HISTOIRE DE DU GUESCLIN

 

CHAPITRE TROISIÈME.

 

 

Guerres d'Espagne. Du Guesclin emmène les grandes compagnies en Castille. Pierre le Cruel renversé, puis rétabli (bataille de Navarette). Du Guesclin prisonnier. Il recouvre sa liberté et fait triompher définitivement Henri de Transtamare (bataille de Montiel).

 

(1365-1369)

 

Les traités de Vernon et de Guérande, pas plus que ceux de Pontoise et de Brétigny, ne déterminèrent les compagnies à poser les armes. Si elles évacuèrent la Normandie et la Bretagne, ce ne fut que pour refluer vers les territoires du centre, moins appauvris, et s'y établir comme en pays conquis. La Bourgogne, le Nivernais, le Bourbonnais, l'Auvergne, le Lyonnais subirent une nouvelle invasion de barbares. Depuis longtemps, du reste, ces malheureuses contrées étaient comme le quartier général du brigandage en France. Après la bataille de Brignais (avril 1362) les routiers étaient restés maîtres du terrain. Le maréchal d'Audrehem avait dû signer avec eux l'humiliant traité de Clermont. Chaque jour, pour ainsi dire, les gouverneurs royaux étaient obligés de leur racheter à prix d'or les châteaux qu'ils avaient surpris ou de les payer chèrement pour obtenir leur retraite. C'était les encourager à revenir. Aussi revenaient-ils, toujours plus nombreux, toujours plus avides. Si certains chefs, comme le Bascot de Mauléon, ne commandaient qu'à quarante lances, d'autres, tels que le Gascon Séguin de Badefol, avaient jusqu'à deux mille hommes sous leurs ordres. Ce dernier occupa dix-huit mois (1363-1365) la forteresse d'Anse, aux portes de Lyon. Précédemment, plusieurs milliers de brigands, descendant le Rhône, étaient allés forcer Pont-Saint-Esprit, tout près d'Avignon, où résidait le pape. De là ils avaient étendu leurs ravages dans tout le Comtat Venaissin. La cour pontificale, depuis cette époque, était pour ainsi dire bloquée par ces malandrins, qui ne respectaient pas plus les domaines ecclésiastiques que les propriétés séculières. Presque sous les yeux du souverain pontife ils brûlaient des églises, massacraient des prêtres, outrageaient des religieuses et transformaient des abbayes en lieux d'orgie et de débauche. Aussi le Saint-Siège n'était-il pas moins intéressé que le gouvernement royal à l'extinction du brigandage en France. En 1362 le pape Innocent VI avait voulu faire passer les routiers en Italie et leur avait donné de l'argent et des indulgences pour aller combattre de l'autre côté des monts sous la bannière du marquis de Montferrat. Mais fort peu d'entre eux avaient répondu à son appel. Ceux mêmes qui avaient bien voulu faire le voyage de Lombardie n'avaient pas tardé à revenir, trouvant sans doute que nul pays au monde ne valait la France pour y exercer leur métier. C'est ce qu'ils pensaient encore en 1364, quand Urbain V, successeur d'Innocent VI, voulut leur faire entreprendre une croisade et leur parla d'aller en Hongrie guerroyer contre .les infidèles. Les Calverly, les Badefol, les d'Aubeterre, les Perrin de Savoie, les Hortingo de la Salle et tant d'autres soudards célèbres n'étaient guère sensibles à la gloire de refouler l'islamisme et de mourir pour la foi. Ils trouvèrent que le Danube était trop loin, répondirent qu'on voulait simplement les envoyer à la boucherie, que, s'ils avaient la naïveté d'aller en Hongrie, pas un d'eux n'en reviendrait. En fin de compte ils refusèrent de partir et continuèrent à désoler le centre et le sud du royaume. Le pape lança contre eux (9 juin 1365) une bulle d'excommunication où étaient relatés et signalés à l'indignation publique leurs principaux méfaits. Le seul résultat de cet acte de vigueur fut de les exaspérer et de leur faire commettre de nouveaux crimes, sous prétexte de représailles. C'est alors que Charles V, d'accord avec le Saint-Siège, imagina pour les éloigner un nouvel expédient et songea à les faire partir pour l'Espagne.

Ce pays était alors divisé en plusieurs royaumes[1], dont le principal, la Castille, était depuis longtemps en proie à une querelle de succession où les compagnies pouvaient trouver leur profit. En 1350, après la mort d'Alphonse X, son fils Pierre — que l'histoire a surnommé le Cruel — avait été reconnu roi par les Castillans. Mais le nouveau souverain s'était vu bientôt en butte à une ardente compétition. Alphonse X avait laissé plusieurs enfants naturels qui se prétendaient légitimes. L'aîné, Henri, comte de Transtamare, jeune homme entreprenant et ambitieux, n'avait pas tardé à réclamer la couronne. Deux de ses frères, don Teno et don Sancho, avaient vigoureusement appuyé ses prétentions. Pierre en peu de temps s'était aliéné une partie de ses sujets par sa conduite dissolue, son caractère violent et perfide, et surtout la faveur qu'au milieu de ce pays si catholique il accordait aux Maures et aux Juifs. Aussi ne triompha-t-il que péniblement de l'insurrection fomentée par son rival. Il en vint pourtant à bout ; et en 1356 Henri de Transtamare fut réduit à passer les Pyrénées en fugitif et vint implorer l'appui du roi de France. Jean Il ni son fils n'étaient à cette époque en mesure de le secourir. Le prétendant vaincu mena plusieurs années en Languedoc et ailleurs la vie de routier, rendit quelques services au régent et à son père, et par ses exploits acquit quelque crédit non seulement sur ces deux princes et leurs lieutenants, mais sur les chefs des bandes qui désolaient alors le royaume. Il avait commandé de concert avec le maréchal d'Audrehem en Auvergne pendant l'année 1362. Il était donc en droit d'attendre de Charles V quelque assistance pour l'expédition que depuis si longtemps il projetait de conduire en Castille. Le roi de France avait du reste des griefs personnels contre Pierre le Cruel. Ce dernier avait épousé en 1352 la princesse Blanche de Bourbon, dont la sœur Jeanne était mariée avec le fils aîné de Jean II. Soit qu'il eût eu à se plaindre de sa femme, soit qu'il n'eût fait en la maltraitant que céder à ses mauvais penchants, il est certain qu'il l'avait de bonne heure négligée pour des favorites, dont la plus célèbre, Maria de Padilla, avait fini par obtenir la séquestration de la pauvre reine. Finalement, après avoir souffert bien des humiliations et des violences, Blanche de Bourbon fut en 1361, sur l'ordre de son mari, assassinée dans sa prison par deux juifs, Daniot et Turquant, qui l'écrasèrent sous une poutre. Charles V ne pouvait rester insensible au meurtre de sa belle-sœur, qui était en même temps sa cousine, et l'on conçoit qu'abstraction faite de tout intérêt, de toute reconnaissance, il crût devoir témoigner quelque sympathie au comte de Transtamare. Le prétendant avait aussi pour lui la cour d'Avignon, pour laquelle le roi de Castille, avec sa garde juive, ses alliés et ses conseillers musulmans, n'était qu'un mécréant qui trahissait la chrétienté. Pierre le Cruel, qui avait maltraité les légats pontificaux, répondu par des injures aux objurgations du pape et décliné hautement sa juridiction spirituelle, venait d'être excommunié. On comprend donc qu'Urbain V vît d'un œil favorable les projets de Henri, grâce auxquels il espérait à la fois se débarrasser des compagnies et venger les injures de l'Église.

