HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

DEUXIÈME PARTIE. — L'ÉPOQUE DE PUISSANCE ET DE GLOIRE SOUS COLBERT ET LOUVOIS (suite)

 

CHAPITRE XXIII. — La guerre de Hollande changée en coalition européenne contre la France. Victoires et conquêtes des Français en 1674. Leur supériorité compromise en 1675.

 

 

I. — Résistance de Louis XIV à la coalition. - Conquête de la Franche-Comté. - Expédition de Turenne contre les Impériaux en Allemagne. - Bataille de Senef. - Expédition de Sicile. - Délivrance de l'Alsace par Turenne.

 

Louis XIV envisagea la nouvelle situation avec calme et justesse. Ce n'était plus la guerre de Hollande, manquée pour lui, c'était une réaction européenne où les Hollandais ne seraient à l'avenir que les auxiliaires des ennemis de la France. Mais la fortune, en apparence contraire, entrait dans ses vues ; en le débarrassant d'une entreprise accessoire, elle lui permettait de poursuivre ouvertement son principal dessein. Il n'avait attaqué la Hollande que pour cacher et favoriser ses intentions contre l'Espagne ; il avait dû continuellement protester de son respect pour les traités en travaillant à les violer ; il avait Même suspendu les hostilités contre les Hollandais pour ne pas mêler l'Espagne ni l'Empereur dans .cette querelle. Maintenant que ces deux puissances s'étaient déclarées les premières contre lui, il n'avait plus de ménagements à garder vis-à-vis des provocateurs ; il était dans son droit de les combattre directement. Je songeai, dit-il[1], à faire sur l'Espagne des conquêtes plus avantageuses que celles que j'avais jusque-là obtenues, et à m'élever au-dessus de tout ce que j'avais fait de beau dans le passé. Il rentrait ainsi dans la politique de ses prédécesseurs et dans la sienne relativement à la succession espagnole.

Il est vrai que ses ennemis avaient, de leur côté, l'intention de déchirer les anciens traités, même celui de Westphalie, de lui reprendre ses conquêtes antérieures, l'Alsace, la Lorraine et les villes de Flandre abandonnées par la paix d'Aix-la-Chapelle. Mais il appréciait à sa juste valeur la force de la coalition. Jamais la glu n'a pris de grands oiseaux, disait le proverbe espagnol[2], pour signifier que jamais alliance n'a produit de grandes conquêtes. La faiblesse des alliés était dans la diversité et l'opposition de leurs intérêts. Les Hollandais n'avaient en vue que leur délivrance complète et l'affranchissement. de leur commerce ; une fois satisfaits sur ces deux points, ils redeviendraient insensibles aux intérêts généraux ; tout au plus songeraient-ils encore à défendre la Flandre, par calcul personnel, comme une barrière contre les Français. L'Espagne, épuisée de plus en plus d'hommes et d'argent, ne pouvait opposer par elle-même qu'une défense insuffisante ; laissant aux autres le poids le plus lourd de la dépense et des efforts pour sa conservation, elle les aurait bientôt lassés de ses exigences égoïstes et onéreuses. Les Impériaux n'avaient qu'une volonté bien arrêtée, de reprendre la Lorraine et l'Alsace. D'ailleurs ils ne se souciaient pas plus de la conservation des Pays-Bas que les Hollandais de la sûreté de la Hongrie[3]. Même dans l'exécution de leur plan favori, leur adversaire pouvait beaucoup attendre de la lenteur de leurs mouvements, de l'incertitude de leurs conseils, de leur défaut de persévérance. Il n'était pas non plus impossible de les troubler chez eux par des soulèvements intérieurs ou des menaces de leurs voisins. Par toutes ces considérations, Louis XIV n'hésita pas à faire tète sur tous les points à cette multitude d'ennemis. C'est peut-être le plus grand trait de son règne : il va se défendre glorieusement contre toute l'Europe et lui dicter à la fin la loi du vainqueur ; ce sera aussi son titre le plus puissant à l'admiration de ses contemporains.

Assurément les armes n'en auront pas seules tout l'honneur. Le roi guerrier était doublé d'un négociateur trop retors pour que la diplomatie n'eût pas à revendiquer une bonne part dans le succès. Tout ce que l'adresse vigilante, féconde, peu scrupuleuse, peut ajouter obscurément à la force éclatante des sièges et des batailles, il l'emploiera avec autant de bonheur que de persistance. Pour empêcher la coalition de s'accroître par de nouvelles adhésions, il pourvoit sans relâche à la neutralité du roi d'Angleterre ; son argent, habilement servi chaque année, tient Charles II en opposition permanente avec les réclamations annuelles du parlement, enlève aux flottes ennemies l'assistance des vaisseaux anglais, et épargne à la marine française une lutte inégale contre des adversaires trop nombreux. Pour triompher par la division, il circonvient les Hollandais, et même le prince d'Orange, d'avances si avantageuses et si persévérantes, que ce peuple commerçant, en dépit de son chef, se laissera gagner à la cause de la paix, et que la ruine de la ligue commencera par la défection des Provinces-Unies. Enfin, pour éloigner les belligérants de ses frontières, il ranimera les mécontentements des Hongrois contre l'Autriche, et réconciliera les Turcs avec les Polonais, afin que la Pologne ait le loisir de soutenir les Hongrois, et que les Turcs, cessant de combattre l'allié de la France, soient libres de se tourner contre son ennemi[4].

Les préparatifs militaires et les négociations avaient commencé aussitôt que le danger avait paru prendre une consistance sérieuse. En janvier 1674, Colbert prévoyait que, l'Angleterre se retirant de l'alliance française, ses vaisseaux ne serviraient plus à contenir les agressions de la Hollande ; il ordonnait des travaux et des mesures capables de protéger les ports encore imparfaits et les côtes les plus exposées aux insultes. Rochefort, la Charente et les îles qui la protègent à son embouchure, furent le premier objet de son attention. Il ne reculait pas devant l'emploi des corvées, sans égard pour les raisonnements des syndics et des habitants ; par compensation il ne faisait pas difficulté de prendre à la charge du roi les rations de pain et de vin nécessaires aux ouvriers ainsi contraints[5]. Ses soins s'étendirent bientôt sur Belle-Ile, en face de la Bretagne, sur Bayonne, la ville la plus importante de la Guienne[6]. Il avertissait en même temps les colonies d'avoir à se défendre elles-mêmes, le roi ne pouvant plus entretenir que soixante-dix vaisseaux et vingt-quatre galères, ce qui, pour le moment, laissait les Hollandais maîtres de toutes les mers[7]. On va voir que ces avis bien écoutés suffirent à la défense des colonies.

Depuis un an, le roi n'avait pas de dessein plus pressé que d'attaquer la Franche-Comté ; nous nous souvenons que cette préférence avait coûté cher à Turenne. En février deux opérations avaient commencé contre cette province espagnole, l'une par les armes, l'autre par la diplomatie. La prise de Gray, Vesoul, Lons-le-Saulnier, livrait déjà une grande partie de la contrée aux Français, qui s'arrêtèrent ensuite pour faire montre de modération. A côté, l'ambassadeur français en Suisse travaillait la diète pour la tenir dans la neutralité. Des libéralités toujours puissantes sur les membres des assemblées libres, et l'inertie des Espagnols, produisirent l'effet attendu. Les agents impériaux ne purent décider les Suisses à ouvrir le passage par leurs terres aux amis de l'Espagne, le Français obtint leur promesse formelle de s'y opposer et l'envoi de leurs milices sur les points où on pourrait le tenter[8].

