HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON Ier

 

CHAPITRE XI. — LES CENT JOURS.

 

 

Exilé sur le rocher de l'île d'Elbe, roi d'une île obscure et sans étendue, Napoléon épiait avec une vigilante anxiété ce qui se passait en France et au congrès de Vienne : comme un lion prisonnier, qui se retourne perpétuellement dans sa cage en cherchant une issue, il vivait sans repos, sans résignation, et il attendait d'un jour à l'autre qu'une faute de ses geôliers ou de ses ennemis lui fournît, sinon un moyen, du moins un prétexte de ressaisir la liberté. Il savait qu'une fermentation sourde agitait l'Italie ; des amis sûrs l'avaient informé des dispositions du sentiment public en France, et il espérait. Enfin le moment qu'il jugeait favorable s'offrit à lui, et il entreprit une de ces révolutions prétoriennes, dont Tacite nous a transmis le souvenir, et dont la France n'attendait pas le retour.

Le 26 février, une petite flottille composée du brick l'Inconstant et de quelques légers navires, cinglait en pleine mer vers les cotes de France. Elle portait Napoléon et neuf cents hommes de sa vieille armée, la veille encore ses compagnons d'exil, aujourd'hui associés à la dernière fortune du proscrit impérial. Ils revenaient sur ces mêmes eaux qui, quinze ans plus tôt, les avaient ramenés d'Égypte pour détrôner le Directoire. Seront-ils également heureux dans leur lutte contre les héritiers de Hugues Capet ? Ils l'ignorent : ils se voient réduits à éviter avec le plus grand soin la plus petite croisière anglaise, et pourtant ils vont se mesurer contre un gouvernement qui dispose — il le croit du moins — du sang et des bras de vingt-huit millions d'hommes. Entreprise téméraire ou insensée !

Le soir on découvrit deux frégates ; à six heures un bâtiment de guerre français, le Zéphyr, vint droit sur la flottille ; ayant reconnu le pavillon elbois, un drapeau blanc parsemé d'abeilles, il se borna à demander des nouvelles de l'empereur : Napoléon répondit lui-même qu'il se portait bien. Le 27, on passa en vue d'un vaisseau de ligne, qui ne daigna pas s'occuper de la pauvre flottille ; le 1er mars, à trois heures, on entra dans le golfe de Juan ; à cinq heures, on jeta l'ancre sur la plage de Cannes, en Provence. Le premier bivouac fut établi dans une plantation d'oliviers :

Beau présage ! s'écria l'empereur, puisse-t-il se réaliser !

Un paysan qui se trouvait là et avait servi sous Napoléon, déclara ne plus vouloir le quitter :

Eh bien ! Bertrand, dit l'empereur au grand maréchal, voici déjà du renfort.

Son premier soin fut de détacher un capitaine et vingt-cinq hommes sur Antibes ; ils y entrèrent aux cris de : Vive l'empereur ! Mais le commandant Corsin, fidèle au serment qu'il avait prêté à Louis XVIII, fit fermer derrière eux les portes de la ville, et les retint prisonniers.

Ce contre-temps en faisait prévoir d'autres.

A onze heures du soir, la petite colonne se mit en route du côté des montagnes. ; elle fit d'abord vingt lieues en vingt-deux heures. Le 2, elle s'arrêta à Cérénon ; le 3, au village de Barême ; le 4, à Digne, et le 5, à Gap, C'est là que Napoléon fit imprimer les deux proclamations qu'il adressait au peuple et à l'armée ; il les avait dictées en mer à ses soldats. La première se terminait ainsi :

Français ! dans mon exil, j'ai entendu vos plaintes et vos vœux ; vous réclamiez ce gouvernement de votre choix, qui seul est légitime. Vous accusiez mon long sommeil, vous me reprochiez de sacrifier à mon repos les intérêts de la patrie.

J'ai traversé les mers au milieu des périls de toute espèce ; j'arrive parmi vous reprendre mes droits, qui sont les vôtres. Tout ce que les individus ont fait, écrit ou dit depuis la prise de Paris, je l'ignorerai toujours ; cela n'influera en rien sur le souvenir que je conserve des services importants qu'ils ont rendus, car il est des événements d'une telle nature, qu'ils sont au-dessus de l'organisation humaine.

Français ! il n'est aucune nation, quelque petite qu'elle soit, qui n'ait eu le droit et ne se soit soustraite au déshonneur d'obéir à un prince imposé par un ennemi momentanément victorieux. Lorsque Charles VII rentra à Paris et renversa le trône éphémère de Henri V, il reconnut tenir son trône de la vaillance de ses braves, et non d'un prince régent d'Angleterre.

C'est aussi à vous seuls et aux braves que je fais et ferai toujours gloire de tout devoir.

Voici maintenant quelques traits de sa proclamation à l'armée :

Soldats ! nous n'avons pas été vaincus : deux hommes sortis de nos rangs ont trahi nos lauriers, leur pays, leur prince, leur bienfaiteur. Arrachez ces couleurs que la nation a proscrites ; arborez cette cocarde tricolore ; vous la portiez dans nos grandes journées. Venez vous ranger sous les drapeaux autour de votre chef ; son existence ne se compose que de la vôtre ; ses droits ne sont que ceux du peuple et les vôtres. La victoire marchera au pas de charge ; l'aigle, avec les couleurs nationales, volera de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame... Dans votre vieillesse, entourés et considérés de vos concitoyens, ils vous entendront avec respect raconter vos hauts faits ; vous pourrez dire avec orgueil : Et moi aussi, je faisais partie de cette grande armée qui est entrée deux fois dans les murs de Vienne, dans ceux de Rome, de Berlin, de Madrid, de Moscou, qui a délivré Paris de la souillure et de la trahison que la présence et les armes de l'ennemi y ont empreintes.

