HISTOIRE DU MOYEN ÂGE

PREMIÈRE ÉPOQUE

 

CHAPITRE TROISIÈME.

 

 

Organisation des barbares après la conquête ; lois des barbares ; état des personnes et des terres ; mélange des vainqueurs et des vaincus. — Suite de l'histoire des Francs, des Visigoths, des Anglo-Saxons et des Lombards jusqu'à la mort de Pepin d'Héristal et à l'avènement de Luitprand.

 

I

Quatre dominations barbares ont pris la-place de l'empire d'Occident. Mat de pousser plus loin leur histoire, il sera utile de rechercher comment se rapprochèrent les races anciennes et les nouvelles, et quelles coutumes germaines se mêlèrent aux coutumes romaines sur le sol de la conquête[1]. Il n'y a pas sur cette matière de documents plus précieux que les lois rédigées par les peuples barbares, et qui portent les noms des Francs saliens et ripuaires des Bourguignons, des Visigoths et des Lombards. La plus ancienne est la loi salique ; son préambule en attribue la première rédaction au temps où les Francs encore païens n'avaient pas occupé la Gaule ; elle fut amendée et mise en rapport avec la croyance chrétienne, après le baptême de Clovis, par Childebert et Clotaire, et perfectionnée de nouveau au VIIe siècle par Dagobert Ier. Il n'y faut pas chercher une législation complète ni surtout méthodique les matières y sont niellées, selon que chacune se présente à l'esprit des législateurs. Peu de droit civil beaucoup de droit criminel ; chaque délit chaque peine exprimée en peu de mots, avec la brièveté hautaine du commandement. Toutes les dispositions se rapportent à trois objets principaux, la vie, la propriété, l'honneur. On reconnaît à ces caractères une race germaine, fière d'elle-même, qui pardonne moins une injure qu'une blessure, et ne se doute même pas qu'on puisse infliger la peine de mort à un homme libre quels que soient ses crimes. La propriété consiste surtout en bétail de toute espèce, porcs, bœufs, chèvres, oiseaux, abeilles, et, ce qui désigne une nation chasseresse, chiens de chasse, éperviers, gibier[2]. Les bonnes mœurs sont gardées par des menaces sévères, et vengées par la perte même de la liberté. La loi salique ne traite point de la royauté ni du gouvernement ; elle donne à peine quelque notions sur les procédures et les jugements.

La loi ripuaire, si l'on en croit le préambule de la précédente, fut rédigée à Châlons par Theuderic Ier qui fit aussi des lois pour les Bavarois et les Allemani. Childebert commença à la corriger, Clotaire l'acheva ; Dagobert la renouvela. Elle traite à peu près des mêmes objets que la loi salique, plus brièvement encore et dans le même désordre.

La loi des Bourguignons fut rédigée par Gondebaud, et augmentée par son fils Sigismond. Du nom de son premier auteur, elle s'est appelée successivement gundobada, gombatta, gombette. Les Romains ont pris part peut-être à sa rédaction ; on pourrait le croire à l'égalité qu'elle établit entre les deux races, à certaines dispositions de droit civil et criminel qui se rapprochent de la loi romaine, et surtout en style qui remporte de beaucoup en latinité et en clarté sur les lois des Francs. Elle témoigne de mœurs plus douces et moins fières. Elle explique quelquefois ce qu'elle ordonne ; elle admet la peine de mort ; elle recommande l'hospitalité ; elle intervient dans les rapports les plus intimes des Familles. Sa morale surpasse celle des Francs ; aux châtiments des mauvaises mœurs, tels que l'esclavage ou la mort, elle ajoute l'éclat du déshonneur public[3].

La loi des Wisigoths, appelée encore forum judicum, et en espagnol fuero juzgo, eut pour premier auteur Euric, le conquérant de l'Espagne[4]. Ataric II chargea le jurisconsulte Anianus de mettre le code théodosien à la portée des Goths. Léovigild corrigea cette législation, retrancha et ajouta[5]. Chindasuinthe, après lui, vers 642, son fils Récésuinthe, Ervige et Egica, à la fin du VIIe siècle, lui donnèrent la forme qu'elle a conservée ; quelques articles contradictoires gardent la trace de ces remaniements successifs. Cette loi est divisée en douze livres. Le premier traite des qualités et des devoirs du législateur, des qualités des lois en général et de leur puissance ; le second des jugements et des choses jugées ; le troisième de l'ordre conjugal ; le quatrième de l'origine naturelle, des rapports de parenté, etc. ; le cinquième des transactions ; le sixième des accusations des criminels ; le septième des vols et des fraudes ; le huitième des violences et des dommages ; le neuvième des fugitifs, des esclaves qui abandonnent leurs maîtres ou des soldats qui abandonnent l'armée ; le dixième des partages, des époques, des limites ; le onzième, des malades, des médecins, des morts, des négociants étrangers ; le douzième, des hérétiques et des Juifs. A cette méthode on reconnaît, bien plus que chez les Bourguignons, la main romaine ; l'élégance du style en serait une autre preuve, et surtout la longueur pédantesque des considérants et des commentaires, véritables lieux communs, et discours de rhéteurs[6].

Les Lombards n'eurent pas de lois écrites avant le règne de Rotharis ; ce prince rédigea le premier leurs coutumes, comme une consécration des sentences judiciaires prononcées jusque-là, et comme un .précédent pour l'avenir ; son édit contient près de quatre cents lois. Grimoald en modifia plusieurs dispositions par un édit en quelques articles. La loi de Luitprand divisée en six livres rédigés à quelque intervalle l'un de l'autre et promulgués avec le consentement de la nation, introduisit dans la législation les modifications successives des mœurs lombardes ; il reste aussi quelques lois de Ratchis et d'Astolphe. Ces lois ressemblent beaucoup à celles des Francs, surtout l'édit de Rotharis pour la forme, le désordre des matières et le ton barbare ; cependant on ne peut méconnaître de nombreux emprunts à la loi romaine, surtout dans le vie livre de Luitprand[7]. Le service militaire, la propriété, l'administration de la justice et les différentes peines, les héritages, la condition des femmes, et les bonnes mœurs, tels sont les principaux sujets de la législation lombarde.

Nous nommerons encore les lois saxonnes publiées pendant la durée de l'octarchie par les rois Ethelbert, Ina et Offa, recueillies et augmentées au IXe siècle par Alfred le Grand[8]. C'est de tous ces codes éclaircis par les récits des historiens ou les ordonnances des rois que nous pouvons retirer quelques idées certaines sur l'état de la société après l'invasion.

L'invasion germaine n'avait jamais annoncé d'autre but que la possession de la terre romaine ; la société barbare est fondée sur la propriété territoriale. Donnez-nous des terres pour que nous y habitions avec nos femmes et nos enfants, disaient les Cimbres et les Teutons à Marius. Le consul pour toute réponse les extermina, et les laissant morts sur le champ de bataille, il dit : Nous leur avons donné une terre qu'ils garderont éternellement. Donnez-nous des terres, disaient les Usipiens et les Tenctères à César : l'invincible Romain les dispersa d'un coup d'épée, et garda sa Gaule pour lui seul ; ce qui faisait dire à Cicéron : Le Rhin peut maintenant se tarir, les Alpes s'abaisser, la plus redoutable barrière de l'empire romain c'est le génie de César et la terreur de son nom. Mais quand cette barrière fut tombée au lie siècle, quand l'invasion germaine eut vengé enfin les affronts d'Aix et de Verceil, les barbares vainqueurs s'emparèrent de la terre romaine comme il leur plut. Les Bourguignons et les Visigoths prirent les deux tiers des terres et un tiers des esclaves[9]. On ne sait dans quelle proportion les Francs se firent leur part. En Italie l'exemple des Hérules qui avaient demandé le tiers fut imité par les Ostrogoths ; mais les Lombards plus avides s'approprièrent tout dans les limites de leur conquête ; les Anglo-Saxons prirent tout également.

Cet établissement, que quelques barbares désignaient du nom d'hospitalité mêlait le vainqueur et le vaincu, le barbare et le Romain, sur le même sol. Il n'y a plus de peuple romain sur le territoire de la conquête saxonne ; quelques Bretons échappés à la mort, mais flétris des noms de wales (étrangers) et de deves (esclaves), travaillent enchaînés, au profit de leurs vainqueurs. Partout ailleurs les Romains subsistent, à des conditions diverses. Les Lombards ont réduit au tribut tous les Romains qu'ils ne tuent pas, et ils ne s'allieront jamais avec eux ; les lois lombardes ne prononcent que trois fois le nom des Romains, la première pour l'accoler au nom d'esclave, la seconde pour nommer le pape avec respect, la troisième pour parler avec indifférence de la loi romaine ; ce mépris ne fit que s'accroître avec le temps ; au Xe siècle le nom Romain résumait toutes les injures. Les Francs voulurent d'abord dédaigner les vaincus, comme étrangers[10] ou comme sujets conquis ; ils n'effacèrent même jamais de leur loi l'arrêt primitif qui évaluait la vie et l'honneur d'un Romain à la moitié de la vie et de l'honneur barbare ; mais le christianisme les changea de bonne heure, et leur fit reconnaître en fait, sinon en droit, dans les simples Romains des frères protégés par une foi commune, et dans les évêques des hommes inviolables et supérieurs à tous ; le titre de convive du roi éleva les Romains aux dignités de premier ordre. Les Visigoths avaient d'abord défendu le mariage entre les deux races ; ils abolirent cette loi (642), en proclamant l'égalité des Romains et des barbares[11]. Les Bourguignons surpassaient tous les autres par une modération qui ne se démentit jamais ; les Romains étaient véritablement leurs hôtes. La loi Gombette déclare le Bourguignon et le Romain égaux en droit, garantit par les mêmes peines la vie et les propriétés de l'un et de l'autre ; et sanctionnant le premier partage, défend d'en faire jamais un nouveau qui soit au détriment des Romains[12].

On distingue trois sortes de terres : les terres franches, les terres censives, les bénéfices. Le premier nom désigne les terres laissées aux Romains de condition libre, et celles que les barbares, après la conquête, se distribuèrent par le sort. Ce butin de la guerre, ces lots barbares (sortes barbaricæ), appelés encore terres saliques chez les Francs, lots des Burgondes chez les Bourguignons (sortes Burgundionum), lots gothiques (sortes Gothicæ) chez les Visigoths, sont une propriété franche, entière, irrévocable ; les Francs en expliquaient la nature par le mot allod, alleuds, terres allodiales, dérivé du germain all, tout et od propriété, qui subsiste encore dans kleinod, bijou. Ces terres ne pouvaient plus être retirées à celui que le sert en avait pourvu ; elles passaient en héritage, même aux filles, excepté chez les Francs. La loi salique exclut formellement les filles du partage de la terre salique ; mais la loi ripuaire adoucit déjà cette rigueur en admettant les femmes au partage au défaut des mâles ; enfin au vile siècle cette exclusion paraissait une coutume impie quoique ancienne, et le père pouvait, par une disposition particulière, faire une part à sa fille ou aux enfante de an fille morte avant lui[13].

Les terres censives ou coloniques, dont l'usage existait sous les Romains, furent conservées par les barbares, Celui qui les cultivait, libre de sa personne, portait le nom de colon, et payait un cens à un propriétaire supérieur à lui, et qu'il devait regarder comme un maitre. Ce colon était quelquefois l'ancien propriétaire devenu le fermier de sa propriété usurpée par un autre ; cette dégradation l'avait du moins préservé d'une spoliation complète, tel fut le sort de tous les Romains sous la domination lombarde ; ils furent tributaires, obligés de payer aux Lombards la troisième partie des fruits de la terre. Quelquefois le colon était un homme libre, pauvre, qui trouvait ainsi le moyen de vivre en travaillant, ou un esclave dont on commençait parla l'affranchissement[14].

Les bénéfices ou fiscs sont une invention toute barbare. Le roi avait eu dans le partage général son lot plus considérable que tous les autres ; et de même qu'au sein de la Germanie le prince partageait son butin particulier avec ses compagnons, de même après la conquête il fut loisible au roi de partager avec ses compagnons son domaine. Ce domaine royal s'appelait le fisc, d'où le nom de fiscs donné aux terres que le roi en détachait ; mais leur autre nom de bénéfices indiquait mieux la nature et le résultat de cette donation. Si le dévouement au roi avait mérité une récompense, le roi cependant donnait librement, et non par le sort, autant qu'il lui plaisait ; la récompense reçue méritait donc la reconnaissance, et le bénéfice en payant la fidélité en renouvelait et continuait le principe ; le bénéficier plus que jamais devenait leude ou compagnon. La propriété ne devait pas en être irrévocable ni héréditaire le roi ne pouvant payer d'avance les services d'on fils ni &ter le droit de châtier un bénéficier ingrat : la terre du roi ainsi donnée ne cessait pas d'être la terre du roi, elle conservait ses privilégies et son exemption de la justice publique : nous disons quelle était la coutume des Francs ; la loi des Visigoths ne fait pas mention de ces dons royaux ; les lois des Bourguignons et des Lombards n'en parlent que pour les déclarer héréditaires sans réclamer aucun service pour le donateur[15].

Chez les Anglo-Saxons qui forment pour ainsi dire un peuple à part dans ces premiers temps, on peut reconnaître les mêmes distinctions dans la propriété, des bocklands ou terres franches, des folklands ou bénéfices, enfin des terres assujetties au payement d'une rente. Le propriétaire d'un bockland est libre de placer cette terre sous la protection d'un seigneur dont il devient le thane ou suivant (de thegnian, suivre) ; mais il ne cherche par là qu'un protecteur, et n'aliène en aucune façon sa propriété. Le folkland est donné par le roi ou par un riche propriétaire ; quiconque accepte un folkland se reconnait thane pour la terre reçue, et subordonne sa terre franche elle-même au donateur ; il ne peut disposer du folkland, il ne peut léguer son bockland qu'avec l'agrément du seigneur auquel il doit encore laisser une part sous le nom de hériot. La terre tributaire ne peut être enlevée à l'homme Libre qui la cultive, à moins qu'il ne remplisse pas tous ses engagements[16].

De la distinction des terres résulte la distinction des personnes. De tout temps la fortune a été la plus grande considération ; l'illustration personnelle, l'éclat de la naissance s'effacent bien vite dans la pauvreté ; or dans un siècle où l'industrie n'est pas née, où le commerce est nommé plutôt qu'il n'existe véritablement, la seule richesse c'est la terre. La loi des Bourguignons établit trois classes dans les hommes libres, avec les noms latins d'optimates, de mediocres personœ, inferiores personœ ; au dessous demeurent les esclaves[17]. On peut réduire à ces trois degrés la hiérarchie sociale de toutes les nations germaniques ; ainsi partout une noblesse, une classe moyenne, une classe inférieure. La noblesse existait dans les forêts de la Germanie, non moins que dans l'empire ; s'élever au dessus des autres hommes est une ambition si intime du cœur humain, qu'il n'est personne, enfant ou homme fait, barbare ou peuple civilisé, qui n'y aspire avidement ; les barbares n'avaient sous ce rapport à emprunter aux Romains que quelques titres, quelques signes extérieurs de distinction. Chez les Francs, la première classe comprend les bénéficiers, qui ont reçu des terres du roi, ou les hommes qui sont venus remettre leurs terres et leurs personnes sous la protection ou mundeburd du roi ; la terre donnée ou protégée par le roi est noble et ennoblit son possesseur. Ceux qui sont attachés au service de la maison royale, à la truste (fidélité) du roi, les référendaires, les domestiques, les cubiculaires, les sénéchaux, le comte du palais, le maire du palais, sont nobles aussi par leurs fonctions ; mais ces fonctions même sont la conséquence ou l'origine d'une donation de terre royale ; les évêques seuls paraissent ne devoir le premier rang qu'au respect de leur caractère, encore les évêques possèdent-ils pour la plupart des terres données par le roi à leurs églises. Les noms latins de ces nobles, optimates, fideles, correspondent aux noms barbares de leudes (compagnons) et d'antrustions, et font ainsi de la fidélité la noblesse[18]. Chez les Anglo-Saxons, les noms d'éthel (nobles) et d'éorls, ou iarls selon la forme scandinave, s'appliquent aux thanes royaux, qui ont subordonné leurs bocklands à la protection du roi, ou reçu de sa libéralité un folkland. Chez les Visigoths la noblesse dérive en partie du service du roi. Les personnages de haut lieu, sont les ducs et comtes et les gardings, gouverneurs des châteaux royaux, le comte du trésor, le comte du patrimoine, le comte des notaires, le comte des spathaires, le comte de la chambre, le comte de l'étable ; après la conversion des Visigoths à la foi catholique, les évêques prirent le premier rang ; la réunion de tous ces nobles s'appelle le Palatinum officium[19]. Les lois lombardes laissent aussi entrevoir desftaries assimilés aux ducs et aux juges, et distingués des hommes privés.

