HISTOIRE DE DU GUESCLIN

 

CHAPITRE DEUXIÈME.

 

 

Guerres de Normandie et de Bretagne. Du Guesclin poursuit les compagnies. Son premier mariage. Son démêlé avec Guillaume de Felton. Avènement de Charles V. Batailles de Cocherel et d'Auray. Traités de Vernon et de Guérande.

 

(1360-1365)

 

Les quatre années qui suivirent le traité de Brétigny furent peut-être celles où du Guesclin eut à déployer le plus d'activité. Ce ne furent pas, à coup sûr, celles où il acquit le moins de titres à la reconnaissance de son pays. Il les passa presque entièrement à guerroyer contre les brigands qui dévastaient le royaume et rendaient la paix illusoire. Abandonnés en 1359 et 1360 par les rois de Navarre et d'Angleterre, qui n'avaient plus besoin d'eux, les chefs de bandes qui avaient servi ces deux princes ne licencièrent point leurs troupes. La guerre était pour eux un métier, un gagne-pain. Depuis longtemps ils la faisaient pour eux-mêmes beaucoup plus que pour leurs maîtres. Ils ne se croyaient point engagés par la réconciliation des souverains. Après Brétigny, n'ayan plus à compter sur les libéralités d'Edouard III, ils n'exercèrent qu'avec plus d'âpreté leur criminelle et lucrative industrie. Ce souverain leur enjoignit pour la forme de dissoudre leurs compagnies. Pas un d'eux n'obéit. Seulement ils évacuèrent ses domaines et passèrent en masse sur les terres du roi de France. C'était ce que voulait, au fond, le roi d'Angleterre. Le traité de 1360, qui devait débarrasser notre pays des gens de guerre, eut donc pour résultat de le livrer tout entier aux pillards qui accouraient de toutes parts à la curée. Jean eut beau réclamer à vingt reprises différentes la remise des villes et châteaux, à lui appartenant, que détenaient les capitaines étrangers ; Édouard ne répondit que par des protestations amicales et argua de son impuissance. Les routiers tinrent ferme dans leurs places et en prirent d'autres. Quand le vaincu de Poitiers rentra en France, son fils dut racheter à prix d'or, pour qu'il pût parvenir à Paris sans encombre, neuf forteresses que les bandits occupaient au nord de la capitale. Puis ce monarque ruiné, qui ne pouvait parvenir à payer le premier pacte de sa rançon, dut écraser ses sujets de nouveaux impôts pour exterminer les compagnies, ce à quoi du reste il ne parvint jamais. A peine put-il armer quelques milliers d'hommes. Or il y avait au centre du royaume, dans les seules provinces de Bourgogne, de Lyonnais et de Bourbonnais, plus de trente mille brigands agglomérés, tous vieux soldats, bien commandés et rompus aux ruses aussi bien qu'aux fatigues de la guerre. Ils se tenaient de préférence dans ces riches contrées ; c'était là ce qu'ils appelaient leur chambre. Qu'on ne croie pas, du reste, que les autres parties du royaume fussent à l'abri des pillards. Il n'en était pas une où ne fussent établies de grosses compagnies, sans cesse aux aguets et ne perdant aucune occasion de s'enrichir par le meurtre et le vol. Chaque jour du reste il en arrivait d'autres, et les tard-venus, comme ils se nommaient eux-mêmes, n'étaient ni les moins avides ni les moins cruels. La France était un rendez-vous cosmopolite d'aventuriers venus de tous les États de l'Europe. On y voyait, tantôt unis tantôt divisés, suivant leurs intérêts du moment, des Bretons comme Alain Taillecol — surnommé l'abbé de Malepaye —, des Gascons comme Séguin de Badefol et Arnaud de Cervoles — qu'on appelait l'Archiprêtre —, des Anglais comme Robert Knolles et Hugh de Calverly, des Espagnols tels que Martin Henriquez, sans compter le Hollandais Croquart, le Wallon Eustache d'Auberchicourt, l'Allemand Franck Hennequin, et bien d'autres qui ne valaient pas mieux. Ces hommes sans patriotisme, endurcis par le péril, inaccessibles à tout sentiment d'humanité, se faisaient un jeu de réduire à la misère et au désespoir les populations de nos campagnes. Ils écrasaient les laboureurs de contributions, détruisaient parfois à plaisir les récoltes et vivaient dans l'orgie, au milieu d'un luxe insolent, pendant que les pauvres gens qu'ils avaient dépouillés mouraient littéralement de faim sous leurs yeux. Ils ravissaient les enfants pour en faire plus tard des soldats, outrageaient les femmes et infligeaient souvent des tortures monstrueuses aux prisonniers dont ils n'espéraient pas de rançon. Dans leurs marches ils traînaient leurs captifs en laisse comme des chiens ; parfois ils leur brisaient les dents à coups de pommeau d'épée, leur coupaient les mains, le nez ou les oreilles. S'ils rencontraient des prêtres, ils les retenaient, sous menace de mort, comme secrétaires ; car pour la plupart ils ne savaient ni lire ni écrire. Ils les forçaient aussi de leur dire la messe, car ils affectaient en général une certaine dévotion ; ce qui ne les empêchait pas de brûler ou dévaster les églises et d'emporter les vases sacrés pour s'en faire des coupes. On voit par ces quelques détails que, d'une extrémité à l'autre du royaume, il n'y avait de sécurité nulle part, et l'on s'explique aisément la dépopulation et l'appauvrissement que la France subit en quelques années par l'effet de ces brigandages.

Bertrand du Guesclin, chargé d'un commandement important dans les provinces de l'ouest, poursuivit pour sa part, sans trêve ni relâche, les compagnies qui infestaient la Normandie, le Maine, l'Anjou et la Bretagne. Il ne cessa quatre années durant de parcourir ces territoires, rassurant les populations par sa présence, surprenant certains châteaux, en enlevant d'autres d'assaut et châtiant rudement de leurs méfaits les bandits, quand ils lui résistaient trop longtemps ou qu'ils essayaient de le tromper. Il se montrait d'autant plus dur pour eux qu'il avait parfois des revanches à prendre. Malgré sa finesse et la rapidité de ses mouvements, il ne pouvait pas toujours éviter les pièges de l'ennemi. C'est ainsi qu'en janvier 1361 il fut fait prisonnier par Hugh de Calverly. Mais le duc d'Orléans lui fournit les moyens de se racheter. Bientôt délivré, du Guesclin ne mit que plus d'ardeur à pourchasser, à travers la Normandie et le Perche, les bandes anglaises, qui grâce à lui n'y eurent pas un instant de repos pendant tout le reste de l'année 1361. Aussi voyons-nous peu après (janvier 1362) le Dauphin, chargé du gouvernement en l'absence du roi Jean — qui était alors en Bourgogne —, récompenser le vaillant capitaine de ses exploits par le don du château et du domaine de la Roche-Tesson , belle seigneurie située entre Avranches et Saint-Lô.

