PRISONS D’AUTREFOIS

 

CHAPITRE VIII. — LES HÔPITAUX.

 

 

En un mandement du 27 août 1611, Louis XIII se plaignait des désordres que causaient les mendiants abusant de la dévotion et charité des gens de bien qui leur font de si grandes aumônes en leur donnant le moyen de vivre sans travail et sans soin, d'où vient qu'ils se retirent tous en ville et, quelque valides qu'ils soient, se donnent licence de remplir les rues, les églises et autres lieux publics, à la honte et très grande incommodité des habitants.

En vue de remédier à ce qui était devenu un véritable fléau, Louis XIV songea à fonder un immense hôpital général par la réunion en une seule administration des diverses maisons établies à Paris pour secourir les indigents, rêvant, en son édit de 1656, la création d'un établissement idéal, hôpital modèle, où devaient régner quand et quand l'ordre, la régularité et le travail. Il rappelle en son préambule les tentatives faites par ses prédécesseurs pour empêcher la mendicité, l'oisiveté, tentatives, dit-il, infructueuses et demeurées sans effet.

La mendicité, dit le roi, est venue jusqu'à l'excès.

Louis XIV réunissait sous une même direction la Grande et la Petite Pitié, le Refuge (Sainte-Pélagie), l'Hôpital du Saint-Esprit, la Maison de Scipion, la Savonnerie et Bicêtre.

L'Hôpital de la Pitié, au faubourg Saint-Victor, avait été fondé en 1612 pour y loger et garder des mendiants dont le nombre avait crû dans des proportions alarmantes en conséquence des guerres civiles poussant vers Paris les déracinés des divers points de la France. A dater de 1657, en suite de la création de l'Hôpital général, on y plaça des enfants de mendiants, particulièrement les garçons, qu'on y compta jusqu'au nombre de 1.600. Le nom était donné par la chapelle placée sous le vocable de Notre-Dame de la Pitié.

L'Hôpital du Saint-Esprit avait été établi en 1632, pour recevoir les orphelins abandonnés. Il se dressait place de Grève, dans le voisinage de l'Hôtel de Ville.

Il a été question plus haut du Refuge.

La Maison de Scipion, au faubourg Saint-Marcel, servait h loger des vieillards pauvres. Originairement, elle avait été destinée à recevoir les femmes enceintes avant leur entrée à l'Hôtel-Dieu. A dater de 1670, elle ne servira plus que de boulangerie et de boucherie pour l'alimentation des milliers d'hôtes de l'Hôpital général. Son nom lui était venu d'un traitant italien, Scipione Sardini, qui l'avait fait construire au XVIe siècle.

La Savonnerie, située au bas de Chaillot, avait été fondée en 1607 dans les mêmes vues charitables, mais en la consacrant, non à des vieillards, mais à de jeunes garçons qui y travaillaient à des tapisseries sur le modèle de celles du Levant.

Pour compléter sa fondation, conçue sans aucun doute dans les vues les plus généreuses, peu de jours après la publication de son édit créant l'Hôpital général, Louis XIV l'augmentait encore par le don qu'il lui faisait des bâtiments de la Salpêtrière, qui portaient le nom de Petit Arsenal, et de leurs dépendances. L'ensemble des maisons de pitié ainsi réunies à Paris sous une désignation commune, aurait pu former une ville, de quoi loger 30.000 pauvres et ce chiffre sera maintes fois dépassé. En imaginant que, de nos jours, la municipalité parisienne disposât de quoi héberger et nourrir 150.000 indigents, on se fera proportionnellement une idée de l'effort tenté par le roi-soleil pour assainir physiquement et moralement sa capitale.

Louis XIV disait en son édit de création qu'il voulait que les pauvres mendiants valides et invalides de l'un et l'autre sexe fussent enfermés à l'Hôpital pour être employés aux ouvrages manufacturés et autres travaux selon leur pouvoir.

La Salpêtrière devait servir à loger les femmes, puis les petits garçons jusqu'à cinq ans et les filles jusqu'à dix-huit.

Après quoi, le roi s'occupa d e procurer à son grand établissement les ressources nécessaires. Il le munit de tous droits et privilèges dont il pouvait disposer, stipulant notamment que toutes les amendes de police d'une part, de l'autre tous les dons et legs faits par des âmes charitables en faveur des pauvres sans mention spéciale seraient attribués à l'Hôpital général. Les communautés des arts et métiers, les nombreuses et puissantes corporations, jurandes et maîtrises, étaient, de leur côté, contraintes à contribuer dans la mesure de leurs moyens à la subsistance dudit œuvre.

