HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

DEUXIÈME PARTIE. — L'ÉPOQUE DE PUISSANCE ET DE GLOIRE SOUS COLBERT ET LOUVOIS (suite)

 

CHAPITRE XXVI. — Histoire intérieure de la France pendant la guerre de Hollande et à la suite de la paix de Nimègue : deuxième partie. Complément des institutions militaires et des établissements maritimes.

 

 

II. — Complément des institutions maritimes. - Achèvement des ports, affermissement de la discipline : remercîment de Louis XIV à Colbert. - Ordonnance de la marine. Gardes de marine. Colonies ; Code noir.

 

La guerre avait surpris les établissements de la marine encore inachevés et dépourvus d'une partie des moyens de défense. Nous avons vu la vigilance et le succès de Colbert à les garantir des attaques de l'ennemi ; par un travail non moins remarquable, à travers la continuation des hostilités, il mit la dernière main à cette grande création, et la consacra par des règlements et des lois qui font encore autorité en France et même à l'étranger.

Rochefort, délivrée des menaces de Tromp (1674), vit aussitôt commencer ses fortifications et bâtir successivement ses trois portes. Également bien située pour la marine et pour le commerce, elle pouvait recevoir de Nantes les bois de la Champagne et des provinces traversées par la Loire, du Poitou des grains et des légumes, du Poitou et de l'Auvergne des chanvres, de l'Anjou les toiles à voiles, du Languedoc des fers et cuivres, de la Gironde les vins, de Bayonne les chênes, sapins et goudrons. De bonnes mesures furent donc prises pour lui assurer les bénéfices d'une ville marchande en même temps que la sécurité d'une place de guerre[1]. Déjà, pour y attirer et retenir une population convenable, le roi avait confirmé par des lettres patentes (1673) les foires dont le premier usage remontait à la fin du XVIe siècle. Bientôt, pour y attirer les denrées du Midi par la facilité des communications, l'intendant du Terron commença la route de Royan, qui de là mène à Bordeaux (1677).

Brest ne subit aucun ralentissement dans les constructions qui avaient si vite annoncé sa grandeur. Outre la continuation de ses quais substitués aux pentes des montagnes, elle fut dotée (1676) du jardin du roi ou promenade des officiers, long de quatre-vingt-dix toises, large de quarante-cinq. On y éleva encore la batterie de la Pointe, le magasin aux poudres (1677) ; trois grands corps de bâtiments pour renfermer les salaisons, le biscuit et le pain frais ; enfin un hôpital (1678). Pendant que, chaque année, de nouveaux fonds étaient affectés à la construction ou à l'entretien des quais, bassins et magasins, Brest devenait le centre d'un département maritime qui s'étendait sur toutes les côtes, au nord et au sud, jusqu'en Aunis. Par ordre de Colbert, on relevait sur l'Océan le plan des villes, villages, hameaux, buissons, forêts, canaux, rades, anses et falaises exposés ou favorables à un débarquement de l'ennemi : Belle-Isle, Blavet, les îles de Hoedic et Houat y sont particulièrement marqués. Colbert avait encore la pensée d'établir à Brest un corps d'officiers mariniers, maîtres des matelots, pilotes hauturiers, maîtres canonniers, maîtres charpentiers, choisis parmi les plus habiles, pour en faire une réserve et une pépinière. Logés dans l'arsenal avec leurs familles, régulièrement payés, même quand ils ne servaient pas, ils seraient continuellement attachés au service du roi. Sa Majesté, disait-il[2], leur donnera toujours la conservation, garde et navigation de douze des premiers vaisseaux qui seront clans le port, ou qui seront armés, et elle prendra toujours de ce nombre les officiers nécessaires pour les vaisseaux qui seront mis en mer.

La guerre finie, Vauban et Seignelay obtinrent pour Brest les avantages définitifs qui constituent les grandes villes. Vauban visita Brest (1680), et étudia le système de fortifications qui convenait le mieux à la défense de la ville et de son port ; il en traça le plan que le roi approuva. L'année suivante (1681), Seignelay, envoyé par son père pour constater les résultats d'une activité de seize années, fit au roi une relation entraînante de ce que Brest avait déjà, et de ce qui lui manquait encore. Au lieu de cinquante habitants en 1665, six mille aujourd'hui, ouvriers, marchands et matelots ; la position maritime la mieux assise de tout le Ponant et la mieux assurée ; une demi-lieue de rivière changée en port ; cinquante gros vaisseaux de guerre à flot rangés de distance en distance dans ce port, où les montagnes les mettent à couvert de tous les vents ; les grands et larges quais à droite et à gauche ; la régularité des bâtiments construits dans toute cette étendue : Voilà, disait-il, ce qui rend ce lieu d'une magnificence à laquelle il n'y a rien de comparable en ce genre. Mais au revers de tant de succès ; les habitants mal logés, une chapelle qui contient à peine 300 personnes, pas de gens aisés qui donnent de la vie aux affaires particulières, pas d'administration municipale qui rassure les intérêts. Déjà, en 1670, l'intendant de Seuil avait signalé ces défauts, demandé la réunion de Brest avec Recouvrance, la concession de terrains pour bâtir des maisons, et représenté la nécessité de soustraire les habitants à l'autorité et à la justice toujours arbitraire du gouverneur. Le rapport de Seignelay eut plus d'efficacité que celui de l'intendant. Le roi décida (1681) la réunion de Recouvrance à Brest, la construction d'une église, la translation à Brest de la justice royale qui siégeait à Saint-Renan, et des foires et marchés du voisinage. Les habitants eurent le droit de se choisir parmi les notables un maire, deux échevins, un procureur-syndic et quatre conseillers ; le maire eut entrée avec voix délibérative aux États de la province. En même temps on commença les fortifications, on tenta' d'élever un fort sur la roche Mingan et sur la Coromandière, à l'entrée de la rade, pour fermer cette mer intérieure qui précède le port. Brest était désormais, comme la nomme l'histoire métallique, tutela classium Oceani[3].

