HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

DEUXIÈME PARTIE. — L'ÉPOQUE DE PUISSANCE ET DE GLOIRE SOUS COLBERT ET LOUVOIS (suite)

 

CHAPITRE XXVIII. — Histoire intérieure de la France pendant la guerre de Hollande et après la paix de Nimègue, 4e partis. Les plaisirs, les mœurs du roi et des grands. La ruine des finances.

 

 

III. — Ruine des fortunes. - Le jeu, vente des propriétés. - Gène publique. - Derniers efforts de Colbert pour rétablir les finances ; représentations énergiques à Louis XIV. - Comptes des dépenses après la Paix de Nimègue.

 

Avec la perte des mœurs, le faste de la cour et de ses imitateurs entraînait celle des fortunes. Nous avons tout à l'heure signalé une des causes de cette ruine, dans cette fureur du jeu qui faisait comme une partie essentielle des fêtes et des soirées du roi. Un jour la reine en avait oublié la messe, et perdu 20.000 écus avant midi (1675). Le roi lui-même, ému de ces extravagances, en exprima sa mauvaise humeur : Madame, disait-il, supputons combien c'est par an. A l'époque de la paix de Nimègue, le mal avait encore augmenté, la bassette faisait fureur ; on y perdait fort bien 100.000 pistoles en un soir. Monsieur en était réduit à mettre ses pierreries en gage. Le roi, fâché de ces excès, montrait quelque bonne volonté de les réprimer. Par Colbert et Seignelay, aidés de La Reynie, il interdit les académies de jeu et la bassette chez les particuliers (1678). Il parla lui-même très-sévèrement au comte d'Harcourt et au duc de Ventadour des jeux de hoca qui se tenaient chez eux. Il fit admonester le sieur de Bragelonne, le prince de Monaco, la comtesse de Poitiers[1]. Mais la passion se ranimait toujours. En 1681, Seignelay écrivait encore à La Reynie : Sa Majesté a été informée que l'on recommence fort, à Paris, à jouer à la bassette. Elle veut que vous teniez la main à ce que les défenses qui ont été faites de ce jeu soient exécutées. Vains efforts ! Si la surveillance supprimait un moment la publicité, le vice se réfugiait dans les tripots clandestins. En 1683, Colbert surprenait un jeu tenu par un prêtre, vicaire de la Sainte-Chapelle, qui avait loué, pour la bassette, deux chambres chez un boulanger de la rue de Harlay[2].

Entre les familles déjà connues pour le mauvais état de leurs affaires, on distinguait la maison de Vendôme. Le jeune duc de Vendôme réclamant un jour du roi la permission d'aller enfin exercer ses fonctions de gouverneur de Provence, le roi lui avait répondu : Monsieur, quand vous saurez bien gouverner vos affaires, je vous donnerai le soin des miennes (1676). Un tel avis n'avait pas corrigé le prodigue. Comme il aimait la magnificence, comme il lui fallait, dans son château d'Anet, la musique de Lulli, et tous les danseurs et danseuses de l'Opéra, des tables largement servies pour de nombreux invités, et qu'une seule de ces fêtes, au dire de ses amis[3], lui coûtait 100.000 livres, il en arrivait à la nécessité de vendre ses biens. C'est ainsi qu'il céda au roi son hôtel de Paris pour en faire la place des Conquêtes. Le roi paya six cent mille livres aux créanciers du vendeur, et ne lui remit à lui-même que six mille louis de pot de vin. Il fallut également abandonner la terre de Penthièvre ; elle valait un million et demi ; le duc de Vendôme reçut en argent, du prince de Conti, onze cent mille francs, et s'accommoda pour le reste de quelques petites terres que lui transmit l'acheteur[4].

Ailleurs, c'était le duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne, que nous connaissons par les révoltes de ses administrés et par ses grands festins. Le moment était venu de se rendre compte, et aussi la nécessité de liquider. M. de Chaulnes, écrit Dangeau[5], vient de vendre une terre au prince de Bournonville, une à Berthelot l'aîné, Reyneval à M. de Ruvigny, Magny à M. le duc du Maine, et quelques rentes sur la maison de ville. Il retirait de ces aliénations un peu plus de 1.500.000 livres ; mais ses dettes montaient environ à 1.700.000 livres ; c'était un excédant de passif de 180.000 livres. Il est vrai qu'il conservait la terre de Pecquigny et le duché de Chaulnes, qui représentaient ensemble à peu près 1.200.000 livres. Mais sa femme avait à exercer sur ces biens la reprise de sa dot, soit 700.000 livres. En défalquant cette somme, et celle qui était nécessaire pour couvrir l'excédant du passif, à combien donc se réduisait la fortune personnelle du duc de Chaulnes ?