Ces hommes privés forment la seconde classe, c'est-à-dire ceux qui ne tiennent au service du roi, ni à sa terre, ni aux dignités publiques, qui possèdent des terres franches, et non par faveur royale, mais par l'égalité du sort ; ils sont arimans (hommes de guerre) et frybourgs (hommes libres) chez les Francs, soldats (milites), chez les Lombards ; dans ces deux pays ils sont barons ou hommes dans le sens du latin vir, aussi bien que les nobles. Les thanes inférieurs, seconde classe de la population anglo-saxonne, doivent posséder au moins cinq hides de terre ou deux cents arpents, soit en terres franches, soit en bénéfices reçus des principaux chefs ; tout homme qui n'a pas cette mesure n'est pas thane et reste dans la classe la moins honorée des hommes libres.

La troisième classe nous irait bien mieux comprendre encore l'importance de la propriété : nous y rangeons certains hommes inférieurs à la seconde classe, supérieurs aux esclaves, chez tous les peuples, mais de conditions diverses selon les divers peuples ; 1° les céoris Anglo-Saxons, laboureurs libres qui possèdent, en payant un cens, la terre d'autrui, ou qui possèdent en toute franchise un bockland, mais en delta de cinq hides ; on leur permet la guerre, le casque, la cotte de mailles, l'épée à garde d'or ; mais l'infériorité de leur position ne peut être changée que par l'acquisition d'une plus grande propriété ; 2° les colons tributaires des Francs, des Bourguignons, des Visigoths ; 3° les aldions des Lombards, condition incertaine entre l'affranchi et l'esclave, qui appartiennent à un maitre, et dont le maitre ne dispose pas comme de son bien ; 4° enfin les serviteurs volontaires que les Francs appellent hommes du roi, et les Lombards gasindes, et les hommes ecclésiastiques, qui vivent sous la protection des Églises. La troisième classe comprend donc ceux qui possèdent peu, ou qui ne possèdent pas par eux-mêmes, ou qui ne possèdent rien que la liberté personnelle.

L'esclavage est la forme la plus franche de la domination de l'homme sur l'homme, et la plus profitable, il y a des esclaves chez les barbares comme chez les Romains, affectés à divers services, et rangés hiérarchiquement selon leur utilité ; chez les Bourguignons, l'orfèvre, l'argentier, le ministerialis qui travaille dans la maison, l'expeditionalis qui va à la guerre, le forgeron, le charpentier, le laboureur ou le porcher ; chez les Lombards au premier rang le ministerialis et le porcher en chef ; au-dessous, les porchers inférieurs, le bouvier, le massaire qui gouverne la massa (ferme), l'esclave des champs sous le massaire ; chez les Anglo-Saxons, le esne distingué du theow, les bordars, cocksets, pardings, dont on ne sait guère la signification, enfin l'esclave qui travaille pour la tune (villa) de son maitre. Les Francs confondent et évaluent au même prix le maitre d'hôtel, celui qui sert à table, l'échanson, le maréchal, le palefrenier, le forgeron, l'orfèvre, le charpentier, le vigneron, le porcher, le ministerialis[20]. On naît esclave, on le devient pour certains crimes, les crimes de mœurs en particulier. L'esclave peut acquérir un pécule, non-seulement en argent, mais en terre. A la première vue, sa condition n'est pas meilleure que sous la domination romaine. La loi de Rotharis n'est pas en arrière de la loi aquilienne, lorsqu'elle met l'esclave au rang des choses, et traite la femme esclave comme une vache ou une jument[21]. Si les autres lois sont moins méprisantes, aucune ne dit à l'esclave qu'il s'appartienne à lui-même. Le mal qui lui est fait n'est pas fait à lui, mais à son maître ; par le même principe, le maitre répond du mal que sa chose ou sa bête a pu faire. L'esclave ne peut disposer de son pécule ni contracter aucune obligation sans le consentement de son maitre. Toutefois une amélioration incontestable se fait sentir de bonne heure. Les lois des Bourguignons, des Visigoths et des Lombards accordent quelques avantages d'honneur aux esclaves du roi. Rotharis permet au maitre de réclamer et de reprendre son esclave fugitif qui a trouvé asile chez un homme libre ou dans une église ; mais lui défend de le punir pour cette faute, sous peine d'une amende à celui qui le lui a rendu. L'influence chrétienne apporte de bien plus grands adoucissements. Le roi visigoth Égirça proclame, au VIIe siècle, que l'esclave est fait à la ressemblante divine, et détend de le mutiler, de peur qu'on n'altère ainsi les traits de l'image de Dieu. L'évêque chez les Anglo-Saxons, est le protecteur de tous les esclaves de son diocèse, et doit prêcher l'affranchissement. La loi de Luitprand affranchit l'esclave déshonoré par la passion de son maitre. Les Francs regardent le liberté rendue comme une œuvre méritoire aux yeux de Dieu. Ils ont trois manières d'affranchissement, le testament, les tablettes, le denier ; rien ne distingue plus l'affranchi de l'homme libre : seulement l'esclave affranchi, selon la loi romaine, demeure sous la protection plutôt que dans la dépendance de l'Église. Les Lombards distinguent le sulfréal de l'amund, le premier continue à vivre sous la protection de son patron, et lui laisse son héritage s'il n'a pas d'enfants ; le second amené à la rencontre de quatre routes, est mis en liberté par cette parole : Choisis la route qui te plaira, et son maitre n'a plus aucun droit sur lui ; l'impans, ou vœu du roi, donne également la liberté absolue. L'affranchissement, chez les Anglo-Saxons, se fait publiquement dans le marché, devant le tribunal du canton, ou dans l'Église au pied du grand autel ; le maître, présentant son esclave au shérif ou au prêtre, lui déclare que les chemins lui sont ouverts, et qu'il est libre d'aller où il veut. La loi des Visigoths est la seule qui commande à l'affranchi le respect envers son ancien maître, sous peine de rentrer dans l'esclavage ; par la loi des Bourguignons, l'affranchi ne peut être rappelé à la servitude, que s'il commet un des crimes dont la servitude est le châtiment[22].

Les terres et les personnes sont placées sous la sauvegarde du gouvernement ; chez tous les barbares le gouvernement est monarchique ; partout nous trouvons un chef décoré du nom de roi. Alaric fut proclamé roi par les siens, quand il eut parcouru la Grèce ; Gundicaire quand les Burgundes eurent reçu un établissement de Constance ; Odoacre fut appelé roi par l'empereur d'Orient ; Théodoric l'Ostrogoth, quand il eut vaincu Odoacre ; Alboin, quand il eut pris Pavie, tous deux par leurs soldats. Ce nom latin de rex n'avait rien de commun avec la majesté du nom d'imperator ou de Βασιλεύς chez les Grecs. Il ne gênait pas les prétentions impériales[23] ; au contraire, les empereurs réclamèrent quand Charlemagne fut empereur. De bonne heure cependant les rois barbares, à l'imitation des Romains, s'attribuèrent des titres d'honneur. Les rois des France ajoutaient à leur nom l'épithète d'homme illustre (vir iluster) ; les rois lombards et visigoths empruntaient à la famille du grand Constantin son nom de Flavius ; ceux-ci plus sauvages y joignaient le titre d'excellentissime ou de robustissime ceux-là renouvelaient en parlant d'eux-mêmes cette emphase de langage par laquelle les derniers empereurs avaient cru imprimer un respect plus profond de Leur majesté : notre gloire, notre glorieuse sérénité, notre amplitude, l'éminence terrestre. Tous ces rois étaient élus, même chez les Francs et les Anglo-Saxons, où la même famille, toujours conservée sur le trône, pourrait faire croire à l'hérédité, si des témoignages formels ne prouvaient le contraire.

La grande fonction du roi est de maintenir la paix de tous, à l'intérieur par l'administration de la justice entre les individus, au dehors par le commandement de la guerre qui est une autre espèce de justice entre les nations. La justice est sans contredit le plus grand de tous les pouvoirs ; par elle un homme prononce sur la vie, l'honneur et les biens des autres hommes ; elle est aussi le premier besoin qu'éprouve l'homme rassemblé en société, la première origine des gouvernements, leur première forme et souvent leur premier nom. Presque tous les chefs des nations se sont appelés juges avant de s'appeler rois. L'apologue de Déjocès, dans Hérodote, explique comment la royauté, à quelque abus, à quelque orgueil qu'elle se soit élevée plus tard, est partie cependant des fonctions du juge. Le roi chez les barbares est le chef de la justice et le chef de la guerre. Il préside ces grandes assemblées, dont l'usage remonte aux forêts de la Germanie, où se jugeaient les affaires importantes, où la guerre et la paix se décident. Ces réunions portent les noms latins de mallum et placitum, et de wittenagemot (assemblée des sages) chez les Anglo-Saxons. Tout le peuple, c'est-à-dire toute l'armée, était convoqué à ces réunions dont les époques étaient fixes, ce qui leur a fait donner encore chez les. Francs et les Lombards le nom de Champ de Mars[24]. Les Lombards seuls paraissent avoir conservé l'usage de l'exactitude générale. Ailleurs la plus grande partie de la nation s'affranchit bientôt d'un droit qui était une fatigue ; les grands, évêques et nobles, continuèrent seuls de s'assembler autour du roi : leur réunion ne changea pas de nom pour cela, excepté chez les Visigoths, ou depuis l'abandon de l'arianisme le Concile de Tolède, composé des évêques et des grands officiers, prononça sur toutes les affaires, ecclésiastiques et profanes.

Pour assurer sur tous les points la régularité de la justice et du service militaire, les rois barbares subdivisèrent hiérarchiquement leurs États. Les Francs partageaient le royaume en duchés gouvernés chacun par un duc ; les duchés en comtés ordinairement au nombre de douze gouvernés chacun par un comte ou graf (grafion) ; les comtés en centaines de familles gouvernées chacune par un centenier, les centaines en dizaines, gouvernées chacune par un tungin ou dizainier, doyen[25]. Les Visigoths rangent ainsi les commandants militaires : ducs, comtes, thiufade, millenaire, quingentenaire, centenier, doyen, et leur attribuent à tous le titre de juges pendant la paix[26]. Le juge, le schuldais (schuld, faute), le doyen, sont les trois degrés de juridiction dont parlent les lois lombardes ; duc et gastald, les titres militaires ; mais la puissance bien connue des trente ducs comparée à l'importance des juges que les préambules des lois placent toujours au premier rang, permet de croire que duc et juge, comme gastald et schuldais, sont deux noms d'une même personne[27]. On ne sait rien de précis touchant les subdivisions du gouvernement chez les Anglo-Saxons. Les shires (comtés) et les ealdorman, qui présidaient à la justice et au service militaire, paraissent aussi anciens que la conquête ; mais l'institution des hundred (centaines) et des tithyngs (dizaines) n't st. peut-être pas antérieure au règne du grand Alfred.

Tous les magistrats que nous venons de nommer sont donc juges. Les assemblées judiciaires tenues par eux sont quelquefois désignées des noms de malleberg, ou de placita, majora et minora, selon l'importance du juge. Chez les Francs le magistrat est assisté de rachimbourgs (rache cause, bergen conserver), hommes libres, au nombre de trois, ou cinq, ou sept, selon l'importance de la cause, et de sagbarons (hommes de controverses) trois au plus, ceux-ci servant à expliquer la loi, ceux-lis prononçant sur le droit ou sur le fait. Chez les Visigoths le magistrat peut juger seul, à moins qu'il ne lui plaise de s'adjoindre des assesseurs. L'ealdorman anglo-saxon est assisté de l'évêque et d'un certain nombre d'hommes libres. Les divers degrés de juridiction se réforment l'un l'autre par voie d'appel ; partout on peut remonter ainsi d'appel en appel jusqu'au roi. Outre ces tribunaux publics et réguliers, il existe encore une juridiction particulière comme celle des Églises et des possesseurs de bénéfices chez les Francs, ou extraordinaire comme celle du pacis assertor chez les Visigoths, délégué par l'autorité royale pour combattre d'une affaire spéciale[28].

Chacun doit être jugé d'après la loi ; mais les Francs, les Bourguignons, les Lombards, permettent à l'étranger d'être jugé chez eux d'après la loi de son pays ; c'est à ce titre sans doute que les Romains conservent chez ces peuples la loi romaine ; il est certain que chez les Francs au moins la loi romaine était la loi de l'Église. Chez les Bourguignons les Romains ne sont jugés que par des Romains[29].

Les preuves écrites, la déposition des témoins, le serment de l'accusé et de ceux qui se chargent d'attester son innocence ne suffisent pas toujours pour entraîner la conviction. Les barbares introduisirent un mode de procédure hasardé, le jugement de Dieu, ou ordéal, les épreuves du fer rouge, de l'eau  chaude et de l'eau froide, le combat qui a été l'origine du duel. Une naïveté respectable croyait que Dieu ne permettrait jamais la défaite de l'innocence. Les barbares tenaient si fort à ce jugement que le roi Luitprand tout en le déclarant imprudent et impie, n'ose pas l'abolir, pour ne pas violer la coutume ; les Visigoths, sous l'influence romaine, ne conservèrent que l'épreuve de l'eau chaude ; en retour ils permirent l'application de la torture aux hommes libres, même aux nobles, dans certains cas[30].

Les seuls crimes politiques de ces premiers temps, à peine indiqués, du reste, dans les lois des Visigoths, des Lombards et des Ripuaires, sont la révolte, le refus du service militaire et la fausse monnaie. Les crimes et les délits privés sont l'homicide, le vol, les mariages illicites, les blessures, surtout celles qui-se voient et dégradent le corps, les injures qui attentent à la considération[31]. Le droit de poursuivre le coupable appartient à la société représentée par les magistrats institués, et à l'offensé ou à sa famille. Le droit de ces derniers s'appelle la faida ou inimitié ; il di aère quelquefois en guerre-entre les familles, juSqu'à satisfaction ; de là sortirent plus tard les guerres privées. La sévérité de la peine est réglée par l'importance du délit, par les circonstances aggravantes ou atténuantes ; mais dans les causes privées l'importance du délit elle-même est souvent réglée par la qualité et quelquefois par l'utilité de l'offensé. Le même crime avec les mêmes circonstances, commis sur deux personnes, n'est pas le même si les deux personnes ne sont pas de la même condition ; la peine varie donc comme le délit ; ainsi retrouve-t-on dans la répartition de la justice les différences sociales que nous avons établies tout à l'heure, Tous les peuples barbares distinguent ici l'homme libre de l'esclave ; les Francs distinguent le barbare du Romain ; les Francs et les Anglo-Saxons distinguent le noble des antres hommes libres ; toua, excepté les Visigoths, distinguent la seconde classe de la troisième. Et ces distinctions résultant de la propriété, c'est encore d'après la propriété que justice est faite à chacun. Les peines principales dont les lois barbares fassent mention, sont la mort infligée par les Visigoths, les Lombards, les Bourguignons, et même les Francs ripuaires aux hommes libres, et par tous aux esclaves, l'esclavage, le châtiment le plus dégradant, la confiscation de tous les biens ou de la moitié, la fustigation, châtiment ordinaire de l'esclave, appliquée par les Visigoths à l'homme libre lui-même ; les Visigoths permettent encore le talion, pourvu qu'il ne tue pas ou ne blesse pas, la mutilation du poing et la marque au front particulières aux Lombards ; enfin l'amende dont parle Tacite, et que tous les barbares conservèrent après l'invasion elle se paye à la société et à l'offensé ou à sa famille. La part de la société (fredum, wite, wittemon) est le prix de la paix ; la part de l'offensé ou de sa famille s'appelle were ou weregild, ou guidrigild, c'est le prix de la sûreté personnelle. Presque tous les crimes, même les plus odieux, sont rachetés par là ; l'amende payée, ta société est satisfaite, et Les familles déposent toute inimitié. Les Visigoths surtout, et les Bourguignons, n'accordent ce rachat du coupable que pour les délits les moins importants. L'amende se payait en argent, en bétail, ou en armes[32].

