HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

SECONDE PÉRIODE

 

CHAPITRE SEPTIÈME.

 

 

État du monde au commencement du VIIIe siècle. — Les iconoclastes, fondation de la puissance temporelle des papes. — Les Abbassides, démembrement du khalifat. — Usurpations, guerres civiles chez les Anglo-Saxons. — Les Héristal ; conversion de la Germanie, Pépin le Bref, roi des Francs.

 

I

Le jeune monde que l'invasion avait fait ne s'affermissait pas ; il avait toute la faiblesse de la nouveauté et de l'incohérence. Nulle domination nouvelle qui fût certaine, nulle domination ancienne qui ne dût périr. Les Francs, vainqueurs de la Gaule et de la Germanie, contenaient difficilement l'une et l'autre. Ils avaient conquis l'Aquitaine, et ne la possédaient pas ; l'Aquitaine avait ses ducs, depuis Caribert, soutenus contre les Francs par l'esprit romain de la province, et par les Wascons de la Novempopulanie. Lee Francs avaient mis sous leur puissance les Bretons de l'Armorique, et le tribut toujours imposé, les Bretons le refusaient toujours[1]. Le reste de la Gaule jusqu'au Rhin avait mieux obéi. Mais au delà du Rhin, les nations mouvantes de la Germanie., tributaires souvent, et menaçantes parfois, étaient menacées elles-mêmes par les Avares, les Slaves et les Saxons. Les Allemani vaincus par Clovis, au nord des Alpes, sur le Rhin en face des Vosges, s'étendaient jusqu'au Lech à l'est du Lech, les Bavarois, soumis par le premier Theuderic, terminés à l'est par l'Anésus. Au nord des Allemani et des Bavarois, entre le Rhin et la Sala, les Francs ripuaires ou orientaux, et les Thuringiens. La domination franke n'allait pas plus loin. Des peuplades indépendantes la cernaient de toutes parts ; à côté des Bavarois, des Slaves de l'Adriatique qui avaient poussé jusqu'au Carantanum (Carinthie) et les Avares confondus encore avec les hommes d'Attila, par le nom de Huns. À l'est des Thuringiens, les Tchèques ; les Sorabes entre la Sala et l'Elbe. Au nord des Thuringiens et des Francs orientaux, les Saxons Ostphaliens, Angriens, Westphaliens, et les Frisons, depuis l'Elbe jusqu'à la mer du Nord. Au nord de l'Elbe, à l'entrée de la Chersonèse cimbrique, les Saxons northalbingiens.

L'Italie séparée de l'Europe par les Alpes et la nier, était encore le champ clos ou s'agitaient les derniers efforts de la puissance grecque, et la conquête incomplète des Lombards. Toute la Gaule cisalpine appartenait aux Lombards, et la Toscane jusqu'à Narnie ; mais à l'est de la Toscane, sur l'Adriatique, l'exarchat et la Pentapole restaient aux Grecs. Aux Grecs encore, le duché de Rome et celui de Gaëte, depuis Narnie jusqu'à Formies. En face au sud de l'exarchat, le duché de Spolète aux Lombards, les Bulgares, établis par Romoald (v. ch. III), et le duché lombard de Bénévent jusqu'à Tarente, qui joignait les deux mers ; seulement, à la vue de Bénévent, une côte étroite demeurait aux Grecs, mais séparée du duché de Rome, avec ses villes de Cumes et de Naples. Enfin, l'extrémité di la Messapie, où fut Salente, l'ancien Brutium, maintenant Calabre nouvelle, les trois îles de Sicile, de Corse, de Sardaigne, reconnaissaient toujours la domination byzantine. Éloignées des empereurs, et séparées de l'exarchat par les possessions lombardes, les villes de la côte tyrrhénienne avaient acquis une sorte d'indépendance sanctionnée par la nécessité de se défendre, et par la bonne volonté ou plutôt l'inertie des empereurs. Un duc gouvernait Rome au nom de l'exarque ; mais les papes y faisaient oublier le duc, au nom de leurs vertus et de Rome sauvée par eux. C'était le pape qui parlait aux Lombards, et avec qui les Lombards traitaient ; c'était de la vigilance du pape que les Romains recevaient des vivres. Naples, Gaëte, avaient aussi leurs ducs, mais une municipalité sur le modèle des anciennes ; tous les magistrats élus par les citoyens ; toutes les taxes votées librement ; tous les citoyens soldats, et une discipline faite par tous et acceptée librement par tous. Gaëte, sur une montagne aride, et comme au milieu de la mer, défendait la plaine du Garigliano, et les orangers, les aloès, les cactus et toute la végétation africaine que protègent encore le Cécube et le Massique. Gaëte devait être commerçante ; dans le duché de Naples, dans ce pays volcanique du Vésuve, Sorrente et Amalphi, heureusement situées sur la mer, se tournaient aussi du côté du commerce, pour le reporter un jour jusqu'à la Phénicie, sa première métropole. Cependant, au fond de l'Adriatique, une autre ville s'était élevée au-dessus des eaux. C'était Venise l'œuvre des fleuves, le don des fleuves, comme disait Hérodote de l'Égypte[2]. Toutes les terres apportées à la mer par les torrents des Alpes et par le Delta du Pô, avaient à la longue formé de petites îles en face de Padoue. Au milieu de soixante autres, on distinguait Rialte, déjà large et plus haute. Au temps de l'invasion d'Alaric, la terreur y chassa quelques habitants de la Vénétie : une ville fut construite à Rialte (421) par ordre du sénat de Padoue ; d'autres s'enfuirent à l'approche d'Attila, et comme des oiseaux aquatiques[3], dispersèrent leurs demeures sur les îles voisines. Chacune eut son magistrat, son tribun, chargé de la justice et du gouvernement. Ces îles réunies eurent une assemblée commune qui examinait la conduite de chaque tribun, et travaillait au bien général. Les exilés s'accrurent peu à peu, tous égaux, sous des habits, sous des habitations pareilles ; nourris des mêmes aliments, tous pêcheurs et commerçants. Ils échappèrent aux Hérules, firent le commerce pour le roi ostrogoth Théodoric, défendirent l'Adriatique contre les pirates slaves de Narenta ; et quand les Lombards eurent pris Padoue, ils se réunirent en nation. Une assemblée dans l'île d'Héraclée accepta la nomination d'un chef unique, doge ou duc, qui ne serait pas roi. Paul-Luc Anafesta, choisi par douze électeurs (697), reçut le pouvoir de convoquer l'assemblée générale, de nommer les tribuns, de constituer les juges, d'ordonner les assemblées ecclésiastiques, d'investir les évêques élus par le clergé et le peuple, de décider la paix et la guerre. Anafesta fut un grand homme. Les divisions cessèrent ; des arsenaux, des vaisseaux furent construits contre les pirates de Narenta et la côte d'Italie conquise entre les deux Piaves. Anafesta en mourant (717) laissa Venise forte et respectée, capable de prendre part aux révolutions qui se préparaient pour l'Italie.

