HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

QUATRIÈME PÉRIODE, 1294-1453

 

CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME.

 

 

Boniface VIII ; les papes captifs à Avignon, agitation dans Rome, Rienzi. — Grand schisme, conciles de Pise, de Constance et de Bâle. — Affaiblissement de l'influence temporelle des papes ; leur autorité s'affermit dans l'État ecclésiastique.

 

I

La maison d'Anjou, établie à Naples par l'autorité pontificale, exerçait dans l'État ecclésiastique une insolente domination, lorsque, par l'abdication forcée de Célestin V, le cardinal Benoît Gaetano devint pape, sous le nom de Boniface VIII (4 décembre 1294). Ce pontife, destiné à subir les outrages de la maison de France, apportait au gouvernement de l'Église une grande force de volonté et un sentiment profond des droits spirituels et temporels du Saint-Siège. Il quitta Naples inopinément, et, par sa seule présence, il reconquit sur les factions étonnées sa place et son autorité dans Rome. Après avoir annoncé un maitre aux Colonna, ses ennemis, il soutint hautement l'archevêque de Lunden, échappé des prisons du roi de Danemark, et, s'interposant entre les familles d'Anjou et d'Aragon, il fit conclure le traité d'Anagni (1295).

Une querelle s'émut l'année suivante (1296) entre le pape et le roi de France ; les biens ecclésiastiques, en furent la cause. Comme les banqueroutes ne suffisaient pas aux guerres iniques contre le roi d'Angleterre et le comte de Flandre, Philippe le Bel en dépit des canons alors reconnus par toute l'Europe, prétendit soumettre le clergé aux mêmes exactions que les laïques. Boniface VIII ayant réclamé par la bulle Clericiii laicos, qui défendait au clergé de rien payer sans la permission du pape, le roi interdit aux étrangers la liberté du commerce en France, et aux Français l'exportation de l'or, de l'argent, des joyaux, des chevaux, des vivres, des munitions de guerre, sans une autorisation royale. Les lettres qui suivirent de l'une et l'autre parts annonçaient également la volonté de ne pas céder. Si tu avais eu l'intention, disait Boniface, d'étendre ces ordonnances à nous, à nos frères les prélats, aux églises et à leurs biens, en portant une main téméraire sur des choses qui n'appartiennent pas aux princes séculiers, tu serais tombé dans l'excommunication, comme violateur de la liberté ecclésiastique. Le roi répliquait grossièrement que les prélats étaient nourris, engraissés, bouffis des bienfaits royaux, et il demandait s'il ne valait pas mieux employer leurs biens à la défense de l'État qu'à l'entretien d'une garde-robe, d'une écurie et d'une table somptueuse. Toutefois, la querelle s'apaisait promptement. L'archevêque de Reims demanda la permission de contribuer aux besoins de l'État et le pape, l'accordant (1297), ajouta que les prélats pourraient faire un don au roi, séparément, et non en corps. Quelques mois après, la bulle Clericii laicos fut restreinte aux circonstances ordinaires, et la banne intelligence fut rétablie. Une autre bulle (août 1297) mit l'aïeul du roi, Louis IX, au nombre des saints, à la grande joie de tous, et une sentence arbitrale demandée par Philippe le Bel, et prononcée par Boniface VIII, devait terminer la guerre de l'Angleterre et de la France. Délivré de ce côté, le pape s'efforça d'en finir à Rome avec la famille gibeline des Colonna. Deux cardinaux de ce nom, Jacques et Pierre accusaient le pontife de s'être fait élire par brigue, et leur neveu avait arrêté et pillé sur la route d'Anagni les effets du pape. Cités pour rendre compte, les Colonna s'étaient enfermés dans Palestrina leur place forte, et n'avaient point été intimidés par une bulle qui déposait et privait de toute dignité ecclésiastique les deux cardinaux, et confisquait les biens des frères Étienne Agapet et Sciarra Colonna. Ils répondirent avec outrage, et voulurent braver la croisade prêchée contre eux. Il fallut céder en 1298, et rendre Palestrina, qui fut démolie et remplacée par Civita Papale : ils reçurent l'absolution.

Quelques jours auparavant, le fils de Rodolphe de Habsbourg, Albert d'Autriche avait tué à Gœlheim l'empereur Adolphe de Nassau ; il régnait à sa place, reconnu par tous les électeurs, et recherchait l'adhésion de Boniface VIII. Mais le pontife manifestait son courroux ; il s'écriait : Tombe sur moi la colère du ciel, si je ne venge la mort du roi Adolphe ! Il repoussait Albert, l'époux d'une sœur de Conradin ; et, au lieu de répondre aux ambassadeurs impériaux, il se couronna lui-même de la couronne impériale, arma sa main d'un glaive, et dit, en s'asseyant sur le trône : C'est moi qui suis César : je suis l'empereur. Albert, irrité, chercha un allié contre le pape, et trouva Philippe le Bel, qui n'était pas content de la sentence arbitrale. Le roi et l'empereur s'entendirent entre Metz et Vaucouleurs (1299), en même temps que les Colonna, chassés de Rome pour leur turbulence nouvelle, cherchaient un asile en France. Philippe le Bel les reçut bien, comme les ennemis de son ennemi.

Cependant le jubilé séculaire venait d'être célébré pour la première fois (1300) ; de nombreux pèlerins avaient visité l'église des apôtres Pierre et Paul, et les indulgences promises annonçaient que tous les cent ans Rome serait le rendez-vous du monde. Boniface VIII, ayant érigé un nouvel évêché à Pamiers sans la permission de Philippe le Bel, nomma Bernard Saisset évêque de cette ville et vicaire apostolique en France. Dans ces circonstances, une perfidie mit le comte de Flandre et deux de ses fils aux mains du roi français (voyez ch. XXI), et leur captivité décida la confiscation de leur terre. En Allemagne, Albert, par trop de sévérité, ayant alarmé les électeurs, quelques-uns parlèrent d'examiner son élection et de la casser. Boniface intervint dans les affaires d'Allemagne et dans celles de France. Il écrivit d'abord aux électeurs ecclésiastiques (1301) qu'il ne pouvait se taire plus longtemps sans paraître approuver un rebelle coupable de régicide. Il ordonna Albert de comparaître à Rome par délégués, pour y prouver son innocence, dans un délai de six mois, et le déclara par avance incapable de régner, s'il résistait à la sentence pontificale. Quant aux sbires de France, Bernard Saisset, chargé d'exiger la liberté du comte de Flandre, s'acquitta maladroitement de son message, affirmant que la ville de Pamiers n'appartenait pas au roi, que lui-même n'avait d'autre chef spirituel et temporel que le pape, et menaçant le roi d'excommunication et la nation d'interdit, si Gui de Dampierre n'était délivré. Philippe le Bel le chassa de sa présence, le fit surveiller dans son diocèse, l'emprisonna, et, par le conseil du garde des sceaux Pierre Flotte, le renvoya, accusé de félonie et de trahison, devant son métropolitain. Aussitôt Boniface VIII lança la bulle Ausculta fili (1301), et convoqua un concile à Rome pour réformer la conduite du roi.

Albert résistait, et par les armes il forçait les électeurs l'un après l'autre à le reconnaître, Philippe le Bel lutta avec plus d'opiniâtreté encore. La bulle soumettait le temporel au spirituel, refusait au roi le droit de conférer les bénéfices, lui reprochait d'usurper les revenus des sièges vacants, de violer les immunités ecclésiastiques, et d'altérer la monnaie. Philippe le Bei commença par les injures, appela Boniface VIII un prétendu pape, lui envoya peu ou point de salut, et fit brûler la bulle au palais, en présence de tous les seigneurs (11 février 1302). Un parlement ensuite convoqué, où parurent pour la première fois les députés des communes, entendit les récriminations de Pierre Flotte, et déclara qu'il ne reconnaîtrait jamais d'autre supérieur que Dieu et le roi au temporel. Chacun des ordres, au nom des libertés gallicanes, signifia ses volontés au pape en faveur du pouvoir despotique du roi[1]. Le clergé demandait de n'être point appelé au concile de Rome, parce que le roi leur avait défendu ce voyage ; la noblesse déclarait la guerre au Saint-Siège, et promettait de ne la pas finir, quand aréole le roi le voudrait ; le tiers état, faisant étalage d'érudition, prouvait, par l'histoire depuis Charlemagne et par des injures, que les prétentions du pape étaient mal fondées ; tous se livraient au roi pour s'affranchir désormais du pouvoir pontifical, leur seule protection. Le pouvoir royal de France, qui, tout en portant en soi son bienfait, n'était pas moins un despotisme, avait besoin d'ôter aux nations la garantie de l'Église.

Le pape traita avec une indulgence dédaigneuse l'Église de France, cette fille folle, à qui une mère tendre voulait bien pardonner ses discours insensés. Il réserva la vigueur de son indignation pour le garde des sceaux, Pierre Flotte, ce Bélial, ce malheureux cyclope, borgne de corps, plus borgne d'esprit, qui entraînait le roi son maitre au précipice. Dans un consistoire tenu à Rome, il fit déclarer par un cardinal qu'il n'y a qu'un chef dans l'Église, qui est le pape, et que les affaires temporelles des royaumes peuvent être jugées par le pape, à cause du péché qui s'y commet. Il prit lui-même la parole, et affirma qu'il n'avait pas dit que le roi tînt son royaume, du pape, mais bien que, pour le péché, le pape pût juger le roi ; qu'il était disposé à agir encore avec bienveillance ; mais que, si le roi ne s'amendait pas, il le traiterait comme un petit garçon. Quelques jours après, le concile indiqué fut tenu à Rame (octobre 1302) ; on y vit, malgré les ordres de Philippe le Rel, quatre archevêques français, trente évêques et six abbés. La décrétale Unam sanctam y fut publiée ; elle définissait que l'Église est une, sainte, catholique et apostolique, qu'elle n'a qu'un chef, qu'elle a deux glaives, l'un spirituel, l'autre temporel, celui-ci subordonné au premier, le premier employé par l'Église, l'autre pour l'Église par les princes. Une autre décrétale signifia aux souverains qu'ils devaient répondre aux ajournements de l'audience apostolique ; une troisième excommunia quiconque arrêterait ceux qui voudraient aller à Rome.