Désormais du Guesclin sera plus intéressé que personne à la défense de la basse Normandie et du Cotentin contre les Anglais, les Navarrais et les brigands. Il s'attachera, du reste, de plus en plus au prince qui vient, en honorant sa bravoure et son dévouement, de l'enrichir et de le faire grand seigneur. Bertrand n'est plus en effet un simple chevalier servant sous les bannières des autres. Il est devenu lui-même banneret, c'est-à-dire qu'il a le droit de mener ses hommes en bataille sous son propre étendard. Il a pris rang dans la haute féodalité, et il n'en est pas peu fier. Mais il n'est pas pour cela devenu méprisant et hautain. Au contraire, plus il acquerra de titres, plus il s'élèvera dans la hiérarchie sociale, et plus éclatera aux yeux du peuple cette bonhomie généreuse et cordiale que du Guesclin, parfois si dur aux grands, témoigne instinctivement aux petits.

A partir de cette époque le dauphin semble ne plus rien vouloir entreprendre en Normandie sans le concours de cet heureux capitaine. Il le charge presque dans le même temps du commandement de Thorigny, position de premier ordre qui couvre Saint-Lô et protège le pays compris entre cette ville et celle de Vire. Puis il ordonne au connétable de s'entendre avec lui pour une expédition dans le comté d'Alençon. Robert de Fiennes, qui vient de Rouen, donne rendez-vous à Bertrand au Merlerault — entre Argentan et Laigle. Le nouveau seigneur de la Roche-Tesson accourt, mais trouve le temps d'exterminer en route, près de Saint-Guillaume de Mortain, plusieurs compagnies de brigands. Peu après, réuni au connétable, il est surpris dans l'abbaye de Saint-Martin de Séez par trois fortes bandes qui l'assaillent de toutes parts-. Un combat furieux s'engage. Les routiers, loin de lâcher pied, tiennent bon. Ils reçoivent même du renfort. Mais du Guesclin, suivant son habitude, se rue, la hache en main, au plus fort de la mêlée, et finalement, après une tuerie de plusieurs heures, la victoire lui reste. De là il va balayer toute la vallée de la Vire. Les bandits fuient devant lui. Toute cette contrée est délivrée et le bénit. Mais cette belle opération est à peine achevée qu'il lui faut courir à l'autre extrémité de la Normandie, au nord de Lisieux, où un aventurier redouté, l'Anglais James de Pipe, vient d'occuper l'importante forteresse de Cormeilles. A ce moment (avril 1362) Bertrand est réduit à ses propres forces. Le connétable, mandé par le roi, vient de le quitter en toute hâte avec presque toutes ses troupes pour aller en Bourgogne. Les grandes compagnies du centre ont battu à Brignais — près de Lyon — le comte de Tancarville, chef d'une armée royale ; un prince du sang, le comte de la Marche, a été blessé à mort dans cette journée. Les brigands, vainqueurs, mettent à feu et à sang tout le bassin du Rhône et menacent d'avancer vers le nord. Aussi Jean II croit-il devoir consacrer la plus grande partie de ses ressources à refouler cette horde. Mais que deviendra la Normandie ? Cette province n'a presque plus de défenseurs. Heureusement il lui reste du Guesclin, qui à lui seul vaut une armée. Malgré l'éloignement du connétable, la garnison de Cormeilles est bientôt serrée de si près qu'elle entre en accommodement et livre la place. Dès le lendemain le capitaine de Pontorson se jette avec sa troupe dans la vallée d'Auge, pourchasse l'Anglais Jean Jouel, qui a ravagé ce canton, l'atteint sur les bords de la Touques et lui inflige une leçon qui le met pour longtemps hors d'état de recommencer.

Après une campagne si laborieuse, la Normandie semblant pour quelques mois pacifiée, Bertrand avait le droit de prendre un peu de repos. Mais la paix n'avait nul charme pour lui. Il était encore devant Cormeilles qu'il avait en tête une nouvelle et difficile entreprise : Il rêvait de retourner en Bretagne et de porter cette fois un coup décisif au parti de Montfort. A ce moment, du reste, les deux prétendants qui se disputaient la péninsule armoricaine se préparaient à la lutte suprême où l'un d'eux devait laisser la vie. Ils réunissaient et comptaient leurs amis, rappelaient les absents, reconstituaient leurs armées. Jean de Montfort, devenu majeur, gendre du roi d'Angleterre, disposant des trésors et des armées de son beau-père, occupait la plus grande partie du duché. Mais Charles de Blois, qui avait recouvré la liberté, donnait depuis quelque temps la plus vigoureuse impulsion à son parti. Il avait plus que jamais confiance dans son bon droit. Ses malheurs, loin de le décourager, avaient surexcité dans son âme pieuse l'espoir que Dieu lui ferait enfin justice en lui donnant la victoire. Du reste, si son cœur eût été capable de défaillance, il en eût été préservé par l'obstination farouche de Jeanne de Penthièvre, qui, depuis près d'un quart de siècle, luttait sans fléchir pour son héritage et ne voulait pas céder un pouce de territoire. Enfin n'avait-il pas pour lui la plus glorieuse épée de Bretagne, c'est-à-dire celle de du Guesclin ? Et le concours d'un lieutenant si brave, si dévoué, si habitué au succès, ne semblait-il pas lui assurer un triomphe prochain et définitif ?

Il est certain que grâce à son appui Charles de Blois gagna beaucoup de terrain pendant les derniers mois de 1362 et les premiers de 1363. A la tête d'une de ces troupes lestes, infatigables, qu'il savait si bien dresser aux surprises et aux escalades, Bertrand poussa rapidement une pointe jusqu'à l'extrémité occidentale du duché. Pestivien, Trogoff[1], Carhaix, Saint-Pol-de-Léon[2], bien d'autres villes encore tombèrent en son pouvoir. S'il lui eût été donné de poursuivre ses avantages pendant l'été, il eût sans doute anéanti le parti de Montfort. Mais des ordres du dauphin le rappelant sur un autre théâtre l'arrêtèrent net au milieu de ses victoires et le parti dont il était l'âme, triomphant tant qu'il avait été présent, déclina dès qu'il fut parti.