Le service militaire est la conséquence de la possession qu'il garantit ; c'est le devoir et le droit de tout homme libre ; et dans tous ces premiers temps, le peuple c'est l'armée. La guerre est annoncée par une publication ou ban. Les mêmes magistrats qui administrent la justice conduisent au rendez-vous de guerre les hommes de leur juridiction. Chacun sert et s'équipe à ses frais sous peine d'une amende. Chez les Anglo-Saxons un soldat est exigé par cinq bides de terre ; celui qui possède moins se réunit à d'autres de la même condition pour entretenir un soldat à frais communs. Cet usage qui règle le service militaire sur la propriété sera introduit explicitement chez les France par Charlemagne. L'esclave petit être emmené à la guerre par son maitre ; la loi des Visigoths ordonne à tout homme libre convoqué pour la guerre d'amener la dixième partie de ses esclaves, et fixe les armes, cuirasses, boucliers, larges épées, lances, flèches ou frondes dont ils doivent être revêtus[33].

La hiérarchie compliquée de Constantin avait multiplié les fonctions publiques, et pour salarier tous les fonctionnaires, multiplié les impôts ; telle est aussi la loi des gouvernements modernes ; partout des contribuables et des salariés, une partie de la nation payant l'autre ; partout des impôts servant à l'entretien de l'administration et de la guerre, et se justifiant par cette utilité. La société barbare diffère en cela des Romains et des modernes ; on n'y trouve point de revenus publics, excepté peut-être chez les Visigoths ; une administration aussi simple n'en a pas besoin. Chacun faisant la guerre à ses frais, et rentrant sur son domaine après la guerre, il ne reste pas d'armée permanente à entretenir pendant la paix. Chacun paye le juge au ministère duquel il a recours ; le juge perçoit chez les Visigoths le vingtième, chez les Anglo-Saxons le tiers des amendes, chez les Lombards certaines amendes tout entières, chez les Francs une part du fredum[34] ainsi, la justice et la guerre sont deux charges accidentelles, non permanentes, personnelles et non gouvernementales. Il existe des revenus royaux. Outre Le produit de ses domaines, et certains péages qu'il peut exiger de ceux qui les traversent (c'est du moins l'usage des Francs), le roi reçoit la plus grande partie des amendes qui sont le prix de la paix ; chef les Lombards la moitié du weregild lui revient de droit, et les causes jugées directement par lui sont soumises à une amende double[35] ; enfin, chez les Francs et les Anglo-Saxons, le roi ou ses délégués ont droit, partout où ils passent, d'exiger une hospitalité coupeuse, plus tard désignée du nom de pourvoirie des vivres et des moyens de transport[36] ; mais ce ne sont pas là encore des contributions régulières ; il est dans la nature de la terre franche (alleud) de ne supporter aucun impôt ; l'abolition de la fiscalité romaine avait été une délivrance et le bienfait le mieux apprécié de l'invasion. La haine des contemporains a poursuivi jusque dans la postérité la plus reculée les rois barbares qui ont essayé de rétablir à leur profit les exactions impériales.

 

II

La conquête mérovingienne est finie, et ne s'étendra point au delà des limites où a régné Clotaire Ier. Si l'on excepte quelques courses en Italie l'histoire des Francs sera désormais tout intérieure : d'abord la rivalité des deux races, des Ripuaires et des Saliens ou de l'Ostrasie et de la Neustrie, puis la rivalité de l'aristocratie et du pouvoir royal qui, se mêlant à l'autre, décidera tout à la fois le triomphe des Ostrasiens et l'élévation de la maison d'Héristal par la ruine des héritiers de Clovis.

Le partage de 511 fut renouvelé à peu près en 561 par les quatre fils de Clotaire Ier. Caribert régna à Paris et sur l'Aquitaine ; Gontran, à Orléans et en Bourgogne ; Chilpéric, à Soissons ; Sigebert, à Metz sur l'Ostrasie et sur quelques villes en deçà de la Meuse, telles que Reims et aillons. Caribert étant mort au bout de six ans (567), ses trois frères recueillirent son héritage ; l'Aquitaine fut partagée : Sigebert y occupa l'Auvergne et le Rouergue comme le premier Theuderic, et le territoire de Tours sur les limites de ces Bretons indociles que la force n'a jamais réduits. La ville de Paris resta indivise ; il fut réglé qu'elle appartiendrait aux trois princes en commun, et qu'aucun n'y pourrait entrer sans la permission des deux autres. Le roi d'Ostrasie avait sans contredit la meilleure part, les Ripuaires plus rapprochés de l'ancienne patrie, et plus opiniâtres à conserver les anciennes mœurs, et les tribus germaines déjà soumises, bien moins accessibles encore à l'effet énervant de la civilisation romaine. Chilpéric, le premier à qui s'applique le nom de rai de Neustrie, régna au nord de la Bourgogne depuis l'Ostrasie jusqu'aux frontières des Bretons. Ses Francs-Saliens font contraste avec les sujets de Sigebert ; la civilisation romaine entre dans leurs mœurs, et commence à en affaiblir l'énergie : ils s'habituent aux progrès de la puissance royale dont ils seront un jour, contre l'aristocratie ostrasienne, les partisans obstinés. Gontran offre un autre caractère ce roi pacifique ne fait jamais la guerre par lui-même ; il propose perpétuellement la paix à ses frères ; il ne sait pas même faire la guerre pour sa sûreté personnelle ; et quand i l se croit en danger, au milieu des. Francs qui ont tué ses frères, il leur demande humblement la vie. Si l'on excepte l'insignifiant Théodebald d'Ostrasie, Gon-Iran est le premier roi franc qui ait renoncé an caractère barbare, au commandement militaire. West un diplomate, et souvent un bon homme, prudent et peu résolu, qui aide Fun et qui ménage l'autre. Il voulut maintenir l'équilibre entre la Neustrie et l'Ostrasie, prit toujours le parti du plus faible, et assura le triomphe passager de la Neustrie.

Deux femmes mirent aux prises la Neustrie et l'Ostrasie. Sigebert avait épousé Brunehaut (Brunehilde), fille d'Athanagilde, roi des Visigoths ; Chilpéric épousa Galswinthe, sœur de Brunehaut. Mais Frédégonde eut bientôt remplacé Galswinthe dans le cœur de Chilpéric. Galswinthe fut étranglée, et Frédégonde devint reine de Neustrie. Brunehaut jura la vengeance de sa sœur.

L'Ostrasie fut d'abord la plus faible, malgré l'activité de Sigebert, et la violence de ses leudes et des nations qui habitaient les bords du Rhin. Il avait à combattre les peuples voisins de l'Ostrasie et les prétentions de Chilpéric. Tandis qu'il combattait les Avares et que, dans une seconde expédition, il devenait leur prisonnier, Chilpéric attaquait Reims. Sigebert délivré à prix d'argent, eut le temps de sauver ses États et d'envahir Soissons, 584-666. Il imposa la paix par sa générosité. Mais la guerre devait être à mort, comme toutes les guerres civiles de frère contre frère. En 567 on reprit les armes, puis on fit la paix par la médiation de Gontran. Ore satisfit Brunehaut en lui donnant le douaire de Galswinthe. Six ans après, un fils de Chilpéric recommença. Sigebert, accouru avec ses leudes, imposa encore une fois la paix (574). Il revenait en Ostrasie lorsque Chilpéric parut devant Reims. Sigebert appela alors à lui les tribus ostrasiennes. Rien ne pouvait modérer leur fureur, pas même l'autorité de Sigebert. Ils pillaient, réduisaient en esclavage.  Une grande terreur se répandit dans la Neustrie ; les succès de Sigebert rendirent à la cause de Chilpéric l'intérêt public. Saint Germain de Paris écrivait à Brunehaut pour lui imputer la cause de la guerre ; il menaçait Sigebert de tomber dans la fosse creusée pour son frère. Sigebert prit Paris, gagna Gontran, les leudes neustriens eux-mêmes, et tandis que Chilpéric fuyait vers Tournay, Sigebert allait être proclamé roi de Neustrie. Un poignard, dirigé par Frédégonde, fit tomber Sigebert du pavois, et la Neustrie prévalut 575[37].

Une guerre étrangère, l'invasion des Lombards, commencée en même temps que la guerre civile, finissait en même temps. Ce peuple féroce n'avait pas assez de conquérir l'Italie avec Alboin (568) ; une première incursion dans la Gaule, Amatus, patrice[38] de Marseille, tué par eux, un si grand carnage des Bourguignons qu'il n'avait pas été possible de recueillir les morts, fut un encouragement à leur audace, qui les ramena l'année suivante. Mummolus, nouveau patrice, leur fut opposé celte fois, les cerna près d'Embrun, dans une forêt, les écrasa dans ces chemins inconnus, et envoya au roi les prisonniers. Les Saxons, qui avaient suivi les Lombards en Italie, vinrent à leur tour ; battus près de Stablon ils abandonnèrent leur butin, et reçurent la paix, demandant qu'il leur fût permis de retourner en Italie pour y chercher leurs femmes et leurs enfants, et de traverser de nouveau la Gaule pour rentrer dans leur pays, sous la protection du roi d'Ostrasie. Ils reparurent en deux bandes au temps de la moisson, et oubliant leurs promesses, ils envahirent les granges, prirent pour eux tout le blé, et s'approchèrent du Rhône. Vous ne passerez pas ce torrent, leur dit Mummolus, vous avez dépeuplé les contrées du roi mon maître, recueilli les moissons, enlevé lei troupeaux, incendié les maisons, coupé les plans de vignes et d'oliviers. Vous ne passerez pas avant d'avoir donné satisfaction à ceux que vous avez laissés pauvres : ou bien vous n'échapperez pas mes mains, j'abattrai mon glaive sur vous, sur vos femmes et vos enfants, et je vengerai l'injure de mon maître le roi Gontran. Les Saxons, effrayés, s'en tirèrent par une perfidie ; en dédommagement de leurs pillages, ils livrèrent des lingots de cuivre doré, et achetèrent ainsi le droit de regagner l'Ostrasie ; à peine ils étaient hors de toute poursuite que trois chefs lombards descendirent des Alpes, Zaban se dirigea sur Valence, Rhodan sur Grenoble, Amon à travers les bénéfices de Mummolus, sur Arles et sur Aix, dont il commença le siège (574). Mummolus accourt, traverse l'Isère en présence de Rhodan, lui massacre sa troupe, et le relance, blessé, au sommet des montagnes. Le vaincu trouva un chemin pour rejoindre Zaban avec cinq cents hommes, et tous deux se replièrent sur Embrun. Mummolus se présente avec une armée renforcée, et les combat jusqu'à leur destruction. A cette nouvelle, Amon rassemblait son butin pour fuir ; mais embarrassé par la neige, il abandonna tout et rentra en Italie avec quelques hommes[39]. Mummolus était de race romaine ; il justifia par ses victoires la haute faveur où les Romains parvinrent en Bourgogne et bientôt en Neustrie, il fut lui-même le premier personnage du royaume de Gontran.

Lorsque Sigebert fut assassiné, Brunehaut triomphait à Paris avec son fils Childebert, âgé de cinq ans ; et ses filles. Chilpéric revint en grande hâte pour profiter du crime de sa femme. Brunehaut prise fut reléguée à Rouen, ses filles à Meaux. Childebert, sauvé par la fidélité d'un leude, reparut seul en Ostrasie, où les grands le reconnurent ; Chilpéric aurait bien voulu dépouiller le jeune prince ; il entra dans une grande colère lorsqu'il apprit que son propre fils Mérovée, chargé par lui d'envahir le territoire de Poitiers, s'était sauvé à Tours, puis à Rouen, où il avait épousé Brunehaut. Il courut lui-même à Rouen pour séparer son fils de son implacable ennemie, et chargea son duc Desiderius d'occuper la part de Childebert dans l'Aquitaine : Gontran envoya de son côté Mummolus pour s'y opposer ; deux Romains étaient aux prises pour deux causes barbares ; Mummolus fut le plus heureux, il tua vingt-quatre mille Neustriens et revint en ravageant le territoire de Chilpéric. Bientôt Gontran, ayant perdu ses fils, manda son neveu Childebert (577) avec ses leudes, et, dans une assemblée solennelle, il l'adopta pour son fils et son héritier : il le fit asseoir sur son trône en disant : Je demande que mon neveu soit mon fils ; que le même bouclier nous protège, que la même lance nous défende. Les grands se firent les mêmes promesses mangèrent et burent ensemble, échangèrent des présents, et firent savoir à Chilpéric qu'il eût à rendre ce qu'il avait pris. Le Neustrien irrité poursuivit avec plus d'ardeur son fils Mérovée, qui échappait toujours à la surveillance, et, après l'avoir forcé de se donner la mort, il cita à Paris, devant un concile, l'évêque de Rouen, Prétextat, qui l'avait marié avec Brunehaut. La fermeté de Grégoire de Tours sauva seule l'accusé de la dégradation et de la mort[40].

La faiblesse de Childebert II et les scrupules de l'impartialité de Gontran donnèrent cependant l'avantage à Chilpéric. Le territoire de Poitiers fut envahi, les hommes de Childebert chassés ; tout ce qui était suspect à Tours, au Mans fut affligé de fuir en Bretagne. Chilpéric ordonna un nouveau cadastre dans tout son royaume, et parla de contributions ; tout possesseur de terres devait payer une amphore de vin par arpent[41]. Cette menace accablant les plus timides, ils quittèrent leurs villes ou les terres qu'ils possédaient en propre, et cherchèrent un asile dans un autre royaume. Le peuple de Limoges ne prétendit pas se laisser imposer un tel fardeau ; ils se rassemblèrent en tumulte autour du référendaire Mamies, et l'eussent tué sans l'évêque Ferrol ; ils saisirent an moins les livres du cadastre et les brûlèrent. Le roi, furieux, expédia de nouveaux envoyée, pour leur faire d'immenses dommages, les consterner par les supplices, les frapper de mort. On dit que des abbés et des prêtres, étendus sur les chevalets, furent livrée à diverses tortures, pour avoir aidé le peuple à briller les registres. De plus cruelles exactions furent ordonnées ; mais une dysenterie tomba tout à coup sur le royaume, les enfants de Chilpéric et de Frédégonde en eurent atteints ; l'audace mal assurée du roi se déconcerta tout à fait ; il crut entendre la voix des pauvres qui montait au ciel contre lui. Il faut lire dans Grégoire de Tours le repentir intéressé du barbare qui ne craint Dieu que lorsqu'il voit la vengeance prête à frapper. Frédégonde elle-même donna l'exemple de renoncer aux impôts, et brûla les registres ; l'ordre fut expédié de ne plus exiger de contributions. Cette imitation du gouvernement romain était remise aux soins des Romains, comme l'indique le nom du référendaire Marcus, et sa fortune trouvée chez lui après sa mort, ses coffres remplis d'or, d'argent et d'autres choses précieuses accumulées par d'injustes exactions. Quelques efforts de civilisation, empruntés également au passé, se manifestent sous ce règne. Chilpéric construit des cirques près de Paris et de Soissons, et donne au peuple des spectacles ; il se mêle de faire des livres et des vers ; il veut introduire de nouvelles lettres dans l'alphabet, et ordonne d'effacer les anciens manuscrits, pour les recopier avec les nouveaux caractères. Au milieu des crimes qu'il permet à Frédégonde, à qui il livre jusqu'à ceux de ses enfants dont elle n'est pas la mère, il se laisse quelquefois dominer par les remontrances des évêques, sous la crainte divine. Il chasse de Tours le comte Leudaste, dont le pouvoir n'était plus qu'une odieuse tyrannie, et remet le choix du successeur au clergé et au peuple. Il veut un moment imposer aux évêques une profession de foi hétérodoxe touchant l'arianisme, et supporte leur dédain sans se venger[42].