Philippe le Bel et ses hommes de loi se surpassèrent eux-mêmes. Au parlement de 1303 il ne vint que deux archevêques et trois évêques. Le clergé, hésitait maintenant ; mais l'avocat du roi, Guillaume Nogaret, dédommagea son maître par le ton hautain de ses discours : il prétendait que Boniface n'était point pape, mais un intrus, un voleur, un brigand, un hérétique, un simoniaque, l'ennemi de Dieu et de l'Église ; un malheureux enfin que le roi, protecteur de l'Église, était obligé en conscience de faire arrêter. Sa colère dut augmenter encore, lorsqu'un légat apporta des instructions nouvelles. Boniface VIII et Albert d'Autriche s'étaient réconciliés. Boniface, en reconnaissant Albert, avait comparé la puissance impériale au soleil, lui soumettant tous les autres princes pour abaisser l'orgueil des Français. Par là il avait privé Philippe le Bel de son allié, et il lui fixait les conditions de la paix. Le roi révoquera la défense faite aux prélats d'aller à Rome ; il ne saisira point les biens ecclésiastiques ; il se justifiera d'avoir brûlé la bulle ; il réparera les altérations de la monnaie et le mal qui en est résulté ; il rendra la ville de Lyon à son archevêque : autrement, le légat procédera spirituellement et temporellement contre le roi. Philippe le Bel ne répondit pas ; il fut excommunié (avril 1303), et l'empereur chargé de prendre possession de la France.

Aussitôt, un nouveau parlement convoqué au Louvre (juin 1303) entendit un autre homme de loi Guillaume du Plessis, qui produisit vingt-neuf chefs d'accusation contre Boniface VIII, et proposa d'en appeler à un concile général. Le roi appela le premier : trente-neuf prélats gallicans adhérèrent à cet appel ; un grand nombre d'évêques, de villes de seigneurs, de corporations religieuses, envoyèrent leur adhésion, et Nogaret fut chargé d'aller en porter signification au pape, avec l'ordre secret de le saisir et de l'amener à Lyon ; car il fallait de la prudence : Albert d'Autriche venait de déclarer que la puissance impériale ayant été transférée des Grecs aux Germains par la puissance apostolique, et le droit d'élire l'empereur conféré à certains princes par cette même puissance, tout empereur romain était obligé de protéger l'Église et de défendre le pape contre ses ennemis. Il fallait aussi de l'activité ; une bulle était prête pour le 8 septembre, qui délierait du serment de fidélité tous les sujets de Philippe le Bel, et tous les autres rois, des traités conclus avec lui. Nogaret, accompagné de Sciarra Colonna, passa donc en Toscane, y enrôla rapidement des soldats, et leur donna, rendez-vous sous les murs d'Anagni, où le pape s'était retiré.

Le 7 septembre, le fleurdelisé entra dans Anagni ; les siens, arborant l'étendard Français, se mirent a crier : Meure le pape Boniface vive le roi de France, et les bourgeois d'Ana ni se joignirent à eux pour assiéger le palais du pape. Boniface VIII avait alors quatre-vingt-six ans ; sa fermeté parut l'abandonner un moment. Comme il demandait à traiter, on ne voulait lui donner que quelques heures, et exiger le rétablissement des Colonna et sa propre abdication. Oh ! que cette proposition est dure ! dit-il tristement. Puis, se ressouvenant de lui-même : Non ; puisque je suis trahi comme le Sauveur du monde, et livré entre les mains de mes ennemis, je veux mourir pape. Il posa la couronne sur la tête, revêtit ses habits pontificaux, et, tenant les clefs à la main, il s'assit sur son trône pour attendre l'ennemi. Les portes brisées donnèrent bientôt passage aux pillards ; tous les trésors eurent disparu en un instant ; et Nogaret, s'approchant de Boniface, le somma de se présenter devant un concile. Je me consolerai aisément, lui dit le pape, d'être condamné par des patarins tels que toi ; et il ajouta de vifs reproches à Philippe le Bel. Alors, si l'on en croit une tradition, Sciarra Colonna, s'approchant du vieillard, le souffleta de son gantelet de fer, sous la protection du roi de France. Nogaret, du moins, lui sauva la vie, pour le réserver à l'humiliation d'un jugement. Je vois, s'écrie Dante, le Christ captif dans la personne de son vicaire, livré une seconde fois à la dérision et flagellé entre des voleurs. Mais le troisième jour le peuple d'Anagni se souleva ; dix mille hommes vengèrent sur les soldats de Nogaret la victoire des légistes, et le pape, délivré, revint à Rome pour y tenir un concile ; mais il n'eut pas un mois à lui : il mourut de fatigue, le 11 octobre 1303.

 

II

Le roi de France venait d'abuser des exemples de son aïeul saint Louis, et de sa puissance. Saint Louis avait bien rédigé une pragmatique et opposé quelque résistance à l'Église romaine ; mais jamais le bon saint homme n'eût fait telle mauvaiseté ou telle villenie que Philippe le Bel et ses successeurs pendant quatre-vingts ans. Philippe le Bel, que le poète italien appelle la peste de la France et qui ne fut pas moins celle de l'Église, après le premier coup porté au Saint-Siège dans la personne de Boniface, devait dignement terminer son règne par h translation de la papauté à Avignon. Aucun roi ou empereur n'avait jamais tant osé contre l'Église, et d'ailleurs Nogaret ayant été vaincu après deux jours de triomphe, le succès n'était pas lit pour justifier l'audace Le roi de France rougit donc tin moment de ce qu'il avait ordonné, et, tout en menaçant encore, il demanda l'absolution au nouveau pontife Benoît XI. Il l'obtint pour lui-même ; il vit rétablir les Colonna dans leurs biens et dans leurs honneurs ; mais il n'obtint pas la convocation d'un concile ni la condamnation de la mémoire de Boniface VIII ; il ne put empêcher une bulle d'excommunication contre Nogaret et Sciarra Colonna, contre tous ceux qui avaient contribué aux mêmes attentats, contre tons ceux qui les avaient conseillés ou favorisés. Aussi Benoît XI ne vécut pas longtemps ; il mourut (1304) empoisonné, disent les Italiens, et le conclave de Pérouse s'étant divisé en deux factions, rune italienne l'autre française, l'occasion sembla s'offrir à Philippe le Bel de mettre la papauté dans sa dépendance.

Il y avait en France un archevêque de Bordeaux, Bertrand de Got, ennemi de Philippe le Bel et de Charles de Valois, mais qui se montra capable de sacrifier sa haine à son ambition. Les cardinaux étant enfin convenus que le parti italien proposerait trois candidats et que le parti Français choisirait entre eux, les Italiens proposèrent Bertrand de Got, avec deux autres Français. On prétend que Philippe le Bei, aussitôt prévenu, manda cet ennemi à l'abbaye de Saint-Jean d'Angély, et que, lui montrant comment il dépendait de ses royales intrigues de le faire pape, il obtint d'abord son amitié, ensuite six conditions : absolution du péché que le roi avait commis en faisant arpéger Boniface VIII, l'absolution de tous les serviteurs du roi, la concession au roi des décimes du royaume pendant cinq ans, la promesse de flétrir la mémoire de Boniface VIII, le rétablissement des Colonna, sans aucune exception dans leurs biens et dignités ; la sixième condition ne fut pas dite, et fut promise sans être connue. A ce prix Bertrand de Got fut élu pape, sous le nom de Clément V (1305) ; il appela les cardinaux à Lyon, et s'y fit couronner. Au lieu de venir à Rome où il était attendu, il s'arrêta à Poitiers, déclara que la décrétale Unam sanctam ne portait aucun préjudice au royaume de France, et révoqua la bulle Clericis laicos ; en 1309, il se fixa dans Avignon, sur le territoire du comte de Provence, loin de Rome, et sous la main des rois français. Ainsi commença, selon l'expression des Italiens, la nouvelle captivité de Babylone, qui dura soixante-dix ans comme la première, mais où les captifs ne furent pas, comme Daniel, élevés en dignités, et constitués seigneurs sur les provinces de Nabuchodonosor.

Philippe le Bel, dès l'an 1307, réclamait la flétrissure de la mémoire de Boniface VIII et la condamnation des templiers. Cet ordre, corrompu par ses richesses, était devenu terrible par sa puissance, et, depuis qu'il ne servait plus à la défense de la chrétienté, il semblait menacer les rois. Ses vastes possessions répandues. dans toute l'Europe, divisées en provinces, chacune gouvernée par un prieur, de Castille, d'Aragon, de Portugal, de France, d'Auvergne, de Normandie, d'Aquitaine, de Provence, d'Angleterre et d'Allemagne, affranchies de toute juridiction civile et ecclésiastique, ne reconnaissant pour chef que le grand maitre, tous ces biens, tous ces privilèges, formaient des États indépendants dans les États. On croyait facilement que leurs emblèmes mystérieux et leurs cérémonies secrètes avaient quelque chose d'impie et d'idolâtrique, et dans les procédures qui suivirent, il y eut des aveux ai précis et si libres qu'il est difficile d'admettre l'innocence de l'ordre entier. Ce qui a fait illusion dans ce procès, et ce qui entretient encore l'incertitude sur la justice de la condamnation des templiers, c'est le caractère odieux de Philippe le Bel leur ennemi et la rapacité dévorante dont il convoitait leurs biens : car ce fut lui qui commença, arrêtant tous les chevaliers qui se trouvaient dans son royaume. Une bulle, du 22 novembre 1307, ordonna une arrestation pareille dans tous les États chrétiens ; le grand maitre Jacques de Molay, et quatre dignitaires de l'ordre, interrogés par le pape sans qu'on les mit à la torture, se reconnurent coupables d'impiétés, et protestèrent qu'ils disaient vrai en s'accusant. Une autre bulle (1388) envoya à l'empereur, aux rois, aux archevêques, l'annonce d'un concile général, et les différents chefs d'accusation sur lesquels les prisonniers devaient être interrogés.