Le roi Jean II, toujours à court d'argent, était parti, en septembre 1369, pour aller à Avignon en demander au pape. Six mois après il était encore en cette ville, où il se réjouissait fort et parlait d'organiser une croisade contre les Turcs. Il eût mieux fait de rentrer à Paris et de se mettre à la tête d'une forte armée pour purger son royaume du brigandage. Le dauphin, qu'il avait chargé de maintenir l'ordre en son absence dans les provinces du centre et du nord, avait fort à faire pour tenir tête aux compagnies. Le nombre des routiers grossissait dans l'Orléanais, le comté de Chartres, la Normandie. Leur audace croissait chaque jour. Ils attaquaient de grandes villes, interrompaient tout commerce, menaçaient d'affamer la capitale. C'est dans ces circonstances que le régent crut devoir invoquer l'attachement de du Guesclin, qui, accourant de Bretagne, s'empressa de se mettre à ses ordres. Au mois d'avril 1363 Bertrand poursuivait déjà les pillards dans les bailliages de Caen et du Cotentin, dont il venait d'être institué capitaine souverain. Un des frères de Charles le Mauvais, Philippe de Navarre, qui depuis le traité de Pontoise s'était franchement rallié à la France, lui servait d'auxiliaire et le secondait de son mieux. Tous deux allèrent assiéger le château d'Aulnay, près de Thorigny. Un routier béarnais, le Bourc[3] de Luz, qui occupait cette position depuis plusieurs années, leur fit d'abord la plus vive résistance. Il finit pourtant par consentir à rendre la place, moyennant une somme d'argent que du Guesclin n'hésita pas à avancer de sa bourse. Ce dernier poursuivit ses avantages dans la vallée de la Vire, harcela les brigands dans toute la Normandie et jusqu'en juillet ne leur laissa pas un jour de repos.

Mais à cette époque il lui fallut tout à coup interrompre ses succès et retourner vers Charles de Blois. Ce prince, après quelques échecs, avait réuni toutes ses forces devant le château de Bécherel, qu'il voulait prendre. Jean de Montfort, pour sauver cette importante position, avait de son côté rassemblé une grosse armée et était venu offrir la bataille à son adversaire. Charles accepta le défi. La lande d'Evran[4] fut choisie d'un commun accord pour servir de théâtre au combat. On put croire que, les deux compétiteurs étant en présence, un engagement décisif allait terminer cette trop longue guerre. Il n'en fut rien. Des négociations s'ouvrirent, et il en résulta une suspension d'armes, qui fut quelque temps après régulièrement convertie en trêve. Les deux rivaux, suivant la coutume, se donnèrent mutuellement des otages. Au nombre de ceux qui devaient lui être fournis, Montfort désigna du Guesclin. Requis par son suzerain le duc de Bretagne, ce capitaine ne pouvait lui refuser un service que les mœurs féodales rendaient, en pareille circonstance, obligatoire. Il quitta donc la Normandie, mais fort à regret ; et comme il ne voulait pas que ce pays souffrît trop longtemps de son absence, il eut bien soin de stipuler qu'il ne demeurerait pas plus d'un mois otage. La mission qu'il avait reçue du dauphin lui tenait trop au cœur pour qu'il consentît à en suspendre l'accomplissement plus de quelques semaines. Cette condition fort raisonnable fut acceptée. Bertrand passa le temps de sa captivité sous la garde de Robert Knolles, qui le traita fort bien ; et, son engagement étant expiré, il reprit sa liberté et se rendit à Dinan.

C'est très probablement dans cette ville et à cette époque qu'il épousa la belle Tiphaine Raguenel. Cette jeune personne, aussi renommée pour son esprit que pour sa grâce parfaite, était fille d'un riche et vaillant seigneur du parti de Blois, Robin Raguenel, qui maintes fois avait combattu à côté de du Guesclin et avait conçu pour lui de bonne heure la plus haute estime. Depuis longtemps elle s'était éprise pour le héros de la Bretagne d'une affection admirative qui lui cachait la laideur proverbiale de Bertrand. Devenue sa femme, elle ne le détourna jamais de la patriotique mission qu'il s'était donnée ; car elle était avant tout bonne Française et rêvait comme lui de voir son pays délivré des Anglais et des routiers de toute nation. Mais elle ne cessait de veiller sur lui. Pleine de confiance dans cette science astrologique, alors si à la mode et qu'elle avait étudiée dès l'enfance avec passion, elle se livrait nuit et jour à de profonds calculs et, croyant entrevoir les dangers que l'avenir réservait à son mari, faisait son possible pour l'en préserver. Du haut du mont Saint-Michel, où l'on montre encore l'emplacement qu'elle habitait, en face de cette ville de Pontorson qu'il avait si bien protégée et de celte terre de Cotentin où il avait remporté tant de victoires, elle dut passer bien des heures à interroger les étoiles sur les destinées du grand capitaine. Il y avait, d'après elle, des jours qui devaient lui porter malheur. Aussi les lui indiquait-elle fort soigneusement. Pour lui, quoiqu'il aimât fort Tiphaine Raguenel, il ne faisait que rire de telles prédictions, car la nature ne l'avait pas fait très crédule. Du reste, quel que fût le danger, quand la guerre l'appelait, les prières d'une femme n'étaient pas capables de le retenir au logis.

Du Guesclin était peut-être encore à Dinan lorsqu'il reçut un singulier défi de la part d'un chevalier anglais de grand courage nommé Guillaume de Felton. Ce gentilhomme, par une lettre datée du 24 novembre 1363, l'accusait d'être déloyalement sorti de prison et se déclarait prêt à le prouver par son corps, c'est-à-dire à soutenir par les armes cette injurieuse imputation. Selon lui, Bertrand avait promis de demeurer otage, non pas un mois, mais jusqu'à ce que Charles de Blois eût livré à Jean de Montfort la ville de Nantes, comme il s'y était engagé. Or ces allégations étaient parfaitement fausses. La teneur de l'engagement pris par du Guesclin pouvait être attestée par de nombreux témoins. Et du reste, lors des négociations d'Evran le duc de Bretagne n'avait nullement consenti à remettre Nantes à son adversaire. C'était là un prétexte inventé par les partisans de Montfort (alors en force) pour recommencer la guerre. Bertrand aurait pu sans déshonneur se dispenser de répondre à une accusation qui tombait d'elle-même ; mais on ne le provoquait jamais en vain. Le 9 décembre il fit savoir à Felton qu'il l'attendrait, le mardi avant la mi-carême, par-devant le roi ou, s'il était absent, le duc de Normandie, pour le convaincre de calomnie. Je maintiendrai, ajoutait-il, dans ma loyale défense que mauvaisement vous avez menti, et je serai tout prêt, s'il plaît à Dieu, à garder et défendre mon honneur contre vous. Il y eut en effet, à la suite de cet appel, un grave procès devant le dauphin. Ce prince réunit exprès pour le juger la plus haute cour de justice du royaume, le Parlement, où siégeaient non seulement des légistes de profession, mais les pairs de France, c'est-à-dire les plus grands seigneurs et les princes du sang. Lui-même présida le tribunal, et le roi de Chypre Pierre Ier, qui était alors à Paris, assista aussi aux débats.

