HISTOIRE DES RAPPORTS DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT

DEUXIEME PARTIE. — RÉACTION

 

CHAPITRE VIII. — MENTANA ET LE CONCILE DU VATICAN.

 

 

I. Impression produite par le Syllabus. — II. Napoléon III et l’alliance italo- prussienne. — III. Audace croissante du parti clérical. — IV. La politique de Mentana. — V. Convocation et préliminaires du concile. — VI. Pourquoi l’Empire n’y mit pas obstacle. — VII. Le schéma de Ecclesia et le ministère Ollivier. — VIII. L’infaillibilité du pape. — IX. La question romaine à la veille de Sedan. — (1864-1870).

 

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SOURCES. — Dupanloup, Discours prononce au congrès de Matines sur l'enseignement populaire (1864) ; idem, la Convention de septembre et l'Encyclique du 8 décembre (1865) ; idem, Oraison funèbre de Lamoricière (1865) ; idem, de la Haute Education intellectuelle (1866) ; idem, l’Athéisme et le Péril social (1866) ; idem, Lettre sur les malheurs et les signes du temps (1866) ; idem, le Mariage chrétien (1868) ; idem, les Alarmes de l'épiscopat justifiées par les faits (1868) ; idem, l'Enfant (1869) ; idem, la Femme studieuse (1869) ; idem, Observations sur la controverse soulevée relativement à la définition de l'infaillibilité par le prochain concile (1869) ; idem, Lettre aux prêtres de son diocèse pour leur donner communication de son avertissement à M. Louis Veuillot (1869) ; idem, Lettre au clergé de son diocèse relativement à la définition de l'immaculée Conception au prochain concile (1869). — Annuaire des deux mondes (1864-1867). — Comte de Falloux, la Convention du 15 septembre (1864) ; idem, Itinéraire de Turin à Rome (1865) ; idem, les Elections prochaines (1869) ; idem, Augustin Cochin (1874) ; idem, l’Évêque d’Orléans (1879) ; idem, Mémoires d'un royaliste (1888). — Louis Veuillot, le Parfum de Rome (1865) ; idem, les Odeurs de Paris (1866) ; idem, l’Illusion libérale (1866) ; idem, les Couleuvres (1869) ; idem, Rome pendant le concile (1870) ; idem, Mélanges religieux, historiques et littéraires (1857-1875) ; idem, Correspondance (1883-1887). — Besson, l'Église, œuvre de l’homme-Dieu (1865). — Charles Sauvestre, les Congrégations religieuses (1867). — Matignon, de la Constitution de l'Église (1867). — Emile Ollivier, Le 19 Janvier (1869) ; idem, l'Église et l’État au concile du Vatican (1879). — Arnaud (de l’Ariège), la Révolution et l’Église (1869). — Maret, du Concile général et de la paix religieuse (1869). — Plantier, les Conciles généraux (1869). — Wessinger, le Pape est-il infaillible ? (1869). — Belet, le Gallicanisme réfuté par Bossuet à l'aide de textes puisés dans ses œuvres. — Ginoulhiac, le Concile œcuménique. — Guéranger, de la Monarchie pontificale, à propos du livre de Mgr de Sura (1870). — Ce qui se passe au concile (1870). — Guettée, l'Infaillibilité papale en présence de la Sainte Ecriture, de la tradition catholique et de la raison ; idem, la Papauté hérétique (1871). — L.-G. de Ségur, la Liberté (1869) ; idem, le Dogme de l’infaillibilité (1872). — J. Wallon, la Cour de Rome et la France (1871) ; idem, la Vérité sur le concile du Vatican (1872). — E. de Pressensé, le Concile du Vatican (1872). — Manning, le Concile œcuménique et l’infaillibilité du pontife romain (1872) ; idem, Histoire du concile œcuménique du Vatican (1872). — T. Delord, Histoire du second Empire, t. IV-VI (1874-1876). — Lagrange, Vie de Mgr Dupanloup. — Besson, Vie du cardinal de Bonnechose. — Deslombes, Vie de Mgr Régnier. — Mérimée, Lettres à Panizzi (1881). — Thiers, Discours parlementaires. — Jules Favre, Discours parlementaires. — Darimon, les Irréconciliables sous l’Empire (1888) ; idem, les Cent-Seize et le Ministère du 2 janvier (1889) : idem, l’Agonie de l’Empire (1891). — Foulon, Histoire de la vie et des œuvres de Mgr Darboy (1889). — A. Debidour, Histoire diplomatique de l’Europe, t. II (1891). — Ricard, Mgr Freppel. — F. de Pressensé, le Cardinal Manning (1897).

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I. — La dernière manifestation du pape était si intempestive et si maladroite, ses prétentions étaient si radicales et si surannées, que la publication de l'Encyclique et du Syllabus parut à beaucoup de bons esprits un acte de folie. Le gouvernement italien eut le bon sens de comprendre qu’une pareille déclaration de guerre ne pouvait lui nuire — bien au contraire — et ne mit nul obstacle à ce qu’elle reçût la plus grande publicité. Le gouvernement français, moins bien inspiré, se donna le ridicule d’interdire au nom de la loi la propagation d’un document que toute la France avait déjà lu. Plusieurs évêques du reste, lui désobéirent insolemment et le firent lire en chaire, au risque de l'inoffensif recours comme d’abus. Tous en reproduisirent la substance dans leurs mandements et le commentèrent avec respect. La plupart l’approuvèrent sans réserve. Quelques-uns, comme Dupanloup — qui, au fond, blâmait le pape de toute son âme —, firent des prodiges de dialectique pour démontrer que le Saint-Père n’avait pas voulu condamner la liberté, mais l’excès de la liberté, qu’on l’avait mal compris, que sans doute, en théorie, l’Église réprouvait les principes de la dévolution, mais que, dans la pratique, elle savait pactiser avec eux quand elle ne pouvait faire autrement. Pour qui sait lire, cela signifiait que l’Église n’usait pas de la force quand elle était la plus faible, ce qui revenait à dire qu’elle s’en servirait quand elle serait la plus forte. Pie IX loua fort l’ingénieux évêque d’Orléans de l'avoir si bien compris (février 1865) et ce fut justice. De tous les prélats français en exercice, un seul, M. Lecourtier, évêque de Montpellier, osa protester nettement contre les prétentions théocratiques du souverain pontife ; encore ne le fit-il pas publiquement[1]. Fort rares furent, les ecclésiastiques qui, demeurés fidèles au gallicanisme, se hasardèrent jusqu’à une réfutation en règle de l’Encyclique Quanta cura. De ce nombre fut l’abbé Maret, évêque in partibus de Sura, savant théologien qui, fort mal vu depuis longtemps en cour de Rome[2], ne crut pas devoir se taire pour regagner les bonnes grâces du pape. En dehors du clergé, quelques âmes pieuses, attristées et alarmées par le coup de tète du Saint-Père, exprimèrent aussi, non sans éloquence, leur douleur et leurs inquiétudes. Le principal disciple de Bordas-Demoulin, l’honnête Huet, devait aller, dans son indignation, jusqu'à se séparer de l’Église[3]. Montalembert, atteint en plein cœur par la réprobation de ses doctrines, demeura catholique, mais déclara qu’il resterait fidèle à la cause de la liberté. Le généreux Arnaud de l’Ariège, qui l’avait toujours servie, continua de combattre les théories ultramontaines et de se croire catholique. Mais ces protestations isolées furent presque sans écho dans l’Église. Parmi les catholiques français, ceux qui ne pensent pas admirent les prescriptions du pape sans les discuter, sans les comprendre et sans se croire obligés ni d'y obéir, ni de les défendre ; les autres jugèrent en général que, le Syllabus étant pour le moins une imprudence, le mieux était d’en parler le moins possible. Quant aux philosophes militants, aux savants, aux libres penseurs, aux libéraux et aux démocrates qui se faisaient honneur de combattre le cléricalisme, le Syllabus, loin de les contrarier, les mettait en joie ; ils eussent été bien fâchés que le pape ne l’eut pas publié, et ils n’avaient garde de se taire.

L’empereur, plus mécontent qu'il n’aurait dû l’être et surtout le paraître, ne se borna pas à manifester sa désapprobation par des remontrances diplomatiques. Il faut certainement voir des indices de son irritation contre le pape dans la faveur témoignée par lui peu après au prince Napoléon, qui fut appelé à la vice-présidence du Conseil privé (18 décembre) et dans sa complaisance pour la manifestation — du reste pacifique — qui accompagna les funérailles de Proudhon (janvier 1865). Il encouragea Rouland, naguère encore son ministre, à combattre au Sénat les doctrines de l’encyclique avec toute la raideur d’un magistrat et d’un gallican de l’ancien régime. L’on put enfin le croire tout à fait gagné à la cause anti-cléricale, quand on le vit autoriser Duruy, qui était déjà la bête noire de l’Église, à publier dans le Moniteur un rapport mémorable concluant à décréter la gratuité et l’obligation de l’instruction primaire (février 1865).

On aurait eu tort, il est vrai, de compter sur sa fermeté. Napoléon III, toujours oscillant, toujours indécis, ne savait jamais vouloir qu’à demi, ou pour peu de temps. Le cléricalisme, chassé de son cabinet par une porte, y rentrait aussitôt après par une autre. Le rapport de Duruy, à peine imprimé, fut désavoué par le souverain. Le prince Napoléon, pour avoir affirmé dans un discours retentissant que l’Empire ne trahirait jamais la Révolution, fut réprimandé publiquement et donna sa démission (mai 1865). L’empereur voyait avec inquiétude la convention de septembre battue en brèche non seulement par les défenseurs attitrés de l’Église, mais par des politiques qui la dénonçaient comme un acte funeste à la France. Le discours très étendu, très étudié, que Thiers, adversaire résolu de l’unité italienne, venait de prononcer au Corps législatif sur cette question[4], avait eu un grand retentissement dans tout le pays, et Napoléon III semblait se demander si, en signant le traité, il n'avait pas commis lui-même une grave imprudence.

Il redoutait d’autant plus une rupture définitive avec le parti conservateur, représenté surtout par l’Eglise, que l’opposition démocratique, résolue et compacte malgré la défection de M. Emile Ollivier[5], devenait plus hardie et plus exigeante au Palais-Bourbon ; qu’elle tendait manifestement non pas à réformer l’Empire, mais à le renverser ; que son objectif était, à n’en pas douter, la République ; que ses tendances anticléricales s'accentuaient de jour en jour ; qu’en dehors de la Chambre, où les députés étaient tenus à une certaine réserve constitutionnelle, le parti républicain grossissait rapidement et paraissait disposé à ne pas reculer éternellement devant les moyens révolutionnaires ; que ce parti enveloppait d’une même haine le césarisme et l’obscurantisme, la politique du 2 décembre et la politique du Syllabus, l’Empire et l’Eglise ; enfin que, s’il ne pouvait encore dire toute sa pensée sur l’Empire, il ne gardait déjà plus aucun ménagement envers l’Eglise. Depuis le coup d’Etat, en présence d’un gouvernement dont le despotisme avait eu longtemps le clergé catholique pour principal auxiliaire, il s’était formé en France une jeunesse — républicaine fort différente de celle qui avait grandi sous Louis-Philippe et qui avait cru un moment, en 1848, à l’alliance de la religion et de la liberté. Cette génération nouvelle, moins romanesque, mais plus savante, moins sentimentale, mais plus raisonneuse, ne se réclamait plus de l’Evangile et de la foi, mais de l’histoire, de la science et du droit. Elle avait mis l’humanité à la place de Dieu. Sa religion était la philosophie positive. Elle ne lisait plus Lamennais. Les inspirations lui venaient, directement ou indirectement, d’Auguste Comte, de Littré, de Renan. Taine, qui n’avait pas encore fait la caricature de la Révolution, la séduisait par sa méthodique assurance et son calme dédain de toute théologie. Les défis portés à la raison et à la science par les auteurs du Syllabus avaient eu pour effet de la rendre plus qu’incrédule. Elle était devenue, par rapport aux croyances religieuses, et particulièrement aux croyances catholiques, irrespectueuse, agressive, provocante. L'athéisme et le matérialisme ne l’effrayaient nullement. Ses journaux, fort éphémères, mais qui ne mouraient pas sans avoir fait du bruit — la Voix des Ecoles, la Rive gauche, Candide, la Morale indépendante —, rappelaient le XVIIIe siècle par les libertés qu'ils prenaient avec le prêtre, avec l’Eglise, avec le dogme. Les mascarades irréligieuses de 1793 trouvaient parmi elle des apologistes. Tridon publiait la réhabilitation d'Hébert et de l'Hébertisme. Nombre de jeunes Français déjà s’affiliaient à l’Association internationale des travailleurs[6], dont le socialisme révolutionnaire et anticatholique les charmait. Ils allaient à l’étranger prendre part aux assemblées que tenait chaque année cette ligue cosmopolite et s’y faisaient remarquer par leur exaltation. Beaucoup se rendirent, en octobre 1865, au Congrès — d’étudiants dont la ville de Liège fut le théâtre et où les religions en général et le christianisme en particulier furent l’objet d’attaques si vives que la presse catholique, exaspérée, requit contre eux à leur retour le bras séculier.