Philippe le Bel n'avait pas trouvé dans Clément V autant de docilité qu'il en attendait. Le pontife avait renvoyé au prochain concile le jugement de Boniface VIII ; il avait promis de faire élever à l'empire Charles de Valois, et secrètement il avait averti les électeurs de choisir un autre empereur ; il manifestait la volonté de défendre les droits pontificaux ; il frappa de ses sentences les Vénitiens qui prétendaient acquérir par une vente la ville de Ferrare, cédée à l'Église ; enfin, il semblait vouloir employer la justice dans le jugement des templiers. Aussi Philippe le Bel procédait à sa manière, arrachait des aveux par la torture, ou faisait périr les opiniâtres dans les tourments. De leur côté, Édouard Ier d'Angleterre avait mis les chevaliers en prison, Charles II de Naples avait fait brûler tous les chevaliers provençaux. Tandis que l'archevêque de Compostelle déclarait à Salamanque les templiers innocents, un synode de Paris en condamna cinquante-cinq au feu comme relaps.

Un concile général s'ouvrit à Vienne (en Dauphiné), le 16 octobre 1311, et fut averti qu'il avait un triple but : une croisade la réforme des membres de l'Église, et la condamnation des templiers. Philippe le Bel eut de quoi s'étonner lorsque, dans la première séance, le pape, au lieu d'examiner les crimes prétendus de Boniface VIII, déclara que Benoît Caetano avait été légitime pasteur de l'Église, et qu'il était mort catholique. Lorsque, après un intervalle de cent soixante-neuf jours, la seconde séance fut ouverte, le roi ayant pris place, le pape lui fit communiquer cette décision ; deux chevaliers catalans se présentèrent armés, déclarant qu'ils étaient prêts à défendre la mémoire de Boniface VIII, et le concile décréta que les actes du roi de France contre un pape ne prouvaient pas la culpabilité de celui-ci. Mais le roi de France fut dédommagé par la suppression des templiers, prononcée dans cette session, et par la bulle Ad providam Christi vicarii, qui réservait au pape le jugement de quelques-uns, et renvoyait les autres devant les synodes provinciaux, donnait l'absolution et des rentes sur les biens de l'ordre aux chevaliers qui avaient abjuré leurs erreurs et livrait les relaps à la justice séculière. Le concile, après avoir publié une croisade, et rédigé quelques décrets sur les ordres monastiques, fut dissous dans la troisième séance, le 3 mai 1312. Trois jours après, une bulle transmit aux hospitaliers tous les biens-fonds des templiers, pour entretenir une flotte de cent vaisseaux contre les Turcs ; en France les biens-meubles des condamnés furent partagés entre le pape et Philippe le Bel ; la maison du prieur de la province de France, le Temple de Paris, devint la propriété du roi ; elle a été la prison de Louis XVI.

La captivité des papes à Avignon ne leur enlevait pas leur puissance sur l'État ecclésiastique, ni la suzeraineté sur le royaume de Naples. Les rois de France ne prétendaient que faire exercer l'autorité pontificale à leur profit ; ils voulaient même conserver aux papes cette suprématie temporelle qui avait commandé aux rois et aux peuples, et, en dirigeant les actes des pontifes, imposer ainsi leur propre volonté au monde. Le XIVe siècle, comme les deux précédents est rempli de ces actes solennels qui jugent les rois, les reconnaissent ou les déposent, et qui sanctionnent ces sentences politiques par l'excommunication. Mais, le roi de France apparaissant derrière les papes choisis par lui, quelquefois achetés, toujours obéissants par ambition ou par crainte, la suprématie temporelle perdit sa considération, et le grand schisme, la suspendant forcément, lui porta le dernier coup. Au contraire, la seigneurie sur Rome et sur l'État ecclésiastique, si longtemps contestée par les empereurs ou par les factions, s'affermit malgré les troubles que produisit souvent l'éloignement des pontifes, et devint une véritable royauté au milieu du XVe siècle. Quant à la primauté spirituelle du pape sur toute l'Église, elle ne fut altérée ni par la volonté des rois de France, ni par les désordres du grand schisme : elle est immortelle parce qu'elle est divine[2].

Aussi Clément V avait donné (1369) la royauté de Naples à Robert, puîné de Charles II, au préjudice du Hongrois Charobert qui avait pour lui le droit de représentation. Il avait arraché Ferrare aux Vénitiens, en appelant contre ces excommuniés les rois d'Aragon, de Naples, de Sicile, les princes d'Acarnanie, d'Achaïe, de Tarente, et il maintint son interdit pendant quatre ans. Il permit à l'empereur Henri VII de se faire couronner à Rome, et l'excommunia pour avoir menacé le roi de Naples. Ce fut son dernier acte. Ses commissaires venaient de juger à Paris, et de condamner au feu comme relaps, le grand maitre des templiers Jacques de Molay et un Grand dignitaire de l'ordre, qui tous deux avaient rétracté leurs premiers aveux. On raconte qu'au milieu des flammes le grand maître cita à comparaître devant Dieu le pape dans quarante jours, et le roi de France dans un an. Clément mourut en effet le 20 avril 1314, et Philippe le Bel le 29 novembre.

Jean XXII fut élu par le conclave de Carpentras transféré à Lyon. Ce pontife, qui laissa en mourant de grands trésors, commença le démêlé des papes avec l'empereur Louis de Ravière. Il refusa de reconnaitre ce prince, réclama pour lui-même le droit de nommer un vicaire impérial pendant la vacance de l'empire[3], et, en 1323, un premier acte, appelé procès, qui déposait l'empereur. Tandis que celui -ei en appelait à un concile générai, Jean XXII, le roi de France Charles IV, et le roi de Naples Robert, cherchaient ensemble de quelle manière ils feraient passer l'empire à un prince français. Louis de Bavière ayant résisté à deux autres procès, et s'étant fait couronner à Rome par des laïques (1328), le couronnement fut cassé par le pape. Enfin, comme il offrait d'abdiquer, Jean XXII refusa de croire à ses intentions, et publia contre lui l'aggravation qui parut à toute l'Allemagne une offense nationale. Benoît XII succéda à Jean XXII (1334) ; il protesta d'abord de son indignité, renvoya dans leurs diocèses tous les prélats qui grossissaient la cour d'Avignon, et abolit plusieurs usages par lesquels Jean XII amassait de l'argent. Il disait au roi de France : Si j'avais deux âmes, j'en donnerais une pour vous, mais je n'ai qu'une âme, et je dois la sauver. Cependant, plus timide que son prédécesseur, il fut moins libre encore ; il voulut se réconcilier avec Louis de Bavière, et ne put en obtenir la permission. Les cardinaux français s'y opposaient, le roi de France vint lui-même à Avignon ; Benoît XII répondit aux ambassadeurs impériaux que le repentir de leur maitre n'était pas sincère ; une autre fois il dit, en pleurant, que les menaces du roi de France l'empêchaient d'absoudre l'empereur (1338). L'Allemagne frappée de l'interdit, depuis 1324, respecta moins dès ce moment les censures de l'Église ; à Francfort les états osèrent lever l'interdit de leur seule autorité ; les électeurs formèrent à Rense la première union électorale ; et une constitution sur l'indépendance de l'empire qui refusa au pape le droit de confirmer l'empereur. Cet acte inouï d'un interdit levé par des laïques ne s'exécuta qu'en partie ; en plusieurs lieux les prêtres ne cédèrent qu'à la violence populaire.

Benoît XII, pour sortir d'esclavage, avait voulu transférer son siège en Italie ; mais il n'avait trouvé aucune ville qui pat le recevoir. L'État de l'Église, depuis l'absence des papes, avait perdu l'unité et le repas. Les vassaux les plus puissants avaient réclamé leur indépendance, ou saisi l'autorité dans les villes municipales. A Ravennes, les Polentani gouvernaient sous un titre républicain, et avec l'assurance de l'hérédité depuis 1326. Les Malatesta dominaient à Rimini ; les Montefeltri à Urbin et à Spolète ; les Manfredi à Faenza ; les Vico à Viterbe les Colonna dans un bourg de la campagne de Rome. Les Ursini, puissants dans Rome même, étaient chefs des Guelfes[4]. Rome avait un sénateur annuel, et son conseil municipal des caporioni. Un légat paraissait dominer toutes ces dominations au nom du pape, mais au fond l'autorité du pape était à peine reconnue. Clément VI, successeur de Benoît XII (1342), acheva la ruine de Louis. de Bavière, et essaya d'abaisser les vassaux de l'État ecclésiastique. Il s'allia avec le roi Jean de Bohême, profita du mécontentement des électeurs, prononça les plus formidables imprécations contre le Bavarois, et fit élire Charles de Moravie qui avait d'avance renoncé aux droits impériaux sur Rome ; mais en même temps, Rome faillit lui être enlevée tout à fait par un nouveau tribun, Colas de Renzo, vulgairement appelé Rienzi.

Cet homme, fils du cabaretier Renzo (Laurent) et d'une blanchisseuse, avait beaucoup lu l'histoire des anciennes républiques. Il avait de l'éloquence, de celle-là surtout qui entraîne les masses populaires. Membre d'une ambassade qui vint prier Clément VI de reporter son siège à Rome, il harangua le pontife, et mérita l'admiration de Pétrarque. Dans Rome, Rienzi rassemblait le peuple autour des monuments de l'ancienne gloire romaine, et l'excitait par le souvenir du passé à se montrer digne de ses pères. Pour revenir à cette gloire, il fallait forcer au repos les barons romains, et renverser ces forteresses qu'ils avaient bâties et que défendaient des brigands. Enfin, un jour, au Capitole, il osa leur lire un règlement pour le rétablissement d'un bon État. Le peuple, émerveillé de ses promesses l'investit du pouvoir suprême, chassa les barons hors de la ville, et le vicaire du pape à Rome s'étant, prêté à la révolution, Rienzi et ce vicaire furent déclarés tribuns du peuple (1347).