C'était aussi une négociation non moins qu'une bonne opération de guerre, que d'achever l'évacuation de la Hollande. Du même coup on désintéressait les Hollandais de la lutte en leur rendant leur territoire, et on retrouvait la libre disposition des troupes éparses jusque-là dans un si grand nombre de garnisons. Le roi ordonna qu'à l'exception de Grave et de Maëstricht, qui dominaient le cours de la Meuse, toutes les villes fussent évacuées le 20 avril. Un point d'honneur à contre-temps, un dévouement bizarre prétendit un moment contrarier ce calcul si sage. Le maréchal de Bellefonds, ami du roi, et habitué à le contrarier, commandait dans ces places. Il indigna d'une résolution qui avait tout l'air d'une reculade. Il ne faut pas, écrivait-il à Louvois, que l'on compare Louis XIV à Charles VIII. De tous temps les Français ont fait des conquêtes, et quasi jamais ils ne les ont soutenues. — Il faut, écrivait-il au roi lui-même[9], désabuser l'Europe de l'opinion que l'on a conçue de la suite de la campagne dernière. Il se croyait assez fort pour maintenir les Français dans ces positions avancées ; il trouvait au moins sérieux et sûr l'expédient de remettre Arnheim et Nimègue à l'évêque de Strasbourg, petit prince sans État mais allié de la France. Louis XIV, malgré les tentations de l'amitié, et grâce aux remontrances inflexibles de Louvois[10], exigea l'exécution de ses ordres ; il interdit le maréchal de Bellefonds du commandement, l'exila en Touraine et le remplaça par de Lorge. L'évacuation était accomplie le 5 mai. Les Hollandais recouvraient le Wahal et le Leck, l'électeur de Cologne Neuss et Kayserswerth, l'électeur de Brandebourg rentrait en possession de Wesel, Rhinberg, Rees et du fort de Skenk. Dans cet accommodement la part de la France n'était pas à dédaigner. Devant cette exécution fidèle du traité de Vossem, l'électeur de Brandebourg n'avait plus même de prétexte légitime pour adhérer à la coalition dont le tentaient les Impériaux depuis quelque temps ; rien n'était perdu des munitions et de l'artillerie des places abandonnées, qui s'accumulaient dans Grave ; et quinze mille hommes de bonnes troupes réunies en corps apportaient un renfort considérable à l'armée de Flandre.

Il n'y avait pas jusqu'à l'extrémité opposée de l'Europe où Louis XIV ne dressât quelque batterie contre l'Autriche. La couronne de Pologne était vacante depuis le mois de novembre. L'Empereur appuyait la candidature du prince Charles de Lorraine, dont le dévouement bien connu aurait rallié à sa cause toutes les puissances de la Baltique. Louis XIV lui opposait le comte palatin de Neubourg, pour avoir, au contraire, un allié, entre le Brandebourg et l'Autriche, qui pourrait donner la main aux Suédois. L'argent fut prodigué dans cette affaire. L'argent était aussi puissant sur la Diète et les grands dignitaires de Pologne que sur les députés des petits cantons suisses. Sobieski, le grand-maréchal du royaume, le vainqueur des Cosaques, des Tartares et des Turcs, le vengeur glorieux des faiblesses du dernier roi, n'était pas plus qu'un home vulgaire insensible à ces séductions ; et, de tous millions sacrifiés à la politique, les sommes données à la Pologne étaient celles qui coûtaient le moins de regret à Colbert. L'envoyé français arrivait les mains remplies. Il apportait aux plus influents une année des pensions qui leur avaient été promises en 1669 : à Sobieski vingt mille livres, au grand-trémail neuf mille, au chancelier de Lithuanie quinze mille, au vice-chancelier de Pologne douze mille. Il avait en outre à sa disposition cent cinquante mille écus à répandre parmi les membres de la Diète, selon leur bonne conduite et leur influence. Enfin, quatre ceint mille livres étaient promises à Sobieski et au grand trésorier, s'ils faisaient élire Neubourg ou au moins écarter Lorraine, avec la liberté de les garder pour eux, ou de les distribuer à leurs amis, ou de les employer au service de l'État[11]. Cette dernière condition, qui confondait la vénalité avec l'intérêt public, fit triompher le parti français. Lorraine n'avait pas la majorité ; mais Neubourg était encore moins populaire en Pologne ; s'obstiner à le soutenir, c'eût été peut-être ramener des voix à son rival. Sobieski représenta qu'il était plus sage de travailler pour lui-même. L'envoyé de France ayant reçu l'ordre d'y consentir, la perspective de l'argent du grand roi détermina les nonces polonais à honorer de la couronne les brillants services du grand-maréchal. Sobieski fut proclamé roi le 21 mai 1674. Il dut immédiatement s'engager, par articles secrets, à combattre an besoin l'électeur de Brandebourg et à favoriser les mécontents de Hongrie. Cet engagement, que la nécessité de combattre encore les Turcs rendait impraticable pour le moment, se retrouvera un peu plus tard fort à propos contre l'Empereur[12]. Au milieu de tous ces soins, Louis XIV avait réglé son plan d'action pour la campagne prochaine. Ce plan comprenait à la fois l'attaque et la défense : guerre offensive en Franche-Comté et en Flandre, guerre défensive du côté du Rhin et du Roussillon. Pour cela, le prince de Condé avait été envoyé en Flandre, pour prendre le commandement d'une belle armée de quarante mille hommes contre le prince d'Orange, principal chef et âme de la coalition de ce côté. Le roi se réservait à lui-même la conquête définitive de la Franche-Comté. Turenne, selon l'habitude des deux dernières années, veillerait sur le Rhin ; le comte de Schönberg sur le Roussillon. Ce Schönberg, qu'il ne faut pas confondre avec le maréchal de Schomberg, mort en 1658, était cet étranger que Louis XIV avait donné pour général aux Portugais en 1661 ; il avait, en 1673, repris du service en France.

Les succès de la campagne de 1674 furent inaugurés par la conquête de la Franche-Comté, gloire royale dont Louis XIV a pris la peine d'ébaucher la relation[13]. En même temps qu'il s'avançait lui-même par la Bourgogne, il donnait ordre à Turenne de couvrir l'Alsace et de fermer au duc de Lorraine l'entrée de la Franche-Comté, du côté de la Suisse. Turenne mit en sûreté Saverne et Haguenau, et pendant que le duc de Lorraine cachait dans la Forêt-Noire ses plans d'invasion, il s'avança vers Bâle avec tant de précision, que l'adversaire, l'y trouvant établi, désespéra de forcer le passage[14]. Le roi, arrivé (23 avril) à Gray déjà pris au commencement de l'année, envoya en avant le duc d'Enghien et Vauban. Le 2 mai, commençaient les travaux du siège de Besançon, la canonnade le 6. On s'était flatté de la forcer à capituler, pour lui épargner le pillage. Un obstacle inattendu contraria cette espérance. Le Doubs avant grossi, les habitants purent noyer ce qu'ils appelaient le Champ-de-Mars, dans lequel on songeait à faire un logement pour hâter la reddition. Il fallut se réduire à n'attaquer la place qu'en deçà de la rivière[15]. Le génie de Vauban trouva vite le moyen de réparer ce retard. Le 20 mai, Louvois annonçait à Turenne la prise de la ville et de ta citadelle de Besançon. Aussitôt le signal de l'enthousiasme fut donné à la France par les ministres. Colbert renouvela les adorations qui avaient suivi la prise de Maëstricht. Il faut, Sire, écrivait-il au roi (26 mai)[16], se taire, admirer, remercier Dieu tous les jours de nous avoir fait naître sous le règne d'un roi tel que Votre Majesté, qui n'aura d'autres bornes de sa puissance que celles de sa volonté. Le contrôleur général des finances trouvait de plus sa compte dans les victoires sur l'étranger. L'impopularité des taxes nouvelles durant toujours, les murmures ne cessaient pas ; une démonstration solennelle de la puissance du roi était un avertissement significatif aux mécontents, une injonction décisive de se taire. L'intendant de Bordeaux venait de faire connaître à Colbert les mauvaises dispositions des Bordelais. Le ministre répondait, appuyé sur les armes du roi[17] : Si dans ce temps une ville comme Bordeaux faisait connaître le moindre mouvement de sédition, elle porterait très-assurément le souvenir de sa mauvaise volonté plus longtemps qu'elle n'a fait sous le règne de Henri II. En vous écrivant ceci, je reçois du roi la nouvelle qu'il est maître des deux villes et de la citadelle de Besançon. Jugez vous-même si, après ces coups de maître, nous devons craindre la mauvaise volonté de quelques canailles de Bordeaux.

