HISTOIRE DE MARIE STUART

 

LIVRE ONZIÈME.

 

 

Les princes égoïstes et distraits. — Marie Stuart fatalement mêlée à la politique du XVIe siècle. — Ligue protestante contre Marie Stuart. — Marie cherche à fléchir Élisabeth. — M. de Gray. — Marie Stuart de nouveau à Tutbury. — Persécutions. — Trahison de Gray. — Ingratitude de Jacques VI. — Profonde tristesse de la reine d'Écosse. — Morts successives. — La bonne Rallet. — Les Beatoun. — Raullet. — Le comte de Bothwell. — Don Juan d'Autriche. — Antoinette de Bourbon. — François de Guise. — Le cardinal de Lorraine. — Regrets. — Rêveries de la reine. — Sa soif de la liberté. — Sa lettre à lord Burleigh. — Marie Stuart au château de Chartley. — Maison de la reine. — Élisabeth de Pierrepont. — Détails d'intérieur. — Marie gardée par cent hommes d'armes, sous le commandement de sir Amyas Pawlet. — Promenades de Marie. — Délibération d'Élisabeth et de ses ministres contre la reine d'Écosse. — Hatton. — Burleigh. — Leicester. — Walsingham. — Comité catholique de Paris. — Séminaire de Reims. — Conspiration de Babington. — Babington, — Savage. — Ballard. — Gifford. — Lettres de Marie Stuart à Babington. — Trahisons. — Phelipps, secrétaire de Walsingham. — Arrestation des conspirateurs. — Leur exécution.

 

Les princes étaient égoïstes ; ils étaient distraits, les uns par leurs affaires intérieures, les autres par le plaisir, les autres par l'ambition. Aucun d'eux n'était sincèrement dévoué à Marie Stuart. Mais comme elle personnifiait dans la Grande-Bretagne le catholicisme et le

pouvoir absolu, son nom se trouvait mêlé aux plans sérieux du pape, du roi de France, du roi d'Espagne, et, de plus, à toutes les menées, à toutes les intrigues de ses partisans on des sectaires de sa cause, en deçà et au delà du détroit.

Ce nom fatal était un symbole, un drapeau. Importun à Élisabeth, menaçant au protestantisme, il était pour l'envieuse souveraine de l'Angleterre, et pour la fanatique Angleterre elle-même, une tentation renaissante de meurtre, une perpétuelle provocation au régicide. Il y avait, dans cette situation politique et religieuse de Marie Stuart, un immense danger.

Environ à cette époque, Creighton, jésuite, et Abdy, prêtre, tous deux Écossais, furent pris en mer et conduits à la Tour de Londres. Creighton était un agent infatigable de conjurations ; des pièces citées par le prince Labanoff, et d'autres pièces trouvées aux archives de Simancas, en font foi. C'était lui qui avait déjà été envoyé par le pape et par le roi d'Espagne à d'Aubigny pour organiser un double complot contre le protestantisme et contre Élisabeth. Il avait rapporté, dans le mois de mars 1582, l'engagement de d'Aubigny à cette expédition en faveur du catholicisme et de Marie Stuart, que lé général des jésuites appelait l'expédition sacrée.

Cette fois, lorsque le croiseur anglais par lequel les deux prêtres furent capturés eut donné la chasse au navire qui les transportait en France, Creighton, troublé, déchira des lettres dont il jeta les fragments hors du vaisseau, et que le vent y rejeta. Quelques-uns des passagers qui se trouvaient avec Creighton ramassèrent ces lambeaux de papier, et les portèrent à Wade, secrétaire du conseil privé. Wade ayant rajusté les lettres, y découvrit le plan d'un vaste complot, formé par Philippe II et par le duc de Guise, pour tenter une invasion en Angleterre.

Creighton et Abdy avouèrent, au milieu des tortures, les liaisons de Marie Stuart avec le continent, et l'accord des puissances méridionales pour la délivrer.

L'opinion protestante, facilement crédule, s'alluma. Une ligue se forma dans toutes les classes, afin de poursuivre jusqu'à la mort, et ceux qui conspireraient contre la sûreté d'Élisabeth, et ceux pour qui l'on tramerait des complots. Marie était par là clairement indiquée.

De sa triste demeure de Wingfield, malgré ses récentes colères, elle cherchait à se glisser dans les bonnes grâces de sa redoutable rivale. Élisabeth souriait de mépris à toutes les avances de sa captive, et ne se souvenait que des injures. Le désir de Marie était toujours d'arriver avec son fils, sous la garantie de la France et de l'aveu de l'Angleterre, à un traité d'association au trône d'Écosse. Ce traité, accompli du consentement d'Élisabeth et du conseil privé, aurait été le gage de la liberté de Marie Stuart. Aussi, le pressait-elle de toute sa passion. Elle s'adressait à son fils, à M. de Gray, le négociateur de son fils. Elle écrivait à l'ambassadeur de France et à lord Burleigh. Elle alla même jusqu'à signer la ligue fameuse pour la défense d'Élisabeth, ajoutant : Qu'elle tiendra pour ses mortels ennemis tous ceulx, sans nul excepter, qui par conseil, procurement, consentement ou aultre acte quelconque, attempteront ou exécuteront — ce que Dieu ne veuille — aulcune chose au préjudice de la vye de la royne, sa bonne sœur ; et comme tels les poursuivra par tous moyens jusqu'à l'extresmité.

Élisabeth laissait Marie se livrer elle-même, se compromettre, légitimer l'arme perfide qui devait la frapper, et en même temps elle gagnait de Gray, le diplomate de Jacques VI.

M. de Gray était l'esprit le plus fin, le plus avisé, le plus insinuant, le caractère le plus double, le plus corrompu, relevé par des manières engageantes et polies, par un visage ouvert, un abord charmant et des saillies de gaieté qui ne dégénéraient jamais en épigrammes. Sous une légèreté apparente, sous un abandon joué, il avait une logique féroce, une persévérance invincible. C'était le plus aimable des courtisans, mais aussi le plus âpre des ambitieux, le plus hypocrite, le plus arrière-penseur des gentilshommes.

Les vieux ministres d'Élisabeth s'entendirent bientôt avec lui. Personnellement engagé envers la reine d'Angleterre, envers Burleigh et Walsingham, il repartit pour Édimbourg, résolu à trahir Marie Stuart, et à saper le traité d'association qui aurait rendu la liberté à cette infortunée princesse.

Sur ces entrefaites, Marie reçut l'ordre de quitter Wingfield pour Tutbury, dans le comté de Stafford. Toujours préoccupée d'amener Élisabeth à sanctionner un traité qui l'admettrait avec son fils au partage de l'autorité royale en Écosse ; de plus en plus soigneuse de la fléchir en lui obéissant et en la caressant, la pauvre prisonnière se soumit de bonne grâce à ce nouveau déplacement, malgré tous les inconvénients dont il la menaçait. Elle connaissait Tutbury, et elle redoutait cette demeure. C'était un affreux château, mal bâti, niai joint, lézardé de toutes parts, et moins bien meublé que les chaumières d'aujourd'hui. Toutefois, et quel que fût son dégoût de cette odieuse prison, Marie écrivit une lettre amicale à Élisabeth :

Madame ma bonne sœur, pour vous complaire, comme je désire en toutes choses, je pars présentement pour m'acheminer à Tutbury. Preste à entrer en mon cosche, je vous bayse les mayns.