Pétrarque célébra le premier cet heureux changement[5] ; l'Europe, et surtout les hommes de lettres, admirèrent sur parole. Rienzi concevait dans sa pensée une république universelle, où le monde devait entrer, et dont Rome serait le centre. Calao le sévère et le clément, le libérateur de Rome, le zélé pour le bien de l'Italie, l'ami du monde, le tribun auguste, tels étaient les titres dont il se parait, et dont il effraya Pérouse et Arezzo qui lui envoyèrent des ambassadeurs. Il faisait déjà le maitre du monde, citait à son tribunal Louis de Bavière et Charles de Moravie ; compétiteurs à l'empire, les électeurs qui prétendaient au droit de choisir l'empereur, le pape et les cardinaux qui résidaient loin de Rome. Puis, tirant son épée, il en frappa les airs de trois côtés, en disant : Ceci est à moi, ceci est à moi. Et pour qu'on ne doutât pas de sa puissance, il inventait des fêtes, recevait des couronnes, et se baignait, comme un empereur, dans le baptistère du grand Constantin. Mais après une victoire sur les barons de la campagne, le peuple se dégoûta de son tribun, resta insensible à son éloquence et le laissa accompagné de quelques satellites, traverser Rome dans toute sa longueur, du Capitole au château Saint-Ange. Rienzi cessa de régner après sept mois. Il se sauva en Hongrie, auprès du roi Louis le Grand.

Clément VI, comme suzerain et comme pape était le juge naturel de la reine Jeanne de Naples, accusée du meurtre de son époux. Il ne la condamna pas, faute de preuves, et acheta d'elle la ville d'Avignon (1348) et son territoire. En 1349, il annonça un jubilé pour l'année suivante, réduisant ainsi à moitié l'intervalle d'un siècle ordonné par Boniface VIII ; en 1350, pour reconquérir la Romagne, il créa son parent Hector de Durfort, comte de Romagne, et lui donna dix-huit cents chevaux. L'entreprise ne réussit pas. Jean de Manfredi, seigneur de Faenza, menacé, fut défendu par le plus grand nombre, et les Pepoli, seigneurs de Bologne, pressés par les Florentins, repoussés par le peuple, vendirent leur ville à l'archevêque de Milan Jean Visconti. L'archevêque brava la citation de Clément VI, et tenant une croix d'une main et tirant une épée de l'autre, il dit aux envoyés du pontife : Voilà mes armes spirituelles et temporelles ; par les unes je défendrai les autres. La Romagne et les autres parties de l'État ecclésiastique restèrent donc la possession des tyrans ; une compagnie d'aventuriers commandés par le condottiere Montréal d'Albano y joignit ses ravages, et le peuple de Rome installant au Capitole Jean Cerroni, avec le titre nouveau de recteur, chassait la noblesse, et la rappelait pour l'opposer aux seigneurs des autres villes.

Clément VI étant mort en 1352, Innocent VI, qui le remplaça, nomma le cardinal Albornoz son vicaire dans la haute et dans la moyenne Italie, avec la charge de soumettre la Romagne : et quelque temps après il lui envoya Rienzi, que l'empereur Charles IV avait livré à Clément VI, et dont l'éloquence pouvait être utile. Le plus dangereux ennemi du pape était Jean de Vico qui portait le titre de préfet de Rome, et régnait en maitre sur Viterbe, Orvieto, Trani, Amelia, Marta et Canina. Rienzi, décoré par le pape du titre de sénateur, était vivement attendu et appelé par les Romains ; mais le légat refusait de le laisser partir, si les Romains ne s'armaient pas contre Jean de Vico. Le superbe seigneur succomba ainsi. Le peuple de Viterbe et d'Orvieto révolté, et les Romains unis à Albornoz le dépouillèrent de ses villes qui rentrèrent dans leurs libertés municipales. Rienzi, accordé enfin aux Romains, n'inquiéta pas longtemps par sa puissance l'autorité pontificale : il rétablit l'ordre, mais fit décapiter Montréal, qui l'avait d'abord secouru, et commença par cette ingratitude de s'attirer la haine publique ; il l'augmenta par le meurtre de Pandolfe que tous les Romains estimaient, et quand il fallut soutenir la guerre contre les Colonna, et lever des impôts pour payer ses troupes, le peuple ameuté répondit : Vive le peuple, meure le tyran Colas de Renzo ! Rienzi, abandonné au Capitole, et entouré de flammes, voulut parler du haut d'une fenêtre, et reçut une pierre au bras. Descendu le long d'un drap sur la terrasse de la chancellerie, on le vit ôter, remettre, puis ôter ses armes, et il disparut. Tandis qu'on le cherchait, il essayait de fuir, enveloppé dans le manteau du portier, et chargé de couvertures, comme s'il revenait du pillage. Mais, devant la dernière porte, un Romain l'arrête, en criant : Où vas-tu ? Alors jetant son fardeau et levant la tête : Je suis le tribun, dit-il. On le saisit, on le conduit au bas de l'escalier du Capitole, au lieu même où il faisait lire les condamnations. Mais ses ennemis rassemblés à l'entour n'osaient le toucher ; les bras croisés sur la poitrine, attendait silencieusement qu'on décidât de sa vie. Enfin, il allait leur parler, quand un boucher le frappa au ventre ; son corps traîné dans les rues fut suspendu à la porte d'une boucherie (1354). La présence et les succès d'Albornoz empêchèrent Rome de retomber dans l'anarchie. Le légat, attirant à lui les petits seigneurs, écrasait les plus grands pour contenir ensuite ses propres alliés : il vainquit le Malatesta de Rimini, l'obligea à prêter serment d'obéissance et de fidélité à l'Église, et lui laissa pour douze ans, sous la condition d'un tribut, le gouvernement de la ville ; mais Sinigaglia et Ancône furent remises en liberté sous la haute autorité de l'Église. Maitre du patrimoine de saint Pierre, du duché de Spolète, de la marche d'Ancône, Albornoz réunit dans une diète à Rome (1367) les députés des villes de l'Église, et il rédigea les constitutions Eugubiennes. Toute la Romagne était soumise en 1359. L'année suivante, Jean Visconii de Oleggio, seigneur de Bologne, rendit cette ville, que Les Visconti abandonnèrent pour toujours en 1364.

Cette conquête, qui n'était qu'une restitution, était respectée par les empereurs. Chartes IV, selon la promesse qu'il avait faite à Clément VI, n'avait passé à Rome que le jour de son couronnement ; l'empire cédait enfin la place aux pontifes. Mais, au delà des Alpes, des humiliations d'un genre nouveau avaient affligé la vieillesse d'Innocent VI. Les grandes compagnies, les tard-venus ayant assailli le territoire d'Avignon, avaient pillé les églises et les  maisons, brûlé ce qu'ils ne pouvaient emporter, et tué les habitants. Le pape, sans défense avait inutilement prêché la croisade, en les excommuniant. Ils auraient pillé son palais, et maltraité ses cardinaux, si on ne leur eût proposé la guerre en Italie, au nom du marquis de Montferrat, contre les seigneurs de Milan. Urbain V, élu pape en 1362, fut invoqué par les princes italiens, ennemis de Bernabos Visconti, et ligués contre sa puissance[6]. Il excommunia l'ambitieux conquérant, mais sans l'effrayer ni l'abattre, car lui-même comme son prédécesseur, il était en proie à des ennemis plus voisins. Une autre bande d'aventuriers s'approcha encore d'Avignon en 1367 ; elle avait à sa tête ce chef de bandes français, qui s'appelait Bertrand Duguesclin, et que le roi Charles V attacha plus tard à ses intérêts par le titre de connétable. Trente mille hommes se répandirent dans le comtat. Que voulez-vous ? leur dit un cardinal envoyé à leur rencontre. Ce sont, répondit le chef, trente mille croisés qui vont faire la guerre aux Sarrasins d'Espagne ; ils demandent l'absolution et 200.000 florins. Il ajouta encore : Il y en a beaucoup qui d'absolution ne parlent pas et bien mieux aiment l'argent. Il fallut payer la somme exigée, aux dépens du trésor pontifical. Cette injure, les instances des Italiens qui rappelaient le pape en Italie, la soumission de Rome, les promesses des empereurs, décidèrent Urbain V à quitter Avignon.

Tel fut le premier essai de délivrance. Lorsque la cour de Charles IV apprit que le pape avait donné rendez-vous à l'empereur en Italie, elle s'émut, elle députa Nicolas Oresme pour retenir la papauté en France. Mais comme elle ne pouvait employer la force, Urbain V partit. Toutefois les soixante-dix années n'étaient pas écoulées. Les efforts de Charles IV ne changèrent point les choses en Italie ; les sentences pontificales ne réduisaient pas les Visconti au repos ; les cardinaux préféraient le séjour d'Avignon. Quoiqu'il eût été reçu à Rome comme un sauveur, et que l'empereur de C. P. fût venu dans cette capitale de l'Église abjurer le schisme des Grecs, Urbain V retourna en France, et mourut dans Avignon. Mais Grégoire XI, son successeur (1370), quoique né en France, d'une noble famille de l'Anjou, était destiné à rétablir la papauté à Rome. Il s'efforça sans succès de faire conclure la paix entre la France et l'Angleterre ; rebuté par Charles V et Édouard III, il parla de pacification aux autres princes de l'Europe qui n'écoutèrent pas davantage. Il forma une ligue contre les Visconti, qu'il excommunia, mais qui ne cédèrent pas. Son légat ayant voulu enlever la terre de Prato aux Florentins, ceux-ci soulevèrent une partie des villes de l'Église ; enfin les Romains menacèrent de faire un antipape, si le pape ne rentrait chez eux. Ainsi la conquête d'Albornoz allait être perdue, un schisme menaçait ; Grégoire XI annonça son départ. Son père, le comte de Beaufort le supplia de rester. Le duc d'Anjou, envoyé par Charles V, lui disait d'un ton hypocrite : Père sainct, vous vous en allez en un pays et entre gens où vous êtes petitement aimé, et laissez la fontaine de foi, et la royaume où l'Église a plus de foi et d'excellence qu'en tout le monde, et par votre fait pourra cheoir l'Église en grande tribulation. Les cardinaux, presque tous Français, ne voulaient pas partir ; il en resta six à Avignon. Mais les lettres pressantes de sainte Catherine de Sienne et de l'infant d'Aragon l'emportèrent. En septembre 1376, Grégoire XI s'embarqua à Marseille. Le peuple de Rome, par des acclamations prolongées, fit de son entrée dans la ville une pompe triomphale. Le palais de Latran habité par ses prédécesseurs, étant tombé en ruines, le pape résida au Vatican qui commença de s'embellir : On dit cependant que, pressé par les sollicitations des cardinaux français, Grégoire XI voulait revenir en France quand il mourut (1377). Avignon ne devait plus être que la demeure des antipapes.