A un rang inférieur de naissance et de fortune, mais par le besoin d'imiter les exemples d'en haut, la même pénurie frappait les gentilshommes. Nous connaissons assez bien la situation des Grignan, et leurs efforts pour exercer une petite vice-royauté en Provence. Ils ne profitaient guère des conseils de prudence et de modération de leur mère, quoiqu'elle les renouvelât sous toutes les formes. Un jour elle leur contait l'éloquence d'un Père Morel, de l'Oratoire, très-exact en morale : Je voudrais, disait-elle, que M. de Grignan eût entendu ce Père ; il ne croit pas qu'on puisse, sans péché, donner à ses plaisirs quand on a des créanciers ; ces dépenses lui paraissent des vols qui nous empêchent de faire justice. La leçon était plus piquante qu'elle ne fut efficace. Déjà Grignan avait vendu un de ses châteaux. Ensuite les visites reçues, le service des tables doublé, et le jeu par-dessus, toutes ces petites pluies qui mouillent fort bien, les avaient pénétrés profondément. En 1680, ils en étaient réduits à compter sur un bon mariage pour tout payer, c'est-à-dire pour assurer l'existence de leur fils. En 1684, la dépense avait été si excessive, que Mme de Grignan venait auprès du roi solliciter une gratification, et remportait douze mille livres avec la promesse de quelque chose de plus. En 1685, elle revenait courtiser Seignelay, elle se félicitait de dîner à Sceaux : Vous avez, lui écrivait sa mère, un ami riche qui vous donne des repas, ménagez bien cette bonne fortune. Elle parut à Marly, à Versailles, pour solliciter, en faveur de son fils, la survivance du gouvernement dont son mari était pourvu ; affaire capitale pour sa maison, disait-on, le meilleur moyen de rétablir la considération d'une famille compromise par l'affaiblissement de sa fortune propre. Eu présence de toutes ces gênes, Louis XIV jugeait bien la situation, et il a pu dire ce mot qui lui est attribué : Le plus heureux homme de France est un gentilhomme de province, qui a trois mille livres de rente, qui vit dans ses terres et qui ne m'a jamais vu.

Mais lui-même il n'avait pas mieux calculé que ses courtisans, et ses embarras commençaient à lui apparaître quoi qu'il en eût. Il convient donc de lui faire son aussi compte. Ce sera tout à la fois le bilan des grandeurs et des misères du règne, et la transition naturelle entre une époque d'orgueil et de gloire, et celle d'affaiblissement et d'humiliation.

En 1680, Colbert, dans un exposé de l'état des finances, montrait au roi que toutes les améliorations accomplies dans l'intérêt publie n'avaient pas profité aux populations ; que la dépense excédait la recette, et qu'une réforme de ce côté était indispensable : Nonobstant tout ce qui a été fait, disait-il, il faut toujours avouer que les peuples sont fort chargés, et que, depuis le commencement de la monarchie, ils n'ont jamais porté la moitié des impositions qu'ils portent, c'est-à-dire que les revenus de l'État n'avaient jamais été à quarante millions, et qu'ils montent à présent à quatre-vingts et plus. Il n'y a plus d'affaires extraordinaires à faire, parce qu'elles aboutissaient toutes à de nouvelles impositions sur les peuples. Il prouvait par des chiffres que la dépense de la présente année, tout en empruntant seize millions sur l'année suivante, dépasserait encore la recette de quatre millions et demi ; et, fort de cet argument, il ne craignait pas de s'attaquer à l'exagération de la dépense. Il faut le citer textuellement ; son style peu oratoire, mais éloquent par la raison, vaut mieux que les commentaires : A l'égard de la dépense, quoique cela ne me regarde en rien, je supplie seulement Votre Majesté de me permettre de lui dire qu'en guerre et en paix, elle n'a jamais consulté ses finances pour résoudre ses dépenses, ce qui est si extraordinaire qu'assurément il n'y en a pas d'exemple. Et si elle voulait bien se faire représenter et comparer les temps et années passés, depuis vingt ans que j'ai l'honneur de la servir, elle trouverait que, quoique les recettes aient beaucoup augmenté, les dépenses ont excédé de beaucoup les recettes, et peut-être cela convierait Votre Majesté à modérer et retrancher les excessives.... Je sais bien que le personnage que je fais en ceci n'est pas agréable ; mais, dans le service de Votre Majesté, les fonctions sont différentes : les unes n'ont jamais que des agréments dont les dépenses sont le fondement ; celle dont Votre Majesté m'honore a ce malheur qu'elle ne puisse rien produire d'agréable, puisque les propositions de dépenses n'ont pas de bornes ; mais il faut se consoler en travaillant toujours à bien faire[6].