 

Partie le 13 janvier 1585 de Wingfield, Marie arriva le lendemain à Tutbury.

Alors l'horreur de ce séjour la saisit. Elle pria Burleigh d'intercéder auprès de la reine d'Angleterre, afin qu'on réparât Tutbury. Elle demanda aussi ses chevaux restés à Sheffield, insistant sans cesse pour que son écurie fût transportée près : Mon écurie, dit-elle, sans laquelle je suis plus prisonnière que jamays. Elle écrivait lettres sur lettres, tantôt à Élisabeth, tantôt à lord Burleigh, tantôt à M. de Mauvissière. Elle voulait envoyer directement en Écosse un serviteur pour s'entendre avec son fils, et puis elle revenait aux incommodités de Tutbury, et puis elle sollicitait de nouveau l'establissement d'une petite écurye de douze chevaulx, oultre mon coche, dit-elle, m'estant du tout impossible de pouvoir prendre l'air sans cela, d'aultant que je ne puis aller à pied cinquante pas ensemble.

On lui refusa tout. On lui retint ses chevaux à Sheffield ; on la priva d'exercice ; on lui interdit l'aumône, les consolations de la charité, le soulagement des misères qui l'entouraient. On empêcha toute communication entre elle et son enfant, excepté celles qui devaient la désespérer. Ainsi, on lui remit avec empressement une lettre de Jacques VI, écrite sous l'impression de M. de Gray, dans laquelle le fils repoussait la mère de tout partage d'autorité, et ne lui accordait pas même une moitié de trône qu'elle réclamait, non certes pour l'occuper, mais afin d'obtenir par là sa liberté.

Cette conduite de son fils pénétra Marie Stuart de douleur.

Je suis si grievement offencée et navrée au cœur de l'impiété et ingratitude que l'on contrainct mon enfant à commettre contre moy, que s'il persiste en cela, j'invoqueray la malédiction de Dieu sur luy, et luy donueray, non-seulement la mienne, avec telles circonstances qui luy toucheront au vif, mais aussi le désériteray-je et donnerai-je mon droit — à la couronne d'Angleterre —, quel qu'il soyt, au plus grand ennemy qu'il aye, avant que jamays il en jouisse par usurpation comme il fait de ma couronne, à laquelle il n'a aulcun droict, refusant le mien, comme je montreray qu'il confesse de sa propre main.

La reine était abreuvée d'angoisses physiques et morales. On diminua ses serviteurs, où augmenta le nombre de ses espions. On reçut ses lettres et on ne daigna pas lui répondre. On l'isola dans son donjon délabré comme dans un tombeau. L'argent lui manqua, et sa table fut réduite à la plus vile économie. Elle écrivait à l'ambassadeur de France : Pour vous dire encores plus librement, la nécessité me faisant en cela à mon grand regret passer la honte, je commence à estre fort mal servye pour ma personne propre, et sans aulcune considération de mon estai maladif qui m'oste quasi ordinairement tout appétit.

Son appartement était triste et malsain.

Je me trouve, écrivait-elle à M. de Mauvissière, en très grande perplexité pour ma demeure en cette maison, s'il m'y faut passer l'hyver prochain ; car n'estant, comme je vous l'ai autrefoys mandé, que de meschante vieille charpenterie, entr'ouverte de demy pied en demy pied, de sorte que le vent entre de tous costez en ma chambre, je ne sais comme if sera en ma puissance d'y conserver si peu de santé que j'ay recouverte ; et mon médecin, qui en a esté en extresme peine durant ma diette, m'a protesté qu'il se déchargeroit tout à fait de ma curation, s'il ne m'est pourveu de meilleur logis, luy mesure me veillant, ayant expérimenté la froydure incroyable qu'il faisoit la nuit en ma chambre, nonobstant les estuves et feu continuel qu'il y avoit et la chaleur de la saison de l'année ; je vous laisse à juger quel il y fera au milieu de l'hyver, cette maison assise sur une montagne au millieu d'une plaine de dix milles à l'entour, estant exposée à tous ventz et injures du ciel. Je vous prye luy faire requeste en mon nom — à la reine Elisabeth —, l'asseurant qu'il y a cent païsans en ce villaige, au pied de ce chasteau, mieuz logez que moy, n'ayant pour tout logis que deux méchantes petites chambres. De sorte que je n'ay lieu quelconque pour me retirer à part, comme je peux en avoir diverses occasions, ni de me promener à couvert : et pour vous dire, je n'ay esté oncques si mal commodément logée en Angleterre, qui est le piz où j'avois séjourné auparavant.

 

Et puis des scènes de violence et de meurtre avaient jeté sur cette maison une ombre sinistre. Un soir, la reine, appuyée à sa fenêtre, vit retirer d'un puits de sa cour un catholique dont la constance avait irrité les puritains qui avaient puni de mort ce martyr. Un autre jour, à son lever, Marie apprit qu'un jeune prêtre, catholique aussi, qu'elle avait remarqué plusieurs fois se débattant au milieu de ses gardes et luttant avec eux pour ne point assister aux offices protestants, avait été étranglé dans nue tour de Tutbury, à quelques pas de son appartement.

De tels attentats contre les catholiques, dans le château qu'elle habitait, et qui était ainsi transformé en geôle publique, la remplirent d'indignation, de trouble et de noirs pressentiments.

Ce qui accroissait encore son aversion pour cette demeure, c'est que l'une des femmes qu'elle aima le mieux, et qui lui adoucit le plus la captivité, sa bonne Rallet, y mourut.

L'imagination de Marie était frappée. A combien d'ennemis et d'amis elle survivait ! Nous les avons comptés ailleurs. Le sort impitoyable avait ajouté à cette liste, déjà si longue, ses serviteurs, ses nobles, ses parents les plus proches, les plus intimes dans son cœur.

Elle avait perdu successivement les Beatoun, John et André, frères de l'archevêque de Glasgow, tous deux ses maîtres d'hôtel, ses conseillers, et dont l'aîné était l'un de ses libérateurs de Lochleven. Elle avait perdu Raullet, l'un de ses secrétaires, un homme d'un caractère difficile, mais tout consumé du feu de son zèle pour sa maîtresse et pour la maison de Lorraine.