 

En Provence, Napoléon avait trouvé sur sa route un peuple curieux, mais indifférent ou hostile à sa cause. Aucun individu notable n'avait grossi sa troupe : dès qu'il eut franchi la Durance, la scène changea. Les montagnards du Dauphiné accouraient en foule sur son passage et poussaient de vives acclamations. A Saint-Bonnet, dans les Hautes-Alpes, ils voulaient sonner le tocsin et faire lever les villages ; Napoléon les en dissuada. Jusque- là tout le pays avait été trouvé dégarni de soldats ; mais le 7 mars au matin, sur le territoire du département de l'Isère, on découvrit un bataillon détaché de la garnison de Grenoble qui était venu barrer le chemin à Napoléon : cette troupe campa près des lacs de Laffrey. Cambronne s'approcha pour parlementer, mais on refusa de l'entendre. Tout semblait perdu : Napoléon, pour dernière ressource, s'approcha de ses adversaires, et leur dit, en découvrant sa poitrine : S'il en est un de vous qui veuille tuer son empereur, il le peut ; me voici. A cette vue, un frémissement agita le bataillon tout entier. Les soldats qui, un moment auparavant, se disposaient à le combattre, sentirent leurs yeux se remplir de larmes, et, déposant leurs fusils, s'écrièrent avec transport : Vive Napoléon ! vive l'Empereur ! puis ils foulèrent aux pieds leurs cocardes blanches et reprirent les couleurs de l'empire.

Ce moment était décisif ; Napoléon, dont les forces étaient doublées, accéléra sa marche. Comme il sortait de Vizille, commune célèbre dans les fastes révolutionnaires, vint à sa rencontre, au pas de course, le 7e de ligne, commandé par le jeune Labédoyère. Les deux troupes mêlèrent leurs rangs avec enthousiasme et poursuivirent leur route vers Grenoble Le général Marchand avait fait fermer les portes et avait donné l'ordre de défendre la ville. La garnison couvrait les remparts. Elle se composait de quatre vieux régiments, et parmi eux figurait le 4e d'artillerie, dans les rangs duquel, vingt-cinq ans auparavant, Napoléon avait servi comme capitaine. La population était rangée derrière cette troupe. Soldats et peuple se taisaient encore : soudain, à la lueur des flambeaux, car il était nuit, on vit apparaître les compagnons de Napoléon, marchant en avant, l'arme renversée en signe de fraternité, et criant : Vive Grenoble ! vive la France ! la garnison et la foule répondirent par les cris de : Vive Napoléon ! vive la garde ! et les portes tombèrent devant l'empereur. Ce moment fut sans exemple dans l'histoire de ce grand homme. Napoléon se vit en un clin d'œil emporté par mille mains, promené comme en triomphe, et intronisé à la façon des rois de la première race. Alors son règne recommença : les autorités, les magistrats vinrent le saluer du titre d'empereur ; il se trouva maître d'une place de guerre, de vastes arsenaux et d'une armée de six mille vétérans. Cependant il sentait le besoin de se concilier les populations : chaque parole qui sortait de sa bouche était une protestation adroite en faveur de la paix et de la liberté : il flattait le sentiment républicain, que pendant tout son règne il n'avait cesé de comprimer. Le 8 mars, il passa ses troupes en revue ; le 9, il se mit en marche vers Lyon : MONSIEUR, comte d'Artois, frère de Louis XVIII, et le duc d'Orléans s'étaient rendus dans cette ville pour lui en disputer l'entrée ; mais ils essayèrent en vain de contenir la garnison dans le devoir ; trahis par leur escorte et abandonnés de tous, ils s'éloignèrent. Un seul garde national osa demeurer fidèle au compte d'Artois et l'accompagner dans sa retraite. Napoléon, pour témoigner son estime à ce serviteur courageux, lui envoya la croix d'honneur.

La nouvelle du débarquement de l'empereur avait été répandue à Paris dans la journée du 6. Une ordonnance royale déclara Napoléon hors la loi, et prescrivit à chaque habitant de lui courir sus et de le combattre. Le 8, le gouvernement royal affectait une sérénité qu'il essayait de communiquer à l'opinion. Tantôt il faisait annoncer que Bonaparte, cerné de toutes parts, était réduit à fuir dans les montagnes ; tantôt que Grenoble tiendrait jusqu'au bout ; aussi les partisans de la monarchie des Bourbons étaient-ils pleins d'une trompeuse crédulité. La censure ne permettait pas aux journaux de faire connaître la vérité.

Louis XVIII seul ne s'abusait pas sur le danger : il manda le maréchal Ney et lui confia le commandement de l'armée royale destinée à arrêter la marche de Napoléon. Le prince de la Moscowa, ému de cette marque de confiance, promit au roi de lui amener son rival prisonnier dans une cage de fer ; mais cet homme, si brave sur le champ de bataille, était faible lorsqu'il s'agissait de garder une résolution. A peine fut-il arrivé à Lons-le-Saulnier, que la seule approche de son ancien maître réveilla chez lui le fanatique dévouement dont l'armée entière était animée pour Napoléon : aussi donna-t-il aux soldats l'exemple de la défection. Quand cette armée eut passé sous ses aigles, Napoléon ne rencontra plus d'obstacles sérieux, et il devint évident pour tout le monde que la cause des Bourbons était perdue. Vainement Louis XVIII convoqua-t-il les deux chambres en séance royale ; vainement jura-t-il de nouveau fidélité à la Charte, et plaça-t-il son trône sous la protection des gardes nationales du royaume : les larmes qui coulèrent des yeux de ses serviteurs devaient être impuissantes pour conjurer la chute du trône. Dans la nuit du 19 au 20 mars, l'auguste vieillard dut reprendre la route de l'exil et se dérober, par une prompte retraite, aux approches de l'empereur. Quelques heures après son départ, Napoléon entrait à Fontainebleau ; le 20 mars était pour lui un jour heureux, celui de la naissance du roi de Rome. Ce fut donc le 20 mars, à neuf heures du soir, que Napoléon voulut reparaître à Paris. Quand il arriva au Carrousel, la foule était trop grande pour qu'il pût marcher ; comme à Grenoble, on l'enleva de son cheval, on le porta de bras en bras, et c'est ainsi qu'à la lueur des torches qui faisait étinceler les casques, les sabres et les baïonnettes, l'empereur, sans avoir brûlé une amorce depuis son départ de l'île d'Elbe, sans avoir versé une goutte de sang, occupa de nouveau le palais des Tuileries.