L'Ostrasie, où régnait Childebert II, était déjà livrée à toute la turbulence de l'aristocratie. L'orgueil des leudes ostrasiens contesta toujours au roi sa supériorité, et une jalousie mutuelle les arma les uns contre les autres. Quelques mots de l'historien Frédégaire nous révèlent ces dispositions dès le règne de Sigebert Ier. Tous les Ostrasiens voulaient élire pour maire du palais Chrodinus, parce qu'il était brave entre tous, et craignant Dieu. Lui-même repoussait cet honneur en disant : Je ne peux moi établir la paix dans l'Ostrasie, parce que mes enfants sont alliés par le sang à tous les nobles Ostrasiens. Je ne peur les soumettre à la discipline, ni tuer quelqu'un d'entre eux ; ils se révolteront au contraire à cause de moi. Choisissez-en donc un autre[43]. L'enfance de Childebert II fut une occasion Favorable à ces leudes. Brunehaut, réclamée par l'Ostrasie, avait été relâchée par Chilpéric. Soit qu'elle voulait, comme en Neustrie, élever les Romains au premier rang, soit qu'elle annonçât l'intention de contenir par le pouvoir royal tous ceux qui approchaient du roi elle leur était un objet de haine. Lupus, duc de Champagne, assailli sans relâche par ses adversaires, et dépouillé successivement, surtout par Ursion et Bertefred, vit enfin venir une armée contre lui. Brunehaut, déplorant l'injuste calamité de son fidèle, s'arma comme un homme, et se jeta au milieu des combattants en criant : Ne faites pas cette mauvaise action, ne poursuivez pas un innocent, ne livrez pas, à propos d'un seul homme, un combat qui ravirait au royaume sa défense. Ursion lui répondait : Femme, retire-toi ; qu'il te suffise d'avoir gouverné sous ton mari. C'est ton fils qui est roi maintenant, et son royaume est placé sous notre garde, non sous la tienne. Retire-toi loin de nous, de peur que les pieds do nos chevaux ne te broient contre la terre. L'habileté de la reine parvint à empêcher la bataille ; mais en se retirant les ennemis de Lupus envahirent ses maisons, et prirent pour eux tout ce qu'ils y trouvèrent, après avoir dit qu'ils le déposeraient dans le trésor royal. Ils multipliaient encore les menaces : il ne sortira pas vivant de nos mains, criaient-ils. Lupus se sauva chez Gontran, pour attendre la majorité de Childebert[44].

Ennemis des rois, ennemis des Romains, les leudes d'Ostrasie convoitaient déjà les possessions des autres Francs, qu'ils n'ont cessé de harceler jusqu'à la conquête définitive de Charles-Martel. Ce furent eux (581) qui brouillèrent Childebert et Gontran, sous prétexte que la moitié de Marseille était retenue par le roi de Bourgogne, au détriment du roi d'Ostrasie ; ils vinrent trouver Chilpéric au nom de Childebert, et pour dépouiller Gontran, ils conclurent une alliance par laquelle le roi de Neustrie, après avoir assassiné le père, adoptait le fils pour héritier[45]. Ce premier essai de spoliation tourna contre ses auteurs. Chilpéric profita seul de leur perfidie ; il conquit toutes les villes que Gontran possédait en Aquitaine, et y plaça de nouveaux comtes ; aux environs de Melun une guerre acharnée se livra entre Chilpéric et Gontran ; de mémoire d'homme un pareil désastre n'avait affligé la terre ; rien ne restait debout ; maisons, vignes, arbres, églises même, tout disparaissait abattu ou brûlé. Chilpéric seul l'emportait quelquefois sur la rapacité des siens ; il tua de son glaive le comte de Rouen, et renonça à tout le butin. Tant de maux soulevèrent la colère des peuples. Childebert était avec son armée dans le voisinage de Melun. Tout à coup les hommes libres se déclarent contre les grands : des murmures, des vociférations se font entendre contre l'évêque Egidius, et contre les ducs : Entrainez loin du roi ceux qui vendent son royaume, qui livrent ses villes au pouvoir d'un autre prince ; el courant en armes à la tente du roi, ils s'apprêtent à mettre à mort l'évêque et les grands, que la fuite seule put dérober au châtiment[46]. Une telle démonstration était trop significative : Chilpéric et Gontran firent la paix par la médiation des évêques ; la cession de Marseille réconcilia Gontran et Childebert.

Chilpéric fut assassiné en 584, peut-être à l'instigation de sa femme. Sa famille semblait s'éteindre avec lui ; Frédégonde lui avait tué tous les fils qu'il avait eus d'une autre femme, et avait vu mourir successivement ses propres enfants ; il ne lui restait qu'un fils nommé Clotaire. Gontran, aussitôt appelé au secours, ne manqua pas au dénuement et au danger de son neveu. Il fut, dit Grégoire de Tours, le père des deux fils de Sigebert et de Chilpéric, et gouverna le royaume comme son père Clotaire autrefois, Le roi d'Ostrasie fut repoussé de Paris par les Neustriens ; il demandait que Frédégonde lui fût livrée, faisant valoir ses droits au châtiment de la femme homicide qui avait tué sa tante, son père, son oncle, ses cousins. Gontran, tout occupé de répartir sa protection équitablement, recherchait les assassins de Chilpéric, et réparait les exactions des leudes neustriens. Il traitait Frédégonde en sœur, et faisait occuper par ses troupes les villes d'Aquitaine qui appartenaient à Childebert, sans doute pour empêcher qu'un de ses neveux n'écrasât l'autre par une puissance supérieure. Childebert et les Ostrasiens déconcertés descendirent alors sur l'Italie, où les appelait l'empereur Maurice contre les Lombards (voyez chap. II, § III.) Au retour ils firent la menace de soutenir contre Gontran et Clotaire II les prétentions de Gundowald. C'était un fils de Clotaire Ier. Son père lui avait fait couper la chevelure en disant : Il n'est pas né de moi. Bien reçu par Charibert, il fut une seconde fois tondu par Sigebert, et ses cheveux revenant toujours, il se sauva en Italie près de Narsès, et de là à C. P. Les nobles romains du midi de la Gaule, de l'Aquitaine et de la Bourgogne, Desiderius, Mommolus, l'évêque Sagittaire, l'avaient déjà rappelé pour le faire roi avant la mort de Chilpéric. Gontran-Boson, seigneur ostrasien, lui avait promis l'assistance des principaux du royaume de Childebert. Après une première tentative, qui ne fut pas heureuse, le prétendant s'était retiré dans une île de la Méditerranée. Chilpéric mort, Mummolus et Desiderius firent reparaître Gundowald, l'élevèrent sur le pavois et liai ouvrirent quelques villes. Les grands d'Ostra.sie, pour compliquer les embarras de Gontran, vinrent aussitôt lui redemander les cités qui appartenaient à Childebert. L'ambassade fut mal reçue ; comme elle se retirait avec ces paroles menaçantes : Adieu, ô roi ; puisque tu refuses de rendre les cités de ton neveu, la hache qui a tranché la tête de tes frères te fera sauter la cervelle, Gontran les fit couvrir de fumier, de boue et d'herbes pourries. Mais la suite montra bien que l'on n'insultait pas impunément l'Ostrasie. Les Aquitains, soutenus par les hommes de Childebert, se soulevaient de toutes parts en faveur de Gundowald. Toulouse, Bordeaux, Périgueux, Angoulême, en acceptant le prétendant, protestaient à leur manière contre la domination barbare ; c'est ici la première révolte de l'Aquitaine. Gontran n'eut d'autre ressource que d'apaiser l'Ostrasie. Il se rapprocha de Childebert ; ce jeune prince avait quinze ans. Il le déclara majeur, lui mit une lance dans la main, comme un gage de la cession de tout le royaume de Bourgogne. Va donc maintenant, lui dit-il, entre dans toutes mes villes, et gouverne-les comme ta propriété. Sois mon seul héritier dans tout mon royaume, et que nul autre ne partage avec toi. Puis, se tournant vers l'armée : Vous voyez que mon neveu Childebert est un homme fait ; prenez donc garde de le traiter encore comme un enfant. Ce renouvellement de la première adoption sépara Childebert des Aquitains. Gundowald abandonné, n'eut plus d'asile que dans la ville de Cominges (Lugdunum Convenarum) ; trahi par Mummolus, sa tête fut brisée d'une pierre et ses dépouilles livrées à Gontran.

Clotaire II régnait en Neustrie par la protection de Gontran. Frédégonde, après un court exil, avait repris la régence et recommençait entre la famille de Sigebert une guerre d'assassinats : deux meurtriers envoyés par elle, tentèrent vainement d'assassiner Childebert ; ils périrent dans les tortures ; un autre, qu'elle avait armé contre Brunehaut ayant aussi manqué son coup, elle le punit elle-même par la perte des pieds et des mains. Elle tira enfin vengeance de Prétextat, que l'incertitude de son époux lui devait autrefois ravi, et le fit poignarder au pied de l'autel. Les leudes ostrasiens reprenaient en même temps leur lutte contre l'autorité royale ; ils avaient gouverné jusqu'alors au nom de Childebert enfant, couvrant des intérêts de leur prince leurs prétentions sur les royaumes voisins. Ils se tournaient maintenant contre Childebert, depuis que, déclaré majeur, n'admettait plus d'autre conseiller que Brunehaut. Cette reine, inflexible aux prétentions des leudes, ne leur pardonnait rien, ne leur laissait rien de qu'elle pouvait leur enlever ; elle ne comprenait pas qu'enrichis du domaine royal, et distingués par la faveur royale des autres Ostrasiens, ils ne fussent pas les hommes fidèles du roi. Elle rappelait au fisc, le plus qu'elle pouvait, les terres dont ils abusaient contre le donateur. L'un dieux, le plus puissant peut-être, Magnovalde, ayant été assassiné, ce qu'il possédait fut confisqué. Frédégonde essaya de confondre sa haine avec la haine des leudes dans une même conspiration elle complota la mort de Childebert et de Brunehaut avec les ducs Rauching, Ursion et Bertefred : elle ne réussit qu'à débarrasser la reine d'Ostrasie de ces turbulents. Le complot découvert, Rauching fut tué sur le seuil de la chambre du roi ; Ursion, à la dépense du château qui lui servait d'asile ; Bertefred, dans l'église de Verdun ; d'autres, moins coupables, furent dépouillés de leurs honneurs. Voilà pourquoi le nom de Brunehaut est venu jusqu'à nous entouré de l'horreur universelle, et non moins odieux que celui de Frédégonde. Son plus grand crime fut de ne pas céder la vie et le pouvoir aux prétentions de ses ennemis, et de les faire tomber dans leurs propres embûches. Surtout quand ils l'eurent trahie, quand pour la perdre ils se furent subordonnés eux-mêmes à leurs rivaux neustriens, ce ne fut qu'en la chargeant d'accusations, qu'ils crurent dissimuler l'affront de leur nationalité perdue. Quel que fût toutefois l'ascendant de cette reine, elle reçut un grand coup par le traité d'Andelot (687). Ce traité, conclu entre Gontran et Childebert, en renouvelant l'adoption de celui-ci, en plaçant les deux royaumes d'Ostrasie et de Bourgogne sous une protection mutuelle, abandonna en toute propriété aux leudes les bénéfices qu'ils avaient reçus ou qu'ils pourraient recevoir encore des deux rois ; clause malheureuse, qui établissait un principe, sous l'apparence de concessions personnelles, et qui, toujours gardée en mémoire par l'aristocratie, devint bientôt l'exemple de toutes les donations royales[47].

Les dernières années de Childebert et de Gontran furent occupées de quelques expéditions sans résultat ; le dernier attaqua la Septimanie, que les Visigoths conservèrent : l'autre combattit sans succès le roi lombard Autharis, à la demande des Grecs. Gontran mourut en 893[48]. Childebert héritait de la Bourgogne, et après un tel accroissement, tout équilibre étant rompu, il semblait n'avoir qu'à réclamer la Neustrie pour en devenir roi. Frédégonde et son favori Land-rik, maire du palais, sauvèrent Clotaire II par la bataille de Droissy (Truccia), où trente mille Ostrasiens furent portés par terre ; mais Childebert soumettait les Varnes sur les côtes de l'océan germanique, et imposait de nouveau la suprématie franque aux Bavarois. Sa mort prématurée, à l'âge de vingt-cinq ans (595) ; le partage de ses États entre ses deux fils enfants, Theuderic II, roi de Bourgogne, et Theudebert II, roi d'Ostrasie, renouvelèrent l'espoir de Frédégonde ; Land-rik livra, par ses ordres, aux Ostrasiens et gagna encore la bataille de Leucofao (596). Mais Frédégonde mourut après la victoire. Clotaire II réduit à lui-même, ne tint pas contre ses deux cousins. Vaincu sur la rivière d'Orvanne, il ne conserva guère autre chose que le titre de roi : Theuderic lui enleva ce qu'il possédait entre la Seine, la Loire et l'Océan ; Theudebert, ce qu'il possédait entre l'Océan, la Seine, l'Aisne et l'Oise (601). Les deux vainqueurs parcoururent ensuite l'Aquitaine, et rencontrèrent en Novempopulanie une colonie de Basques (Gascons, Escualdanacs), de cette race cantabre que nul conquérant ne pouvait soumettre à l'intérieur de ses montagnes espagnoles ; ils leur permirent de vivre en deçà des Pyrénées., sous la condition d'un tribut et gouvernés par le duc Genialis.