Les hôpitaux que le roi unissait en une administration commune étaient déjà par eux-mêmes pourvus d'un revenu annuel de 250.000 livres ; un droit d'octroi sur l'entrée des vins devait produire, dès 1657, 200.000 livres. En sa première année d'existence, l'Hôpital général disposa d'un revenu de 589.536 livres ; la dépense s'éleva à 586.000 livres, soit 2.570 livres d'excédent en crédit. Ces chiffres doivent être approximativement multipliés par 20 ou 25 pour donner les sommes qu'ils représenteraient de nos jours en nos francs-papier.

L'administration de l'Hôpital général était confiée aux plus hautes autorités. Le roi devait en être le conservateur. Le conseil de direction comprenait le Premier président et le procureur général du Parlement de Paris, des conseillers de la Cour des Comptes et de la Cour des Aides, auxquels étaient adjoints quelques notables parisiens — avec autorité sur l'administration, juridiction, police, correction et châtiment de tous les pauvres de Paris. Il s'agissait de remédier au mal, non seulement avec charité, mais avec énergie. Dans l'Hôpital général étaient installés des instruments de torture pour les indisciplinés. Quant aux mendiants qui seraient encore trouvés errants dans les rues de la ville, ils seraient poursuivis, traqués par les archers et sergents, menés par eux de force, sinon de gré, à l'Hôpital général. Décisions qui se couronnaient par une défense formelle aux habitants de Paris de recueillir des mendiants ou vagabonds professionnels, voire de leur faire l'aumône.

 

En ce grand, incontestable mouvement de charité, une grande part revenait à l'admirable Monsieur Vincent, que nous nommons aujourd'hui saint Vincent de Paul avec Jeanne d'Arc l'une des deux plus belles et pures figures de notre histoire. Quelle grande, forte et bienfaisante existence toute consacrée au soulagement des malheureux, des âmes souffrantes, des déshérités, avec un complet oubli de soi-même ! Aussi bien, Monsieur Vincent trouvait-il la plus féconde source de bonheur qu'il soit donné à l'homme de connaître sur terre dans l'œuvre même qu'il accomplissait. Ni l'âge, ni la maladie ne l'arrêtaient. Les prêtres de la Mission qu'il a fondée parcourent la France, sur ses indications, avec ses instructions, car lui-même ne pouvait être partout à la fois ; ses Sœurs de charité — les sublimes Filles de la Charité, aussi dites Sœurs grises ou Sœurs grisettes — recueillent les enfants abandonnés : à Paris, elles fondent l'hôpital des Enfants trouvés. Les Sœurs de saint Vincent de Paul ! Est-il monarque, capitaine, homme de génie qui puisse se glorifier d'avoir laissé après lui des sillons comparables en beauté, utilité, profondeur et fécondité à ceux qui ont été chrétiennement tracés par l'humble Monsieur Vincent ? Il fait imprimer ses Relations sur la misère du pays de France, les fait répandre, organise des réunions de personnes charitables, prêche chez Pomponne de Bellièvre, chez Lamoignon, successivement premiers présidents du Parlement, chez la duchesse d'Aiguillon : Groupons-nous ! Unissons nos efforts ! Les hôpitaux de Paris, Salpêtrière, Pitié, Maison de Scipion végétaient ; le château de Bicêtre tombait en ruines. Il fallut un grand effort pour mettre les asiles à la hauteur des besoins les plus criants. Il se fit sous l'impulsion de Vincent de Paul. On peut dire que de l'édit de 1656, il a été le véritable inspirateur. Son nom d'une pureté et d'un éclat incomparables, brille à l'origine de l'Hôpital général. L'Histoire en sera-t-elle dans la suite digne du fondateur ?

On avait employé toute une année à mettre la grande institution sur pied, enfin le 7 mai 1657, l'édit de renfermement fut proclamé à Paris à son de trompe. Dans les diverses paroisses, M. le curé en son prône avait informé ses ouailles que, le 7 mai, l'Hôpital général serait ouvert à tous les pauvres qui voudraient y entrer de bonne volonté. Enfin, le Magistrat, on veut dire le lieutenant général de police, fit défense à cri public de demander désormais l'aumône.

Jamais, écrit Sauvai, ordre ne fut si bien exécuté. Le 13 mai, fut chantée en solennité une messe du Saint-Esprit dans l'église de la Pitié et, le 14, le renfermement des pauvres fut accompli sans aucune émotion. Ce jour-là, écrit l'éminent historien, tout Paris changea de face, la plus grande partie des mendiants se retira dans les provinces, les plus sages pensèrent à gagner leur vie sans la demander ; les autres, au nombre de quatre ou cinq mille, se laissèrent conduire de bonne grâce à l'Hôpital. Ce fut sans doute, ajoute Sauvai, un coup de la protection de Dieu pour ce grand ouvrage, car on n'avait jamais pu croire qu'il dût coûter si peu de peine et qu'on en viendrait si heureusement à bout.