Sommé de frapper en France ces écervelés pour des discours prononcés en Belgique, le gouvernement impérial s’exécuta, et des peines sévères furent infligées à certains d’entre eux[7] par la juridiction universitaire. Napoléon III tenait, nous l’avons dit, à ne pas se brouiller avec l’Eglise. Mais, s’il faisait par moments preuve de complaisance à son égard, l’Eglise ne lui rendait plus la pareille. Le pape semblait prendre à tâche de lui créer chaque jour des difficultés nouvelles. L’infortuné Maximilien, protégé de Napoléon III, ne pouvant s’affermir sur le trône du Mexique, Pie IX crut devoir l’affaiblir encore en rompant avec lui tout rapport diplomatique, comme il l'en avait menacé. Par intérêt, non moins que par sympathie, Napoléon III ménageait la franc-maçonnerie ; le pape lança l’anathème contre cette association, coupable de tolérantisme. Quelques rares prélats pactisaient sincèrement avec ce souverain. Le plus recommandable et le plus haut placé d’entre eux, l’archevêque de Paris, Darboy[8], regardé comme un traître, reçut du pape une admonestation rigoureuse, presque outrageante et qui, adroitement divulguée, eut pour effet de le discréditer vis-à-vis d’une partie de son clergé[9].

 

II. — Napoléon III, ulcéré, témoigna de nouveau quelque mauvaise humeur au Saint-Père. On avait espéré quelque temps à Rome qu'il n’oserait pas exécuter la convention du lu septembre. Mais vers la lin de 1865 il commença le rapatriement du corps d’occupation. Dans le même temps, il resserrait les liens qui l'unissaient à l'Italie. Très désireux de trouver une combinaison qui, en permettant à cette puissance d’acquérir la Vénétie, lui lit prendre patience à l’égard de Rome, il s’était, dès la lin de 1864, montré favorable à l'idée d’une alliance entre les cours de Berlin et de Turin contre la cour devienne. L’alliance était presque conclue quand la Prusse, par la volte-face de Gastein, remit tout en question (août 1865)[10]. Mais on sait que M. de Bismarck ne tarda pas à en ressaisir les fils et qu’au mois de mars 1866 elle devint enfin une réalité. On n’ignore pas non plus qu’à cette dernière époque elle eût été, comme précédemment, impossible si Napoléon III ne l’eût formellement autorisée. Il n’est pas douteux qu’il crut faire un coup de génie en préparant un nouveau bouleversement de l’Europe et mettant aux prises trois grandes puissances entre lesquelles il comptait jouer, quand il lui plairait, le rôle d’arbitre souverain. Il déchaînait de gaîté de cœur la révolution en Allemagne comme il l’avait jadis déchaînée en Italie. La conviction où il était qu'il pourrait l’arrêter à sa guise au delà du Rhin, quand il avait si mal réussi à l’arrêter au delà des Alpes, donne la pleine mesure de son bon sens et de sa prévoyance. En ce qui concerne l’Italie, c’était une simple niaiserie de croire que cette puissance serait moins exigeante une fois qu’elle serait plus forte et qu’elle renoncerait à Rome justement quand il ne lui resterait plus que Rome à prendre.

Sans être tout à fait au courant des complots impériaux, les cléricaux français et leurs alliés politiques les pressentaient, s'alarmaient, devenaient plus pressants dans leurs instances en faveur du Saint-Siège. Au Sénat, le ministre d’État Rouher dut, pour complaire aux cardinaux et à leurs amis, garantir la souveraineté temporelle du pape en termes plus précis et plus compromettants qu’il ne l’eût voulu (janvier 1866). Au Corps législatif, les ultramontains, puissamment soutenus par Thiers, obtinrent qu’elle fût explicitement mentionnée dans l’adresse comme indispensable au pape pour l’exercice indépendant de son pouvoir spirituel (février 1866). Quelques mois plus tard, quand la politique de Napoléon III eut commencé à porter ses fruits, leur audace s’accrut en raison même de son affaiblissement et de son désarroi. La Prusse, victorieuse à Sadowa, s’annexait ce qu’elle voulait, reconstituait l’Allemagne à sa guise et, quand l’empereur des Français lui demandait une faible compensation, le bafouait aux yeux de l’Europe en lui refusant tout. L’Italie, qui n'avait pas su conquérir la Vénétie, semblait regarder comme un outrage l’obligation de la recevoir des mains de la France. Au Mexique la cause de Maximilien était perdue, et Napoléon III, sur l’injonction des Etats- Unis, devait se résigner à une honteuse reculade. Si l’on ajoute à tout cela que l’empereur vieillissait, qu’on le savait miné par la maladie, on n’aura pas de peine à comprendre que le parti de l’Eglise se montrât vis-à-vis de lui plus hardi, plus exigeant et réussît à l'intimider.

 

III. — A mesure que sa santé déclinait, l’impératrice, inféodée de tout temps à ce parti, prenait sur lui [tins d’ascendant et donnait au gouvernement une orientation plus ultramontaine. Sous son influence, la convention de septembre était déjà singulièrement faussée dans son esprit au préjudice de l’Italie. Sans doute les troupes impériales avaient commencé l’évacuation des Etats romains. Elles l’achevèrent même au mois de décembre 1866. Mais la cour des Tuileries n’avait pas attendu la lin de cette opération pour organiser sans trop de mystère à Antibes une légion qui devait être mise au service du pape et dont les soldats et les officiers, empruntés à nos régiments, étaient autorisés à y passer sans perdre ni leur qualité de Français ni leurs droits à l’avancement. Dès le mois de septembre, cette troupe, passée en revue et haranguée par le général d’Aurelle de Paladine, qui la comparait à la légion thé- haine, avait été envoyée à Rome. Dans le même temps, la France exigeait que l’Italie s’engageât de nouveau et en termes exprès à ne pas attaquer le territoire pontifical et s’entremettait activement pour obtenir du cabinet de Florence des arrangements financiers avantageux au Saint-Siège. Mais la curie romaine se montrait fort peu reconnaissante de ces concessions et n’était soucieuse que d’en obtenir d’autres. Excitant de plus belle en France le zèle intolérant de l’épiscopat, des congrégations, des journaux catholiques, elle s'efforçait d’entraîner Napoléon III dans des compromissions nouvelles qui, en face de l’opposition libérale et républicaine chaque jour grandissante, ne pouvaient que l’affaiblir et le discréditer davantage.

L’Univers, autorisé à reparaître au commencement de 1867, n’était ni moins arrogant qu’autrefois dans sa polémique ni moins autoritaire dans ses prétentions. Les Dupanloup, les Pie, les Plantier harcelaient sans relâche le gouvernement et, quelle que fût sa condescendance, ne le trouvaient jamais assez bon catholique. Le ministre Duruy, qui travaillait avec un zèle si louable à démocratiser l’instruction publique[11] était particulièrement en butte aux attaques du clergé séculier, du clergé régulier et de tout le parti ultramontain. Une véritable croisade était organisée contre lui. On ne pouvait lui pardonner de vouloir multiplier les écoles, éclairer le suffrage universel, et surtout de revendiquer pour l’État le droit de prendre part à l’éducation des femmes. Son projet de loi sur l’enseignement primaire, discuté dans les Chambres pendant la session de 1807, était dénoncé comme attentatoire à la religion parce qu’il tendait à faire rentrer dans le droit commun les membres des congrégations enseignantes, si étrangement privilégiés par la législation antérieure. Au Sénat, des énergumènes comme Ségur d’Aguesseau et le baron de Vincent reprochaient avec violence au gouvernement de ne pas faire respecter la loi du dimanche et de laisser à peu près libre une philosophie qui avait la prétention de ne tenir aucun compte de la théologie. Chapuis-Montlaville dénonçait avec indignation une littérature qui, foulant aux pieds les lois de l’ordre moral, attaquant la religion, base de l'ordre social, portait l'incendie dans la société en répandant l'athéisme dans les masses. L’immoralité coule à pleins bords, s’écriait-il ; tous les hommes de bien doivent se réunir pour signaler ces débordements au gouvernement et lui indiquer les moyens d'y porter remède. Des pétitions cléricales adressées à la haute assemblée demandaient que les bibliothèques populaires, objet particulier de la sollicitude du ministre, fussent expurgées au nom de la religion, que les ouvrages de Voltaire, de Rousseau, de Michelet, de Renan, de Jean Reynaud, de George Sand et bien d’autres en lussent exclus. Sainte-Beuve, rachetant — un peu tard — ses complaisances passées pour la dictature de décembre, s’attirait, pour avoir pris la défense de la libre pensée et de la science, les huées et les outrages, du Sénat presque tout entier (juin 1867). L’Ecole normale supérieure, pour l’avoir loué de son courage, était licenciée par la volonté de l’impératrice (3-10 juillet)[12].

L'Empire baissait de plus en plus. La Crusse, à la suite de négociations relatives au Luxembourg, venait de lui infliger un nouvel affront (mars-avril). La monarchie qu’il avait voulu créer au Mexique — la plus grande pensée du règne, disait Rouher — achevait de crouler, et Maximilien payait de sa vie sa confiance dans la protection de Napoléon III (19 juin). Au milieu de tant de rêves évanouis, la question romaine était pour le misérable empereur un constant et poignant cauchemar. Comment en finir avec cette difficulté toujours renaissante ? Personne ne voulait lui faciliter la tâche. En décembre 1866, au moment où ses troupes achevaient d’évacuer l’État pontifical, il avait invité les grandes puissances à conclure avec lui un accord et à substituer une garantie collective à celle que jusque-là lui seul avait dû assurer au Saint-Siège. Pas une n’avait répondu à son appel. Il s’était mis dans l’embarras ; on l’y voulait laisser. La cour de Rome était à son égard moins reconnaissante que jamais. Elle persistait à refuser aux quelques sujets qui lui restaient toute réforme sérieuse ; elle ne voulait entendre parler d’aucune transaction avec l’Italie ; elle donnait enfin chaque jour plus de retentissement, plus d’éclat à ses déclarations théocratiques et rétrogrades. En juin 1807, Pie IX, sous couleur de fêter le centenaire de Saint-Pierre, réunissait autour de lui quatre cent cinquante évêques, leur faisait bruyamment applaudir la doctrine du Syllabus et parlait déjà de réunir un concile œcuménique pour ériger en dogme non seulement cette singulière politique, mais le principe de l’infaillibilité pontificale. De pareilles démonstrations enhardissaient en France l’Église et son parti. Napoléon III, qui, endoctriné par M. Emile Ollivier, avait semblé un moment disposé à évoluer vers le parlementarisme et vers la liberté[13], était retombé sous l’influence de l’impératrice et des mamelucks[14]. Il marquait maintenant (juillet) un redoublement de confiance au ministre d’Etat Rouher, porte-parole de l’Empire autoritaire et ultramontain. En Italie, le gouvernement français témoignait au pape une telle complaisance et prenait pour le servir de telles libertés avec la convention de septembre que la cour de Florence, fut bientôt en droit de lui adresser les réclamations les plus amères. La légion d’Antibes s’affaiblissant par la désertion, il lui envoyait des recrues. Il faisait mieux encore, il lui envoyait un général français en activité de service[15], qui la passait ouvertement en revue à Rome, la réorganisait, et dont les discours ne laissaient aucun doute sur la complicité des Tuileries avec le Vatican (juillet 1867).