Jamais la famille ostrasienne n'avait porté si loin sa domination. Les leudes prétendaient bien en profiter sous un roi tel que Theudebert II, que les historiens accusent de stupidité. Dès l'an 599 ils avaient chassé Brunehaut, après l'exécution du leude Wintrion. Brunehaut, errant dans la campagne, rencontra un pauvre homme par qui elle se fit conduire chez son autre petit-fils Theuderic II. Accueillie honorablement, elle fit de loin la guerre à ses ennemis leur ôta l'alliance de la Bourgogne, éleva les Romains aux honneurs, en attendant qu'elle pût combattre par les armes. Elle donna pour maire du palais à Theuderic, le romain Protadius, homme adroit et brave, mais inique, disent les historiens, dévoué aux intérêts du fisc, et qui n'oubliait pas sa propre fortune ; quand il eut été mis à mort par une sédition de l'armée, elle le remplaça par le romain Claudius, et coupa le pied au principal meurtrier ; un autre Romain fut patrice de Marseille, à la place d'un barbare que Theuderic avait tué. Les mêmes historiens qui accusent Brunehaut d'avoir excité la guerre entre ses deux petit-fils, ne dissimulent pas que Theudebert en fournit le prétexte par une lâche perfidie. Les Ostrasiens réclamaient l'Alsace. Dans une conférence où l'on devait terminer le différend, ils assaillirent en nombre supérieur la suite de Theuderic, et extorquèrent un abandon formel ; au même moment les Allemani leurs tributaires, dévastèrent par de grands ravages ce que le roi de Bourgogne possédait au delà du Jura. Theuderic rassembla toutes ses troupes, et s'achemina par Andelot, vers la ville de Toul (612) ; il vainquit Theudebert. Achève ce que tu as commencé, lui disait l'évêque de Mayence ; une fable rustique raconte que le loup appelant un jour ses enfants sur la montagne, comme ils commençaient à chasser, leur dit : Aussi loin que vos yeux peuvent voir, vous n'avez pas d'amis, si ce n'est peut-être quelques-uns de votre espèce, achevez donc ce que vous avez commencé. Ces paroles qui expriment l'acharnement des Ostrasiens contre tous leurs ennemis pourraient encore au besoin justifier Brunehaut. Theudebert appela ii lui les Saxons et les Thuringiens Theuderic traversa les Ardennes, et vainquit encore à Tolbiac ; combat sanglant où l'opiniâtreté barbare fit disparaître la terre sous les cadavres ; des bataillons entiers gardaient leur rang après la mort, quelques-uns se tenant encore debout, tant ils étaient serrés. Theudebert, prisonnier, fut tué par ordre du vainqueur ; un de ses enfants saisi par le pied eut la tête fracassée contre une pierre[49].

Il s'agissait de savoir si Brunehaut poursuivrait sa victoire, et si revenant triomphante en Ostrasie elle plierait l'aristocratie sous la royauté. Theuderic mourut tout à coup, laissant quatre fils en bas âge : Brunehaut prétendait faire reconnaître l'aîné roi d'Ostrasie et de Bourgogne, mais la faction de Pépin et d'Arnulfe, et des autres grands Ostrasiens, se tourna vers Clotaire II. Brunehaut était haïe des évêques et des leudes bourguignons, pour le meurtre de saint Didier, évêque de Vienne qu'on attribuait à ses conseils, et pour l'éloignement de saint Colomban, dont les remontrances l'avaient offensée. Il se trama une grande conspiration entre tous les leudes et Clotaire II ; ceux qui marchaient encore avec Brunehaut, convinrent de lâcher-pied dans le combat. Elle fut ainsi perdue à Châlons ; amenée à Clotaire, elle s'entendit imputer la mort de six rois, de Sigebert son premier mari, de Mérovée son second mari, de Chilpéric, de Theudebert II, die Theuderic II, et des fils de ce Theuderic que Clotaire lui-même venait de mettre à mort. Après trois jours de tortures et d'outrages, elle fut attachée par un pied et un bras à la queue d'un cheval indompté qui la traîna à travers les rochers et l'y brisa. Tout l'empire des Francs passa au second Clotaire, et la Neustrie prévalut une seconde fois (613).

C'était un lourd fardeau pour la faiblesse de Clotaire II qu'une pareille acquisition le moindre mal était sans contredit l'incertitude des possessions lointaines. L'Aquitaine, en s'alliant à Gundowald, venait de s'essayer à la révolte, et l'établissement des Vascons en Novempopulanie lui assurait, pour le jour du combat, d'infatigables auxiliaires. L'audace des Bretons croissait à la faveur des troubles des Francs, avec l'espoir de l'impunité. Réprimés par Chilpéric, pour avoir pillé Bayeux, forcés à promettre qu'ils seraient dociles, et payeraient un tribut, on les avait vus reparaître presque aussitôt entre Nantes et Rennes, laissant pour traces de leur passage l'incendie et la destruction, emmenant les hommes et les troupeaux, et se jouant, par de fausses promesses, des prières de l'évêque Félix. Un autre évêque disait à Gontran : Nous ne sommes pas coupables envers les rois nos seigneurs ; nous n'avons jamais attenté à leurs droits ; mais nous sommes captifs des Bretons, et assujettis à un joug bien rude[50]. On ne pouvait compter davantage sur la soumission des Bavarois et des Saxons, que la force présente contenait quelquefois, mais qui échappaient bientôt par l'éloignement ou par la crainte même de leur résistance. Ainsi les Francs n'avaient rien ajouté aux conquêtes des fils de Clovis, et ils étaient menacés de perdre à tout moment. A l'intérieur la victoire de Clotaire ne réunissait que nominalement l'Ostrasie et la Neustrie, la différence de races restait la même, et préparait la désunion.

L'aristocratie n'avait point fait la paix avec la royauté. Les prétentions des leudes ostrasiens avaient envahi la Bourgogne, comme on le vit par le traité d'Andelot, et par la conspiration où Brunehaut succomba ; leurs succès faisaient envie aux leudes Neustriens ; Clotaire réduit à payer les services des uns, ne pouvait plus refuser les mêmes droits aux autres. L'an 614, une assemblée des leudes et des évêques, tenue à Paris, rédigea une constitution générale, au profit de toute la nation ; les grands s'y firent une large part ; ils renouvelèrent et étendirent à tous les leudes le traité d'Andelot : Tout ce que nos parente, nos prédécesseurs, tout ce que no.us même avons justement accordé et confirmé, doit être confirmé è perpétuité. Tout ce que nos fidèles et leudes, en gardant leur foi à leur seigneur légitime, peuvent avoir perdu pendant l'interrègne, nous ordonnons qu'Ils en soient investis de nouveaux, et ne souffrent aucun dommage. La sentence capitale fut prononcée contre quiconque violerait cette constitution[51]. L'aristocratie domina donc sous le règne de Clotaire II, et sans crainte d'aucune répression. Elle-même réprimandait le roi de sa passion pour la chasse ou de ses faiblesses morales ; le patrice Alethée envoya un jour un évêque à la reine pour lui dire : Le roi mourra dans l'année, emportez donc tous vos trésors, et venez auprès d'Alethée ; il est issu des rois de Bourgogne, il peut bien réclamer le trône après Clotaire ; il répudiera sa femme et vous épousera. Le comte Herpon, le même qui avait livré Brunehaut, institué duc de la Bourgogne transjurane, voulait y établir la paix par le châtiment des perturbateurs ; il fut massacré par ceux qu'il gouvernait, à l'instigation d'Alethée. Plusieurs fois la faida, le droit de vengeance privée, s'exerça par des guerres entre les nobles[52] ; toutefois de l'excès même du mal pouvait résulter un bien pour le royauté. Les hommes libres avaient beaucoup à souffrir de toutes ces agitations ; leurs terres, leur liberté même étaient souvent menacées. Ceux d'Ostrasie avaient une fois forcé au repos les leudes de Childebert II ; cet exemple ne sera pas perdu pour la Neustrie. La constitution de 614 rendait au peuple l'élection des évêques, supprimait tous les tributs imposés par Gontran, Chilpéric et Sigebert, défendait de juger un homme libre, ou même un esclave, sans l'entendre, et ordonnait de choisir les juges publics de chaque canton dans les propriétaires du canton même, pour que le bien du juge fut une garantie de sa probité. Ces règlements indiquent le pouvoir bienfaisant des évêques, et les réclamations encore écoutées du peuple. La royauté pouvait résister aux grands, en s'unissant aux hommes libres, et ce fut- ce qui arriva au moins en Neustrie. L'alliance du peuple et du roi, où l'aristocratie a fini par trouver -sa ruine, commença au VIIe siècle, par un intérêt commun de conservation.

La puissance des maires du palais, fut le résultat de la puissance des nobles. Le maire du palais (major domus) semble avoir été de tout temps le gouverneur de la maison royale, et le juge des hommes du roi et des leudes[53]. En Ostrasie il était élu, et imposé au roi par l'élection : en Bourgogne et en Neustrie il était choisi par le roi Clotaire II, pour récompenser Warnachaire, un des traîtres à qui il devait Brunehaut, le fit maire de Bourgogne, avec la promesse de ne jamais lui retirer cette dignité, et quand Warnachaire mourut, Clotaire II rassemblant les grands de Bourgogne, leur demanda s'ils voulaient élire un autre maire à sa place, le refus singulier que firent alors les Bourguignons de s'arroger un droit royal[54], ne sauva pas le pouvoir du roi, qui s'était livré lui-même ; bientôt le maire fut électif en Neustrie, comme en Ostrasie. Admis à l'intimité royale, le maire distribuait les faveurs et les bénéfices, et soutenu par l'amitié de ceux qu'il enrichissait, s'empara sans peine de tout le gouvernement. Ainsi s'explique cette longue suite de rois fainéants, dans lesquels on a voulu voir la honte et la dégradation de la race mérovingienne, mais dont la paresse n'était qu'un esclavage involontaire et inextricable, sous un vizir tout-puissant. On attribue généralement aux maires du palais la ruine de la royauté, et cela est vrai pour l'Ostrasie, où le maire, fidèle à son origine, et docile instrument des leudes, accrut leur audace jusqu'à faire disparaitre le nom de roi. Il en est autrement de la Neustrie, où le maire tient les rois dans sa dépendance, mais pour exercer lui-même le pouvoir royal, et choisi par les leudes, se déclare leur ennemi. Le principe du gouvernement royal fut préservé par ceux-là qui ne permettaient pas au roi de gouverner.

Clotaire II avait été obligé d'associer au trône son fils Dagobert, et de le donner pour roi aux Ostrasiens, à qui la réunion était déjà insupportable. Quand il mourut (628), Dagobert, soutenu par les leudes ostrasiens, occupa d'abord la Neustrie et la Bourgogne ; les historiens vantent sa justice et la joie rendue au cœur du pauvre, la crainte inspirée aux oppresseurs. Ils vantent également sa gloire qui surpassa celle de tous les rois francs ses ancêtres, attribuant toutefois cette prospérité aux conseils d'Arnulf, évêque de Metz, et de Pépin, maire du palais : ils le comparent à Salomon ; mais comme le grand roi des Juifs, dont il imita par ses mœurs les dernières années, le Salomon des Francs assiste à la dissolution de son royaume. Toutes les causes de décadence, entrevues par Clotaire II, commencent à produire leur effet sous Dagobert. Caribert son frère, n'ayant pu se faire roi de Neustrie, retint au moins l'Aquitaine entre la Loire et les Pyrénées, et quand il mourut malgré les efforts de Dagobert et de ses dix généraux, les Wascons, indomptables après leurs défaites mêmes obligèrent le roi de laisser à ses neveux Boggis et Bertrand ce que leur père avait possédé. L'Aquitaine reprit ainsi l'indépendance, et sous des chefs particuliers n'eut pas de peine à s'affranchir du tribut. Le chef breton Judicael se parait du titre de roi. Il fut mandé à Clichy, promit la soumission, mais se la fit payer par de grands présents et refusa de s'asseoir à la table au roi. D'autres pertes furent causées par l'aristocratie ostrasienne. Au bout de quelques années, Dagobert avait préféré le séjour de la Neustrie ; les leudes de ce pays étaient moins intraitables, le roi remplissait aisément son trésor de leurs dépouilles et les leudes gémissaient de l'iniquité sans la punir. Ceux d'Ostrasie, craignant un sort pareil, profitèrent de leurs propres dangers contre le roi. On s'était débarrassé, par un massacre, de 12.000 Bulgares qui demandaient un établissement dans la Bavière. Les Slaves Tchèques de la Bohême, plus redoutables que les Bulgares, menaçaient les possessions franques en Germanie ; leur chef Samon (voyez ch. IV) voulait être l'allié, et non le sujet de Dagobert. L'envoyé franc lui ayant répondu : Les chrétiens serviteurs de Dieu ne font pas alliance avec des chiens ; Eh bien, dit-il, si vous êtes les serviteurs de Dieu, nous nous Sommes ses chiens. Puisque vous ne vous lassez pas d'outrager Dieu, noue avons la permission de vous mordre et de vous déchirer. Les Slaves furent vainqueurs ; les Ostrasiens, en haine de Dagobert et de ses exactions, se laissèrent battre. Le roi arrivait lui-même avec une troupe choisie de Neustriens et de Bourguignons lorsqu'une ambassade des Saxons vint lui demander la remise du tribut, promettant en échange d'arrêter les incursions des Slaves. Dagobert leur remit le tribut, mais les incursions continuaient dans la Thuringe et les contons voisins ; il prit enfin le parti de céder au conseil des évêques et des leudes, et, à Metz, il institua son fils Sigebert roi d'Ostrasie. Cette concession perdit les Slaves, qui furent repoussés et contenus dans leurs limites ; mais elle divisa l'empire des Francs, Dagobert fit reconnaître pout son successeur en Neustrie et en Bourgogne son second fils Clovis, et renouvela ainsi la rivalité des deux nations. La magnificence de Dagobert a fait illusion sur les événements de son règne. La fondation de nombreux couvents, la basilique de Saint-Denis riehément.dotée de terres et de privilèges, les ouvrages de l'orfèvre saint Éloi, depuis évêque de Noyon, un trône d'or massif, l'habileté d'Éga, maire de Neustrie, et du référendaire saint Ouen, ont dissimulé sous une gloire apparente une décadence que rien ne pouvait plus arrêter.

Dagobert mourut en 638 ; ses deux fils règnent, Sigebert II en Ostrasie, sous la tutelle de Pépin de Landen, Clovis II en Neustrie sous la tutelle de sa mère Nanthilde et d'Éga. Les biens usurpés par Dagobert, rendus à leurs possesseurs, satisfaisaient les leudes de Neustrie et de Bourgogne ; le gendre d'Éga, coupable d'un meurtre fut poursuivi, et ses biens ravagés, par les parents du mort et par le peuple, avec la permission et l'ordre de Nanthilde. Après la mort d'Éga, Flaochat, élu maire de Bourgogne par les évêques et les ducs, et Erchinoald, maire de Neustrie, unirent leurs efforts pour entretenir la tranquillité par une juste administration ; en même temps qu'ils conservèrent aux leudes tous leurs honneurs, ils les contenaient avec fermeté. Le patrice Willebuld, fier de ses richesses et jaloux de Flaochat, fut cité à Autun : il y fut mis à mort malgré le grand nombre de partisans qu'il avait amenés avec lui. L'Ostrasie était moins tranquille. Sigebert n'avait pu réduire le duc de Thuringe, enflé de quelques succès sur les Slaves, et qui protestant d'une soumission qu'il était maitre de refuser, joignait l'ironie à la puissance. Pépin de Landen était mort, et son fils Grimoald l'avait remplacé. L'ambition de celui-ci compromit le triomphe des grands : à la mort de Sigebert II (656), il voulut placer sur le trône son propre fils, et relégua en Irlande l'héritier de Sigebert ; les grands n'avaient rien à gagner à un changement de famille qui leur laissait toujours un roi ; les hommes libres étaient encore assez puissants pour leur résister en pareille circonstance ; Grimoald ne fut donc pas soutenu ; il fut livré à Erchinoald, et l'Ostrasie se soumit à Clovis II. Ce résultat contradictoire, le même qui avait déjà suivi la mort de Brunehaut, dura quelques années. Après Clovis II (mort en septembre 656), les Ostrasiens supportèrent la régence de sa veuve, Bathilde, et la royauté indivise entre ses trois fils, Clotaire III, Childeric II et Theuderic III. Bathilde administra sagement avec Erchinoald ; ce qu'on raconte de ses actes de bienfaisance dut rattacher à elle la population gauloise, et la classe moyenne souvent opprimée par les grands, et toujours inquiète. Le maire Ebroïn voulut profiter de cette alliance ; ce successeur d'Erchinoald, élu comme lui[55], se déclara l'ennemi des nobles. Il imita Brunehaut, et l'histoire sur les accusations de ses ennemis lui a fait la même réputation. Si l'on ne peut excuser en lui l'ambition de régner au nom du roi et quelques meurtres commis par colère ou par habitude barbare, on ne lui reprochera guère aujourd'hui d'avoir voulu rendre au domaine royal les terres qui en avaient été détachées. Les leudes neustriens fléchirent devant lui ; les Ostrasiens murmurèrent et demandèrent, comme sous Clotaire II, un roi particulier. Bathilde leur envoya Childeric II, qui eut pour maire Wulfoald.