Quant aux mendiants mariés, dans les premiers temps on se contenta de leur porter des portions à domicile ; mais on ne tarda pas à s'apercevoir qu'ils en arrivaient à abuser de la liberté qui leur était laissée pour demeurer dans la fainéantise et continuer leur mendicité ; tant qu'on dut se décider à les renfermer comme les autres. De ses deniers privés, le cardinal de Mazarin fit élever dans la Salpêtrière un bâtiment nouveau destiné aux pauvres ménages.

Heureux début pour le grand œuvre et qui pouvait faire présager d'un avenir propice. Les pauvres de Paris les plus sages comme dit Sauvai, se trouvèrent réunis dans les bâtiments du roi, en vue de gagner leur vie sans la demander. Les rôdeurs, tire-bourse, vagabonds, aigrefins et coupe-jarrets, les truands hideux qui rôdaient de jour par les riches quartiers de la ville et, nuit close, se tapissaient en leurs cours des miracles, préférèrent se retirer dans les provinces, dans l'espoir sans doute de pouvoir s'y livrer au brigandage.

L'Hôpital général demeura exclusivement atelier et hospice durant quatorze ou quinze ans. En 1670, on en chargea la direction de la garde et du soin des enfants abandonnés ou trop misérables ; mais voici que, dans le courant du XVIIIe siècle, il va insensiblement se doubler d'une maison de force, d'une véritable prison.

La pente était glissante : de vastes bâtiments avec une administration régulière et une bonne clôture ne semblaient-ils pas faits à souhait pour la détention de particuliers dont la famille, parfois l'ordre public demandaient l'incarcération, mais sans que celle-ci les frappât de déshonneur comme l'aurait fait un séjour aux galères ou dans une prison de droit commun. C'est ainsi qu'en décembre 1732 est sollicitée du roi une commutation de peine en faveur du nommé Godefroy Bailly, condamné à trois années de galères pour meurtre sans préméditation. Si le roi, lisons-nous dans le rapport du Magistrat, veut accorder à la famille une commutation, il n'y a rien qui semble s'y opposer : l'ivresse certaine de l'accusé pourrait être un motif, aussi bien que la faveur d'une famille honnête qui souffrirait beaucoup d'un séjour aux galères. Le rapport ajoute que la prison de l'Hôpital général ne serait d'ailleurs pas moins sévère que la galère marseillaise ; du moins l'honneur d'une famille de braves gens demeurerait-il intact.

Nous lisons dans le code de l'Hôpital général, à la date de 1786 : Quoique l'Hôpital général soit seulement indiqué par l'édit de son établissement comme un asile contre l'indigence et les infirmités, cependant les maisons de la Salpêtrière et de Bicêtre ont aujourd'hui une seconde destination qui intéresse l'ordre public. Une multitude de gens dangereux y sont enfermés par forme de châtiment ou pour la sûreté de leurs concitoyens qu'ils ont déjà troublée. Enfin, sur la fin du XVIIIe siècle, Bicêtre et la Salpêtrière devinrent encore par surcroît de véritables hôpitaux pour le traitement de maladies spéciales, comme épilepsie, folie, écrouelles, maladies de la peau, infirmités vénériennes. L'Hôpital général, issu de la pensée pure et bienfaisante de saint Vincent de Paul, allait apparaître comme un grand cloaque, réceptacle des ordures sociales les plus diverses, les plus répugnantes parfois de la France d'autrefois.

Ainsi, au long aller, l'Hôpital général devint-il une prison redoutée et qui remplissait les contemporains d'effroi et d'horreur. Faisant pendant, dans l'imagination populaire, à la sombre Bastille du faubourg Saint-Antoine, Bicêtre et la Salpêtrière avaient pris, dans la pensée générale, figure de geôle diabolique, une manière d'enfer.

En un intéressant et savant mémoire demeuré inédit auquel ces pages sur l'Hôpital général doivent beaucoup, Georges Marindaz écrit : On est tenté, en présence du chaos, du hideux mélange de toutes les classes de la société que nous présente l'Hôpital général, plongées dans le même abîme de misère et de désespoir, d'excuser l'impuissance de l'administration. Comment gouverner, avec les moyens dont elle disposait, cette multitude disparate où le financier véreux côtoyait le dernier des assassins, l'intrigante célèbre les plus abjectes filles publiques, le protestant, le janséniste le plus austère le libertin le plus audacieux ?