Il y était à peine, que la déclaration des puissances alliées, assemblées au congrès de Vienne, vint troubler les illusions de son triomphe : les souverains proclamaient dans ce manifeste que Napoléon s'était mis au ban de l'Europe ; qu'il s'était livré à la vindicte publique ; qu'avec lui, désormais, il ne pouvait y avoir ni paix ni trêve. Ces menaces ne devaient pas tarder à recevoir leur accomplissement.

Mais des résistances s'organisent au midi et sur plusieurs points de la France ; elles furent successivement contenues. Le roi s'était retiré à Gand ; le duc de Bourbon, nommé gouverneur général des cinq départements militaires de l'ouest, avait fait voile, le 6 avril, pour l'Espagne, après en avoir appelé à la fidélité bretonne. Madame la duchesse d'Angoulême s'était rendue à Bordeaux et y avait déployé les vertus héroïques de Marie-Thérèse, son aïeule. Moins heureuse que l'illustre princesse de Lorraine, elle avait été contrainte de fuir une seconde fois la terre natale. Son époux avait réuni à Toulouse une armée de douze mille volontaires royalistes, à l'aide desquels il venait de reprendre divers points importants de la Provence et du Dauphiné ; au moment où il s'apprêtait à marcher sur Lyon et Grenoble, il fut cerné par les troupes du général Gilly, et réduit à signer une capitulation aux termes de laquelle il devait s'embarquer à Cette. Le général en chef Grouchy refusa de reconnaître cette convention ; mais Napoléon lui intima de la respecter et de veiller à ce que M. le duc d'Angoulême fût traité avec les égards dus à son rang. Le 18 avril, cent coups de canon annoncèrent l'entière soumission du Midi ; le drapeau tricolore flottait à Toulon et à Marseille.

Murat avait conservé, du moins à titre précaire, le trône de Naples, et l'Europe n'avait point encore oublié que la défection de ce prince avait contribué aux désastres subis par les aigles de Napoléon ; il ne voyait pas moins sa couronne menacée par les souverains convoqués au congrès de Vienne ; dans cette situation pénible, il prit le parti de se déclarer ouvertement pour Napoléon. Ce dernier fut plutôt compromis qu'aidé par cette alliance. En effet, Murât, au lieu d'attendre le mot d'ordre de l'empereur, entra à Florence sans déclaration de guerre, et força les Autrichiens de se replier sur les bords du Pô. Dans les journées des 2 et 3 mai, il fut vaincu à Tolentino et à Macerata ; ces deux revers lui coûtèrent d'abord le trône, et plus tard la vie.

L'état des esprits en France n'était point ce que le succès du 20 mars aurait pu le faire croire ; on peut dire que Napoléon n'avait triomphé que par surprise, la bourgeoisie et la noblesse s'étant isolées du mouvement et l'ayant laissé faire sans le souhaiter, sans le contredire. La France n'était plus ce que Napoléon l'avait trouvée à son retour d'Égypte. Alors le pays cherchait des yeux un homme vraiment fort, qui pût contenir les partis au dedans, et au dehors repousser l'Europe : au mois de mars 1815, à l'exception de l'armée et des serviteurs dépossédés de la dynastie impériale, la grande majorité voulait la paix, et, tout en s'honorant de la gloire du passé, elle cherchait avant tout les satisfactions de l'industrie, du commerce et du repos. Napoléon ne lui rapportait plus, comme autrefois, la victoire ; il venait réveiller par sa présence toutes les colères de l'Europe et convoquer de nouveau l'étranger à nous faire la guerre. Aussi paraissait-on généralement épouvanté de l'avenir. Napoléon lui-même était dévoré d'inquiétudes. Il n'avait en France que deux points d'appui : l'un, son armée, amoindrie, découragée par les revers des dernières campagnes ; l'autre, les hommes de la révolution. Ceux-ci relevaient la tête et réclamaient des garanties. En vain l'empereur s'efforçait-il de donner le change à leur impatience, il se trouvait tous les jours en face de désappointements nouveaux : tantôt assiégé par des idées démagogiques, dont au fond de l'âme il connaissait le danger, tantôt menacé d'un immense abandon ; l'Europe en face, la république derrière. Les émigrés et les royalistes avaient pénétré le secret de ses embarras ; ils attendaient le moment favorable pour en profiter. Dans la Vendée, les chefs politiques s'agitaient de nouveau, une insurrection allait éclater, les paysans du Marais et du Bocage s'enrégimentaient par paroisses et se groupaient autour des seigneurs.

L'empereur s'arrêta au parti de commencer la monarchie constitutionnelle ; il fit proclamer une nouvelle charte, par lui nommée acte additionnel aux constitutions de l'empire. Cette concession ne satisfit personne. De part et d'autre on murmura et on attendit que la fortune des batailles vînt relever la démocratie ou créer la dictature. Napoléon avait d'ailleurs rappelé autour de lui les anciens coryphées de la république et de l'empire. A Carnot il venait de donner le portefeuille de la guerre ; à Fouché, vieilli dans les trahisons, le ministère de la police générale. Cet homme vendait publiquement à l'étranger les secrets de la France. Quand Napoléon ouvrit les yeux, il n'était plus temps. Cependant, en vertu de la nouvelle constitution, on procédait à l'élection d'une chambre de représentants, on créait une chambre des pairs, on organisait l'administration, les finances, l'armée.