La capitale prise, le reste de la Franche-Comté ne pouvait prolonger la résistance. Les renforts envoyés par l'Espagne étaient si insuffisants, qu'on soupçonnait cette puissance de laisser triompher Louis XIV afin de le rendre plus suspect et plus odieux à l'Europe par ses succès. Les paysans, qui çà et là essayaient quelques attaques furtives et partielles, n'affrontèrent pas longtemps la répression infligée à ceux qui tombaient aux mains de l'envahisseur. Le roi assista encore au siège de Dôle, qui, commencé le 26 mai, finit par la capitulation le 6 juin. Luxembourg par la prise de Pontarlier, Lafeuillade par celle de Salins, terminèrent au bout de six semaines une conquête qui donnait à la France une de ses limites naturelles, le Jura, que la France n'a jamais abandonnée.

L'ennemi, qui n'avait pu sauver la Franche-Comté, prétendait se venger par d'autres invasions sur la rive gauche du Rhin. La Diète germanique s'était prononcée contre la France (28 mai 1674). Toute l'Allemagne, à l'exception de l'électeur de Bavière, se réunissait à la cause de l'Empereur ; l'électeur de Brandebourg lui-même, en dépit de ses engagements d'honneur, y adhérait secrètement. Armée de Lorraine, armée des Cercles, armée de l'Empereur, manœuvraient de différents points pour se rallier et opérer en commun. Déjà le duc de Lorraine, redescendant de la Forêt-Noire vers le Bas-Rhin, avait rejoint le comte de Caprara, général des Cercles, et tous deux s'efforçaient de rejoindre dans le Palatinat les troupes autrichiennes commandées par Bournonville. Ils donnèrent ainsi à Turenne l'occasion de finir le cours de sa vie par des prodiges, de vaincre et de mourir au milieu des ovations ou des larmes de la France vengée et reconnaissante.

On eût dit au commencement de la campagne que le roi et le ministre voulaient refuser des troupes à Turenne. Dans le temps même qu'il était chargé de couvrir l'Alsace, il recevait fréquemment l'invitation de se dégarnir d'une partie de ses forces pour les envoyer en Flandre au prince de Condé. Il avais résisté à des ordres qu'il qualifiait d'imprudents[18]. A peine sa présence n'était-elle plus nécessaire en Alsace, qu'on reconnut qu'il avait bien fait. Averti des desseins des Allemands, il voulut prévenir h jonction complète des forces des coalisés ; il prit hardiment l'offensive contre celles qui étaient déjà réunies. Parti de Haguenau avec quinze cents fantassins, il atteignit Philipsbourg en quarante-huit heures se renforça d'une partie de l'infanterie de cette place de six mille chevaux et de six pièces de canon, e passant le fleuve marcha contre Lorraine et Caprara il les atteignit le 16 juin à Sintzheim. Les ennemis d'après la relation de Turenne, avaient l'avantage di nombre, de vieux régiments et une forte position. Il fallait prendre une petite ville où ils avaient leur infanterie, passer sur un pont et aller combattre leur armée en bataille sur une hauteur. Je n'ai jamais vu, ajoute-t-il, une bataille plus opiniâtrée..... on s'est rallié trois fois. La ville et le pont emportés après deux heures de combat, on se trouva en présence des cavaliers impériaux qui se précipitaient de leur hauteur avec tout l'avantage de ce mouvement. Repoussés enfin après une mêlée furieuse, ces cavaliers revinrent une seconde fois, puis une troisième, et désormais découragés de tant d'efforts perdus, ils s'en allèrent en déroute entière, par divers chemins, dans les bois, où le vainqueur trouva beaucoup de leurs bagages. Les Allemands avaient perdu le quart de leur effectif ; la perte de Turenne ne dépassait pas le dixième du sien[19].

Turenne écrivait à Louvois : Quoique j'aie eu l'honneur d'y commander, je crois que je peux dire que les troupes y ont rendu un grand service à Sa Majesté. Le désarroi des vaincus en était le premier gage. Pour y ajouter encore par la division entre les confédérés, il écrivit aux députés du cercle de Souabe que, s'ils n'agissaient pas contre le roi, si leurs délibérations tendaient vraiment au repos de l'Empire, les troupes françaises n'entreraient pas dans ce cercle. Cependant, comme son armée peu nombreuse et fatiguée avait besoin de renforts et de quelque relâche, il rentra en deçà du Rhin (20 juin), et se campa à Neustadt, petite ville palatine, aux pieds des montagnes, en face de Philipsbourg. C'était un poste d'où, en mangeant M. l'électeur palatin, on observait à l'aise les mouvements de l'ennemi[20], et où pouvaient se rendre plus vite et plus sûrement les régiments qu'il appelait d'Alsace. Au milieu de ces soins, il fut informé que Bournonville avait rallié les vaincus et que les régiments levés en Franconie s'y étaient joints. Cette armée s'abritait derrière le Necker, à Ladenbourg entre Heidelberg et Manheim. A l'instant il se remit en route avec un équipage de pontons de cuivre. Comme l'ennemi qui est derrière le Necker, disait-il, a peu d'infanterie, je peux rencontrer quelque chose de fort considérable à faire et qui serait assez décisif. Le 3 juillet, il repassait le Rhin et courait au Necker. Arrivé devant Ladenbourg, il fit aussitôt établir un pont de bateaux pour son infanterie et son canon, et ordonna à la cavalerie de passer à gué. A cette vue l'ennemi, pris de peur, ne songea pas à disputer la victoire à tant d'activité et d'audace. A peine le passage était commencé que les Allemands firent défiler leur bagage sur le chemin de Francfort, renvoyèrent leur canon, et suivirent eux-mêmes le chemin de leurs équipages. Turenne d'un côté, le comte de Rosen de l'autre, se lancèrent sur leurs traces ; mais la poursuite, si rapide qu'elle fût, ne put égaler la promptitude des fuyards. L'infanterie allemande se débanda dans les montagnes, la cavalerie fit tant de diligence, qu'elle put se réfugier à Francfort ; huit escadrons chargés par quelques coureurs français essayèrent de résister, puis, écrasés par une charge de flanc, ils se dispersèrent. Turenne envoya des partis jusqu'aux portes de Francfort pour ramasser les traineurs et les fantassins isolés. Une si honteuse retraite décriait fort les affaires des confédérés dans le pays. Elle permettait à Turenne de demeurer sur la rive droite du Rhin, et de manger la contrée entre Manheim et Philipsbourg. Vous jugez bien, écrivait-il à Louvois, de quelle conséquence cela est pour empêcher de venir Philipsbourg[21].

Décidément, l'agression ne réussissait pas aux confédérés. Sauf un avantage passager des Espagnols, la prise de Bellegarde en Roussillon, ils échouaient partout, même sur mer. Tromp, avec une flotte hollandaise et des troupes de débarquement, avait en vain parcouru les côtes de France pour profiter des révoltes promises au nom des mécontents, et détruire les fondations maritimes de Colbert. Il attendit longtemps sur les côtes de la Normandie sans que rien remuât en sa faveur. Il se porta ensuite sur la Bretagne ; mais Recouvrance protégeait Brest par des travaux exécutés dès l'année précédente[22]. Il tenta de prendre Belle-Ile ; il y débarqua le 27 juin, essaya une attaque le 29, et se rembarqua le 30. Louis XIV put féliciter le duc de Chaulnes, gouverneur de la Bretagne, et la noblesse de la province, de ce succès négatif[23]. Les Hollandais se vengèrent sur Noirmoutier (4 juillet), dont ils ruinèrent le château. Mais toutes leurs espérances s'évanouirent devant Rochefort et La Rochelle. Colbert et Louvois, chacun dans la limite de ses attributions, avaient excité pour ce grand intérêt la vigilance des gouverneurs et des intendants. Pour sauver Micheton, Clerville avait fortifié Oléron, bâti les forts Terron et La Pointe ; à l'embouchure de la Charente, Fouras et le Chaput étaient munis de retranchements ; une estacade de mâts et de d'aines barrait le cours du fleuve; un camp était établi au Vergeroux[24]. Gadagne, gouverneur d'Aunis, spécialement chargé de La Rochelle, avait ordre de Colbert d'avertir promptement du danger les gouverneurs voisins, de réclamer leurs milices, et même de faire monter la noblesse à cheval[25]. Dès l'arrivée de Schönberg en Roussillon, le roi lui avait prescrit d'envoyer des renforts à Bayonne (25 mai) ; Colbert avait recommandé à l'intendant de Bordeaux de mettre la tour de Dax à couvert d'une insulte[26]. En présence de tant d'obstacles, les Hollandais ne pouvaient rien si les religionnaires du Poitou ne les secondaient du dedans. Cette assistance leur faisant défaut, ils se contentèrent de croiser quelque temps en vue des côtes, jusqu'à ce que la suite de la guerre les appelât dans la Méditerranée. Par un bonheur encore plus éclatant, les colonies, malgré l'abandon et la distance, eurent l'honneur de tenir contre Ruyter. Le grand matelot s'était promis de ruiner les Antilles françaises. Le 20 juillet, il attaquait le Fort-Royal, à la Martinique, et, le 21, il se rembarquait après des pertes sérieuses. Tous ses officiers généraux avaient été blessés. Le conseil de guerre, considérant que les autres iles françaises pouvaient être aussi bien pourvues que la Martinique et que la flotte n'était pas munie de ce qui était nécessaire pour entreprendre un siège en règle, décida que le plus sage était de regagner les ports de Hollande[27].