Même incertitude chez les Angles-Saxons ; les huit royaumes réduits à six, resserrés dans un espace étroit, s'absorbant l'un l'autre tour à tour, chacun s'épuisant à l'intérieur par la guerre civile, les meurtres royaux et les usurpations ; au dehors, les Bretons indomptés du pays de Galles, les Scot encore remuants, et ces trois races dans une même île. L'Espagne, la proie jusque-là incontestée des Visigoths, venait de passer aux Arabes avec la Septimanie. Ceux-ci avaient beau tolérer la religion, respecter la propriété, ne prendre que les terres vacantes par la mort ou un exil volontaire. En vain, épris de leur conquête, ils la faisaient belle et fertile, lui donnant l'ombre et les fruits des arbres africains, élevant. les eaux au-dessus de leur niveau naturel pour les distribuer dans les champs par des canaux d'arrosage ; les Asturies recélaient dans leurs cavernes le Feu d'une guerre déjà commencée, qui ne devait s'éteindre qu'après huit siècles.

A l'orient, l'empire grec qui n'avait pas voulu mourir était au moins rétréci de moitié ; le Danube n'était plus sa limite du nord ; malgré les fortifications de Justinien, les Bulgares admis dans les deux Mœsies, les Slaves dans l'Illyrie, l'avaient resserré jusqu'à l'Hemua et à Scodra, ne lui laissant sur t'Adriatique que l'Istrie et quelques villes isolées, avec le titre pompeux de thème de Dalmatie. Toute l'Afrique romaine ou grecque, la Palestine, la Syrie, siège du khalifat, et toute l'Asie jusqu'à la Cilicie, avaient été prises par les Arabes ; l'Arabie s'étendait alors jusqu'à l'Euphrate et à la Méditerranée, jusqu'à l'Indus et à l'Iaxarte.

Enfin, le monde scythe avait envoyé ses Khasars au nord de la Caspienne et de l'Euxin ; les Avares, affaiblis depuis la mort de Baïan, tenaient encore au nord du Danube et de la Drave, entre l'Anesus qui les séparait des Bavarois, et le Boug du côté des Khasars. Les Slaves tchèques indépendants, les Slaves moraves, encore sujets des Avares, les Lekhes de l'Oder et de la Vistule, les Obotrites et les Wilses de la Baltique, voisins des Saxons, tous ces peuples n'avaient point changé de place[4]. La Scandinavie n'apparaissait pas encore.

Tel était, au commencement du ville siècle, l'état du monde renouvelé par la ruine des Romains. On eût dit qu'une autre invasion était imminente ; une révolution qui agita les Grecs et l'Italie, une autre qui parcourut la domination arabe de l'Indus à Narbonne, une troisième qui. changea les chefs des Francs, semblaient devoir enhardir les barbares qui n'avaient pas encore envahi. Mais ces trois événements ne firent que préparer et rendre plus facile la formation de l'empire carlovingien. Charlemagne organisa l'Occident et retarda la seconde invasion ; elle ne commença qu'après sa mort, et passa sur l'Europe sans pouvoir la bouleverser.

 

II

ICONOCLASTES. — Si l'ont en croit un poète byzantin du XIe siècle, l'exécrable Léon l'Isaurien portait depuis longtemps dans son sein d'absurdes pensées contre le Christ et ses saintes images, mais il n'osait mettre au jour l'enfant de sa méchanceté. Des Hébreux qui lui avaient prédit l'empire, et reçu en récompense la promesse d'être enrichis, lui demandaient non de l'or ou de l'argent, ou des pierres précieuses, mais la destruction des saintes images, des peintures, des statues dignes de vénération, c'est-à-dire la ruine du culte religieux dont elles étaient les tours et les forteresses[5]. L'occasion fut donnée par les insultes des Arabes. Les admirateurs de la Pierre Noire ne comprenaient pas le culte des images, et s'en moquaient comme d'une idolâtrie. Le khalife Yesid II, séduit aussi par un Juif qui iii promettait une vie longue, venait d'effacer toutes les peintures des églises chrétiennes. L'empereur déclara donc au sénat que les images étaient autant d'idoles ; que l'honneur du culte n'était dû qu'à Dieu ; qu'il était lui-même le chef de la religion par le pouvoir impérial, et qu'un édit était prêt qui purgerait l'Église de la superstition. L'édit parut (726). Ni le patriarche Germain, ni Jean Damascène, ni le pape Grégoire II n'approuvèrent ; et tandis que le pape défendait à l'empereur de rien innover dans la foi, le peuple de C. P. se révoltait. D'un côté, Léon enlevait aux églises leur ornement, les enveloppait de ténèbres, changeait le jour en noire et triste nuit, massacrait les moines rebelles à sa pensée, et brûlait ceux de Sainte-Sophie avec leur trésor de 33.000 volumes[6]. De l'autre, le peuple observait des destructeurs des images, attendant que l'œuvre d'iniquité fût accomplie, et les massacrait sur la place. Venait par-dessus la vengeance impériale qui battait de verges, mutilait, exilait, et le peuple recommençait encore. La Grèce, les Cyclades outragées dans leur culte, réclamèrent à leur tour, et rassemblant les vaisseaux de l'Archipel, lancèrent contre Byzance un certain Cosme qu'ils destinaient à l'empire ; mais le feu grégeois les brûla comme les Arabes : Cosme périt décapité. L'empereur, fier de sa victoire sur l'empire, insulta l'intercession des saints, et la Vierge mère de Dieu ; outragea leurs reliques, et déclara idolâtres tous les peuples chrétiens[7].