Colbert entrevoyait la disgrâce. Les contemporains ont eux-mêmes constaté la mauvaise humeur que Louis XIV ressentit d'abord de cette contradiction. Mansard, disait le roi à son architecte, je ne veux plus bâtir, on me donne trop de dégoût[7]. Cependant, il se garda bien de se priver des services de son ministre. Colbert continua, avec son application ordinaire, à concilier, autant qu'il était possible, deux choses contradictoires : le soulagement du peuple et la rentrée régulière des revenus royaux. Par ses circulaires aux intendants, il posait comme bases d'améliorations incontestables : liquider les dettes des communautés, empêcher la saisie des bestiaux, examiner la conduite des commis et employés à la levée des droits des fermes, diminuer les frais qui accroissaient la charge des tailles, réunir dans les principaux lieux de chaque élection une bonne partie des collecteurs et principaux habitants, et s'informer avec soin de tout ce qui se passait dans la réception des commissaires, nomination des collecteurs, imposition et recette, écouter toutes les plaintes suscitées par l'inégalité des impositions dans les rôles des tailles. Si ces ordres, ajoute-t-il[8], vous ont été donnés, même pendant la guerre, vous pouvez juger combien Sa Majesté désire à présent le soulagement, puisqu'elle a bien voulu donner la paix dans le cours de ses conquêtes.

Si les communautés n'avaient pas encore liquidé leurs dettes, la faute en était aux maires et échevins qui les entraînaient à des emprunts ou à des dépenses dont ils profitaient. Ces magistrats municipaux, assez mal traités par l'opinion, comme le montrent les vers de La Fontaine[9], étaient soupçonnés de détourner pour eux jusqu'à l'argent du logement des troupes payé par le roi[10]. Un intendant écrivait[11] : Les communautés n'ont pas de plus grands ennemis que leurs consuls et leurs officiers ; ils les pillent par toutes les voies qu'ils peuvent imaginer. Je travaille autant que je puis pour arrêter l'avidité de ces mangeurs de communautés. Pour restreindre et guérir, s'il se pouvait, la lèpre des dettes, Colbert, dès 1680, pressa les intendants de lui venir en aide, en empêchant les communautés de contracter de nouvelles dettes, en restreignant les cas d'emprunts légitimes, en veillant au remboursement régulier. De ces efforts sortit (avril 1683), une déclaration qui réglait souverainement l'administration communale et l'emploi des fonds communs[12]. L'état des revenus de chaque communauté, dressé tous les ans, et un fonds réglé pour l'entretien et la réparation des ponts, pavés, murailles et autres dépenses nécessaires, le tout arrêté par l'intendant ou le conseil du roi si les sommes montaient trop haut. Défense aux maires, échevins, consuls, jurats et autres, d'excéder ni divertir à d'autres usages les sommes destinées pour lesdites dépenses. Si les revenus patrimoniaux des communautés n'y suffisent pas ; les habitants assemblés voteront sur eux-mêmes une contribution extraordinaire. En cas de peste, de logement de troupes ou de réédification des nefs d'églises, permission d'aliéner quelques parties de leurs biens ou d'emprunter ; mais cette faculté restreinte aux villes et bourgs fermés. Les habitants de toutes autres communautés ou paroisses ne pourront faire aucun emprunt, vente ni aliénation de. leurs biens.

