour n'avoir pas été corrigée par l'éperon quand tu es commencé à lui imposer le joug. Toi qui abandonnes cette bine indocile et sauvage, quand tu devrais la dompter avec vigueur ; qu'un juste jugement tombe du ciel sur ta race et qu'il effraye ton successeur. Entrainée par la cupidité, ton père et toi vous avez souffert que le jardin de l'empire fût abandonné. Viens voir, homme négligent, les Montecchi, les Cappelletti, les Monaldi, les Philippeschi, les uns déjà consternée, les autres dans la crainte de l'être. Viens, cruel, et vois l'oppression de ceux qui te sont fidèles ; venge leurs injures... Viens voir ta ville de Rome, veuve et délaissée, qui t'appelle nuit et jour, et qui s'écrie : Ô mon César, pourquoi n'accours-tu pas dans mon sein ? Viens voir combien on t'aime, et si tu n'as aucune pitié de nous, apprends de ta renommée à rougir de tes retards.

Ibid., ch. 7 : Celui qui est assis dans la partie la plus élevée, et qui annonce dans ses traits qu'il a négligé ses devoirs, ne chante pas avec les autres. C'est l'empereur Rodolphe. Il pouvait guérir les blessures qui firent mourir l'Italie ; aussi tarde-t-il à obtenir des prières.

[10] Apud Martène, t. II, p. 647.

[11] Voyez Art de vérifier les dates ; Chronologie des rois de Naples et de Sicile.

[12] Sismondi, Républiques italiennes, 2-5.

[13] Toute l'expédition de Louis de Bavière est résumée dans un acte de Jean XXII, daté de 1328. — Apud Martène, t. II, page 727 et suivantes.

[14] Voyez pour tous ces détails Schœll et Sismondi, et les auteurs cités par ce dernier.

[15] Daru, Histoire de Venise.

[16] Villani, 1-23.

[17] Pétrarque, Lett. fam., 1-1.

[18] Pétrarque, Lett. fam., v-3 : J'ai compassion de toi, ô ma noble Parthenope, tu es devenue une Memphis ou une Babylone. Nulle piété, nulle vérité, nulle foi ; j'ai vu use bête à trois pieds, qui va pieds nus, la tête couverte, orgueilleuse de sa pauvreté, efféminée de délices : un petit homme court et rouge (obesis clunibus), à peine vêtu d'un méchant manteau, et dédaignant, dans ce costume, non-seulement tes paroles, mats encore celles du pontife romain. On l'appelle Robert. Voilà le Robert, l'éternel déshonneur, qui s'est élevé à la place du très-illustre roi Robert, l'unique ornement de notre âge. Qu'on dise maintenant que de la moelle d'homme cachée en terre il peut naître un serpent ; cela me paraîtra moins incroyable, puisque cet aspic est sorti d'un sépulcre royal. Ô le meilleur des rois, qui donc a envahi ton trône ? Mais telle est la loi de la fortune, elle dispose à son gré des choses humaines. Ce n'était pas assez d'enlever au monde le soleil, il fallait encore le remplacer par de noires ténèbres. A la place de ce roi unique que nous pleurons, ce n'était pas assez de mettre un roi inférieur à ses vertus ; il fallait nous donner cette bête sauvage et cruelle. Ô souverain des astres, est-ce là le regard de votre providence ?

[19] Gravina, De rebus Apul.

[20] Voyez Schœll.

[21] Bonfinius, Rerum hung. decades, 2-10.

[22] Villani, 12-106.

[23] Sismondi, tome V.

[24] Pétrarque, Lett. fam., VII-I.

[25] Raynaldi.

[26] Jacobi, Histoire de la Corse, t. I.

[27] Daru, Histoire de Venise.

[28] Cantacuzeni historiæ, lib. 4, cap. 30, 31.

[29] Voyez Daru, Histoire de Venise.

[30] Voyez Daru, Cantacuzeni historiæ, lib. 4, cap. 32.