Ajoutons cependant, à ces lignes justes et justifiées dans leur ensemble, que, sur les horreurs de Bicêtre et de la Salpêtrière, ont été répandues des exagérations, voire des mensonges, comme sur la sombre Bastille aux barreaux noirs. On vit des malheureux détenus à Bicêtre, dans la maison de force, demander à y rester quand il s'agit de les mettre en liberté ; d'autres demandaient à y entrer. Les pauvres qui venaient solliciter leur incarcération à Bicêtre à cause du bon traitement qu'on y trouvait n'étaient pas rares. Il y en avait qui consentaient à payer une petite pension annuelle pour obtenir la faveur sollicitée. Le chiffre de ces derniers simultanément détenus à l'Hôpital général varia entre soixante et quatre-vingts. La somme des pensions qu'ils versaient allait annuellement à 15.000 livres, plus de 200.000 francs d'aujourd'hui.

Bicêtre était ainsi divisé généralement en deux grandes sections : d'un côté, la maison de force ou prison ; de l'autre, la partie réservée aux bons pauvres. Par bons pauvres, note Georges Marindaz, il faut d'abord entendre les pauvres véritables qui s'étaient laissé conduire sans résistance à l'Hôpital général ; puis l'usage se répandit d'appeler bons pauvres les vieillards qui se retiraient volontairement à Bicêtre et y payaient pension, les détenus dont on adoucissait la peine, les malades, convalescents, en un mot tous ceux qui n'étaient pas à l'infirmerie ou en prison.

L'Hôpital général de Paris en vint ainsi à renfermer plus de 8.000 mendiants, sans compter les prisonniers par lettre de cachet ou d'ordre de police, les pensionnaires et les malades. Joignez le personnel administratif nombreux, trop nombreux, déjà nous l'avons dit : toute une ville.

Au point de vue pénal, l'Hôpital général se divisait donc en deux sections bien distinctes : la maison de force et les bons pauvres, François Sarin, un vieux marchand qui se trouve ruiné, supplie le lieutenant de police de lui accorder à Bicêtre une place parmi les bons pauvres. Le curé de sa paroisse atteste que le solliciteur est digne d'intérêt. Etre admis dans cette partie de l'Hôpital général finissait par être considéré comme une faveur.

Dans la maison de force des détenus d'ordre du roi (lettre de cachet), d'autres par mesure de police, d'autres enfin en suite d'une condamnation prononcée par les tribunaux. La célèbre comtesse de Lamotte, la triste héroïne de l'Affaire du Collier, sera enfermée à la Salpêtrière par arrêt du Parlement. Le nombre des détenus en arrivait ainsi à se chiffrer par milliers. En 1783, Howard, au cours de sa fameuse inspection des prisons, compte dans la seule Salpêtrière 820 femmes et filles enfermées par leurs parents. Les demandes d'internement affluaient de la France entière, voire de l'étranger. La pension était généralement de 150 livres à payer par la famille qui avait fait enfermer prisonnier ou prisonnière. Ce chiffre modéré engageait de nombreuses familles à solliciter la réclusion d'un sujet dont elles croyaient avoir à se plaindre ; mais l'administration veillait à ce qu'on n'y mit que des individus tout à fait mauvais ou dont la raison était troublée.

Les femmes du peuple y font enfermer le mari dont elles ne sont pas satisfaites. Anne Lécuyer est la femme d'un savetier mis à Bicêtre en octobre 1721 pour sa mauvaise conduite. En juillet 1722, elle demande qu'on le lui rende. Le commissaire Camuset écrit : J'ai parlé à la femme du nommé Lécuyer qui désire fort retirer son mari de Bicêtre ; elle dit qu'elle le trouve dans de bonnes dispositions.

L'économe de Bicêtre répond que la femme vint le voir pour lui dire que son mari lui paraissait à présent conforme à ses intentions et le savetier fut rendu libre le 3 août 1722, Mais un autre savetier, Michel Arny, la même année, quand sa femme vient le réclamer, déclare qu'il préfère rester à Bicêtre — où il était dans la maison de force — plutôt que de retourner auprès de sa femme. L'économe assure qu'on pourra utiliser ses talents et le Magistrat de conclure : Puisque Michel Arny demande lui-même à rester à l'Hôpital, on peut lever l'ordre du roi en vertu duquel il est détenu et le faire passer parmi les bons pauvres.

Nous trouvons à Bicêtre l'usage que nous avons déjà signalé en d'autres maisons de détention : des prisonniers obtenaient l'autorisation de sortir momentanément sur billet de confiance par lequel ils s'engageaient à réintégrer la prison aux jour et heure fixés. Le concierge dressait chaque jour la liste de ceux qui étaient ainsi autorisés à prendre l'air, il les accompagnait jusqu'à la porte des champs et leur souhaitait bon temps, niais en leur rappelant qu'ils devaient être de retour, l'hiver à quatre heures du soir, l'été à sept. Un certain Monniot obtient, en 1723, l'autorisation de sortir de sa prison pour aller en ville faire des démarches en vue de sa mise en liberté. Nous lisons dans le Diable boiteux à Bicêtre, au sujet du héros de ce factum : On ne lui accorda qu'une liberté provisoire. D'abord, on lui permit de parcourir les cours de la maison, ensuite d'aller à Paris y faire ses affaires à charge de rentrer tous les soirs, enfin de prendre un appartement à la charge de se représenter chaque fois qu'il en serait requis. Mais nombre de ces privilégiés profitaient de la liberté provisoire qui leur avait été accordée pour se procurer une liberté définitive ; en une seule année, 1736, ces évasions atteignirent le nombre de trente-six ; mais l'administration ne s'en décourageait pas et continuait de se montrer libérale.

