PRISONS D’AUTREFOIS

 

CHAPITRE VII. — LES MENDIANTS.

 

 

Le développement de la mendicité, sa persistance, les mœurs et coutumes qu'elle s'était données et jusqu'à son organisation avaient fini par former sur le corps social de terribles plaies, et qui suppuraient notamment dans les grandes villes, plus particulièrement à Paris. Tout un peuple avait fini par vivre en étranger au sein de la nation, avec ses lois et ses usages propres, mais dans un mépris complet et une égale ignorance des lois et usages qui régissaient le reste de la population. Les rois eux-mêmes, quand ils venaient à passer par Paris, en étaient effrayés et voici qu'avec le XVIIIe siècle, l'écume des flots boueux vient se répandre jusque sur les marches de leur palais de Versailles. Louis XIV, Louis XV s'en plaignent au lieutenant de police et au ministre de Paris. Louis XVI encore en écrira au ministre de la Maison du roi, Amelot de Chaillou : J'ai été vivement affligé de la grande quantité de mendiants dont les rues de Paris sont remplies, nonobstant les mesures que j'ai ordonnées, depuis plusieurs années, à l'effet de faire cesser cette plaie.

Dès l'année 1662 (9 décembre), le procureur du roi près le Parlement de Paris précisait en un alarmant réquisitoire les désordres, assassinats, voleries qui se commettaient tant de jour que de nuit dans la ville et les faubourgs, le grand nombre de vagabonds et gens vulgairement appelés filous, disait le magistrat, comme aussi certains gueux estropiés qui, sous ce prétexte, croient devoir être soufferts, lesquels pour la plupart du temps sont de part dans tous les vols qui se font, servent d'espions aux voleurs et, par cette raison, sont aussi punissables que les voleurs eux-mêmes.

Sur ce réquisitoire, le Parlement publia un arrêt enjoignant à tous vagabonds portant épée et généralement à tous mendiants non natifs de Paris de sortir sans retard de la ville pour se retirer en leur pays natal, sous peine du fouet et de la fleur de lis — imprimée sur leur corps au fer rouge — contre les valides, des galères contre les estropiés, et, contre les femmes, du fouet et d'être rasées publiquement. Aux mendiants étaient assimilés les soldats demandant l'aumône l'épée au côté.

Les causes du développement de la mendicité et Paris étaient diverses. L'une des principales est peu connue. Aussi bien, au premier abord, peut-elle surprendre. Il s'agit des disettes qui surgissaient tantôt en telle province de France, tantôt en telle autre. Les douanes intérieures, qui divisaient la France et auxquelles les populations tenaient aveuglément, ne permettaient guère d'amener en une partie du pays, où les récoltes avaient été défectueuses, les récoltes d'une autre contrée où les moissons avaient été abondantes. Mais Paris, généralement, était suffisamment approvisionné. Paris-Versailles ne faisaient qu'un : capitale du royaume, séjour de la royauté et des administrations centrales. Au besoin, les vivres y arrivaient d'ordre du roi. Ainsi la disette, quand elle sévissait sur l'un ou l'autre point du pays, en poussait les désespérés vers la capitale.

Ajoutez les guerres civiles qui désolèrent la France dans le courant du XVIe siècle et devaient amener les déracinés à se réfugier à Paris ; que de maisons détruites au village dont les habitants vinrent chercher asile dans la capitale !

Un excellent homme, bourgeois de Paris, nommé Le Mazurier, avait donné au Grand prieur de France une sienne maison, sise rue des Poulies, à charge d'y placer quarante-huit pauvres. Minuscule réduction sur la masse mendiante. Les misérables qui y furent logés n'eurent naturellement à payer ni boues, ni lanternes, ni droits des pauvres, droits auxquels étaient assujettis les bourgeois. Ils en étaient francs, d'où le nom de francs bourgeois qui leur fut donné, puis étendu à la rue où ils demeuraient ; nom que l'ancienne rue des Poulies porte de nos jours encore. Mais pour être désignés du beau nom que nous venons de dire, nos francs bourgeois ne s'en montrèrent ni plus raisonnables ni plus sages. Leur immeuble, bientôt la rue elle-même où il était situé, devinrent le théâtre des pires désordres : la maison un nid de débauche et de prostitution, la rue un vrai coupe-gorge. Les paisibles passants étaient grossièrement insultés, quand ils n'étaient pas frappés et secoués comme pruniers en août. Et il en sera ainsi jusqu'au XVIIIe siècle, jusqu'à la transformation du quartier par la construction de maisons bourgeoises et d'hôtels aristocratiques.