Le comte de Transtamare et ses deux alliés, le roi de France et le pape, avisèrent vers le milieu de 1365 aux moyens de grouper les bandes qui ravageaient le centre du royaume et d'en faire une armée qui voulût bien passer en Espagne. Le meilleur de tous à leurs yeux fut de faire venir du Guesclin et de le charger de cette tâche difficile. Le comte de Longueville était prisonnier depuis la journée d'Auray. Charles V, comme nous l'avons dit, avança quarante mille écus sur les cent mille qu'on exigeait de lui comme rançon. Urbain V et Transtamare fournirent le reste, ou à peu près. Mais le capitaine breton dut s'engager, tant envers eux qu'envers le roi, à réunir les compagnies et à les emmener de l'autre côté des Pyrénées. Il fut convenu qu'il aurait pleins pouvoirs pour traiter avec elles, et les plus riches récompenses furent promises tant à lui qu'à ses auxiliaires en cas de succès (août-septembre 1365).

Comme on ne voulait pas donner l'éveil à Pierre le Cruel, non plus qu'au gouvernement anglais, qui aurait bien pu lui venir en aide pour faire pièce à la France, il fut entendu que le véritable mobile de l'expédition ne serait pas proclamé, et que les routiers seraient enrôlés — ostensiblement — pour aller combattre les musulmans, encore maîtres à cette époque d'une partie de l'Andalousie. On donnait ainsi un faux air de croisade à une entreprise qui n'avait au fond rien de bien religieux. Du Guesclin, qui sous sa rudesse de soldat ne manquait pas de finesse diplomatique, remplit merveilleusement sa mission près des chefs de bandes qui allaient devenir ses lieutenants. On ne pouvait, du reste, choisir un négociateur qui eût sur eux plus d'empire. Il les connaissait tous de longue date, savait le fort et le faible de chacun d'eux. Pour eux, le comte de Longueville, dont les exploits étaient déjà légendaires dans toute la France, leur inspirait une admiration et une confiance sans bornes. Aussi se réjouirent-ils fort de sa venue et le reçurent-ils à bras ouverts, lorsqu'il vint les trouver à Chalon-sur-Saône, où la plupart d'entre eux s'étaient réunis. Le plus célèbre et le plus influent de tous, Hugh de Calverly, voulut qu'on le traitât magnifiquement et se déclara d'avance prêt à le suivre en tous lieux, à moins que ce ne fût pour combattre le roi d'Angleterre ou le prince de Galles. La majorité des routiers fit la même réserve, mais ne montra pas moins d'empressement que Calverly à s'enrôler sous la bannière.de du Guesclin. Ce dernier porta l'enthousiasme au comble en se faisant fort d'assurer aux brigands, s'ils voulaient marcher avec lui, la fortune dans ce bas monde et le salut dans l'autre. L'excommunication lancée contre eux récemment serait levée ; leurs exploits futurs seraient bénis. Une guerre courte et facile leur rapporterait, en même temps que ces avantages spirituels, plus d'honneurs et de richesses que bien des innées de pillage ne pouvaient leur en valoir en France. Du Guesclin, tout en parlant de croisade, ne laissa pas ignorer que Henri de Transtamare et lui se proposaient avant tout de renverser Pierre le Cruel. Mais les capitaines n'étaient pas gens à scrupules, et l'entreprise n'avait rien qui pût leur déplaire. Quelques-uns, il est vrai, se trouvant bien en France, firent des objections, dirent qu'on voulait les mener bien loin, qu'ils allaient quitter des avantages certains pour se jeter dans les hasards ; mais la majorité les entraîna. Bertrand acheva de les subjuguer en leur promettant de la part du roi de telles sommes, qu'ils demeurèrent à court d'arguments. Il invita même plusieurs d'entre eux à se rendre à Paris, où il retournait pour rendre compte de sa mission. Ils y allèrent, et Charles V les reçut si bien et leur donna de tels acomptes qu'ils n'eurent plus qu'à s'exécuter.

Le comte de Longueville fit sans doute d'autres voyages dans les provinces du centre. Il lui fallut traiter isolément avec beaucoup de capitaines et subir des exigences pécuniaires tout à fait exorbitantes. Bertrand, qui avait hâte de les emmener, promit tout ce qu'ils voulurent. Aussi put-il, dès le mois de novembre, se mettre en mouvement vers le midi à la tête de plus de 30.000 soldats. Presque tous les routiers de quelque renom avaient consenti à le suivre. On voyait dans son armée les Anglais Calverly, Robert Ceni, Cressewell, les Allemands Hennequin, Abrecht Ourri, le Wallon Eustache d'Auberchicourt et toute la tourbe des aventuriers français et gascons, Robert Briquet, Naudon de Bagerant, Perrin de Savoie, le Bourc Camus, le Bourc de l'Esparre, le Bourc de Breteuil, Aimemon d'Ortige, Bertucat d'Albret, etc., etc. Les Bretons, comme il était naturel, étaient accourus en foule à l'appel de du Guesclin : Even Charruel, Ives de Laskouet, bien d'autres encore éprouvés dans vingt campagnes les commandaient. Enfin des seigneurs de grande naissance, comme Robert de Bourbon, comte de la Marche, et le sire de Beaujeu, des chevaliers illustres, comme le Bègue de Villiers, le Bègue de Vilaines, Jean de Neufville, et de hauts dignitaires, comme le maréchal d'Audrehem, avaient quitté momentanément le service du roi de France pour suivre la fortune de du Guesclin et de Henri de Transtamare.

La marche des compagnies vers l'Espagne s'accomplit lentement et non sans désordre. Le comte de Longueville ne pouvait du jour au lendemain obtenir une discipline exacte de ces bandes avides et si fort habituées au pillage. Aussi les provinces qu'elles traversèrent avant d'arriver aux Pyrénées furent-elles cruellement rançonnées. Le pape lui-même, dont la résidence se trouvait sur le passage de l'armée, ne fut pas épargné, s'il faut en croire le trouvère Cuvelier. D'après cet auteur, Urbain V, apprenant que cette horde campait sous les murs d'Avignon, se hâta d'envoyer vers les bandits un cardinal qui n'y alla pas sans crainte. Le premier d'entre eux que rencontra le légat lui demanda s'il n'apportait pas de l'argent. Le représentant du Saint-Siège ayant prié les chefs de l'armée de lui dire pourquoi ils l'avaient amenée devant Avignon, le maréchal d'Audrehem répondit que les routiers, allant combattre les infidèles, désiraient l'absolution de leurs péchés et, comme complément, un don pontifical de deux cent mille francs. Du Guesclin ajouta que beaucoup d'entre eux se passeraient fort bien de l'absolution, mais que pas un ne décamperait si l'argent ne leur était versé sans délai. Urbain V voulait bien donner sa bénédiction à ces singuliers croisés ; mais l'idée d'être rançonné par eux le mettait hors de lui. Pendant qu'il délibérait, les brigands commencèrent à se répandre et à piller aux alentours d'Avignon, si bien que le Saint-Père se hâta de leur envoyer cent mille francs, chiffre auquel ils avaient fini par abaisser leurs prétentions. Seulement, il avait levé cette somme sur les bourgeois de la ville. Du Guesclin, l'ayant appris, la renvoya tout aussitôt, exigea qu'elle fût restituée aux contribuables et voulut que la taxe fût exclusivement fournie par le trésor pontifical. Cuvelier lui fait même tenir en cette circonstance un discours fort peu révérencieux pour l'Église. Étant donné le caractère du héros breton, cette anecdote n'a rien d'invraisemblable. Cependant nous devons constater qu'à l'exception du trouvère que nous venons de citer, pas un auteur contemporain ne l'a rapportée.