Toulon fut redevable de sa meilleure fortune à un grand malheur. Un incendie considérable, en 1677, détruisit une partie des arsenaux ; la perte dépassa cent mille écus. Colbert ne manqua pas de faire exactement la part de l'intendant dans ce désastre ; l'incendie avait eu pour cause le mauvais état des chaudières rongées par le feu pendant un trop long usage, et l'intendant avait eu le tort de ne pas faire refondre ou changer les chaudières. Mais, sans s'arrêter à gronder, il se hâta de pourvoir à la réparation en appelant Vauban à son aide. Celui-ci proposa une nouvelle enceinte pour la ville, un nouveau port et le détournement de deux torrents, le Las et l'Eygoutier. Il comprenait bien lui-même que c'était beaucoup demander, mais il savait aussi à qui il avait affaire. Il écrivait à Colbert : Il ne faut pas que la grandeur de l'entreprise et la dépense de l'ouvrage vous rebutent, puisqu'il s'agit du plus beau port situé dans la meilleure rade. A l'égard de la dépense, je pourrais vous dire que c'est mettre de l'argent à intérêt et rien de plus. Colbert était trop fait à de telles pensées pour y contredire. Il approuva au nom du roi, Sa Majesté n'ayant rien vu de mieux pensé sur ce sujet, ni qui l'eût si fort satisfaite[4], Les échevins de Toulon, selon leur usage, ne furent pu aussi contents, Ils auraient bien voulu recueillir les profits calculés par Vauban sans contribuer aux charges. Colbert ne les marchanda pas il n'avait pas l'habitude de composer avec les égoïsmes locaux ; il leur signifia qu'il ferait saisir leurs octrois, et leur imposa ainsi une coopération dont ils devaient retirer les meilleurs intérêts. Les travaux s'exécutèrent vite, à l'exception du détournement des torrents. En peu de tempe Ventrée de la rade fut couverte par les deux forts de l'Aiguillette et de Saint-Louis ; un second port flet joint au premier, capable de contenir cent vaisseaux. On vit s'élever dans l'arsenal des magasins, des chantiers couverts, des h6pitaux, une salle d'armes, une salle è voiles et une immense corderie. On ne manqua pas de ranger le port et l'arsenal de Toulon parmi les titres de gloire de cette époque ; l'histoire métallique y consacrait une médaille dès 1680[5].

Ailleurs, d'autres ports secondaires ne préoccupaient pas moins Colbert en proportion de leur importance. Pendant toute la guerre de Hollande, il avait veillé sur le Havre, et envoyé de ce côté l'argent demandé par les travaux ordinaires et les précautions de la défense. Vers la fin des hostilités, il eut du côté de Dunkerque une grande satisfaction. Ce poste si cher à Vauban était plutôt jusque-là une citadelle, un rempart de la frontière, qu'une station maritime ; le port peu profond, barré par un banc de sable, ne permettait guère le passage qu'aux bateaux pêcheurs. Vauban fut chargé d'enlever cet obstacle. Après la prise d'Ypres (avril 1678), il courut à Dunkerque, commença des jetées et procéda au curement du port par des chasses d'eau qu'il dirigeait lui-même. Le succès fut immense ; le banc de sable fut coupé par un canal large de vingt-quatre toises et profond de sept pieds et demi. Quelques mois après, des vaisseaux de quarante canons franchissaient cette barre jusqu'alors à peine praticable aux chaloupes. Colbert et Seignelay ne comptèrent pas les félicitations à Vauban. Ils proclamaient qu'en donnant ce port de plus à la France, il avait autant accru la puissance du roi par mer qu'il l'avait fait sur terre par la conduite de tant de sièges et la construction de tant de forteresses. Et, en effet, de ce port si longtemps abandonné aux pêcheurs allaient sortir les premières galiotes à bombes préparées pour la ruine d'Alger, les escadres de Jean Bart, et ces nuées de corsaires, fléau du commerce anglais[6]. Cependant il manquait encore quelque chose à Colbert ; il n'était pas homme à dire jamais : C'est assez. Dans les mêmes lettres (mai et juin 1678), où il envoyait à Vauban l'expression de son enthousiasme, il l'invitait à visiter Calais, à voir s'il n'y aurait pas quelque chose à faire de ce côté comme à Dunkerque : Comme vous êtes informé que le roi n'a presque aucun port dans toute la Manche pour y recevoir des vaisseaux ; vous jugerez facilement l'avantage que vous procurerez à son service et à sa gloire de lui en donner quelques-uns[7]. On le trouve occupé de soins pareils pour la Méditerranée. Entre tous les objets qu'il propose à l'attention de Duquesne, il lui recommande de visiter Port-Vendres, et réclame un mémoire sur les travaux possibles dans ces parages (1680).

Dans l'administration, les essais précédemment tentés se convertissaient, après expérience, en institutions durables. L'école navale des canonniers fut organisée définitivement (1676) par un règlement officiel. On devait y appeler, de chaque port, le plus grand nombre possible de canonniers ; un prix d'une pistole était destiné au plus habile ; l'honneur d'être inscrit sur un registre spécial entretenait la bonne volonté et l'assiduité[8]. Les écoles d'hydrographie de Rochefort et de Toulon furent améliorées (1680) ; les leçons rendues plus fréquentes, et disposées de telle sorte que les moins avancés y pouvaient participer aussi bien que les plus instruits. Une nouvelle école fut instituée à Brest pour la théorie des constructions[9]. Les gardes de la marine furent organisées en compagnies de gentilshommes, comme les cadets dans l'armée de terre (1683). Les intendants tinrent à honneur d'y pourvoir par l'envoi de nombreux candidats[10].