Néanmoins, il manquait quelque chose à la satisfaction de Louis XIV. Il avait confié au prince de Condé ses meilleurs soldats et son corps d'armée le plus nombreux. Il le pressait d'entreprendre contre les villes de Flandre ce qu'il avait exécuté lui-même contre la Franche-Comté. Or, depuis quatre mois, Condé n'avait rien fait. Grâce à cette inaction, le prince d'Orange ramassait des forces et recevait des renforts allemands ; à la fin de juillet, les Hollandais commençaient le siège de Grave, la seule ville avec Maëstricht que Louis XIV eût gardée de ses conquêtes sur la Hollande. Monsieur le Prince se tenait sur la défensive, dans le campement si vanté du Piéton[28], au nord-ouest de Charleroi. Craignait-il, comme le suppose un étranger[29], de perdre une bataille, d'ouvrir ainsi le chemin de la France au vainqueur, et de se voir accusé, lui ancien rebelle, de complicité avec les mécontents français[30] ? De son côté, le prince d'Orange, persuadé qu'il y avait un bon parti à tirer de ces mécontentements, était impatient de s'ouvrir l'entrée de la France, et peut-être, par une prétention de jeune homme, de se mesurer avec le grand Condé[31]. Ce fut lui qui provoqua la rencontre.

Ne pouvant attaquer Condé dans son campement, il tenta de l'en faire sortir. Le 11 août, il mit toute son armée en mouvement, et défila avec une sorte de nargue devant les Français dans la direction du village de Senef. Il avait des Allemands à l'avant-garde, des Hollandais au centre, des Espagnols à l'arrière-garde. L'avant-garde avait déjà passé ; le centre s'éloignait dans une autre direction sur la gauche; l'arrière-garde, à droite, commençait à s'encombrer dans Senef avec l'énorme cohue des bagages communs. A cette vue, Condé, avec une partie de ses troupes, trois ou quatre régiments d'infanterie, de la cavalerie et six pièces de canon, donna sur les Espagnols, les chassa de Senef par quelques charges meurtrières, et s'élança à leur poursuite. Les vaincus avaient pris à gauche, dans la direction suivie par le centre de l'armée. Retrouvant là quelques bataillons de ce centre et favorisés par les haies, les barrières, qui surgissaient de toutes parts, ils se reformèrent pour refouler le vainqueur. Ils ne l'arrêtèrent que quelques instants. Une série de petits combats dans les enclos et les vergers, des charges vigoureuses à la Condé contre leurs lignes, les contraignirent, malgré une valeur incontestable, à reculer de poste en poste, et à laisser aux mains des Français tout ce que les alliés avaient perdu. Le dommage était considérable. Un corps d'armée détruit, trois mille prisonniers, une centaine d'étendards et drapeaux, cinquante pontons, les équipages du prince d'Orange et (les généraux alliés, quinze cents voitures de toute sorte, la caisse militaire, les munitions, tous les bagages, toutes les ressources de l'ennemi enlevées ou anéanties[32] ; tel était le bénéfice d'une lutte de moins de quatre heures où Condé n'avait engagé qu'une partie de ses forces.

S'il eût consenti à s'arrêter là, personne, pas même l'étranger[33], n'aurait pu lui contester l'honneur de la victoire. En voulant davantage, il ôta aux ennemis l'affront d'une défaite décisive, et s'infligea à lui-même des sacrifices sensibles et inutiles. L'entrain de la poursuite l'ayant porté jusqu'au village du Fay, il y aperçut le prince d'Orange et les Allemands qui, avertis par le bruit du canon, s'étaient. mis en état de défense. Entourés d'un bois, d'un ravin, de marais et de fossés, protégés par des maisons séparées les unes des autres, ils étaient campés. aussi avantageusement qu'il s'était tenu lui-même au Piéton. Condé ne put souffrir cette fière attitude. Il appela à lui toute son armée pour continuer la lutte contre tous les alliés réunis. Les conditions. étaient bien changées. Les troupes qu'il avait déjà sous la main étaient trop inférieures en nombre ; en attendant l'arrivée des renforts, elles durent supporter, sans avancer, le feu meurtrier de l'ennemi, avec des pertes considérables. Quand les autres arrivèrent, le terrain se trouva trop étroit à gauche et à droite pour les mouvements de sa cavalerie. L'infanterie, au centre, donna sans pitié ni faiblesse ; mais la résistance n'était pas moins impitoyable et invincible. Ni les uns ni les autres ne gagnaient ou perdaient un pouce de terrain. Cette effroyable opiniâtreté dura jusqu'à la nuit, et dans la nuit même, jusqu'à ce que la lune disparût. Alors, à la suite d'une décharge inattendue, les deux armées, attaquées d'une panique bizarre, se débandèrent et s'éloignèrent l'une de l'autre. Les coalisés étaient au moins sauvés ; et Condé était-il vainqueur ? On porte à dix mille hommes la perte du [rince d'Orange, celle des Français à quatre mille blessés et trois mille morts. Louis XIV envoya à Condé et à son fils de beaux compliments pour l'important succès obtenu à Senef, avec d'aimables reproches de leur témérité, et des dangers où ils avaient exposé leur sang, qui fait, disait-il, partie du mien[34]. L'opinion jugea plus tristement ce succès médiocre : Nous avons tant perdu à cette bataille, écrivait Sévigné, que sans le Te Deum et quelques drapeaux portés à Notre-Dame, nous croirions avoir perdu le combat[35].

En réalité, si la gloire militaire n'était pas aussi pure et complète que le roi affectait de le croire, l'effet politique de la bataille de Senef était favorable à la France. Malgré l'activité du prince d'Orange à réorganiser son armée, ses plans favoris étaient rompus. L'espoir d'entrer en France était au moins ajourné ; il dut bientôt être abandonné tout à fait. Condé, revenu à son camp, s'y maintenait avec obstination. Guillaume, pour l'en faire sortir, laissait voir le projet d'attaquer quelque ville française en Flandre. Après avoir attiré l'attention sur plusieurs, il parut tout à coup devant Oudenarde, à grande distance de Charleroi, à l'autre extrémité du pays (15 septembre). Il y perdit sa peine. Outre que Vauban s'était jeté dans la place pour la défendre, Condé réunissant les garnisons de Flandre amena une armée de secours considérable. Le prince d'Orange n'attendit pas même l'attaque. Mal établi sur un terrain incommode, en désaccord avec les Espagnols qui prétendaient imposer l'exécution de leurs plans, il crut prudent de reculer devant Condé ; il partit à la faveur d'un brouillard, abandonnant jusqu'à ses farines, ses outils et ses munitions. Il commençait à avoir l'habitude de lever des sièges. Il fit mine de se retirer en bon ordre, de chercher même une bataille que Condé refusa ; puis, délaissé par les Espagnols et les Allemands que la saison rappelait dans leurs places ou au delà du Rhin, il reprit la route de Grave pour animer un peu l'ardeur de ses lieutenants qui n'avaient encore pu prendre cette ville. Pendant qu'il y était, il put apprendre que ses complots avec les mécontents de France étaient découverts et déconcertés. Louis XIV mettait la main sur la conspiration du chevalier de Rohan.