Quoi qu'il en soit, l'armée des compagnies fit partout beaucoup de mal sur son passage. Autour de Montpellier les routiers, dont la solde était en retard, commirent de tels dégâts, que cette cité s'empressa de leur donner dix mille livres pour les faire partir. Beaucoup de paysans, du reste, et d'indigents des villes quittaient femmes et enfants et venaient chaque jour, en se joignant aux bandes de du Guesclin, augmenter le nombre des pillards et des maraudeurs. Le roi d'Aragon Pierre IV, qui pour quelques griefs qu'il avait contre le roi de Castille, avait fait alliance avec Henri de Transtamare et lui avait promis de lui laisser le passage libre à travers ses États, ne vit pas sans terreur cette cohue pénétrer sur ses terres. Perpignan, qui lui appartenait et qui avait été désigné aux compagnies comme rendez-vous général, ne fut pas mieux traité que Montpellier. Pierre IV dut faire à ces hôtes peu délicats les honneurs de son royaume. Il leur donna des fêtes, les reçut en amis à Barcelone (janvier 1366), fit placer du Guesclin à sa droite dans des banquets et prit soin que partout l'armée fût abondamment pourvue de vivres. Ce passage lui coûta cher. Mais en donnant de bonne grâce il prévint de plus grandes pertes et, faisant une large part aux besoins des soldats, il put jusqu'à un certain point maîtriser leurs brutales fantaisies.

Tant qu'avaient duré les préparatifs de l'expédition, Pierre le Cruel n'avait guère conçu d'inquiétudes. Il ne soupçonnait pas sans doute l'importance de cet armement. Peut-être aussi croyait-il à une vraie croisade contre les Maures de Grenade. Mais quand il sut que les compagnies avaient passé les monts, que Henri de Transtamare les guidait et qu'elles approchaient des frontières de Castille, il ne put guère douter du danger qui le menaçait. Il se rappela que jadis on lui avait prédit la venue en Espagne d'un aigle né en Bretagne. Cet aigle, n'était-ce pas du Guesclin ? Saisi des plus sombres pressentiments et plein de méfiance, car il se sentait haï, il s'enferma dans Burgos, où il se fit garder par des juifs, au lieu de marcher droit à l'ennemi. Du Guesclin, pendant ce temps, avançait toujours. Bientôt les compagnies débouchèrent dans la Castille et emportèrent d'assaut les petites places qui en défendaient l'entrée. Partout les juifs, qui se défendaient avec plus d'acharnement, que le reste des habitants, furent passés au fil de l'épée. Pierre semblait frappé d'aveuglement et de folie. Deux bourgeois de Briviesca[2] étant venus lui annoncer la prise de leur ville, il les fit pendre comme imposteurs et traîtres. Puis, la nouvelle étant confirmée, il tomba dans le dernier abattement et s'enfuit de Burgos à Tolède[3], où du reste il n'allait pas faire un fort long séjour. C'était de gaieté de cœur abandonner le trône à son rival.

Henri de Transtamare s'était déjà fait proclamer roi en pénétrant en Castille. Dès qu'il sut que Pierre avait quitté sa capitale, il y courut pour y prendre solennellement la couronne. A son approche les habitants de Burgos, convoqués par leur évêque, délibérèrent sur le parti à prendre. Cette population comprenait non seulement des chrétiens, mais un assez grand nombre de juifs et de musulmans. Chaque ordre examina séparément la situation et tous s'accordèrent à demander que les portes fussent ouvertes au nouveau roi. En conséquence, les bourgeois et le clergé se portèrent en foule au-devant de Henri, qui fit dans la ville une entrée triomphale et reçut le serment de la plupart des grands et des dignitaires de Castille (5 avril 1366). Du Guesclin, qui avait été à la peine, ne fut pas oublié à l'honneur. Transtamare proclama hautement qu'il lui devait sa couronne. La reine sa femme, qui arriva quelques jours après, descendit de sa mule dès qu'elle aperçut le, grand capitaine breton et lui adressa devant la foule les plus humbles remerciements. La popularité de Bertrand fut, dès ce moment, presque aussi grande en Espagne qu'en France. Chacun voulait le voir et chacun, à l'exemple des sœurs de Henri, était frappé du contraste que formaient avec sa laideur physique et son extérieur grossier ses hautes qualités morales et militaires.

Ce n'était pas l'habitude de du Guesclin de s'attarder aux fêtes après la victoire. Pour lui rien n'était fait tant qu'il restait quelque chose à faire. Henri de Transtamare avait Burgos et le nord de la Castille ; mais Pierre le Cruel avait encore le sud, où, grâce à ses trésors, il eût pu longtemps entretenir la guerre. Il est vrai qu'il ne songeait qu'à fuir. Quand les compagnies approchèrent du Tage, il quitta précipitamment Tolède, où son frère entra aussitôt sans difficulté. Cordoue, qu'il gagna ensuite, ne lui parut bientôt plus un asile assez sûr. Il courut jusqu'à Séville. S'il faut en croire Cuvelier, il essaya alors de négocier, mais ses principaux conseillers l'abandonnèrent ; quelques-uns même le trahirent. Daniot et Turquant, meurtriers de Blanche de Bourbon, auraient, d'après le trouvère, essayé d'acheter l'indulgence du nouveau roi en lui livrant l'ancien ; les Juifs de Séville, d'accord avec eux, auraient projeté d'ouvrir la ville à Henri ; mais une jeune fille de leur religion aurait, par amour, révélé le complot à Pierre le Cruel, qui se serait hâté de prendre la fuite. D'autres disent qu'une émeute éclata contre le souverain détrôné, qu'il fut assiégé dans le palais de l'Alcazar et que, désespérant de pouvoir résister, il s'enfuit secrètement avec son ministre Fernand de Castro et ses deux filles Constance et Isabelle. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il quitta Séville après avoir fait embarquer son trésor, qui se composait de trente-six quintaux d'or et d'une énorme quantité de pierreries On crut qu'il avait passé en Portugal ; mais on su depuis qu'il n'avait pas été reçu dans ce pays, et qu'à travers les provinces du centre et du nord de l'Espagne il était parvenu à gagner la ville maritime de la Corogne, en Galice.