 

IV. — C’était vraiment faire trop beau jeu au gouvernement italien. Rattazzi, qui, depuis quelques mois, le dirigeait de nouveau, déclara qu'il perdait patience ; il protesta, non sans raison, contre une fraude qui rendait illusoire l’évacuation de l’État pontifical par les troupes françaises. Il demanda réparation. Après un échange de notes assez vives (juillet-août), il obtint de Napoléon III la promesse de se désintéresser de la légion d’Antibes et de n’y plus laisser entrer un seul militaire en activité. Il est vrai qu’en retour l’empereur élevait des plaintes au sujet de volontaires garibaldiens qui formaient des bandes considérables, se rapprochaient du territoire romain et semblaient sur le point de l’assaillir. Le cabinet de Florence, qui, au fond, jouait double jeu, le payait de bonnes paroles, mais n’entravait en rien le mouvement. L’heure lui paraissait propice pour le coup de main qui se préparait. On était à la fin d’août. Les rapports de la France et de la Prusse, un moment détendus, redevenaient fort peu amicaux. Il ne fallait qu’un signal. Garibaldi n’hésita pas à le donner.

Au retour du congrès tout révolutionnaire de la Paix, qu’il avait présidé à Genève et où, dans les termes les plus énergiques, il avait annoncé comme prochaine sa prise d’armes contre le pape[16], le vieux partisan s’était porté en Toscane, aux confins de l’État pontifical, et massait déjà ses bandes autour de lui. Le gouvernement français, fort ému et fort inquiet, exigea qu’il fût enfin réduit à l’impuissance. Rattazzi, habitue à plier, se soumit de bonne grâce. Le grand patriote italien fut arrêté le 22 septembre et conduit à la citadelle d’Alexandrie, où les soldats de Victor-Emmanuel l’acclamèrent ; puis l’astucieux ministre le fit embarquer et transporter dans son île de Caprera, où il promit de le faire bien garder.

Napoléon III n'eut pas longtemps à se réjouir. En effet, quelques jours à peine s’étaient écoulés et les troupes garibaldiennes pénétraient de toutes parts sur le sol pontifical (28 septembre). Des la première semaine d’octobre elles étaient à quelques lieues de Rome ; et, bien que, par défaut de discipline et de cohésion, elles subissent çà et là quelques échecs, elles grossissaient sans cesse et continuaient d’avancer. Rattazzi, comme il devait s'y attendre, reçut du gouvernement français les plus vifs reproches. Il y répondit, comme d’ordinaire, en protestant de son innocence et de sa loyauté (4 octobre). Puis, comme l’empereur parlait déjà d'envoyer des troupes en Italie pour faire respecter la convention de septembre, il lui proposa la solution suivante : Les armées française et italienne occuperaient simultanément l’Etat pontifical pour y rétablir l’ordre et la question romaine serait ensuite soumise à un congrès européen (13 octobre).

Le parti ultramontain qui dominait alors Napoléon III ne lui permit pas de s’arrêter à un tel programme. La situation du pape s’aggravait chaque jour. il n’était que temps de prendre une décision vigoureuse si l’on voulait sauver Rome. Le 17 octobre, le cabinet de Florence fut mis en demeure d’indiquer sans délai les mesures qu’il entendait prendre pour faire respecter le territoire pontifical. Rattazzi, mis au pied du mur, se tira d’embarras en donnant sa démission (21 octobre). Le général Cialdini fut chargé de former un nouveau ministère. Mais, avant qu’il y fût parvenu, Garibaldi, malgré la prétendue croisière qui le gardait, s’évadait de Caprera et reparaissait en Toscane. Le 22 octobre, il était à Florence, où, loin de se cocher, il lançait des proclamations et appelait à lui de nouveaux partisans. Il signifiait même à Cialdini sa ferme intention de poursuivre son entreprise et partait bientôt publiquement, dans un train spécial, au milieu des acclamations populaires, pour rejoindre ses troupes. Enfin le 23 il entrait dans l’État pontifical, et le lendemain il était en vue de Rome.

Cette fois Napoléon III n’hésita plus à exécuter ses menaces. Les troupes réunies à 'foulon depuis quelques semaines reçurent l’ordre de s’embarquer ; le 28 octobre elles arrivaient à Civita-Vecchia : le 30 leur avant-garde entrait à Rome. Une effervescence extraordinaire régnait en Italie. Cialdini, découragé, ne voulant pas se mettre en travers d'une poussée nationale qu'il jugeait irrésistible, avait renoncé à constituer un cabinet. Le général Menabrea venait d’en former un à la hâte et, bien que fort désireux de donner des gages de son esprit conservateur, faisait de son côté, pour complaire dans une certaine mesure à l’opinion dominante, pénétrer quelques régiments italiens dans l'État pontifical. Le 3 novembre, les troupes du pape se heurtèrent à Mentana contre les garibaldiens. Presque vaincues, elles furent sauvées par les Français, qui, grâce à la supériorité de leur discipline et de leur armement, infligèrent au chef des chemises rouges un échec décisif. Les fusils Chassepot ont fait merveille, écrivit aussitôt le général de Failly. Allaient-ils maintenant se retourner contre les troupes de Victor-Emmanuel ? C’est ce que demandait Antonelli, fort désireux de compromettre à fond Napoléon III. Le chef de l’expédition française n’osa lui donner cette satisfaction. Du reste, Menabrea, très soucieux d’éviter un conflit désastreux pour son pays, se hâta d’ordonner l’évacuation des points qu’il avait fait occuper sur le territoire de l'Eglise. En même temps, il donnait l’ordre d’arrêter, et cette fois sérieusement, Garibaldi, dont les bandes se dispersèrent aussitôt (5 novembre). Mais il crut avoir par là montré assez de déférence pour Napoléon III et, soucieux de prouver qu’il ne le cédait point en patriotisme au vaincu de Mentana, il écrivit dès le 9 novembre une circulaire par laquelle il affirmait hautement les droits imprescriptibles de l’Italie sur Rome.

L’empereur des Français se trouva plus embarrassé après qu’avant sa triste victoire. Allait-il prolonger l’occupation de l’Etat romain ? Il sentait bien que l’Italie ne le lui pardonnerait pas. Allait-il ordonner une seconde fois l’évacuation ? S'il agissait ainsi, le parti clérical, il le comprenait, lui déclarerait une guerre à mort. Pour se tirer de peine, il eut recours à son procédé habituel : il invoqua l’arbitrage de l’Europe, fort désireux qu’il était de se décharger sur elle d’une écrasante responsabilité. Il invita donc dans le courant de novembre les grandes puissances à une conférence où la question romaine serait définitivement résolue.

Mais les puissances ne mirent à lui répondre ni empressement ni bonne grâce. La Prusse ne voulait ni aider la France à sortir d’embarras ni se brouiller avec l’Allemagne du Sud en donnant Rome à Victor-Emmanuel, ni s'aliéner l'Italie en la lui refusant. Le cabinet de Londres tenait à s’assurer les bonnes grâces de cette dernière puissance par l'entière dépossession du pape. La Russie ne croyait avoir aucun intérêt à ménager le Saint-Siège ni à complaire à Napoléon III. L’Autriche nouvelle, sous Reust, était en lutte avec le pape et peu désireuse de raffermir dans sa royauté chancelante. L’Italie ne s’opposait point ostensiblement à la proposition française. Mais en secret elle faisait connaître aux autres puissances qu’elle se souciait peu de la conférence et ne la désirait guère. Elle demandait à Napoléon III d’exposer préalablement les idées qu’il entendait y faire prévaloir. Or c’était justement pour n’avoir pas à prendre une telle responsabilité qu'il s’était mis en tête de réunir une conférence. Mais il était écrit qu'il n’échapperait pas à la nécessité de se compromettre une fois de plus.

Interpellé au Sénat (le 29 novembre) par les cardinaux et invité à prendre de nouveaux engagements envers le Saint-Siège, le gouvernement, soutenu par le vieux gallican Bonjean et par l’archevêque Darboy, qui tint le discours le plus sage et le plus prudent[17], n’eut pas trop de peine à esquiver la difficulté. Mais il n'en fut pas de même au Corps législatif, où les affaires d’Italie furent discutées le 5 décembre avec le plus fâcheux éclat. L’opposition démocratique reprocha au gouvernement d’être retourné au secours du pape. Mais elle n’avait pas pour elle la majorité de la Chambre, qui, foncièrement conservatrice et catholique, marchait en cette occasion derrière Thiers et Berryer, ennemis déclarés de l'Empire, et ces orateurs sommaient au contraire Napoléon III de ne pas quitter Rome. L’ancien ministre de Louis-Philippe, avec l’éloquence incisive et limpide qui le rendait si redoutable, fit une fois de plus le procès de la révolution italienne ; il représenta la chute du pouvoir temporel du pape comme le plus grand malheur que la France pût redouter, et cela en termes si émus, si passionnés, que la plus grande partie de l'assemblée fut vraiment subjuguée par sa parole. Le ministre d’État Boulier ne trouva d’autre moyen de reconquérir la majorité que de renchérir sur la doctrine qu’il venait d’exposer et prit au nom de son souverain, à la face de l’Europe, le plus imprudent des engagements : Nous le déclarons au nom du gouvernement français, s’écria-t-il, l’Italie ne s’emparera pas de Rome. Jamais, jamais la France ne supportera cette violence faite à son honneur et à la catholicité. Et deux cents voix répétaient frénétiquement avec lui : Non, jamais, jamais !

Si Thiers avait voulu faire commettre à l’Empire une faute irréparable, il avait réussi. Cette faute, Napoléon III devait l’expier cruellement, mais elle devait aussi coûter bien cher à la France. En effet, après un pareil défi à l'Italie, toute frémissante encore du choc de Montana, il ne pouvait plus y avoir d’entente amicale entre les cours de Paris et de Florence. Il ne pouvait plus être question de la conférence. Effectivement l’on cessa d’en parler. La convention de septembre ne fut plus guère qu’un souvenir. Les troupes françaises continuèrent à garder le pape. Et l'Italie, devenue l’ennemie du peuple dont le sang l'avait affranchie, attendit, la haine au cœur, le jour de sa défaillance et de sa ruine pour forcer sans péril les portes de Rome.