Après un examen sévère de la cause, les juges proclamèrent (29 février 1364) l'innocence de du Guesclin et rendirent pleinement hommage à sa loyauté. L'arrêt déclara de plus que, une foule de témoins pouvant réfuter les allégations de Felton, il n'y avait pas lieu de déférer le combat aux deux parties ; car el duel n'était admissible en justice qu'à défaut de preuves.

Tant qu'avait duré la procédure, l'accusé, pour obéir aux convenances chevaleresques, avait dû s'abstenir d'exercer aucun commandement. Il n'en avait pas moins, sous la direction apparente de son cousin Olivier de Mauny, pris part à une laborieuse campagne contre les brigands du Bessin. C'est à lui que fut due sans doute, en janvier et février 1364, la réduction de nombreuses places de cette région, parmi lesquelles les documents du temps signalent Beaumont-le-Richard, Quesnay, le Molay[5]. Dès qu'il eut recouvré, grâce à l'arrêt du 29 février, toute sa liberté d'action, il reparut en titre à la tête de sa petite armée et commença la série d'opérations qui en quelques semaines allait enfin le placer au premier rang des capitaines français.

La Normandie, loin d'être pacifiée, était à ce moment le théâtre d'une guerre acharnée entre les troupes royales et les compagnies, qui combattaient maintenant sous l'étendard de Navarre. Charles le Mauvais, sous prétexte de faire valoir ses prétendus droits au duché de Bourgogne, venait de reprendre les armes avec la connivence secrète d'Edouard III et du prince de Galles, qui commandait en Aquitaine. Aux premiers mois de 1364 cette alliance, malgré les précautions prises pour la dissimuler, devint manifeste. Un routier anglais, Jean Jouel, muni des instructions d'Edouard, vint ravager les bords de la Seine, et à quelques pas de Mantes, ville du roi de Navarre, s'empara de l'épaisse et haute tour de Rolleboise, d'où il répandit la terreur à dix lieues à la ronde. D'autre part, un seigneur gascon renommé par ses prouesses et depuis longtemps au service du Prince Noir se prépara, sans doute par l'ordre de ce dernier, à prendre en Normandie le commandement supérieur de l'armée navarraise. Il s'appelait Jean de Grailly et portait, du nom de son principal domaine, le titre de captal — ou seigneur — de Buch[6]. C'était, en même temps qu'un gentilhomme accompli, un soldat énergique, un tacticien prudent et rusé. Charles le Mauvais ne doutait pas que sous un tel chef ses troupes ne remportassent de grands avantages. Le roi Jean était absent[7] ; ses États semblaient être à l'abandon. Le dauphin était un jeune homme maladif, peu propre à commander des armées et qui n'y songeait guère. Ce qu'on disait de sa détresse ne permettait pas de croire qu'il pût à ce moment lutter à forces égales, contre les Navarrais. La France, pillée par les compagnies depuis des années, décimée récemment par la peste (1363), était maintenant victime d'un hiver extraordinairement rigoureux, qui portait au comble la misère publique. Et pourtant, dans des conditions si défavorables, le régent, dont la volonté froide était à l'épreuve du découragement et dont l'esprit fécond n'était jamais à bout d'expédients, sut trouver de l'argent, des soldats, un général, et finalement confondre son ennemi par une victoire décisive. Charles le Mauvais avait de bonnes troupes : il en eut de meilleures, et au captai de Buch il put heureusement opposer du Guesclin.

Il agit du reste, dès qu'il fut prêt, avec une promptitude et une fermeté qui déconcertèrent les Navarrais. Loin de leur laisser le temps de prendre l'offensive, il les fit attaquer à l'improviste, les délogea dès le début de la campagne des principales positions qu'ils occupaient sur la Seine, et en quelques semaines les réduisit à livrer bataille sur un terrain qu'ils n'avaient pas choisi. Vers la fin de mars 1364 Bertrand assiégeait, d'ailleurs sans succès, la redoutable tour de Rolleboise, du haut de laquelle Wauter Straël, lieutenant ou successeur de Jean Jouel, défiait tous ses efforts. Ni les mines qu'il creusait, ni les machines dont il battait les murailles, ni même les canons qu'il avait fait venir de Paris ne parvenaient à ébranler la forteresse ou à intimider ses défenseurs. Tout à coup arrive au camp français un des principaux conseillers du régent, le maréchal Boucicaut, porteur d'instructions secrètes et pressantes pour du Guesclin. Le prince mande au capitaine breton d'aller en toute hâte se saisir par force ou par ruse des deux fortes places navarraises de Mantes et de Meulan, qui coupent les communications de la capitale avec Rouen et sont pour l'armée de Charles le Mauvais une excellente base d'opérations. Le roi de Navarre, qui en France n'est que comte d'Evreux et qui à ce titre n'est depuis longtemps qu'un vassal rebelle, a mérité cent fois la confiscation de ses domaines de Normandie. Le dauphin a pris la très légitime résolution de les faire occuper au plus vite, et a jugé avec beaucoup de sens qu'il fallait commencer par les plus rapprochés de Paris et de la Seine. Du Guesclin, rompu aux surprises et aux ruses de la guerre, se met aussitôt en mesure d'obéir. Il laisse une partie de ses troupes devant Rolleboise, comme s'il voulait en continuer le siège[8], part nuitamment avec le reste, dispose et dissimule habilement ses compagnies dans le voisinage de Mantes et se cache avec cent vingt hommes d'armes aux abords immédiats de cette ville. Le matin venu (on était au 7 avril), il attend l'ouverture d'une des portes, et dès que les Navarrais sans défiance ont abaissé le pont-levis, il s'élance avec son avant-garde et se rue dans la place en poussant son cri de guerre. Peu d'instants après toute sa troupe y pénètre également. Les défenseurs de Mantes, terrifiés, sont tués sans avoir le temps de se reconnaître ou se hâtent de fuir. Quelques-uns s'embarquent sur la Seine avec quelques riches bourgeois et remontent à force de rames jusqu'à Meulan. Pendant ce temps les Bretons avides et brutaux de du Guesclin, qui n'ont pas reçu leur solde depuis plusieurs mois, se dédommagent en pillant la ville et n'épargnent pas plus les habitants que les biens. Ce n'est que vers le soir, et lorsque ces soudards n'ont presque plus rien à prendre, presque plus personne à maltraiter ou à outrager, que leur chef peut les faire rentrer jusqu'à un certain point dans l'ordre. Telles sont alors les mœurs militaires, même dans les armées royales. Le lendemain et les jours suivants les châteaux et petites villes fortes de la dépendance de Mantes sont également emportés et ne sont pas traités plus humainement. Enfin le 11 avril du Guesclin va donner l'assaut à Meulan, qui, cernée de toutes parts, capitule et subit aussi, sans qu'il puisse l'empêcher, le plus affreux pillage.