C'était le moment où, pour la première fois, un duc de Bavière, Theudon, venait s'agenouiller sur le seuil de Saint-Pierre, et où le roi des Lombards, Luitprand, confirmait, dit-on[8], la donation des Alpes cottiennes faîte au Saint-Siège par Aribert. Alors encore le pape Grégoire II réparait à Rome les désastres d'une nouvelle inondation, protestait auprès des Lombards en faveur de Cumes, prise par eux ; et ne gagnant rien par ses avertissements sur ces âmes enflées d'orgueil, enseignait au duc de Naples à défendre son duché. Ainsi, le pape usait de la majesté de son pouvoir pour sauver les sujets de Byzance. L'édit iconoclaste arriva dans ces circonstances aux villes d'Italie, à Ravennes, à Naples, à Rome ; il fut exécuté par les officiers impériaux. On apprit en même temps que le patriarche Germain venait d'être déposé par l'empereur. Les réclamations énergiques de Grégoire II, sa lettre à Léon, irritèrent l'hérétique et ses agents. Le préfet de Rome, Basile, le cartulaire Jordan, et le sous-diacre Lurion, approuvés par le duc Marin, conspirèrent la mort du pape ; mais ils n'en purent trouver le temps. Les peuples d'Italie protestaient contre la profanation. Marin fut chassé de Rome ; Jordan et Lurion massacrés, Basile jeté dans un cloître ; La mérule tentative ne réussit pas mieux à l'exarque Paul ; comme il voulait au moins déposer Grégoire et que déjà des troupes partaient de Ravennes, les Romains et les Lombards s'opposèrent et couvrirent les frontières du duché de Rome. Tous déclaraient qu'ils n'obéiraient pas à l'empereur, qu'ils ne consentiraient point à la mort du pontife. L'Italie voulait faire un empereur et le conduire à C. P. ; Grégoire réprima cette pensée, espérant la conversion du prince. Au moins, les Italiens se choisirent de nouveaux gouverneurs pour s'affranchir, et le pape avec eux. Les habitants de Ravennes massacrèrent l'exarque et ouvrirent leurs portes aux Lombards ; toute l'Italie, toute la Pentapole se livra ensuite. Le duc de Naples, Exhilarat, conspirant avec son fils contre la vie du pape, les Romains allèrent le chercher et le tuèrent. Et enfin, rétablissant chez eux quelques formes du gouvernement républicain, ils reconnurent le pape pour leur chef à la place des anciens ducs ; mais la haute souveraineté impériale n'était pas méconnue pour cela. Ainsi commença la puissance temporelle des papes ; cette puissance s'étendait sans doute sur le duché de Rome, de Narnie à Ostie, de Viterbe à Terracine.

Le successeur de Paul, le nouvel exarque Eutychius, était contraint de siéger à Naples[9] ; ses émissaires couraient l'Italie ; à Rome, ils demandaient la mort du pape et des grands ; ils excitaient les ducs lombards et Luitprand à se séparer de la cause pontificale. Le pape au contraire, soutenant le courage des siens, les avertissait de rester fidèles à l'empire : lui-même essaya bientôt de le relever. Les Lombards, ses alliés, ne respectaient pas son territoire. Grégoire excita les Vénitiens contre les Lombards au profit de l'exarque. Le troisième doge, Orso[10], se porta sur Ravennes, la rendit à Eutychius qui reprit les autres villes, et qui en récompense s'allia aussitôt aux Lombards contre le pape. Par cette union, Luitprand espérait soumettre les dues de Spolète et de Bénévent, et l'exarque Rome. Les deux ducs firent leur soumission, et Liutprand s'approcha de Rome : mais le pape vint le trouver, l'avertit, le toucha. Luitprand se jeta à ses pieds, promit d'épargner Rome, déposa sur le tombeau de l'apôtre son baudrier, ses bracelets, son épée, une couronne d'or, une croix d'argent, et demanda la paix pour l'exarque qui demeura quelque temps à Rome.

Grégoire III succéda à Grégoire II (731). Cet homme fort habile dans les langues grecque et latine, qui savait tous les psaumes par cœur, et les interprétait avec une ingénieuse facilité, se recommandait surtout au peuple de Rome, si malheureux en ce temps, par ses bienfaits infatigables. Il aimait les pauvres, travaillait pour eux, rachetait les captifs, et donnait le nécessaire aux veuves et aux orphelins. Tandis qu'il était absorbé dans la prière sur le cercueil de Grégoire II, le peuple l'enleva et le fit pontife, comme par une inspiration d'en-haut. Grégoire III reconnaissait encore l'empereur ; il fit confirmer son élection par l'exarque. Mais il poursuivait l'hérésie. Une première lettre à Léon l'Isaurien, écrite avec toute la vigueur du Saint-Siège apostolique[11], n'ayant pas été remise, le pape assembla un concile ; l'évêque de Grades, l'évêque de Ravennes, et quatre-vingt-treize autres évêques d'Italie étant présents avec les prêtres du Saint-Siège, les diacres, le clergé, les nobles et le peuple chrétien, le pape décréta que si quelqu'un s'élevait encore contre la coutume antique, et contre la vénération des saintes images de Dieu, de Jésus-Christ et de sa bienheureuse mère, la vierge immaculée..... ce destructeur des saints, ce profanateur, ce blasphémateur fat exclu de l'unité de l'Église, et du corps et du sang de N. S. J.-C. Tous les évêques souscrivirent, le pape envoya de nouvelles lettres à C. P. ; mais elles furent arrêtées par le patrice de Sicile. A leur tour, les Italiens écrivirent à l'empereur pour demander le rétablissement des images ; leurs lettres furent arrêtées aussi. Ce ne fut que La troisième lettre de Grégoire qui parvint à Léon et à son fils Constantin, et à l'intrus Anastase qui occupait le siège de C. P. L'Isaurien s'irrita ; mais sa colère affaiblit encore la puissance grecque. Il envoyait le duc Manes avec une puissante armée navale ; mais une tempête la dispersa dans l'Adriatique. Manes rassemblant les débris, aborda par le Pô près de Ravennes ; il voulait châtier cette ville de sa vénération pour les images ; mais les habitants, quoique soumis à l'empire, le repoussèrent ; ce fut la dernière armée envoyée de Byzance contre l'Italie. La querelle des images ne continua plus qu'en Orient.