Elle avait perdu, en avril 1576, le comte de Bothwell, dont la raison succomba d'abord, et dont la vie s'éteignit enfin au fort de Dragsholm, où le retenait le roi de Danemark. Revenu à lui-même un peu avant l'agonie, le comte justifia, dit-on, Marie Stuart du meurtre de Darnley dans une déclaration authentique et suprême. Cette pièce, il est vrai, n'existe plus en original, si toutefois elle a jamais existé. Le bruit néanmoins se répandit en Europe que Bothwell avait juré sur la damnation de son âme pour l'innocence de la reine d'Écosse. Marie crut à cette générosité de Bothwell, et, bien qu'elle ne l'aimât plus, sa reconnaissance pour ce dernier acte de tendresse, le souvenir d'Holyrood, de Dunbar, de ses folles amours, de ses bonheurs si vite évanouis, tant d'impressions terribles réveillées par ce trépas fatal et lointain, la plongèrent dans une sombre tristesse. Cette tristesse, mêlée de scrupules et sans doute de remords, sembla saigner sous un aiguillon mystérieux, et rappelle involontairement un souhait adressé par Marie Stuart, en 1575, au pape Grégoire XIII. La reine priait le chef de l'Église d'autoriser le chapelain qu'elle choisirait à lui donner l'absolution de certains cas réservés au Saint-Père seul, et que nul prêtre n'a le droit de remettre, si ce n'est à l'article de la mort. Il y a là peut-être un aveu indirect, le cri étouffé d'une conscience en détresse. Toutefois, Marie ne fit en aucune autre circonstance d'allusion à son crime que pour le nier. Si elle l'avoua plus explicitement, ce ne fut qu'à Dieu.

Elle avait perdu don Juan d'Autriche, empoisonné-dans son camp devant Namur.

Don Juan n'était pas un sentiment pour Marie Stuart, c'était plutôt, soit un calcul d'ambition, soit un songe de gloire qu'elle caressait dans ses prisons. Elle savait qu'elle était plainte du héros de Lépante, et l'on disait tout bas qu'il voulait se faire roi des Flandres, dont il était gouverneur, pour offrir un trône à l'auguste captive. Quoi qu'il en soit de ses projets, le vainqueur de l'islamisme portait ombrage à Philippe II. Ce Tibère de l'Escurial, sur un simple soupçon, prépara et infligea, de la nuit du cloître royal, à son ambitieux frère, le sort de Germanicus.

Marie Stuart avait perdu sa grand'mère, qui l'avait bercée sur ses genoux, qui l'avait gâtée enfant, jeune fille et reine ; seule faiblesse qu'ait montrée durant sa longue vie cette duchesse de Guise, la Cornélie de tant de Gracques féodaux.

Sans reparler de l'illustre et tragique duc François, que Marie pleurait encore, elle avait perdu le cardinal de Lorraine, dont elle était l'élève et comme la fille. Sa santé en fut ébranlée : ce fut l'un des derniers et des plus rudes assauts de son cœur.

Je suis prisonnière, écrivait-elle à l'archevêque de Glasgow, et Dieu prend l'âme des créatures que j'aimoys le mieux. Que diray-je plus ? il m'a osté, d'un coup, mon père et mon oncle : je le suivray avecques moins de regrets. Il n'a pas esté besoing m'en dire les nouvelles (de la mort), car j'en ay eu l'effroy en mon somme, qui me fit éveiller en la mesure opinion que depuis j'entendis estre vray. Je vous prie m'en escrire la façon particulièrement, et s'il n'a pas parlé de moy à l'heure, car ce me seroyt consolation.

Tant de morts après tant d'autres que nous avons racontées ; les soucis d'une reine découronnée, les jalousies d'une mère dédaignée par son fils devenu l'admirateur et le courtisan d'Élisabeth ; les ennuis d'une femme si ardente, qui avait senti ses jours et ses années se flétrir dans des prisons innombrables ; le remords, l'isolement, la maladie, l'humiliation, le pire des maux pour ce caractère altier, toutes les angoisses d'un passé irréparable, d'un présent odieux, d'un avenir incertain, avaient torturé Marie Stuart et imprimé leurs blessures dans son âme, mais sans creuser un pli sur son front.

Elle était restée belle, grâce à une espérance, à une passion : l'espérance, la passion de la liberté.

A l'époque où nous sommes (1585), sa tristesse augmentait sous les voûtes délabrées de Tutbury, et, en même temps que sa tristesse, croissait son désir de traverser la mer et d'aborder à l'un des rivages du continent. Elle n'avait plus que cette préoccupation. Elle dont la nature était d'agir, elle s'abandonnait à la rêverie. Tous ceux qui l'entouraient remarquaient les distractions de la reine. Elle s'en apercevait elle-même. Je ne says ce que je vous écris, mandait-elle à l'un de ses oncles. Pardonnez aux prisonnières accusées si souvent de resver....

Elle rêvait aux joies écoulées, aux joies de sa jeunesse. Elle décrivait avec complaisance les lieux qu'elle habitait alors : Saint-Germain et ses balcons légers, dominant le bois et le fleuve ; Fontainebleau, ce palais et cette forêt dont elle avait été la reine ; Meudon, où Ronsard envoyait des vers, et où se tenaient les rendez-vous politiques de ses six oncles. Elle avait vu dans cette résidence tous les seigneurs et tous les beaux esprits de la cour. Elle ne se lassait pas de célébrer le héros dont elle avait été la nièce bien-aimée, le duc François de Guise, un plus grand homme qu'aucun de ceux qu'elle avait connus depuis ! Elle était heureuse de redire et leurs conversations et leurs longues promenades à cheval, tous deux le faucon au poing, lui toujours auprès d'elle, et quelquefois en tiers Chantonnay, l'ambassadeur espagnol, si zélé aux affaires de la religion.

Quand la reine avait déroulé tant de chers souvenirs, elle retombait en un morne silence, et paraissait plus désolée que de coutume. Dans un de ces moments douloureux où elle réfléchissait amèrement, Marie Seaton se hasarda de l'interrompre, en lui disant avec affection : A quoi songez-vous, Madame ? Vous donnez envie de pleurer à vos filles.

Je songe à Saint-Denis, répondit la reine, à Saint-Denis où je veux être inhumée, je le demanderai par testament, près de mon très-honoré seigneur et mari, le roi de France.

Elle pensait à la vie, à la mort ; elle pensait surtout à la liberté.

La liberté par une négociation ou par une évasion, telle était son idée fixe, comme l'ingratitude de son fils était son chagrin profond, incurable.

On rapporte qu'un jour elle aperçut à travers les lourds barreaux de sa chambre une troupe de cigognes que leurs petits suivaient instinctivement dans les airs : Voilà, dit-elle en les montrant du doigt à ses femmes, les images de deux biens qui me manquent : la liberté premièrement, et la piété filiale dont Jacques me prive. Puis, se reprenant avec l'accent d'une résolution inébranlable : S'il persiste dans l'hérésie, je le déshériterai de mes droits à la couronne d'Angleterre, et je les transmettrai au roi catholique.

Le désir de la liberté remplissait son âme et s'en échappait à tout instant.

Elle écrivait à lord Burleigh (mars 1585) : .... Ma liberté est aujourd'hui la seule chose en ce monde qui me peut contenter en esprit et en corps ; sentant l'un et l'autre si affligés par nia prison de dix-sept ans, qu'il n'est en ma puissance de la supporter plus longuement. Je vous prie donc ; encores un coup, très affectueusement qu'il y soit mis une foys fin, sans me laisser davantage ici traynant à la mort.