A contre-fil — comme disait Rabelais — des billets de confiance, il y avait les cabanons si redoutés. Y étaient placés les particuliers dont la détention devait être particulièrement rigoureuse. Il n'est fait mention des cabanons qu'à dater de 1741. Ils se superposaient sur une hauteur de six étages. Chacun d'eux avait huit pieds en carré, approximativement la dimension des cages de fer dont il est question plus haut ; grillés sur le devant, séparés les uns des autres par de simples cloisons. Les cabanons étaient, en 1770, au nombre de 248. L'ameublement se composait d'un lit, d'une chaise et d'une table. Chacun d'eux avait une issue conduisant à une chapelle qui leur était spécialement réservée, décorée d'un tableau où l'on voyait un prisonnier présentant un placet au Dauphin Louis, fils de Louis XV : souvenir de la visite que ce prince avait faite à Bicêtre. Les détenus en cabanon étaient vêtus d'un uniforme commun : frac, gilet et culotte de tiretaine grise, bas et bonnet de laine, une paire de pantoufles et des sabots. On les vêtait de neuf annuellement à la Toussaint. Les aliments leur étaient servis en des écuelles de bois ; ils avaient pour manger cuillers et fourchettes de bois ; l'usage des couteaux leur était interdit. Le côté un peu consolant de leur cruelle condition consistait dans les travaux qu'ils pouvaient exécuter et qui leur étaient spécialement rétribués. Nombre d'entre eux faisaient de menus bibelots de paille colorée, tels qu'étuis, portefeuilles, petites toilettes, dont il se faisait un grand débit ; d'autres polissaient des glaces. Par quoi ils arrivaient à se procurer maintes douceurs. On les entendait chanter en débouchant bouteille, lisons-nous dans un rapport fait à l'époque de la Révolution. Successivement fabricants et marchands. Les ruelles devant les cabanons étaient des espèces de halles où, sous la conduite d'un garde, tout le monde avait accès, les Fruitiers reconnus pour y vendre aux prisonniers des comestibles de toute espèce et les particuliers pour y acheter aux détenus les objets qu'ils avaient fabriqués, particulièrement les boites, les étuis, et les toilettes de paille en ce temps fort à la mode ce genre de travail y était porté à la perfection. L'auteur anonyme du Diable boiteux à Bicêtre nous montre son héros, nommé Foissey, enfermé aux cabanons en 1770 et y écrivant des ouvrages sur l'État militaire de la France, l'Etat de la Marine, l'Etat du clergé, la Balance du commerce. Un de ses amis les plaçait à Paris et à la Cour, recevant des gratifications proportionnées à la générosité des personnes auxquelles ces ouvrages étaient dédiés.

Malgré son immensité, la maison de Bicêtre se trouvait souvent encombrée. Le dégorgement se faisait de plusieurs manières : par mises en liberté régulièrement ordonnées, par les enrôlements que venaient y faire les recruteurs de l'armée royale, par les chaînes que l'on formait pour la Compagnie des Indes à fin de coloniser nos possessions d'outre-mer.

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La partie de l'Hôpital général destinée aux femmes se nommait la Salpêtrière. Nous avons vu que les bâtiments en étaient dus en grande partie à la libéralité du cardinal de Mazarin. La construction de la maison de force destinée aux femmes publiques et à celles dont les maris avaient sérieuses raisons de se plaindre, ne fut commencée qu'en 1684. La Salpêtrière se divisait en quatre sections : le Commun pour les filles et femmes publiques ; la Correction pour les filles qui, après une chute plus ou moins profonde, semblaient pouvoir être ramenées au bien ; la Grande Force, plus particulièrement réservée aux prisonnières d'ordre du roi ; la prison pour les détenues par sentence de justice.

Marie-Madeleine Monvoisin était fille d'un père protestant et d'une mère catholique. Elle-même suivait la religion catholique ; mais sa mère étant morte et son père s'étant remarié, père et belle-mère commencèrent de la maltraiter cruellement pour la contraindre à se convertir à la Réforme. La jeune fille s'en ouvrit à l'un des administrateurs de la charité de sa paroisse, lequel, avec le consentement de la jeune fille, obtint deux lettres de cachet, l'une pour mettre Marie-Madeleine à l'Hôpital général afin d'y être confirmée dans l'esprit de sa religion et y apprendre quelque métier ; l'autre pour l'en retirer quand on le jugerait à propos. Ainsi entra-t-elle à la Salpêtrière spécialement recommandée à la sollicitude des Sœurs gardiennes.