Il semble que, par contre, l’P2glise aurait dû être contente de Napoléon III et le lui prouver en s’étudiant à ne pas lui créer de nouveaux embarras. Mais plus il lui montrait sa faiblesse, plus elle cédait à la tentation d’en abuser. Après Montana le parti ultramontain jugea sans doute que l’Empire n’était plus en état de lui rien refuser. Il sembla dès lors qu’il s’identifiât avec l’Etat, tant il se mit à parler en maître. On entendit bientôt ses chefs les plus autorisés formuler à propos des plus insignifiants incidents les plaintes les plus extraordinaires, les prétentions les moins raisonnables. Les catholiques soi-disant libéraux eurent des heures d’abandon où ils dirent sans ambages ce qu’ils entendaient par la liberté. Tout à cette époque leur devint prétexte à lamentations, à menaces, à réquisitoires contre l’esprit du siècle. Un étudiant en médecine ayant contesté le libre arbitre dans une thèse de physiologie, ils firent si grand bruit, que le ministre de l’Instruction publique eut la faiblesse de lui refuser son diplôme de docteur. Quelques libres penseurs[18] ayant été convaincus d’avoir mangé de la viande le vendredi saint, tout Paris, grâce à eux, ne parla presque pas d’autre chose pendant huit jours. Le ministre Duruy ayant eu l’excellente idée d’instituer des cours secondaires pour les jeunes filles et d’en charger des professeurs de l’Université, Dupanloup dénonça au monde cet attentat, multiplia les mandements, les brochures et déclara que les jeunes filles ne pouvaient être convenablement élevées que sur les genoux de l’Eglise. Deux mille pères de famille, embrigadés par des prêtres, pétitionnèrent contre les facultés de l’Etat, où étaient professées, suivant eux, des doctrines subversives de toute morale et réclamèrent la liberté de l’enseigne, ment supérieur. Ce qu’ils appelaient ainsi, l’évêque d’Orléans le faisait savoir sans ambages : En matière d’enseignement, écrivait-il, toutes les phrases sur la liberté des opinions sont des sophismes coupables. Nul maître chargé d’élever, d’enseigner la jeunesse n’a le droit de semer l’ivraie, d’introduire ses erreurs. Il s’agissait pour les pétitionnaires et leurs inspirateurs non seulement d’obtenir la parole pour les doctrines qui leur étaient chères — et dont l’enseignement n’était certes point entravé —, mais d’imposer silence aux doctrines adverses. C’est ce que démontra Sainte-Beuve qui, près de mourir, tint à honneur de défendre une fois de plus devant le Sénat irrité les droits imprescriptibles de la science et de la raison (mai 1868). Mais les criailleries, les dénonciations ne s’en renouvelèrent pas moins par la suite. La presse catholique en vint à faire un crime au professeur Albert d’avoir mis en parallèle le Discours sur l’histoire universelle et l’Essai sur les mœurs — ce en quoi, par contre, certains libres penseurs trouvaient qu’il avait fait trop d’honneur au premier de ces ouvrages (février 1869).

Tant d’intolérance et d’exclusivisme avait pour effet de rendre plus vives, plus passionnées, les revendications et les exigences de la libre pensée. L’Eglise, manquant de respect pour ses adversaires, n’était plus à son tour respectée par eux. La liberté de la presse et la liberté de réunion, rétablies enfin — à moitié — par les lois de mai 1868, donnèrent lieu à un débordement de passion irréligieuse que le gouvernement s’efforça Vainement de contenir. Et naturellement plus l’Eglise se sentit menacée, plus elle crut devoir opposer à ses adversaires de hauteur et d’intransigeance.

 

V. — A Rome, on s’attachait de plus en plus étroitement au Syllabus. On en voulait faire la colonne du temple, et l’intention du pape était depuis longtemps de le faire ériger en dogme par un concile général ; mais ce n’était pas seulement pour se donner cette satisfaction qu’il avait résolu de convoquer le concile. Ce qu’il rêvait surtout, c’était de transformer en loi positive cette prétention à l’infaillibilité personnelle que tant de papes avant lui avaient vainement soutenue, que le concile de Constance avait condamnée, que le concile de Trente n’avait pas osé sanctionner, que des évêques comme Bossuet avaient toujours repoussée, que des prélats comme Darboy repoussaient encore. Le moment lui paraissait propice pour faire reconnaître comme absolue cette monarchie pontificale que limitait encore quelque peu — du moins en principe — l’autorité de l’épiscopat. Depuis la fin du XVIIIe siècle, les pertes éprouvées par l’Eglise et les périls qu’elle avait courus avaient eu pour effet de resserrer les liens qui l’attachaient à son chef. Les épreuves subies en dernier lieu par Pie IX lui-même les avaient encore fortifiés et, devant les progrès de la révolution, de nouveau menaçants, l’instinct de la conservation avertissait les évêques que la concentration des pouvoirs, l’unité, en un mot la dictature, était pour l’Eglise une instante nécessité. Pie IX savait du reste ce qu’il pouvait attendre de la docilité d’un concile. Il avait de son chef, sans consulter l’Eglise, ce qu’aucun pape n’avait osé faire, décrété un dogme nouveau, celui de l’Immaculée Conception, et le monde catholique s’était soumis. Depuis, il avait, en toute occasion, affirmé son infaillibilité pontificale, comme si elle n’eût jamais été contestée, et l’immense majorité du clergé n’avait pas protesté. Quatre-cent-cinquante prélats l’avaient implicitement reconnue à ses pieds en 1867. Les jésuites, qui la prêchaient dans tout l’univers depuis trois siècles, venaient de fonder en sa faveur une ligue de propagande qui déjà se répandait comme une traînée de poudre en Italie, en France, dans toute l’Europe, et dont le rapide succès était du plus favorable augure. Pie IX ne crut donc plus devoir hésiter, elle 29 juin 1868 parut enfin la bulle d’indiction qui pour la première fois depuis 1563 convoquait le concile œcuménique et en fixait l’ouverture au 8 décembre de l’année suivante.

Cette bulle et celles qui la complétèrent n’indiquaient pas avec une précision rigoureuse le but que le pape voulait atteindre. Dans cette phraséologie vague, délayée et sentimentale dont la cour de Rome est coutumière, il y était dit que l’assemblée aurait pour tâche de confirmer la foi, de fortifier la discipline de l’Eglise. Il lui faudrait aussi redresser les erreurs qui bouleversent la société civile... préserver les peuples contre les livres impies, les journaux pernicieux, les maîtres d’iniquité et d’erreur auxquels est confiée la malheureuse jeunesse dont l’éducation est soustraite au clergé... assurer le progrès et la solidité des sciences humaines... etc.

Pour qui savait lire, pour qui connaissait l’esprit du Vatican et les vues personnelles de Pie IX, ce programme élastique et vague tendait à soumettre directement l’Eglise à l’autocratie du pape et à ramener indirectement la société civile sous l’autorité de l’Eglise.

Deux faits fort graves eussent d’ailleurs suffi pour prouver à l’avance que le pape entendait à la fois imposer sa volonté au concile et ne tenir aucun compte des puissances séculières, de leurs convenances, de leurs intérêts ni de leurs droits. Le premier, c’est qu’au lieu de laisser au concile, suivant l’ancien usage, le soin de dresser son ordre du jour et de préparer librement les projets de décrets sur lesquels il aurait à délibérer, il chargea exclusivement de cette tâche plusieurs congrégations dont il désigna lui-même tous les membres, cardinaux et théologiens dévoués sans réserve à sa politique, et que ces commissions commencèrent aussitôt leur travail sous sa direction dans le plus grand secret. Le second, c’est que les gouvernements catholiques, dont les ambassadeurs avaient — jusqu’alors régulièrement siégé dans les conciles œcuméniques, ne furent pas cette fois invités à se faire représenter. Interrogée sur cette grave dérogation aux anciens usages, la cour de Rome répondait mollement que, si ces ambassadeurs se présentaient, elle ne leur fermerait pas la porte. Mais le pape ne dissimulait pas qu’à son sens il valait mieux qu’il n’en vînt pas ; et de fait c’était préférable, car Pie IX ne les eût admis que comme de simples témoins, et ils eussent joué dans l’assemblée un rôle parfaitement ridicule.

 

VI. — En présence de pareilles dispositions, quelle altitude allait prendre le gouvernement français, qui avait tant fait pour la papauté depuis vingt ans et qui à cette heure la soutenait encore par les armes ? Malgré les sophismes de quelques esprits faux qui lui représentaient comme indifférente et sans nul danger pour lui la proclamation de l’infaillibilité pontificale, il ne pouvait se défendre ni d’un vif mécontentement ni d’une réelle inquiétude. Sans doute aux yeux du philosophe il importait peu que les dogmes chrétiens fussent affirmés par le pape seul au lieu 'de l’être par quelques centaines d’évêques. Les mystères de la foi sont par essence impénétrables à la raison. On y croit ou on n’y croit pas, et ils ne sont pas plus vrais pour avoir été proclamés tels par une assemblée que pour l’avoir été par un seul homme. Mais aux yeux de l'homme d’Etat il n’est pas sans inconvénient que le pape, indépendant de toute patrie, de tout gouvernement, puisse définir seul, en pleine liberté, ce qui est dogme et ce qui ne l’est pas et disposer ainsi souverainement de la conscience des peuples. Il y en a d’autant plus que l’infaillibilité, au sens où l'Eglise l’entend, ne s’applique pas seulement aux questions de foi, mais aussi aux questions de mœurs et que ce terme élastique peut embrasser, outre la direction spirituelle, la direction temporelle et civile de la société. C’est ainsi qu’on commence par l’immaculée Conception et qu’on finit par le Syllabus. Ajoutons que ce n’était pas seulement son infaillibilité doctrinale que le pape entendait faire proclamer par le Concile, que c’était aussi son absolutisme disciplinaire sur tous les diocèses, c'est-à-dire une véritable médiatisation de l’épiscopat.

Le gouvernement d'un grand pays catholique comme la France était donc intéressé au premier chef à ce que l'évolution suprême méditée par la papauté ne s'accomplit pas. Il avait, à vrai dire, un moyen fort simple de l’empêcher. C’était de rappeler ses troupes de l’État romain, ou d’en faire la menace, ce qui eût évidemment rendu le concile impossible. Mais il était alors bien éloigné d’une telle audace. Les élections générales de 1869 approchaient. L’opposition démocratique ne faisait que grandir. Elle allait sans doute conquérir encore un certain nombre de sièges, et elle tendait plus manifestement que jamais à la République. L’exemple de Rochefort et de la Lanterne[19] avait délié les langues comme les plumes, et déjà la révolution battait les pieds du trône. Rien plus encore qu’à ses débuts, l’Empire à son déclin était à la merci de l’Eglise, dont le concours électoral pouvait l’aider à prolonger quelque peu sa misérable existence, mais dont la défection eût sans nul doute précipité sa chute. Voilà pourquoi Napoléon III, vers la fin de 1868, non seulement ne menaçait pas le pape, mais ne protestait même pas contre ses derniers actes et semblait pour ainsi dire les ignorer. Interrogé en juillet sur le parti qu’il comptait prendre à l’égard du concile, le gouvernement déclarait au Corps législatif qu’il ne savait ce qu’il ferait, qu’il lui fallait attendre, se recueillir, s’informer. Des semaines, des mois s’écoulèrent, et son attitude ne changea pas. En avril 1869 il se recueillait encore. Du reste, il affectait une parfaite quiétude, exprimait l’espoir que le concile saurait arrêter le pape dans ses usurpations et se vantait de savoir que l’épiscopat français était en majorité hostile à la doctrine de l’infaillibilité. C’était exactement le contraire de la vérité.