Ce fut à peu près en ce temps-là (septembre 1585) que Castelnau quitta l'Angleterre et fut remplacé par M. de Châteauneuf. Avant de partir, il obtint la promesse que Marie Stuart serait conduite en un château moins délabré et plus salubre que Tutbury. Ce fut un dernier service qu'il rendit à la prisonnière.

De 1575 à 1585, Castelnau avait lutté pour sauver du naufrage des révolutions religieuses la tête de Marie Stuart et cette vieille fraternité de l'Écosse avec la France, qui remontait jusqu'à Charlemagne. Il fut peu secondé, il fut même entravé par son gouvernement. Ses efforts furent grands, généreux, habiles, mais vains. Sa trace glorieuse mérite d'être honorée par l'histoire. Il fut l'un des plus sérieux et des plus puissants diplomates du XVIe siècle, la plus grande époque de la diplomatie du monde. Ce ne fut pas lui, ce ne fut pas la diplomatie qui manqua à Marie Stuart et à l'alliance de la France et de l'Écosse ; ce fut le levier du protestantisme, ce furent Catherine de Médicis et Henri Ill, ce fut la royauté déloyale et fourbe des Valois.

L'union des deux royaumes de la même île par l'alliance anglaise, substituée en Écosse, à cause de la conformité de religion, à l'alliance française, tel fut le but profond que la politique britannique poursuivit dans l'ombre longtemps avant de l'atteindre sous Jacques VI.

Les ambassadeurs français combattirent cette politique tortueuse et persévérante. On n'a pas assez loué les ressources d'intelligence et de fermeté qu'ils déployèrent dans cette tâche impossible. Michel de Castelnau s'y distingua entre tous, et nous lui devons ce témoignage au moment où il se sépare de Marie Stuart.

La reine d'Écosse s'affligea du départ de l'ambassadeur, et son isolement s'empira de l'absence d'un ami si ancien, si éprouvé.

Visitée par toutes les adversités, malade, désabusée, pauvre, écrasée sous les pierres de ses donjons, rejetée par l'Écosse, abandonnée de ses proches, même de son fils, mais toujours courageuse et charmante, n'aspirant qu'à dénouer sa chaîne où à la briser, prête à tout pour conquérir la liberté ; telle était Marie Stuart, lorsque, le 24 décembre, d'après l'engagement pris envers Castelnau par le conseil privé, elle fut transférée à Chartley, un château du comte d'Essex, dans le comté de Stafford. Elle s'y établit avec toute sa maison, encore nombreuse, malgré les réductions successives dont la tyrannie d'Elisabeth l'avait décimée.

La reine d'Écosse avait un maître d'hôtel, dignité qui répond à celle de maréchal du palais ; c'était Melvil, chargé du gouvernement intérieur et de la direction suprême. Marie avait aussi un médecin, un chirurgien, un apothicaire, et un valet de chambre. Pasquier, son argentier, était chargé de sa cassette et de tous ses joyaux.

Douze filles d'honneur étaient engagées à son service. La reine les avait formées aux belles manières, les avait initiées aux lettres, et l'atticisme de cette petite cour captive n'était surpassé nulle part. Parmi ces femmes, on distinguait l'une de ses amies d'enfance, lady Seaton. Mais la favorite de la reine, celle qu'elle chérissait entre toutes avec cette flamme de cœur qu'elle ne sut jamais voiler, c'était une jeune fille anglaise d'une rare beauté, dont le portrait est conservé à Hampton-Court. Elle était nièce du comte de Shrewsbury. Elle s'appelait Élisabeth de Pierrepont. Son admiration exclusive, sa reconnaissance et son dévouement pour la reine étaient une idolâtrie. Marie l'admettait dans sa plus tendre intimité : elle la faisait manger à sa table et coucher dans son lit. Cette belle personne, à l'âme fraîche, aux yeux bleus et purs, était devenue la poésie vivante des prisons de Marie Stuart.

La reine lui écrivait avec une caressante familiarité :

Mignonne, j'ay receu vostre lettre et bons tokens, desquels je vous remercie. Je suis bien ayse que vous MIS portez si bien ; demeurez avecques vostre père et mère hardiment ceste saison qu'ils vous veullent retenir, car l'ayr est si fascheux issy ! Je vous feray fayre vostre robe noyre et la vous expédieray aussitost que j'auray la garniture de Londres. Voilà tout ce que je vous puis mander pour ceste fois, sinon vous envoyer maltant de bénédictions qu'il i a de jours en l'an, priant Dieu que la sienne se puisse estendre sir vous et les vostres pour jamays.

En haste,

Vostre bien affectionnée maytresse et meilleure, amye,

MARIE, R.

Au dos :

A ma bien-aimée compagne de lit, Bess Pierrepont.

 

Marie n'était pas riche. Sa petite cour, déchirée par les jalousies, avait besoin de toute la conciliation de Melvil et de tout l'intérêt qui s'attachait à la reine pour ne pas se dissoudre. Marie n'enchaînait point par les présents, bien qu'elle Mt plus généreuse encore que pauvre. Le culte qu'elle inspirait suffisait presque toujours à calmer les orages de sa maison. Élisabeth ne suppléait que très-chichement aux faibles ressources de sa captive. Elle nourrissait le château de Chartley, ruais tout ce qui n'était pas dépense de bouche était aux frais de la reine d'Écosse. Comment Marie contentait tout le monde ? On le comprend à peine. La grâce lui venait en aide. Elle donnait peu, et elle donnait bien. Indépendamment de ses bijoux, qu'elle vendait dans les moments étroits, et des sommes qu'elle reçut quelquefois de ses oncles de Guise, des cours de Saint-Germain et de Valladolid, elle n'avait que son douaire pour patrimoine et pour liste civile, c'est-à-dire vingt mille livres que lui envoyaient, assez régulièrement, soit M. de Glasgow, son ambassadeur, soit M. de Chaulnes, son trésorier en France.

Elle était gardée par cent hommes d'armes, dont le commandant à Chartley était sir Amas Pawlet, un puritain très-ardent et très-austère, mais un gentilhomme plein d'honneur. Il avait remplacé, au commencement de mai 1585, sir Italph Saddler et Sommers, comme gouverneur du château de Tutbury, où la reine d'Écosse était alors détenue.

Le plus grand plaisir de Marie était de recevoir et de déchiffrer sa correspondance. Sa seconde joie était la promenade ou la chasse. Elle désignait celles de ses femmes qui devaient se joindre à Melvil pour l'accompagner. Le gouverneur du château la surveillait attentivement avec une troupe de dix-huit ou vingt cavaliers, tous la Bible à la ceinture et le pistolet au poing.

Les comtés d'York, de Derby, de Northampton, et le comté de Stafford, gardent encore de Marie Stuart une tradition que j'ai retrouvée partout vivante. Les humbles cottages de ces comtés n'ont pas oublié la reine Marie passant à cheval entourée de ses filles d'honneur et suivie de son escorte farouche des dragons d'Élisabeth. Les provinces en apparence les plus rustiques ont iule âme qui se souvient longtemps. Seulement, ce qui était alors passion ou sentiment, est rêve aujourd'hui.