En Italie, elle avait créé la puissance temporelle du pape, ajoutant un titre d'administrateur du duché de Rome à l'autorité déjà exercée dans la ville par les papes, et supprimant le duc impérial. La position des nouveaux souverains prépara d'autres destinées s l'Italie. Le repos était impossible aux Lombarde, aux hommes des ducs, comme à ceux du roi ; allies ou ennemis du pape, ils avaient épargné Rome jusque-là, mais ils la menaçaient toujours. Attaqué sans relâche par le duc de Spolète Thrasimond, Grégoire III avait payé d'une somme considérable la fin des hostilités. Attaqué, à son tour, par le roi Luitprand, Thrasimond avait cherché un asile à Rome, et le pape refusant de le rendre, Luitprand se vengeait par la prise de quatre villes du duché de Rome, Amérie Polimartiurn, Horta et Blera ; puis l'hiver le forçant à retourner dans son palais, il annonçait d'autres vengeances.

C'est alors que Grégoire III se tourna vers le nord, d'où pouvait venir le secours des barbares contre les Barbares du midi. La maison d'Héristal, victorieuse des Francs de la Gaule (v. le § V), avait alors pour chef le vainqueur des Arabes Charles Martel. Des ambassadeurs de Grégoire III lui apportèrent les clefs du sépulcre et les chaînes saint Pierre, des présents considérables, le titre consul romain, et ces paroles : Nous te conjurons de ne pas préférer le roi lombard à l'amitié du prince des apôtres[12]. L'Ostrasien comprit : il se disposait à une alliance qui faisait les Francs protecteurs de l'Église, et qui eût mis fin sur-le-champ à la domination lombarde ; mais la mort de Charles-Martel et du pape, suivie de la mort de Léon l'Isaurien (741) retarda cette révolution. Zacharie, successeur de Grégoire III, sauva, presque seul, le peuple romain. Il ne pouvait rien espérer des Grecs ; le premier, il ne demandait pas à l'exarque la confirmation de son élection et Constantin Copronyme, successeur de Léon, profanateur, comme son père, des saintes images, partageait son temps entre la résistance aux Bulgares et les tortures des moines. Le pape Zacharie avait au moins pour lui les Spolétins et les Bénéventins ; il avait surtout la dignité de son caractère. Luitprand approchait ; Zacharie sortit de Rome avec son clergé, et marcha vers les frontières du duché de Spolète. Le roi l'ayant appris, envoya ses ducs au devant du pape, le reçut au milieu de son armée, écouta ses pieux avertissements, renonça à l'effusion du sang, et préféra la paix. Il rendit les quatre villes, et fit donation au prince des apôtres du territoire de Narnie, d'Auximum, du patrimoine de la Sabine et de la grande vallée de Polimartium, enlevés depuis trente ans au duché de Rome. Il rappela de toutes les provinces, de la Tuscie lombarde, et des villes transpadanes, tous les captifs, et les renvoya libres. Des ducs ensuite conduisirent Zacharie dans les villes rendues pour l'en remettre en possession, et le pape revint à Rome, vainqueur par la protection de Dieu[13], rapportant une paix de vingt ans.

Quelque temps après, Zacharie s'interposa auprès des Lombards, en faveur des Grecs eux-mêmes. Luitprand menaçait la province de Ravennes. L'exarque Eutychius, l'archevêque de Ravennes et les Ravennates, toutes les villes de la Pentapole et de l'Émilie écrivirent leurs prières au pape pour qu'il accourût à leur délivrance. Une ambassade au roi lombard ne pouvant vaincre sa dure persévérance, Zacharie quitta Rome ; comme il approchait de Ravennes, tout sortit à sa rencontre, tout sexe, tout âge, toute condition ; ils rendaient des actions de grâce au Tout-Puissant, et disaient : Il vient avec bonté, notre pasteur, qui a quitté ses brebis pour accourir à nous qui allions périr. Et, en effet, ils échappèrent encore une fois. Une nouvelle entrevue du pape avec Luitprand, obtint pour Ravennes ce qu'il avait obtenu déjà pour Rome ; l'exarchat fut délivré de la persécution, les villes prises rendues sous les yeux du pape, et les habitants furent rassasiés de blé, d'huile et de vin[14]. Luitprand mourut quelques jours après, et l'espérance d'une longue paix consola l'Italie.

L'espérance se soutint quelque temps ; on vit encore avec joie le roi lombard Hildebrand, que Luitprand s'était associé et qui régnait seul, déposé après six mois par les siens, pour ses vices et ses cruautés. Ratchis, duc de Frioul, son successeur, confirma, à la demande du pape, la paix de vingt ans donnée à l'Italie ; mais Ratchig lui-même la viola et assiégea Pérouse. Réprimandé à son tour par Zacharie, qui sortit de Rome pour la troisième fois, il se retira ; et convaincu par les discours du pape, de la vanité des choses humaines, il quitta la royauté pour la vie monastique du mont Cassin ; mais il laissait à sa place son frère Astolphe (749).

Astolphe ne reconnaissait pas les promesses des rois ses prédécesseurs. L'an 762, il prit l'Istrie à l'empire grec, Ravennes et l'exarchat. Eutychius se retira à Naples, et ne gouverna plus les Grecs d'Italie. Constantin Copronyme s'y résigna ; satisfait de la Sicile et de quelques villes italiennes, il les mit sous la dépendance du patrice de Sicile avec les noms de Thèmes de Sicile et de Calabre. Mais Astolphe, vainqueur des Grecs, réclamait Rome comme dépendance de l'exarchat ; le nouveau pape Étienne II ne s'y résigna pas et appela les Francs.

 

III

ABBASSIDES. — Tandis que l'empire d'Orient se diminuait par les erreurs de ses princes et que l'église romaine devenait une puissance temporelle par la défense de la vérité, le grand ennemi de l'Église et de l'empire, le khalifat arabe était bouleversé à l'intérieur et perdait son unité. L'élévation des Ommiades avait troublé sans retour et compromis l'islamisme ; l'opinion protestait contre eux. Pour succéder à Mahomet, ils avaient renversé sa famille et versé le sang le plus pur de l'Asie. Les vraie fidèles ne pouvaient oublier Ali, le frère de l'apôtre, assassiné au profit de Moavia, ni Hassan forcé d'abdiquer, ni Hossein lâchement entraîné dans le piège d'une fausse révolte ; les Chiites surtout les regardaient comme les Imans, les prêtres légitimes de la foi musulmane, et ce titre devait passer à leurs descendants jusqu'au douzième surnommé Mahadi (le guide), qui vécut solitaire dans une caverne près de Bagdad, sans laisser connaître le lieu ni l'époque de sa mort. Aussi on le crut toujours vivant, et il doit reparaitre avant le dernier jour pour détruire la tyrannie des infidèles. Les Ommiades eux-mêmes étaient contraints de respecter ces souvenirs : après avoir établi l'usage de prononcer, à certains jours, des imprécations solennelles contre la mémoire d'Ali, ils l'avaient aboli sous Omar II pour ne pas irriter les esprits jusqu'à la révolte. Cependant la race des Alides était au-dessous de tant d'amour. Zeid, fils d'Hossein, essaya (724), comme son père, de soulever les Couffiens contre le khalife Hescham ; abandonné par eux, il ne lui resta que quatorze hommes qui se firent tuer avec lui ; après ce misérable effort, la famille de Fatime rentra dans le repos et l'obscurité, dédaignant ses droits ; elle se multiplia si prodigieusement que bientôt elle ne put se reconnaître elle-même ; des imposteurs en profitèrent pour prendre les noms d'Alides ou de Fatimites, et en s'attribuant le sang de Mahomet, réclamer l'héritage de sa puissance.