Henri de Transtamare n'apprit probablement pas sans peine l'évasion de son frère. S'il l'eût pris, il se fût empressé sans doute de le faire mettre à mort. Ne l'ayant pu saisir, il mit du moins la main sur les richesses de Pierre le Cruel, qui lui furent livrées par l'Espagnol Martin Yanez et le Génois Boccanegra. Il y avait là de quoi récompenser bien des dévouements. Presque tout fut distribué aux routiers. Les chefs des compagnies, gorgés d'or, furent aussi comblés d'honneurs et pourvus de riches domaines. Hugh de Calverly devint comte de Carrion. Quant au comte de Longueville, il reçut du nouveau roi le fief de Transtamare, qui- fut pour lui érigé en duché. Là du reste ne devaient pas se borner les libéralités de Henri. Le roi d'Aragon crut aussi devoir témoigner sa reconnaissance à du Guesclin : il lui donna- le comté de Borja, qu'il venait récemment d'acquérir.

Le premier soin de Pierre le Cruel, quand il fut à la Corogne, où il ne pouvait demeurer longtemps en sûreté, ce fut d'écrire au prince de Galles, qui résidait alors en Aquitaine, pour j'informer de sa chute et lui demander du secours. Il ne doutait pas que le gouvernement anglais ne s'empressât, à sa requête, d'intervenir en Espagne pour y combattre l'influence française. Il était parfaitement dans le vrai. Il savait du reste que la plupart des routiers engagés par du Guesclin étaient des sujets d'Edouard III et que, liés envers ce souverain ou envers son fils par un serment, ils quitteraient le service du roi Henri dès qu'ils en recevraient l'ordre de Bordeaux ou de Londres. Le prince, qui n'avait pu voir sans déplaisir Charles V débarrasser son royaume des compagnies et disposer d'une couronne de l'autre côté des Pyrénées, accueillit favorablement la supplique du roi déchu. Ce dernier fut invité à se rendre en Aquitaine. En septembre il était à Bayonne, ville anglaise, où de grands honneurs lui furent rendus. Le fils aîné d'Edouard vint au-devant de lui jusqu'à Cap-Breton[4]. A Bordeaux il le logea tout près de lui, dans l'abbaye de Saint-André, le défraya de tout et s'occupa activement de réunir des troupes et de l'argent pour le ramener dans ses États. Il n'avait pas, d'ailleurs, attendu son arrivée pour rappeler d'Espagne les compagnies anglaises et gasconnes. Dès les premières plaintes du roi détrôné, il avait enjoint aux capitaines de sa dépendance qui servaient sous du Guesclin de venir reprendre leur service auprès de lui. Les Calverly, les Bertucat d'Albret, les Auberchicourt, bref les trois quarts des chefs de bandes qui avaient jusqu'alors secondé Henri de Transtamare se détachèrent de lui, sous divers prétextes, dans le courant de l'été et regagnèrent promptement les Pyrénées. Quand le nouveau roi de Castille sut le vrai motif de leur départ, il était trop tard pour les retenir. Le roi d'Aragon refusa, il est vrai, de les laisser passer. Ils traversèrent malgré lui ses États, ravagèrent tout le Languedoc, battirent près de Montauban les troupes de Charles V et se trouvèrent vers la fin de l'année réunis en Aquitaine, tout prêts à repasser en Espagne pour renverser ce même Henri qu'ils venaient de faire roi.

Édouard III, consulté par son fils, ne se borna pas à approuver son projet de restaurer Pierre le Cruel. Il lui fournit pour cette entreprise une somme considérable et lui envoya le duc de Lancastre[5] avec quatre cents hommes d'armes et quatre cents archers. Le prince de Galles s'assura d'autre part le concours des seigneurs d'Aquitaine, qui, sans aucune sympathie pour l'ex-roi de Castille, dont les crimes leur étaient connus, se laissèrent séduire par ses promesses. Le sire d'Albret, à lui seul, se fit fort d'amener mille lances. Les comtes d'Armagnac, du Périgord et la plupart des grands vassaux du duché s'engagèrent aussi à servir avec leurs hommes. Jean Chandos arriva du fond du Cotentin avec plusieurs centaines de soldats. Enfin, comme il fallait pouvoir pénétrer sans obstacle en Espagne, le prince entama des négociations avec le roi de Navarre, qui vint à Libourne[6] s'entendre avec lui aussi bien qu'avec Pierre le Cruel et promit le passage à l'armée anglaise à travers ses États. Il est vrai que Charles le Mauvais, qui ne faisait rien pour rien, exigea pour ce service un don de deux cent mille florins, la cession de trois villes — Logroño, Salvatierra, Saint-Jean-Pied-de-Port — et la reconnaissance d'une créance de 550.000 florins sur la Castille.

Pendant que ces préparatifs avaient lieu en Aquitaine, le roi Henri se disposait à se bien défendre. Il faisait appel, dans tous ses États, aux milices communales aussi bien qu'au ban et à l'arrière-ban féodal. Il eut ainsi jusqu'à soixante mille hommes sous les armes. Mais c'étaient pour la plupart des génétaires — cavaliers armés à la légère — ou des fantassins mal disciplinés, incapables les uns et les autres de résister à la grosse cavalerie du prince de Galles et aux archers anglais. Aussi retint-il à son service celles des compagnies qui n'avaient pas encore quitté l'Espagne. C'étaient principalement les bandes bretonnes, qui, sous Sevestre Budes, Alain de Saint-Pol, Yvon de Laskouet, etc., suivaient depuis longtemps du Guesclin et s'étaient attachées à sa fortune. Quant à Bertrand, il va sans dire qu'il resta tout dévoué à la cause de Henri et qu'il fit de son mieux pour prévenir une catastrophe que la défection des compagnies anglaises rendait sinon certaine, du moins assez probable. On le voit à cette époque demander un congé au roi de Castille et se rendre en Languedoc, où, grâce au duc d'Anjou, gouverneur de cette province, il se procure de l'argent et lève des troupes de toutes parts. Lorsqu'il retourne en Espagne, à la fin de 1366 ou au commencement de l'année suivante, il emmène 3.000 bons soldats. Mais ce ne sera pas encore assez pour lutter avec avantage contre la magnifique armée du prince de Galles.

Ce dernier aurait pu sans doute partir en décembre ; mais il attendait la délivrance de la princesse sa femme, qui lui donna un fils dans les premiers jours de janvier[7]. Il quitta Bordeaux le 10 et se rendit à Dax. Arrivé là, il s'arrêta et demeura plus d'un mois à attendre, en même temps que de l'argent promis par son père, son frère le duc de Lancastre et quelques seigneurs d'Aquitaine avec leurs hommes. Il n'osait du reste, à cette époque, pousser plus avant, à cause des soupçons que l'attitude peu franche du roi de Navarre avait fait naître en lui. Il craignait d'être trahi par ce maître fourbe. Aussi, avant de se confier à lui, fit-il occuper par Chandos deux places navarraises et voulut-il que Charles le Mauvais vînt le voir à Peyrehorade[8] pour lui donner de nouvelles garanties. Ce ne fut en somme que le 14 février 1367 que ses troupes commencèrent à entrer en Espagne par le défilé de Roncevaux.