Dans les provinces de la Bretagne, de l'Anjou, de la Bourgogne et du Lyonnais, il se forma des associations de fédérés : ceux qui en firent partie s'engagèrent, sous la foi du serment, à mourir plutôt que de souffrir le triomphe de l'étranger. Napoléon s'alarma de ces associations.

Dans une circonstance, il vit défiler devant lui les fédérés des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau. C'était une scène de 1791 : les piques du 20 juin et du 10 août avaient reparu ; aux cris de Vive l'empire ! proférés par cette multitude, se mêlaient des cris d'extermination contre les nobles et les prêtres. Napoléon sentit qu'on voulait faire de lui le roi d'une nouvelle jacquerie, et il s'indigna de ce rôle. En résumé, les classes bourgeoises se retiraient de lui, et il en était réduit aux sympathies des paysans et des prolétaires. Profondément ami de la hiérarchie, il eut peur de ses propres auxiliaires, il comprit la faiblesse de sa situation nouvelle.

Toujours désireux d'imiter Charlemagne, il eut la pensée de convoquer en un champ-de-mai l'élite de l'armée et du peuple. Ce fut-une étrange scène que celle dont Paris fut témoin le 1er juin 1815 : la vaste plaine du Champ-de-Mars était ce jour-là occupée par les représentants de l'armée, des provinces et des villes fédérées ; les deux chambres, la magistrature, les autorités et les princes de l'empire y avaient pris place ; les bannières des régiments et des départements flottaient dans les airs. Quatre à cinq cent mille spectateurs couvraient les talus et entouraient cette immense assemblée d'une immense ceinture. A l'extrémité du Champ-de-Mars on avait élevé un autel, et l'on célébrait les saints mystères ; l'empereur était en face, sur son trône ; lorsque le bruit du canon annonça le moment de la consécration, cette multitude fléchit le genou et courba la tête ; on remarqua le recueillement de Napoléon. Après la messe, on proclama l'acceptation par le peuple de la nouvelle constitution impériale. Lorsque l'orateur qui parlait au nom du corps électoral eut terminé la lecture de son adresse, il se fit un roulement de tambours, et Napoléon répondit en ces termes :

Empereur, consul, soldat, je tiens tout du peuple ; dans la prospérité, dans l'adversité, sur le champ de bataille, au conseil, sur le trône, dans l'exil, la France a été l'objet unique de mes pensées et de mes actions.

Comme ce roi d'Athènes, je me suis sacrifié pour mon peuple, dans l'espoir de voir se réaliser la promesse donnée de conserver à la France son intégrité naturelle, ses honneurs et ses droits.

L'indignation de voir ces droits sacrés, acquis par vingt années de victoires, méconnus et perdus à jamais, le cri de l'honneur français flétri, les vœux de la nation m'ont ramené sur ce trône, qui m'est cher, parce qu'il est le palladium de l'indépendance, de l'honneur et des droits du peuple.

Français, vous allez retourner dans les départements : dites aux citoyens que les circonstances sont grandes, qu'avec de l'union, de l'énergie, de la persévérance, nous sortirons victorieux de cette lutte d'un grand peuple contre ses oppresseurs ; que les générations à venir scruteront sévèrement notre conduite ; qu'une nation a tout perdu quand elle a perdu l'indépendance !...

Ma volonté est celle du peuple, mes droits sont les siens ; mon honneur, ma gloire, mon bonheur ne peuvent être autres que l'honneur, la gloire et le bonheur de la France.

 

Beaucoup de personnes avaient pensé qu'au lieu de se borner à prononcer ces paroles et à distribuer des aigles aux légions de la garde nationale et de l'armée, Napoléon aurait imité jusqu'au bout ce roi d'Athènes dont il avait rappelé le dévouement : on eût voulu le voir abdiquer solennellement la couronne impériale en faveur de son fils, et désarmer ainsi les colères de l'Europe amassées contre la France. Il ne le fit pas, et l'on se sépara, l'imagination émue par la singularité du spectacle, mais effrayée des calamités de l'avenir. Peu de jours après, Napoléon ouvrit la session des chambres : il leur demanda à l'aider à sauver la patrie ; elles le promirent, et ne surent pas tenir leur engagement. On remarqua cette phrase prophétique qui fut adressée par l'empereur à la chambre des représentants :

N'imitons pas les Grecs dégénérés du Bas-Empire, qui se rendirent la risée du monde en discutant des questions abstraites lorsque le bélier brisait les portes de Constantinople.

 

Les représentants des Cent-Jours devaient se montrer encore plus dignes de pitié que ces Grecs sans énergie. Déjà, d'ailleurs, on voyait poindre parmi eux une opposition sans générosité, sans grandeur, et que la victoire seule pouvait réduire au silence. La liberté de la pressé avait été rendue aux journaux, et ils en profitaient pour dévouer le pays à la vindicte de l'Europe, l'empereur aux ressentiments des régicides. Mais le parti républicain n'était pas seul à protester : l'insurrection de la Vendée avait étendu ses progrès dans le Poitou, dans l'Anjou, en Bretagne. Napoléon était prêt de ce côté ; il envoya une armée de vingt-cinq mille hommes, sous les ordres du général Lamarque, occuper les départements de l'ouest. Lamarque, à l'exemple de Hoche, préféra la gloire du pacificateur à celle du soldat, et réussit à conclure avec les chefs royalistes une paix honorable pour les deux causes.