A cette dernière époque, du reste, il était impossible de se méprendre ou de se faire illusion sur les intentions et les espérances du Vatican. Tous les voiles étaient déchirés. Dès le 6 février, la Civittà cattolica, organe quasi officiel du Saint-Siège, avait annoncé au monde, par un article fort clair, que tout était préparé pour que le Concile ne fit pas d’opposition et qu’il n’en ferait pas ; que ses travaux seraient extrêmement courts ; que l’infaillibilité serait votée par acclamation, que le Syllabus serait érigé en dogme ; que de nouveaux mystères, comme l’Assomption de la Vierge, deviendraient articles de foi, etc., etc. En France, les feuilles ultramontaines, et principalement l’Univers, avaient reproduit, commenté l’article et bruyamment applaudi. L’Empire était donc bien averti. Tous les gouvernements européens, du reste, avaient relevé comme il convenait le défi qui leur était porté, et il n'avait même pas tenu à l'un d’eux qu’une pression collective ne fût exercée sur la cour de Rome pour la faire reculer. Le gouvernement bavarois, poussé par le groupe anti-infaillibiliste dont le chanoine Dœllinger était en Allemagne le chef le plus illustre, avait dans cette intention proposé aux puissances chrétiennes une action commune (avril 1869). Chacune d’elles, il est vrai, à l’exemple de la Prusse, avait décliné l’invitation, par cette raison que les lois ne lui manquaient pas pour repousser les empiétements de l'Eglise et que, si ces lois ne suffisaient pas, elle saurait au besoin en faire d’autres. Les puissances n’eussent marché de concert dans la voie indiquée par le prince de Hohenlohe que si la France, plus intéressée qu’elles toutes dans la question, se fût placée à leur tête et compromise par un acte éclatant d'opposition au Saint-Siège. Elles ne voulaient pas se compromettre elles-mêmes pour la tirer d’embarras, et manifestement la France ne voulait rien faire.

Les élections générales, qui, sur ces entrefaites, eurent lieu dans notre pays (23, 24 mai), furent désastreuses pour l’Empire. Cette fois, malgré l’abus des candidatures officielles et la pression éhontée des préfets, l’opposition libérale et démocratique lit entrer au Palais-Bourbon 90 de représentants. Sur ce nombre plus d’un tiers se composait de républicains résolus, qui ne cachaient pas leur drapeau et dont beaucoup, à l’exemple de Gambetta, se déclaraient hautement ennemis irréconciliables de l’Empire. La séparation de l’Eglise et de l’Etat était un des principaux articles de leur programme. La population des villes s’était prononcée en grande majorité pour les candidats de l’extrême gauche. Les campagnes avaient encore voté pour l’Empire. Mais pourraient-elles longtemps empêcher Paris de proclamer la République, Lyon, Marseille et cent autres villes de l’acclamer ? L’exemple ainsi donné par les grands centres ne serait- il pas bientôt suivi docilement par toute la France ? L’Empire aux abois ne trouva plus — en attendant l’expédient suprême de la guerre — que deux moyens de résister au courant qui l’entraînait. Le premier fut de rétablir — par le sénatus-consulte du 8 septembre — ce parlementarisme qu’il avait tant raillé et qui, accepté trop tard — sans bonne grâce, du reste, et sans bonne foi —, devait l’affaiblir encore et non le sauver. Le second fut de resserrer une fois de plus son alliance avec l’Eglise, qui l’avait déjà tant compromis et qui allait achever de le perdre.

Le clergé français, malgré ce qu’avait dit le ministre Baroche, était en grande partie favorable aux vues infaillibilistes et théocratiques du Vatican. Sans doute on comptait bien encore dans ses rangs quelques adversaires du nouveau dogme. Les uns, comme Maret, le combattaient à ce moment[20] avec éclat au nom de leurs vieilles convictions gallicanes ; chez les autres — Darboy, Mathieu, par exemple —, le gallicanisme se combinait avec un sincère attachement au régime impérial ; tel, comme Dupanloup[21], était avant tout ennemi de Veuillot et de l’Univers ; tel, qui s’était mépris sur le caractère de l’Eglise et qui ne pouvait plus concilier ses devoirs ecclésiastiques avec son amour du progrès et de l’humanité, rompait avec Rome, comme le P. Hyacinthe, et reprenait avec éclat sa liberté[22]. En dehors de la classe sacerdotale, quelques catholiques- libéraux, tradition aristocratique et parlementaire, continuaient bien à rompre des lances en faveur de l’épiscopat contre Y idole du- Vatican. Le Correspondant publiait le 10 octobre une magistrale protestation contre le programme du 6 février. Falloux allait jusqu’à dire qu’il fallait que l’Eglise eût son 89, et Montalembert mourant exprimait en termes indignés son dégoût pour l’idolâtrie romaine[23]. Arnaud (de l’Ariège) demeuré catholique et républicain, combattait à son tour dans un livre éloquent la théologie et la théocratie du Vatican[24]. Mais en somme ce n'étaient là que des voix isolées. Elles se perdaient dans l’acclamation formidable qui déjà, de tous les rangs du clergé, montait autour du pape-roi, si près de devenir pape-dieu. En France comme ailleurs, et plus qu’ailleurs, la grande majorité de l’épiscopat, loin de défendre ses droits, comme au temps de Bossuet, ne demandait qu’à les abdiquer. Elle avait pour cela d’excellentes raisons. Depuis la Révolution, les évêques chez nous ne formaient plus un corps politique appuyé sur une noblesse également politique, pourvu de revenus propres, investi de prérogatives et de privilèges qui lui permissent de tenir tête à l’Etat par lui-même. Sa force de résistance au pouvoir civil lui venait maintenant tout entière du dehors, il la lirait du pape, et elle devait être, — il le comprenait bien, — d'autant plus grande que le lien qui l’attachait au Saint-Siège serait plus étroit. Du reste le courant qui portait depuis longtemps déjà le clergé du second ordre vers l’absolutisme pontifical était si général, si violent, qu'il eût été imprudent à l’épiscopat d’y résister. Depuis le Concordat et les articles organiques, les évêques exerçaient sur les desservants des paroisses et même sur les curés une autorité arbitraire et à peu près sans limites, contre laquelle ces pauvres gens n’avaient qu’un recours efficace, l’appel au pape. Ce recours, le Saint-Siège, par politique, l’accueillait d’ordinaire avec bienveillance. Aussi la plèbe ecclésiastique était-elle devenue passionnément ultramontaine. Entre elle et l’épiscopat, la cour de Rome manœuvrait habilement, faisant espérer aux uns le maintien de leur domination, aux autres l’allègement de leur servitude, pour prix de leur docilité. Et voilà pourquoi presque tous étaient infaillibilités. Nous ne disons rien du clergé régulier, qui, en France comme partout, l’était par essence et par destination.

S’il en était ainsi, on comprend que le gouvernement impérial, vassalisé par l’Église, n’osât, tout en faisant des vœux pour les anti-infaillibilistes, se compromettre pour eux par un acte de vigueur. Presque à la veille du concile (19 octobre), son audace se bornait à déclarer au marquis de Banneville, son ambassadeur à Rome, qu’il restait attaché au Concordat et aux principes du droit public français. Il était, disait-il, en droit d'attendre que l'Eglise ne jetât pas le trouble dans les sociétés civiles par des condamnations radicales enveloppant à la fois ses libertés, les régimes politiques qui les établissent et les conséquences pratiques qui en dérivent dans la législation. L’empereur était résolu, s'il en était malheureusement besoin, à défendre les droits dont la confiance de la nation française lavait rendu dépositaire. En attendant, l’ambassadeur avait pour mission de laisser pleine liberté au concile, de ne s’opposer à rien, de n’agir enfin que par de bons conseils ou de discrètes et respectueuses remontrances.

Plus l’attitude de l’Empire devenait humble et piteuse, plus celle de la cour romaine devenait impérieuse et hardie. Le 4 octobre, sans attendre le concile, Pie IX avait publié de son chef une constitution qui attribuait au pape une autorité à peu près illimitée en matière de censures ecclésiastiques, tant sur les laïques que sur les clercs. Enfin le Saint-Père, ne voulant pas même laisser au Concile la faculté de faire son règlement, le fit lui-même (27 novembre) de telle façon qu'il ne régnât dans l’Assemblée que la liberté du bien et surtout qu’aucune proposition ne put être discutée sans sa permission.

 

VII. — L’Église ouvrit enfin ses grandes assises le 8 décembre 1809 dans la basilique de Saint-Pierre. Elle était représentée par 750 Pères environ. Comme, en dehors de l’épiscopat proprement dit, le souverain pontife s’était arrogé le droit d’y admettre ou d’en exclure à peu près qui bon lui semblait, il y avait fait entrer, outre les représentants des ordres monastiques, un nombre extraordinaire de vicaires apostoliques[25] qui, placés sous sa dépendance absolue, n’avaient rien à lui refuser. Du reste, dès le début, il fut aisé de voir qu’une grosse majorité lui était acquise. Cent cinquante Pères à peine prirent position de combat vis-à-vis d’elle. Le 3 janvier 1870, pendant qu’on discutait le schéma De Fide, qui devait délimiter le terrain de la foi et celui de la raison, le cardinal Manning provoqua une adresse au Pape pour le supplier de permettre que son infaillibilité doctrinale fût définie et proclamée par le concile[26]. Ce postulatum fut aussitôt renvoyé à la commission pontificale d’initiative, qui fit semblant de l’examiner. En attendant qu’elle se prononçât à cet égard, la cour de Rome acheva de démasquer ses batteries en soumettant au concile le schéma de Ecclesia, qui formulait plus rigoureusement peut-être que l’encyclique Quanta cura et que le Syllabus les vues de Pie IX en matière de gouvernement ecclésiastique. Ce projet ne se bornait pas à poser en principe que l'Eglise est d’institution divine, qu’elle constitue une société parfaite et irréformable, que la tolérance religieuse est inconciliable avec sa mission ; il la proclamait aussi indépendante à tous égards des pouvoirs civils ; il allait encore plus loin et lui attribuait le droit de les contrôler et de les régenter indirectement ; il déclarait enfin que, de droit divin, le gouvernement de l'Église appartenait à perpétuité à l’évêque de Rome, que ce gouvernement n’était pas une simple primauté d’honneur, mais une véritable juridiction, et qu’il fallait entendre par là une juridiction ordinaire et immédiate sur tous les diocèses de la chrétienté[27]. L’extrême gravité de pareilles prétentions — signalée tristement par Darboy à l’empereur dans une lettre du 27 janvier — ne pouvait échapper à aucun gouvernement. Et elle parut encore plus alarmante quand on vit Pie IX, impatienté par la tactique dilatoire et procédurière des Pères de l’opposition, décréter motu proprio deux nouveautés réglementaires : la première, que, sur la demande de dix membres, la clôture de toute discussion pourrait être prononcée par le concile ; l’autre, que les décisions de l’assemblée seraient prises non pas à l’unanimité morale, comme dans les anciens conciles, mais à la simple majorité des voix (22 février 1870). On voit à quoi se réduisait dès lors le prétendu concile du Vatican. Il est probable que, si Napoléon III avait eu à ce moment une pleine liberté d’action, il eut non seulement protesté contre de pareils agissements, mais pris des mesures pour mettre le pape à la raison. Cette liberté d’action, plus que jamais, lui faisait défaut. Il venait de constituer (le 2 janvier) sous la direction de M. Emile Ollivier, parvenu enfin au but de son ambition, un cabinet parlementaire dont il était le prisonnier. Or M. Ollivier considérait — à tort — le postulatum de l’infaillibilité comme sans importance. Il ne pensait pas tout à fait de même à l’égard du schéma de Ecclesia, mais il représentait à l’empereur que, sous peine de ne faire qu’une démonstration impuissante et ridicule, il faudrait menacer le pape de rappeler les troupes françaises. Or faire cette menace, c’était s’aliéner le clergé, faute capitale au moment où l’on allait demander au peuple français de confirmer par un plébiscite le régime impérial et sa nouvelle constitution. Il fut donc entendu que, quoi que put faire le concile, les baïonnettes françaises continueraient à le protéger. Mais plusieurs des collègues de M. Ollivier n’étaient pas pour cela d’avis que le gouvernement s’abstînt de toute intervention dans les affaires du concile. Il y avait parmi eux des catholiques libéraux, des amis du Correspondant, qui, non moins que Montalembert et le prince de Broglie, souffraient pour la France de son effacement au Vatican. M. Buffet était ministre des finances, le comte Daru ministre des affaires étrangères. Ce dernier surtout voulait que l'on parlât un peu haut à la cour de Rome et avait déjà le 17 janvier recommandé à notre ambassadeur d’élever le ton[28]. A la lecture du schéma de Ecclesia, qu’une indiscrétion venait de rendre public et qui faisait scandale dans toute l’Europe (février), il ne put contenir son irritation. Aussi rédigea-t-il à l’adresse du Vatican une nouvelle dépêche qui n’était pas sans raideur et qui, même après les atténuations que lui fit subir M. Ollivier, semblait dénoter que le gouvernement français jugeait enfin venu le moment d’agir (20 février). Il chargeait en effet Banneville non seulement de protester avec force contre le schéma et ses effets possibles, de rappeler à Antonelli le droit public français, la situation difficile de Napoléon III, mais de réclamer pour le gouvernement impérial le bénéfice de l'article 16 du Concordat[29] et, en conséquence, de demander avec la communication de tous les documents soumis au Concile l’admission d’un ambassadeur spécial qui serait chargé de soutenir les réclamations de la France devant cette assemblée. En même temps, Daru faisait part de cette ouverture à toutes les puissances chrétiennes et les invitait à une action commune dans le sens qu’il venait d’indiquer.