La guerre aidait aux progrès de la discipline par l'autorité plus grande que ses besoins donnaient aux ordres supérieurs. Les services les plus éclatants ne dispensèrent personne de l'obéissance rigoureuse. Ici, au Havre, ce sont des officiers de marine coupables de voies de faits, coups de bâton ou séquestration arbitraire, sur des bourgeois (1677). Colbert les livre à la justice locale, l'intention du roi n'étant pas de souffrir de violences ni par les officiers de ses troupes ni par ceux de la marine. A Toulon, des officiers se sont comportés avec insolence dans l'église ; il veut connaître l'affaire dans tous ses détails, afin de punir chacun, en proportion de sa faute, par prison, interdiction ou cassation. A Toulon encore, l'intendant ne l'a pas averti de plusieurs duels entre officiers (1676) : il le rappelle au devoir par une menace sans précaution oratoire S'il vous arrive encore une fois de ne pas rendre compte de ces sortes de démêlés, le roi vous ôtera votre emploi. Mais voici un chef d'escadre, Château-Renault, qui refuse l'obéissance à un de ses anciens (1674) ; il apprend par une lettre de Colbert que le roi ne recevra jamais aucune raison de l'inférieur contre le supérieur. L'année suivante, il tardait à partir pour Terre-Neuve, où il anis la charge d'escorter des vaisseaux de commerce ; c'était une sorte de genre dent la noblesse de ne se prêter qu'a contrecœur à la protection des marchands. Il tenta en vain d'opposer des raisons ; il reçut signification de partir sous peine d'être arrêté à son bord. Quelques semaines après sa victoire sur Cornélius Evertren (voir ch. XXIV, § 3), à son retour à Brest ; il ne trouva, au lieu d'éloges, que des reproches mérités. Colbert lui mettait sous les yeux les dangers de son indulgence excessive pour ses subordonnés, le gaspillage des prises faites sur l'ennemi ; la saleté et le peu de soin des capitaines qui engendraient tant de maladies. Enfin, lui disait-il, Sa Majesté voit clairement que la discipline qu'elle a tant de soin d'établir n'est point observée sur l'escadre que vous commandez. Je suis bien sise de vous donner avis que cette exactitude à faire observer les ordres de Sa Majesté sur ce point, est une des principales parties qu'elle considère dans ceux qui ont l'honneur de commander.

Duquesne, même après Palerme, n'échappait pas à cette vigilance attentive à tout voir, également ferme à louer et à réprimander selon le mérite. Comme il avait été exalté pour ses grandes victoires, il fut aussi exactement malmené pour des hésitations qui peut-être en effet épargnèrent aux vaincus quelques-unes des conséquences de leur désastre ; Colbert n'entendait pas lui permettre d'opposer son propre sens aux ordres du roi. En outre Duquesne se plaignait d'être insuffisamment récompensé, mal payé ; il trouvait sans cesse à blâmer dans l'organisation de la marine, il était jaloux de Vivonne et vivait en mauvaise intelligence avec lui ; un jour il adressa à Seignelay une lettre violente où il offrait sa démission (mars 1677). Colbert jugea froidement cette chaleur mal digérée, comme il l'appelait. Il ne voulait ni donner raison à Duquesne, ni priver la France de sa capacité par une surprise ; il le soumit par le raisonnement. Il l'invita à réfléchir, lui promettant que le roi ne verrait pas cette lettre, parce que, s'il la voyait, il prendrait le mécontent au mot. Il lui compta tout l'argent qu'il avait reçu pour l'année passée et pour l'année présente, et lui fit honte de ne pas savoir attendre des gratifications et des honneurs qu'un avenir prochain lui réservait après de nouveaux services. Quant à l'organisation de la marine, il lui fit bien entendre que ses critiques ne seraient pas acceptées, parce qu'elles étaient injustes. Après tant d'efforts pour rétablir sa marine, après l'avoir mise en meilleur état que celle des puissances étrangères, le roi, et ceux qui avaient l'honneur de le servir, ne souffriraient pas qu'on leur imputât une si grande ignorance, et tant de fautes et omissions . Duquesne se tut, il n'avait plus rien à dire. Mais si Colbert n'hésitait pas à réprimer des boutades de caractère contraires à la discipline, il ne permettait pas à la critique injuste de méconnaître les talents du vainqueur de Ruyter. Il en prit mal à l'intendant de Toulon d'avoir, précisément en cette rencontre, censuré les avis et les sentiments de Duquesne sur des questions techniques : Soyez assuré, écrivit Colbert à cet imprudent[11], que, quand vous étudieriez encore vingt ans sous ledit sieur Duquesne, vous ne seriez pas si habile que vous croyez l'être, et que, excepté quelques petites difficultés qu'il a dans l'esprit, et qui ne sont pas considérables, vous ne pouvez rien faire de mieux et pour votre instruction et pour le service du roi, que de vous appliquer à bien entendre ce qu'il vous dit, et à le bien exécuter, parce que en faisant cela vous avancerez dans le chemin de la perfection. Et le ministre lui-même donnait l'exemple de consulter Duquesne : peu de temps après cette querelle, il lui demandait un travail sur la théorie des constructions, un projet de règlement pour les manœuvres des vaisseaux, pour les fonctions des officiers sur les vaisseaux et dans les ports[12]. Rien assurément ne fait plus d'honneur à Colbert que cette impassibilité lucide, dégagée de toute influence ou de toute rancune, tenant l'équilibre exact entre le bien et le mal, et distribuant l'éloge ou le blâme à chacun selon ses qualités ou ses défauts.