Replacé de nouveau sur le terrain des batailles, Napoléon était parvenu à rassembler, en deux mois, cinq cent cinquante mille hommes, distribués en sept armées : il avait rendu aux régiments ces noms glorieux d'invincible, de terrible, d'incomparable, d'un contre dix, qui rappelaient tant de hauts faits d'armes ; les frontières se hérissaient de canons, la France entière avait été trans- formée en un vaste atelier livré à la fabrication des fusils et des sabres. Mais, à l'exception des débris de la vieille armée, ces troupes si nombreuses et levées à la hâte étaient encore inhabiles au métier des armes. Et cependant l'Europe tout entière était en marche contre la France, un million de soldats menaçaient nos frontières : ce fut le 12 juin que Napoléon quitta Paris pour aller prendre le commandement de l'armée du nord. Deux jours après il adressa à ses troupes la proclamation suivante :

Soldats ! c'est aujourd'hui l'anniversaire de Marengo et de Friedland, qui décida deux fois du destin de l'Europe. Alors, comme après Austerlitz, comme après Wagram, nous fûmes trop généreux ! nous crûmes aux protestations et aux serments des princes que nous laissâmes sur le trône ; aujourd'hui, cependant, coalisés contre nous, ils en veulent à l'indépendance et aux droits les plus sacrés de la France. Ils ont commencé la plus injuste des agressions : ne sommes-nous plus les mêmes hommes ?

Soldats ! à Iéna, contre ces mêmes Prussiens aujourd'hui si arrogants, vous étiez un contre trois, et à Montmirail un contre six. Que ceux d'entre vous qui ont été prisonniers des Anglais vous fassent le récit de leurs pontons et des maux affreux qu'ils ont soufferts.

Les Saxons, les Belges, les Hanovriens, les soldats de la Confédération du Rhin, gémissent d'être obligés de prêter leurs bras à la cause de princes ennemis de la justice et des droits de tous les peuples. Les insensés ! un moment de prospérité les aveugle. L'oppression et l'humiliation du peuple français sont hors de leur pouvoir ! s'ils entrent en France, ils y trouveront leur tombeau.

Soldats ! nous avons des marches forcées à faire, des batailles à livrer, des périls à courir ; mais avec de la constance la victoire sera à nous ; les droits, l'honneur et le bonheur de la patrie seront conquis. Pour tout Français qui a du cœur, le moment est arrivé de vaincre ou de périr.

 

La grande armée anglaise, commandée par lord Wellington, couvrait une partie considérable du Brabant ; on évaluait ses forces à cent dix mille hommes. Le quartier général des Prussiens, placés au nombre de cent vingt mille sous les ordres de Blücher, était à Namur. Napoléon ne disposait que de cent trente mille hommes réunis sous la Sambre, à Beaumont et en avant de Philippeville. Il entreprit de percer la ligne de Wellington et de Blücher, à Charleroi, leur point de jonction. Ce plan était hardi et bien conçu : l'ennemi allait le laisser s'accomplir en toute sécurité ; mais il fut, dit-on, averti des projets de l'armée française, et il se hâta de concentrer ses forces.

Le 15, dès la pointe du jour, l'armée française se porta en avant sur trois colonnes, pour passer la Sambre sur trois points ; les Prussiens, culbutés près de Thuin par le prince Jérôme Bonaparte et par l'avant-garde du deuxième corps, se replièrent au delà de Charleroi, où Napoléon entra à midi, poussant toujours l'ennemi.

Le 16, l'empereur livra aux abords de Fleurus, nom célèbre dans nos fastes militaires, une bataille que les Prussiens perdirent encore. Mais si les ordres que Napoléon avait donnés au maréchal Ney, qui commandait la gauche, eussent été ponctuellement suivis, Blücher, au lieu de quelques milliers d'hommes, perdait son armée entière. Échappé à ce désastre, il réussit à rallier ses troupes le lendemain même de sa défaite.

Une nouvelle bataille fut livrée à Ligny : la perte de l'armée prussienne s'éleva à vingt-cinq mille hommes tués, blessés ou pris. Celle de notre armée fut de sept mille soldats. Blücher opéra sa retraite par Mont-Saint-Guibert et par Gembloux ; il fut rejoint, pendant la nuit, par le corps de trente mille hommes du général Bülow.

Pendant que le centre et la droite de l'armée française obtenaient ces avantages signalés, le maréchal Ney soutenait en avant des Quatre-Bras un combat acharné contre les forces anglaises : Ney n'avait sous lui que vingt mille hommes, et ne pouvait rien contre un ennemi trop supérieur en nombre. Mais Wellington, ayant reçu avis des défaites de Blücher, ordonna la retraite sur Bruxelles, et s'arrêta au village de Waterloo. Napoléon marcha contre lui avec soixante-huit mille hommes et deux cent quarante pièces de canon. Grouchy, de son côté, devait poursuivre Blücher ; mais, par un inconcevable malentendu, il lui laissa prendre les devants et compromit par sa lenteur le salut de notre armée. Napoléon ignorait ce contre-temps ; il agissait comme si son lieutenant eût exécuté fidèlement ses ordres.

Le 18 juin, au lever du jour, les armées française et anglaise se trouvaient rangées en bataille ; la nôtre, sur la chaussée de Charleroi à Bruxelles et en avant de la forêt de Soignes, occupait les hauteurs depuis le plateau qui domine Hougoumont jusqu'au penchant d'un autre plateau qui couronne les fermes de la Haie et de Papelotte ; Napoléon, avec la garde impériale, s'était porté sur les hauteurs de Rossamme, près de la ferme de Belle-Alliance. La pluie, qui pendant la nuit précédente n'avait cessé de tomber par torrents, avait fortement détrempé le sol ; les fantassins et les chevaux avançaient avec peine sur la terre boueuse et au milieu des moissons à demi couchées.