Ces éclatants succès arrivaient bien à point pour célébrer l'avènement d'un nouveau roi de France. Jean II, qui sans le vouloir avait fait tant de mal à son pays, était mort à Londres dans la nuit du 8 au 9 avril. Le dauphin, qui lui succéda immédiatement sous le nom de Charles V, commençait, grâce à du Guesclin, sous d'heureux auspices le règne réparateur qui lui a valu le surnom de Sage. Désormais ce génie calme, patient, résolu, allait pouvoir travailler sans relâche au relèvement et à la libération de la France. Dès cette époque, bien qu'il eût, sans parler de ses frères — les ducs d'Anjou, de Berry, de Bourgogne — ni de son beau-frère — le duc de Bourbon —, nombre de serviteurs dévoués et d'habiles lieutenants, il songeait à faire du capitaine Bertrand l'instrument principal de sa politique. A peine eut-il pris possession du trône, qu'il courut le rejoindre, le récompensa richement de ses derniers exploits et l'aida à concerter les meilleurs moyens d'exterminer les bandes navarraises. Puis, ayant visité avec lui une partie de la Normandie, il retourna à Paris vers la fin d'avril pour célébrer les funérailles de son père et aller ensuite se faire sacrer à Reims.

Les Français avaient bien engagé la lutte. La ligne de la Seine, grande route de Paris à Rouen, était à peu près dégagée. L'ennemi n'y occupait plus guère que Vernon, et cette place ne suffisait pas pour couper les communications de l'Ile-de-France avec la Normandie. Mais il s'en fallait de beaucoup que les Navarrais eussent perdu toute chance de vaincre. C'est à ce moment même, en effet, que le captai de Buch, après de longs préparatifs, débarquait enfin à Cherbourg avec ses bandes gasconnes. Quelques jours lui suffirent pour se rendre à Evreux, dont il fit son quartier général. Là se réunirent, outre d'anciens lieutenants de Charles le Mauvais, tels que Pierre de Sacquenville et Guillaume de Gauville, échappés de Meulan, des aventuriers depuis longtemps redoutés des populations normandes, le Bascon de Mareuil, Jean Jouel, Robert Sercot, Jacques Plantin, etc. Chacun avait amené sa petite troupe. Bientôt Jean de Grailly se vit à la tête de plus de 1.500 soldats, dont 700 hommes d'armes et 300 archers, tous gens éprouvés et qui tenaient ferme en bataille. Le roi ne pouvait lui opposer qu'un nombre à peine supérieur de combattants (de 2.000 à 2.500). Charles V avait dû, lui aussi, enrôler des routiers. Il avait notamment engagé le célèbre Arnaud de Cervoles, dit l'Archiprêtre, brigand sans foi ni loi sur la fidélité duquel il n'y avait guère moyen de compter. Il se pouvait fort bien que ce capitaine tournât au moment décisif contre le roi qui l'avait payé et se prononçât avec ses soldats, Gascons comme lui, pour le captai, son compatriote. En somme le général navarrais était plein d'espoir, et tout le monde autour de lui partageait sa confiance. Le 13 mai les deux reines Jeanne et Blanche de Navarre, veuves de Charles IV et de Philippe VI, et qui tenaient pour Charles le Mauvais, dont elles étaient l'une la tante, l'autre la sœur, lui donnèrent une grande fête au château de Vernon et célébrèrent .d'avance sa victoire. La première, qui malgré ses cinquante ans passés nourrissait l'espoir de plaire à Jean de Grailly, lui donna même un baiser. Trois jours après le captai était battu. Son armée n'existait plus et lui-même était prisonnier.

Le chef des Navarrais avait entendu dire que les Français, qui s'étaient assemblés à Rouen, voulaient passer la Seine à Pont-de-l'Arche[9] pour attaquer le comté d'Evreux. Son premier mouvement fut de se porter vers le fleuve pour les empêcher de le franchir. Mais dès le 14 mai le héraut anglais Faucon, qui venait de les quitter, lui apprit qu'ils avaient déjà dépassé Pont-de-l'Arche. Il lui dit aussi qu'ils étaient environ 1500, et que non seulement Arnaud de Cervoles, mais un des plus grands seigneurs de l'Aquitaine, le sire d'Albret, servait parmi eux. Par ma foi, s'écria le captal, Gascons contre Gascons s'éprouveront. Et Faucon lui ayant dit que le roi de France était parti pour se faire sacrer : Je pourrai bien, repartit-il, avec l'aide de Dieu et de saint George, prévenir son couronnement. En attendant il ne savait trop où se porter pour atteindre l'ennemi et il errait entre Vernon, Evreux et Pacy[10], ne sachant trop sur lequel de ces trois points se dirigeait du Guesclin. Dans son incertitude, il finit par prendre une bonne position, à peu près à égale distance des trois villes qu'il voulait protéger. Il s'établit dans la journée du 15 mai et se retrancha fortement près du village de Cocherel, sur une hauteur dominant la rive droite de l'Eure, avec la résolution bien arrêtée de ne pas descendre en plaine si l'ennemi venait l'attaquer et de conserver l'avantage du terrain. A ce moment du Guesclin, qui, tout en lui dérobant sa marche, n'avait perdu, grâce à ses éclaireurs, aucun des mouvements des Navarrais, arrivait en face de lui et campait de l'autre côté de l'Eure, entre cette rivière et son affluent l'Iton. Une bataille était inévitable. Chacun s'y prépara de son mieux.