Cependant, Élisabeth avait assez prolongé les souffrances de sa rivale, assez savouré et ajourné sa vengeance. Il lui tardait d'en finir avec une ennemie mortelle qui était pour elle un embarras, un péril, et dont l'orgueil imprudent l'avait bravée sous les verrous. La solution de ce problème si compliqué se dégagea dans de mûres délibérations, soit à Greenwich, soit à Windsor, entre Élisabeth et les ministres de son conseil.

Ils étaient peu nombreux et s'étaient partagé les rôles. Ils semblaient divisés, et, ils concouraient au même but. Hatton, le vice-chancelier, plus tard chancelier ; le grand trésorier Cecil, devenu lord Burleigh en 1571, étaient censés favoriser en secret les catholiques. Leicester, le grand maitre du palais, et le secrétaire d'État Walsingham, se montraient les amis des protestants les plus fougueux, des puritains. Au fond, lord Burleigh et Walsingham étaient des indifférents austères avec une teinte religieuse. Hatton était sceptique, et Leicester athée comme la plupart des courtisans d'Élisabeth. Tous quatre s'entendaient sans s'aimer, et c'est par eux, c'est à l'aide de leurs aptitudes diverses, machiavéliquement unanimes, qu'Élisabeth régnait, également crainte et admirée de la Grande-Bretagne et de l'Europe.

Hatton était versé dans la législation anglaise ; retors d'ailleurs, artificieux, fertile en expédients, rompu au monde, d'une adresse rare, tantôt sérieux ou sévère, tantôt liant ou léger, selon le moment.

Lord Burleigh était un laborieux penseur politique, doué de l'instinct le plus pratique des affaires. On pourrait le définir en le nommant le ministre non du juste, mais de l'utile. Il était capable de se sacrifier sans effort à sa royale maîtresse, et de sacrifier l'équité éternelle, la pitié divine à sa patrie. Il est encore le modèle de l'homme d'État anglais. Sa supériorité demeura toujours incontestée. Il était le dictateur universel du conseil par la sincérité de son dévouement à la vieille Angleterre, par l'amplitude, la netteté, les lumières de son esprit méditatif, par la hardiesse prudente et l'inébranlable fermeté de son caractère.

En dehors de son zèle pour la prospérité de son pays et pour la gloire d'Élisabeth, il se montrait assez pieux. La raison d'État était la première religion de Burleigh ; le christianisme anglican n'était que la seconde. Ce froid ministre était sensible à l'amitié. Quand Chaloner mourut, la douleur de lord Burleigh fut très-vive. Il versa des larmes sur la perte de cet homme éminent, à la fois écrivain, soldat, diplomate, et son meilleur ami. Il mena en grand deuil le convoi de Chaloner. Il recueillit avec un soin de cœur les poésies, les lettres et les traités de son ami, dont il publia les œuvres complètes. Il les honora d'un poème latin de sa composition, à la louange de l'illustre mort. Il adopta sir Thomas, le fils de Chaloner, veilla comme un père à l'éducation de ce jeune homme, et le dota.

Lord Burleigh était un ami tendre, mais il n'était pas un ami héroïque. Il abandonna aussi vite que la fortune Sommerset, puis Northumberland. La disgrâce l'éloignait comme une malédiction prononcée par le destin.

Il aimait sa femme et ses enfants. La famille seule le reposait des affaires. Il rédigea pour son fils une sorte de catéchisme où le politique perce sous le père, et dont voici quelques préceptes :

Assure-toi la bienveillance d'un grand, mais ne le tourmente pas pour des choses inutiles. Flatte-le souvent. Fais-lui fréquemment des présents, peu coûteux néanmoins. Si tu as quelque motif d'en faire un considérable, qu'il soit de nature à fixer chaque jour ses regards. N'agis pas autrement dans ce siècle cupide, ou tu seras comme une branche de houblon sans soutien et vivras dans l'obscurité, le jouet de tes propres compagnons.

 

Élisabeth, qu'il servit pendant quarante années, lui était fort attachée. Son estime pour Burleigh était plus forte que son amour pour ses favoris. Leicester fut obligé de laisser à l'homme d'État la meilleure part du gouvernement. Essex, qui voulut combattre ce Colbert d'Élisabeth, fut vaincu dans la lutte.

Il n'y avait pas seulement de l'affection, il y avait une habitude de toute la vie entre la reine d'Angleterre et son ministre. Elle s'emportait quelquefois contre lui, mais elle revenait soudain. Elle visitait Burleigh à la moindre maladie. Lorsqu'il s'affaissait dans les accès de tristesse et presque de spleen auxquels il était sujet, elle lui parlait ou elle lui écrivait avec une gaieté aimable pour le ramener à plus de sérénité.

Elle dérogea pour lui aux préjugés du XVIe siècle, et Dieu sait cependant si ces préjugés lui étaient chers ! Dans sa munificence royale pour son grand serviteur, elle daigna lui ouvrir, à lui de si humble condition, une stalle de la chapelle de Windsor et lui donner la Jarretière. C'est la seule fois qu'Élisabeth fit descendre, à cause d'un tel ministre, son ordre aristocratique, la décoration des ducs, des princes et des rois.

Elle avait pour son lord trésorier vieilli des attentions délicates. Il souffrait beaucoup de la goutte, et ce lui était un effort pénible de rester à genoux ou debout au conseil, selon l'étiquette. Élisabeth lui montrait toujours un pliant, et lui disait avec enjouement : Asseyez-vous, milord ; nous ne faisons pas grand cas de vos mauvaises jambes, mais nous prisons fort votre bonne tête.

Ce grave personnage, qui devait succomber quelques années avant Élisabeth, et qu'elle pleura mort, elle ne cessa de le consulter vivant. Sous son habile modestie, qui n'effarouchait point sa maîtresse, il fut bien plus qu'un favori ou même qu'un ministre, il fut tout un règne, et le règne le plus glorieux de l'Angleterre.

On connaît Leicester, la faiblesse qu'Élisabeth avait pour lui, et à laquelle il dut sa puissance bien plus qu'à ses talents. Cette faiblesse passionnée éclatait même hors de l'intimité. Quand la reine nomma milord Dudley comte de Leicester et baron de Denbigh, la cérémonie, dit Melvil, se fit à Westminster avec beaucoup d'appareil. Il était à genoux devant la reine, qui aida elle-même à l'habiller et qui lui fit cent caresses, le pinçant, lui frappant sur l'épaule, lui passant la main sur la tête, en ma présence et devant l'ambassadeur de Charles IX. La cérémonie achevée, la reine, se tournant de mon côté, me demanda ce que je pensais de milord Dudley. A quoi je répondis qu'ayant tant de mérite, il était fort heureux de servir une princesse qui savait si bien le récompenser.