Il poursuivit avec la même persévérance les fraudes, les cupidités qui grevaient les peuples ou diminuaient leurs ressources. Pour supprimer les abus en matière de monnaie, il défendit de passer dans le commerce les espèces légères, comme si elles étaient de poids ; il ne tarda pas à les décrier avec les monnaies étrangères, en promettant d'en rendre la valeur réelle, poids pour poids, aux hôtels royaux des monnaies. Il fut sur ce point inflexible aux réclamations[13]. Une ordonnance sur le fait des gabelles (1680) promit de réduire à une seule forme, à un seul payement, les droits divers dont se composait cet impôt, afin de ne plus laisser les peuples exposés à la discrétion et aux interprétations des commis et des employés. Une autre (1681) accomplit cette réforme pour les cinq grosses fermes. On le voit encore poursuivre toutes les inventions fiscales qui ne profitaient qu'à leurs inventeurs, c'est-à-dire aux agents du fisc. Vos commis, écrit-il aux fermiers généraux, contraignent les habitants, pour avoir la liberté de portes leurs denrées et petites marchandises d'un marché à l'autre, de prendre des certificats sur papier timbré et des congés qui leur coûtent cinq sols : Comme c'est une pure vexation qui ne peut être introduite que pour tirer les cinq sols, ne manquez pas de leur ordonner de changer de conduite.

Cependant il n'arrivait pas au soulagement tant cherché. On n'y parvient pas en effet en retranchant des abus partiels, si impopulaires qu'ils soient, parce qu'ils ne sont que des accidents du mal, et non le mal lui-même. Il aurait fallu aller au fond, remanier notablement les impôts les plus onéreux. Or c'était ce que la nécessité d'avoir toujours des rentrées abondantes ne permettait pas à Colbert. Il maintenait la ferme du tabac, établie d'abord pour les besoins de la guerre, malgré la conclusion de la paix ; il pressait vivement les intendants d'en augmenter les profits, tenant pour maxime fondamentale qu'il n'y avait pas en France une seule fermé qui ne pût recevoir de l'augmentation[14]. Si quelque intendant intercédait pour ses administrés en vue de diminution de charges, il le recevait mal, lui faisait honte de sa naïveté : Il ne faut pas condescendre, disait-il, aux misères affectées qui ne sont que trop communes dans les provinces[15]. En maintenant la Bretagne, selon le privilège antique et national de cette province, dans l'exemption des gabelles, il prenait des mesures de rigueur contre lei faux-sauniers, c'est-à-dire les habitants du Maine, de l'Anjou, de la Normandie, qui allaient en Bretagne acheter du sel à bas prix pour le revendre en fraude des droits ; les galères, la peine de mort en cas de récidive, furent édictées contre les attroupements des faux-sauniers[16]. Des résistances contre les droits d'aides en Bourgogne le trouvèrent impitoyable ; il dompta les coupables par des troupes d'infanterie et de cavalerie, espérant bien qu'après cette exécution les peuples seraient plus sages[17]. Ce qui lui coûta le plus évidemment, ce fut la nécessité d'augmenter la taille, qu'il s'était toujours appliqué à diminuer. En 1682, il la releva de deux sols par livre. Il essaya d'atténuer cette rigueur en publiant que le roi n'y avait consenti qu'à regret : Jamais, écrivait-il aux intendants, la bonté que Sa Majesté a pour ses peuples n'a paru si grande que par la peine qu'elle a eue d'ordonner cette augmentation ; il sentait bien lui-même que ce serait là une consolation de peu d'effet. Dans cette dernière époque de sa vie, il n'obtint qu'un succès réel : il remboursa les emprunts contractés pendant la guerre de Hollande, et réduisit la dette au chiffre de huit millions d'intérêts qu'elle présentait en 1672.

Aussi revenait-il de temps en temps à la charge auprès du roi pour lui insinuer la modération dans les dépenses par l'exposé du véritable état des choses. Le dernier compte rendu de Colbert (1683), annoté par Louis XIV, semble une espèce de dialogue où se révèlent assez nettement les intentions du ministre et la contrariété du roi. Colbert expose que, tout bien compté, les payements ordonnés excèdent les recettes de 3.600.000 livres. Louis XIV répond : La dépense me fait beaucoup de peine, mais il y en a de nécessaires. Colbert dit : Toutes les affaires de finances ont leur cours ordinaire ; les intendants visitent les généralités, et en rendent compte par toutes leurs lettres qui sont pleines de beaucoup de misères des peuples. Louis XIV répond : La misère me fait grand'peine. Il faudra faire ce qu'on pourra pour soulager les peuples : je souhaite de le pouvoir bientôt.