Le 16 au matin les chefs de l'armée française se réunirent et délibérèrent sur le choix à faire d'un commandant suprême auquel tous devraient aveuglément obéir pendant l'action. On offrit tout d'abord cette dictature au plus noble. C'était Jean de Châlon, comte d'Auxerre, homme de mérite mais soldat modeste, qui refusa absolument un honneur dû, selon lui, au seul du Guesclin. C'est donc sur ce dernier que se portèrent tous les suffrages. Il fut convenu qu'il rangerait l'armée, que sa bannière servirait de point de ralliement et que les troupes marcheraient au cri de : Notre-Dame Guesclin ! Bertrand prit aussitôt ses dispositions. Au moment de combattre il ne trouva pas l'Archiprêtre, qui s'était prudemment retiré à quelque distance, attendant le résultat de la journée pour se prononcer en faveur du vainqueur. Il ne lui restait en somme que mille ou douze cents combattants. Mais il en fit un merveilleux usage. Tout d'abord il franchit l'Eure sans difficulté et porta le gros de ses troupes, en bon ordre, droit vers l'ennemi. Il s'agissait de l'attirer en plaine, car il ne fallait guère songer à le forcer sur la hauteur, où l'armée anglo-navarraise, tout entière de front en trois divisions, attendait l'assaut de pied ferme. Un peu en arrière, au sommet du coteau, se tenait, comme un défi vivant, le Bascon de Mareuil, gardant avec ses hommes la bannière du captal plantée en terre. Plus les Français avançaient, moins Jean de Grailly faisait mine de bouger. C'est alors que du Guesclin donna l'ordre à ses colonnes d'attaque de se replier vivement, comme si elles ne pouvaient tenir devant les archers navarrais. Sans se douter du stratagème, un des principaux lieutenants du captai, l'anglais Jouel, s'ébranla aussitôt avec sa division et se rua vers les terrains bas. Son chef, ne pouvant le retenir, ne voulut pas du moins le laisser seul engagé. Toute l'armée le suivit et se porta vers la rivière. Mais déjà Bertrand s'était retourné et chargeait terriblement de front les Anglo-Navarrais, qui, surpris de ce revirement et n'ayant plus l'avantage de la position, ne-tardèrent pas à se troubler. Ils faisaient toutefois encore bonne contenance, lorsque tout à coup deux cents cavaliers bretons, que le général français avait détachés avant l'action par un chemin détourné, les attaquèrent de flanc. Saisis de terreur et se croyant cernés, la plupart lâchèrent pied et commencèrent à fuir sur la route de Pacy. Ceux qui tinrent bon furent tués ou pris. Le Bascon de Mareuil et bien d'autres routiers périrent. Jean de Grailly dut rendre son épée à un homme d'armes breton. Les vainqueurs poursuivirent les fuyards en diverses directions, jusqu'à plusieurs lieues de Cocherel. Le soir de cette journée mémorable, l'armée de Charles le Mauvais était, on peut le dire, anéantie. Elle avait perdu, outre son chef, plus de la moitié de son effectif. Tout le reste était dispersé. C'est ainsi que du Guesclin avait répondu à la confiance de Charles V.

Le roi était aux portes de Reims quand deux courriers, expédiés en toute hâte du champ de bataille, lui annoncèrent la victoire. La cérémonie du sacre (19 mai) dut à cette glorieuse coïncidence un éclat extraordinaire. Mais Charles ne s'attarda point aux fêtes, comme eût fait son père. Il avait hâte de revoir son heureux lieutenant et de recueillir tous les bons résultats d'une guerre si bien conduite. Dans les derniers jours de mai il était déjà en Normandie, où il prenait possession de diverses places navarraises. Il y faisait en même temps bonne justice de quelques sujets français qui avaient servi Charles le Mauvais et qui, ayant été pris les armes à la main, ne méritaient que la mort. Quelques rebelles avaient déjà été décapités par ses ordres après la prise de Meulan. D'autres, et parmi eux un des principaux agents du roi de Navarre, Pierre de Sacquenville, subirent le même sort après la journée de Cocherel. Amis et ennemis durent s'apercevoir que, pour n'être point homme de guerre, Charles V savait pourtant agir en maître, et qu'il ne serait pas toujours bon vis-à-vis de lui de jouer à la révolte et à la trahison.

Du Guesclin, qui avait si bien mérité de la France, reçut des marques sensibles de la reconnaissance royale. Le vaste et riche comté de Longueville (en Normandie), confisqué sur la maison de Navarre, lui fut adjugé. L'acquisition d'un tel domaine l'égalait à un prince du sang. Le pauvre châtelain de la Motte-Broons, le seigneur paysan des landes bretonnes, que sa terre pouvait à peine nourrir, avait fait en soldat loyal et patriote une fortune que les plus fameux routiers, dans leurs brigandages, ne pouvaient surpasser. Et l'avenir lui réservait encore de plus grands honneurs, parce que son infatigable dévouement réservait à la France de plus grands bienfaits.

Suivant son habitude, Bertrand ne prit guère le temps de se reposer. La bataille de Cocherel avait eu lieu le 16 mai. Dès le mois de juin il était en campagne dans le Dunois[11] avec le duc de Bourgogne, frère du roi, et prenait la forteresse de Marchelainville. Peu après il guerroyait dans la Beauce avec le même prince et s'emparait de, Chamerolles, près de Pithiviers[12]. Puis, se séparant de lui, il allait en juillet pourchasser des compagnies navarraises jusqu'au fond du Cotentin et enlevait l'importante ville de Valognes. On l'appelait de tous les côtés et il répondait à tous les appels. En août, une petite armée royale qui assiégeait le château d'Échauffour, près du Merlerault — dans le comté d'Alençon[13] —, dut invoquer son aide pour en avoir raison. Vainement les machines battaient les murailles de cette forteresse ; vainement trois mille énormes pierres avaient été lancées dans la place. Du Guesclin parut, et elle se rendit presque aussitôt.

Cette expansion belliqueuse, grâce à laquelle il était tout à tous et se multipliait pour ainsi dire, le porta, vers la fin d'août ou le commencement de septembre, à offrir ses services à son suzerain de Bretagne, qui en avait grand besoin. Nous le voyons en effet à cette époque s'engager dans l'armée de Charles de Blois pour une campagne qui devait être aussi glorieuse que celle de Cocherel, mais qui allait avoir une fin moins heureuse. La guerre avait recommencé depuis plusieurs mois dans la péninsule armoricaine. Les deux compétiteurs au duché n'avaient pu s'entendre sur l'arrangement que leur proposaient à la fois le roi de France et le prince de Galles ; chacun d'eux avait repris les armes. Les hostilités, il est vrai, s'étaient bornées, pendant tout le printemps et la plus grande partie de l'été, à des escarmouches et à des surprises insignifiantes. Mais au mois de septembre la guerre devint sérieuse, et l'on put de part et d'autre espérer une action décisive.