[31] Le doge André Dandolo, l'ami de Pétrarque, venait de mourir : Pétrarque, Lett. fam., X-9 : Apud Achaiæ insulam cui sapientiæ nomen est, Veniti a classe Januensium deprehensi, ingentique prælio fusi sunt, eum honorem duci optimo deferente fortuna ut delatam patriæ suæ clerdem in carne positus non videret...

[32] Voyez Daru et Sismondi. Cinq jours après la mort de Marino Faliero, Pétrarque écrivait de Milan : A ce doge encore jeune (André Dandolo) avait succédé un vieillard, appelé bien tard sans doute au gouvernement de sa patrie, mais trop tard encore pour son bien et pour celui de sa patrie. Je le connaissais familièrement depuis longtemps, mais l'opinion le jugeait mal ; il avait plus de courage que de prudence, il s'appelait Marino Faliero. La souveraine dignité n'a pu satisfaire son cœur ; il était entré dans le palais d'un pied sinistre. C'est ce doge, revêtu de cette dignité sainte dans tous les siècles et honorée par les anciens dans cette ville comme une divinité, que les Vénitiens ont décapité dans le vestibule de son palais même, il y a trois jours. Je vous expliquerais les causes de tout cela, si je ne voulais dire des choses certaines ; et je ne le peux, tant sont ambiguës et variées celles qu'on rapporte. Personne ne l'excuse, tous disent qu'il a voulu changer quelque chose à la forme de la république constituée par les ancêtres..... Tandis qu'il remplissait une mission pour la paix auprès du pontife romain, la titre de doge lui a été déféré sans qu'il le demandât, sans même qu'il en eût connaissance. Revenu dans sa patrie, il a médité ce que personne n'avait encore médité, il a subi ce que personne n'avait jamais subi : dans ce lieu, le plus célèbre,  le plus illustre, le plus beau de tous ceux que j'ai vus, là où ses ancêtres avaient reçu les plus magnifiques honneurs au milieu des pompes triomphales, loi tramé comme un esclave au milieu du concours du peuple, et dépouillé de ses insignes, il a eu la tête tranchée ; les portes du temple, l'entrée du palais, l'escalier de marbre, si souvent décorés des dépouilles de l'ennemi ou de fêtes solennelles, il les a souillés de son propre sang. J'ai dit le lieu, voici l'époque : c'est l'an 1355 depuis la naissance de Jésus-Christ ; le jour, c'est, à ce qu'on rapporte, le quatrième avant les calendes de mai. La rumeur en est si grande que je ne sais si, de notre temps, il s'en est répandu une plus grande en Italie. Vous me demanderez peut-être mon jugement sur tout cela. J'absous le peuple, s'il faut en croire la renommée, quoiqu'un châtiment moins sévère et une vengeance moins terrible eût pu satisfaire sa douleur ; mais on ne comprime pas facilement une colère grande et juste tout à la fois, surtout chez un grand peuple, ou la colère est aiguillonnée par les cris tumultueux et les volontés nombreuses d'une multitude impatiente. Ce malheureux doge m'inspire de la compassion et de l'indignation. Élevé à un insigne honneur, j'ignore ce qu'il désirait encore pour la fin de sa vie ; et ce qui aggrave sa calamité, c'est que ce jugement public le fera paraître non-seulement malheureux, mais encore insensé, et qu'on attribuera à de vains artifices cette réputation de sagesse dont il a joui longtemps. Quant aux doges qui lui succéderont, s'ils veulent m'en croire, ce châtiment sera un miroir qu'ils auront toujours devant les yeux, et ils se regarderont comme doges, et non comme seigneurs ; pas même comme doges, mais plutôt comme les serviteurs couronnés de la république. Pétrarque, Lett. fam., X-9.

[33] Voyez Daru, Histoire de Venise et son plan des lagunes.

[34] Pétrarque, Lett. fam., VII-13. — Id., Epistolæ metricæ, III : A ses arbres.

[35] Voir, Schœll. Muratori, Hist. d'Ital. Sismondi, Rép. ital.