Ce fut une autre branche de la famille de l'apôtre qui renversa les Ommiades ; la branche des Abbassides tirait son nom d'Abbas oncle de Mahomet ; déjà nombreuse, elle résidait en Syrie dans un repos apparent ; mais de la Syrie partaient des émissaires pour toutes les provinces d'Orient ; ils rappelaient à tous le droit héréditaire des Abbassides, et ils étaient entendus. La révolte commença par le Khorasan ; Mohamed, fils d'Ali, fils d'Abdallah, fils d'Abbas reçut les députés du Khorasan, et leur présent de quarante mille pièces d'or. Son fils aîné, Ibrahim, lui succéda dans le rôle de chef des Abbassides, et fut secondé par Abou-Moslem. Cet homme sombre, qui ne riait jamais, se vantait plus tard d'avoir donné la mort à six cent mille ennemis. En vain le gouverneur du Khorasan avertit le khalife Merwan II ; il fut lui-même chassé de sa province par Abou-Moslem (746). Alors les partis s'organisèrent et choisirent leurs couleurs ; les Alides avaient la verte, les Ommiades la blanche, les Abbassides prirent la noire. Leurs habits et leurs turbans étaient noirs, leurs étendards noirs ; ils en avaient deux à l'avant-garde absolument pareils, portés sur des piques toutes deux hautes de peur coudées, pour exprimer l'égalité et l'union de tous les proches de l'apôtre : l'un s'appelait la nuit, et l'autre s'appelait l'ombre, c'est-à-dire encore la nuit, comme les deux branches des Haschémites, Alides ou Abbassides étaient toujours Haschémites. La querelle des noirs et des blancs bouleversa l'Orient entre l'Euphrate et l'Indus. Presque partout les noirs étaient vainqueurs, mais un moment les blancs parurent triompher. Ibrahim fut surpris dans un pèlerinage à la Mecque ; il périt dans un cachot. Ses deux frères Aboul-Abbas et Abou-Giafar se sauvèrent à Couffah, et attendirent près du tombeau d'Ali l'occasion de reparaître. Elle se présenta bientôt. Les partisans des Abbassides augmentaient, des secours arrivaient des provinces orientales ; Aboul-Abbas se montra alors revêtu des ornements de khalife obscurcis de la couleur noire ; il prêcha dans la mosquée de Couffah comme vicaire légitime du prophète, et préluda par la prière publique à la lutte nouvelle. Cependant les Ommiades avaient pour résister cent vingt mille soldats, et la valeur de Merwan II, le conquérant de la Géorgie, surnommé l'âne de la Mésopotamie pour sa persévérance invincible. Mais les ordres de Merwan furent mal exécutés ; il fut vaincu : alors il désespéra. Comme s'il eut voulu annoncer lui-même sa défaire et la chute de sa famine, il parut précipitamment dans sa fuite sur tous les points de la domination arabe ; il aperçut à Mosoul le drapeau noir des Abbassides, repassa le Tigre pour saluer d'un adieu lointain son palais de Harran, traversa l'Euphrate, vint à Damais pour l'abandonner, ne s'arrêta pas même en Palestine, et campa pour la dernière fois sur les bords du Nil. Les Abbassides l'emportaient ; en Asie la faction des blancs fut vaincue pour toujours, et en Égypte un coup de lance termina la vie de Merwan (750).

Aboul-Abbas était khalife ; reconnu par l'Asie, l'Afrique, l'Espagne même, il ne croyait pas sa puissance affermie, tant qu'un seul Ommiade survivrait. Une vigilance impitoyable rechercha partout les enfants de Moavia, et même ceux qui étaient morts ; on dispersa leurs ossements ; on chargea d'imprécations leur mémoire comme ils avaient fait celle d'Ali ; quatre-vingts Ommiades qui s'étaient rendus avant d'être désarmés, et sur la parole de leurs ennemis furent invités à un festin où le vainqueur les massacra tous. Les Arabes eux-mêmes ont flétri la cruauté d'Aboul-Abbas, du nom de Saffah (sanguinaire).

Elle fut mieux punie encore par la division du khalifat. Un jeune Ommiade survécut, il s'appelait Abdérame (Abdalrhaman) ; on l'avait poursuivi depuis l'Euphrate jusqu'au mont Atlas sans pouvoir l'atteindre : il approchait de cette Espagne conquise à l'islamisme par sa famille. L'Espagne arabe avait bien reconnu la domination des noirs ; mais les blancs y étaient plus nombreux et n'attendaient qu'un chef pour renier les lieutenants sanguinaires d'un maitre éloigné. Les blancs de la péninsule appelèrent Abdérame, et quand il parut, ils se révoltèrent contre l'émir Yousef. L'an 138 de l'hégire (756), Abdérame fut reconnu roi dans Archidona, et un mois après à Séville ; Cordoue, l'Andalousie, bientôt toute l'Espagne musulmane s'attacha à ce nouveau maitre. Cordoue devint la capitale du khalifat d'Occident, tandis que les Abbassides fondaient Bagdad où siégea désormais le khalife d'Orient.