Dépouillé du prestige que lui communiquait Élisabeth, Leicester 'cesserait presque d'être digne de l'histoire, sans la portée politique de son influence sur les puritains. Et là encore il y eut plus de dissimulation que d'intelligence. Leicester était en réalité un militaire médiocre, un héros de femmes et de cour, souple, insinuant, assidu, haut et fier, corrompu et dur, sans scrupule, sans cœur et sans frein, le type audacieux des favoris, un scélérat du plus grand air.

Walsingham, lui, était un diplomate très-rare. Sa dextérité, sa promptitude, ses ressources, ses turbulentes imaginations, comme disait Marie Stuart, étaient inépuisables. Il avait l'instinct des choses compliquées, inextricables, et des solutions faciles : Il dirigea avec une merveilleuse adresse, pendant de longues années, la police de l'Angleterre. Il aimait les voies obliques, les menées sourdes, ténébreuses. D'une franchise extérieure et d'une foi punique, e avait le don de toutes les intrigues.

Hatton et Leicester étaient des favoris ; Burleigh et Walsingham furent seulement des ministres, et les plus grands de ce long règne.

Pendant qu'Élisabeth avait pour conseillers de tels hommes d'État, Marie Stuart était entourée d'inférieurs, dont l'horizon était borné, et qui' jugeaient tout au point de vue étroit de leur penchant ou de leur intérêt. Ils la poussaient sans cesse aux abîmes. Ses partisans les plus fidèles, les meilleurs, soit par illusion, soit par flatterie, soit par fanatisme, l'égaraient. Ses cousins, les princes de Lorraine, trop insensibles sans doute, niais plus éclairés, appréciaient mieux sa situation, parce qu'ils la regardaient du haut de leur puissance féodale et de leur génie politique.

Quant aux princes nos amis, de ceste court, écrivait dès 1580 au général des jésuites l'archevêque de Glasgow, je ne puis les faire condescendre à rien entreprendre pour nos affaires, tant pour estre enveloppés de plusieurs de leurs négoces domestiques, que pour l'opinion qu'ils ont que nostre entreprise est mener la roine à la boucherie, allégants sur cela l'hasard qu'elle passa lorsque le duc de Norfolk vouloit lever les armes.

Cette entreprise dont parle l'archevêque était tantôt une fuite, tantôt une conspiration contre Elisabeth, tantôt une révolte des catholiques, tantôt une invasion des Espagnols, une chose toujours téméraire, souvent chimérique.

Or, la haine d'Élisabeth et les desseins de ses ministres étaient mûrs. Tous les personnages influents du temps souhaitaient avec eux la mort de Marie. Le conseil s'étant assemblé à huis clos, décréta cette mort pour plaire à Élisabeth, dont la reine d'Écosse était l'ennemie, et pour servir le protestantisme, dont elle menaçait les droits. Les ministres anglais voulurent assurer par là leur propre avenir d'ambition. Car Élisabeth n'était plus jeune, Marie était son héritière, et ils ne pouvaient penser sans effroi à l'avènement d'une princesse qu'ils avaient si cruellement outragée.

Ils résolurent de saisir la première occasion, et Walsingham promit qu'elle ne se ferait pas attendre.

Il y avait alors dans le comté de Derby un jeune homme chevaleresque, ardemment dévoué à ces deux religions : le catholicisme et la royauté orthodoxe. Il s'appelait Antoine Babington. Il était de l'une des familles nobles les plus anciennes et les plus considérées du pays de Dathik. Il avait été élevé page au château de Sheffield, chez le comte de Shrewsbury. C'est là qu'il avait vu Marie, qu'il s'était épris pour elle d'un enthousiasme immense : c'est là qu'il l'avait connue et aimée de loin. De retour chez son père, il cultiva les sciences et les lettres. Il se distingua entre tous les jeunes gentilshommes du comté par la grâce de ses manières, l'étendue de ses connaissances et la supériorité de son âme. Il exerça même sur eux une attraction naturelle qu'il essaya plus tard de plier à ses projets. Il était beau, brave, riche, aventureux, plein d'élan, d'honneur, de bonne volonté. Mais, malgré son intelligence, il avait la simplicité du fanatisme, et il était incapable d'expérience et d'observation. Il voyagea quelques années, et s'arrêta plusieurs mois à Paris, où il se lia très-intimement avec Thomas Morgan et Charles Paget, deux réfugiés catholiques, partisans de Marie Stuart. Ils le présentèrent à l'archevêque de Glasgow et à don Bernard de Mendoça, ambassadeur d'Espagne auprès de Henri III.

Babington s'exalta encore dans le commerce de ces hommes de parti. Lorsqu'il repassa en Angleterre, il fut recommandé par eux à la reine d'Écosse, et par elle à l'ambassadeur de France. Marie fit plus. Elle écrivit de sa main une lettre de haute estime et de confiance sans bornes à Babington. Il ne se posséda pas de joie, et, dans les transports de sa reconnaissance, il crut que ce ne serait pas trop de sa vie pour payer une telle faveur.

Il se rapprocha de l'ambassade française, le canal par où passaient toutes les lettres secrètes que Marie écrivait de ses prisons, toutes celles qui lui arrivaient de l'Écosse, de l'Angleterre, de l'Espagne, de l'Italie, de la France et des Pays-Bas. Il fut quelques mois l'intermédiaire entre la reine et ses correspondants de tous les pays. Mais lorsque sir Ralph Saddler et Sommers, puis sir Amyas Pawlet, furent chargés de la garde de la reine, leur surveillance fut si active, que Babington, privé d'ailleurs auprès d'eux des facilités que lui donnaient l'indulgence et l'ancienne familiarité de lord Shrewsbury, se ralentit insensiblement, non dans son zèle, mais dans ses démarches, et recula devant l'impossible.

Les paquets mystérieux s'accumulèrent alors à l'ambassade. Quand M. de Châteauneuf remplaça M. de Mauvissière, il en trouva des monceaux, et il préposa Cordaillot, un de ses secrétaires, aux seules affaires de la reine d'Écosse.

Dans le même temps, à Reims, près du tombeau où reposait Marie de Guise, la mère de Marie Stuart, le séminaire des jésuites anglais était une école de fanatisme. Le docteur Allen, qui recevait de Philippe II une pension de deux mille écus d'or par an, était le recteur de ce séminaire. On y exaltait l'infaillibilité du pape, dont on lisait les bulles que les professeurs et les prédicateurs commentaient dans leurs chaires comme sur un trépied. On honorait, on célébrait le régicide. On enseignait le meurtre des souverains hérétiques, surtout le meurtre d'Élisabeth. On montrait le ciel ouvert à quiconque serait assez hardi pour tenter la grande entreprise et pour combattre le saint combat. Une étincelle de ce foyer de conspiration tomba sur l'imagination de John Savage, qui avait longtemps servi sous le duc de Parme, et il offrit d'exécuter ce que la religion commandait. Il fut approuvé, ménagé, caressé, et il se dirigea vers l'Angleterre afin d'y assassiner Élisabeth.