 

III

Il ne suffisait pas aux Romains que les papes fussent libres désormais de la puissance d'un prince étranger. lis voulaient un pape italien, que l'amour de son pays obligeât à demeurer à Rome, et dont la présence, contenant les factions, conservât à leur ville sa liberté et sa gloire. Les cardinaux, avant d'entrer au conclave, ayant refusé de s'engager à aucun choix, le peuple qui leur avait signifié sa volonté, chassa la noblesse de la ville, y fit entrer des hommes de la campagne, et les gardes du conclave que les cardinaux choisissaient ordinairement. Quoiqu'ils eussent déclaré qu'une élection arrachée par la violence serait, par cela seul, nulle de toute nullité, des hommes armés pénétrant près d'eux, les menaçaient de leur faire la tête plus rouge que leurs chapeaux, s'ils n'élisaient un pape romain. Ils étaient seize, onze Français, quatre Italiens, et un Espagnol ; la crainte l'emportant sur l'esprit national, ils se décidèrent pour Barthélemy Prignano, archevêque de Bari, docteur en droit canon, et estimé pour ses mœurs et sa loyauté. Le peuple de Rome fut content, et dix jours après les cardinaux entièrement libres annoncèrent leur choix à l'empereur, à la reine de Naples, et aux cardinaux demeurés à Avignon. Le nouveau pape porta le nom d'Urbain VI.

Le caractère altier d'Urbain VI déplut d'abord à la reine Jeanne de Naples, et à son quatrième mari Otton de Brunswick ; ensuite aux cardinaux qui s'attendaient à plus de complaisance. Les onze Français, rejoints par trois Italiens, se réunirent à Anagni, et protestèrent contre l'élection qu'ils avaient faite cinq mois plus tôt. Soutenus par un corps d'aventuriers, et certains de la protection de Jeanne, ils vinrent à Fondi, et là ils choisirent pour pape Robert de Genève, évêque de Cambrai, Français comme eux, et qui accepta sous le nom de Clément VII. Le pape Urbain VI siégeait libre à Rome, l'antipape s'établit à Avignon, dans la maison de servitude, pour vendre au duc d'Anjou les biens et la dignité du clergé de France. Alors la chrétienté se divisas ; le royaume de Naples, excepté la reine et son mari ; la Sicile, l'Allemagne, la Hongrie, l'Angleterre, le Danemark, la Suède, les chevaliers teutoniques, la Pologne, les provinces septentrionales des Pays-Bas, se soumirent à l'obédience d'Urbain VI. Le roi de France, par les conseils de l'université de Paris, se déclara pour le schisme et pour l'antipape, et fut imité par l'Écosse son alliée, par la Savoie, le Portugal et la Lorraine ; enfin par l'Aragon et la Castille qui d'abord avaient hésité. Ainsi se forma pour un demi-siècle le grand schisme d'Occident ; Urbain VI ayant favorisé Charles de Duras, le vainqueur de Jeanne de Napier, Clément VII essaya de livrer les biens de l'Église aux ennemis d'Urbain, et, formant un royaume de la Romagne, de la Marche d'Ancône et du duché de Spolète, sous le nom de royaume d'Adria, il en déclara investi Louis Ier, comte d'Anjou. Ce fut la première lutte entre le pape et l'antipape.

Le royaume de Naples et les prétentions de ses rois ajoutèrent au schisme un autre mal : Urbain VI ne put faire prévaloir ses droits de suzerain contre le jeune Ladislas ; Boniface IX, qui remplaça Urbain à Rome (1389), reconnut Ladislas, et l'aida à vaincre les Angevins. Quant aux affaires du schisme, il ne put amener Clément à une abdication, quoiqu'il lui promit le rang de premier cardinal et le titre de légat en France, en Angleterre, en Espagne et en Portugal. Les partisans Français de l'antipape voulaient même porter leurs lances au delà des Alpes pour chasser Boniface IX ; la folie du pauvre Charles VI y mit obstacle ; mais à la mort de Clément ils choisirent pour le remplacer Pierre de Luna, qui s'appela Benoît XIII. C'était un Aragonais, le plus opiniâtre des cardinaux, incapable de jamais céder, et qui les fit bientôt repentir de son élection ; car l'université de Paris rougissait d'un schisme dont les Français étaient la cause. Charles VI, d'accord avec le roi d'Aragon, assembla un synode, et sur son avis envoya proposer à Pierre de Luna son abdication. Les ambassadeurs demeurèrent à Avignon du 22 mai au 8 juillet, le suppliant chaque jour d'abdiquer ; il n'abdiqua pas. Charles VI s'entendit avec l'empereur Wenceslas pour demander au pape et à l'antipape leur démission. Benoît ne céda pas : un synode de Paris lui enleva le droit de conférer les bénéfices du royaume, et lui refusa même l'obéissance. Benoît, leur élu ne céda pas, mais fit venir des troupes de l'Aragon. Le cardinal de Cambrai, Pierre d'Ailly, le supplia encore ; Benoît avait des vivres, il s'enferma dans son palais et y soutint un siège de quatre mois. On l'avait réduit pourtant par la famine ; il faisait semblant d'être plus traitable, et on le retenait dans son palais, d'où il promettait de ne  pas sortir que la paix de l'Église ne fût rétablie. Mais en 1403 il trouva le moyen d'échapper, rejoignit des troupes rassemblées pour lui par ses amis, força ses cardinaux qui l'avaient abandonné à recevoir leur pardon à ses pieds, et obtint du roi de France une ordonnance nouvelle qui le reconnaissait pour pape.

Innocent VII, successeur du pape légitime Boniface IX, avait promis d'abdiquer si Benoît en voulait faire autant. Mais son règne de deux ans fut troublé par la faction des Colonna, et par les efforts du roi de Naples Ladislas ; celui-ci s'empara deux foie de Rome agitée, mit des troupes dans le château Saint-Ange, et ne recula que devant l'excommunication, Grégoire XII (1406), selon la promesse avait faite aux cardinaux avant son élection, écrivit Pierre de Luna, appelé Benoît XIII dans ce malheureux schisme par quelques peuples, qu'il était prés à abdiquer si Pierre voulait abdiquer aussi. Benoît répondit qu'il voulait bien si Grégoire XII commençait. Cependant le clergé de France et les universités rie protégeaient plus Genet. Un traité conclu a Marseille entre le pape et l'antipape promettait une réunion prochaine, lorsque le roi Ladislas s'empara de Rome, de concert avec Grégoire XII, sous prétexte de rétablir l'empire romain. Grégoire se crut fort ; il créa de nouveaux cardinaux pour s'assurer une élection nouvelle quand les deux abdications auraient été données. Alors ses anciens cardinaux le quittèrent !, et, réunis à Pi sel en appelèrent à un concile général. Benoît, par une bulle violente qui condamnait d'avance ce concile, sépara de son parti les cardinaux avignonnais, qui se réunirent aux Romains. Le pape les traita tous d'apostats, et convoqua lui-même un concile à Udine, dans le Frioul ; Benoît en assemblait un autre. Mais vingt-deux cardinaux, quatre patriarches, vingt-six archevêques, quatre-vingts évêques, les représentants de deux cents évêques, quatre-vingt-sept abbés, les représentants de deux cents abbés, et les députés des universités de Paris, de Toulouse, Orléans, Angers, Montpellier, Bologne, Florence, Prague, Cologne, Oxford, etc., se réunirent à Pise (25 mars 1409), Grégoire XII ne manquait pas d'arguments contre cette réunion : Le pape seul, disait-il, pouvait convoquer un concile, ou, en son absence, l'empereur comme avoyer de l'Église. Or, le concile de Pise n'était convoqué ni par l'empereur, ni par le pape siégeant à Rome, ni même par Benoît que depuis longtemps une partie de l'Église avait prétendu reconnaître pour pape. Le concile de Pise prononça cependant ; déclara Grégoire XII et Benoît contumaces, et mit en leur place l'archevêque de Milan, Pierre Philargus qui avait autrefois mendié son pain dans l'île de Candie, et qui prit le nom d'Alexandre V. Il jura l'engagement de réformer l'Église, condamna quelques abus, et, ne pouvant entrer dans Rome, occupée par Ladislas, où l'on ne voulait reconnaître que le pape Grégoire XII, il siégea à Pistoïa.

L'empereur Robert avait  bien prévu que l'assemblée de Pise ne ferait que du mal ; il y eut trois hommes alors qui se prétendirent papes. Alexandre étant mort (1410), Balthazar Cossa se fit élire, et s'appela Jean XXIII, il fut reçu à Rome, d'où les Florentins avaient chassé Grégoire XII, gagna le roi de Naples, qui le protégea d'abord, puis le chassa à son tour, et l'obligea de fuir a Bologne.