 

IV

ANGLO-SAXONS. — La querelle des iconoclastes et te schisme musulman étaient pour des barbares avides une occasion favorable ; mais ce n'était pas aux Anglo-Saxons d'en profiter. La Bretagne a toujours eu sa destinée séparée. Ceux qui ont fui du continent dans lite du nord, y ont demeuré pour la plupart .jusqu'à la mort sans plus regarder le continent. Les Normands eux-mêmes s'y sont arrêtés après tant de-courses intrépides, et hi lutte de leurs rois contre la France a été bien plus soutenue par les Aquitains ou les Bretons de l'Armorique que par les fils des compagnons de Guillaume. Aujourd'hui même que l'Angleterre est une grande puissance„ et que cinq siècles de commerce l'ont fait connaître à toutes les nations, elle n'a pas sur le continent européen de province qu'elle ait conquise ; ses conquêtes au dehors ne sont que des stations, des ports, des Forteresses pour protéger ses vaisseaux, ou des dépôts de marchandises ; elle n'a guère d'armée que sur mer.

Au vue siècle, chaque royaume anglo-saxon, circonscrit par d'étroites limites, était retenu forcément dans un état de faiblesse, où l'esprit national lui-même ne peut trouver ni illustration ni intérêt. Les trois plus considérables, et les seuls qui méritent une mention, le Northumberland, la Mercie et le Wessex, n'offrent eux-mêmes qu'une suite de troubles civils, d'usurpateurs et de rois détrônés, dont un seul a laissé quelque souvenir.

En Northumberland, le fils d'Oswio, Egfrid, avait commencé à reconnaître l'Irlande, et à piller les côtes de ce peuple, en récompense de l'hospitalité qu'il accordait généreusement aux Anglais. Six rois qui lui succédèrent (685-758) arrivèrent presque tous au trône par violence, s'y maintinrent par des crimes, et l'abandonnèrent pour la vie religieuse. Les Northumbres acquirent ainsi le nom, que Charlemagne leur donnait plus tard, de nation perfide et perverse, pire que les païens. La Mercie, vers l'an 716, fut gouvernée par Ethelbald le Superbe, qui domina un moment depuis l'Humber jusqu'au canal du midi, et se disait roi, non des seuls Merciens, mais de toutes les provinces qui sont désignées par le nom de Sutangles. Généreux envers les pauvres et ses serviteurs, actif dans l'administration publique de la justice, terrible aux thanes dont il réprimait les rivalités, il réforma lui-même sa vie débauchée, lorsque la voix du missionnaire saint Boniface lui fit entendre du fond de la Germanie de sévères reproches. A la fin de son règne, il fut vaincu par le Wessex (762), et sa mort livra ses anciens sujets à de nouveaux désordres. Dans le Wessex l'aristocratie dominait depuis 674. Les titanes les plus puissants, ligués ensemble pour la défense commune, choisissaient quelqu'un d'entre eux pour roi toutes les Fois que la royauté semblait nécessaire. Le roi Ina (688) fut législateur et guerrier. Dans un Wittersagemot, entouré des évêques, de ses eoldermen, des savants et du clergé, il publia soixante-dix-neuf lois touchant la justice, le weregild pour tous les crimes, l'hérédité des querelles entre les grandes familles, la protection des Bretons conquis, les fraudes dans l'échange des marchandises, et la culture des terres. L'Essex était déjà assujetti au Wessex ; Ina ravagea encore le royaume de Kent, et reçut un weregild de 36.000 livres d'argent pour le meurtre de son frère tué en combattant. Il domptait aussi les Bretons de la côte ; mais Ina n'était pas de la famille de Cerdic ; des révoltes fréquentes tourmentèrent son règne ; dans les dernières années, attaqué par la Mercie, il combattit sans résultat ; enfin fatigué d'un règne de trente-sept ans, il abdiqua la couronne, quitta le Wessex pour Rome, refusa par humilité la tonsure et l'habit monastique, et acheva sa vie sous les vêtements d'un pèlerin pauvre et inconnu (728). Il avait lui-même préparé de nouveaux troubles en désignant ses deux premiers successeurs : il mit ainsi les deux rivaux aux prises. Le Wessex devenu tributaire de la Mercie, pendant cette agitation, ne fut délivré que par des séditieux révoltés contre le roi Cuthred, qui tournèrent leur énergie contre la domination étrangère.

Ainsi les Anglo-Saxons demeuraient indifférents aux mouvements des autres peuples qu'ils ne connaissaient pas, ou qui les dédaignaient. Ils furent spectateurs de l'empire carlovingien qui ne les atteignit pas, et périrent dans la seconde invasion.

 

V

MAISON D'HÉRISTAL. — La nation des Francs, fondée par un Dieu, quand elle était encore sous une croyance idolâtre, avait recherché par l'inspiration divine la clef de la science ; hardie, agile, rude au combat, depuis qu'elle était convertie à la foi catholique, elle demeurait libre d'hérésie, et combattait pour faire vaincre l'Église[15]. Les Mérovingiens avaient protégé les évêques du midi, donné passage aux apôtres de l'heptarchie, essayé de réformer jusque chez les Bavarois les coutumes qui n'étaient pas chrétiennes. Si ces rois dépérissaient maintenant, vaincus par Pépin d'Héristal, et dominés par l'aristocratie, ce n'était néanmoins que l'affaiblissement d'une famille ; et le rôle de la nation n'avait pas changé. Il appartenait aux Francs de porter aux Arabes le dernier coup, de faciliter la conversion de la Germanie au christianisme, de protéger en Italie et d'augmenter la puissance temporelle des papes, et à l'aide de cette alliance, de renouveler en quelque sorte la puissance romaine dans l'empire carlovingien.

La résistance des hommes libres et le despotisme même d'Erchinoald et d'Ébroïn avaient conservé à la Neustrie au moins le nom du roi et le souvenir de son pouvoir. L'aristocratie ostrasienne elle-même, tout en détruisant la royauté, n'avait pu éviter l'impérieux besoin d'un chef, et au lieu d'un roi, elle s'était fait un prince des Francs orientaux. Quoiqu'il y eût ici autre chose qu'un changement de nom, et que le prince n'eût rien à réclamer des droits exercés jadis par le roi, la nouvelle dignité conservée dans une même famille pouvait fonder une dynastie qui, s'appuyant sur la volonté des hommes libres et l'usage de la Neustrie, rétablit la royauté dans la personne du chef des leudes. Telle fut la destinée de la maison d'Héristal. La victoire de Testry et le gouvernement prolongé de Pépin avaient moins assuré le triomphe de l'aristocratie que l'été-vallon de la race carlovingienne. Pépin d'Héristal était mort en 714. Ce Franc oriental, chrétien pourtant, avait conservé l'antique usage de la bigamie, accordé par les Germains à leurs princes, comme marque d'honneur. Une noble et élégante épouse, nommée Alpaïde, lui avait donné un fils qu'il appela Karl, c'est-à-dire le Fort. L'autre, Plectrude qui vécut la dernière, eut deux fils Drogon et Grimoald. Ils disparurent tous deux avant leur père ; Grimoald fut assassiné, et l'on soupçonna Karl d'en être l'auteur. Pépin l'enferma, le renia pour son héritier, et laissa sa mairie à Théodoald, fils de Grimoald, sous tutelle de Plectrude. La vieille Plectrude ne put imposer pour maire à la Neustrie cet enfant de six ans. Vainqueurs près de Compiègne, les Neustriens prirent pour maire Raginfred (Rainfroy), et Dagobert III étant mort, ils n'attendirent pas, comme sous Pépin d'Héristal, que le maire d'Ostrasie leur donnât un roi. Ils tirèrent du cloître un certain Daniel, dont les cheveux revenaient, ils le dirent fils de Childéric II, et le nommèrent Chilpéric II.