Ce complot avait, dit-on, été dénoncé une première fois par des lettres de conjurés, trouvées dans les bagages ennemis à Senef. On rapporte aussi que le roi d'Angleterre en avait averti Louis XIV, après avoir découvert qu'un marchand anglais recevait du comte de Monterey une somme de cent mille livres à distribuer suivant les intentions du chevalier[36]. Ce chevalier de Rohan était tin noble ruiné par le jeu et par les vices, renié de sa famille, et réduit à chercher une réhabilitation factice dans un bouleversement public. Il avait gagné un petit gentilhomme normand, La Truaumont, et son neveu le chevalier de Préault, avec la marquise de Villars d'Endreville, maitresse de ce dernier. Il s'y joignait un aventurier hollandais, Van den Euden, ancien maitre d'école à Rotterdam, chassé de hollande pour son athéisme, qui avait transporté son pensionnat à Paris, sous le nom d'hôtel des muses. Le maitre d'école, libelliste et négociateur, composait les écrits séditieux que La Truaumont répandait en Normandie, et faisait quelquefois le voyage de Bruxelles pour traiter avec Monterey des moyens d'exécution. Entre autres projets, il était question de livrer Quillebœuf aux Hollandais ; la croisière de Tromp sur les côtes de Normandie, au mois de juin, se rattachait à ce dessein. En septembre, les manœuvres recommencèrent. Des placards séditieux furent affichés à Rouen et dans les environs. Le premier président en ayant averti le roi (10 septembre), l'ordre fut donné de saisir La Truaumont ; il voulut se défendre, fut blessé dans la lutte et en mourut le lendemain. Rohan fut mis à la Bastille avec Préault et la marquise. A cette nouvelle, un élève de Van Euden courut dénoncer son maître auprès de Louvois. Van den Euden, immédiatement incarcéré chargea fort le chevalier de Rohan ; le chevalier lui avait souvent répété qu'il y avait dans le royaume beaucoup d'esprits comme lui ; et que, si quelqu'un remuait, il ne serait pas le troisième[37]. L'hésitation n'était plus possible. Rohan, délaissé de sa famille, n'obtint que l'intervention dédaigneuse et inutile du prince de Condé. Ce chevalier, qui jouait autrefois de si grosses sommes contre le roi, fut décapité en public ; Préault et la marquise moururent de même. Van den Euden fut pendu ; il avait été en Hollande un des premiers maîtres de Spinosa ; il mourut en reniant Dieu. Ce châtiment nécessaire dut apprendre aux traîtres à l'intérieur, et à l'étranger leur complice, l'impuissance de leurs manœuvres et la vanité de leurs espérances[38].

Celles de Louis XIV étaient mieux justifiées la marche même des événements et par les sui de sa diplomatie. La révolte d'une ville de Si venait, dans ce moment même, lui offrir le mo d'affaiblir l'action du gouvernement de Madrid sur le continent. Le peuple de Messine, révolté depuis deux mois contre le gouverneur espagnol, sentait le besoin d'une protection puissante ; leurs envoyés avaient couru à Rome d'abord auprès de l'ambassadeur français, et ils arrivaient en France pour solliciter le concours du roi. L'importance d'un pareil accord était évidente, moins pour faire une conquête lointaine que pour éparpiller encore davantage les forces espagnoles et débarrasser le Roussillon. L'occasion était bonne aussi pour la narine française de contribuer à la lutte générale et de prendre enfin son rang sur les mers. A ce dernier titre surtout, l'expédition de Sicile devait Convenir à Colbert, et le récompenser un jour de sa Persévérance par de grands effets. Louis XIV accepta le rôle de protecteur des Messinois. Une escadre française, composée de six vaisseaux de guerre, de trois brûlots, de deux transports chargés de blé, mus le commandement du chevalier de Valbelle, Partit sans retard, et entra dans Messine le 27 septembre. Elle distribua des vivres à une population damée, lui apporta des munitions de guerre et contribua à enlever le dernier rempart que le gouvernement espagnol conservât encore contre la ville.

Par une victoire d'un autre genre, le jour même de l'entrée à Messine (27 septembre), la France décidait les. Suédois à se compromettre pour elle. Ils avaient éludé jusque-là toutes leurs promesses de coopération faites et si largement payées avant l'ouverture des hostilités. Cette fois, des libéralités nouvelles triomphaient de leurs hésitations. Moyennant un subside de 350.000 écus à la nation, une gratification de 100.000 livres au grand chancelier, et un présent de 12.000 écus au connétable Wrangel, ils s'engageaient à entrer en armes dans les États des princes allemands ennemis de la France[39]. Le roi d'Angleterre, avec un égal avantage pour Louis XIV, refusait au contraire de combattre, et s'engageait à demeurer neutre. Le prince d'Orange l'avait en vain pressé de se déclarer et d'agir pour la Hollande ; les négociateurs hollandais comptaient en vain sur le parlement hostile à la France. Pour n'avoir pas la main forcée par les chambres, Charles II, toujours captif des agents de Louis XIV, publiait une nouvelle prorogation du parlement (3 octobre).

Mais il restait l'Allemagne, qui voulait en appeler de la bataille de Sintzheim et de la déroute de Ladenbourg. Depuis le mois de juillet, la grande affaire de Turenne, de Louis XIV, de Louvois, c'étaient les mouvements des princes allemands, leurs levées d'hommes, l'attitude de plus en plus suspecte de l'électeur de Brandebourg. Turenne, en présence de leurs attaques, travaillait avant tout à leur rendre les bords du Rhin impraticables. Louis XIV, inquiet pour la Lorraine et les Trois-Évêchés, aurait volontiers ramené ses forces dans ces provinces. De là ce qu'on a appelé le premier incendie du Palatinat par Turenne. Toutes ses lettres témoignent qu'il a qu'une pensée : ne rien laisser sur la rive droite, ni même sur la rive gauche du Rhin, dont l'ennemi puisse profiter. On a tellement ruiné Landau, écrivait-il[40], en ôtant tous les fourrages et vivres des environs, qu'il est douteux de savoir s'il vaudrait mieux qu'il fût rasé. Qu'on y joigne les incendies de villages, pour refus de contributions, les vengeances des paysans sur les soldats, et quelques massacres d'une assez étrange façon[41], commis en représailles par les auxiliaires anglais, on comprendra l'irritation du peuple par l'étendue de la misère. La Fanzine était si grande, que le commissaire des vivres pour l'armée du roi fut un jour ému de pitié et qu'il distribua du pain aux sujets palatins aussi bien qu'aux soldats[42]. L'électeur palatin en montra une grande indignation et un désir furieux de vengeance Personnelle. Il envoya à Turenne un cartel en bonne forme (27 juillet). Il lui reprochait d'avoir peu profité dans le christianisme, malgré son changement de religion. Il l'accusait d'avoir oublié les anciens bienfaits de la maison palatine envers la maison de Bouillon, et, faisant appel à son courage, il lui laissait le choix des armes et du champ de combat. Turenne répondit par le droit de la guerre, par les excès inséparables d'une occupation armée et par les ordres du roi, qui lui interdisaient le duel[43].

Louis XIV, ayant pu craindre un moment l'arrivée des troupes impériales sur la Moselle, avait pressé Turenne de repasser le Rhin. Le maréchal, à son grand regret, revint sur la rive gauche, le 28 juillet, et campa à Landau. Alors le roi le consulta sur la question de savoir si, en cas d'invasion, il ne serait pas opportun d'abandonner l'Alsace, en conservant Brisach et en rasant quelques places ; l'ennemi, ne trouvant pas de quoi subsister dans le pays, se lasserait d'une course inutile. A cette proposition, Turenne se montra aussi grand politique qu'il était grand homme de guerre. Il prit énergiquement en main la cause de l'Alsace et établit toute la valeur de cette province pour la France : Votre Majesté, répliqua-t-il, qualifie cela du nom d'une course ; je la supplie très-humblement de croire et d'être persuadée que, si l'ennemi était maitre de l'Alsace, ayant Strasbourg derrière, il y demeurerait tant qu'il lui plairait, porterait la guerre en Lorraine et en Champagne, et, dans peu de jours, on songerait à soutenir Toul... Je dirai à Votre Majesté que je suis persuadé qu'il vaudrait mieux, pour son service, que j'eusse perdu une bataille que si je repassais les montagnes et que je quittasse l'Alsace. Pour dire mon sentiment à Votre Majesté, c'est qu'il lui plaise de faire marcher à Saverne ce qu'elle a laissé de cavalerie et d'infanterie dans la Lorraine, et moi je me gouvernerai du mieux que je pourrai, du lieu où je suis, pour aller en avant ou en arrière. Elle sait le nombre des troupes qu'elle a ; je la supplie, dans ces trois mois qui feront le bon ou le mauvais état de ses affaires, de ne les envoyer qu'aux lieux où elles pourront servir à quelque chose de capital[44].