L'empereur Sigismond offrit son intervention, mais en réclamant la tenue d'un concile général, ainsi qu'Alexandre V l'avait promis. Jean XXIII disputa longtemps sur le lieu, et, après d'inutiles efforts pour obtenir une ville de Lombardie, il indiqua la ville impériale de Constance ; lui-même se mit en route, mais agité de sombres pressentiments (1414). Quand il eut passé la ville de Trente, son bouffon lui dit : Saint père, qui passe Trente perd. Son équipage versa sur une montagne du Tyrol : De par le diable, dit-il, je suis à bas ; j'aurais mieux fait de rester à Bologne ! Enfin, apercevant de loin la ville de Constance : Je vois bien, que c'est ici la fosse où l'on prend les renards. Toutefois il se lia avec Frédéric d'Autriche, qui se chargea de sa sûreté.

Ici du moins il y avait quelque apparence de régularité. Le concile était convoqué par un homme qu'une partie de l'Église reconnaissait pour pape. Les trois patriarches d'Aquilée, de G. P. et d'Antioche, vingt-deux cardinaux, vingt archevêques, quatre-vingt-douze évêques, cent vingt-quatre abbés, des députés des plus célèbres universités, arrivèrent successivement. Gerson, Pierre d'Ailly, s'y faisaient remarquer ; puis l'empereur Sigismond, Frédéric d'Autriche, l'électeur de Saxe, l'électeur palatin, le duc de Bavière. Les suites nombreuses de tous ces personnages formaient une masse de cent cinquante mille étrangers dans la ville et aux alentours. Un contemporain y compta malicieusement trois cent quarante-six comédiens et jongleurs, et d'autres métiers bien moins honorables encore, qui ne font pas l'éloge du concile.

On devait prononcer sur le schisme, sur l'hérésie de Jean Hus, sur la réforme de l'Église dans son chef et dans ses membres. Le concile était divisé en quatre nations, l'italienne, la germanique, la française et l'anglaise. On décida que dans les séances solennelles on voterait non par tête, mais par nations, ce qui donnait à chacune la même puissance, quel que fût le nombre de ses membres ; et l'on admit au droit de voter un certain nombre de prêtres choisis parmi les plus savants. Il avait été décidé que l'abdication des trois compétiteurs était le seul moyen de terminer le schisme, et Jean XXIII, après une longue hésitation, avait enfin promis de se démettre, si les autres se démettaient. Comme on le soupçonnait de peu de sincérité, on le surveillait avec soin. Mais son ami Frédéric d'Autriche ayant donné le spectacle d'un tournoi dans les environs de Constance, tandis que tous étaient tournés vers ce plaisir, Jean XXIII, travesti en postillon s'échappa au galop, et atteignit Schaffhouse. La surprise et l'embarras furent grands à ce coup inattendu. Mais Gerson les rassura ; il leur fit un long discours pour établir que l'Église assemblée en concile œcuménique est supérieure au pape, et peut se réformer sans le pape. Le concile approuva cette doctrine, sans laquelle il était à l'instant dissous doctrine si singulière que !es cardinaux, avertis des opinions de Centon, n'avaient pas voulu entendre son discours, et que l'archevêque de Florence, chargé de lire cette décision clans la quatrième séance solennelle, en passa sous silence la moitié, et que le tout ne fut promulgué que dans la cinquième.

Les membres du concile n'étaient pas convaincus de la vérité de leur décision. Ils n'osaient rien faire pendant l'absence de celui qu'ils avaient appelé pape. Pour le forcer à revenir, parce qu'ils ne pouvaient se passer de lui, ils le menaçaient de le juger ; ils le citaient d'abord, comme coupable d'hérésie, de schisme, dé mauvaise administration, et lui assignaient un délai de neuf jours. Comme il ne comparut pas, ils n'osèrent faire autre chose que de le suspendre, Puis ils se mirent à examiner les accusations portées contre lui ; enfin, lorsque leurs commissaires l'atteignirent et le tinrent sous lionne garde, ils attendirent qu'il ne fût soumis lui-même à leur jugement pour prononcer sa destitution et briser son sceau et ses armoiries. Venaient ensuite les prétentions de Grégoire XII,- mais celui-ci, qui avait à soutenir de véritables droits, aima mieux céder en abdiquant. Il ne restait que Pierre de Luna : Sigismond alla lui-même à Narbonne pour fléchir l'indomptable ; rien ne réussit ; Benoît, retiré à Peniscola, abandonné du roi d'Aragon excommunia le genre humain, et les Aragonais en particulier. Les Espagnols se réunirent alors à l'assemblée de Constance, où ils formèrent la cinquième nation, et le concile, méprisant la résistance de Benoît, le déclara incorrecte et destitué. On ne s'inquiéta pas davantage des nouveaux anathèmes prononcés par lui, et quand il fut mort, les quatre cardinaux qui lui restaient fidèles ayant voulu faire un pape personne ne soutint leur élu.

Ce n'est qu'à la trente-septième séance générale-que Remit XIII fut condamné. Dans l'intervalle Le concile avait jugé l'hérétique Jean Hus et son disciple Jérôme de Prague.

De toutes les hérésies qui se firent jour dans le XIVe siècle, celle qui devait éveiller les passions les plus ardentes, et se reproduire avec le plus de succès au seizième, avait commencé en Angleterre par l'enseignement de Jean Wiklef docteur en théologie à Oxford. Wiklef avait traduit l'Évangile eu langue vulgaire, et prêché contre les mœurs corrompues du clergé, contre la suprématie du pape, les vœux monastiques, le culte dus saints, et le célibat des prêtres, proposant ainsi de substituer la licence à la corruption qu'il attaquait. Il était mort en 1384, mais ses écrits ayant passé la mer, furent avidement reçus en Bohème. Jean Hua, prédicateur de l'université de Prague, ne les lut pas en vain, Il avait déjà attaqué les indulgences promises aux pèlerins du jubilé ; il accepta la doctrine du prêtre anglais, et, trouvant de l'opposition dans les trois nations étrangères de l'université de Prague, la polonaise, la bavaroise et la saxonne., il fit décréter que dans Les délibérations ces trois nations .réunies n'auraient qu'une voix, et la nation bohémienne trois voix à elle seule. Débarrassé par là de vingt-quatre mille étudiants qui abandonnèrent Prague, il fut élu recteur, renouvela Arnold de Brescia et sa doctrine des politiques, prêcha opiniâtrement malgré la défense de son archevêque, et fut enfin cité à Rome par Jean il résista encore. Jean XXIII ayant promis des indulgences à tous ceux qui s'armeraient contre moisi, Jérôme de Prague brûla publiquement la bulle au pied d'un gibet. L'interdit fut jeté sur Prague, et le concile de Constance étant assemblé, Sigismond ordonna a Jean Hus de s'y rendre sons la garantie d'un sauf-conduit. Dès qu'il Fut arrivé, comme il ne pouvait mettre un frein a sa langue, et qu'il prêchait sa doctrine dans la maison où il logeait, il fut arrêté par ordre de Jean XXIII. Interrogé par le concile, il reconnut comme siennes plusieurs propositions extraites de ses écrits, protesta qu'il les croyait vraies, et qu'il mourrait plutôt que de trahir la vérité. Son jugement prononcé dans la quinzième séance le livra, comme hérétique manifeste et opiniâtre, au bras séculier. Jean Hus fut brûlé à la porte de la ville ; Jérôme de Prague, qui d'abord avait refusé d'entrer à Constance, puis r avait été conduit enchaîné, se repentit d'avoir rétracté ses erreurs, et déclara qu'il professerait jusqu'à la mort les doctrines de Wiklef et de Jean Hus. Il fut brûlé à la même place que son maitre, faisant voir à sa dernière heure la fermeté d'un stoïcien.

Cependant)e concile durait depuis trois ans ; les réformes annoncées ne se faisaient pas, et maintenant que l'abdication de Grégoire II, la déposition de Jean XXIII et de Benoît XIII, laissaient vacant le siège pontifical, les cardinaux et les Italiens réclamaient avant tout l'élection d'un nouveau pape. La majorité, en finissant par consentir à cette demande, s'empressa cependant de décréter que la réforme aurait lieu après l'élection, et détermina dix-huit objets sur lesquels cette réforme s'étendrait. Ce décret ne s'attaquait absolument qu'à la puissance du pape ; les seul abus que les évêques du concile voulussent détruire, c'étaient les usages qui subordonnaient leur puissance et leurs bénéfices à l'autorité pontificale. Ainsi, on devait retrancher les réserves du siège apostolique, par lesquels les papes se réservaient la disposition de certains bénéfices devenus vacants ; les annates ou redevance annuelle payée au Saint-Siège, pour tout bénéfice qui rapportait plus de 24 ducats ; le fructus medii temporis ou le droit du pape de percevoir les revenus des bénéfices pendant les vacances, les grâces expectatives qui disposaient par avance d'un bénéfice. On devait régler encore les appela en cour de Rome, les offices de la chancellerie romaine, le nombre, les qualités des cardinaux, les indulgences et les Mmes. Le concile se proposait donc de limiter la puissance du chef de l'Église, mais il avait décidé que d'abord on choisirait un pape. Le concile eut beau adjoindre aux cardinaux six prélats de chaque nation, et opposer ainsi trente voix aux vingt-trois cardinaux, afin de s'assurer un pape docile a ses desseins, la précaution fut perdue : Otton Colonna, reconnu pape sous le nom de Martin V, annonça la volonté d'être le seul maître, et il le fut.

Dès le lendemain de son élection, Martin V consacra plusieurs usages que le concile avait appelée abus. Il fit lire ensuite une bulle où il déclarait illégitimes et illicites tous les appels interjetés du pape à un concile ; il fit un concordat avec l'empereur, un autre avec les Anglais, par lesquels il conservait la confirmation des évêques élus, la collation de la moitié des autres bénéfices, et une partie des annates. Il publia sept décrets pour satisfaire au désir tant de fois exprimé d'une réforme ; conformément au décret de la trente-troisième science, qui ordonnait une convocation fréquente de conciles, il régla que dans cinq ans un concile s'assemblerait à Pavie ; enfin, dans la quarante-cinquième séance (22 avril 1418), il déclara le concile de Constance dissous, et prit lui-même la route de l'Italie.