Un prêtre du séminaire de Reims, Ballard, partit aussi, et se rendit à Paris, pour conférer des desseins de Savage et de ses propres plans avec les amis de Marie Stuart. Il vit Charles Paget et Morgan, l'archevêque de Glasgow et don Bernard de Mendoça. Il fut convenu entre eux que la mort d'Élisabeth serait suivie de l'avènement de Marie au trône d'Angleterre, et du rétablissement du catholicisme dans toute la Grande-Bretagne. C'était là le double rêve de Marie elle-même, des Guise, du pape et de Philippe II. Mais afin que cette contre-révolution s'accomplît, il fallait une conspiration, il fallait plus d'un homme à l'œuvre, il fallait que le soulèvement des catholiques correspondît à l'assassinat d'Élisabeth, à la délivrance de Marie Stuart, et motivât un débarquement de troupes espagnoles prêtes à seconder de si heureux événements. On donna des lettres à Ballard pour Babington, dont on était sûr.

Ballard passa la Manche sous un costume militaire, et sous le nom du capitaine Fortescue. Il découvrit Babington, lui remit ses lettres, lui raconta les projets arrêtés par le comité de Paris, et lui parla de la résolution de Savage, qui devait tout faciliter, tout aplanir. Il eut soin d'indiquer le but dé cette grande entreprise : la résurrection du catholicisme en Angleterre, et le couronnement de Marie Stuart. Il satisfit la foi, il embrasa le sentiment de Babington. Il lui déguisa l'assassinat sous la religion, sous l'enthousiasme. Babington promit même le meurtre. Il s'engagea à trouver des complices, tous gentilshommes, qui aideraient comme lui Savage dans son périlleux coup de main, et qui le compléteraient en délivrant la reine Marie. Il tint parole, il gagna et enrôla Edward Windsor, Barnewell, Tichebourne, Dunn, Charnoc, Abington, Charles Tilney, Thomas Salisbury, Jones Travers et Robert Gage.

Content d'avoir mis le feu à ces jeunes courages, et d'avoir préparé les voies, Ballard revint à Paris rendre compte de son voyage, et retourna bientôt à Reims pour contempler sans risques, de ce port pieux, le spectacle de l'incendie qu'il avait allumé au delà du détroit.

Walsingham avait l'œil et la main dans la conspiration. Elle jaillit des passions catholiques et politiques, dont les partisans de Marie Stuart étaient consumés, soit en France, soit en Angleterre. Mais si le profond et astucieux ministre ne créa pas cette conspiration, il la vit éclore, la réchauffa, la cultiva dans des proportions terribles. Il y entretenait ses affidés les plus pénétrants, les plus actifs. C'était l'usage des conseillers d'Élisabeth. Par toutes les cours de l'Europe, écrit l'ambassadeur de France, M. de Châteauneuf, ils ont des hommes, lesquels, sous ombre d'estre catholiques, leurs servent d'espions ; et n'y a collèges de jésuites, ni à Rome ni en France, où ils n'en trouvent qui disent tous les jours la messe pour se couvrir et mieux servir à cette princesse — Élisabeth — ; mesme il y a beaucoup de prestres en Angleterre tolérés par elle pour pouvoir, par le moyen des confessions auriculaires, découvrir les menées des catholiques.

Jusque-là, les principaux instruments de Walsingham étaient Polly et Greatly, mêlés aux conspirateurs de Londres, et Maude, un prêtre attaché aux pas de Ballard dont il avait la confiance.

Walsingham était loin cependant de tenir tous les fils du complot ; il en connaissait la réalité, mais il en ignorait les principaux acteurs, les ramifications, les détails, les circonstances décisives. Il n'était pas sans inquiétude, et il s'impatientait des obscurités, des lenteurs qui l'entouraient, lorsqu'un nouveau personnage apparut.

Il arriva en Angleterre dans les premiers jours de 1586. Dès le mois de juillet 1585, il avait été vanté à Marie Stuart par Charles Pagel, dont il avait surpris le cœur. Il avait captivé en même temps par sa grâce, par ses manèges, Babington alors à Paris, Morgan, l'archevêque de Glasgow, et don Bernard de Mendoça. Il avait été initié à tous les secrets.

Député de Reims à Londres pour stimuler la conspiration et les conspirateurs, il fut gagné par Walsingham.

Du mois de février au mois de mars, il logea chez Phelipps, secrétaire du ministre. Il s'arrangea une vie mystérieuse. Il s'insinua dans les conciliabules des conjurés. Il les pratiqua tous, et pas un ne lui fut inconnu. Il noua des liaisons avec M. de Châteauneuf, le plus défiant, le plus austère des diplomates, et il le conquit à demi. Il conquit entièrement Cordaillot, le secrétaire chargé, à l'ambassade de France, de toutes les correspondances et des affaires de la reine d'Écosse. Recommandé vivement à celte princesse par tous ses amis du comité catholique siégeant à Paris, sous la double influence de l'archevêque de Glasgow et de don Bernard de Mendoça, Marie le regardait comme une Providence, et le recommandait à son tour à tous les partisans de sa personne et de sa cause en Europe.

Cet homme s'appelait Gilbert Gifford : c'était son nom de famille. Ses noms de guerre furent tour à tour Pietro, Barnaby, Thomas Cornelius. Il descendait d'une ancienne maison du comté de Stafford, et le château de son père était situé à peu de distance du château de Chartley, circonstance dont il profita pour donner à son rôle un air plus vraisemblable et un tour plus facile. Il avait passé huit ans chez les jésuites, qui l'avaient élevé. Il était fort jeune et le paraissait encore plus. Son unique ambition, disait-il, était de servir le catholicisme en servant Marie Stuart. S'il ne pouvait la tirer de prison et lui préparer le trône, il espérait au moins adoucir son isolement en faisant pénétrer jusqu'à elle les lettres de ses serviteurs et les consolations de ses amis. Il avait des manières tantôt élégantes, tantôt pieuses, tantôt cordiales, selon ses interlocuteurs. Il avait vécu en France, voyagé en Espagne et en Italie. Il était versé dans la théologie, dans la politique et dans les belles-lettres. Il savait toutes les langues sans accent étranger. Ses cheveux blonds, son teint mat et plombé, pâli comme par le jeûne ; sa physionomie mobile, mêlée de finesse et de candeur, intéressaient. Il parlait et il se taisait à propos. On l'écoutait et on s'épanchait. C'était le caméléon de la police britannique et de la société de Jésus.

Au milieu de mars 1586, Gifford était le maître de la conspiration. Il avait tout disposé par ses machinations pendant deux mois. Chaque chose alors était prête, et chacun était à son poste.

Précisons bien la situation. Charles Paget et Morgan recevaient à Paris toute la correspondance européenne de Marie Stuart. Les lettres des partisans de Marie, ils les adressaient à l'ambassade française, qui les envoyait à Chartley ; les lettres de Marie, l'ambassade les dépêchait à Morgan et à Charles Paget, qui les faisaient rendre à tous les représentants de leur chère maîtresse dans les cours étrangères. Tout passait de Charles Paget et de Morgan à l'ambassade, de l'ambassade à Marie Stuart, et réciproquement. Mais entre la reine et l'ambassade, quel était l'intermédiaire ? Un seul homme, toujours le même, auquel, il est vrai, tout le monde se confiait. Cet homme était Gifford.