Et puis il y avait la partie de l'hôpital destinée aux maladies spéciales.

Les divers bâtiments en subsistent aujourd'hui, dénommés : Ambroise-Paré, Olivier-de-Serres et Franklin.

Comme à Bicêtre, le lieutenant de police faisait à la Salpêtrière des inspections régulières, à quoi les ministres tenaient la main.

Au reste, la vie de la plupart des détenues à la Salpêtrière était très dure, la discipline d'une extrême sévérité. Et cependant il arriva maintes fois que des personnes enfermées à la Salpêtrière à la demande de leur famille et mises en liberté par les soins du lieutenant de police, ne pouvant trouver asile chez elles et ne sachant comment subsister, revinrent spontanément demander qu'on voulût bien les emprisonner à nouveau.

Voici, à titre d'exemple, d'après les dossiers des Archives de la Bastille, la monographie d'une détenue par lettre de cachet, à la Salpêtrière, dans la section du Commun ; les lignes générales s'en répètent en maint autre dossier. La nommée Arthus, veuve d'un notaire de la province du Maine, fut conduite à la Salpêtrière au début de mai 1719, incarcérée sous le nom de Fameuse. Au rapport de l'officier de police, elle tenait rue de Seine un lieu public qui servait de retraite à toutes les filles de mauvaise vie, attirant chez elle un grand nombre de jeunes escholiers du collège Mazarin dans le voisinage duquel elle demeurait. Le nom de Fameuse, qu'elle avait pris, était celui de son amant Polaillon de Fameuse, capitaine à la suite du régiment de Saillans-infanterie. Fameuse obtint la liberté de sa maîtresse en promettant au lieutenant de police Machault d'Arnouville d'épouser la prisonnière et de l'emmener en son pays du. Maine. Le mariage fut célébré en l'église Saint-Sulpice le 3 août 1719 et la dame de Fameuse reçut une lettre de cachet qui l'exilait de Paris. Mais ni le mari ni la femme ne songèrent à quitter la capitale, ainsi qu'ils en avaient pris l'engagement ; aussi, le t août, l'exempt de police Malivoire se présenta-t-il chez eux à fin d'arrêter la dame qui continuait son mauvais commerce, dit l'exempt en son rapport. Le mari s'opposa avec violence à l'arrestation, qui ne put avoir lieu qu'au début d'avril 1720 ; lui-même fut appréhendé et conduit en la prison du For-1' Evêque, où il demeura jusqu'au jour (14 mai 1720) où le Régent l'exila par lettre de cachet à la suite de son régiment. Mais le sire de Saillans, colonel dudit régiment, était cousin du gouverneur des Tuileries, Catelan de Sablonnières. Il fit représenter par celui-ci au Régent que la présence à Paris de Fameuse et de sa femme étaient pour eux une nécessité ; que s'ils étaient contraints d'abandonner leurs affaires parisiennes, ce serait pour eux la ruine. Le Régent se laissa convaincre et, le 13 juillet 1720, graciait-il les époux Fameuse en leur permettant de demeurer à Paris.

Nous avons dit comment Bicêtre s'allégeait de ses hôtes ; la Salpêtrière également les voyait sortir par les voies les plus diverses, sans parler des mises en liberté régulières. Plusieurs personnes de condition et des bourgeois viennent demander des filles pour les servir, mais on ne les donne qu'après une exacte connaissance des personnes qui les demandent et être demeuré d'accord de leurs gages ; d'autres sont mariées à des compagnons de métier, des mœurs desquels l'administration s'est particulièrement informée ; d'autres sont reléguées aux terres et îles d'Amérique, où les unes sont mariées et d'autres ont une destinée tragique, comme en témoigne la touchante, poignante histoire de la délicieuse, charmante, exquise petite folle dite Manon Lescaut.

En son célèbre Tableau de Paris, Sébastien Mercier écrit à propos de l'Hôpital général : Ulcère terrible sur le corps politique, ulcère profond, sanieux, qu'on ne saurait envisager qu'en tournant les regards. Jusqu'à l'air du lieu que l'on sent à quatre cents toises, tout vous dit que vous approchez d'un lieu de force, d'un asile de misère, de dégradation et d'infortune.