Les mendiants parisiens se sont rendus célèbres par leurs cours des miracles car, malheureusement pour leurs concitoyens, il y en eut plusieurs.

En son histoire de Paris, Dulaure en compte une douzaine, dont la principale était située en notre quartier de la Bourse, entre la rue Neuve-Saint-Sauveur (aujourd'hui rue du Nil) et la rue Damiette : repaires de mendiants. On les nommait cours des miracles parce que leurs hôtes parcouraient les rues de Paris en aveugles, estropiés, paralytiques ; mais à peine rentrés en leur cour se trouvaient-ils miraculeusement guéris, réalisant la parole d'Isaïe : Alors les yeux des aveugles verront le jour et les oreilles des sourds seront ouvertes ; les boiteux bondiront comme des cerfs.

Sur cette Cour des miracles, l'historien Sauvai, en ses Recherches des antiquités de la ville de Paris, a donné des détails précis : une vaste place irrégulière, non pavée, au sol gras et boueux, à l'atmosphère empuantie, prolongée par un cul-de-sac pareillement conditionné. Pour y accéder, il fallait descendre une sente en pente, assez longue, raboteuse, bossuée. En y entrant, il semblait qu'on pénétrât dans un autre monde. Le quartier environnant était enchevêtré de ruelles tortueuses, obscures, mal odorantes. J'y ai vu, dit Sauvai, une maison de boue à demi enterrée, toute chancelante de vieillesse et de pourriture, qui n'a pas quatre toises en carré et où logeaient cinquante ménages chargés d'une infinité de petits enfants légitimes, naturels ou dérobés.

Pour assainir le quartier, il s'agit en 1630 de faire traverser la cour par une voie nouvelle ; mais quand les maçons voulurent se mettre au travail, ils furent attaqués, battus par les gueux et qui menaçaient de mort les entrepreneurs et conducteurs de l'ouvrage. Dans les cours des miracles, comme aux Francs-Bourgeois, on ne savait naturellement ce que c'était que de payer une taxe ou contribution quelconque. Les sergents ou huissiers qui, parfois, s'y aventuraient, n'en sortaient qu'en emportant, pour toute récolte, une ample moisson d'injures, quand ce n'étaient pas des coups. On y appelait d'ailleurs gagner ce qu'ailleurs on appelle dérober ; et c'était une loi fondamentale des cours des miracles, note Sauvai, de ne rien garder pour le lendemain.

En l'une de ces vivantes reconstitutions médiévales où il excelle, Victor Hugo, en sa Notre-Dame de Paris, a donné une vive peinture de ces lieux légendaires. Le soleil est couché :

Une vaste place irrégulière et mal pavée. Des feux autour desquels fourmillaient des groupes étranges, y brillaient çà et là. Tout cela allait, venait, criait. On entendait des rires aigus, des vagissements d'enfants, des voix de femmes. Les mains, les têtes de cette foule, noires sur le fond lumineux, y découpaient mille gestes bizarres. Par moments, sur le sol, on pouvait voir passer des chiens qui ressemblaient à des hommes, un homme qui ressemblait à un chien. Les limites des races et des espèces semblaient s'effacer dans cette cité comme dans un pandémonium. Hommes et femmes, bêtes, âge, sexe, santé, maladie, tout semblait être en commun parmi ce peuple ; tout allait ensemble, mêlé, confondu ; chacun y participait de tout.

Les gueux des cours des miracles s'étaient monarchiquement organisés. Leur roi se nommait le grand Coësre, chef élu. Une gravure du temps le met sous nos yeux en son long manteau effiloché, son grand chapeau défoncé, mais décoré de coquilles de Saint-Jacques. Il s'appuie sur une manière de béquille. A ses pieds, une grande coupe de métal destinée à recevoir les dons et offrandes que ses sujets fidèles y viendraient déposer ; ce que ces derniers appelaient cracher au bassin.

