PRISONS D’AUTREFOIS

 

CHAPITRE XI. — PRISONS DE DROIT COMMUN.

 

 

Arrivons aux prisons de droit commun : nous entendons par là celles où étaient enfermés des particuliers par arrêts de la justice réglée ou par sentence du lieutenant général de police, prononcées en son tribunal du Châtelet. Nous connaissons les règlements et usages qui y étaient en vigueur par des édits de 1665, 1689, 1704 et particulièrement par un minutieux arrêt du Parlement de Paris en date du 1er septembre 1707.

Une ordonnance de 1670 portait que toutes les prisons devaient êtres saines et disposées de manière que la santé des détenus ne pût être incommodée, ordonnance qui ne paraît pas avoir été toujours respectée, encore qu'il faille se défier de plus d'une allégation contemporaine formulée en d'autres soucis que ceux d'une stricte exactitude.

Les directeurs desdites prisons en étaient appelés les concierges, d'où le nom de la Conciergerie du Palais. Fonctions tout à la fois de caractère officiel, public, et de caractère privé, voire commercial. Pour devenir concierge d'une des prisons de Paris, il fallait en acheter le titre et les fonctions de celui qui en était pourvu, s'il désirait les résigner, ou de ses héritiers s'il venait à mourir. Places qui se payaient fort cher : jusqu'à 25.000 livres, qui feraient 4 à 500.000 francs d'aujourd'hui ; mais l'acquisition en devait être ratifiée par le Magistrat — nous voulons dire le lieutenant de police.

En retour, l'exercice desdites fonctions procurait au titulaire des revenus importants, de 15 à 20.000 livres annuellement. Multiplier par 15 ou 20 pour obtenir valeur en puissance d'achat d'aujourd'hui. Comment de pareilles sommes pouvaient-elles être réalisées par un concierge de prison parisienne ? Les prisonniers étaient tenus de verser à leur gardien une certaine somme — comme qui dirait un don de joyeux avènement — à leur entrée dans sa geôle et une autre somme, en dernier adieu — c'est le cas de le dire — quand ils en sortaient. En outre, un prisonnier qui tenait à être meublé en sa chambre avec quelque confort, voire avec agrément, payait au concierge un loyer pour les meubles et autres objets que celui-ci mettait à sa disposition. Certains prisonniers passaient contrat avec leur concierge pour être spécialement nourris sur sa table, on veut dire par les soins de sa cuisine particulière, pensions dont le prix était à débattre. Enfin, le marchand de vin qui obtenait d'un concierge l'autorisation de débiter sa piquette aux prisonniers, lui en payait une redevance annuelle, généralement 1.200 livres — de 20 à 24.000 francs d'aujourd'hui, et tous les autres fournisseurs de même, au prorata de leurs gains, de la qualité et quantité de leurs marchandises. Et les concierges eux-mêmes ne laissaient pas de tenir parfois en leur maison un cabaret où les détenus, moyennant finance, pouvaient venir se rafraîchir, pour en égayer la monotonie de leur résidence.

Les prisonniers qui désiraient être placés dans des chambres — bien préférables aux cachots — et coucher dans un lit, versaient 10 sols à leur entrée dans la geôle et autant à leur sortie ; de plus, 5 sols par jour s'ils voulaient coucher seuls dans leur lit, 3 sols s'ils y couchaient avec un compagnon, moyennant quoi le concierge devait fournir des draps frais et propres de trois semaines en trois semaines l'été, mensuellement en hiver.

Les prisonniers à la paille — c'est-à-dire ne couchant pas dans un lit, mais sur des bottes de paille — ne versaient rien à l'entrée ni à la sortie, mais étaient tenus de payer un sol par jour au concierge, qui devait en retour donner à son hôte, quotidiennement, un pain de blé de bonne qualité pesant au moins une livre et demie et lui changer sa paille, mensuellement dans les cachots clairs, tous les quinze jours dans les cachots noirs ; la paille usagée était immédiatement brûlée.

Des âmes charitables venaient visiter les prisonniers dans leur geôle pour leur en adoucir, par des présents divers, la rigueur, Ces pieux visiteurs rencontrant les détenus au préau de la prison ou dans l'une des cours pouvaient leur remettre directement leurs dons charitables ; mais s'ils les venaient voir dans leur cachot, les dons étaient obligatoirement remis, en leur présence, par les mains du geôlier.