Les galères sont le seul point qui assombrisse cette histoire de la marine française. Nous avons déjà regretté ce triste système qui, subordonnant la dignité de l'homme au service de la manœuvre, condamnait à la rame et à toutes les misères de ce métier, non-seulement les criminels convaincus, mais les auteurs de simples délits, les vagabonds, quelquefois les mendiants, et rétablissait dans la société française les cruautés de l'esclavage antique. La nécessité d'avoir toujours un personnel suffisant de rameurs empêcha ces rigueurs de s'adoucir. En 1676, une ordonnance du roi, bienveillante en apparence, changeait la peine de mort en celle des galères perpétuelles pour les marins déserteurs[13] ; c'est toujours le calcul qui consistait à abaisser la peine des condamnés pour renforcer le nombre des galériens. L'achat d'esclaves Tures, pratiqué dès les premières luttes contre les Barbaresques, fut encouragé jusqu'à devenir une des fonctions des consuls français dans le Levant. On vit un consul à Candie (1679) offrir par an soixante esclaves turcs, dont dix en pur don, pourvu qu'on lui accordât en retour à perpétuité la commission de son consulat, et il l'obtint. On alla chercher des nègres au cap Vert ; les soins dont ils sont l'objet de la part de Colbert font peine par le calcul avoué qui les inspire : Il faut, dit-il, les ménager les premières années qu'ils sont en France, afin qu'ils aient le temps de se fortifier et de s'accoutumer au travail ; ce sera un moyen certain d'avoir la chiourme nécessaire pour mettre en mer trente galères, et même parvenir à l'augmentation de ce corps par quelques galéasses[14]. Par une iniquité encore plus odieuse, on prolongeait la peine des condamnés sans autre raison que le besoin de ne pas diminuer l'effectif. Henri IV en avait donné l'exemple ; sous l'autorité de son nom on usait largement de cet expédient meurtrier. On trouve, en 1674, des hommes condamnés pour deux, cinq ou dix ans de 1652 à 1860, qui sont encore dans la chiourme quinze ou vingt ans après l'expiration de leur peine[15]. La chiourme comptait en 1678 quatre mille sept cent dix forçats. Si ce chiffre était avantageux au service des galères, il n'est pas besoin de dire qu'il n'a rien d'honorable aux recruteurs.

On se sent plus à l'aise à considérer l'état de la marine française dans son ensemble, à cette époque où toutes les gloires du dedans et du dehors semblaient se réunir sur la tête de Louis XIV. On sait que Colbert a laissé à la France deux cent soixante-dix vaisseaux et bâtiments de tout rang et trente galères. On a célébré à satiété cette levée de soixante mille marins (1680), divisés en trois classes, vingt mille pour la guerre, vingt mille pour le commerce, vingt mille en réserve[16]. Ces forces étaient subordonnées à un amiral. Ce titre aboli par Richelieu avait été rétabli après la mort de Beaufort, comme le seul digne des forces considérables que le roi pouvait maintenant mettre en mer. Toutefois, en rétablissant la dignité et les profits pécuniaires pour son fils naturel le comte de Vermandois, Louis XIV s'en était réservé la puissance en gardant pour lui seul le choix et la provision de tous les officiers de marine[17]. Au-dessous de l'amiral, deux vice-amiraux, l'un pour le Ponant, l'autre pour le Levant. Venaient ensuite trois lieutenants généraux de marine parmi lesquels figurait Duquesne depuis 1667, et six chefs d'escadre. C'était à peu près, sauf la différence des noms, la hiérarchie des officiers généraux de marine qui existe encore aujourd'hui. Une véritable armée navale existait enfin, qui pouvait entrer en comparaison avec l'armée de terre.

Colbert l'entendait bien ainsi, et il était impatient de le faire reconnaître au roi. Nous l'avons vu, préoccupé de ce qui lui semblait indifférence chez le maître, s'efforcer, mais en vain, de l'amener dans les arsenaux, et de lui mettre sous les yeux et dans les mains la preuve de tant d'œuvres accomplies pour sa gloire et sa puissance. Il n'avait pas encore reçu d'approbation ni de remercîment, il était sensible à ce silence ; dès que la paix parut certaine, il s'ingénia à provoquer ce qu'il avait tant attendu. Il annonça aux intendants de Toulon et de Brest une visite prochaine du roi (1678) ; il les invita à tout préparer pour lui montrer la grandeur et la beauté de sa marine, pour le satisfaire et le surprendre. Bien garnir les magasins, bien disposer les canons au nombre de trois mille, tenir les vaisseaux propres et bien rangés, mais surtout monter en sa présence, en trois ou quatre jours, un vaisseau de trente canons : telle était la recette indiquée à l'intendant de Toulon. Le fond de la pensée se découvre encore mieux dans les lettres à l'intendant de Brest. Le roi n'ayant encore vu aucun de ses vaisseaux armé, il importait de lui donner au Havre ou sur les côtes de Bretagne, par un petit échantillon, une bonne opinion de ses armées navales. Cet échantillon serait un vaisseau neuf, doré en quelques endroits, avec une sculpture plus belle qu'à l'ordinaire, les chambres bien peintes, l'intérieur bien distribué, les escaliers faciles. On choisirait pour équipage les matelots de la plus belle taille, revêtus de camisoles de drap rouge avec boutons de cuivre, de pantalons bleus, de bas rouges, d'écharpes blanches ; les officiers mariniers porteraient des justaucorps bleus avec galons d'argent, chausses et bas rouges, écharpes de taffetas blanc avec franges d'or faux, chapeaux bordés à plumes blanches. La taille et l'habillement des soldats, ajoutait le ministre, sont encore plus importants, puisque c'est principalement sur ce point que tombera la comparaison de tout ce que le roi voit tous les jours dans son régiment des gardes, composé des plus grands hommes et des mieux faits qui se puissent trouver.

Que signifie cette préoccupation des troupes de terre, et cette recherche minutieuse d'un luxe inaccoutumé ? Car Colbert était l'ennemi des sculptures et autres ornements qui surchargeaient les vaisseaux et augmentaient la dépense sans profit. Évidemment il a besoin de se garantir de tout reproche d'infériorité vis-à-vis de Louvois. Il sait qu'il faut attirer des yeux qui ne sont pas très-empressée de voir, que le roi, malgré sa prétention de tout connaître à fond, est sensible aux apparences, et il espère le surprendre et le convaincre par des oripeaux et le brillant d'une exposition factice. Aussi bien il l'avoue sans trop de peine par ces derniers mots à l'intendant : Vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir que de penser de votre côté à tout ce qui peut contribuer au dessein que j'ai de faire voir au roi quelque chose d'extraordinaire.