L'aristocratie ostrasienne, si souvent déconcertée, tenta une seconde alliance avec l'aristocratie Bourguignonne. Bathilde venait de renoncer au monde, et Clotaire III étant mort, il ne restait que Theuderic III à Ebroïn. Les nobles bourguignons, excités par l'évêque d'Autun, Léodégaire (saint Léger), s'unissent à l'Ostrasie ; ils surprennent Ébroïn et son roi, et les enferment dans un monastère, ensuite ils reconnaissent pour roi de Neustrie et de Bourgogne Childeric II (670). L'Ostrasie croyait tenir la victoire ; enfin, pour la première fois, la réunion des trois royaumes s'était opérée à son profit. Tout à coup Childeric II prétendit régner et dompter les grands. Il enferma sur de simples soupçons saint Léger ; il fit battre de verges, malgré la loi, un Franc nommé Bodilo. Les grands, espérant se délivrer par un meurtre, l'assassinèrent (674) ; mais ils ne réussirent qu'à tourner contre eux les hommes libres ; ceux d'Ostrasie rappelèrent d'Irlande le fils de Sigebert II, et le firent roi sous le nom de Dagobert II. Ceux de Neustrie accueillirent Ébroïn sorti du cloître. C'est ici qu'Ébroïn unit le désir de la vengeance personnelle à sa politique contre les grands. On avait donné un maire à Theuderic III, sans doute un ami des leudes. Ébroïn met en avant un prétendu mérovingien qu'il appelle Clotaire IV ; poursuit Theuderic et son maire, s'empare de celui-ci ; poursuit Saint-Léger ; le fait aveugler, enfermer de nouveau, et bientôt mettre à mort. Redevenu maire du palais de Theuderic III, il oublie son Clotaire IV, recherche activement les assassins de Childeric II, enveloppe dans la complicité de ce meurtre un grand nombre de leudes, et dépouille publiquement de ses fiefs le duc Adalric qui avait passé aux Ostrasiens, en déclarant dignes de perdre leurs bénéfices tous les bénéficiers ingrats au donateur[56].

Les leudes ostrasiens tentèrent un dernier effort qui réussit enfin ; ils assassinèrent Dagobert II (679), et placèrent à leur tête Martin, fils de Vulfoald, et Pépin d'Héristal, petit-fils par sa mère de Pépin de Landen, sous le nom de princes des francs orientaux. Ébroïn prévint leurs attaques pour les vaincre ; il gagna sur eux la bataille de Leucofao (680), attira Martin une conférence, et le fit assassiner. Pépin se retira dans l'Ostrasie, mais Ébroïn fut assassiné à son tour l'année suivante par un leude ; trois maires sans capacité lui succédèrent dans le palais de Theuderic III ; le troisième, Berthaire, petit de taille et d'intelligence, ne put soutenir la guerre contre les grands ; il les irrita par des vexations, les tourna vers l'alliance des grands ostrasiens[57], et sommé par Pépin de leur faire justice, il ne put soutenir son refus dans la bataille. Ce fut à Testry, entre Saint-Quentin et Péronne, que cette querelle se décida (687). Pépin et l'aristocratie ostrasienne l'emportèrent sur la royauté et les hommes libres de Neustrie. Le chef des grands d'Ostrasie domina désormais la Neustrie ; tout un royaume fut livré à l'avidité de l'autre. Theuderic III resta roi ; il conserva une bonne table et des amusements royaux. Après sa mort, Pépin permit aux Neustriens d'élire successivement Clovis III (691), Childebert III (695), Dagobert III (711) ; mais il tenait ces rois dans une maison de plaisance, comme dans une prison, réduits à un petit domaine, à la longue barbe et à la chevelure flottante. Il ne les en tirait que pour rendre aux envoyés étrangers ses propres réponses, et les amener au Champ de Mars sur un char attelé de bœufs, conduit par un bouvier. C'était beaucoup cependant que cette apparence de vie après l'assassinat de Dagobert II, et dans la vacance de la royauté ostrasienne. L'existence d'un roi, sous Pépin d'Héristal, protestait de la volonté des hommes libres, et gardait au gouvernement royal le souvenir de ses droits contre l'aristocratie.

Pépin gouverna heureusement jusqu'à sa mort. Il dompta Radbod, duc des Frisons, et les Allemani, qui espéraient recouvrer l'indépendance à la faveur des dissensions des Francs ; il crut aussi avoir dompté les Bretons ; il mourut en 714 : sa victoire et son règne avaient mis fin à la puissance des mérovingiens ; il léguait à ses héritiers le soin de prendre la place des vaincus.

 

III

La rivalité du roi et de l'aristocratie remplit toute l'histoire d'Espagne, pendant la domination des Goths, histoire sans éclat, sans noms célèbres, et qui mériterait à peine d'être mentionnée, si elle n'était le commencement de cette fierté turbulente qui fait le fond du caractère espagnol ; quelques petites querelles avec les rois francs, et l'expulsion des Grecs, n'en peuvent rompre la monotonie.

Récarède, second fils de Léovigild, devint roi en 586 ; comme son père, il se distinguait des autres Goths par des vêtements royaux, portait le sceptre et la couronne, donnait l'exemple de placer devant son nom le nom de Flavius, et appelait ville royale Tolède, sa résidence ordinaire. La nouveauté de ces prétentions alarma l'orgueil des barbares, et surtout des nobles, ducs et comtes, qui devaient leurs propres honneurs à leur courage, d'après le principe germain, et qui choisissaient le roi parmi eux, d'après la noblesse ; leurs charges n'étaient encore que temporaires ; mais elles conféraient déjà une grande importance, surtout aux ducs commandants supérieurs du service militaire dans leurs provinces et chargés de la fabrication de la monnaie[58] ; elles devinrent bientôt héréditaires a et dominèrent sans peine la royauté élective. La conversion de Récarède à la foi catholique, et la déclaration qu'il en fit au troisième concile de Tolède (voyez chap. VI-2), donna à quelques-uns le signal de la révolte. Cette première tentative abattue, et les Francs-Bourguignons repoussés de la Septimanie, Récarède eut a redouter une conspiration du maitre de la chambre qui aspirait au trône. Le principal coupable fut puni par l'ignominie et les tortures ; dépouillé de ses cheveux, et promené sur un âne dans la place publique de Tolède, il subit les injures et les vociférations du peuple avant d'avoir la tête tranchée. Quelques succès contre les Grecs, les Vascons domptés ou contenus, une gloire militaire et religieuse respectée du grand nombre, rendaient plus facile la sévérité de Récarède ; ses successeurs n'héritèrent pas de son autorité son fils Liuva régna deux ans (601-603). Witteric, assassin de Liuva régna sept ans (603-610), et fut tué par Gondemar ; celui-ci régna deux ans (610-612). Sisebut, élu comme ses prédécesseurs, eut un règne plus glorieux ; il serra de près le patrice Césarius qui gouvernait les possessions grecques en Espagne, et força l'empereur Héraclius à ne conserver que l'algarve. On lui attribue la création d'une flotte et des vues ambitieuses sur l'Afraique, où la décadence grecque semblait appeler l'invasion. Il mourut tranquille (620). Suinthila, dont il avait fait la fortune et la gloire, lui succéda. Ce prince est quelquefois appelé le premier monarque d'Espagne ; il força les Vascons à construire eux-mêmes la ville d'Olito pour servir de barrière contre leurs invasions, et il chassa définitivement les Grecs. Il voulut user pour lui-même et pour les siens de l'importance que lui donnaient ces avantages ; il déclara son fils Réchimir associé à la royauté. Toute la noblesse se souleva pour défendre l'ancienne coutume de l'élection, et ne posa les armes qu'après le renversement des deux rois (681).

Les évêques, depuis l'abandon de l'arianisme, devenaient sensiblement le corps le plus puissant de l'État. L'unité de religion, qui assure par l'accord des esprits la force des empires, était déjà la politique des Espagnols : la sévérité de Sisebut à l'égard des Juifs, et le douzième livre de la loi des Visigoths touchant les dissidences religieuses, en sont une preuve irrécusable. L'assentiment des évêques était donc indispensable au triomphe d'un parti ; les nobles, après avoir élu Sidenand (631), sollicitèrent la réunion du quatrième concile de Tolède, pour faire justifier leur conduite par les évêques. Plusieurs canons de ce concile subordonnent le roi aux grands : Que nul ne devienne roi, si ce n'est par le libre suffrage des nobles et des évêques ; que le serment prêté au roi ne sait pas violé ; que le roi use de son pouvoir pour le bien de tous, et non pour l'oppression ; que Suinthila, sa femme, ses fils, son frère, soient anathèmes pour l'abus impie et cruel qu'ils ont fait du pouvoir royal. Les grands siégeaient dans ces assemblées avec les évêques, aussi les conciles de Tolède ne firent jamais faiblir le pouvoir royal par des restrictions, et sanctionner l'éligibilité. Chintila (636), successeur de Sizenand, vit son élection confirmée par un autre concile, et ses enfants placés sous la protection de l'Église ; mais en même temps l'anathème prononcé contre quiconque arriverait au trône par la brigue, non par de libres suffrages et sans être de l'antique noblesse des Goths[59]. Tulga, son fils, vécut roi pendant deux ans (640-642). Chindasuinthe, qui s'empara du trône par la force, régna en maitre sur les grands ; le septième concile de Tolède décerna (616) alors de sévères châtiments contre les perturbateurs, les transfuges et les révoltés ; la perte des cheveux, la flagellation, la servitude, la confiscation au profit du roi. Chindasuinthe était fils de Suinthila ; il fit impunément ce qui avait attiré à son père la déposition et l'anathème ; il associa à la royauté son fils Récésuinthe, qui régna seul en 653. Récésuinthe rédigea en grande partie les lois des Visigoths ; il y introduisit celle de son père contre les révoltés ; il mit au nombre des crimes les injures proférées contre le roi, même contre un roi mort, en s'appuyant de l'autorité de l'Écriture sainte ; mais il ne put éviter un décret du huitième concile de Tolède qui condamnait l'avidité de ses prédécesseurs, et lui réglait à lui-même ses devoirs. Qu'aucun roi, par capitulation ou par violence, n'extorque des actes qui le rendent maitre injustement de ce qui appartient à autrui ; et s'il en extorque quelqu'un, que cet acte soit nul, et que les biens retournent à leur possesseur légitime... Pour ce qui est des choses acquises par les princes depuis le règne de Chintila, toutes celles dont il n'a pas été disposé par eux passeront à leur successeur au trône. Celles qu'ils auront acquises par héritage de famille passeront à leurs héritiers directs... Que personne ne monte sur le trône avant d'avoir juré l'observation de cette loi[60].

A chaque élection, les Familles qui avaient déjà donné des rois renouvelaient leurs prétentions ; après l'élection, elles se soumettaient à regret. Lorsque Récésuinthe fut mort (672), de nouveaux troubles s'élevèrent en Septimanie : Wamba, un des principaux de la cour, élu roi par les grands refusait une dignité si dangereuse : ses prières, ses pleurs même, ne cessèrent que lorsqu'un duc tira son épée et le menaça de mort s'il ne consentait. Veux-tu donc seul, disait-il, résister à la volonté de toute la nation, et préfères-tu ton repos au salut commun ? Tu estimes donc beaucoup le peu d'années que tu as à vivre ; pour moi, si tu ne cèdes, je t'arracherai cette vie que tu veux conserver. Wamba se soumit. A peine il était couronné, que le comte de Nîmes, Hilperic, se souleva entrainant dans sa révolte toute la Septimanie ; le comte Paul envoyé contre lui, saisit l'occasion de se révolter lui-même ; il entraîna à son tour le duc de la Tarraconaise, occupa les villes de Barcelone et de Girone, et se fit proclamer roi. Wamba n'avait que trop prévu de tels événements ; il y reconnaissait la disposition constante des esprits à la défection ; il n'échappa cette fois que par une audacieuse activité. Avec les nobles qui lui restaient fidèles, il dompta en sept jours les Vascons : ce fut comme l'augure de succès ultérieurs. Il reprit l'une après l'autre les villes révoltées d'Espagne, et, les Pyrénées franchies, deux sièges opiniâtres lui livrèrent Narbonne et Nîmes. Les principaux coupables étaient entre ses mains ; il leur mit, le pied sur la tête, et leur sentence, prononcée en vertu des lois, porta qu'ils seraient mis à mort, et leurs biens confisqués, et que, si le roi voulait leur faire grâce de la vie, ils seraient au moins privés des yeux. Wamba voulut être clément ; il eut assez de leur couper les cheveux, l'insigne de la noblesse, et de les ramener à Tolède, pieds nus et tête nue, sur des chameaux, le comte, Paul au milieu d'eux, couronné de cuir en dérision de sa royauté usurpée ; indulgence malheureuse et peut-être forcée, qui révélait moins le générosité du roi que la crainte d'irriter par des supplices de puissantes familles. Wamba s'occupait ensuite d'embellir Tolède ; et d'assurer par tout le royaume la puissance ecclésiastique, lorsque deux cent soixante-dix vaisseaux arabes s'approchèrent des côtes d'Espagne ; ils furent vaincus, mais on soupçonna le comte Ervige, parent de Récésuinthe, de les avoir attirée en haine du roi. Quelque temps après Wamba fut attaqué d'une violente maladie qui lui ôta l'usage des sens : l'évêque de Tolède lui coupa aussitôt les cheveux, et le revêtit de l'habit de moine qu'on ne devait plus quitter dès qu'un l'avait pris une fois. On soupçonnait Ervige d'avoir conduit toute cette intrigue, d'avoir même causé la maladie du roi par un breuvage empoisonné ; ce qui suivit justifia les soupçons : Wamba rendu à la santé, accepta toutes les obligations de l'habit qu'on lui avait imposé, et Ervige devint roi (680). Les évêques seuls pouvaient légitimer cet avènement ; le douzième concile de Tolède reconnut Ervige ; le treizième déclara sa femme et ses fils inviolables après sa mort ; mais il réclama contre les impôts qui fatiguaient la nation, et défendit que les honneurs publics fussent jamais confiés à d'autres qu'aux nobles, de peur que la noblesse gothique ne se souillât ou ne disparût par le mélange du sang populaire. Ervige, toujours inquiet pour les siens par la conscience de son usurpation, ne trouvait rien dans les dispositions des grands qui le rassurât ; il prit le parti de donner sa Rite à un proche parent de Wamba, à Egiça, qu'il désignait ainsi au trône, et qu'ex reconnut en effet (687). Egiça abandonna aussitôt la famille d'Ervige à la haine des grands ; il fit retirer par le quinzième concile de Tolède le serment qui la déclarait inviolable, sous prétexte qu'elle s'était enrichie par des spoliations, et que la religion du serment ne devait jamais protéger le crime ; il répudia sa Femme ; et, pour déconcerter les prétentions d'un noble qui recherchait en mariage la veuve d'Ervige, il obtint un décret qui obligeait les veuves des rois à prendre le voile. Wittiza, son fils, lui succéda (701). Aucun roi d'Espagne n'a été chargé de plus d'accusations, soit que, pour régner en maître il ait, en effet, employé la violence, soit que les grands par qui il fut renversé aient dissimulé leur révolte sous la nécessité de se défendre. Wittiza représentait la famille de Wamba ; celle de Chindasuinthe était encore toute-puissante ; deux fils de ce roi étaient ducs, l'un de Cordoue, l'autre de Navarre. On raconte qu'après de beaux commencements, Wittiza, livré aux flatteurs, s'abandonna aux vices les plus honteux ; ses actes impies, l'autorité du pape méconnue, les juifs rappelés en Espagne, auraient ensuite excité la haine de la nation ; soupçonnant les descendants de Chindasuinthe, Wittiza aurait tué le duc de Navarre, et crevé les yeux à Théodefred, duc de Cordoue ; pour rendre vaine la mauvaise volonté des Goths, il aurait encore renversé les murs des villes, et ôté tout appui aux révoltes ; par là se justifierait la conspiration de Roderic, fils de Théodefred, qui s'empara du trône en 710, et fut reconnu par les grands. La rivalité des deux familles n'était pas finie ; les événements qui suivirent étaient bien faits pour augmenter la haine qui s'attachait au nom de Wittiza. Les fils de ce dernier, soutenus par Oppas, archevêque de Séville, par le comte Julien, gouverneur d'Andalousie, par Requilo, gouverneur de la Mauritanie Tingitane, s'allièrent aux Arabes contre Roderic. La famille de Chindasuinthe, au contraire, sembla succomber avec Roderic, au premier choc des Arabes, et se releva noblement dans l'audace de Pélage, le fondateur du royaume libre des Asturies, après La victoire musulmane.