[36] Au siège de Jérusalem par Godefroi de Bouillon, un chef sarrasin d'une taille gigantesque s'avança pour défier le plus brave de l'armée chrétienne. Otton Visconti se présenta, perça le géant, et arracha l'aigrette de son casque : c'était une vipère qui entourait de ses replis un enfant ; il la cloua sur son bouclier qui devint l'écu de la maison des Visconti (Art de vérifier les dates, page 336). Voyez Dante, Purgatoire, ch. VIII.

[37] Dante, homme de parti, tout rempli des passions politiques de son temps, avait appelé let empereurs au accours de sa haine et de ses affections, pour assurer sa vengeance personnelle par la ruine du parti contraire. Pétrarque, homme de lettres, les appelait maintenant par esprit littéraire, par cet amour de l'antiquité qui fut la passion malheureuse de toute sa vie. Après avoir célébré dans Rienzi le réparateur de nautique république romaine, il conjurait les empereurs de rétablir dans toute sa majesté l'antique empire de César et de Constantin, ou du moins l'empire de Charlemagne, qui était lui-même une antiquité par son nom, sa gloire passée et sa décadence présente. Il écrivait à Charles IV, Lett. fam., liv. IX, lett. I : Vous opposez comme un bouclier à mon impatience le changement des temps, et vous l'exagérez dans de longues phrases qui me forcent à admirer et à louer en vous plutôt l'esprit d'un écrivain que le cœur d'un empereur. Et qu'y a-t-il donc maintenant qui n'ait été autrefois ou plutôt peut-on comparer nos maux aux souffrances et aux dangers de nos ancêtres, aux ravages de l'Italie par Brennus, par Pyrrhus, par Annibal ? Nos blessures mortelles, ce n'est pas la nature des choses, c'est notre mollesse qui nous les fait !... C'est toujours le même monde, le même soleil, les mêmes éléments ; le courage seul a diminué... Vous avez été réservé à un grand devoir ; vous devez faire disparaître les difformités de la république, et rendre au monde son ancienne forme. Vous ne serez à nos yeux un véritable César, un véritable empereur, que lorsque ce devoir sera rempli. L'armée de Charles IV, quoique tardive, combla Pétrarque de joie ; il lui écrivait à ce sujet, ibid., liv. X, lett. I : Que dire, par où commencer ? Vous avez délivré mon cœur de ses angoisses, vous m'avez rempli de joie, selon l'expression du psalmiste. Dans mon attente, je désirais la longanimité et la patience ; je commence à désirer de bien comprendre tout mon bonheur, de ne pas être inférieur à une si grande joie. Vous n'êtes plus le roi de Bohème ; vous êtes le roi du monde, l'empereur romain le vrai César. Vous trouverez, n'en doutez pas, toutes choses préparées, comme je vous l'ai promis : le diadème, l'empire, une gloire immortelle, l'entrée du ciel déjà ouverte. Je me glorifie, je triomphe de vous avoir animé par mes paroles. Ce n'est pas moi seul qui vais vous recevoir à la descente des Alpes ; j'ai avec moi une multitude infinie, toute l'Italie, notre mère, et Rome, la capitale de l'Italie. Tous viennent à votre rencontre en chantant ces paroles de Virgile :

Venisti tandem, tuaque expectata parenti

Vicit iter durum pietas.

Cette joie ne fut pas longue ; les humiliations de Charles IV rendirent à Pétrarque toutes ses douleurs, et quand le pauvre empereur reprit le chemin des Alpes, ce furent de nouveaux reproches (Voyez XXVI).

[38] Votez Sismondi. Je cite souvent cet auteur, parce que son érudition m'a été d'un grand secours, et que est permis à celui qui vient le dernier de profiter des travaux antérieurs, il n'est permis à personne de s'attribuer, par des citations trompeuses, les découvertes et l'érudition d'autrui. Cela ne veut pas dire qu'il faille accepter toujours le récit de Sismondi et ses opinions souvent injustes par prévention. Je ne cherche en lui que les faits matériels, si nombreux dans son livre ; j'y ajoute ceux qui me paraissent dignes de remarque, quoique oubliée par lui, et encore je me réserve le droit de disposer les faits comme je l'entends.