Malheureusement les puissances mises ainsi en demeure de nous seconder refusèrent, soit par malveillance, soit parce qu’elles ne comptaient pas assez sur l’énergie de Napoléon III, de se compromettre à ce point. Elles se bornèrent à donner pour instructions à leurs ambassadeurs de protester aussi contre le De Ecclesia. Antonelli et Pie IX n’eurent pas de peine à voir que la France était et resterait isolée. Et leur audace s’accrut d’autant. Le 6 mars, le pape, déjà certain que le gouvernement impérial ne serait pas soutenu, fit présenter au Concile sous forme de schéma le postulatum de l’Infaillibilité, qui lui avait été soumis deux mois plus tôt. Peu de jours après (19 mars), le cardinal Antonelli répondait à Daru par une fin de non-recevoir dont l’impertinence, bien que recouverte de fleurs, n’en était pas moins mortifiante pour la France. Il s’étonnait, disait-il, que les doctrines du De Ecclesia eussent si fort alarmé le gouvernement impérial. Ces doctrines n’étaient pas une nouveauté ; elles étaient de tradition constante ; les conciles et l’Eglise les avaient toujours approuvées ; que l’Eglise ne put gouverner directement la société civile, il voulait bien en convenir : mais qu’elle eut sur elle une autorité indirecte, au nom de la foi et des mœurs, c’était incontestable[30]. L’article 16 du Concordat n’avait pas le sens et la portée que le comte Daru lui avait attribués. Enfin que pouvait redouter la France ? N’avait-elle pas justement pour se défendre ce Concordat qu’elle invoquait si souvent ? Et la cour de Rome parlait-elle de le dénoncer ?

A une pareille bravade, un gouvernement vraiment libre et fort eût riposté par une rupture immédiate et peut-être par quelque chose de mieux. Mais le jour du plébiscite approchait. Il fallait à tout prix ne pas se mettre à dos le clergé en un pareil moment. C’est ce qui fut représenté à l’empereur par M. Ollivier. Pour toute réponse à la dernière note d’Antonelli, Daru fut autorisé à lui adresser un Mémorandum reproduisant en substance ses précédentes objections au De Ecclesia et à demander simplement que ce document fût communiqué au concile par ordre du pape (5 avril).

C’était une requête bien modeste et même bien humble. La plupart des gouvernements européens, invités à l’appuyer de leurs instances auprès du Vatican, ne crurent pas pouvoir refuser à la France cette marque de courtoisie. Mais le Vatican connaissait sa force. Toutes ces démarches furent inutiles ; et, quand Banneville vint présenter officiellement le mémorandum au Saint-Père, Pie IX lui déclara nettement qu’il ne le communiquerait pas au concile (22 avril).

Ainsi l’Empire était une fois de plus bafoué à la face de l’Europe, et par qui ? Par un gouvernement que ses armes soutenaient depuis vingt ans et qui eût pu dissoudre le concile s’il lui eût retiré son appui. Ni Napoléon III ni M. Ollivier ne protestèrent. Il semblait donc que les ultramontains français dussent se déclarer entièrement satisfaits. Mais tant de complaisance ne leur suffisait pas. Ils voulaient maintenant que le gouvernement désavouât le mémorandum, et prit l’engagement de ne jamais rappeler ses troupes de l’Etat romain. Il n’osa pas pousser à ce point l’humilité. Aussi les intransigeants du parti — l’Univers en tête — firent-ils campagne contre lui en recommandant l’abstention au plébiscite. D’autre part, Buffet et Daru, las de servir un tel gouvernement, venaient de se retirer (10 avril) et beaucoup de leurs amis s’abstinrent aussi. Mais en somme la majorité du clergé ne crut pas avoir de raisons suffisantes pour se déclarer contre l’Empire à ce moment solennel, et presque partout les curés usèrent de leur influence pour faire voter oui.

Le plébiscite du 8 mai, si on ne considère que les millions de suffrages qu'il valut encore à l’Empire[31], semblait le consolider. En réalité, il fut pour lui un nouveau motif d’alarme. Près de seize cent mille voix — la population des villes, celle qui fait les révolutions —, s’étaient nettement prononcées contre lui. Symptôme plus grave encore : il s’était trouvé dans l’armée quarante-six mille officiers et soldats pour voter non. Le gouvernement n’était plus respecté de personne. Ses fonctionnaires eux-mêmes craignaient de se compromettre en le servant. Malgré les rigueurs de la justice, la presse républicaine, les réunions publiques provoquaient ouvertement au renversement de l’Empire, Napoléon III n’avait plus qu’une carte à jouer : la guerre. Et, en attendant qu’il pût la jeter, lui et ses ministres crurent nécessaire, pour gagner du temps, de resserrer les liens qui les unissaient au parti clérical. L’accueil outrageant fait par le pape au mémorandum n’amena donc aucune représaille. M. Ollivier se borna philosophiquement, dans de nouvelles instructions au marquis Banneville, à lui prescrire une abstention et une indifférence absolues à l’égard du concile (dépêche du 12 mai). Vainement les anti-infaillibilistes — Darboy, Gratry, etc. —, supplièrent l'empereur, comme le ministre, de rappeler au — moins de Rome notre ambassadeur ou d’user de leur influence pour obtenir la prorogation du Concile. Le chef du cabinet du 2 janvier se refusa à toute démarche nouvelle auprès du Vatican (11 juin), et Napoléon III n’osa ni écrire, ni parler, ni agir.

 

VIII. — Le pape aurait eu bien tort de ne pas mettre à profit les facilités singulières que tant de complaisance laissait à sa politique. Aussi menait-il grand train les affaires au Concile. Dès le 19 avril, le schéma de Fide, qui subordonnait expressément la raison et la science à la foi[32], avait été définitivement adopté. Le pape avait hâte après cela de faire proclamer le dogme de l’infaillibilité, principal objet de ses préoccupations. Les anti-infaillibilistes, désireux par-dessus tout de gagner du temps, auraient voulu en retarder encore la discussion ; ils demandèrent avec instances que celle du de Ecclesia fût d'abord mise à l’ordre du jour. Ce n’était, disaient-ils, qu’après avoir bien défini les droits et l’infaillibilité de l’Église que l’on pourrait utilement définir l’autorité du pape. Au fond, ils pensaient simplement que ce débat serait fort long, qu’il finirait sans doute par amener l'intervention des puissances, que le concile serait dissous ou prorogé et que l’infaillibilité serait renvoyée aux calendes grecques. Mais cette tactique fut déjouée par le pape, qui à tout prix voulait en finir. Allant au plus pressé, les fins politiques du Vatican coupèrent en deux le de Ecclesia. La partie du schéma relative aux rapports de l’Église et de l’Etat fut, par crainte des longueurs et des complications que souhaitaient les opposants, renvoyée à une discussion ultérieure. Les chapitres relatifs à l’autorité du pape sur l’Eglise furent seuls retenus pour le moment. On se rappelle qu’ils attribuaient au Saint-Siège une autorité épiscopale ordinaire, immédiate et absolue sur tous les diocèses. Un nouveau chapitre définissant suivant les vœux de Pie IX l'infaillibilité pontificale y fut ajouté, et le schéma ainsi remanié fut, dès le 13 mai, mis en discussion par la volonté du Saint-Père.

Nous n’avons pas à retracer ici en détail les débats, parfois très violents, auxquels donna lieu cette proposition capitale. Ils durèrent deux mois, et il ne tint pas à l’opposition qu’ils ne se prolongeassent encore davantage. Les anti-infaillibilistes — parmi lesquels les Français Dupanloup, Darboy, Maret, Mathieu, etc., se firent particulièrement remarquer — disputèrent le terrain pied à pied. Mais, soit timidité, soit faux calcul, ils ne posèrent pas la question comme ils l’auraient pu, comme ils l’auraient dû, même. Au lieu d’attaquer l’infaillibilité de Iront, d’en contester le principe, de se retrancher résolument sur cette bonne raison qu’elle avait été condamnée en termes exprès par les conciles de Constance et de Bâle et que, par conséquent, la question ne pouvait même plus se poser, ils biaisèrent et s’efforcèrent seulement d’en démontrer l’inopportunité. Suivant eux, l'Eglise, ayant vécu dix-huit siècles sans que l’infaillibilité du pape eût été définie, pouvait bien attendre encore. Le seul effet delà manifestation qu’ils redoutaient serait, disaient-ils, d'enhardir les incrédules, d’effaroucher les timides et les indécis, de rendre plus difficile le retour des sectes dissidentes à l’orthodoxie. Mais ils parlaient à des sourds. La majorité avait depuis longtemps son siège fait. Ses orateurs répondaient que, plus l’infaillibilité était contestée, plus il était opportun de la définir et de l’acclamer et que, de nos jours beaucoup plus qu’autre- fois, l’unité de l’Eglise avait besoin d’être fortifiée. A certains moments les anti-infaillibilistes furent injuriés, qualifiés d’hérétiques, et se virent retirer la parole. Hors du concile, Pie IX s’agitait personnellement sans relâche, se multipliait pour assurer le succès, pourtant peu douteux, du schéma. Il ne cessait d’en représenter la nécessité dans ses allocutions, dans les brefs qu’il adressait de tous côtés à ses partisans. Il se faisait envoyer de tous les pays de la chrétienté et particulièrement de France, par le clergé du second ordre, des pétitions en faveur du nouveau dogme. Il encourageait, surtout dans les diocèses des évêques anti-infaillibilistes, l’envoi de députations ecclésiastiques qui venaient le supplier d’en finir et qu’il recevait avec le plus grand éclat. Toutes ces démonstrations achevaient de déconcerter l’opposition, dont beaucoup de membres, découragés, quittèrent Rome dès le commencement de juillet. Le 13 de ce mois le canon relatif à l’infaillibilité fut, après tous les autres, adopté par 451 voix sur 601 votants[33], et quelques jours après, le texte en fut aggravé par une addition qui rendait encore le triomphe du pape plus significatif. A cette déclaration solennelle que le pape, définissant ex cathedra, c’est-à-dire à titre officiel, comme docteur suprême, ce qu'il fallait croire touchant la foi et les mœurs, jouissait de la même infaillibilité que l’Eglise entière et que ses jugements étaient irréformables, on ajouta qu’ils l’étaient par eux-mêmes et non par le consentement de l’Eglise, ex sese et non consensu Ecclesiœ. L’abdication de l’épiscopat était ainsi complète, explicite, sans réserve. Vainement, sur la proposition de l’évêque d’Orléans, une députation d’opposants, dont Darboy se fit l’orateur, alla-t-elle se jeter aux pieds de Pie IX et, sans plus protester contre la proclamation du dogme de l’infaillibilité, lui demanda-t-elle au moins l’adoption d’une formule moins autoritaire (16 juillet). Vainement Dupanloup et Strossmayer le supplièrent ils par écrit de retarder au moins de quelques mois la publication du décret. Le pape fut inflexible. Les opposants, réduits au nombre de 55, n’eurent plus qu’à se retirer. Enfin le 18 juillet 1870, le concile, en session publique, adopta solennellement[34] les cinq canons du nouveau schéma, et le pape, non seulement en roi, mais, on peut le dire, en Dieu, le proclama comme dogme de l’Eglise[35]. Après ce triomphe sans exemple, le souverain pontife n’avait plus besoin du concile. Sans le dissoudre, il le suspendit jusqu’à une époque indéterminée, et depuis cette époque il n’a plus été question de le réunir.