Presque tous les peuples barbares avaient subi, sur les terres romaines, l'influence d'un climat et d'une civilisation inaccoutumées. Les Goths surtout, après avoir parcouru le monde par leurs victoires, ne s'étaient pas aperçus que la paix et l'abondance triomphaient en eux de la force germanique, race imprudente, qui avait échangé les mœurs primitives pour les festins et les débauches, et l'habitude de la guerre pour les séditions domestiques. La punition fut rapide et dura longtemps ; une seule victoire livre l'Espagne aux Arabes ; ce n'est que par huit siècles d'efforts que les fils des Goths régénérés l'ont affranchie (voyez chap. V).

 

IV

Un poète anglais a dit que les combats des coqs et des oiseaux de proie avaient autant de droit sur l'histoire que les guerres et les opérations politiques de l'heptarchie saxonne. On peut en croire Milton. Il suffit de dire que, par la conquête anglo-saxonne et les petites guerres qui suivirent, la Grande-Bretagne se trouva divisée en trois peuples les Anglo-Saxons, les Bretons libres et les Calédoniens.

D'abord, toutes les côtes occidentales, depuis l'embouchure de la Clyde jusqu'à la pointe de Cornouailles, étaient demeurées aux indigènes. Mais peu à peu ces côtes furent soumises. Il ne resta qu'un espace de terre compacte, montagneuse et peu fertile au nord de la Severn. Cet asile sûr pour les Cambriens a toujours été nommé le pays de Galles. Les Cambriens y formèrent les cinq petits États de Powis, Morgan, Guynhed, Dehenbarth et Reynuc. Les Anglo-Saxons ne les ont jamais soumis.

Au nord de l'île, les Calédoniens furent plus d'une fois repoussés par les conquérants. Ils furent longtemps contenus sur l'autre rive du Forth et de la Clyde. Mais à la fin du VIIe siècle, les Pictes et les Scots battirent le roi de Northumberland, et fixèrent leur frontière à la Tweed. Les peuplades angles qui habitaient entre la Tweed et le Forth se mêlèrent aux Calédoniens. Bientôt les guerres intérieures des Pictes et des Scots firent disparaître les Pictes, ou du moins leur nom. Le nom de Scots, prévalut, et l'Écosse commença d'être.

Au midi des Calédoniens, à l'ouest des Bretons, les sept ou huit royaumes fondés par les conquérants — heptarchie ou octarchie — avaient adopté l'usage d'une fédération générale qu'ils avaient trouvée chez les Bretons. Jusqu'en l'an 670, il y eut un chef suprême des royaumes, un chef du pays, comme disaient les Bretons, qui s'appelait Bretwalda. Ce titre, qui passait d'un royaume à l'autre, donna successivement une plus grande puissance au Westsex qui réunit souvent le Sussex, au pays de Kent, par où s'introduisit le christianisme, au Northumberland dont le roi Edwin se fit payer tribut par tous les rois saxons, à la Mercie, qui dut sa gloire et sa force à Penda. Le roi de Northumberland, qui mourut en 670, fut le dernier Bretwalda. Alors, l'unité de cette histoire sans intérêt a disparu ; l'histoire de l'heptarchie n'est plus intelligible.

 

V

L'histoire de l'Italie, après la conquête lombarde, se compose de deux faits : la lutte des Lombards contre les Grecs ; la lutte civile des rois et des ducs lombards, dont les uns réclament et dont les autres refusent l'obéissance. L'Italie, où s'agitent ces prétentions diverses, ne cesse de souffrir ; entre Alaric et Charles-Quint, l'histoire de l'Italie ne devait être qu'une longue douleur.

Nous avons dit plus haut qu'un des compagnons d'Alboïn, Grasulfe, fut chargé de la garde de Forum Julii ; mais il avait déclaré qu'il n'accepterait pas le gouvernement de cette ville et du territoire, si on ne lui donnait un certain nombre de familles lombardes à son choix (faras) et des troupeaux de bonnes juments[61]. Cette demande menaçante fait assez connaître quel était le caractère indépendant des Lombards, et combien les plus illustres respectaient peu l'autorité du chef supérieur. Grasulfe fonda le duché de Frioul, et cet exemple, toujours imité à mesure que la conquête s'avança, porta à trente le nombre des ducs, au moins après la fondation du duché de Bénévent. En chargeant chaque duc de récompenser et d'établir ses soldats sur le sol conquis, Alboïn avait donné pour appui au pouvoir ducal la reconnaissance et l'intérêt des soldats eux-mêmes. Il se forma donc une aristocratie redoutable, entre le roi et les hommes libres, qui faisait dépendre de sa propre obéissance l'obéissance de la nation. Les ducs avaient voulu se passer de rois après la mort de Cleph. Sous Autharis, ils commencèrent une guerre de pouvoir contre le roi. Droctulf, Suève de nation, mais qui avait grandi au milieu des Lombards, et mérité le titre de duc, se souleva, et résista longtemps dans Brixellum. La ville fut prise et ses murs détruits ; mais Droctulf, retiré à Ravennes, aida les Grecs à repousser les Lombards[62].

Autharis força les ducs à la soumission. Il exigea et il obtint d'eux la moitié de leurs revenus pour son entretien et celui des officiers de sa maison. Mais c'était peut-être là toute l'autorité que le roi pût exercer sur les ducs. Autharis ne leur retira rien de leurs privilèges. Les duchés sont héréditaires dès le commencement, quelquefois électifs ; un duc peut disposer de son duché par testament. Un ambitieux peut s'emparer d'un duché pourvu qu'il soit vainqueur[63]. On ne voit que rarement le roi intervenir dans la nomination.

Autharis mourut en 591. Les lombards remirent le choix de son successeur à sa veuve Théodelinde, en déclarant qu'ils reconnaîtraient pour roi le nouveau mari qu'elle choisirait. Théodelinde choisit Agilulfe. Sous ce règne, les Grecs ne furent pas plus heureux que sous Autharis, l'Italie ne souffrit pas moins. D'abord Agilulfe lutta contre les ducs ; il tua Minulfe qui s'était livré aux Francs ; Gaïdulf, duc de Bergame, se fortifia dans sa ville, puis donna des otages, et fit la paix avec le roi. Rebelle une seconde fois, Gaïdulf se sauva dans l'île Comacine ; chassé de là par le roi il revint à Bergame et rentra en grâce parce qu'il était puissant.

Bientôt le duc Maurisius passa aux Grecs. Sa défection permit à l'exarque de reprendre Sutrium, Polimartium, Tudertum, Amérie, Pérouse. Agilulfe courut assiéger Pérouse, prit Maurisius, et le tua. La vengeance lombarde était terrible. Le pape Grégoire Ier en fut si effrayé, qu'il suspendit ses pieuses recherches sur l'Écriture, mais pour parler au barbare, comme autrefois Léon Ier. Il l'avertit par ses lettres, et obtint la paix pour Rome par l'entremise de la reine Théodelinde, celle qui eut la gloire de convertir les Lombards de l'arianisme à la foi catholique. La lettre où Grégoire remercie Agilulfe est un monument des maux de l'halle : Si la paix n'eût pas été faite, disait-il, le sang des malheureux laboureurs eût coulé au grand péril des deux partis. Nous avons fait la paix, mais notre cœur paternel vous demande encore autre chose. Nous vous prions de veiller sur vos ducs apprenez-leur par vos exemples à conserver cette paix qui nous est promise ; qu'ils n'engagent pas de nouvelles querelles ; qu'ils ne nous forcent pas à paraître ingrats[64]. Rome fut tranquille alors, mais la turbulence des ducs ne s'apaisait pas, et tout s'agitait autour de Rome. Agilulfe venait de tuer le duc de Vérone, et l'indomptable Gaïdulf de Bergame et le duc de Pavie ; celui de Spolète espéra l'impunité, s'il n'attaquait que les Grecs ; il ravagea le territoire de Camerino ; telle était l'indépendance de son duché, qu'après sa mort, les deux fils de son prédécesseur se disputèrent sa succession et l'un d'eux la prit par les armes sans l'intervention du roi[65].

Agilulfe avait traité avec l'exarque Callinicus. Tout à coup les Grecs saisirent la ville de Parme, et emmenèrent captive la fille d'Agilulfe. Le Lombard s'entendit avec le khan des Avares, lui fit construire des vaisseaux pour ravager les côtes de l'empire grec, et lui-même en Italie assiégea Padoue, la réduisit par le feu et la renversa à terre ; il envahit l'Istrie, la ravagea par les feux et les rapines[66]. Renforcé par une armée de Slaves, il détruisit Crémone, rompit à coups de béliers les murs de Mantoue, recouvra sa fille, et consentit à traiter avec l'exarque Smaragdus.

Il fit ensuite la paix avec les Francs ostrasiens (605). Dans le cirque de Milan, en présence d'Agilulfe, son jeune fils Adaloald fut reconnu roi sur les Lombards, et la fille de Theudebert II lui fut promise. Cependant un grand désastre marqua les dernières années d'Agilulfe. Le khan des Avares envahit tout à coup la Vénétie. Le duc de Frioul, Gisulfe y périt avec tous les siens. Sa femme, Romilda, s'enferma dans Forum-Julii ; assiégée dans cette forteresse, elle aperçut au haut des remparts le chef ennemi, et lui promit de livrer la ville s'il promettait de l'épouser. Il le promit, et elle ouvrit les portes. La ville fut brûlée ; tous ceux que l'on put prendre emmenés captifs, et bientôt tués par l'épée. Le khan épousa Romilda pour un jour, et la fit tuer le lendemain. Les Avares se retirèrent quand toute la Vénétie fut ravagée.

Le fils d'Agilulfe, Adaloald 615, persécuté puis détrôné par son beau-frère Ariovald n'a pas d'histoire, non plus que son vainqueur. En 636, le duc de Brescia Rotharis, devenu roi, recommença la guerre contre les Grecs. Il leur prit toutes leurs villes sur la côte occidentale, depuis Luna, en Tuscie, jusqu'aux frontières des Francs. Il prit Opitergium, dans le Frioul, et la détruisit. Près du fleuve Cultenna, en Émilie, il combattit les Ravennates et les Romains, et leur tua huit mille hommes. En ce temps, un tremblement de terre secoua Rome, et une nouvelle inondation la couvrit. Et le duc de Bénévent Grimoald attendit les Grecs qui venaient au Mont-Gargan consulter l'oracle de l'archange Saint-Michel[67], et les ensevelit dans un grand carnage.

Rotharis compléta, vers 643, les rois des Lombards (voyez § Ier), dans le dessein d'assurer le repos de tous, la liberté personnelle et la propriété. Ses lois ne donnèrent pas le repos à l'Italie. Son fils Rodoald (653), tué par un Lombard dont il avait déshonoré la femme, fut remplacé par Aribert, neveu de Théodelinde. Quand Aribert mourut, ii sembla ne diviser le royaume à ses deux fils, Pertharit et Godebert, que pour renouveler les querelles civiles. Godebert, pour dépouiller son frère, appela à lui le duc de Bénévent Grimoald. Le duc assassina Godebert, et chassa Pertharit.

Grimoald (662) était nécessaire à la défense du royaume Lombard. L'empereur Constant II, forcé de quitter Byzance, avait débarqué sur les frontières du duché de Bénévent. Il prenait toutes les villes sur son passage, réduisait Lucerie, et assiégeait Bénévent. Ce duché éloigné, qui gagna par cette position plus d'indépendance, pouvait aussi être détruit plus vite. Romoald, fils du roi, duc de Bénévent, conjura son père de secourir puissamment les Bénéventins. Le roi se mit en marche ; mais, dans la route, beaucoup de Lombards l'abandonnèrent, disant qu'après avoir dépouillé à son profit le palais des rois, il retournait à Bénévent pour n'en plus sortir. Malgré leur désertion, Grimoald était fort ; la nouvelle de son arrivée effraya Constant, qui leva le siège, et vint à Naples. Alors une lutte s'engagea entre Saburrus, général grec, qui obtint vingt mille hommes de l'empereur, et Romuald, qui obtint de son père une partie de l'armée lombarde. Un barbare, en frappant d'un pieu un soldat grec, effraya l'armée de Saburrus, et décida la victoire de Formies (663).

Constant ne pouvait rien contre les Lombards ; il tourna toutes les menaces de sa cruauté contre les Romains. Il vint à Rome, fut reçu solennellement par le pape Vitalien, les prêtres et le peuple romain, et offrit à Saint-Pierre un manteau brodé d'or. Il y demeura douze jours, mais pour enlever tous les antiques monuments d'airain, pour enlever les tuiles d'airain de la Basilique de Sainte-Marie, l'ancien Panthéon, la demeure de tous les martyrs. Il emportait tout cela pour orner Constantinople ; mais il voulait d'abord séjourner en Sicile. De Syracuse, ses persécutions s'étendirent sur la Sicile, la Calabre, l'Afrique, la Sardaigne. Il séparait les femmes de leurs maris, les enfants de leurs pères, ne laissant à personne l'espérance de la vie. Tous les vases des saintes églises de Dieu furent ravis par l'ordre impérial et l'avarice des Grecs ; à la fin, un Grec délivra la Sicile, et tua Constant dans un bain.

L'Italie avait souffert de ses maîtres impériaux autant que des barbares. Rome même, toujours inviolable aux Lombards, sous la protection pontificale, n'avait pas échappé à Constant. Après la victoire de Formies, les conquêtes lombardes continuèrent. Tandis que Grimoald marchait au secours de Bénévent, les habitants de Forum-Popilii avaient maltraité son armée. Grimoald approcha de cette ville, la veille de Pâques, à l'heure du baptême, tua sur les tous les diacres qui baptisaient les enfants, tua les habitants, dispersa les murs, et, au temps de Charlemagne, la ville était à peine habitée. Au midi, Romoald acceptait l'alliance d'une tribu de Bulgares commandés par Alzéous. Avec eux, il prit Bari, Tarente, Brindes et toute la terre d'Otrante, leur donna des villes désertes, et à leur chef le titre de gastald. Les Bulgares y demeurèrent, apprirent le latin, et gardèrent cependant leur langue primitive.

Grimoald mourut (678) de la rupture d'une veine. Pertharit fut rappelé, et transmit le pouvoir à son fils Cunibert (686). Alors se leva un fils de l'iniquité, Alachis, duc de Trente, qui troubla la paix des Lombards, et entraîna les peuples en d'épouvantables carnages. Il faut lire dans Paul-Diacre les détails de cette guerre civile.

Alachis avait déjà conçu depuis longtemps l'iniquité dans son cœur ; il avait gagné Aldon et Grauson, citoyens de Brescia, et beaucoup de Lombards. Il oubliait les bienfaits de Cunibert ; il oublia la fidélité qu'il lui avait jurée, et il envahit le royaume de Cunibert et son palais en deçà de Pavie. Cunibert s'enfuit dans l'ile Comacine, et une grande tribulation fut faite à tous ceux qui le chérissaient, et surtout aux prêtres et aux clercs qu'Alachis avait en haine. Mais sa férocité sauvage ne garda pas longtemps le royaume envahi.