[39] Pétrarque, Epist. seniles, v-1, Boccace. — Bernabo, en qualité de seigneur, ne pouvait manquer d'avoir aussi sa part d'éloges ridicules : Pétrarque adresse une lettre en vers à Marc, fils aîné de Bernabo, au moment de sa naissance (Epist. metr., lib. III.)

[40] Voyez ch. XXIV, § II.

[41] Sismondi, tom. VI.

[42] Daru, Hist. de Venise. Voici quelques détails qui prouvent quel était le genre d'autorité du doge. — En 1355 il avait comme nous l'avons dit plus haut, que le doge élu était forcé d'accepter. Il fut encore réglé cette année-là que tous les mois on s'assurerait si le doge était exact à payer les gens et les dépenses de sa maison, et que faute par lui de le faire, les avogadors retiendraient sur ses revenus une somme suffisante pour y pourvoir ; qu'il ne pourrait employer les deniers publics aux réparations ou à l'embellissement du palais ducal, sans y être autorisé par ses conseillers, par les trois quarts des membres de la quarantie, et par les deux tiers des voix du grand conseil. On ajouta en 1367 que dans les conseils, le doge ne pourrait jamais être d'un avis contraire à celui des avogadors, parce que les avogadors étaient chargés de voter dans l'intérêt de la république ; que dans les six premiers mois de son élection il serait obligé d'acheter au moins une robe de brocard d'or. Après l'avoir réduit, en 1388, au titre de messer, ou régla, en 1400, que le doge ne pourrait plus appeler personne en justice ; que ses armoiries ne seraient placées ni sur les drapeaux, ni sur aucun navire, ni sur aucun édifice, excepté dans l'intérieur du palais ducal ; que les avogadors pourraient le traduire en jugement ; que personne ne serait autorisé à tirer des archives de la république aucune pièce secrète. Ainsi s'accomplissait de jour en jour ce mot de Pétrarque : Les doges ne seront plus que les serviteurs couronnés de la république.

[43] Schœll, Cours d'histoire des États européens.

[44] Voyez Sismondi.

[45] Muratori.

[46] Les fonctions des provéditeurs sont expliquées dans la vie d'André Gritti, par Nicolas Barbadigo. — Voyez Daru.

[47] Voyez Daru, Histoire de Venise.

[48] Voyez Giornale naplo., t. XX, rerum italicarum. — Giannone, Hist. civil.

[49] Raynaldi, ad annum 1392, III.

[50] C'est ce prince qui est connu sous les noms de bon René, ou de bon roi René. Ce prince aimait moins le gouvernement que l'étude. Il s'occupait de mathématiques, d'astronomie et d'astrologie judiciaire. Il n'aimait pas moins la peinture : il reste encore de lui des miniatures, des vitres peintes ; un de ses tableaux est au musée de Rennes. On raconte qu'il était occupé à peindre une perdrix grise lorsqu'on lui apprit la perte du royaume, et que cette nouvelle n'interrompit pas son travail. Son goût pour la vie pastorale est encore plus célèbre. Il s'habillait en berger, sa femme en bergère, et tous deux menaient paître leurs troupeaux.

J'ay un roy de Sicile

Vu devenir berger,

Et sa femme gentille

Faire même métier ;

Portent la pannetière

Et houlette et chapeau,

Jugeant sur la fougère

Auprès de son troupeau.

[51] Sismondi, ch. XXIII.

[52] Daru, Histoire de Venise.

[53] Daru, Histoire de Venise.

[54] Voyez dans Daru, le Statut des inquisiteurs d'État : Nous, seigneurs, inquisiteurs d'État, devant régler notre statut ou capitulaire pour nous et pour les successeurs qui nous seront donnés dans la suite des temps, nous ordonnons

Que tous nos ordres et statuts devront être écrits de la main propre d'un de nous, et ainsi à l'avenir, sans l'intervention d'aucun secrétaire, pour ce qui regarde les règles générales ; mais nous pourrons nous servir de secrétaire pour les actes qui seront faits en exécution de nos ordres.