Chaque dimanche, l'un des bijoutiers de Paris était autorisé à tenir boutique ouverte et les bénéfices réalisés par lui en ce jour étaient réservés en une cassette spéciale, destinés à un bon repas arrosé de vin frais, qui serait offert le jour de Pâques aux prisonniers du Châtelet ; les divers bijoutiers de Paris, en cette charité de la boutique ouverte le dimanche, se succédaient naturellement à tour de rôle.

Les concierges devaient veiller à ce que les prisonniers fussent tenus éloignés des prisonnières ; quant aux visites féminines du dehors, les détenus n'étaient autorisés à recevoir dans leurs cellules que leurs mères, filles ou sœurs. Pourquoi leurs femmes étaient-elles donc exclues ?

Il était instamment recommandé aux directeurs des prisons parisiennes de ne réunir dans une même chambre que des détenus d'honnête condition, de crainte que l'un ou l'autre d'entre eux n'eût à souffrir de fâcheux voisinages ; ils devaient veiller également à ce que par rang d'ancienneté, les prisonniers fussent mis dans des chambres plus commodes et, dans une même chambre, à une place meilleure, à mesure que les places en question devenaient vacantes. Chaque prisonnier avait le devoir de balayer et nettoyer lui-même la chambre qu'il quittait afin de la laisser dans l'état désirable à son successeur. Interdiction formelle aux concierges de recevoir de l'argent de leurs hôtes à fin d'être placés dans telle chambre plutôt que dans telle autre, sous peine de restitution au quadruple des sommes reçues, voire de destitution s'il y échet.

Quotidiennement, la messe était dite dans la prison. Les détenus devaient y assister et il était recommandé aux geôliers de veiller à ce que, durant le saint office, leurs hôtes ne se promenassent ni ne vaguassent par les couloirs et les cours ; défense également tant aux marchands de vin accrédités dans la maison qu'au directeur de la prison lui-même de tenir leurs cabarets ouverts durant le temps des offices.

Généralement, à petit nombre d'exceptions près, les détenus étaient autorisés à se promener dans l'intérieur de la prison, au préau, dans les cours, le jour durant. Cabinets et cachots, à cette fin, étaient ouverts de sept heures du matin à six heures du soir de la Toussaint à Pâques, et de six heures du matin à sept heures du soir de Pâques  à la Toussaint. Le soir, les détenus étaient réintégrés dans leurs cellules.

Les cachots noirs étaient des lieux de punition. Défense aux geôliers et guichetiers de garder un prisonnier à la morgue, en observation, pendant plus de deux heures quand il était tiré du cachot, ou sous couleur de lui faire payer des droits d'entrée, de gîte, geôlage ou autres, sous peine de dix livres d'amende. De même qu'il était interdit aux concierges, geôliers, greffiers, guichetiers, cabaretiers des maisons de détention quelles qu'elles fussent, de s'opposer à une mise en liberté, décidée d'autorité compétente, sous prétexte que les frais de nourriture, geôlage, gite ou autres n'étaient pas entièrement acquittés.

Défense, enfin, aux geôliers, guichetiers, cabaretiers de battre, maltraiter, injurier leurs clients, comme de les laisser s'enivrer ou de leur vendre quoi que ce fût en contrevenant aux conditions de prix, mesure et qualité établies par le Magistrat.

Dans les chambres où les détenus vivaient à plusieurs, l'un d'eux, le plus ancien généralement, exerçait une manière de présidence avec autorité sur ses compagnons : il portait le nom de prévôt. Le règlement de 1707 fait défense au prévôt et autres prisonniers d'exiger ou de prendre aucune chose des nouveaux venus, en argent, vivres ou autrement, sous quelque prétexte que ce puisse être, quand même il leur serait volontairement offert ; ni de cacher leurs hardes ou de les maltraiter, à peine d'être enfermés dans un cachot noir pendant quinze jours et d'être mis ensuite dans une autre chambre ou cabinet, pour y servir comme les derniers venus, et même de punition corporelle s'il y échet.

Nous pouvons ainsi nous faire une idée assez vivante et précise, par les textes des ordonnances et des règlements eux-mêmes, de ce que pouvait être la vie des prisonniers de droit commun dans les geôles de l'ancienne France. Le côté le plus fâcheux en était la nourriture, du moins pour ceux des prisonniers qui se trouvaient privés de ressources personnelles. Il est vrai qu'ici la charité privée suppléait assez largement. Les visites et secours aux prisonniers constituaient l'une des œuvres pies les plus instamment recommandées.

En dehors de ces prescriptions de caractère général, les diverses prisons avaient, chacune d'elles, leurs traditions, conditions et usages particuliers.