 

IX. — Ce n’est pas seulement, ajoutons-le, parce que l’assemblée ne lui était plus nécessaire, que le pape la prorogea. Le conflit franco-allemand qui, depuis quelques jours, détournait son attention vers les questions purement temporelles, et la guerre déjà déclarée à la Prusse par Napoléon III, ne lui auraient plus permis d’en diriger utilement les travaux.

La bonne intelligence entre les cours de Paris et de Berlin, profondément troublée par Sadowa en 1860, n’avait été rétablie qu’en apparence en 1867[36]. Depuis plus de deux ans, Napoléon III, qui avait besoin de la guerre pour regagner son prestige et sa popularité perdus, s’y préparait, moins habilement, mais non moins sournoisement que le roi Guillaume et que M. de Bismarck. Quelle que fût sa confiance dans une armée dont il ne paraissait pas soupçonner le désarroi, il cherchait des alliances. Il en était une qui s’offrait à lui, pour des raisons faciles à comprendre ; c’était celle de l’Autriche. On sait que, dès 1868, des négociations avaient commencé entre les cours de Paris et de Vienne, désireuses de se concerter pour une action commune contre la Prusse. Interrompues à plusieurs reprises, elles avaient paru près d’aboutir vers le milieu de 1869, mais la question romaine, qui avait déjà valu à Napoléon III tant de déboires, les avait fait avorter. En effet, l’Autriche ne voulait pas entrer seule avec la France en campagne contre la Prusse. Elle craignait d’être prise en flanc non seulement par la Russie, mais par l’Italie, qui, dès 1865, avait émis la prétention de lui enlever le Trentin, Trieste, l’Istrie et qui, invoquant, à tort ou à raison, le principe des nationalités, était encore prête à revendiquer comme siennes toutes ces possessions. Si, au contraire, elle parvenait à réconcilier Victor-Emmanuel avec Napoléon III, si la France et l’Italie formaient avec l’Autriche une triple alliance, il n’y avait nul danger pour cette puissance à provoquer l’Allemagne du Nord. Or, pour obtenir le concours de l’Italie, que fallait-il ? Lui laisser prendre Rome. Le ministre autrichien Beust, alors en plein conflit avec le Saint-Siège, n’y répugnait nullement. Mais Napoléon III, pour les raisons que l'on connaît, n'avait osé dire oui, et voilà pourquoi la triple alliance ne s’était pas faite.

Quelques mois plus tard cependant, la cour de Vienne, par de nouveaux moyens, avait tenté d’en resserrer la trame. Une entente s’était directement établie entre l’Italie et l’Autriche, et, au commencement de 1870, cette dernière puissance demandait de nouveau à la France de la favoriser en cessant d’arrêter les Italiens sur le chemin de Rome. Le concile était alors réuni. Napoléon III ne recevait du Saint-Siège que des avanies et des défis. Il semblait naturel et légitime qu’il ne persistât pas à le protéger par les armes. Mais on a vu plus haut quelles considérations l’obligeaient alors, plus que jamais, à ménager l’Église.

C’est ainsi qu’on arriva, au mois de juillet 1870, à la déclaration de guerre lancée si follement à la Prusse par l’empereur des Français, impuissant et isolé. A ce moment encore, et alors qu'il lui fallait sur-le-champ des alliances, qu’il lui en fallait à tout prix, la question romaine fut la pierre d’achoppement où sa politique vint se briser. Le cabinet de Florence, sollicité directement par la France de s’unir à elle, déclina l’invitation, parce que Napoléon III, toujours inféodé au cléricalisme, continuait à lui refuser Rome (16 juillet). L’extrême concession qu’il put obtenir de ce souverain fut que les troupes impériales seraient rappelées et que la convention de septembre serait rétablie (20 juillet). Le duc de Gramont fit connaître à la cour de Rome (par sa dépêche du 31 juillet), la résolution prise par le gouvernement français de retirer ses soldats, et l’évacuation eut lieu peu après. Mais l’Italie voulait maintenant davantage, parce qu’elle savait le prix du concours qu’on lui demandait. L’Autriche renouvelait ses efforts en faveur de la triple alliance. Un moment, vers la fin de juillet, on put croire qu’elle serait conclue. Toutes les conditions de l’entente commune étaient adoptées, toutes, sauf une seule, l'entrée des Italiens à Rome, et c’est cette dernière clause, qui, comme précédemment, fit tout manquer. L’empereur était toujours dominé par l’impératrice et sa coterie. On lui répétait que, s’il était vainqueur, il aurait l’alliance italienne sans donner Rome ; que, dans le cas contraire, il ne l’aurait à aucun prix. Quand il partit pour rejoindre ses troupes (28 juillet), rien n’était encore décidé. Dix jours après, ses armées étaient en pleine déroute ; l’ennemi était au cœur de l’Alsace et de la Lorraine.

Dès lors, et l’Empire étant plus qu’aux trois quarts mort, comment espérer le concours de l’Italie ? On ne s’allie pas avec des vaincus, avait dit à Napoléon III un de ses ministres. Une ligue des neutres venait de se former. Le cabinet de Florence s’empressa d’y adhérer (19 août). Il semblait qu’il eût hâte d’opposer un non possumus bien en règle aux sollicitations de la France. Quant à l’Empereur, il avait encore foi, malgré tout, dans cette Italie, fille de ses rêves, qu’il avait jadis tant aimée et qui eût pu le sauver. Il faisait partir pour Florence (19 août) le prince Napoléon, chargé de tenter un dernier effort sur Victor-Emmanuel. Mais cette nouvelle démarche échoua comme les précédentes. L’Empereur, même à cette heure suprême, n’osait pas autoriser les Italiens à prendre Rome. Or ils affirmaient plus haut que jamais, par la plume de Visconti-Venosta[37] (29 août), le droit qu’ils avaient à occuper leur capitale.

C'est ainsi que, conduit à Sedan par la justice immanente des choses, Napoléon III paya, au bout de plus de vingt ans, le tort de s’être abandonné à l’Eglise par ambition et fit, du même coup, payer à la France la faiblesse qu’elle avait eue de s’abandonner à lui. Son alliance avec le pape l’avait élevé au trône ; elle contribuait maintenant à l’en faire descendre. Quant à la France, elle lui avait valu dix-huit ans de servitude ; elle lui valait à présent d’être envahie, en attendant d’être démembrée.

 

 

 



[1] Si tout rescrit pontifical, écrivait-il confidentiellement au ministre des cultes, doit être accepté avec une soumission absolue, demain Rome peut nous envoyer la déposition de Napoléon III, comme Hildebrand priva Henri IV de l’Empire et délia l’Allemagne du serment de fidélité, et il faudra que les Français catholiques se soumettent d’une façon absolue. C’est un système comme un autre, mais il est un peu étonnant en 1865.

[2] Napoléon III l’ayant en 1860 appelé à l’évêché de Vannes, la cour de Rome lui avait refusé l’institution canonique et n’avait consenti à lui conférer l’épiscopat qu’à titre d’évêque de Sura in partibus.

[3] V. son livre De la Révolution religieuse au XIXe siècle (1867).

[4] En avril 1865, dans la discussion de l'adresse.

[5] La rupture entre ce député et ses anciens amis de la gauche était publique depuis le mois d'avril 1864.

[6] Fondée à Londres en 1864.

[7] Rey, Lafargue, Jaclard, Regnard, G. Casse, etc. Plusieurs de Ces jeunes gens ont joué plus tard un rôle politique assez, accentué.

[8] Darboy (Georges), né à Fayl-Rillot (Haute-Marne) le 16 janvier 1813, fusillé à Paris comme otage par la Commune le 24 mai 1871. Après avoir professé avec distinction dans plusieurs séminaires et prêché le carême aux Tuileries, il était devenu en 1859 évêque de Nancy et avait succédé en janvier 1863 comme archevêque de Paris au cardinal Morlot, dont il avait été autrefois grand-vicaire.

[9] Ce prélat s’était permis de déclarer les lois civiles respectables et de vouloir faire reconnaître son autorité aux congrégations établies dans son diocèse et qui prétendaient ne relever que du pape. Le souverain pontife lui déclare dans sa lettre (du 26 octobre 1865), que les lois civiles sont absolument nulles au regard des droits et du gouvernement ecclésiastique, surtout en ces temps d’affreuse rébellion, il lui reproche de s’être opposé à la divine primauté du pontife romain sur l'Église universelle ; de soutenir que le pouvoir du pontife romain sur les diocèses épiscopaux n'est ni ordinaire ni immédiat ; de taxer d'abus les appels au Saint-Siège apostolique ; de proposer plusieurs mesures contraires à la suprême autorité du pontife romain, et qui consistent à retenir les lettres apostoliques, à les soumettre au bon plaisir, à l'agrément des autorités civiles ; d'avoir déclaré qu'on devait accorder quelque autorité et quelque respect aux articles organiques, parce qu'ils répondent à une condition et à une nécessité grave de la société ; d'avoir fait une visite épiscopale aux religieux de la société de Jésus et aux franciscains de l'ordre des capucins, qui jouissaient de la paisible possession de leurs exemptions ; d'avoir tenu compte des lois civiles portées contre les communautés religieuses ; enfin d’avoir présidé aux obsèques du maréchal Magnan, grand maître des francs-maçons de France.

[10] Sur ces événements et sur ceux de l’année 1866, mon Histoire diplomatique de l'Europe, t. II, ch. VIII.

[11] Il favorisait de toutes parts la fondation des bibliothèques populaires, les conférences publiques, organisait dans les lycées et collèges l’enseignement spécial et donnait à l’instruction primaire la plus vigoureuse impulsion.

[12] Deux élèves, convaincus, l’un d’avoir rédigé une adresse à Sainte-Beuve, l’autre de l’avoir communiquée à la presse, ayant été renvoyés, tous leurs camarades, même ceux qui avaient refusé de la signer, prirent pour eux fait et cause. L’École fut dissoute par décret quelques jours après. Il ne tint pas à l’impératrice qu’elle ne demeurât supprimée. Duruy en obtint la réouverture au mois de novembre suivant. Mais les deux expulsés ne rentrèrent pas. L’un d’eux est mort professeur à la Sorbonne, et l’autre est membre de l’Institut.

[13] Le 19 janvier, il avait annoncé que le droit d’interpellation serait rendu aux chambres, que les ministres à portefeuille pourraient prendre la parole devant elles et que la liberté de la presse, ainsi que la liberté de réunion, serait rétablie dans une certaine mesure. Mais depuis, il semblait s’être ravisé ; les projets de loi sur la presse et les réunions ne venaient pas en discussion, et M. Ollivier, qui s’était cru à la veille de devenir premier ministre, était ostensiblement misa l’écart.

[14] On désignait sous ce nom les intransigeants du césarisme, comme Granier de Cassagnac, qui, plus impérialistes que l’empereur, auraient voulu maintenir intacte la constitution de 1852.