Ce long retard de l'armée anglaise explique l'avantage stratégique que l'armée franco-castillane eut le temps de prendre au début de la campagne, mais dont le roi Henri ne sut pas profiter jusqu'au bout. Deux routes principales conduisaient de Pampelune, capitale de la Navarre, à Burgos, objectif du prince de Galles : celle de Vittoria, par l'ouest, et celle de Logroño, par le sud-ouest. La première était la plus difficile, mais aussi la plus courte. Tout faisait présumer que les Anglais la prendraient. Le roi de Castille, sans négliger la seconde, qui débouchait de Logroño (sur l'Ebre) dans les plaines de Navarette, se porta, avec le gros de ses forces, vers la première et garnit si bien de troupes cette chaussée et tous les défilés qui auraient permis de la tourner, que l'ennemi devait y être indéfiniment arrêté. Ces dispositions prudentes furent sans doute ordonnées par du Guesclin et par son fidèle auxiliaire le maréchal d'Audrehem, qui depuis peu était venu reprendre place dans l'armée de Castille. Pendant ce temps les troupes du prince de Galles traversaient lentement la Navarre et, après avoir épuisé en quelques jours ce maigre pays, commençaient à souffrir cruellement de la disette. Charles le Mauvais ; qui ne voulait pas se compromettre jusqu'au bout, se faisait prendre par Olivier de Mauny dans une feinte reconnaissance, (13 mars). Isolé à Vittoria, dans un pays mal connu et sans ressources, le chef de l'armée anglaise ne tarda pas à constater que les passages étaient trop bien gardés pour qu'il lui fût possible de les forcer. Tout près de ses cantonnements, à Ariñez, un de ses principaux lieutenants, Guillaume de Felton, fut battu et tué par un corps d'éclaireurs que commandaient don Tello et don Sancho, frères de Henri. Ce malheur lui fut sensible. Par contre les Castillans célébrèrent comme un grand succès ce petit avantage. Leur roi n'en éprouva que plus vivement le désir de se mesurer en bataille rangée avec ce Prince Noir, réputé alors le premier général de l'Europe et qu'il espérait bien écraser, ne fût-ce que par la supériorité du nombre. Il avait en effet — en prenant les évaluations les plus modestes — au moins 50.000 hommes, et son adversaire n'en pouvait certainement pas mettre en ligne plus de 20.000. Mais le maréchal d'Audrehem, qui n'avait qu'une médiocre confiance dans l'infanterie et la cavalerie légère de Castille, s'efforça de le désabuser et lui représenta qu'au lieu de risquer une bataille il aurait tout avantage à continuer d'affamer l'ennemi en lui barrant la route. Henri, qui était avant tout chevalier, répondit qu'il devait pour son honneur provoquer un engagement général, ne fût-ce que pour venger la partie de son royaume qui avait été atteinte par l'invasion. Il avait du reste envoyé depuis quelque temps un défi dans toutes les règles au prince de Galles, qui en avait loué le style martial, mais n'avait pas pris la peine d'y répondre. Il lui fallait à tout prix une bataille. Il eut une défaite.

Les Anglais, mourant de faim à Vittoria et reconnaissant qu'ils n'arriveraient jamais à Burgos par cette route, se décidèrent vers la fin de mars à évacuer la province d'Alava. Obliquant vers le sud-est par Viana, ils gagnèrent le plus rapidement possible Logroño et se disposèrent à franchir l'Èbre. Bientôt même ils le passèrent. Henri n'avait rien fait pour les contrarier dans cette marche. Il s'était contenté de se transporter, par un mouvement parallèle à celui de l'ennemi, à la hauteur de Logroño, entre les deux villages de Najera et de Navarette ; si bien que, lorsque les Anglais débouchèrent dans ce pays ouvert, ils virent l'armée de Castille qui les attendait pour une action décisive. Le prince de Galles n'en fut pas surpris : il avait, le 30 mars, prévenu le roi de son dessein d'entrer dans ses États de vive force, et Henri lui avait répondu qu'il était prêt à le combattre.

Dans la nuit du 2 au 3 avril les deux armées furent rangées en bataille. Les Castillans formèrent trois divisions fort inégales. L'avant-garde, comptant 4.000 hommes d'armes, dut engager l'action sous du Guesclin. Don Tello et don Sancho, à la tète d'un corps de 16.000 génétaires, furent chargés de l'appuyer par la gauche. Enfin le roi se réserva la direction du dernier corps, qui comprenait 7.000 hommes d'armes et une masse énorme d'infanterie. Dès le matin les Anglais, qui avaient campé sur une petite hauteur, descendirent vers leurs ennemis. Près de les atteindre, le prince de Galles joignit les mains, leva les yeux au ciel et pria. Puis il prit fortement la main de Pierre le Cruel en lui disant : Sire roi, vous saurez aujourd'hui si vous aurez jamais rien au royaume de Castille. Alors élevant la voix : Avant ! Avant ! bannières, s'écria-t-il, au nom de Dieu et de saint George ! Et la bataille commença. Chandos et le duc de Lancastre, qui commandaient l'avant-garde, se heurtèrent contre du Guesclin et les compagnies françaises. La mêlée devint bientôt générale entre les deux armées. Mais presque dès le début de l'action, don Tello, soit par lâcheté, soit par trahison, prit la fuite avec plus de 2.000 hommes. Tout le corps qu'il commandait en fut ébranlé et fut bientôt mis en déroute. A cette vue, l'informe et massive cohue de fantassins que dirigeait le roi commença à fléchir. Les frondeurs castillans avaient fait d'abord assez bonne contenance ; mais le tir des archers anglais, contre lequel ils ne pouvaient lutter, répandit parmi eux une terreur que ni l'exemple ni les exhortations de Henri de Transtamare ne purent dissiper. Ce vaillant prince, monté sur une forte mule, parcourait sans relâche les rangs de ses soldats pour les garder du désordre et des paniques. Quand la débandade commença, il se jeta au milieu d'eux pour les arrêter et les ramener au combat. Il courait des uns aux autres, leur disant : Vous m'avez fait roi de toute la Castille et vous m'avez juré que pour mourir vous ne me manqueriez ; gardez, pour Dieu, votre serment et acquittez-vous envers moi ; je m'acquitterai envers vous, car je ne fuirai pas tant que je vous verrai combattre. Mais la masse affolée ne l'écoutait pas. Désespéré, il se jeta au plus fort du combat. Du Guesclin l'en tira et le supplia de s'en aller. Il y revint, et ce ne fut qu'après de nouveaux exploits que, voyant son armée entièrement dispersée, il quitta enfin le champ de bataille et se dirigea vers l'Aragon, accompagné seulement de quatre chevaliers. Quant à du Guesclin et à sa petite troupe, tout le reste des forces castillanes ayant fui, ils supportèrent jusqu'à la fin du jour l'effort des Anglo-Gascons. Épuisé, entouré de morts et de mourants, l'illustre capitaine dut enfin s'avouer vaincu et rendre son épée. Le maréchal d'Audrehem, le Bègue de Vilaines et plus de soixante chevaliers français de distinction furent faits prisonniers avec lui. Ainsi finit la journée de Navarette. Quelques heures de bataille avaient suffi pour replacer Pierre le Cruel sur le trône et rejeter son frère dans les hasards de la proscription.