A midi et demi Napoléon ordonna à son frère Jérôme d'enlever le bois d'Hougoumont ; cette position est plusieurs fois prise et reprise, enfin elle reste au pouvoir des Français. Durant cet engagement, qui ne réussit pas d'ailleurs à opérer une diversion sur la gauche de l'armée française, le prince Jérôme, dont l'âge avait mûri le caractère, fit preuve d'un intrépide dévouement et reçut une blessure en combattant les Anglais. Sur la droite, le comte d'Erlon se porta vers le village de Mont-Saint-Jean. Sa formidable-artillerie écrasa l'infanterie anglaise et balaya le plateau Déjà des cris de victoire éclataient dans nos rangs ; mais le Prussien Bülow marchait à pas précipités avec trente mille hommes au secours de l'armée anglaise ; celle-ci reprend l'offensive ; elle s'empare de nouveau des hauteurs de Mont-Saint-Jean. Le maréchal Ney, emporté par son ardeur et au mépris des ordres de Napoléon, charge à son tour et chasse encore l'ennemi de cette position ; Wellington voit ce mouvement intempestif, fait avancer son infanterie et lance sur les soldats de Ney toute sa cavalerie. L'empereur prescrit aux cuirassiers de Kellermann de dégager ce corps ainsi compromis ; mais les grenadiers à cheval et les dragons de la garde, spontanément et sans ordres, suivent ce mouvement et se jettent en aveugles sur les Anglais. Il en résulte un choc long et terrible ; cependant l'infanterie anglaise, pour résister à la tempête, se forme en carrés et dirige sans relâche sur nos escadrons un feu meurtrier et une abondante mitraille. La fureur de la cavalerie française augmente avec le danger. Vingt fois les carrés ennemis sont enfoncés, vingt fois ils se reforment. L'infanterie anglaise meurt avec un courage tranquille, avec une froide patience dont les annales de la guerre n'offrent point de modèles. Wellington verse des larmes en considérant ce dévouement magnanime ; il croit la journée perdue ; il ne lui reste plus d'autre espoir que l'arrivée de la nuit ou celle des Prussiens. A la fin, ses troupes cèdent en frémissant ; douze mille Anglais sont tués, les autres commencent à se replier, la route de Bruxelles est encombrée de fuyards et de bagages : tout révèle une complète déroute.

Alors une vive fusillade se fait entendre dans le lointain, sur notre gauche, et notre armée pousse des cris de joie :

Voilà Grouchy ! s'écrie-t-on de toutes parts ; encore un effort ! victoire !

Fatale méprise ! au lieu de cette réserve qu'on attendait, et qui devait d'un seul coup terminer la bataille, tombe sur nous l'armée prussienne, commandée par Blücher. Vainement Napoléon ordonne-t-il un changement de front, la cavalerie et l'infanterie perdent du terrain et plient devant les masses qui les refoulent. Pour surcroît d'épreuves, des bruits de trahison courent de rang en rang et pénètrent l'âme de l'officier et du soldat. Des régiments entiers, se croyant livrés à l'ennemi, quittent leur poste ; d'autres font entendre le cri sinistre de sauve qui peut ! en un instant Wellington a ressaisi la victoire. Les Anglais et les Prussiens se précipitent de tous côtés sur nos bataillons épars. La nuit augmente le désordre et l'épouvante ; l'armée n'est bientôt plus qu'une masse informe et confuse, abandonnée à la fureur des troupes étrangères.

Napoléon, au milieu de ce désastre inattendu, rallie à peine quelques escadrons ; l'épée à la main, il cherche à s'ouvrir un passage. Le prince Jérôme imite son exemple et s'écrie : Dans cette journée, tout ce qui porte le nom de Bonaparte doit savoir mourir. Il disait vrai, mais la masse des fuyards les enveloppe et les emporte malgré eux.

Restaient encore debout quelques débris de la vieille garde, quelques fragments de ces armées de Sambre-et-Meuse, d'Italie et d'Égypte, l'orgueil de la république et de l'empire : ils étaient là, ralliés autour de leurs chefs et du brave Cambronne, résolus à attendre la mort, et n'ayant point cessé de la donner : sommés de mettre bas les armes, ils moururent, et ne se rendirent pas ; et tant fut grand leur désespoir, que ceux-là mêmes qu'épargnait la pitié ou l'admiration de l'ennemi, renoncèrent volontairement à la vie. Ainsi, sur cette même terre de Belgique, les Gaulois et les Francs encore barbares se tuaient de leurs propres mains pour se soustraire à la honte de reconnaître un vainqueur.

L'armée française avait perdu vingt-cinq mille hommes tués, blessés ou pris ; la perte de l'ennemi n'était pas moins considérable. Le lendemain, un grand nombre de fuyards rejoignaient leurs aigles. Le corps de Grouchy était intact. A l'aide de ces ressources et des garnisons du nord, Napoléon pouvait encore organiser la défense des frontières de Belgique, rallier à Laon ou derrière la Sambre les débris de l'armée de Waterloo, et attendre de nouveaux renforts : peut-être même se fût-il promptement trouvé en état de reprendre l'offensive ; mais il céda malgré lui aux conseils de ses généraux, et vint à Paris faire appel au patriotisme des chambres.

Il arriva dans la capitale en même temps que le bruit de sa défaite ; il venait demander des secours, une armée ; mais la chambre des représentants, comme le corps législatif de 1814, comptait dans ses rangs une majorité d'idéologues soi-disant constitutionnels, hommes qui parlent théories libérales lorsqu'il faut se réfugier sous la dictature. Ces gens-là, depuis Pétion, leur type éternel, n'ont rien appris et rien oublié. Sur un volcan, ils discuteraient encore principes parlementaires et obéissance au règlement. Élus des classes moyennes, ils en ont sans doute les vertus ; mais ils tiennent d'elles un esprit étroit et jaloux, ennemi de toutes les résolutions grandes et généreuses. Ils détestaient Napoléon, parce qu'ils le supposaient peu favorable au régime représentatif. La sinistre nouvelle du désastre de Waterloo ne fut pour eux qu'une occasion de prendre une position hostile à l'égard du pouvoir impérial. Ils s'imaginèrent que le salut de la France dépendait de leurs votes, et que l'ennemi, en marche sur la capitale, s'arrêterait devant des phrases de tribune. Au lieu de se confier à Napoléon, ils se séparèrent de lui, sans savoir à qui aller, et avec la ferme intention de ne point souffrir le retour du roi. Les insensés prirent eux-mêmes, entre leurs mains impuissantes, ce fardeau que Napoléon pouvait seul porter. Pour sauver le gouvernement constitutionnel, ils commencèrent par le violer, et déclarèrent, en dépit des termes exprès de l'acte additionnel, que quiconque oserait les dissoudre serait traître à la patrie. C'était mettre Napoléon dans la nécessité d'abdiquer ou de renouveler la révolution du 18 brumaire. Cependant Napoléon, retiré au palais de l'Élysée, prenait tour à tour conseil de quelques amis et de quelques traitres, et ne savait à quelle extrémité se résoudre.