Louis XIV n'alla ni à Toulon, ni à Brest, ni même au Havre. Mais l'éloge mérité vint d'ailleurs et de lui-même, comme tout résultat légitime se produit for. cément à son heure. En 1680, le roi visitait Dunkerque, où Vauban exécutait à la fois les travaux du port et ceux des fortifications. Il y trouva, outre des pierres et des ouvriers, des vaisseaux et des exercices nautiques. Il en fut d'autant plus frappé qu'il n'avait personne à ses oreilles pour lui insinuer l'admiration, et après plusieurs jours d'examen il écrivit à Colbert : J'ai voulu attendre que j'eusse tout vu devant que de vous écrire. J'entendrai mieux présentement les lettres de marine que je ne faisais ; car j'ai vu le vaisseau de butes manières, et faire toutes ses manœuvres tant pour le combat que pour faire route. Je n'ai jamais vu d'hommes si bien faits que le sont les soldats et les matelots, SI je vois jamais beaucoup de mes vaisseaux ensemble, ils me feront grand plaisir. Les travaux de la marine sont surprenants, et je n'imaginais pas les choses comme elles sont ; enfin je suis très-satisfait. Mon voyage me coûtera quelque chose, mais mon argent sera bien employé[18]. Quand Colbert eût dicté lui-même cette lettre, il n'aurait pas pu se donner une plus complète satisfaction. Chacune de phrases du roi répandait mot à mot, et sans le savoir, à un des désirs du ministre. Le roi était surpris, satisfait. Il avait vu dans la réalité, sans appareil grossissant, tout ce que Colbert tenait à lui faire voir, jusqu'à la beauté des 'tommes ; Il réparait son ignorance ou son indifférence antérieure en se déclarent converti par conviction. Si Louis XIV se complaisait à compter la marine pour un des éléments de cette grandeur dont il était alors si fier, le véritable fondateur de l'institution avait encore plus le droit de savourer sans orgueil ce prix d'une persévérance de vingt années.

L'Ordonnance de la marine peut être considérée comme le couronnement de l'édifice (1681). Ce monument de législation, élaboré depuis douze ans par Colbert, était destiné à consacrer par le droit ce que les expériences des officiers et des marchands avaient reconnu pour bon et utile, à suppléer à tout ce que les ordonnances antérieures et le droit romain ne contenaient pas relativement aux intérêts maritimes. L'Ordonnance de marine se présente, avec le langage habituel du règne, comme un nouveau bienfait, une nouvelle preuve de la sollicitude du prince pour ses sujets. Le glorieux pacificateur de Nimègue veut achever le bonheur de ses peuples en leur assurant l'abondance par la facilité et l'augmentation du commerce, affermir le commerce par de bonnes lois, comme il l'a rendu libre et commode par la bonté des ports et par la force des armes[19].

Le premier livre constitue, en diverses villes maritimes, les tribunaux d'amirauté, justice à la fois commerciale et criminelle, pour connaître, exclusivement en première instance[20], des affaires concernant la construction, armement et vente des vaisseaux, engagements des matelots, contrats maritimes, prises et naufrages, dégradation des quais, jetées et palissades, service du guet de mer, désertion des équipages, crimes et délits commis sur la mer, ports, havres et rivages. En pays étranger, les consuls français, assistés des marchands, capitaines et patrons français présents sur les lieux, jugeront souverainement les affaires les moins graves, et renverront les autres au port d'amirauté le plus prochain. La formation et la discipline des équipages font l'objet du second livre. Le matelot engagé ne peut quitter le service avant l'accomplissement du voyage, le matelot désobéissant peut être. frappé de peines corporelles par le capitaine ; celui qui aura fait couler les breuvages, perdre le pain, fait faire eau au navire, ou excité une sédition, sera puni de mort.

Au troisième livre sont réglées les obligations du marchand qui fait transporter sa marchandise et du propriétaire de vaisseau qui s'en charge, les contrats à grosse aventure, les assurances contre les sinistres maritimes et sur la liberté des passagers, la répartition des avaries entre les intéressés, le partage des prises sur l'ennemi ou sur les pirates, la voie à suivre pour obtenir la restitution des objets ravis par une prise ennemie. Au quatrième, la police des ports et des côtes ; interdiction à l'égoïsme paresseux de dégrader la propriété publique pour des commodités personnelles, et d'encombrer les ports en y déchargeant les immondices ; prescriptions pour la sûreté des travailleurs contre leur propre imprévoyance ; ordre de n'allumer les feux nécessaires pour le radoub et le goudronnage qu'à cent pieds de distance des autres bâtiments ; ordre de tenir des poinçons d'eau sur les vaisseaux en réparation pendant le chauffage des soutes dans tous les ports où il y a flux et reflux ; sûreté des côtes par le guet de mer auquel sont assujettis, à tour de rôle, les habitants du littoral organisés par capitaineries ; sûreté aux naufragés par abolition complète du droit d'aubaine et par l'organisation de secours aux vaisseaux en péril. Enfin, au cinquième livre, réglementation de la pêche lointaine, harengs et morues à Terre-Neuve, et de la pêche dans le voisinage de la France ; liberté de la pêche tant en pleine mer que suries côtes, - avec défense aux seigneurs de s'attribuer aucune étendue des côtes pour y pécher à l'exclusion des autres ; défense aux gouverneurs, officiers, soldats des îles, forts, villes et châteaux situés sur le bord de la mer, d'apporter aucun obstacle à la pêche dans le voisinage de leurs places. Il n'y a d'exception que pour les poissons royaux, dauphins, esturgeons, saumons et truites. Échoués au bord de la mer, ces poissons appartiennent au roi ; on assure seulement un salaire à ceux qui les auront trouvés et mis en sûreté ; mais, pris en pleine mer, ils appartiennent au pêcheur.