La bataille avait été fort meurtrière pour les Franco-Castillans. Lorsqu'on compta leurs morts, on trouva cinq cent soixante hommes d'armes et sept-mille cinq cents génétaires ou fantassins, sans parler d'un bien plus grand nombre de soldats noyés dans la rivière de Najera. Le roi Pierre, toujours porté aux vengeances, voulait faire encore d'autres victimes. Furieux de ce que don Henri lui avait échappé, il parlait de se dédommager par le supplice de son frère don Sancho et d'autres grands seigneurs castillans qui demeuraient prisonniers. Le prince de Galles, à qui pour le moment il ne pouvait rien refuser, exigea qu'il épargnât son propre sang et qu'il pardonnât à ses sujets. Pierre céda, tout en maugréant et non sans excepter de l'amnistie quelques chevaliers espagnols qu'il fit décapiter sous ses yeux et devant sa tente. Les habitants de Burgos ne durent qu'aux Anglais de n'être pas décimés pour avoir fait défection l'année précédente.

Le souverain rétabli de Castille ne supportait qu'avec peine la tutelle d'un allié qui osait l'empêcher d'abuser de sa victoire. Comme d'autre part il n'était pas plus loyal que généreux, il ne songeait guère à s'acquitter des promesses d'argent dont il avait été si prodigue. Il finit même, au bout de plusieurs mois, par signifier au Prince Noir que, tant que les compagnies anglaises resteraient dans ses Etats, qu'elles commençaient à ravager, elles ne devaient rien espérer de lui. Outré de tant d'impudence, le fils d'Édouard III en eût tiré vengeance s'il n'eût commencé à souffrir de la maladie dont il devait mourir neuf ans plus tard. Ses troupes, fort éprouvées par le climat et par des excès de tout genre, diminuaient à vue d'œil. Il n'était que temps pour lui et pour elles de quitter l'Espagne. Il se mit donc au retour dans le courant du mois d'août.

Des nouvelles inquiétantes le rappelaient d'ailleurs en Aquitaine. Henri de Transtamare, après sa défaite, avait passé les Pyrénées et, grâce à un peu d'argent fourni par le duc d'Anjou et par le pape, avait enrôlé trois à quatre cents hommes d'armes. A la tête de cette bande il s'était jeté sur les domaines du roi d'Angleterre., avait envahi le Bigorre et pris d'assaut Bagnères, place importante de ce comté. Au mois d'août il se dirigea vers le Rouergue, autre possession anglaise, et remporta de nouveaux succès. C'est, alors que le prince de Galles, alarmé, repassa les montagnes avec les débris de son armée et reparut à Bordeaux. C'était justement ce qu'attendait l'Espagnol pour reprendre le chemin de la Castille, où ses partisans étaient prêts à le recevoir. Et en effet, à peine Pierre le Cruel se retrouva-t-il réduit à ses propres forces, que son frère vint de nouveau lui disputer la couronne (septembre 1367).

Cette fois, il est vrai, Henri n'amenait pas du Guesclin. Le vaillant Breton était encore prisonnier du Prince Noir, qui refusait absolument de le mettre à rançon. Vainement Calverly s'était efforcé de lui faire rendre la liberté. D'autres solliciteurs plus puissants encore n'avaient pas été plus heureux. Bertrand, fort populaire à Bordeaux comme ailleurs, passait son temps en bonne compagnie, faisait bonne chère, menait grand train. Mais sa prison, pour être dorée, n'en était pas moins une prison. Il était depuis neuf mois en captivité, et il y serait peut-être resté longtemps encore, si, piquant un jour au vif l'amour-propre du prince, il ne lui eût fait un point d'honneur de son élargissement. On prétend, lui dit-il, que vous me redoutez tant que vous n'osez pas me relâcher. Suivant Cuvelier, ce propos fut tenu par le sire d'Albret, qui souhaitait fort la libération du prisonnier. Quoi qu'il en soit, l'Anglais oublia tout aussitôt sa résolution et se montra disposé à laisser partir du Guesclin. D'après une tradition peu vraisemblable, il lui offrit la liberté sans rançon et dix mille florins pour s'équiper, moyennant la promesse de ne plus porter les armes ni contre Pierre de Castille ni contre le roi d'Angleterre. Il va sans dire que Bertrand aurait noblement refusé. La même tradition ajoute que le prince, ne voulant pas se montrer moins généreux, l'aurait laissé libre de fixer lui-même le taux de son rachat. Le 'prisonnier aurait fièrement promis de payer cent mille florins d'or ; et le fils d'Edouard III s'étant récrié contre l'énormité d'une pareille offre : Il n'y a fileresse en France qui sache fil filer, se serait écrié le Breton, qui ne veuille contribuer de ses mains à payer ma rançon. Toute l'assistance aurait applaudi à ces belles paroles ; la population de Bordeaux aurait fait à du Guesclin de véritables ovations ; enfin la princesse de Galles elle-même lui aurait donné dix mille florins pour hâter sa délivrance. Le récit de Froissart, d'après lequel le prince détermina lui-même le chiffre de la rançon, nous paraît plus près de la vérité. Comment les Anglais, en effet, eussent-ils trouvé surprenante l'offre de du Guesclin, puisque, l'ayant pris déjà trois ans auparavant à Auray, ils avaient eux-mêmes exigé de lui la somme de cent mille florins ? Ajoutons que Bertrand était beaucoup plus riche, en 1367 qu'en 1364, et que personne ne pouvait l'ignorer.

Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il paya ce prix exorbitant, mais qu'il fut, comme précédemment, aidé par ses amis et ses protecteurs. Le roi de France, qui avait tant d'intérêt à le voir libre, lui fournit trente mille livres. A la fin de décembre, et après avoir sans doute versé ce premier acompte, du Guesclin put quitter Bordeaux. Où alla-t-il tout d'abord ? Peut-être en Bretagne, où il pouvait puiser à toutes les bourses et où il trouva effectivement des secours considérables. En février '1368 nous le retrouvons à Montpellier près du duc d'Anjou, qui, paraît-il, lui donna les moyens de se libérer entièrement vis-à-vis des Anglais. Redevenu maître de sa personne, il eût sans doute voulu retourner aussitôt en Castille, où la cause du roi Henri s'était relevée, mais n'avait pas encore définitivement triomphé. Le vaincu de Navarette, dès sa rentrée en Castille, au mois de septembre 1367, avait vu accourir à lui un grand nombre de ses anciens partisans. Burgos l'avait de nouveau triomphalement reçu (6 novembre). Salamanque et Léon étaient tombées en son pouvoir (janvier 1368). Les Asturies et la Galice, qui lui avaient résisté jusque-là, faisaient à ce moment leur soumission. En somme, la moitié septentrionale du royaume reconnaissait déjà son autorité. Mais Pierre se maintenait encore dans le sud, d'où il pouvait donner la main aux Maures. Tolède, qui tenait encore pour lui sur le Tage, paraissait inexpugnable. Le gouverneur de cette place menaçait de faire pendre tout bourgeois convaincu d'intelligence avec don Henri. Ce dernier se disposait à en entreprendre le siège ; et jugeant bien que, si cette forteresse était prise, tout le reste de la Castille serait à lui sous peu, il déclarait que, dût-il mettre une année à la conquérir, il ne se découragerait pas. Pour une opération si importante du Guesclin n'eût pas été de trop. Mais il venait de prendre vis-à-vis d'un autre prince des engagements qu'il lui fallut tenir avant de retourner en Espagne.