Le Grand et le Petit Châtelet avaient été l'un et l'autre originairement des forteresses féodales, comme la Bastille elle-même ; forteresses construites pour défendre l'entrée de Paris, la première par le Pont-au-Change, la seconde par le Petit-Pont ; aussi ni l'une ni l'autre n'avait-elle d'ouverture extérieure et ne recevait de lumière que par le haut.

Il a été écrit sur l'histoire des prisons du Châtelet des histoires à vous faire dresser les cheveux sur la tête. On y aurait utilisé une fosse où l'on descendait les prisonniers par une poulie de cuivre ; dans un autre cachot, les détenus barbotaient dans une boue liquide, parmi les crapauds et les rats : ils n'y pouvaient vivre plus de quinze jours. Défions-nous, non seulement des exagérations, mais des rêves d'imaginations surexcitées. A l'époque des luttes religieuses, des religionnaires furent incarcérés et leurs partisans avaient à cœur de présenter leur sort sous les couleurs les plus émouvantes. On lit dans la Persécution de l'église de Paris : Pierre Gobert fut mis dans un cachot nommé Fin d'Aise, plein d'ordures et de bêtes et ne cessait pourtant de chanter psaumes. D'autre part, au XVIIIe siècle, une manière de philosophie abstraite avec prétention d'indiquer enfin à l'humanité les voies de la raison et du bonheur, préparait la Révolution et s'attaquait systématiquement, dans les termes qu'elle cherchait à rendre les plus émouvants, aux excès du despotisme. Or, nous savons par tout ce qui fut alors écrit et publié sur les horreurs de la Bastille, le cas qu'il convient de faire de ces histoires.

Tenons-nous-en au tableau suivant, peint par le docteur Doublet en son Mémoire pour établir une réforme dans les prisons de Paris, mémoire rédigé en 1791, à l'orée de la Révolution :

Le Grand-Châtelet, qui était à l'origine une forteresse isolée, baignée par un grand fleuve, n'est plus qu'un amas informe de bâtiments caducs, entouré de tous côtés de maisons très élevées. Entre deux corps de logis, dont la distribution est aussi bizarre que malsaine et au pied de l'antique tour du Châtelet, se trouve une cour ou préau fort humide, réceptacle unique des immondices de tous genres et où l'air reste en stagnation. Les deux corps de logis, qui forment la plus grande partie de cette prison, sont composés d'une infinité de pièces, dont l'assemblage est une espèce de labyrinthe, où l'on trouve à chaque pas l'image de la confusion et du désordre. Cette multitude de chambres et de cabinets est presque toute occupée par des pensionnaires, c'est-à-dire par des prisonniers qui paient un loyer plus ou moins cher. La plupart des autres renfermés, qui sont dénués de tout secours, sont entassés dans des espèces de cachots plus ou moins grands, mais tous fort insalubres. On n'y trouve que des ouvertures fort étroites. Les lits sont des tables de bois, placées horizontalement à trois pieds l'une de l'autre, sur lesquelles on étend des paillasses à demi pourries et où chaque individu est serré si étroitement qu'il n'a d'autre place que celle que son corps peut occuper. Ajoutons, en manière d'éclaircissement, que le quartier tout entier, au milieu duquel se dressait le Grand-Châtelet, quartier des boucheries, offrait alors, au point de vue de l'enchevêtrement des ruelles et des exhalaisons malsaines, un spectacle identique à celui de la prison même qui lui donnait son nom.

Complétons ces pages sur le régime de cette maison de détention par le récit, officiel, d'une arrestation de robe courte, c'est-à-dire faite d'initiative personnelle par les agents de la police parisienne sous réserve de confirmation ultérieure par le Magistrat (lieutenant de police) :

Extrait d'un rapport signé Boutin du 12 janvier 1759, conservé parmi les dossiers des archives de la Bastille :

Ce jour d'hier, sur les six heures du soir, un archer de robe courte est venu me dire qu'il venait d'être averti qu'une fille travestie en garçon, paraissant arriver de campagne, venait d'entrer dans une auberge auprès du Grand-Châtelet et qu'il s'en était assuré et fait garder par deux de ses camarades. Je m'y suis transporté et n'ai pu tirer d'elle aucune bonne raison qu'une mauvaise histoire qu'elle m'a forgée disant avoir été enlevée par des soldats et qu'elle s'est sauvée travestie en garçon pour n'être pas reconnue, qu'elle se nomme Edmée-Françoise Bernard, fille domestique sans condition, native de Vitry-le-François. Elle était vêtue avec des souliers d'homme, une méchante culotte formée de différents morceaux de siamoise bleue et sans doublure, nouvellement formée de quelques hardes de fille cousues avec du fil blanc, qui paraît avoir été fabriquée la nuit parce qu'à différents endroits, où le fil est arrêté, il n'a pas été coupé niais bien brûlé à la chandelle ; une méchante veste de gros basin à petites fleurs, à double rang de boutons et boutonnières, doublure de toile de coton blanche, avec un fort mauvais chapeau. Cette fille me parait plutôt suspecte de vol domestique fait en campagne. Je l'ai arrêtée et mise de robe-courte au Grand-Châtelet. Il serait bon que vous fassiez vérifier au bureau de M. Morel s'il n'y a rien contre cette fille. En marge cette apostille : Je n'ai rien sur mes registres contre cette fille.