Les Ostrasiens, humiliés par la Neustrie, allaient être attaqués par les Frisons que soudoyait Rainfroy quand ils se souvinrent du fils de Pépin, Karl, prisonnier à Cologne. Il n'eut besoin que de paraitre pour chasser à jamais Plectrude et son fils. Il fut nommé comme son père, prince des Francs orientaux, et bientôt surnommé Tudites, le marteau de forgeron ; nous l'appelons Charles Martel[16].

Les Ostrasiens avaient envahi la Gaule mérovingienne sous Pépin d'Héristal, mais ils ne l'avaient pas prise. Charles Martel la conquit, la sauva et la donna à ses fidèles. Vainqueur du Frison Radbod et des Saxons qui couraient la Thuringe, il marcha contre Rainfroy. L'Aquitaine, indépendante depuis Caribert, n'avait pas encore fait reconnaître cette indépendance par les rois. Eudes, qui en était duc, promit des secours au roi de Neustrie s'il voulait abandonner les prétentions des rois à son duché : à ce prix, il se joignit à Rainfroy ; mais les deux victoires de Charles Martel à Vinci (717), et à Soissons (719) furent décisives ; la première surtout laissa, par le nombre des morts, un souvenir sanglant[17]. Eudes s'enfuit, emmenant le roi son protégé, puis le livra pour se réconcilier avec Charles Martel. Le vainqueur épargna le pauvre roi ; et quand il fut mort, le remplaça en Neustrie par un autre moine qu'il nomma Theuderic IV. La réconciliation du duc d'Aquitaine et du prince ostrasien fut achevée par l'invasion des Arabes : Charles sauva l'Aquitaine près de Poitiers (v. ch. V, § IV) ; et la paix ne fut plus troublée entre l'Aquitaine et les Francs.

Les historiens de ce temps-là, qui écrivent par l'ordre des Héristal[18], expriment en quelques mots la soumission des Mérovingiens à Charles Martel. Le prince Charles pénétra habilement dans la région de Bourgogne, établit sur les frontières ses ducs les plus éprouvés, assujettit à sa domination la ville de Lyon qu'il livra à ses fidèles, et les anciens et les préfets de cette province. Il établit ses juges jusqu'à Arles et à Marseille, et retourna dans le royaume des Francs, au centre de son autorité, avec de grands trésors. Les chroniques des églises et des monastères nous expliquent mieux ce que fut cette conquête, et par quels moyens les Ostrasiens s'enrichirent. La victoire qui renversait Rainfroy, et qui portait le dernier coup à l'ancienne royauté au profit de l'aristocratie, ne pouvait plaire aux évêques, défenseurs naturels du pauvre peuple : le plus grand nombre des évêques d'Ostrasie comme de Neustrie s'opposa donc à cette révolution ; ceux qui la secondèrent en furent récompensés ; on leur conserva, on augmenta même leurs domaines[19] ; les autres furent dépouillés impitoyablement[20]. Charles Martel mérita ainsi le nom de destructeur des églises : des laïcs, des grands ostrasiens furent investis des évêchés et des abbayes : Ce qui fournissait à la nourriture des soldats de Jésus-Christ, rut destiné désormais à entretenir des chiens de chasse, et au lieu des lumières qui brillent devant l'autel du Seigneur, on vit briller les bracelets, les baudriers, les éperons, les selles de chevaux recouvertes d'or a et d'argent. Toutefois Charles Martel ne livra ceux qu'Il avait fait vaincre que l'usufruit de ces dépouilles : il ne céda ces terres qu'à titre précaire, et après un serment de fidélité qui attachait à sa personne tous ceux qui les recevaient : il fonda ainsi la supériorité de sa famille, et lui prépara la royauté. Lui-même n'osa pas encore prendre le titre de roi, et à la mort de Theuderic IV, il se contenta de ne pas lui donner de successeur.

Vainqueur des musulmans et spoliateur des églises, Charles Martel fait oublier cette contradiction en protégeant la conversion de la Germanie. Déjà Willebrord avait prêché aux Frisons. L'Angle Winfried fut attiré hors de son pays par la renommée de Willebrord. Il voulut faire du bien aussi, et c'est par ses héroïques bienfaits qu'il a gagné le nom de Boniface. Il quitta donc son monastère d'Exeter et vint rejoindre l'apôtre des Frisons. Il s'avança jusqu'à Utrecht ; arrêté par d'insurmontables obstacles, il retourna à son monastère dont il fut fait abbé. Mais la retraite ne pouvait être sa vie. Il vint à Rome, reçut la bénédiction du pape Grégoire II et le pouvoir de prêcher l'Évangile. Il commença par la Bavière qui avait déjà des chrétiens, et par la Thuringe qui venait d'apostasier sous l'influence des Saxons. Il diminua les païens de Bavière, éloigna les chrétiens du contact des idolâtres, et les ramena aux pratiques évangéliques trop souvent négligées. Cependant Radbod venait de mourir, Charles Martel protégeait les prédications en Frise, Boniface s'approcha de Willebrord, et prêcha pendant trois ans à ses côtés ; mais Willebrord voulait le faire son successeur ; il s'enfuit dans le pays d'Hassi (Hesse), chez les Caftes, et sur les premières terres des Saxons. Il était entendu de ces sauvages, quand le pape l'appela à Rome pour augmenter ses pouvoirs, le nommer évêque régionnaire de la Germanie et lui donner un recueil de canons qu'il devait suivre. Boniface continua ses succès dans la Hesse. Bientôt Grégoire III (732) lui envoya le pallium pour s'en revêtir dans la célébration des mystères et dans le sacre des évêques, avec le pouvoir d'ériger de nouveaux évêchés. Après la mort de Charles Martel et de Grégoire III (741), l'œuvre de Boniface fut soutenu par Pépin. te Bref et par le pape Zacharie. Mayence, rendue à la dignité de métropole par Zacharie, fut confiée à Boniface. La même année, l'apôtre fondait l'abbaye de Fulde, et appelait de la Bretagne des hommes vertueux et savants pour composer et entretenir cette institution qu'il multiplia bientôt lui-même. A sa demande les deux fils de Charles Martel enfermèrent le prédicateur Adalbert qui mêlait des pratiques païennes à l'Évangile. En même temps il avertissait le roi de Mercie, Ethetbald, et le clergé et le peuple anglo-saxon. Un tel homme était digne du martyre ; il ne l'obtint pourtant que dans sa vieillesse. Ses forces s'étaient affaiblies, la surveillance des églises en deviendrait moins active. Le pape lui permit de se donner Lulle pour successeur dans le nom d'archevêque. Lui-même, il reprit la vie errante de prédicateur, retourna en Frise, et fut massacré par une troupe de païens avec cinquante compagnons de son zèle, au moment de confirmer les nouveaux fidèles rassemblés dans une plaine (755).