Si ce souhait était sincère, on sent qu'il était embarrassé de bien des restrictions. Pour le rendre réalisable, il aurait fallu, comme disait Colbert, réduire la dépense aux proportions des ressources. Or, c'était le temps où l'argent s'engouffrait dans la machine de Marly, l'achèvement de Versailles et le château de Marly même. On n'en retrancha rien, pas même les frais accessoires, puisque, à ce moment même, Colbert avait à pourvoir aux offices de la reine à Chambord[18]. L'entrain était si irrésistible que, un peu plus tard, nous voyons Louis XIV vouloir et ne pas pouvoir l'arrêter. En 1685, il avait dépensé quinze millions pour les bâtiments et deux millions en achat de diamants. Il en fut si frappé, qu'il se détermina à se restreindre. Le roi, dit Dangeau, 2 janvier 1686, a fort diminué le fonds des dépenses pour les bâtiments. Il lui en a coûté l'an dernier plus de quinze millions, il n'en veut dépenser celle-ci que quatre tout au plus, tant pour les bâtiments que pour la conduite de la rivière d'Eure. Il eut beau faire, ses chers bâtiments l'emportèrent sur toutes ses résolutions ; il y jeta encore, en 1686, près de huit millions ; l'excédant fut trouvé aux dépens de la marine, qu'il diminua de quatre millions[19].

Un tableau abrégé des grandes dépenses de cette époque achèvera d'éclairer la situation. Il ne s'agit pas ici de ces déclamations inventées dans la suite par une haine encore plus extravagante que n'avait été l'adulation. On ne peut plus croire que Versailles a coûté plus de quatre milliards, ni même, comme disait Mirabeau, plus de 1.200 millions. Il n'est pas vrai davantage qu'une grande partie de ces frais n'ait pas été soldée, et que, pour dérober à la postérité le secret de ces profusions criminelles, le grand roi ait fait détruire, avec tous les comptes, les preuves de son imprévoyance et de sa banqueroute. Les comptes existent, les archives du département des bâtiments sont intactes ; et, dans notre siècle, elles ont été compulsées, vérifiées, mises en lumière par des chercheurs irrécusables[20]. Il en résulte clairement que Versailles, avec ses dépendances, c'est-à-dire Trianon, la machine de Marly et les travaux de la rivière d'Eure, a coûté, dans l'ensemble du règne, 89 millions de la monnaie d'alors, et que les autres entreprises, entre lesquelles il importe de n'oublier ni les Invalides, ni le canal de Languedoc, ni les pensions aux gens de lettres, ont absorbé environ 60 autres millions[21]. Il est vrai que l'argent, plus rare au XVIIe siècle que de nos jours, avait une valeur réelle plus haute que ces chiffres ne semblent l'indiquer. Ainsi les revenus de l'État qui, dans les derniers temps de l'administration de Colbert, atteignaient en moyenne annuelle 100 millions, vaudraient aujourd'hui plus de 500 millions ; et les 89 millions de Versailles, d'après des calculs récents[22], se traduiraient dans notre monnaie actuelle par une valeur de 449 millions. La profusion reste donc bien au-dessous des griefs de la passion politique ; toutefois elle est encore considérable, surtout par son élévation subite dans une période relativement courte. On en jugera par le tableau suivant, dont nous empruntons les éléments aux Mémoires curieux des bâtiments du roi[23]. Qu'avaient coûté les bâtiments avant la paix de Nimègue, de 1660 à 1678 ? Que coûtèrent-ils, en douze ans, de 1678 à 1690 ?