A sa coutume, Mercier exagérait en son penchant d'écrivain désireux d'impressionner ses lecteurs ; il n'en demeure pas moins que l'Hôpital général met une des plus sombres notes dans l'histoire de l'Ancien régime. Les belles espérances, les intentions généreuses qui avaient présidé à la fondation ne s'étaient qu'imparfaitement réalisées. Encore convient-il de ne pas oublier que des artisans emprisonnés demandèrent à y demeurer quand on vint leur annoncer qu'ils étaient rendus libres ; et devons-nous considérer la manière dont des contemporains notables en jugeaient. L'évêque de Saint-Orner, Fr. de Valbelle, avait fait, en 1724, une fondation pour la création dans la ville d'une maison forte destinée aux filles de mauvaise conduite. Les échevins en exercice voulaient en faire une maison réservée aux filles de famille qui auront un honneur à conserver, coupables d'une faiblesse momentanée ou de simples dispositions dont les parents pourraient s'alarmer ; les filles les plus vertueuses y seraient même admises en payant pension ; bref, une de ces maisons de retraite comme en offraient les couvents ; mais les jurés au conseil, c'est-à-dire le corps des échevins sortants, veulent une maison de force semblable à celle de Paris, dont l'utilité, disaient-ils, se fait sentir tous les jours et sans que l'on éprouve les inconvénients qu'ils — les échevins en exercice — peuvent avoir appréhendés.

***

L'Hôpital de Charenton était tenu par les Frères de la Charité. On y plaçait spécialement des fous, mais aussi des prisonniers d'ordre du roi. Quelques-unes des pensions payées par les familles pour y faire admettre l'un des leurs étaient d'un prix élevé, allant jusqu'à 1.500 et 2.000 livres (25 ou 30.000 francs de valeur actuelle). Le ministre comte de Maurepas y fit placer son précepteur, par lettre de cachet du S novembre 1728, afin qu'il eût du pain assuré pendant sa vie. On y voyait entrer des particuliers de leur plein gré pour y demeurer le restant de leurs jours.

Les hôpitaux bretons servaient parfois de maisons de détention comme les hôpitaux parisiens. Nous trouvons en 1756, dans l'hôpital de Saint-Brieuc, une demoiselle Douville très contente et satisfaite de son sort. A l'hôpital du Sanitat, à Nantes, le régime variait avec le chiffre de la pension. Les pensionnaires à 300 livres et au-dessus étaient nourris comme les sœurs et les aumôniers ; leurs chambres étaient claires et bien aérées. Les détenus étaient renfermés dans des loges. Les conclusions d'une inspection faite en 1786 sont très élogieuses. Tout au contraire, le sort fait aux détenus de l'hôpital de Lanmeur-lès-Morlaix est l'objet de vives critiques. Le prix de la pension y était, à vrai dire, très modéré : 40 écus par an au pain d'orge et 50 écus au pain de froment. En plus, quelques menues dépenses : 10 sous tous les trois mois pour le barbier.

Le Guoley, gentilhomme et chef de nom et d'armes, capitaine de la compagnie garde-côtes de Lanmeur, avisait en 1765 l'intendant de Bretagne de faits impressionnants :

Le hasard a voulu que j'aie entendu parler de cruautés qu'on exerçait à l'Hôpital à l'égard du fils d'un avocat de Rennes. Je m'y suis fait conduire ; j'ai vu un malheureux. Les motifs de la détention sont obscurs. Un enfant fait à une femme qu'il aurait ensuite épousée contre le gré de ses parents. Il s'est évadé. Il a été repris et enchainé, couché sur la paille humide, dans le quartier des fous furieux. Ainsi prévenu, l'intendant ordonne une inspection J'ai vu le sieur Le Breton, dit le rapporteur, détenu aux fers, renfermé à clé et serrure... S'il avait tué père et mère, je ne le plaindrais point, mais, suivant son rapport, il n'a pas commis de crime. Il n'a plus ni cuisse, ni jambe, néanmoins possède tout son sens. Le subdélégué, chargé de faire exécuter l'ordre de liberté, écrit à l'intendant : Le Breton était dans l'état le plus triste. Il a été trouvé dans un cachot où même il n'était pas possible qu'il se tint allongé.

La direction de l'hôpital était confiée à des notables du pays, des paysans ne sachant ni lire ni écrire ; l'administrateur ne parlait pas français. Une lettre de la fin de l'ancien régime, écrite par un prêtre incarcéré pour avoir enlevé une femme mariée, peint encore ce lieu de détention sous les plus sombres couleurs

Sans lit, sans feu, sans lumière, toujours au pain noir, trois bouchées par semaine d'une très mauvaise viande, point de médecin — dans un hôpital ! — point d'aumônier, ni occupation. Des saletés, des chansons obscènes, des jurements, des querelles, point d'ordre. Tout y est confondu, hommes, filles, femmes débauchées, furieux, insensés, tous pêle-mêle. Pour gouverner, un paysan qui ne sait ni français, ni lire, ni écrire, nommé et choisi par six paysans de la paroisse, durs, ignorants... Qu'on me mette dans un séminaire, chez des religieux. A la suite de cette lettre, l'abbé Leroux fut mis en liberté.