Un jour qu'il comptait sur une table des pièces de monnaie, il en tomba une à terre, et le fils d'Aldon la ramassant pour la rendre, Alachis la lui laissa en disant : Ton père en a beaucoup ; mais bientôt, si Dieu le veut, il faudra qu'il me les donne. Le petit enfant comprit, et dit tout à son père. Aldon et Grauson effrayés vinrent trouver Alachis, l'engagèrent à sortir de Pavie pour chasser avec ses plus braves, et lui promirent de garder la ville, et de lui apporter la tête le Cunibert. Alachis sortit ; Aldon et Grauson allèrent donc chercher Cunibert, et le ramenèrent à Pavie. Alors tous les citoyens, et surtout l'évêque les prêtres et les clercs, les jeunes gens et les vieillards coururent à lui, versant des larmes avec des actions de grâces à Dieu. Puis on vint dire à Alachis qu'Adon et Grauson avaient accompli leur promesse et au delà, et qu'ils avaient apporté, non la tête de Cunibert, mais Cunibert tout entier. Aussitôt Alachis entra dans une grande colère, et, parcourant les pays du Nord, il gagna quelques villes, en força d'autres à s'armer pour sa cause. Quand il parut devant Vicence, les habitants sortirent pour le combattre ; mais ils furent écrasés et devinrent ses alliés. Comme Cunibert appelait à sa défense les habitants du Frioul, et que ceux-là voulaient lui étire fidèles, Alachis les attendit dans une forêt, et obtint par sa violence leur serment. Alors il s'avança près du champ de la Couronne, on Cunibert arrivait avec les siens.

Quand les armées furent en présence, Cunibert proposa un combat singulier ; mais Alachis n'y consentit pas, et, comme un Toscan lui en demandait la cause, il répondit : Cunibert est ivrogne et stupide, mais il est hardi et merveilleusement fort ; car, au temps de son père, quand nous étions tout jeunes, il y avait dans le palais des brebis d'une merveilleuse grandeur, et lui, étendant le bras sur leur dos et saisissant leur laine, les enlevait de terre, ce que je ne faisais pas. Le Toscan entendant ces paroles, lui dit : Puisque tu ne veux pas hasarder un combat singulier, tu ne m'auras plus pour allié ; et aussitôt il passa à Cunibert. En même temps, un diacre de l'église de Pavie s'approchait de Cunibert, et lui disait : Seigneur roi, notre vie est tout en toi, si tu péris, Alachis nous écrasera. Donne-moi ton armure, je marcherai contre lui, et je le combattrai. Si je péris, tu resteras encore à ta cause ; si je triomphe, il le sera plus glorieux d'avoir vaincu par ton serviteur. Le roi donna son armure, et le combat commença. Alachis se dirigea contre le clerc, qu'il prenait pour le roi, et le tua ; mais, quand il eut coupé sa tête, il entra en grande colère, parce qu'il reconnut la tête d'un clerc, et il cria : Voici le vœu que je fais : si Dieu me donne victoire, je remplirai un puits de la chair coupée des clercs. Mais Cunibert se montrait aux siens, et ranimait leur courage. Comme les armées, après un premier combat, se ralliaient pour recommencer, Cunibert proposa encore un combat singulier, et Alachis refusa encore. La bataille recommença, et, ni l'un ni l'autre parti ne reculant, il se fit un grand massacre des peuples. A la fin, le cruel tyran Alachis tomba mort : son armée s'enfuit et se noya dans l'Addua : sa tête fut coupée, ses jambes coupées, et il ne resta qu'un tronc informe.

Telles étaient les mœurs lombardes. Au lieu de finir par des détails sans intérêt sur les successeurs de Cunibert, Liutpert, en 700, Ragimbert, en 701, Aribert II, jusqu'à 712, nous lirons encore un récit de Paul-Diacre.

Sous le roi Aribert II, Ferdulf, homme fier et débauché, devint duc de Frioul ; pour se donner la gloire de vaincre les Slaves, il attira de grandes calamités sur les siens. Il envoya des présents aux Slaves pour les animer à une invasion. D'abord apparurent des voleurs de troupeaux qui enlevèrent une grande proie, mais furent chassés par le gastald Argaïd. Ferdulf, irrité, demanda ce qu'étaient devenus les brigands ; et le gastald répondant qu'ils avaient fui, Ferdulf, lui dit : Argaïd, bien nommé d'Arga (inutile, lâche), quand donc agiras-tu avec courage ? L'autre répliqua : Fasse Dieu que nous ne sortions pas de cette vie sans avoir appris à tous qui de nous est arga. Quelques jours après arriva l'armée des Slaves, dont Ferdulf avait payé la venue. Elle se posta sur une montagne bien défendue de toutes parts ; alors Argaïd dit a Ferdulf : Souviens-toi que tu m'as appelé lâche et inutile. Vienne maintenant la colère de Dieu sur celui qui parviendra le dernier aux Slaves ; et, disant cela il s'élança sue l'aspérité de la montagne, vers le camp ennemi. Ferdulf le suivit par le même chemin, et l'armée de Ferdulf suivit son chef. Ce que les Slaves ayant vu, ils se préparèrent à écraser l'armée ; mais ils n'eurent pas besoin de tirer leurs sabres ; ils roulèrent d'énormes pierres sur les hommes et les chevaux, ou fracassèrent à coups de hache tout ce qui approchait. Là périt toute la noblesse du Frioul, Ferdulf et celui l'avait qui provoqué, et ce malheur arriva pour une vaine querelle et une imprudence.

Les lombards avaient dû une partie de leur illustration à la reine Théodelinde. Cette femme était venue de la Bavière ; son souvenir fit en Italie la fortune de sa famille. Aribert Ier était neveu de Théodelinde, et commença la dynastie bavaroise qui fut renversée par Aribert II ; mais en 712, Asprand, Bavarois de naissance, devint roi des Lombards, et fut remplacé par son fils Luitprand. Celui-ci appartient à une autre époque ; à celle où la monarchie des Lombards s'écroule sous les coups des Francs carlovingiens.

 

 

 



[1] Nous nous estimerions heureux que ce chapitre pût jeter quelque clarté sur une question si confuse ; mais comme nous ne pouvons donner ici tous les détails nécessaires, nous avons entrepris un travail plus étendu que nous publierons le plus tôt qu'il nous sera possible, touchant les lois des barbares et la féodalité.

[2] Loi salique, tit. 36, loi 5 ; tit. 5, lois 2 et 5.

[3] Loi gombette, tit. 44.

[4] Isidore de Séville, era 504.

[5] Isidore de Séville, ibid., era 608.

[6] Voyez le tome 4, De scpipt, rer. francic.

[7] Muratori, Script. rer. Ital., t, I, 1re partie.

[8] Lingard, t. I.

[9] Loi gombette, titre 54. Loi des Visigoths, 10-1-8.

[10] Script. rer. franc., tom. IV.

[11] Loi des Visigoths, 3-1-1.

[12] Loi gombette, tit. 10.

[13] La loi gombette, tit. 14, admet au partage même les filles qui se dévouent à la vie religieuse. Chez les Lombards, la part de la fille est moindre que celle du fils. Si un Lombard ne laisse que des filles, une partie de son héritage revient au roi, par la loi de Rotharis ; disposition abolie par Luitprand. La loi salique, tit. 62. La loi ripuaire, tit. 56. Voyez les formules de Marculfe, 11-10, 12.

[14] Appendice aux formules de Marculfe. Paul Diacre, 2-16. Loi de Luitprand, 6-38. Loi des Visigoths, 10-1-11.

[15] Scrip. rer. franc., t. IV, ordonnances. Formules de Marculfe et toutes les ordonnances de donation. Loi des Bourguignons, tit. 1. Loi de Luitprand 6-6.

[16] Lingard, tom. I, 1er supplément.

[17] Tit. 26, loi gombette.

[18] Référendaire, titre romain. Il portait aux princes les pétitions et rapportait les réponses ; chez les Francs il avait la garde du sceau. Voyez Grégoire de Tours, 5-3. Sénéchal, chef des cuisiniers. Cubiculaire, gardien du trésor. Les domestiques gardent le domaine du roi. (Voyez dom Bouquet, t. IV, et les formules de Marculfe, 1-18, 25.)

[19] Loi des Visigoths, 9-2-9. Les autres dignités, la plupart romaines, existaient chez les Visigoths après la première invasion ; on retrouve leurs noms à la suite des décrets des conciles de Tolède. Voyez P. Pantini, De officiis Gothorum apud And. Schott, Hispania illustrata, t. II, p. 196.

[20] Loi gombette, tit. 10. Loi de Rotharis, de 133 à 136. Lingard, tom. I. Loi salique, 11-6.

[21] Loi de Rotharis, 232 ; 388, 389.

[22] Loi salique : tit. 43-4, 5, 6 ; loi ripuaire : 62-2, 58-1 ; formules de Marculfe : 1-22, 2-32, 33 ; loi de Rotharis : de 274 à 277, 225, 206 ; loi de Luitprand : 6-87 ; loi des Visigoths : 6-5-13 ; loi des Bourguignons, tit. 40.

[23] Procope, De bello gothico, liv. I, ch. I.

[24] Voyez Muratori, t. I, 2e partie.

[25] Loi ripuaire, 72-2 ; formules de Marculfe,  1-8 ; Eginhard, Annales ; décret de Clotaire Ier ; dom Bouquet, au titre 47e de la loi salique.

[26] Loi des Visigoths, liv. 9 et 2-1-16.

[27] Loi de Luitprand, 5-15 (lois de Grimoald et de Luitprand). Au temps de Charlemagne les historiens se servent surtout du nom de juges pour désigner les principaux de la nation lombarde.

[28] Loi des Ripuaires, 50 ; loi des Visigoths, 2-4, 23 ; loi des Lombards, passim.

[29] Loi des Bourguignons 22. Loi ripuaire, 31-3, 4, 58-1 ; Constit. génér. de Clotaire Ier ; loi de Rotharis, 390 ; loi de Luitprand, 6, 37. La loi des Visigoths, empruntée presque tout entière aux Romains, ne permet d'autre loi qu'elle-même, 2-1-9.

[30] Loi de Luitprand, 6-55 ; loi des Visigoths, 6-1-2, 3.

[31] Loi ripuaire, 79-1 ; loi des Visigoths, 9-2, et 7-6-2 ; loi Rotharis, 246 ; loi des Bourguignons, 11.

[32] Il peut être curieux de savoir à combien les barbares évaluaient la vie et l'honneur d'un homme, selon sa place dans la hiérarchie sociale.

Francs, Saliens et Ripuaires : évêque tué, 900 sous ; antrustion tué, 600 ; id., par complicité ou dans une forêt, 1800 ; prêtre tué, 600 ; grafion ou sagbaron, 600 ; diacre, 500 ; sous-diacre, 400 ; Romain, convive du roi, 300. 2e classe : Franc libre tué, 200 ; id., par complicité ou dans une forêt ou brûlé, 600 ; Romain libre, 100 ; id., par complicité, 300 ; étranger, Bourguignon, Frison, Alleman Bavarois, 160 ; femme enceinte, 700. 3e classe : Romain, colon, 45 (Sal.), 36 (Rip.) ; esclaves, 86. Blessures, main ou pied coupé, 100 (Rip.), 62 (Sal.) ; id., estropié, 50 (Rip.) ; œil crevé, 62 ½ (Sal.), 100 (Rip.) ; id., blessé, 50 (Rip.) ; oreille coupée ou blessée, 100 ou 50 (Rip.), 15 (Sal.) ; nez coupé ou blessé, 100 ou 50 (Rip.), 45 (Sel.). Injures : cheveux coupés à un entant, 62 (Sal.) ; Franc garotté par un Romain, 30 ; Romain par un Franc, 15 ; avoir traité un autre de lâche, 15 ; renard, 3 ; lièvre, 6. La loi ripuaire nous fait connaître par l'évaluation suivante le prix du sou ; un bœuf avec ses cornes, voyant et sain, vaut 2 sous ; la vache avec les mêmes qualités, un sou ; un cheval, voyant et sain, 6 sous ; une jument, voyante et saine, 3 sous ; épée avec son fourreau, 7, sans fourreau, 3 ; bonne cuirasse, 12 ; casque avec son cimier, 6 ; bonnes bainberges (armure des jambes), 6 ; bouclier avec la lance, 2 ; épervier non dompté, 3 ; épervier à prendre les grues, 6 ; épervier qui a mué, 12. Le sou se divise en 12 deniers.

La loi lombarde est plus curieuse encore parce qu'elle distingue les weregild de l'homme libre, de l'aldion et de l'esclave dans les mêmes circonstances ;

La loi des Bourguignons établit les mêmes distinctions.

Il y a peu de weregild dans la loi des Visigoths, 6-4-1 ; une meurtrissure, 5 sous ; la peau rompue 10 ; blessure jusqu'à l'os, 20 ; os brisé, 100.

Le were chez les Anglo-Saxons, varie également dans la proportion de 200 shillings à 600 et de 600 à 1.200. (Lingard, tome Ier.)

[33] Loi des Visigoths, 9-2-9.

[34] Loi des Visigoths, 2-1, 25.

[35] Voyez les ordonnances des rois francs au t. IV de dom Bouquet ; loi des Lombard, Rotharis, 372, Astolfe, 6.

[36] Lingard, t. I, formules de Marculfe, 1-11.

[37] Voyez Grégoire de Tours, liv. IV, et la lettre de saint Germain à Brunehaut, apud Script. rer. franc.

[38] Ce titre était particulier aux gouverneurs de la Provence.

[39] Grégoire de Tours, 4-42, 43, 45.

[40] Grégoire de Tours, 5, de 1 à 25.

[41] Je traduis volontiers de cette manière le mot latin aripennem, qu'on évalue à la moitié du juger romain ; c'est une mesure de 120 pieds.

[42] Grégoire de Tours, 5, passim.

[43] Frédégaire, épitomé, 58, 59.

[44] Grégoire de Tours, 6-4.

[45] Grégoire de Tours, 6-3.

[46] Grégoire de Tours, 6-31.

[47] Voyez Grégoire de Tours, liv. 9.

[48] Ici s'arrête Grégoire de Tours.

[49] Voyez Frédégaire, Chronicon.

[50] Greg. Tur., 5-27, 30, 32 ; 10-9.

[51] Script. rer. franc., IV, page 190.

[52] Frédégaire, passim.

[53] Voyez plus haut le refus de Chrodinus.

[54] Frédégaire, 32, 54.

[55] Frédégaire, 92.

[56] Scrip. rer. franc., IV.

[57] Premier continuateur de Frédégaire, 99.

[58] Mariana, 6-1.

[59] Voyez les canons du cinquième concile de Tolède, et la loi des Visigoths, 2-1-6.

[60] Loi des Visigoths, 2-1-6, 7, 8.

[61] Paul-Diacre, 2-9.

[62] Les Grecs lui firent une épitaphe où ils le louaient de son amitié pour eux.

[63] Grasulfe, premier duc de Frioul, était associé son fils Gisulfe qui lui succéda. Gisulfe avait deux fils à qui son duché fut conservé pendant leur minorité par son frère. Le second duc de Spolète, laisse en mourant deux fils qui se disputent la succession. L'aîné l'emporte par une victoire. Le second duc de Bénévent, Arigise, désigne pour ses successeurs deux princes du Frioul. Malgré sa volonté, son fils est élu.

[64] Paul-Diacre, 4-10.

[65] Paul-Diacre, 4-17.

[66] Paul-Diacre, 4-17, 25.

[67] Paul-Diacre, 4-48.