On reconnaît Colbert, dans l'Ordonnance de marine, à quelques-unes de ses pensées favorites pour le développement du commerce et l'extinction du paupérisme. Ainsi, au second livre, les gentilshommes sont de nouveau invités au métier d'armateur par la répétition de l'assurance que ce genre de commerce ne déroge pas à la noblesse. Ainsi, les capitaines de navires, les charpentiers, sont tenus de prendre pour mousses ou pour apprentis des enfants entretenus dans les hôpitaux, et les directeurs d'hôpitaux de fournir à ces enfants les outils et les vêtements nécessaires. Mais ce qui honore encore plus Colbert et le roi, t'est la vigueur des mesures prises contre cet odieux droit d'aubaine, lui entretenait dans certaines contrées maritimes les mœurs de la sauvagerie, et les avivait par des industries criminelles. On aime à lire des dispositions telles que celles-ci[21] : Nous mettons sous notre protection et sauvegarde les vaisseaux, leur équipage et chargement, qui auront été jetés par la tempête sur les côtes de notre royaume... Ordre à nos sujets de faire tout devoir pour secourir les personnes qu'ils verront dans le danger de naufrage ; peine de mort sans aucune grâce à ceux qui auront attenté à leurs vie et biens... Les seigneurs et habitants des paroisses voisines de la mer sont tenus d'avertir l'amirauté, et, en attendant l'arrivée des officiers, de travailler au sauvetage et d'empêcher le pillage... On recueillera les corps des noyés : les curés doivent les inhumer dans le cimetière de leur paroisse, sous peine de saisie de leur temporel... Peine de mort pour les seigneurs des fiefs voisins de la mer, et tous autres, qui auront forcé les pilotes de faire échouer les vaisseaux aux côtes qui joignent leurs terres pour en profiter. Peine de mort à ceux qui allumeront des feux trompeurs sur les grèves de la mer et lieux périlleux pour y attirer et faire perdre les navires : leurs corps seront attachés à un mât planté au lieu où ils auront fait les feux. Quelque inflexibles que paraissent ces pénalités, l'inflexibilité n'est ici que la garantie d'une justice nécessaire, et un progrès de la civilisation. Remarquons que chacune des œuvres législatives de cette époque se distingue par la proclamation de quelques principes d'humanité. C'est ainsi que nous avons loué plus haut, dans l'Ordonnance civile, la suppression de la contrainte par corps et de la saisie des bestiaux, et, dans l'Ordonnance des eaux et forêts, l'abolition de la peine de mort en matière de chasse.

Le tour des colonies ne pouvait tarder beaucoup à venir. Leur accroissement ou leur consolidation pendant la guerre les recommandait à l'attention d'un ministre si actif à développer leur prospérité.

Aux Indes-Orientales, le point le plus menacé, le plus éloigné des secours de la métropole, il s'était rencontré des hommes déterminés à tenir contre les échecs, et à recommencer jusqu'au succès définitif. La puissance des Hollandais était incontestablement supérieure dans ces parages. Les Français, dès 1672, avaient dû évacuer leur établissement de Ceylan ; peu d'hommes, pas assez de bons officiers, telles étaient les excuses que Louis XIV acceptait de bonne grâce pour cette défaite[22]. Mais presque aussitôt le commandant Delahaye, se reportant sur le continent, avait occupé Saint-Thomé (Méliapour), à deux lieues de Madras. Encouragé par Louis XIV et par Colbert, fortifié de quelques secours en hommes et en argent, il garda ce poste pendant trois ans, se consolidant avant de songer à s'agrandir, et s'appuyant sur l'alliance du roi de Golconde et de quelques princes voisins[23]. Une victoire des Hollandais, en 1675, ruina cet établissement sans décourager les fondateurs. Martin recueillit les débris du désastre, et prépara la création de Pondichéry. Après la paix (1680), l'acquisition de Pondichéry, approuvée par le roi, fut la base d'un empire colonial qui précéda aux Indes celui des Anglais, et qui devait, dans le siècle suivant, exciter toute leur jalousie.

Aux îles d'Amérique, la résistance à Ruyter lui-même et les victoires du vice-amiral d'Estrées avaient glorieusement couvert les établissements français. L'interdiction de tout commerce avec les îles et pays occupés par une puissance étrangère avait accru l'activité des colons en les forçant à se suffire à eux-mêmes, et le zèle du commerce français, en lui réservant sans concurrence les marchés des colonies. La surabondance des sucres et les conseils de Colbert leur avaient encore appris à varier leurs travaux, à tenter la culture du lin, du chanvre, du poivre, des autres épiceries et même l'éducation du ver à soie. Il veillait en même temps à l'accroissement de leur population en leur envoyant des renforts. On le voit expédier aux îles des femmes tirées de l'hôpital général, et qu'il recommande de choisir de bonne vie et mœurs, et de bien soigner pendant la traversée[24].

Le Canada était évidemment l'objet de la prédilection de Colbert. Il y poursuivait des progrès rapides ; il s'impatientait de leur lenteur. Une population française de 6,705 personnes en 1674, de 7.832 en 1676, de 8.515 en 1677, lui paraissait un résultat dérisoire ; ce n'est qu'en 1681 que le nombre des Français dépassa dix mille. Il ne dédaigna aucune des inventions capables de multiplier les habitants. Pour mêler les races et les confondre en un seul peuple dévoué aux mêmes intérêts, il invita les Jésuites, les Récollets, les Pères du séminaire de Montréal, à prendre chez eux de jeunes sauvages, à les instruire de la foi, à les rendre sociables avec les Français ; il envoya aux Ursulines de Québec une somme de mille livres pour commencer cette œuvre sur les jeunes sauvagesses (1674). Il substituait volontiers de nouveaux règlements aux anciens, quand l'innovation pouvait retenir ou attirer les colons par un surcroît d'avantages. C'est ainsi qu'il autorisa l'intendant à ne pas s'en tenir, dans l'administration de la justice, aux coutumes de la prévôté de Paris primitivement imposées, mais à introduire les changements que rendraient nécessaires les mœurs, les usages, les biens des habitants (1675). Dans une pensée également protectrice, le rai retira à la Compagnie des Indes-Occidentales la seigneurie et propriété du Canada, pour veiller luire directement sur la fortune de ses sujets (1676). Le commerce maritime avec les Antilles fat excité per la construction de vaisseaux au ; frais du roi, et la perspective des denrées diverses que les colons du Canada pourraient porter aux îles. 1,4e intérêts des particuliers furent garantis par la. dé. -feue expresse au gouverneur et à l'intendant d'exercer aucun commerce par eux-mêmes ou par leurs domestiques. Il est impossible, écrivait Colbert au comte de Frontenac[25], que les habitants puissent être persuadés que vous garderez l'égalité de justice et de protection que vous devez, tant qu'ils verront quelques personnes qui auront des accès particuliers auprès de vous, qui se mêleront de commerce.