A ce moment Jean de Montfort, à la tête d'environ trois mille hommes, assiégeait Auray, petite place située à l'ouest de Vannes[14], tout à fait isolée parmi les possessions du parti anglais, et qui ne pouvait tenir devant de pareilles forces si elle n'était se- courue. Charles de Blois pendant ce temps était à Guingamp[15], où il avait donné rendez-vous à tous ses fidèles. Ce prince, qui se battait comme un lion, n'avait aucune des qualités nécessaires à un général. Il ne savait ni ordonner ses troupes, ni prévoir les mouvements de l'ennemi, ni trouver de ces stratagèmes qui font gagner les batailles. C'était un paladin naïf, de l'école du roi Jean II, fonçant la lance au poing tout au plus fort de la mêlée et n'ayant pour tactique, comme beaucoup de chevaliers de ce temps-là, que de se jeter personnellement dans le péril sans trop s'inquiéter de ses compagnons. Hors des combats ce n'était plus même un soldat : c'était un moine, et la dévotion l'absorbait entièrement. Il priait pour ses ennemis et se ruinait en aumônes. Une forte partie de son temps se passait à faire dire des messes pour ceux de ses partisans qui avaient péri en le servant. Il s'imposait les mortifications et les pénitences les plus cruelles. Il portait un cilice, se meurtrissait la chair, jeûnait la moitié de l'année. Un jour, en plein hiver, on l'avait vu pieds nus dans la neige porter la châsse de saint Yves de la Roche-Derrien à Tréguier, sur un espace de plus de deux lieues. Une dévotion si ardente lui avait valu dans toute la Bretagne un grand renom de .sainteté ; mais ses amis pouvaient lui reprocher avec quelque raison de trop négliger ses intérêts terrestres pour s'occuper du ciel. Il est certain qu'il laissait parfois échapper des avantages qu'un esprit moins extatique, du Guesclin par exemple, se fût empressé de saisir. Sa négligence, depuis la reprise des hostilités, lui avait déjà valu quelques échecs partiels. La lenteur avec laquelle il se porta au secours d'Auray donna le temps à Montfort de faire capituler cette place. Des actes authentiques prouvent, contrairement aux récits des chroniqueurs, qu'elle s'était rendue lorsque l'armée franco-bretonne se mit en mouvement : C'était une chance de moins pour Charles de Blois. Mais il commandait un beau corps de troupes, trois mille hommes au moins. Il menait avec lui le vainqueur de Cocherel, les comtes de Joigny et d'Auxerre, renommés pour leur bravoure, et peut-être la meilleure partie de la noblesse bretonne. Enfin il avait une inébranlable foi dans sa cause et ne doutait pas de son prochain triomphe. Aussi, lorsque le 28 septembre il déboucha, par Josselin et les landes de Lanvaux, dans la campagne d'Auray et qu'en avant de cette ville il vit les campements de son adversaire, sa résolution de livrer bataille était-elle irrévocable. Vainement des négociations furent-elles entamées par un de ses plus fidèles partisans, le sire de Beaumanoir. Au fond le duc ne voulait pas de traité. Il repoussa tout arrangement tendant à un partage de la Bretagne ou à un dédommagement pécuniaire pour son rival. L'âme dure et intraitable de Jeanne de Penthièvre semblait avoir passé dans la sienne. On accepta donc des deux parts le combat comme inévitable. Mais dans l'un et l'autre camp les seigneurs, las de cette interminable guerre, résolurent, dit-on, d'en finir en ne faisant aucun quartier les uns à Jean de Montfort, les autres à Charles de Blois.

Le 29 au matin les deux armées en vinrent aux mains avec un entrain farouche que surexcitait le .souvenir de vingt ans de batailles. Malheureusement pour les Français, du Guesclin n'eut point comme à Cocherel le commandement suprême. Le duc, qui se faisait illusion sur ses propres talents, le garda pour lui-même. Il partagea assez confusément le gros de ses forces en trois corps qui durent faire front à l'ennemi. Le premier fut confié au comte de Longueville, lui-même se mit à la tête du second, et les comtes de Joigny et d'Auxerre furent, chargés du troisième. Une réserve peu considérable — tout le monde voulait être au premier rang — demeura un peu en arrière sous les sires de Retz, de Rieux et d'autres seigneurs bretons. On remarquera que l'armée de Charles de Blois ne comptait pas d'autre capitaine de marque que du Guesclin, et il était relégué au second rang. Dans l'autre les talents militaires affluaient. Les routiers les plus renommés et les plus redoutables s'étaient réunis devant Auray. Jean Chandos, gentilhomme anglais non moins habile que brave, commandait réellement en chef, tout en rendant de grands honneurs à Montfort. Les forces anglaises furent, elles aussi, mais avec beaucoup d'ordre, rangées en trois divisions, la première sous Robert Knolles, la seconde sous Eustache d'Auberchicourt et Olivier de Clisson, jeune seigneur breton qu'on avait surnommé le boucher, tant il était ardent au carnage, la troisième enfin sous Chandos et Jean de Montfort. La réserve, plus considérable que celle des Français, fut aussi mieux dirigée. Elle eut en effet pour chef Hugh de Calverly, et ce dernier reçut mission d'opérer, en le dissimulant de son mieux, un mouvement tournant qui devait décider de la victoire. Dès le début la mêlée fut terrible entre les corps de du Guesclin et de Charles de Blois d'une part, et ceux de Knolles et de Chandos de l'autre. Les hommes d'armes avaient raccourci leurs lances pour s'en servir plus commodément. Les lances brisées, on en vint aux épées et aux haches, et alors commença une effroyable tuerie. Clisson, qui faisait face à Joigny et à Auxerre, eut un œil crevé, mais ne se retira pas pour cela du champ de bataille. Il redoubla au contraire d'acharnement, si bien que les deux comtes, grièvement blessés, se rendirent prisonniers. Leur division, déjà presque enfoncée, se mit en pleine déroute. Les troupes de du Guesclin et de Charles de Blois avaient tenu ferme jusque-là. Mais prises en flanc, enveloppées par des forces supérieures, elles commencèrent à fléchir. Calverly, débouchant tout à coup avec des troupes fraîches sur les derrières de l'armée française, rendit la défaite irréparable. Le duc de Bretagne, ne voulant pas survivre à sa fortune, se fit tuer en combattant. Le comte de Longueville, qui cherchait la mort en la donnant de toutes parts, ne put la trouver. Les Anglais, qui le serraient de près, l'avaient reconnu. Ils voulaient à tout prix l'avoir vivant, pour tirer de lui une riche rançon. Quand il vit tous les siens morts ou prisonniers et que la résistance ne fut plus possible, il se rendit en frémissant de rage, et les vainqueurs ne furent pas moins fiers de l'avoir capturé que d'avoir à jamais ruiné le parti de Blois. Le comte de Montfort, qui avait cherché son adversaire dans la mêlée, se reposait après l'action sous un arbre, lorsqu'on vint lui dire que Charles avait péri et qu'on avait reconnu son corps. Il courut aussitôt le voir, le trouva criblé de blessures, déjà dépouillé, et s'attendrit, dit-on, sur le sort de ce malheureux prince. Chandos, qui n'était sensible qu'à la victoire, le détourna de ce spectacle. Mais peu après Montfort fit pieusement relever les restes de son rival et ordonna qu'on les transportât à Guingamp, où ils furent honorablement ensevelis.