Le duc d'Anjou, qui n'avait point entendu l'obliger gratuitement, le retenait à son service et l'employait à guerroyer en Provence. Il avait des prétentions sur ce comté depuis que l'empereur Charles IV lui avait donné l'investiture nominale du royaume d'Arles. La reine Jeanne de Naples, qui en était légitime propriétaire, avait trop à faire en Italie pour s'occuper utilement de le défendre. Son mari, don Jayme, prétendant au trône de Majorque[9] et allié de Pierre le Cruel, venait d'être fait prisonnier en Espagne par Henri de Transtamare. La Provence semblait à l'abandon. Le duc d'Anjou y trouva pourtant plus de résistance qu'il n'aurait cru. Aussi jugea-t-il que le concours de du Guesclin ne lui serait pas inutile. Ce dernier, après avoir enrôlé plusieurs chefs de bandes, tels que Noly Pavalhan, le Petit Meschin, Perrin de Savoie, mit avec le prince le siège devant Tarascon[10]. Cette entreprise, commencée le 4 mars 1368, ne se termina pas avant le 22 mai. La ville résista tant aux assauts qu'à dix-huit grands engins de guerre qui nuit et jour battaient les murailles et lançaient d'énormes pierres dans l'intérieur. A la fin, Bertrand eut l'idée de se présenter en parlementaire devant les assiégés. Il leur dit que s'ils continuaient à résister et s'exposaient à être pris de force, ils pouvaient s'attendre aux plus rigoureux traitements ; que tous les hommes, sans exception, seraient mis à mort, que femmes et enfants seraient chassés, sans argent, et aussi nus qu'Adam et Ève avant le péché. On le savait homme à tenir parole. Tarascon.se rendit aussitôt, et les habitants, à la prière de du Guesclin, furent épargnés. Il alla ensuite attaquer Arles. Mais il paraît qu'il fut moins heureux dans cette nouvelle entreprise et qu'au bout de quelques semaines il fut obligé de lever le siège. D'autres difficultés contribuèrent à le dégoûter de cette guerre obscure. L'argent lui manquait souvent et ses soldats en demandaient sans cesse. Pour contenter ces routiers, il dut à cette époque lever de son chef une contribution de cinq mille florins sur le Comtat Venaissin. Le pape menaça de l'excommunier, ordonna contre lui des poursuites judiciaires. Nous ne savons comment se termina cette affaire ; mais on peut croire sans témérité que du Guesclin ne rendit point l'argent.

Cependant don Henri, qui s'épuisait devant Tolède, ne cessait de réclamer son assistance. Le duc d'Anjou finit par laisser le comte de Longueville libre de retourner en Espagne. Il fit plus : il le chargea, vers les derniers jours de septembre, de réunir les compagnies qui recommençaient à infester le sud du royaume.et d'en débarrasser la France. Cette tâche, toujours difficile, demanda sans doute du temps. Il est probable que du Guesclin ne vint rejoindre don Henri que dans les premiers jours de 1369. Il lui amenait deux ou trois mille hommes d'élite, le vicomte de Rodez, Olivier de Mauny, Yvon de Laskouet, bref presque tous ses lieutenants les plus fidèles et les plus dévoués. Le roi d'Aragon, qui depuis longtemps ne tenait plus pour le parti de Transtamare, lui défendit le passage dans ses États. Du Guesclin n'en traversa pas moins cette contrée, y fit même quelques recrues et put enfin rejoindre le roi de Castille, qui lui confia aussitôt la direction effective de la guerre.

Tolède continuait à résister à tous les assauts. Vainement don Henri, assisté du Bègue de Vilaines, multipliait les moyens d'attaque. Les juifs et Sarrasins enfermés dans la place et que le roi menaçait hautement de livrer au bûcher, étaient décidés à vendre chèrement leur vie. Un jour, à la suite d'une attaque infructueuse, Henri fit planter des potences devant les murailles et ordonna de pendre ses prisonniers. Le gouverneur de la ville n'en persista pas moins à se défendre. Il comptait sur le retour prochain de Pierre le Cruel, qui depuis plusieurs mois courait le sud de l'Espagne pour réunir une armée de secours. Ce prince, abandonné de presque tous ses sujets, faisait des efforts surhumains pour relever sa fortune. Dénué d'argent et de soldats, il en fut réduit à implorer le secours des rois maures de Grenade et des Béni-Mérin, et même celui du chef africain de Tlemcen. Il parvint à se procurer de 35.000 à 40000 hommes ; mais il eût pu en avoir le double sans posséder pour cela une véritable armée. C'étaient eh effet, sauf quelques milliers d'hommes d'armes qui savaient leur métier, de simples pillards dénués d'instruction militaire aussi bien que de sens moral, prêts à s'enfuir au premier choc, comme l'événement le montra. Dès que Pierre eut introduit cette - horde dans le royaume de Castille, elle se conduisit partout comme en pays conquis. Cependant, après plusieurs semaines de pillage, il put tant bien que mal la former en colonnes de marche et se dirigea vers la Sierra Morena pour pénétrer dans la Manche et débloquer Tolède. Son dessein était sans doute d'attaquer de front les assiégeants pendant que les assiégés opéreraient une vigoureuse sortie. Grâce à cette double agression, Henri de Transtamare se trouverait dans la situation la plus critique ; il n'était même guère probable qu'il pût en réchapper.