De même que l'élection de Martin V avait mis fin au schisme, ainsi l'entrée de ce pontife en Italie devait rendre à la papauté son autorité sur l'État ecclésiastique. Le condottiere Braccio de Montone ne put conserver sa principauté, créée par la violence, dont Pérouse était le chef-lieu, et la reine de Naples, Jeanne II, héritière de Ladislas, rendit Rome, Ostie et Civita-Vecchia. Mais l'Église avait encore à redouter la doctrine de Jean Hus, et l'Allemagne les ravages des hussites. Un professeur de Prague, Jacob de Misa ou Jacobel, réclamait, sous peine de sacrilège, l'usage du calice pour les laïques dans la communion. Le concile de Constance avait condamné cette doctrine ; mais la mort de Jean Hus et de Jérôme exaspérant leurs disciples, Nicolas de Hussinecz les réunit sur la montagne de Hradistie, leur fit haïr davantage encore le culte et le clergé catholiques, et bientôt, Jean Ziska, ayant ordonné à chaque hussite de se bâtir une maison sur la montagne, la ville de Tabor s'éleva comme leur forteresse ; ils s'appelaient jusque-là calixtins, ils prirent le nom de taborites. Ziska entra dans Prague (1419), et jeta par les fenêtres le bourgmestre et treize sénateurs ; Wenceslas en mourut de peur. L'empereur Sigismond, son frère, devant lui succéder au trône de Bohème, les taborites, qui le haïssaient pour avoir livré Jean Hus, s'emparèrent de la plus grande partie de la ville de Prague, et sortirent pour dévaster les terres des seigneurs catholiques ; l'hérésie devenait en même tempe une guerre civile et politique.

Sigismond fit périr à Prague vingt-trois rebelles et permit le jugement d'un hussite par un légat. Aussitôt Prague, de nouveau révoltée, se confédéra avec d'autres villes ; assiégée par le roi, elle lui envoya quatre articles qu'il ne put accepter : La parole du Seigneur sera prêchée librement ; la communion sera administrée sous les deux espèces ; le clergé sera dépouillé de toutes ses possessions ; tous les péchés mortels commis publiquement seront châtiés comme dignes de mort. Lorsque Sigismond se fut retiré, les taborites changèrent ces articles en douze autres, qui punissaient de mort tout péché mortel, y compris l'oisiveté et l'usage des habits de drap fin. Le Morave Loquis attendait la prochaine venue de J.-C. sur la terre, et la sanctification du monde par le sang des infidèles versé sans pitié. Ziska cependant parcourait le pays, renversant les édifices sacrés ; les hussites, déposant Sigismond appelaient le neveu du roi de Pologne ; le roi déposé, vaincu complètement à Deutschbrod, malgré son armée de soixante mille Hongrois, Autrichiens et Moraves, perdait cinq cents chariots, et Ziska, effrayant de ses menaces les hussites modérés, régnait à Prague, bravait l'Église et l'empire, et les offres de Sigismond, et les décrets du concile de Sienne assemblé par Martin V.

La mort de Ziska (1424) divisa les hussites. Les uns gardèrent le nom de taborites, sous Procope le Tondu, surnommé le Grand ; d'autres, ne trouvant personne digne de remplacer Ziska, se firent un conseil administrateur, et s'appelèrent orphanites (orphelins). Un troisième parti, qui tenait ses réunions sur une montagne qu'ils surnommaient Oreb, s'appela orébites, les calixtins de Prague étaient le quatrième parti. Mais tous se réunissaient contre les Philistins, les Iduméens, les Moabites ; c'est ainsi qu'ils désignaient la Silésie, la Moravie et l'Autriche. Ils échappèrent, en 1426, aux efforts d'une croisade prêchée par Martin V ; en 1427, à quatre armées que l'Allemagne envoyait par quatre points ; en 1431, à une réunion de quatre-vingt mille hommes, dernier effort des Allemands qui s'étaient imposé une capitation générale, sans distinction d'état ni de sexe. On pouvait désespérer de les soumettre jamais, lorsque la mort de Martin V, l'élection d'Eugène IV, et l'ouverture du concile de Bâle, renouvelèrent pour l'Église les embarras de Constance (1431).

Si le supplice de Jean Hus et de Jérôme de Prague n'avait pas anéanti leur doctrine, ni fait obéir leurs partisans, la guerre déclarée à la puissance pontificale, à l'occasion du grand schisme, avait bien été suspendue, mais non terminée par la fermeté de Martin V. Eugène IV, le jour même de son intronisation, s'était engagé par une bulle à réformer la cour de Rome dans son chef et dans ses membres, aussitôt que les cardinaux l'exigeraient, à tenir des conciles quand les cardinaux le voudraient, à laisser aux cardinaux la moitié des revenus de l'Église, à ne faire ni guerre ni alliance sans le consentement des cardinaux ; il assurait enfin aux cardinaux, à la mort du pape, l'administration des villes et des châteaux dont chaque cardinal avait la garde. Tandis que, par cette faiblesse, il livrait l'autorité pontificale à une aristocratie d'un genre nouveau, le concile convoqué par Martin V à Bâle, se réunissait lentement ; il devait être présidé par le cardinal Julien Césarini, alors occupé à diriger les quatre-vingt mille Allemands contre les hussites, et dont l'arrivée à Bâle, après sa défaite, tourna d'abord l'attention des évêques sur cette guerre de l'hérésie ; on offrit aux hussites d'examiner leurs demandes et leur doctrine.

Jamais peut-être la puissance des papes n'avait été assaillie d'autant de menaces : les hussites, un concile insubordonné, et bientôt l'avidité aventureuse des condottieri, tels étaient les périls d'Eugène IV. Mécontent des premières démarches du concile de Bâle, le pape l'avait ajourné à dix-huit mois pour se réunir à Bologne. Les évêques laissèrent le cardinal Julien s'éloigner, et, restant sur leurs siégea, ils proclamèrent de nouveau la supériorité du concile générai sur ie pape. Poussant plus loin, ils sommèrent le pape de se rendre à Bâle dans un délai de trois mois (avril 1432), et, en décembre suivant, menacèrent de procéder contre lui, s'il ne révoquait la dissolution du concile. En même temps, malgré ses ordres, ils s'entendaient avec les hussites ; Procope le Grand et Jean Rokyczana, suivis de trois cents députés, venaient effrayer les habitants de Bâle de leurs hideuses figures (janvier 1433). Pendant un an, le pape refusa de reconnaître le concile, et le concile s'opiniâtra à résister au pape et à prononcer en matière de foi. Il rejeta deux bulles, et ouvrit des conférences avec les hussites. Le résultat fut l'acceptation des quatre articles de Prague modifiés : ils promettaient la punition des péchés mortels autant que cela serait possible ; la liberté de la prédication, sauf l'autorité suprême du pape, la communion sous les deux espèces, sans préjudice du dogme qui enseigne que J.-C. est tout entier sous chacune des espèces ; enfin, l'administration régulière des biens de l'Église par le clergé. Cette résolution, adoptée sous le nom de compactata par le concile, fut acceptée des calixtins, qui, depuis ce temps, s'appelèrent utraquistes : les taborites et les orphanites, rejetant cette pacification furent écrasés par leurs anciens amis unis aux catholiques, à la bataille de Bœhmischbrod, et la tranquillité rétablie en Bohême.

En rejetant deux bulles dans le courant de 1433, le concile de Bâle s'était senti appuyé par les événements de l'Italie. Les condottieri, licenciés par le duc de Milan, Philippe Marie, après la paix de Ferrare (avril 1433), étaient retombés avec leurs bandes sur l'État de l'Église François Sforza, produisant de prétendues lettres venues de Bâle, occupait la Marche d'Ancône au nom du concile, et Nicolas Forte Braccio, après avoir surpris Tivoli dans le patrimoine de saint Pierre, s'unissait aux Colonna pour menacer Rome. Eugène IV, par une bulle du 13 décembre 1433, révoqua ses autres bulles et reconnut le concile. Quelques mois après (2 mars 1434), il céda à François Sforza, pour sa vie, le vicariat de la Marche d'Ancône, afin de l'opposer à Forte Braccio. Mais Piccinino prenant parti pour ce dernier, Rome fut soulevée, le pape arrêté, et le gouvernement républicain rétabli. Eugène IV trouva un asile à Florence.

Le concile s'était enfin mis à l'œuvre : il rétablissait les élections ecclésiastiques, abolissait les réserves et les annates ; il réglait lotionne de l'élection du pape, et dressait une formule de serment qui subordonnait le pape aux conciles, bornait le nombre des cardinaux à vingt-quatre, et leur allouait la moitié des revenue de l'État ecclésiastique. Il voulait opérer la réunion des deux Églises latine et grecque, et donnait rendez-vous à l'empereur Jean Paléologue mais, les uns voulant le recevoir à Bâle, les autres à Ferrare ou à Udine, le pape approuva ce dernier partit et déclara le concile transféré à Ferrare. Les évêques de Bâle refusèrent d'y venir, et, ne reculant point à la pensée d'un schisme qui les inquiétait beaucoup moins que leurs bénéfices, ils supprimèrent les réserves concernant les bénéfices non électifs, et déclarèrent Eugène IV suspendu, et l'assemblée de Ferrare illégitime. Ils ne furent pas déconcertés par la conduite des électeurs de l'empire, dont ils avaient demandé l'appui, et qui, après s'être déclarés neutres, les exhortaient à plus de condescendance, ils condamnèrent le pape comme hérétique (6 mai 1438). La peste ayant éclaté, le plus grand nombre s'enfuit ; mais les opiniâtres mirent à la place des Fugitifs les reliquaires qu'on put trouver dans la ville, et, dans la trente-quatrième séance, fis déposèrent Eugène IV formellement. Afin qu'on n'en doutât pas, ils formèrent un conclave du seul cardinal qui fût présent, et de trente-deux électeurs choisis entre les évêques, les prêtres et les docteurs. Après sept jours de délibération, ce conclave choisit pour chef de l'Église l'ancien duc de Savoie, Amédée VIII, qui conservait dans sa retraite de Ripaille les habitudes d'une vie mondaine et voluptueuse. Il accepta, et prit le nom de Félix V.