C'est cette correspondance, interprétée à la légère ou par les calculs de la haine, quia accrédité jusque dans la postérité l'histoire d'une nouvelle brouille entre Turenne et Louvois, et montré en lutte un ministre jaloux, qui compromet le pays, avec le grand homme qui veut le sauver. Loin d'aigrir les esprits, la vérité si nette et si claire convainquit le roi et Louvois, et valut à Turenne les moyens d'exécuter, avec une vigueur d'action égale à la fermeté de son langage, les grandes opérations qui devaient sauver l'Alsace[45].

Les préparatifs des Allemands n'avaient pas été rapides. Quoique l'électeur de Brandebourg eût traité secrètement, dès le 1er juillet, avec les Hollandais, il n'était pas prêt à la fin d'août, sauf quelques troupes qu'il envoya dans le duché de Clèves, au siège de Grave, pour renforcer le prince d'Orange[46]. Les corps de Wolfenbuttel et de Zell se rassemblaient lentement sur le Weser (6 août). Turenne était informé qu'il y avait du dégoût dans plusieurs des contingents ; que les Saxons, par exemple, voulaient quitter le camp des coalisés et retourner chez eux. Les alliés attendent, disait son correspondant[47], ce qui se passera sur la Sambre et sur la Meuse avant que de prendre leur dernière résolution. Il n'en fut plus de même après la bataille de Senef. La supériorité des Français restant encore contestable en Flandre, les principaux chefs allemands, réunis en conseil à Francfort, crurent leur moment venu de passer le Rhin. Le mouvement commença, à Mayence, dans les premiers jours de septembre.

Ils ne tardèrent pas à se heurter aux obstacles préparés contre eux. Le 10 septembre, trente mille Allemands avaient passé et marchaient sur Turenne. L'ennemi se croyait si supérieur en nombre, que cela donnait à ses gens beaucoup de hardiesse pour avancer. Mais, ajoute Turenne, l'armée du roi était dans une disposition merveilleuse, et si bien postée, qu'ils ne l'auraient pas attaquée impunément. La saison ne permettant pas aux envahisseurs de chercher autre chose qu'à pénétrer en Alsace, il leur fallait, pour pénétrer dans cette province, marcher entre le Rhin et les Français sur un territoire épuisé à dessein. Ils risquaient de mourir de faim, et, s'ils attaquaient, d'être jetés dans le fleuve. Ils se résignèrent à rétrograder. Après avoir demeuré quinze jours dans leur camp,  quatre heures de l'armée du roi, dans une grande disette de vivres et de fourrages, et très-mal hutés, ils prirent le parti de repasser sur la rive droite (20 septembre). Leurs amis en étaient déjà découragés ; mais ce changement de direction n'était qu'un moyen d'avoir le chemin plus libre chez eux et de trouver une entrée plus commode en Alsace. Ils remontaient le long du Rhin, pour profiter du pont de Strasbourg. Cette ville, enclave germanique en Alsace, quoique neutre, n'avait pas encore assez de tendances françaises pour ne pas se croire intéressée aux succès des Impériaux. Turenne, qui le savait bien, expédia à Strasbourg le marquis de Vaubrun, avec quelques dragons, pour retenir les magistrats dans la neutralité. Vaubrun arriva trop tard ; les magistrats lui déclarèrent qu'ils n'étaient plus maîtres d'arrêter le peuple, et quelques coups de feu furent même tirés sur son escorte. Le pont de Strasbourg s'ouvrant aux Allemands, Turenne ne pouvait plus s'opposer au passage. Le 1er octobre, il écrivait à Louvois : On entend, du quartier où je suis, tous les tambours de l'armée ennemie, qui marche, en remontant le Rhin au delà, vers le pont de Strasbourg[48].

Il importait de ne pas laisser l'ennemi profiter de cette bonne fortune. Brandebourg d'ailleurs n'avait pas encore rejoint les alliés. Cela poussait Turenne à hasarder davantage avant la jonction. Le 4 octobre, il marcha aux Allemands dans la plaine en avant d'Ensheim. Il y trouva une grande résistance ; l'ennemi, appuyé à un village et à un bois, avait la supériorité de position. La lutte dura de neuf heures du matin à la nuit. Deux attaques opiniâtres rendirent les Français maîtres du bois. Mais tandis qu'ils étaient vainqueurs à leur droite, une charge bien combinée de la cavalerie allemande sur leur gauche les obligea à des efforts terribles. Il ne suffit pas de la tenue impénétrable de leur infanterie ; leur cavalerie eut un moment d'infériorité qui ne fut réparé que par les charges impétueuses de la seconde ligne. Alors les Allemands cédèrent, beaucoup d'entre eux jetant leurs armes, et rentrèrent dans leurs positions du matin. Les pertes étaient sérieuses des deux côtés ; celle des Allemands était évidemment la plus forte. On leur avait pris huit canons et vingt drapeaux ou étendards. Ceux qui sont retournés sur le champ de bataille, dit Turenne, m'ont assuré qu'ils n'eussent pas cru y voir tant d'hommes morts et d'armes jetées. Aussi bien les Allemands avouèrent leur défaite en repassant, pendant la nuit, la petite rivière d'Ill, derrière laquelle ils continuèrent à s'abriter pendant tout le reste de la campagne[49].

Malgré cette victoire, Turenne demandait des renforts. Ils étaient d'autant plus nécessaires que Brandebourg, arrivé enfin, reformait l'armée vaincue. Loin de les lui disputer, Louvois malade en démontrait par écrit la nécessité[50], et Le Tellier faisait passer au prince de Condé l'ordre d'envoyer à Turenne vingt bataillons et quatre-vingts escadrons de ses meilleures troupes[51]. On avait en outre convoqué l'arrière-ban de la noblesse comme au temps de la chevalerie. Ce fut peut-être aussi dans l'intention de n'avoir pas d'autres soins que Louis XIV, dans ce temps, se résigna à abandonner Grave. Cette ville, commandée Par le marquis de Chamilly, opposait depuis trois mais la plus héroïque défense. Après avoir réduit les assiégeants à se contenter d'un blocus, on avait réussi à faire passer à travers leurs lignes et à transporter à Maëstricht les otages hollandais que le prince d'Orange aurait été si fier de ramener chez eux. Quand l'attaque fut redevenue plus vive par les excitations de Guillaume, la garnison supporta toutes les privations et tous les dangers jusqu'à ce que la ville bouleversée n'eût plus forme d'elle-même. Le 12 octobre, Louis XIV jugea raisonnable de capituler. En cédant il ne relâcha rien de ces attentions pour le soldat et de ce sentiment de l'honneur national dont il se glorifiait avec raison. Chamilly devait stipuler la liberté pour la garnison de sortir avec armes et bagages et le canon, et le retour à Charleroi sous la sauvegarde d'une escorte hollandaise et des passe ports de l'Empereur. Si le prince d'Orange male retenir le canon, on se contenterait des malade avec armes et bagages ; mais si l'ennemi refusait cette condition, il fallait continuer à se défendre et porte les choses à toute extrémité[52]. Le prince d'Orange était si pressé d'entrer dans Grave, et d'obtenir enfila un succès, qu'il accorda tout, et fournit même des bateaux pour les malades et les blessés, et des chevaux pour les canons.