Malheureusement pour Pierre le Cruel, du Guesclin était informé de ce mouvement et prenait ses dispositions pour prévenir l'attaque du camp de Tolède. Un prisonnier, pour éviter la mort, lui révéla, paraît-il, la marche des Sarrasins alors qu'ils étaient encore en Andalousie. Bertrand remontra aussitôt à don Henri qu'attendre l'ennemi devant la place et s'exposer à être pris entre deux feux était une folie ; qu'il fallait détacher au plus tôt vers le sud un corps d'élite qui, surprenant en plein mouvement les troupes de l'ex-roi, profiterait de leur désordre pour les tailler en pièces et pourrait d'un coup terminer la-guerre. On ne pouvait mieux raisonner, et Henri n'eut garde de mépriser un si bon conseil. 6.000 hommes, les meilleurs soldats de toute l'armée, se portèrent vers le sud-est au-devant de Pierre, qui à ce (moment même, ne se doutant de rien, débouchait dans la Manche. La sécurité de ce prince était telle, qu'il ne prenait même pas la peine de faire reconnaître la route pour éviter les embuscades. Le 14 mars, il venait de dépasser le château de Montiel et ses troupes continuaient d'avancer dans le plus grand désordre, lorsque tout à coup Henri de Transtamare et du Guesclin, avec leurs compagnies bien rangées, se ruèrent, bannières déployées, sur cette cohue en criant : Castille au roi Henri ! et Notre-Dame Guesclin ! Au premier choc les juifs, qui servaient en assez grand nombre dans l'armée de Pierre le Cruel, tournèrent le dos et s'enfuirent. Les Sarrasins firent d'abord meilleure contenance. L'ex-roi, plantant sa bannière en terre et courant de tous côtés pour rallier les fuyards, s'efforça courageusement de prévenir un désastre dès lors inévitable. Bientôt ses soldats d'emprunt, qui ne comprenaient pas sa langue, se débandèrent et cherchèrent leur salut dans toutes-les directions. Ces malheureux, que la peur aveuglait, ne surent même pas éviter l'ennemi qui les poursuivait. Les Franco-Castillans, dans une recrudescence de fanatisme qui rappelait les croisades, s'étaient promis de ne faire aucun quartier aux musulmans. Ils en tuèrent, s'il faut en croire Froissart, plus de 24.000. Au bout de quelques heures rien ne restait de la grande armée qu'ils avaient surprise. La victoire était complète, décisive. Henri de Transtamare n'avait plus rien à craindre de son frère ; mais la mort seule de ce rival abhorré pouvait dissiper à jamais ses inquiétudes. Ce complément d'un triomphe qu'il jugeait insuffisant ne se fit pas longtemps attendre.

Arraché du champ de bataille par Fernand de Castro, son fidèle conseiller, Pierre le Cruel s'était réfugié à quelques lieues de là dans le château de Montiel. Cette forteresse escarpée semblait à l'abri des surprises et des assauts. Mais elle n'était à ce  moment pourvue de vivres que pour quatre jours. En sortir n'était pas chose facile : une seule avenue, en pente fort raide, servait d'issue au château, et le Bègue de Vilaines la gardait avec ses gens. Les alentours étaient d'ailleurs occupés par le reste des troupes castillanes. Désespérant de forcer ces obstacles vivants, Pierre essaya, dit-on, de la corruption. Suivant certains auteurs, il fit promettre au Bègue de Vilaines et à du Guesclin une forte récompense s'ils voulaient bien le laisser passer et l'aider à se mettre en sûreté. La même tradition rapporte que ces capitaines, feignant de se rendre à ses propositions, l'attirèrent dans un guet-apens. Rien n'est moins prouvé que cette assertion. Ce qu'il y a de certain, c'est que dans la nuit du 23 au 24 mars l'ex-roi sortit furtivement du château avec douze per sonnes et essaya de gagner la campagne, et que le sire de Vilaines, qui faisait toujours bonne garde, fondit sur lui avec ses soldats en criant : Rendez-vous ou vous êtes mort ! Pierre se reconnut aussitôt prisonnier et, s'engageant à payer grande rançon, demanda qu'on le sauvât au moins des fureurs de son frère. On le lui promit. Mais dès que le jour fut venu, don Henri ne tarda pas à apprendre ce qui s'était passé. Il courut aussitôt, avec du Guesclin, le vicomte de Rodez, l'Aragonais Roccaberti et d'autres seigneurs, vers la tente d'Yvon de Laskouet, où se trouvait alors le prisonnier. Où est ce bâtard, demanda-t-il en entrant, qui s'appelle roi de Castille ?C'est toi qui es bâtard, riposta son frère. Ils se précipitèrent aussitôt l'un sur l'autre, s'étreignirent violemment et bientôt roulèrent à terre. Pierre le Cruel avait à ce moment le dessus. Mais un des assistants, Roccaberti, paraît-il, le prit par une jambe et le retourna. Ce secours peu loyal permit à Henri de tirer son poignard et d'en frapper son ennemi, qui ne se releva plus. Cet horrible drame eut pour complément les outrages que subit pendant trois jours le cadavre du vaincu. Ce n'est qu'au bout de ce temps que le meurtrier permit d'ensevelir sa victime. Il avait voulu rassasier sa haine aussi bien que son ambition.

La fin tragique de Pierre le Cruel assurait le triomphe de son rival. Toute la Castille se soumit à lui. La ville de Tolède, qui résistait encore, se rendit quand elle connut les évènements de Montiel. Henri dut, il est vrai, soutenir une lutte assez longue contre le roi de Portugal Fernand, gendre de son ancien rival et qui prétendait lui succéder en le vengeant. Mais cette guerre, très mollement conduite de part et d'autre, ne l'inquiéta jamais. Du Guesclin y fut-il employé ? Rien ne serait plus vraisemblable ; car nous savons que ce faiseur de rois était encore en Espagne au milieu de 1370. Il avait été pourvu, au lendemain de Montiel, de la plus haute dignité militaire du royaume. Henri l'avait nommé connétable de Castille. Aucune expédition de quelque importance ne pouvait donc être entreprise sans sa participation. Bertrand ne fut pas pourvu seulement de ce glorieux office. Il reçut presque dans le même temps (mai 1369) l'investiture d'un fief immense qui, sous le titre de duché de Molina, comprenait non seulement cette ville, mais celles de Soria, Deazan, Monteagudo, Moran et Almazan[11]. De telles récompenses auraient pu l'attacher pour toujours à la Castille ; mais du Guesclin n'avait pas cessé d'être bon Français. Content d'avoir rempli les patriotiques intentions de Charles V et de lui avoir procuré une solide alliance, il le regardait toujours, au fond, comme son seul maître. On le vit bien quand ce prince le rappela pour l'opposer aux Anglais. Le vainqueur de Cocherel et de Montiel n'avait point oublié qu'il appartenait avant tout à la France ; et le sage roi le jugeait bien en pensant qu'il ne voudrait pas laisser à d'autres l'honneur de la délivrer de l'étranger.

 

 

 



[1] Navarre, Castille, Aragon, Grenade (ce dernier possédé par les Maures), sans compter le Portugal, compris également dans la péninsule Ibérique.

[2] Vieille-Castille, à 25 kilomètres N.-E de Burgos.

[3] Sur le Tage, dans la Nouvelle-Castille.

[4] Département des Landes, arrondissement de Dax.

[5] Ce prince, qui était le troisième fils d'Édouard III, ne doit pas être confondu avec le Lancastre, descendant de Henri III, dont il a été question au commencement de cette histoire et qui était mort en 1361, sans enfants mâles.

[6] Département de la Gironde.

[7] Ce fut plus tard le roi Richard II.

[8] Sur le gave de Pau, département des Landes.

[9] Le père de ce prince avait été roi de Majorque et avait été détrôné par le roi d'Aragon.

[10] Entre Avignon et Arles (Bouches-du-Rhône).

[11] Ce duché était situé dans la Vieille-Castille, sur les confins de l'Aragon.