Il avait eu d'abord pour système de ne pas trop étendre le territoire et de ne pas remonter trop haut le Saint-Laurent. Il lui semblait plus avantageux de resserrer les habitants en villes et villages plus faciles à défendre. Cependant le gouverneur Frontenac s'étant avancé jusqu'aux grands lacs, et ayant bâti un fort au point où le Saint-Laurent sort de l'Ontario (1674), le roi approuva cet accroissement. L'année précédente, sur la foi des sauvages qui avaient révélé aux Français l'existence et la direction du Mississipi, deux explorateurs intrépides, le P. Marquette, jésuite missionnaire, et Joliet, bourgeois de Québec[26], s'étaient risqués à en faire la recherche. Après avoir remonté les lacs jusqu'au Michigan, ils avaient atteint le Wisconsin, affluent du Mississipi, puis portés dans ce fleuve ils l'avaient descendu jusqu'à sa jonction avec le Missouri. Là ils avaient fait la connaissance des Illinois qui se montrèrent bienveillants pour les Français par haine commune pour les Iroquois[27]. C'est ainsi que la France a découvert par le Canada le bassin du Mississipi. Quelques années après, Cavelier de la Salle, qui s'occupait de trouver à l'Ouest du Canada un passage vers la Chine et le Japon, se laissa entraîner, par le récit de Joliet, à parcourir le même pays. Il vint en France pour s'y faire autoriser par Louis XIV (1678). A son retour au Canada avec trente compagnons intrépides, il parcourut les lacs Ontario et Erié, la rivière Saint-Joseph, affluent du Michigan, et entré dans le Mississipi (1680), il le remonta jusqu'à ce qu'il fût fait prisonnier par les Indiens Sioux. Mais délivré par des Français venus du Canada, il redescendit le fleuve d'abord jusqu'au pays des Arkansas (1682), puis il poussa jusqu'au golfe du Mexique, et partout prit solennellement possession de ces vastes contrées au nom du roi de France[28]. L'audace de quelques particuliers ouvrait au grand roi, au dominateur de l'Europe, le plus vaste et le plus riche domaine du nouveau monde encore inexploré par les Européens.

C'est à peu près en ce moment que Louis XIV, pour régler l'administration de ses colonies, publia le Code colonial, vulgairement appelé le Code noir. Quoique Colbert n'en ait pas vu la promulgation, puisqu'elle n'eut lieu qu'en 1685, cette législation, préparée par lui, appartient comme complément à ses œuvres, et doit trouver place à la suite de l'Ordonnance de la marine.

Le roi, dans le préambule, se glorifie de n'oublier aucun de ses sujets, pas même ceux qui habitent des climats infiniment éloignés de son séjour ordinaire, et de leur être toujours présent, non-seulement par l'étendue de sa puissance, mais encore par la promptitude de son application à les secourir dans leurs besoins. Cependant il s'occupe beaucoup moins des colons que des esclaves, et semble s'attacher principalement à adoucir le sort de ceux-ci. Ce qui regarde surtout les maîtres, c'est d'abord l'expulsion des Juifs hors des colonies (art. 1er) ; le roi ne veut pas laisser le commerce de ses sujets exposé à la concurrence de tels rivaux. C'est encore, en faveur des maîtres, la reconnaissance de leur droit de propriété sur leurs esclaves, les pénalités infligées aux révoltes ; ainsi l'esclave qui aura frappé son maître ou la femme de son maître, avec contusion et effusion de sang, sera puni de mort (art. 30). Mais l'ensemble du Code noir paraît conçu dans le dessein de rendre aux esclaves la qualité d'hommes, et de leur assurer un traitement conforme à cette dignité.

Sans cloute, par la force de l'habitude, l'esclave est déclaré meuble, il ne peut rien avoir qui ne soit à son maître, ni être pourvu d'offices ou de commissions qui constituent une fonction publique, ni être partie ni citer en jugement en matière civile, ni être partie civile en matière criminelle. Mais il doit être chrétien ; tous les esclaves doivent être baptisés et instruits clans la religion catholique ; tout nègre nouvellement acheté doit être déclaré à l'intendant, qui lui assurera le baptême. A ce titre, il est défendu de le faire travailler, le dimanche et les jours de fêtes, à la culture des terres et à la manufacture des sucres. S'il est permis de l'enchaîner, de le battre de verges et de cordes pour des fautes graves, il est défendu de lui donner la torture, de lui infliger aucune mutilation de membre, de le tuer : tout maître ou commandeur qui aura tué un esclave sera poursuivi criminellement par les officiers publies. Le maitre doit à l'esclave pour sa nourriture une quantité suffisante de farine, de viande ou de poisson, sans pouvoir se décharger de cette prestation par une ration d'eau-de-vie ou la permission de travailler au dehors[29]. Le maître doit à l'esclave deux habits par an, à l'esclave infirme par vieillesse ou maladie la nourriture et l'entretien, soit chez lui, soit à l'hôpital à ses frais. Tout esclave non nourri, non vêtu et entretenu par son maître, a le droit de porter plainte au procureur du roi ; le procureur du roi doit poursuivre sur cette plainte ; il peut aussi poursuivre d'office. Le maître enfin doit à l'esclave mort la sépulture en terre sainte. Les droits naturels de la famille sont rendus à l'esclave. Il peut se marier ; le maître n'a pas le droit de le contraindre à se marier contre son gré. Il ne sera pas séparé de sa famille. Les ventes ou saisies d'esclaves ne peuvent séparer le mari, la femme et les enfants impubères, s'ils sont sous la puissance du même maître : de telles saisies sont nulles de fait.