L'arrière-ban de la noblesse n'était pas un grand renfort pour Turenne ; il fut même bientôt un embarras par l'indiscipline ou les imprudences de ces gentilshommes habitués à ne pas souffrir de supé rieur et à ne pas ménager les populations. On trouva plus expédient de les renvoyer. Le véritable secourt était dans la science de Turenne et dans les renforts qui lui venaient de Flandre. En les attendant, i observait avec plaisir que les Allemands, à l'approche des frimas, perdaient de plus en plus le goût de la guerre active, et qu'ils regardaient comme na grand profit, même après l'arrivée de Brandebourg d'établir leurs quartiers d'hiver en Alsace. Afin dl leur ôter la pensée d'un mouvement vers le nord et de leur fermer le chemin de Philipsbourg, il fortifiait Saverne et Haguenau avec une sorte d'obstination ; puis, les voyant s'étendre dans la Haute-Alsace, derrière l'Ill, et envoyer des partis à Schelestadt et Colmar, il se proposait d'aller de ce côté quand il en serait temps[53]. Son plan était bien arrêté. Il ne faut pas, disait-il à Lafare, un de ses lieutenants, qu'il y ait un homme de guerre en repos en France tant qu'il y aura un Allemand en deçà du Rhin, en Alsace[54]. Nobles paroles dont nos récents désastres doivent consacrer plus que jamais l'autorité. Ce plan, il l'annonçait à Le Tellier à la fin de novembre : Un de ces jours, toute l'armée de l'ennemi demeurant où elle est, je laisserai beaucoup d'infanterie dans Haguenau ; je ferai avancer de trois ou quatre journées au delà des montagnes (Vosges) les troupes (de Flandre) qui se sont reposées sur la Sarre et y ont eu beaucoup de fourrages. Je reviendrai sur elles avec la cavalerie, en repassant par la Petite-Pierre, pour ensuite, si l'ennemi marche dans la Haute-Alsace, y aller par les montagnes de Lorraine ou par Béfort[55].

L'armée ennemie demeura en effet où elle était, ou plutôt, comme pour mieux se livrer au vengeur, elle se dissémina en quartiers plus faciles à culbuter les uns après les autres. Turenne, voulant se délivrer de tous les embarras secondaires, choisit ses soldats. On n'avait besoin que de gens en bon état dans une expédition à travers les neiges et les glaces. Il renvoya tout ce qui était malade ou fatigué, hommes et chevaux. Par avance, sur sa demande, les intendants de Lorraine, des Trois-Évêchés, de Champagne, avaient préparé le couvert et le fourrage à tout ce qui s'en allait en congé. Alors (4 décembre), laissant six bataillons dans Haguenau, trois dans Saverne, il traversa les Vosges avec le reste, rallia et fit marcher en avant-garde les troupes arrivées de la Sarre, et s'avança au sud le long des montagnes, pour voir, par Remiremont et plus au delà, les endroits par où il pourrait aisément descendre sur l'Alsace. Le 12, était à Remiremont et chassait quelques soldats du duc de Lorraine, hasardés vers cette ville. Le 22, toutes ses troupes étant réunies, il en poussa quelques-unes vers Béfort. Rien n'avait averti les Allemands, pas même la déroute des soldats de Lorraine ; ils ne s'aperçurent du danger que le 29, quand Turenne parut devant Mulhouse. Là était établie la cavalerie de l'Empereur, de Munster et de Lorraine. Une vive attaque, malgré la supériorité de leur nombre, déconcerta ces endormis. Culbutés et serrés de près, ils s'enfuirent abandonnant quatorze étendards et de nombreux prisonniers ; le lendemain, un régiment de mille hommes se rendit tout entier sans opposer de résistance. Ce n'était pourtant encore qu'un combat d'avant-garde.

L'électeur de Brandebourg s'efforça de réunir autres Allemands cantonnés entre Turckheim et Colmar. Mais Turenne, cette fois avec toutes ses troupes, marchait déjà sur eux ; il les atteignit le 5 janvier 1675. Ils avaient négligé d'occuper Turckheim même, dont la position sur la montagne dominait toute la plaine. Turenne s'y porta par une marche masquée, et enleva cette place. Les Allemands, sentant tout l'avantage d'un pareil poste, multiplièrent leurs efforts pour le reprendre. Ils tinrent quelque temps avec fermeté. Les Français, sur les pentes, embarrassés par des vignes et des échalas, exposés à un feu bien nourri, y répondaient inégalement. Plusieurs régiments commençaient à souffrir, quand celui de Navarre et deux bataillons de gardes françaises, descendus au pied du coteau et libres de leurs mouvements, mirent les assaillants en désordre et donnèrent le signal de les poursuivre avec la pique ou l'épée. Rien n'arrêta la déroute que la prudence de Turenne, qui craignait les dangers de la nuit et voulait remettre au lendemain une bataille décisive. Il n'en fut pas besoin. Tout à coup un grand bruit s'éleva du côté de Colmar ; toute l'armée allemande, renonçant à la lutte, décampait dans la direction de Schelestadt et de Strasbourg ; il n'y avait plus qu'à les suivre pour ramasser un grand nombre de prisonniers. Cependant les fugitifs pouvaient se cantonner dans Strasbourg, à titre de protecteurs, en faisant craindre aux habitants la vengeance du roi de France. Turenne se hâta d'informer les magistrats de Strasbourg que le roi ne leur ferait aucun mal, s'ils s'engageaient à observer dorénavant la neutralité et à fermer leur pont. Les magistrats, loin de retenir les vaincus, hâtèrent leur passage. Il ne resta d'Allemands en deçà du Rhin que les morts ou les prisonniers, c'est-à-dire les deux tiers[56].

A cette nouvelle, il s'éleva un cri d'enthousiasme qui se prolongea par toute la France. Roi, peuple, hommes de guerre, courtisans, tout admira sans restriction. Revenez auprès de moi, écrivait Louis XIV, où j'ai bien de l'impatience de vous voir pour votas témoigner de vive voix toute la satisfaction que me donnent les services considérables que vous m'avez rendus pendant toute la campagne, et la dernière victoire que vous venez de remporter sur mes ennemis (2)[57]. Que dites-vous, demandait Sévigné, de la belle action qu'a faite M. de Turenne, en faisant repasser le Rhin à nos ennemis ; et Bussy-Rabutin lui répondait : J'aime M. de Turenne autant que je l'ai autrefois haï ; pour dire toute la vérité, non cœur ne peut plus tenir contre tant de mérite. Ainsi la jalousie elle-même cédait à la justice. Les populations honorèrent le héros à leur manière en se rassemblant sur son passage, pour le voir, pour le proclamer leur libérateur, pour le remercier de leurs biens, de leur liberté sauvée[58]. Quand il arriva Saint-Germain, le roi descendit au-devant de lui, l'embrassa devant toute la cour, et le lendemain lui envoya un présent de 100.000 pistoles. Il n'y eut pas jusqu'aux porteurs de chaises qui ne quittassent leur travail pour se présenter en foule à lui et lui faire leurs compliments[59]. Sa modestie, ajoute Pellisson, a relevé sa gloire ; tout le monde a trouvé qu'il était un peu plus honteux qu'il n'avait accoutumé de l'être. On ne peut parler plus simplement de tout ce qu'il a fait. En récompense, il a fait remarquer à tout le monde que, si le roi n'avait pas pris la Franche-Comté au commencement de la campagne, les ennemis, au lieu de repasser le Rhin, se seraient maintenus dans le cœur de l'État. Cette modestie était la même dans l'intimité qu'en public. Son neveu, le cardinal de Bouillon, lui ayant, avant son retour, envoyé de gros compliments, Turenne n'en avait voulu garder que ce qui intéressait l'État : Quoique je ne parle pas beaucoup de ce qui se passe depuis quelque temps, répondait-il, je sais très-bien que cela est bien heureux et très-utile au service du roi.

Les étrangers eux-mêmes, par leurs regrets, donnèrent une forme plus piquante à l'admiration. M. de Turenne, dit le chevalier Temple, l'ami des coalisés, fit si bien, par cette admirable conduite dans la guerre que personne de son siècle ne pouvait lui disputer, et qu'il possédait au plus haut degré, et par une vigilance extraordinaire..... que les Allemands furent obligés de renoncer aux quartiers d'hiver dans l'Alsace et dans les autres pays du Rhin, ce qui aurait été d'une grande conséquence[60].