[15] Le général Dumont.

[16] Tenez-vous prêts, avait-il dit en partant pour le congrès, à vous guérir du comito negro. Mort à la race noire ! Allons à Rome dénicher cette couvée de vipères. Il faut une lessive énergique. Quand il fut en Suisse, il ne tint pas un langage moins énergique. Vous avez porté les premiers coups au monstre, dit-il aux Genevois. L’Italie est en retard sur vous ; elle a expié trois siècles d’esclavage que vous n’avez pas connus. Nous avons le devoir d’aller à Rome, et nous irons bientôt.

[17] Dans ce monde, dit-il, il n’y a pas que des droits ; nous nous trouvons souvent embarrassés dans des nécessités matérielles, et les faits sont des faits ; ils créent des intérêts, qui, après avoir existé un certain temps, ne tardent pas à s’appeler des droits... La France a tenu ses engagements. Mais son intervention elle-même n’est qu'un acte temporaire qui ne peut être considéré que comme un remède ou un expédient. C’est plus, j’ose le dire, une complication qu’une solution, et nous nous trouvons aujourd’hui dans une position plus difficile que précédemment, en face de l’Italie qui pourrait se croire humiliée. La France de son côté est plus engagée encore : elle semble ne pouvoir guère ni avancer ni reculer. Sa présence à Rome crée des difficultés politiques qui peuvent nécessiter des explications avec les autres États de l’Europe, et, d’un autre côté, elle ne saurait abandonner des droits qu’elle s’est engagée à soutenir. Voilà la situation.

[18] Sainte-Beuve, le prince Napoléon, Renan, Taine, etc.

[19] Qui avait commencé à paraître au mois de mai 1868 et qui, bien que proscrite, n’en circulait pas moins de toutes parts.

[20] V. le savant ouvrage publié à cette époque (septembre 1869) par l’évêque de Sura sous ce titre : Du Concile général et de la paix religieuse.

[21] V. les Observations de l’évêque d’Orléans sur la controverse soulevée relativement à la définition de l’infaillibilité au prochain concile, et sa Lettre aux prêtres de son diocèse pour leur donner communication de son avertissement à M. Louis Veuillot.

[22] Le P. Hyacinthe (Charles Loyson), de l’ordre des carmes, que ses prédications fort libérales à Notre-Dame avaient rendu très populaire, ayant reçu de ses supérieurs l’ordre de se taire ou de changer de langage, répondit (20 septembre 1869) qu’il préférait quitter son ordre et, ne s’étant pas soumis dans le délai qui lui était prescrit, fut solennellement condamné par l’Église (octobre).

[23] Vous admirez sans doute beaucoup, écrivait-il le 7 novembre à Dœllinger, l’évêque d’Orléans ; mais vous l’admireriez bien plus encore si vous pouviez vous figurer l’abîme d’idolâtrie où est tombé le clergé français. Cela dépasse tout ce qu’on aurait pu imaginer aux jours de ma jeunesse, au temps de Frayssinous et de Lamennais... De tous les mystères que présente en si grand nombre l’histoire de l’Église, je n’eu connais pas qui égale ou qui dépasse cette transformation si prompte et si complète en une basse-cour de l’anti-camera du Vatican... Montalembert, depuis longtemps accablé par la maladie, vécut encore assez pour voir commencer les travaux du concile. Il mourut le 13 mars 1870, avant que le dogme de l’infaillibilité eût été proclamé. Le pape, oubliant ses grands services, eut la dureté d'interdire le service solennel que le grand aumônier de Mérode, beau-frère du défunt, avait commandé à son intention dans l’église franciscaine d’Ara Cœli au Capitole. S’il fit à Montalembert l’aumône d’un office qui fut célébré en sa présence à Santa-Maria-Transpontina, il n’y assista qu’en loge grillée et ne voulut pas faire savoir d’avance à qui cet office était consacré.

[24] La Révolution et l'Église.

[25] On sait, que les vicaires apostoliques qui exercent des fonctions épiscopales chez les Infidèles sont soumis à l’autorité discrétionnaire de la Propagande.

[26] Aux yeux de Pie IX, l’infaillibilité personnelle du pape avait toujours existé ; elle était de droit divin. Il n’avait pas voulu la soumettre au concile en lui proposant de la décréter : mais il s’était arrangé de façon à ce que le Concile demandât lui-même à la reconnaître et à la proclamer.

[27] Voici, textuellement reproduits, quelques-uns des vingt et un canons par lesquels se terminait le schéma De Ecclesia :

5. Si quelqu’un dit que l’Eglise du Christ n'est pas une société absolument nécessaire pour obtenir le salut éternel, ou que les hommes peuvent être sauvés par le culte d une religion quelconque, qu’il soit anathème.

6. Si quelqu’un dit que cette intolérance par laquelle l’Eglise catholique proscrit et condamne toutes les sectes religieuses séparées de sa communion n’est pas prescrite de droit divin, ou que, sur la vérité de la religion, on peut avoir seulement des opinions, et non la certitude, et que par conséquent toutes les sectes religieuses doivent être tolérées par l’Eglise, qu’il soit anathème.

9. Si quelqu’un dit que l’infaillibilité de l’Eglise est restreinte aux choses contenues dans la révélation divine, et qu'elle ne s'étend pas aussi à toutes les vérités nécessaires à la conservation intérieure du dépôt de. la révélation, qu’il soit anathème.

10. Si quelqu’un dit que l’Eglise n’est pas une société parfaite, mais une corporation, ou que, dans la société civile ou dans l’Etat, elle est assujettie à la domination séculière, qu’il soit anathème.

12. Si quelqu’un dit que le Christ, notre Seigneur et notre Souverain, n’a conféré à l’Eglise qu’un pouvoir de diriger par des conseils ou la persuasion, mais non d'ordonner par des lois et de contraindre et de forcer par des jugements extérieurs et des peines salutaires les pêcheurs et les rebelles, qu’il soit anathème.

16. Si quelqu’un dit que le pontife romain a seulement un office d’inspection et de direction, mais non un plein et suprême pouvoir de juridiction sur l'Eglise universelle, ou que ce pouvoir n’est pas ordinaire et immédiat sur les Églises, qu'il soit anathème.

17. Si quelqu’un dit que le pouvoir ecclésiastique indépendant, dont l’Église enseigne qu’il lui a été attribué par le Christ, et le pouvoir civil suprême ne peuvent exister ensemble de façon que les droits de l’un et de l’autre soient saufs, qu'il soit anathème.

18. Si quelqu’un dit que le pouvoir qui est nécessaire pour gouverner la société civile n’émane pas de Dieu, ou qu’on ne lui doit pas obéissance en vertu de la loi même de Dieu, ou que ce pouvoir répugne à la liberté naturelle de l’homme, qu’il soit anathème.

19. Si quelqu’un dit que tous les droits existants entre les hommes dérivent de l’État politique, ou que lui seul peut communiquer de l’autorité, qu’il soit anathème.

20. Si quelqu’un dit que dans la loi de l’État politique ou dans l’opinion publique des hommes a été placée la règle suprême de la conscience pour les actions politiques et sociales, ou que les jugements par lesquels l’Eglise prononce sur ce qui est ou licite ou illicite ne s étendent pas à ces actions, ou que la force du droit civil rend licite l’acte que le droit divin ou ecclésiastique déclare illicite, qu’il soit anathème.

21. Si quelqu’un dit que les lois de l'Eglise n’ont pas la force d’obliger, tant qu’elles n’ont pas été confirmées par la sanction du pouvoir civil, ou qu’il appartient au pouvoir civil de juger et de décréter en matière de religion, en vertu de son autorité suprême, qu’il soit anathème.

[28] Je compte, lui écrivait-il, sur l’énergie de votre langage pour faire comprendre à la cour de Rome combien il lui importe de ménager les justes susceptibilités du sentiment public en France et de ne point créer de nouvelles causes d’embarras au gouvernement de l’Empereur.

[29] Cet article est ainsi conçu : Sa Sainteté reconnaît dans le premier consul de la République française les mêmes droits et prérogatives dont jouissait près d’elle l’ancien gouvernement.

[30] L’Église, disait-il, a reçu de Dieu la mission sublime de conduire les hommes, soit individuellement, soit réunis en société, à une lin surnaturelle ; elle a donc par là même le pouvoir et le devoir de juger de la moralité et de la justice de tous les actes, soit intérieurs, soit extérieurs, dans leurs rapports avec les lois naturelles et divines. Or, comme toute action, qu’elle soit ordonnée pur un pouvoir suprême ou qu’elle émane de la liberté de l’individu, ne peut être exempte de ce caractère de moralité et de justice, ainsi advient-il que le jugement de l’Église, bien qu’il porte directement sur la moralité des actes, s’étend indirectement sur toutes les choses auxquelles cette moralité vient se joindre... L'empire ne dépend du sacerdoce que comme les choses humaines dépendent des choses divines, les choses temporelles des choses spirituelles. Si la félicité temporelle, qui est la tin de la puissance civile, est subordonnée à la béatitude éternelle, qui est la fin spirituelle du sacerdoce, ne s’ensuit-il pas qu’à considérer le but en vus duquel Dieu les a établis, l’un est subordonné à l’autre, comme sont aussi respectivement subordonnées leur puissance et la fin qu’ils poursuivent ?

[31] Sur 10.959.384 électeurs inscrits, près de2 millions s’abstinrent de voter ; 7.358.786 votèrent oui, 1.571.959 votèrent non, et il y eut 113.978 bulletins nuls.

[32] D’après ce schéma, il ne peut pas y avoir de désaccord entre la raison et la foi ; s’il paraît quelquefois s’en produire, c’est parce que les mystères de la loi n’ont pas été bien compris ou que les écarts de la raison sont pris pour la raison elle-même. Par conséquent, les opinions de la science, déclarées par l’Église contraires à la doctrine de la loi, ne sont que des erreurs qui se couvrent des apparences trompeuses de la vérité. L’Église n’est pas hostile à la juste liberté des sciences. Mais, tout en la reconnaissant, elle veille avec sollicitude à ce qu’elles ne se mettent pas en opposition avec la doctrine divine, à ce qu’elles ne dépassent pas leurs limites propres pour envahir et troubler ce qui est de la révélation.

[33] 88 Pères seulement osèrent voter : non placet ; 62 se tirèrent d'embarras en volant : Placet juxta modem.

[34] Par 533 voix contre 2.

[35] Voici exactement en quels termes l’infaillibilité, définie par la constitution De Ecclesia Christi, fut proclamée par le pape dans cette session du 18 juillet : ... C’est pourquoi nous, adhérant fidèlement à la tradition reçue, dès l’origine de la foi chrétienne, pour la gloire de Dieu notre Sauveur, pour l’exaltation de la religion catholique, pour le salut des peuples chrétiens, avec l’approbation du Saint Concile, nous enseignons et définissons que c’est un dogme révélé de Dieu : que le pontife romain, lorsqu’il parle ex cathedra, c’est-à-dire lorsque, remplissant l’office de pasteur et docteur de tous les chrétiens, en vertu de sa suprême autorité apostolique, il définit qu’une doctrine touchant la foi et les mœurs doit être crue par toute l’Eglise, — jouit pleinement, par l’assistance divine qui lui a été promise dans la personne du bienheureux Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que son Eglise fût pourvue en définissant la doctrine touchant la foi et les mœurs ; et, par conséquent, ces définitions du pontife romain, par elles seules et non pas en vertu du consentement de l'Eglise, sont irréformables. — Si quelqu’un, ce qu’à Dieu ne plaise, avait la témérité de contredire notre définition, qu'il soit anathème.

[36] Par la conférence de Londres, qui avait réglé tant bien que mal l’affaire de Luxembourg.

[37] Ministre des affaires étrangères.