Après la journée d'Auray le parti français ne pouvait plus se faire d'illusions : la Bretagne était perdue pour lui. Le duc d'Anjou, envoyé par son frère, put s'en convaincre par ses yeux. Charles V, qui avait ressenti comme tous les bons Français le malheur de son allié, se hâta du moins de conjurer par ses négociations les contre-coups fâcheux que cette défaite aurait pu produire à l'intérieur du royaume. Les ressources manquaient pour recommencer la guerre de Bretagne. Charles le Mauvais, enhardi, continuait la guerre de Normandie, qui, grâce à l'absence de du Guesclin, pouvait prendre pour lui une bonne tournure. Le roi de France se hâta donc de traiter, à des conditions modérées, avec ses deux ennemis. S'il ne recueillit pas tous les avantages que la bataille de Cocherel lui avait fait espérer, il évita une bonne partie des sacrifices que celle d'Auray pouvait lui faire craindre. Ses envoyés, Jean de Craon, archevêque de Reims, et le maréchal Boucicaut, conclurent dès le 17 novembre avec Montfort les préliminaires de la paix, qui ne fut définitivement signée que le 12 avril suivant à Guérande[16]. L'arrangement avec le roi de Navarre eut lieu le 6 mars 1365. Ces deux traités rapportaient en somme à Charles honneur et profit. Si Montfort était reconnu duc de Bretagne, ce n'était du moins qu'à condition de rendre hommage au roi de France et de se comporter en vassal fidèle. Jeanne de Penthièvre gardait, avec le vaste comté dont elle portait le nom[17], la vicomté de Limoges, qui lui venait de son aïeul. Enfin la Bretagne elle-même pouvait revenir à ses enfants si Jean ne laissait pas de postérité légitime. Quant à Charles le Mauvais, il conservait sans doute le comté d'Evreux et ses places du Cotentin, mais il perdait définitivement les villes de Mantes, Meulan, Vernon, etc., en échange desquelles il acquérait Montpellier.

On voit que Charles V, toujours sage, avait su s'accommoder aux circonstances, diminuer ses prétentions et se réduire au possible. Au fond, il avait obtenu un succès incontestable : la Bretagne et la Normandie étaient pacifiées. L'Angleterre avait deux prétextes de moins pour troubler la France. Le roi, tout en réorganisant savamment l'administration, pouvait dès lors préparer à loisir la revanche nationale du traité de Brétigny. Mais avant de songer à expulser les Anglais il fallait purger le royaume des compagnies qui le pillaient et y rendaient toute police, tout gouvernement impossible. Cette entreprise semblait inexécutable. Mais Charles V connaissait un homme capable de la mener à bonne fin : c'était Bertrand du Guesclin. Il avait hâte de le revoir et de lui confier cette lourde tâche, en attendant qu'il pût le charger de reconquérir les provinces cédées en 1360 à l'étranger. Aussi n'eut-il de satisfaction que lorsqu'il l'eut délivré. Les vainqueurs d'Auray, qui savaient la valeur du comte de Longueville, exigèrent de lui une rançon monstrueuse : cent mille livres — plusieurs millions d'aujourd'hui[18]. Le roi ne réclama pas et fournit de sa bourse les deux cinquièmes de la somme. Nous verrons dans les chapitres suivants que c'était de l'argent bien placé.

 

 

 



[1] Département des Côtes-du-Nord (aujourd'hui Côtes d'Armor).

[2] Département du Finistère.

[3] Bourc, bascle, bascon, autant de synonymes du mot bâtard.

[4] Un peu au sud de Dinan, département des Côtes-du-Nord (aujourd'hui Côtes d'Armor).

[5] Ces localités sont situées dans le Bessin, département du Calvados.

[6] Le petit pays de Buch est situé dans le Bordelais, près du bassin d'Arcachon, département de la Gironde.

[7] Il était retourné en Angleterre, au mois de décembre 1363, pour prendre la place du duc d'Anjou, son fils, qui, livré comme otage à Edouard III après Brétigny, avait violé sa foi en rentrant en France.

[8] Ce siège fut levé quelques jours après. La tour de Rolleboise ne fut rendue qu'en 1365 au roi, qui s'empressa de la faire démolir.

[9] Entre Rouen et Louviers, département de l'Eure.

[10] Ces trois villes sont situées dans le département de l'Eure, la première sur la Seine, la seconde sur l'Iton, la dernière sur l'Eure.

[11] Territoire dont Châteaudun était le chef-lieu. C'est une partie du département d'Eure-et-Loir.

[12] Département du Loiret.

[13] Département de l'Orne.

[14] Département du Morbihan.

[15] Département des Côtes-du-Nord (aujourd'hui Côtes d'Armor).

[16] Un peu au nord de l'embouchure de la Loire, département de la Loire-Inférieure (aujourd'hui Loire-Atlantique).

[17] Le comté de Penthièvre comprenait une assez grande partie du département actuel des Côtes-du-Nord (aujourd'hui Côtes d'Armor).

[18] Il faudrait en effet multiplier par 50 ce chiffre de 100.000 livres, pour se représenter approximativement la valeur actuelle d'une pareille somme.