Pour nous, aujourd'hui vaincus, qui avons laissé perdre ce que Turenne avait sauvé, nous tiendrons-nous en dehors de ce concert de louanges, par le sentiment du contraste entre sa gloire et notre abaissement ? Non, il y a des rapprochements qu'il est bon de subir, parce que, s'ils sont un reproche, ils sont aussi un exemple. Il y a surtout un hommage plus digne des grands hommes que le panégyrique, c'est l'ardeur de l'imitation ; que ce soit là notre manière d'honorer Turenne. Imitons sa modestie et sa vigilance, comme le premier gage de tout succès. Étudions son patriotisme et son génie comme l'école des victorieux. Et d'abord, retenons et répétons en son honneur ce mot d'ordre du héros à son lieutenant : Il ne faut pas qu'il y ait un Français en repos, tant qu'il y aura un Allemand en deçà du Rhin, en Alsace.

 

 

 



[1] Œuvres de Louis XIV, tome III : relation de la campagne de 1673, dernières lignes.

[2] Liga nunca coje grandes paxaros. Le sens de ce proverbe se tire du double sens de liga, qui signifie à la fois glu et alliance.

[3] Voir plus bas les reproches du pensionnaire Fagel.

[4] Voir le compte rendu d'un conseil des ministres du 15 avril 1676, trouvé et publié par Rousset, Histoire de Louvois, tome II, Chap. IX, page 212.

[5] Colbert, Lettres à l'intendant de Rochefort, janvier, mars, avril 1674. Collection Clément.

[6] Lettre de Colbert à l'intendant de Bordeaux, mai 1674.

[7] Lettre de Colbert au gouverneur du Canada.

[8] Lettre de Louvois à Turenne, 16 avril. Lettre du marquis de Vaubrun à Turenne, 14 mai. Collection Grimoard.

[9] Œuvres de Louis XIV, tome III. Lettres de Bellefonds, du 10 février et 2 mars.

[10] Rousset, Histoire de Louvois.

[11] Mémoires du marquis de Pomponne.

[12] Mémoires du marquis de Pomponne. Sévigné, Lettres, janvier 1874 : Le grand-maréchal de Pologne a écrit au roi que si Sa Majesté voulait faire quelqu'un roi en Pologne, il le servirait de ses forces, mais que si elle n'a personne en vue, il lui demande sa protection. Le roi la lui donne...

[13] Œuvres de Louis XIV, tome III.

[14] Turenne à Louvois, 15 mai.

[15] Louvois à Turenne, 13 mai. Collection Grimoard.

[16] Œuvres de Louis XIV, tome III.

[17] Lettre de Colbert à l'intendant de Bordeaux, 25 mai 1674. Collection Clément.

[18] Lettres du roi et de Louvois, et réponse de Turenne. Collection Grimoard.

[19] Turenne, Collection Grimoard ; lettres de Turenne au roi, à Persode de Maizeri.

[20] Lettre de Freschmann à Condé, 25 juin.

[21] Voir dans la collection Grimoard la relation de l'affaire de Ladenbourg, et les lettres de Turenne à Rochefort et à Louvois, 6 et 8 juiilet 1674.

Il n'est peut-être pas sans intérêt de citer les petits vers suivants de La Fontaine, comme preuve de l'admiration qu'inspiraient ces victoires de Turenne et ses grandes qualités militaires :

En surmontant Charles et Caprara,

Vous avez fait, seigneur, un opéra.

Nous en faisons un nouveau, mais je doute

Qu'il soit si bon, quelque effort qu'il m'en coûte.

Le vôtre est plein de grands événements.

Beaucoup d'effets de fureur martiale,

D'amour très-peu, très-peu de pastorale.

Mars sans armure y fut vu, ce dit-on,

Mêlé trois fois comme un simple piéton.

Bien lui valut la longue expérience,

Et le bon sens et la rare prudence.

Dans le combat, ces trois divinités

Allaient toujours, marchant à ses côtés.

Ce Mars, seigneur, n'est le Mars de la Thrace ;

Mais, pour cet an, c'est le mars de l'Alsace,

Ainsi qu'il fut, et sera d'autres fois,

Très-bien nommé le Mars d'autres endroits.

[22] Levot, Histoire de la ville et du port de Brest.

[23] Œuvres de Louis XIV, tome III. Lettre du 7 juillet.

[24] Thomas, Histoire de Rochefort.

[25] Colbert à Gadagne, 11 juin. Collection Clément.

[26] Colbert à l'intendant de Bordeaux, 2 juin.

[27] Basnage, Annales des Provinces-Unies, an 1674.

[28] Voir Bossuet, Oraison funèbre du grand Condé. Les ennemis aussi ont reconnu l'avantage de cette position. Un général de l'Empereur disait au prince d'Orange que le poste occupé par le prince de Condé valait quinze mille hommes, et qu'il ne fallait pas songer à l'attaquer en ce lieu. Voir Rousset.

[29] Temple, Mémoires de.... la Chrétienté.

[30] Cette dernière supposition de Temple est parfaitement invraisemblable. Depuis le passage du Rhin, le grand Condé n'était plus suspect au roi. Louis XIV lui prodiguait, au contraire, toutes les marques de confiance et d'amitié.

[31] Temple, Mémoires.

[32] Rousset, Histoire de Louvois : nous lui avons emprunté les grands traits de ce combat. Il serait puéril de vouloir refaire ce qui est bien fait et complet. — On sourit en lisant dans la relation du prince d'Orange aux États-Généraux la phrase suivante : Le seul avantage que l'ennemi ait eu sur nous, est la prise d'une partie du bagage. Voir Basnage.

[33] Temple, Mémoires.

[34] Œuvres de Louis XIV, tome III. Lettres du 16 août.

[35] Sévigné, 5 septembre.

[36] Basnage, an 1674.

[37] Lettre de Louvois à Louis XIV, 6 octobre 1674. Œuvres de Louis XIV, tome III.

[38] Voir Basnage, an 1674. Mémoires du marquis de Lafare. — Œuvres de Louis XIV, tome III. Lettres de Sévigné, octobre 1674.

[39] Mignet, Négociations, tome IV.

[40] Turenne à Louvois, 8 août.

[41] Le mot est de Turenne.

[42] Freschmann au prince de Condé, 3 août.

[43] Voir ces pièces dans la collection Grimoard.

[44] Collection Grimoard, lettre du 8 août.

[45] Nous pouvons confirmer sur ce point le jugement de M. Rousset. Nous avons lu tout ce qui est imprimé des lettres de Louis XIV, de Louvois et de Turenne, sur la guerre d'Alsace, par conséquent ce qui a pu être connu des contemporains, et nous n'y avons rien trouvé de ce qui court partout sur les actes et les paroles des deux rivaux, pas même le fameux mot : Je prends tout sur moi et je réponds des évènements.

[46] Louis XIV à d'Estrades, 23 août.

[47] Gravel à Turenne, 13 août.

[48] Turenne à Persode, 23 septembre ; à Louvois, 23 septembre et 1er octobre. — Lettre de Vaubrun, 27 septembre.

[49] Turenne à Charuel et à Louvois, 6 octobre. Relation de la bataille d'Ensheim, collection Grimoard.

[50] Voir cette pièce décisive dans Rousset.

[51] Le Tellier à Turenne, 16 octobre.

[52] Œuvres de Louis XIV, tome III. Lettre du roi à Chamilly 12 octobre 1674.

[53] Lettre à Le Tellier, 9 novembre.

[54] Mémoires du marquis de Lafare.

[55] Turenne à Le Tellier, 29 novembre.

[56] Voir pour tous ces événements les lettres de Turenne, et les relations des combats de Mulhouse et de Turckheim, Collection Grimoard.

[57] Œuvres de Louis XIV, tome III.

[58] Mascaron, Oraison funèbre de Turenne.

[59] Pellisson, Lettres historiques.

[60] Temple, Mémoires, chap. I. — Joignons encore à ces témoignages celui d'un envieux qui a passé sa vie à critiquer tous les hommes de guerre de son siècle, sans épargner les plus grands, le marquis de Feuquières, auteur de Mémoires qui seraient mieux nommés : Traité de l'art de la Guerre. Il dit, au chapitre LXXX des Batailles : Dans cette action seule de M. de Turenne, on trouve rassemblé tout ce qu'un grand capitaine peut penser de plus juste quand il a réfléchi sur l'état présent et l'état futur de la guerre dont il est chargé, tout ce qui peut se faire de plus habile pour cacher un dessein à son ennemi, et tout ce qui peut être apporté de jugement et de vivacité dans l'exécution d'un projet mûrement médité et savamment amené au point de son exécution.