Nos miraculés avaient non seulement un prince, mais des lois et un langage à eux, leur argot. Ils ne connaissaient ni baptême, ni communion, ni sacrement quelconque ; mais ils avaient un grand Dieu le père en pierre coloriée, enlevé d'une église et placé au fond d'une niche, devant laquelle ils tenaient à devoir de venir faire leurs dévotions.

Gueux et mendiants se répartissaient en catégories distinctes, chacune d'elles bien caractérisée : les cagoux, les orphelins, les marcandiers, les rifodés, les malingreux, les capons, les piètres, les polissons, les franc-miteux, les callots, tes sabouleux, les hubains, les coquillards et les coustaux de boutange.

Le grand Coësre, non seulement régnait patriarcalement sur sa nation, mais veillait à l'instruction de son monde. Aux cagoux, il enseignait la confection d'une graisse spéciale qui empêchait les chiens d'aboyer. Lesdits cagoux étaient les principaux officiers du grand Coësre, chargés par lui de mettre les nouveaux venus à même de remplir comme il se convenait la tache qui allait leur incomber. Nouveaux adhérents auxquels les cagoux indiquaient la recette d'un onguent qui donnait sur le corps — et sans danger aucun — l'apparence de plaies affreuses. Et ils leur enseignaient les mots d'argot d'une connaissance indispensable en la profession, et les tours de souplesse en pratique, l'art de couper la bourse aux bourgeois. On sait qu'au XVIIIe siècle, la bourse se portait pendue à la ceinture.

Nous empruntons les définitions suivantes à Dulaure :

Les orphelins étaient les plus jeunes de la bande. Ils allaient par les rues de Paris, à moitié nus, faisant mine de grelotter, par petites troupes de trois, quatre ou cinq. Les rifodés mendiaient en tenant à la main un papier où il était attesté que leur demeure patrimoniale avait été détruite par la foudre. Ils étaient fréquemment accompagnés d'une femme et d'enfants faisant figure de femme et enfants légitimes. Les malingreux étaient les pauvres qui simulaient des maladies incurables : hydropisie, ventre dur et enflé, jambe ou cuisse couverte d'ulcères. On les trouvait généralement installés à la sortie des églises où ils imploraient des bonnes âmes une aide qui leur permît de se rendre en un pieux pèlerinage où, par intervention divine, ils ne manqueraient pas d'obtenir guérison de leur mal ; tandis que les callots, tout au contraire, feignaient d'avoir été en pèlerinage à Sainte-Reine, où ils auraient été miraculeusement guéris de la teigne ; ils imploraient un secours qui leur permit de subsister jusqu'à ce qu'ils eussent trouvé une situation nouvelle ; cousins germains des hubains qui, dans les mêmes vues, exhibaient un certificat établissant qu'ils avaient été, grâce à saint Hubert, guéris de la rage. Les sabouleux étaient ceux qui, sur la voie publique, tombaient comme frappés d'épilepsie : un morceau de savon, qu'ils tenaient en bouche, faisait sortir d'entre leurs lèvres la mousse caractéristique de leur mal. Nos truands nommaient capons ceux d'entre eux qui se montraient adroits à Jouer aux dés pipés, aux cartes marquées. Ils s'installaient généralement sur les banquettes du Pont-Neuf, où ils se mettaient à jouer avec un partenaire, faisant semblant de perdre, afin d'aguicher parmi les passants quelque nigaud qui engagerait une partie avec eux. Les polissons allaient par petites bandes, misérablement accoutrés, en vieux pourpoint rapiécé, chapeau luisant de graisse, sans chemise, bissac au dos, gourde au côté. Les coquillards, enfin, simulaient de pieux pèlerins retour de Saint-Jacques de Compostelle ou de Saint-Michel au péril de la mer ; pèlerinages dévotement faits à pied, en quelles fatigues et privations ! lesquelles devaient leur valoir la récompense due à leur vaillante piété.

Telles étaient, conclut Dulaure, les associations de filous et de mendiants valides qui aspiraient la substance de Paris, troublaient et inquiétaient les habitants.

Cette population vague, flottante, dangereuse, ne subsistant que de mendicité et de vol, hébergée dans les diverses cours des miracles, se chiffrait sur la fin du règne de Louis XIII, approximativement par 40.000 sujets, ce qui représentait un chiffre formidable, étant donnée la population parisienne à cette date, le cinquième à peine de ce qu'elle est aujourd'hui.