Le concile de Ferrare s'était ouvert le 8 janvier 1438, et dès la seconde séance, l'excommunication avait été prononcée par Eugène IV. contre les évêques de Bâle. L'empereur Jean Paléologue et le patriarche de C. P., Joseph, s'y rendirent ; le concile fut proclamé universel pour la réunion des deux églises. La peste rayant fait transférer à Florence, on continua de discuter sur les points controversés ; le pape fut reconnu pour chef de toute l'Église, et le second rang, donné au patriarche des Grecs ; un acte d'union fut signé (juillet 1438). Quoiqu'on ne pût guère se fier à la fidélité des Grecs, la fin du schisme d'Orient était une gloire pour Eugène IV, et le dernier acte des évêques de Bâle, ce nouveau schisme d'Occident, leur digne ouvrage, les livrait au mépris qui acheva de les tuer. Ils eurent beau faire couronner leur Félix V, l'Allemagne restait toujours neutre, et le roi de France, Charles VII, refusait de reconnaître monsieur de Savoie. Ce n'est pas que les princes ne fussent disposés à profiter des décrets de Bâle, qui, en limitant la juridiction pontificale, livrait aux rois plus de puissance sans contrôle et sans rivalité. L'Allemagne avait fait un choix de réformes sous le nom de pragmatique-sanction germanique ; la France fit aussi la pragmatique-sanction de Bourges. Les uns et les autres avaient admit le décret qui élevait le concile général au-dessus du pape ; mais le pape n'avait rien approuvé de ces résolutions ; il était rentré dans Rome, et sa fermeté inflexible résistait aux décisions politiques des princes et aux ruses les plus adroites de la diplomatie. L'empereur Frédéric III désirait la convocation d'un nouveau concile ; Eugène IV répondait que tout avait été terminé à Florence. Æneas Sylvius Piccolomini, d'abord secrétaire du concile de laide, maintenant adversaire de cette assemblée que l'empereur n'aimait pas, fut envoyé à Rome, et gagna par ses bonnes marnières la confiance du pape, mais il ne put le décider à convoquer un concile : on apprit, au contraire, avec étonnement que les deux archevêques de Trèves et de Cologne étaient déposés pour n'avoir pas reconnu Eugène IV. Les électeurs, en refusant de se soumettre à cette décision n'osèrent point proclamer Félix V pape légitime. Enfin Eugène IV, au lit de la mort, ayant accepté la pragmatique de Mayence, pour valoir jusqu'à ce qu'un concile en décidât autrement, ou que, gardes transactions, ou convint d'un changement, expédia quelques jours après un salvatoire, par lequel, considérant que sa santé ne lui avait pas permis d'examiner suffisamment les choses accordées, il protestait contre tout ce qui pourrait nuire aux droits du Saint-Siège (1447).

Nicolas V substitua à ce dernier acte d'Eugène IV le concordat de la nation germanique, qui ne faisait pas mention de la supériorité des conciles ; les Allemands rendirent au pape une partie des annates et des réserves, et lui conservèrent la confirmation des évêques élus ; l'Allemagne se prononça pour lui, et l'empereur, ayant retiré au concile de Bâle les sauf-conduits, ordonna aux habitants de cette ville de renvoyer les évêques, Ceux-ci voulurent au moins se dissoudre eux-mêmes. Leur Félix V ayant abdiqué, ils se réunirent à Lausanne pour ratifier cette abdication, et Nicolas V, annonçant au monde par une bulle que Dieu avait rendu la paix à son Église, créa l'ancien due de Savoie premier cardinal de l'Église romaine, évêque de Sabine, et légat dans plusieurs provinces (1449).

Telle fut la suspension d'une lutte religieuse qui avait agité toute l'Europe catholique, et que prétendirent reproduire, sous une autre forme, les novateurs du XVIe siècle. Cependant Nicolas V régnait sur l'Église sans contestation, et sa puissance dans Rome se dégageait enfin des prétentions impériales ou de la turbulence des factions. L'empereur Frédéric III vint recevoir de la main du pape la couronne de Charlemagne (1452) ; mais il renonçait tous ses droits sur la ville de Rome, et nul autre après lui n'est venu s'y faire couronner. Pendant que Nicolas V relevait les arts et embellissait Rome, ou en assurait la défense, un dernier effort de révolte fut tenté par Étienne Porcaro, que son caractère turbulent avait fait reléguer dans le Bolonais. Il devait rentrer dans Rome, et assassiner le pape le jour de la Saint-Étienne (1482). Son évasion Fut découverte ; de nombreux espions mis à sa poursuite l'arrêtèrent et le conduisirent au pape, qui le fit juger et pendre. Ses projets de république moururent avec lui, et il n'y eut plus que la Romagne qui fût encore agitée par la noblesse. Mais on vit bien dans le même temps que le chef de l'Église avait perdu sa suprématie temporelle sur les peuples et les rois chrétiens Nicolas V fut impuissant faire entreprendre une croisade pour délivrer C. P. du cimeterre de Mahomet II. Les princes, d'ailleurs, au lieu d'expéditions lointaines, avaient à organiser chez eux leur pouvoir nouveau ; car la puissance des rois s'était formée ou agrandie, à mesure que s'affaiblissait l'influence pontificale sur les débris de ces libertés autrefois protégées par les pontifes.

 

 

 



[1] Voici de curieuses réflexions sur toute cette affaire. Sismondi, malgré ses préventions habituelles, ne pouvant appeler liberté ce qui n'était qu'un commencement de servitude, exprime ainsi ton étonnement :

La nation française est la première chez qui l'affection pour le souverain se soit confondue avec le devoir ; le culte de la famille régnante semblait avoir quelque chose de sacré, et l'on osait l'opposer à la religion même... Les prêtres français, qui pendant plusieurs siècles se trouvèrent en lutte avec l'Église romaine, avaient donné un sens bien étrange à ce nom de liberté, qu'ils invoquaient ; ils ne songèrent pas, et les conseils, les parlements, n'aspirèrent pas à l'invoquer pour eux-mêmes ; ils la confièrent tout entière à ce maître au nom et par l'ordre duquel ils la réclamaient. Empressés de sacrifier jusqu'à leurs consciences aux caprices du monarque, ils repoussèrent la protection qu'un chef étranger et indépendant leur offrait contre la tyrannie ; ils refusèrent au pape le droit de prendre connaissance des taxes arbitraires que le roi levait sur son clergé ; de l'emprisonnement arbitraire de l'évêque de Pamiers ; de la saisie arbitraire des revenus ecclésiastiques de Reims, de Chartres, de Laon et de Poitiers ; ils refusèrent au pape le droit de diriger la conscience du roi, de lui faire des remontrances sur l'administration de son royaume, et de le punir par les censures ou l'excommunication lorsqu'il violait ses serments.

[2] Voici la pensée du protestant Schœll : L'autorité du pape repose sur des bases que les efforts des hommes ne peuvent renverser, soit, comme le croient plus de cent millions de chrétiens, parce qu'elle fait une partie essentielle de cette Église contre laquelle il est dit que les portes de l'enfer ne prévaudront pas ; soit, comme le pensent les dissidents, parce que cette autorité repose sur le fondement le plut solide sur lequel une institution humaine puisse s'appuyer, savoir : sur la croyance à son origine divine, croyance enracinée et consolidée par un grand nombre de faits, de lois, d'institutions ; sur le sagesse des maximes et le choix prudent des moyens dont les ministres et agents de ce pouvoir firent usage. (Liv.5, ch. 9, tom. VII.)

[3] Nous ne faisons que mentionner ici des faits qui trouveront leurs développements dans l'histoire d'Allemagne et d'Italie.

[4] Dante, Enfer, ch. XXVII : Ta Romagne n'est et ne fut jamais sans guerre dans le cœur de ses tyrans. Ravennes est ce qu'elle était il y a beaucoup d'années ; l'aigle de Polenta y commande encore et couvre encore Cervia de ses ailes. Le lion vert (armes des Ordelaffi, seigneurs de Forli) tient en sa puissance la terre qui soutint la longue épreuve. Le vieux dogue et celui de Verrucchio (Malatesta de Rimini et son fils), qui eut plus jeune, continuent leurs ravages sur leur proie accoutumée. Le lionceau au champ blanc, qui change de parti à chaque saison, régit les villes de Lamone et de Santerno (seigneur de Faenza et d'Imola). La cité qu'arrose le Savio (Césène) de même qu'elle est située entre une plaine et une montagne, vit de même tantôt sous la liberté, tantôt sous l'oppression.

[5] Pétrarque, Lettres familières, 9-1 : Tout récemment il s'est élevé du milieu de la plèbe romaine, non pas un roi de Rome ; non pas un consul, non pas un patricien, mais un citoyen romain a peine connu ; il n'avait point de titres de famille, d'images d'ancêtres, il ne s'était illustré jusqu'alors par aucune vertu ; il se donnait pour le vengeur de la liberté romaine. Aussitôt, vous le savez, la Toscane lui a tendu la main, a reçu ses ordres ; déjà toute l'Italie suivait cet exemple ; déjà l'Europe, déjà l'univers entier était en émoi. Ce ne sont pas là, des choses que nous ayons lues ; nous les avons vues de nos yeux. Déjà semblaient revenues la justice et la paix, et leurs compagnes la bonne foi bienfaisante, la sécurité tranquille, derniers vestiges de l'âge d'or... Et cependant il avait pris le titre de tribun qui est le dernier nom parmi les dignités romaines.

[6] Voyez chapitre XXV, § II.