Avant

Après 

la paix de Nimègue

Le Louvre

10.608.279

 

Fontainebleau

910.574

1.863.574

Chambord

231.257

894.444

Saint-Germain

3.001.337

3.454.224

Versailles

22.173.653

61.598.411

Marly

4.501.279

Place Vendôme

2.062.699

Total

36.925.100

74.374.631

Ainsi, eu douze ans, la dépense des dix-huit premières années avait, été plus que doublée. La dépense de Versailles seul (61 millions) représente les quatre cinquièmes de la dépense totale de cette période. Ajoutons que dans la dépense totale de Versailles pour tout le règne (89 millions), il faut distinguer d'une part les travaux de construction, d'ornementation, les objets d'art, et de l'autre les travaux hydrauliques ; que les travaux hydrauliques ont absorbé 39 millions (ou 195 millions de notre monnaie actuelle), et que sur ces 39 millions il faut compter pour 22 les travaux de la rivière d'Eure et l'aqueduc de Maintenon, qui ont dû être abandonnés sans avoir jamais profité. Cette énormité financière, cette perte sèche, tombait sur la France au moment où huit ans d'orgueil, de prétentions arrogantes, de domination arbitraire, suscitaient contre elle une seconde coalition européenne plus redoutable que la première.

 

N. B. L'ensemble de la période de 1872 à 1688 est complété par le chapitre XXIX, qui comprend les excès de pouvoir de Louis XIV au dehors et au dedans et les causes de la seconde coalition : Chambres de réunion, prise de Luxembourg, trêve de Ratisbonne, démêlés avec le pape Innocent XI, révocation de l'Édit de Nantes, question de la succession Palatine, querelle des franchises, intervention dans les affaires de Jacques II. — Le défaut d'espace nous contraint à reporter ce chapitre sur le volume V. Mais la rédaction de ce volume étant fort avancée, nous croyons pouvoir sans témérité en promettre une publication prochaine.

 

FIN DU QUATRIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Depping, Correspondance administrative. Lettres de Seignelay et de Colbert à La Reynie, 1678.

[2] Depping, Lettre de Colbert à La Reynie.

[3] Mémoires de Lafare, 1686.

[4] Journal de Dangeau, 7 mars 1685.

[5] Journal de Dangeau, 29 avril 1685.

[6] Collection Clément, tome II : Mémoire pour rendre compte au roi de l'état de ses finances.

[7] Racine, Fragments historiques.

[8] Circulaires aux intendants, juin 1680 et 2 janvier 1682.

[9] La Fontaine, le Chien qui porte à son cou le diner de son maitre, VIII, 7 :

Je crois voir en ceci l'image d'une ville

Où l'on met les deniers à la merci des gens.

Echevius, prévôt des marchands

Tout fait sa main : le plus habile

Donne aux autres l'exemple, et c'est un passe-temps

De leur voir nettoyer un monceau de pistoles....

[10] Colbert aux intendants, 1679 : Depuis dix ans... les maires et échevins ont retenu et distribué entre eux les fonds qui leur avaient été remis pour le remboursement des habitants. Il n'y a pas de vol plus manifeste que celui-là, et qui mérite plus d'être puni.

[11] L'intendant du Dauphiné à Colbert, 1679.

[12] Isambert, Anciennes Lois françaises, tome XIX. Collection Clément.

[13] Lettres de Colbert à Foucault, 3 mars 1679. Ceux qui sont chargés des affaires du roi ne recevront aucunes espèces qu'après les avoir pesées ; tous les peuples dès lors feront de même, et cela remédiera déjà à l'un des principaux abus. Au même, 20 avril 1879, après le décret des monnaies : Sa Majesté a passé par-dessus les plaintes, parce que comme elle établit partout des monnaies et des changes, ses sujets n'auront d'autre peine que de porter leurs espèces dans ces lieux-là.

[14] Lettre à Foucault, 1679, circulaire aux intendants, 1680.

[15] Colbert à l'intendant de Riom, 1680.

[16] Édit et déclaration de février et mars 1681.

[17] Colbert à l'intendant de Bourgogne, 9 janvier 1681.

[18] Voir ces pièces, collection Clément.

[19] Journal de Dangeau, 2 et 4 janvier 1686.

[20] Entre autres Guillaumot, au commencement de ce siècle.

[21] Guillaumot, évaluant ces dépenses par la valeur de l'argent au commencement du XIXe siècle, compte pour Versailles 187 millions, et pour le resto 120 millions, ce qui n'est pas une contradiction.

[22] Pierre Clément.

[23] Comptes des bâtiments du roi : Bibliothèque nationale, fonds Saint-Martin, V. 92. Annexés à la Collection Clément.