Ce capitulaire sera serré dans une cassette dont chacun de nous gardera la clef à son tour pendant un mois, afin que chacun puisse se le bien mettre dans la mémoire.

Toutes les procédures de notre magistrature seront totalement secrètes ; ni nous, ni nos successeurs, ne porteront le moindre insigne de notre dignité.....

Nous et nos successeurs, nous tâcherons d'avoir toujours le plus grand nombre d'espions qu'il sera possible, tant de l'ordre noble, que de la bourgeoisie, ou de la populace, et aussi du clergé. On leur donnera à tous la certitude que, s'ils apportent à notre tribunal quelque relation importante, ils recevront pour récompense, ou la grâce de quelques condamnés, ou l'expectative de fonctions publiques, ou d'autres privilèges, ou encore de l'argent, si aucune des autres choses ne leur convient. Il n'y aura pas de salaire fixe, mais chacun sera récompensé selon le service qu'il aura rendu.....

Le lendemain du jour où le grand conseil se sera réuni, notre tribunal devra se réunir aussi, et faire un examen diligent de ceux qui auront été choisis pour quelque office qui donne entrée au conseil des pregadi : nous examinerons la réputation, la fortune, tes mœurs de celui qui aura été élu ; et si quelque raison porte à le croire suspect, il serai mis sous la surveillance de deux espions, qui ne se connaitront pas entre eux, et qui devront l'observer dans tous les pas qu'il fera, dans toutes les affaires qu'il traitera, et noue en donner connaissance. Si les deux espions ne découvrent rien nous lui enverrons quelque personne sûre qui lui parle pendant la nuit, et l'engage, pour une récompense considérable, à trahir les intérêts publics auprès de quelque ambassadeur. Alors si ce noble ne vient pas aussitôt nous dénoncer cette proposition, quand même il ne promettrait pas de l'accepter, qu'il soit enregistré par notre secrétaire sur un livre intitulé Livre des Suspects, et que les inquisiteurs l'aient toujours en vue pour savoir se garder de lui......

Tout ambassadeur choisi par le sénat pour aller réside. dans une cour étrangère devra être appelé à notre tribunal avant de partir, si il lui sera recommandé de gagner, dés son arrivée, ta faveur de quelque membre du conseil secret du roi chez lequel il résidera, afin de pénétrer les desseins et les intérêts de cette cour, et surtout de connaitre les dépêches qui pourraient lui être adressées par son ambassadeur résidant à Venise. Et tout ce qu'il jugera important il devra l'écrire, non pas au sénat, mais à nous, qui lui ferons connaître de quelle manière il doit se conduire .....

S'il arrive que notre autorité doive faire donner la mort à quelqu'un, la chose devra se faire non publiquement, mais secrètement : on noiera dans un canal pendant la nuit.

Si quelque artisan passe dame un autre pays pour y exercer son industrie au détriment de notre virile, il sera immédiatement rappelé. S'a n'obéit pas, ses plus p roches parents seront emprisonnés, afin qu'effrayé par là il prenne la résolution de revenir, et s'il revient on lui donnera pardon du passé, et on lui permettra de se rétablir à Venise. S'il s'obstine à ne pas revenir, malgré l'emprisonnement de ses parents, il devra être tué là où il se trouvera ; et, après sa mort, on délivrera les parents de prison. Tout consul de notre nation ou tout autre ministre résidant en pays étranger sera chargé de sur-veiner toute nouveauté préjudiciable à la république, et de nous en avertir.

Si quelque noble mécontent a l'habitude de mal parler du gouvernement, soit averti deux fois ; qu'à la troisième il lui soit défendu de paraître sur la voie publique, et dans aucun des conseils pendant deux ans. S'il n'obéit pas à l'avertissement, ou si, au bout de deux ans, il retourne son vomissement, qu'il soit noyé comme incorrigible : Caso che... tornasse a vomito, sia come incorrigibile mandato ad annegar.