Si l'on compare ces dispositions aux usages d'autres peuples chez qui les esclaves étaient rangés parmi les êtres sans raison, si, par les prohibitions même édictées ici, on juge des excès où les maîtres se portaient impunément jusque-là, il est juste de reconnaître dans le Code noir un adoucissement considérable et un progrès français dans le sens de l'humanité. On le sent encore mieux aux articles qui règlent l'affranchissement. Le maître peut affranchir à l'âge de vingt ans ; l'esclave déclaré par son maitre légataire universel, ou exécuteur testamentaire, ou tuteur de ses enfants, est tenu et réputé affranchi. L'affranchissement fait dans nos îles tient lieu de naissance dans nos îles, et les esclaves affranchis n'ont pas besoin de lettres de naturalité (art. 57). Octroyons aux affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités qu'aux personnes nées libres ; voulons que le mérite d'une liberté acquise produise en eux les mêmes effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets (art. 59). Évidemment le législateur se complaît dans cette pensée d'affranchissement. Il n'impose pas de formalités difficiles, il ne chicane pas sur les conséquences du bienfait ; sensible aux avantages de la liberté, il applaudit au bonheur de ceux à qui il la restitue. Plus libéral assurément que les modernes négrophiles d'Amérique, il n'hésite pas à accorder la nationalité française, malgré la différence de couleur et d'origine, au nègre, à l'étranger affranchi.

A ces titres, le Code noir n'était pas indigne de terminer la série des travaux législatifs du règne de Louis XIV.

 

 

 



[1] Thomas, ancien commissaire de la marine : Mémoires relatifs à Rochefort.

[2] Colbert à de Seuil, intendant de la marine à Brest, septembre 1678.

[3] Levot, Histoire du port et de la ville de Brest. Dauvin, Essais topographiques et historiques sur la ville et le château de Brest.

[4] Colbert à Arnoul, 28 juin 1679.

[5] Cette médaille : Tolonii portus et navale, donne avec une précision remarquable la réduction de la nouvelle enceinte et du nouveau port de Toulon.

[6] Allent, Histoire du corps du génie, tome Ier.

[7] Lettres de Colbert, collection Clément : Marine.

[8] Lettres de Colbert, 1676, 13 août.

[9] Levot, Histoire de Brest.

[10] Mémoires de Foucault, 1683 : M. de Seignelay m'a mandé que l'intention du roi était d'établir dans la marine des compagnies de jeunes gentilshommes, et m'a chargé d'en chercher, âgés au moins de seize ans. — 9 août : envoyé à M. de Seignelay vingt-quatre jeunes gentilshommes pour servir en qualité de gardes dans la marine. — 15 septembre : envoyé à M. de Seignelay cent quarante-trois jeunes gentilshommes pour gardes de la marine.

[11] Lettres de Colbert, avril 1677.

[12] Lettres de Colbert, 1679, 1680.

[13] Isambert, Anciennes Lois françaises, XIX.

[14] Colbert à Brodart, intendant des galères, 1679, 1680.

[15] Pierre Clément : Introduction du troisième volume de la collection.

[16] Dauvin, Histoire de Brest. Histoire métallique : 1680, LX millia nautarum bello et commercio conscripta.

[17] Isambert, Anciennes Lois françaises, XVIII.

[18] Œuvres de Louis XIV, tome V.

[19] Préambule de l'Ordonnance de marine.

[20] Les parlements ne peuvent connaître de ces différends en première instance ; les autres juges, même les présidiaux, ne peuvent jamais en prendre connaissance.

[21] Texte de l'Ordonnance, livre IV.

[22] Louis XIV à Delahaye, 31 août 1673.

[23] Lettre de Louis XIV, qui promet d'envoyer tous les ans, en deux temps différents, deux vaisseaux avec cent bons hommes sur chacun, agrès, armes, munitions et même quelque argent.

En septembre 1674, Louis XIV demande à Delahaye des nouvelles de son établissement, lui envoie cent trente bons hommes commandés par de bons officiers, et 60.000 livres d'argent. Il lui compte tout ce qu'il a dû recevoir par différents envois : 100.000 livres par le vaisseau le Rubis, 200.000 par l'Orient, 100.000 par le Breton. (Voir collection Clément.)

[24] Lettres de Seignelay à La Reynie, 1682, 1685. Depping, Correspondance administrative.

[25] Lettres de Colbert, de 1673 à 1679, au comte de Frontenac et à l'intendant Duchesneau.

[26] Les noms de Marquette et de Joliet se retrouvent encore aujourd'hui dans ceux de deux localités de l'Amérique du Nord : Marquette sur le bord méridional du lac Supérieur ; Joliet, à quelque distance du lac Michigan, au midi de Chicago.

[27] P. Charlevoix, Histoire de la Nouvelle France, tome I.

[28] Charlevoix, Histoire de la Nouvelle France.

[29] Article 22. Les martres doivent fournir aux esclaves, à partir de l'âge de dix ans, par semaine, pour la nourriture, deux pots et demi de farine de manioc, ou trois cassaves pesant chacune deux livres et demie au moins, avec deux livres de bœuf salé ou trois livres de poisson. La moitié depuis le sevrage jusqu'à l'âge de dix ans. — Article 23. Défense de leur donner de l'eau-de-vie de canne pour tenir lieu de cette subsistance. — Article 24. Défense de se décharger de la nourriture de leurs esclaves en leur permettant de travailler certains jours de la semaine pour leur compte particulier.