L'empereur avait compris sa position. Abandonné par la bourgeoisie, dont les intérêts avaient fait sa force principale au 18 brumaire ; vaincu lorsque la victoire pouvait seule l'entourer d'un prestige de puissance, il ne lui restait d'autre ressource que de faire appel aux passions démocratiques et de remuer jusqu'à la lie tous les instincts de la révolution. Les faubourgs de Paris ne manquaient pas d'hommes aux bras nus, tout disposés à faire main basse sur les nobles et à promener sur des piques les têtes coupées des représentants constitutionnels ; les campagnes de la Lorraine et de l'Alsace, les provinces de l'Est, comptaient encore de nombreux partisans très-dévoués à Napoléon, et qui, plaçant en lui d'odieuses espérances, attendaient qu'il les délivrât des émigrés et des prêtres, et leur donnât le signal de nouvelles proscriptions. Voilà sur quelles portions de la société Napoléon, isolé des chambres et contraint de se passer d'elles, était désormais condamné à régner. Ce n'était point tant les dangers militaires qui le préoccupaient ; il pouvait en trois jours réunir autour de Paris quatre-vingt-cinq mille hommes, et il ne lui en avait pas fallu la moitié pour balancer, en 1814, les attaques de six cent mille étrangers. Mais prolonger la guerre, il ne le pouvait sans s'aliéner encore les sympathies de la propriété moyenne, de l'industrie et du commerce, sans aviser aux terribles expédients de la Convention. Le salut du pays était fort douteux, même à ces conditions, et l'eût il obtenu, sur qui régner ensuite, sinon sur ce qu'il avait lui-même si justement nommé la jacquerie ? Homme d'organisation et d'ordre, puissamment hiérarchique, doué d'un génie élevé, et responsable de sa gloire aux yeux de l'avenir, Napoléon recula devant la tache qui lui restait à accomplir : il prit en dégoût cette couronne que lui offraient la garde prétorienne et les clubs ; il comprit cette redoutable vérité, que sa mission était arrivée à son terme ; il se résigna.

Ce fut le prince Lucien Bonaparte qui fut chargé de porter à la chambre des représentants la déclaration suivante :

En commençant la guerre pour l'indépendance nationale, je comptais sur la réunion de tous les efforts, de toutes les volontés, et sur le concours de toutes les autorités constituées. J'étais fondé à en espérer le succès, et j'avais bravé toutes les déclarations des puissances alliées contre moi. Les circonstances me paraissent changées ; je m'offre en sacrifice à la haine des ennemis de la France. Puissent-ils être sincères dans leurs déclarations et n'en avoir voulu qu'à ma personne ! Ma vie politique est terminée : je proclame mon fils, sous le titre de Napoléon II, empereur des Français... Unissez-vous tous pour le salut public et pour rester une nation indépendante.

Au palais de l'Élysée, le 22 juin 1815.

NAPOLÉON.

 

La trahison de Fouché avait fortement contribué au renversement de l'empereur : cet homme rendit illusoire la renonciation faite en faveur du roi de Rome. Il fit partie d'un nouveau gouvernement provisoire. Vainement la chambre des représentants crut-elle devoir proclamer Napoléon II, la commission gouvernementale se borna à rendre des actes au nom du peuple français. Tous les partis étaient en présence, ainsi que toutes les prétentions. Les uns voulaient rappeler Louis XVIII, d'autres aspiraient à proclamer le duc d'Orléans, quelques-uns penchaient pour Bernadotte ; une très-faible minorité songeait à rétablir le gouvernement républicain. Tel fut, à Paris, le règne bien court de l'empereur Napoléon II. Dans les provinces non encore envahies, et dans les places de guerre où se maintenaient nos troupes, on acclama l'avènement de ce jeune prince, et l'on reconnut son gouvernement officiel.

Cependant les chambres essayaient sans audace et sans fermeté, mais avec quelque zèle, les moyens de contenir les armées étrangères ; elles avaient déclaré la guerre nationale. De son côté, la commission provisoire du gouvernement avait confié au prince d'Essling — Masséna — le commandement de la garde nationale de Paris ; des dispositions défensives furent prises pour mettre la capitale à l'abri d'un coup de main. On envoya une députation auprès des puissances alliées ; mais aucune négociation n'était possible.

Fouché et les représentants craignaient de voir Napoléon reparaître à la tête des troupes : c'était d'ailleurs sa pensée. Il avait fait offrir au gouvernement provisoire de se mettre, comme simple général, au service du pays, promettant de renoncer au gouvernement aussitôt après avoir repoussé les étrangers du territoire : on ne lui répondit que par un refus formel Il habitait alors la Malmaison. En apprenant le refus de Fouché, il donna les ordres nécessaires pour le départ, puis, avec quelques serviteurs et sous l'escorte du général Becker, il prit la route de Rochefort. Il comptait s'y embarquer pour l'Amérique ; mais les instructions secrètes émanées du gouvernement provisoire, en contradiction avec les ordres officiels, empêchèrent la frégate qui devait le transporter d'appareiller en temps utile. Le duc d'Otrante prétendait que les passeports de l'empereur devaient être visés par lord Wellington. Plusieurs jours se passèrent en négociations infructueuses ; lord Wellington refusa son visa, et cette prétendue sollicitude du gouvernement provisoire n'eut d'autre résultat que de donner le temps aux croisières anglaises d'arriver en vue de Rochefort. Dans cet intervalle, les armées alliées occupèrent de nouveau Paris ; les Prussiens campèrent aux abords du palais de la chambre des représentants, le lendemain du jour où cette assemblée sans intelligence et sans force avait perdu un temps précieux à discuter de vaines théories constitutionnelles et des abstractions politiques devenues sans valeur. Napoléon était à l'île d'Aix lorsque le canon lui annonça la seconde restauration de Louis XVIII. Cette nouvelle acheva de lui ôter toute espérance. Quelques personnes lui suggérèrent alors l'idée de demander un asile à l'Angleterre ; il aurait pu se confier avec plus de succès à la générosité de l'empereur Alexandre ou aux sentiments de famille de son beau-père, l'empereur d'Autriche ; mais il espéra davantage du gouvernement et du peuple anglais Il se rendit alors à bord du Bellérophon, commandé par le capitaine Maitland, et fit connaître sa résolution au prince régent d'Angleterre, en lui adressant cette lettre, devenue fameuse :