En 1787, Breteuil fit faire sur la maison de Lanmeur une enquête qui fournit de précieux détails. La maison avait été fondée par des âmes pieuses afin de servir d'hospice et lieu de retraite aux plus pauvres de la paroisse quand ils seraient parvenus à un âge avancé ; de ce fait disposait-elle d'une rente de 900 livres. On y recevait aussi des pensionnaires, pensionnaires volontaires, moyennant une somme modique. Il y en avait encore en 1787, ce qui donnerait à penser que le tableau peint par l'abbé Leroux est trop poussé au noir. Néanmoins, dit le mémoire rédigé pour le ministre Breteuil, la nourriture y est déplorable. L'administration se compose de notables de l'endroit qui se renouvellent annuellement par moitié et sont présidés par le curé. Ils nomment le gouverneur de l'établissement — un paysan — et le greffier. Ce ne fut qu'à dater de 1753 que l'endroit, paraissant propice à faire une maison de force, fut augmenté de bâtiments nouveaux, deux rez-de-chaussée pouvant contenir de trente à quarante personnes, divisés en cabanes ; la majeure partie des détenus y sont gardés à la requête de leurs familles, d'autres ont été enfermés par la justice réglée. Ici encore, les distributeurs de lettres de cachet, subdélégués, intendants et ministres n'exerçaient qu'une action utile, adoucissante, humaine.

Des réflexions semblables se présentent à l'occasion de l'hôpital de Saint-Méen, qui faisait partie de l'administration commune des quatre hôpitaux de Rennes. Dans son ensemble, organisation pareille à celle de l'Hôpital général de Paris. Saint-Méen avait été fondé pour le traitement gratuit de vingt galeux et jouissait de ce fait d'une rente de 4.000 livres. On y mit ensuite des fous, enfin des prisonniers de famille. L'administration en dépendait du Parlement de Rennes. Les incarcérations se faisaient sur ordre du Premier Président et de l'avocat général, le régime de la maison était rigoureux, le nombre des détenus considérable. Au début du règne de Louis XVI, il fut question de réserver Saint-Méen exclusivement aux fous. L'intendant de la province faisait observer que les maisons de fous manquaient en Bretagne ; mais, tout au contraire, les prisonniers de famille y prirent une place de plus en plus grande.

Sur la fin de 1784, le subdélégué Fresnois y fait une inspection demandée par Breteuil. La tâche lui était rendue difficile par le fait que cette maison se trouvant sous l'administration immédiate du Parlement, celui-ci trouverait mauvais qu'un subdélégué s'avisât de la critiquer ou simplement de l'examiner. L'administration de l'hôpital lui parait d'ailleurs des plus singulières : elle est dans les mains de la direction générale des hôpitaux de Rennes et dans celles du Parlement ; mais les prisonniers d'ordre du roi relèvent de l'intendant ; et le directeur, qui est un prêtre, se réclame de l'archevêque. Il résulte de ces conflits d'autorité que le directeur prétendra toujours être de la police de celui qui ne lui demandera rien. La nourriture des détenus parait au subdélégué bonne et suffisante ; la situation de la maison est agréable et saine, les bâtiments vastes et solides en leur grand enclos. Les deux ecclésiastiques chargés de la direction sont doux, humains, remplis de complaisance pour les détenus ; les Sœurs de Saint-Thomas de Villeneuve, chargées de l'économat, s'acquittent de leur tâche avec un zèle pieux. Le rapport critique les chambres fortes obscures, mal aérées. On n'y met que les plus mauvais sujets, mais il serait à souhaiter que l'on n'y mit personne. Les autres pièces sont bien éclairées, saines et propres.

Dans les années qui suivirent, loin de s'améliorer, l'administration de Saint-Méen parait avoir été en empirant et les derniers rapports, adressés à l'intendant de Bretagne ou au ministre, sont très sévères.

On lit dans un mémoire rédigé par l'intendant de Bretagne pour le ministre de la Maison du roi Laurent de Villedeuil (3 mars 1789) : Le logement, la nourriture, les lits, le peu de circulation dans les cachots dont presque toute la maison est composée, la malpropreté, tout en un mot fait frémir et ne peut que contribuer à éloigner les détenus du but que l'on s'est proposé en les faisant conduire dans cette maison.

Et en conclusion :

Si l'hôpital de Saint-Méen n'éprouve pas de grands changements dans le local et dans le régime, c'est une maison qu'il faut abandonner à sa première destination, c'est-à-dire au soin des galeux. Aussi bien, quand s'ouvrirent les Etats généraux, depuis plusieurs mois déjà l'administration n'y plaçait plus personne.