Boniface,  soutenu par les fils de Charles Martel, les avait soutenus à son tour.

Charles Martel était mort en 741, laissant trois fils ; deux seulement héritèrent de sa puissance par sa volonté et l'avis des siens. L'aîné, Carloman, eut l'Ostrasie, la Suévie qu'on appelle aussi Allemanie et la Thuringe. L'autre, Pépin, eut la Bourgogne, la Provence, la Neustrie ; il n'est pas question dans ce partage de l'Aquitaine, ni des Bretons, ni même des Bavarois[21]. Grippon, le troisième fils, réduit à douze comtés, comme les ducs[22], essaya en vain d'armer pour sa cause les Saxons, les Bavarois, les Allemands et les Aquitains. Il attira sur ces peuples la vengeance de ses frères : les Allemani perdirent le privilège d'être gouvernés par des ducs de leur nation ; Odilon, duc des Bavarois, fut réduit ; les Aquitains tremblaient pour leur indépendance : Hunald, leur duc, pour faire opposition à la dynastie nouvelle, se ressouvenait de son origine mérovingienne ; il fut obligé de chercher l'asile d'un monastère, En même temps, Carloman et Pépin travaillaient eux-mêmes au bien de l'Église qui les aidait en retour. Pépin, dit une chronique[23], sachant que son père Charles Martel avait été condamné, assembla un concile sous la présidence de Grégoire, légat du siège apostolique, et de Boniface, archevêque de Mayence ; il y régla que les terres enlevées aux églises par son père leur seraient rendues, autant qu'il serait possible : comme on ne pouvait les restituer boutes, il pria les évêques d'en laisser quelques-unes à titre précaire à ceux qui les avaient reçues, et il fixa  de nouvelles dîmes pour la réparation des églises. Tandis que ce concile de Leptine (743) abolissait encore parmi les chrétiens d'Ostrasie certains restes de superstitions païennes, et adoptait pour les nouveaux monastères la règle de saint Benoît, le concile de Soissons en Neustrie réformait les mœurs du clergé et rétablissait la dignité du sacerdoce.

Cependant les deux frères n'étaient pas rois : Charles Martel ne leur avait partagé que son pouvoir de prince des Francs, et à leur avènement ils avaient fait un roi pour les Neustriens nommé Childéric III, Carloman ne régna jamais. Dès l'an 745, il s'était retiré au mont Cassin, laissant deux fils à la protection de son frère. Pépin les cloîtra tous deux, et gouverna seul l'Ostrasie et la Neustrie. Enfin fatigué d'entretenir la longue barbe et les longs cheveux du fainéant Childéric III, Pépin proposa cette question au pape Zacharie : Qui doit être roi, celui qui en a le titre et non la puissance, ou celui qui en a la puissance et non le titre ? Le pape répondit, qu'il était préférable que celui-là fût roi, qui avait vraiment le pouvoir suprême. Aussitôt Childéric III fut tondu avec son fils, et enfermé dans un monastère. Boniface consacra Pépin de l'huile sainte, et la famille d'Héristal renversa les héritiers de Clovis (752).

 

 

 



[1] Sur l'étendue de la domination franque avant Charlemagne, voir le passage d'Éginhard (Vita Karoli magni) qui en fixe les limites avec toute l'autorité d'un contemporain. Sur les Bretons : Poète saxon, liv. II.

[2] Voyez Daru, Histoire de Venise, t. II. Il donne l'explication la plus probable de la formation des lagunes.

[3] Cassiodore, Variæ.

[4] Pour tous ces détails géographiques, voyez, dans l'Atlas de Kruse, la carte de l'Europe à la fin du VIIe siècle.

[5] Constantini Manassis compendium Chronicum.

[6] Constantini Manassis compendium Chronicum.

[7] Théophane, Chronographie, an 10 de Léon l'Isaurien.

[8] Voyez Paul Diacre et Anastase le bibliothécaire.

[9] Anastase, Bibliothèque.

[10] Voyez Daru, Histoire de Venise.

[11] Anastase, Bibliothèque.

[12] Troisième Continuateur de Frédégaire.

[13] Anastase, Bibliothèque.

[14] Tout ce récit est emprunté d'Anastase.

[15] Voyez le préambule de la loi salique et la lettre de saint Avitus à Clovis, au ch. VI.

[16] Chronique de saint Bertin, ap. Martène, 3.

[17] Hincmar, Epist. ad Lud. Balb.

[18] Continuateur de Frédégaire.

[19] Historia brevis Episcop. virdunensium, apud Achery, II, page 6.

[20] Frodoard, Hist. Rem., 2-12, apud Sirmond, IV. — Chronicon centullense, apud Achery, II. — Chronique de saint Wandrille, X. — Chronique de saint Bertin, VIII. — Historia Trevirensis apud Achery, II, page 212. — Chronique de saint Pierre le Vif.

[21] Continuateur de Frédégaire.

[22] Annales Francorum, adscript. Egrinhard, anno 748.

[23] Chronique de saint Bertin, ch. VIII, et Hincmar, lettre a Louis le Germ. en 858.