Altesse Royale,

En butte aux factions qui divisent mon pays et à l'inimitié des plus grandes puissances de l'Europe, j'ai terminé ma carrière politique, et je viens, comme Thémistocle, m'asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse Royale comme du plus puissant, du plus constant et du plus généreux de mes ennemis.

 

Ce fut à Plymouth que le prince régent et la nation anglaise répondirent à cette noble confiance comme l'auraient fait, vingt siècles plus tôt, le sénat et le peuple de Carthage : deux commissaires du gouvernement signifièrent à Napoléon qu'il était prisonnier de guerre, et qu'il serait renfermé à Sainte-Hélène. L'empereur dut céder à la force et à la trahison ; mais, avant d'obéir à l'ordre de ses ennemis, l'illustre captif adressa à lord Keith l'éloquente protestation qui signale au mépris de la postérité les auteurs et les complices du guet-apens dont il fut victime :

Je proteste solennellement ici, à la face du ciel et des hommes, contre la violence qui m'est faite, contre la violation de mes droits les plus sacrés, en disposant par la force de ma personne et de ma liberté. Je suis venu librement à bord du Bellérophon : je ne suis pas prisonnier, je suis l'hôte de l'Angleterre : je suis venu à l'instigation même du capitaine, qui a dit avoir des ordres du gouvernement de me recevoir et de me conduire en Angleterre avec ma suite, si cela m'était agréable. Je me suis présenté de bonne foi, pour venir me mettre sous la protection des lois d'Angleterre. Aussitôt assis à bord du Bellérophon, je fus sur le foyer du peuple britannique. Si le gouvernement, en donnant des ordres au capitaine du Bellérophon de me recevoir, ainsi que ma suite, n'a voulu que me tendre une embûche, il a forfait à l'honneur et flétri son pavillon. Si cet acte se consommait, ce serait en vain que les Anglais voudraient parler désormais de leur loyauté, de leurs lois et de leur liberté ; la foi britannique se trouverait perdue dans l'hospitalité du Bellérophon. J'en appelle à l'histoire : elle dira qu'un ennemi qui fit vingt ans la guerre au peuple anglais vint librement, dans son infortune, chercher un asile sous ses lois. Quelle plus éclatante preuve pouvait-il lui donner de son estime et de sa confiance ? Mais comment répondit-on en Angleterre à une telle magnanimité ? On feignit de tendre une main hospitalière à cet ennemi, et quand il se fut livré de bonne foi, on l'immola.

NAPOLÉON.

 

Le gouvernement anglais avait hâte d'accomplir l'arrêt que sa politique avait prononcé ; aussi bien, à la stupide curiosité qu'une multitude immense faisait éclater autour du Bellérophon, pouvaient succéder la pitié et l'indignation : on fit donc armer un autre vaisseau de Sa Majesté Britannique, le Northumberland, que deux frégates escortèrent. On permit aux généraux Bertrand, Montholon, Gourgaud, au comte de Las-Cases et à douze personnes de la maison de l'empereur de suivre Napoléon à Sainte-Hélène. Le duc de Rovigo et le général Lallemand ne purent obtenir la même faveur.

Lorsque l'escadre, voguant à pleines voiles, fut arrivée en vue du cap la Hogue, Napoléon versa des larmes d'attendrissement en apercevant pour la dernière fois cette terre de France à laquelle il disait adieu, et qu'il ne devait plus revoir vivant.

La traversée dura trois mois, pendant lesquels Napoléon conserva un visage calme et serein : il inspirait une curiosité respectueuse à l'équipage ; dans ses intervalles de repos, il dictait à ses compagnons des notes sur l'histoire de ses premières campagnes ; il aimait à causer avec les marins et les officiers anglais ; ce fut le 14 octobre qu'il aperçut pour la première fois le rocher lointain qui devait lui servir de prison et de tombe : le troisième jour il mit pied à terre.

Paix à toi, ile de l'Océan ! Salut à tes brises et à tes vagues ! Vois la mer respectueuse couronner d'une blanche écume tes récifs révérés. L'histoire te prépare aussi une riche guirlande dont l'immortelle verdure décorera ton front, quand les peuples qui t'ignoraient jusqu'à ce jour auront courbé la tète sous le sceptre de l'oubli ! Éternelle de gloire, tu recevras l'hommage sacré des siècles !

Des brises propices caresseront tes rivages, île de la gloire ! les pèlerins des nations les plus reculées y aborderont ; tu verras même parmi eux les messagers de ces peuplades libres comme tes vagues. Le navigateur jettera l'ancre à la vue de ta plage pour visiter une ile si célèbre ; chaque touffe de gazon, chaque pierre, chaque rocher, retarderont ses pas, qui fouleront avec respect une terre rendue sacrée par l'exil d'un grand homme ; tu lui devras un éclat divin ; le jour qui vit l'auréole de sa gloire s'éclipser vit l'aurore de la tienne.

 

Le poète anglais qui adressait en 1816 cette apostrophe à l'ile de Sainte-Hélène, commençait à peine l'expiation que l'Angleterre doit encore au monde civilisé.