Il est vraisemblable qu'après son arrestation de robe courte, notre demoiselle en garçon fut remise en liberté. C'était évidemment le détail du fil coupé à la chandelle, révélant un travail en chambre et de nuit, qui avait fait croire l'officier de robe courte à un vol domestique.

En manière de prison, le Petit-Châtelet servait de supplément — dit l'ordonnance de Charles VI, 24 décembre 1398 — au Grand-Châtelet. En 1756-1757, de nombreuses plaintes furent formulées par les détenus contre leur concierge, un nommé Dangers, autre page, bien inattendue pour nous autres modernes, de l'histoire des prisons d'autrefois.

Ce que les prisonniers ont à reprocher à leur gardien, ce sont ses mauvaises mœurs, sa mauvaise conduite. Les plaintes sont adressées au chancelier de France, au lieutenant de police et à des conseillers en la Grand'Chambre. Le désordre qui règne dans cette maison, déclarent les prisonniers, engage les honnêtes gens qui l'habitent à pousser leur faible voix aux pieds de Votre Grandeur pour vous dire qu'il n'est pas possible de tenir contre la mauvaise conduite et le scandale que cause le concierge.

Les plaintes adressées par nos prisonniers, des honnêtes gens, contre leur gardien — parvinrent en grand nombre à leurs destinataires. Elles peignent la vie du concierge du Petit-Châtelet comme bondée de vols, de prostitution et de  débauche, ainsi que celle de ses enfants, de toute sa famille, malheureusement avec la collaboration de quelques prisonniers. Le Petit-Châtelet est devenu une maison de volupté et de prostitution, avec de l'argent on y jouit d'une liberté entière ce que des prisonniers ne pouvaient évidemment pas admettre. Quant aux détenus honnêtes, ils étaient traités avec mépris. Voilà, concluent ces derniers, qui pourrait un jour ou l'autre faire éclater dans la prison une révolte générale ; aussi s'adresse-t-on aux autorités les plus hautes afin de ne plus être témoin des vices honteux du concierge et de ses iniquités.

Spectacle digne de considération que celui de ces malfaiteurs incarcérés d'ordre du roi, de justice ou de police et scandalisés par la mauvaise conduite du directeur de leur demeure.

La meilleure des prisons de Paris, au point de vue de l'hygiène, sur la fin de l'Ancien régime, parait avoir été la trop célèbre Conciergerie. Un magistrat du temps, en un Projet concernant l'établissement des nouvelles prisons dans la capitale, cite la Conciergerie comme la seule prison de Paris qui puisse être conservée. Le préau en est vaste et aéré, les cachots clairs, qui y prennent jour, sont propres, l'air y est pur ; les cachots noirs sont aussi grands et aussi salubres qu'on peut le désirer. Cinquante prisonniers, dit notre magistrat, s'y promèneraient à l'aise. La hauteur en est également considérable, et ils sont si secs que la poutre de bois qui servit à attacher Ravaillac est encore entière ; mais l'infirmerie laisse beaucoup à désirer. Les malades y sont étendus quatre ou cinq dans un même lit ; et c'est un prisonnier qui doit, par bon vouloir et charité, prendre soin de les desservir et les approprier.

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Resterait à dire un mot des prisons militaires, comme celle de l'Abbaye, rue de l'Abbaye — il s'agit de Saint-Germain-des-Prés —. Les détenus y étaient répartis en plusieurs classes selon la pension que chacun d'eux était à même de payer. Ceux de la première classe se trouvaient à leur aise, tandis que les plus pauvres, démunis de ressources personnelles, étaient entassés dans des chambres de paille, trop petites et malsaines, au rapport du docteur Doublet cité plus haut. L'ordonnance de 1768 établissait que la paille devait être renouvelée tous les huit jours et que les soldats emprisonnés devaient pouvoir se promener et prendre l'air quotidiennement pendant une heure dans l'une des cours de la prison.