Toute correspondance venait à lui : celle de Claude Hamilton et de Courcelles, accrédités par Marie en Écosse ;

Celle de Liggons, accrédité en Flandre ;

Celle de lord Paget et de sir Francis Englefield, accrédités en Espagne ;

Celle du docteur Lewis, accrédité à Rome ;

Celle de l'archevêque de Glasgow, accrédité en France ;

Celle de tous les amis de Marie Stuart, dans toutes les contrées.

Ces innombrables correspondances aboutissaient au bureau de Cordaillot, où Gifford prenait et apportait à pleines mains. On ne voulait ni on ne pouvait l'éviter. Il était le centre de tout.

Le premier soin de Gifford fut de demander à Cordaillot l'énorme paquet laissé par M. de Mauvissière à M. de Châteauneuf, et qui n'avait pas été remis à cause de la vigilance sévère de sir Amyas Pawlet. De concert avec Cordaillot, Gifford divisa ce paquet en paquets plus, petits, afin, disait-il, de diminuer les chances d'être surpris. Cordaillot admirait ces précautions, et la fidélité de Gifford lui en paraissait plus assurée.

Gifford sortait de l'ambassade par la porte opposée à la rue qui menait à l'hôtel de Walsingham. Mais après dix minutes de marche il se retournait, et, de ruelles en carrefours, il courait triomphant chez le ministre. Introduit sans retard, il lui apprenait son succès, et il déposait en même temps sur la table les divers paquets dont il était chargé. Phelipps, appelé, débrouillait toutes les lettres avec les chiffres que Cherelles, un ancien secrétaire de M. de Mauvissière et de M. de Châteauneuf, avait dérobés à la reine d'Écosse, puis vendus à Walsingham. Lorgne les extraits les plus importants avaient été désignés par le ministre et recopiés par Gifford, Phelipps recachetait les lettres avec de faux cachets très-exacts qu'il avait fait exécuter d'après les cachets de Marie Stuart et de ses correspondants.

Tout allait bien. Mais une difficulté se présenta qui contraria vivement Walsingham. Gifford répugnait à hanter le château de Chartley, où tant de surveillance était exercée, de peur d'être démasqué aux yeux de la reine ou du moins soupçonné. Il imagina de corrompre, soit un soldat, soit un domestique du gouverneur qui serait dans le secret. Walsingham approuva cet expédient. Sir Amyas Pawlet s'y opposa, par respect pour l'honneur militaire et pour sa propre dignité.

Pendant que le ministre s'efforçait d'incliner à ses désirs le gouverneur, Gifford trouva un autre expédient qui fut accepté, et sur lequel Pawlet ferma les yeux.

Il y avait à une lieue de Chartley un brasseur qui, chaque semaine, selon l'usage d'Angleterre, expédiait sur une petite charrette un baril de bière à la reine captive, pour elle et pour sa maison. Gifford apprivoisa sans peine, avec de belles paroles et de bonnes guinées, le brasseur, qui consentit à tout ce qu'exigerait celui qui parlait et qui payait si bien.

Sûr de sa voie de communication, Gifford fit tailler un grand étui de bois de chêne, à ressort, facile à ouvrir, facile à fermer. Il y glissa les lettres adressées à Marie Stuart, et, après l'avoir clos hermétiquement, il le jeta par la bonde du baril, replaça le tampon, et donna ses instructions au brasseur, qui avertit le sommelier de la reine d'Écosse. Le sommelier prévint le premier secrétaire de Marie, Nau, qui retira lui-même l'étui, s'empara de ce qu'il contenait, se réservant de l'introduire plein des réponses de sa maîtresse, dans le baril vide, au prochain voyage du brasseur.

La correspondance, devenue aisée par ce stratagème ingénieux, prit une nouvelle activité, et les lettres se croisèrent entre Chartley et l'Europe avec une rapidité merveilleuse.

Marie Stuart était dans l'ivresse de l'espérance. Walsingham, de son côté, à qui Gifford remettait les plis qui venaient à Chartley ou qui en partaient, était heureux de connaître toutes les menées, tous les desseins de la prisonnière et des conspirateurs. Il faisait décacheter, lire, extraire et recacheter les lettres, puis il les renvoyait à leur adresse.

Le ministre rendait compte de tout à Élisabeth.

Elle épouvanta M. de Châteauneuf, un jour du mois d'avril, dans une audience où l'ambassadeur lui demandait un adoucissement pour la reine d'Écosse : Monsieur l'ambassadeur, lui dit-elle, croyez que je suis instruite de tout ce qui se fait en mon royaulme. J'ai été prisonnière du temps de la royne ma sœur, et je n'ignore pas de quels artifices usent les prisonniers pour gagner des serviteurs et avoir de secrètes intelligences.

Puis, s'animant par degré, elle continua, presque dans les termes dont elle s'était servie avec M. de La Mothe-Fénelon, lors de la conspiration de Norfolk. Elle dit qu'elle sçavoit tout ce que la royne d'Escoce avoit pratiqué despuys qu'elle estoit en Angleterre autant par le menu, comme si elle y eust été appelée, car les princes ont des oreilles grandes, qui entendent loin et prez, en divers lieux ; que la royne d'Escoce s'estoit efforcée de mouvoir le dedans de son royaulme contre elle, par le moyen d'aulcuns qui lui promettoient de grandes choses ; mais que c'estoient gens qui conçoivent des montaignes et ne produisent que mottes de terre ; qu'ils l'avoient pansé si sotte qu'elle n'en sentyroit rien, tandis qu'elle s'en estoit toujours mocquée dans la manche ; et — répétant un mot terrible qui lui était familier — elle ajouta : que n'ayant, la royne d'Escoce, usé d'elle comme de bonne mère, elle méritoyt qu'elle luy fust marastre.

M. de Châteauneuf demeura tout pensif après cette audience. Ses soupçons, ses terreurs redoublèrent, et il recommanda de plus en plus la circonspection à Cardaillot. Mais Marie et ses partisans étaient tous dans un réseau de fer.

Il y eut cependant, vers le milieu de juin, un instant d'hésitation où la conspiration sembla languir et chanceler. Babington et quelques-uns de ses complices se troublèrent au fond de leur conscience. Des scrupules religieux les agitaient. Ils se posèrent sérieusement cette question : Le régicide est-il permis à des catholiques ? Ils n'osaient dire : Oui. Gifford l'osa ; mais il était bien jeune pour s'ériger en autorité théologique. Les conjurés restaient indécis. Walsingham et Élisabeth s'inquiétèrent ; car Marie Stuart, qui s'était beaucoup compromise, ne s'était pas encore perdue. Quoiqu'il lui fût échappé bien des imprudences, elle n'avait pas écrit une parole irréparable.

Giffard, ne pouvant trancher la difficulté, la dénoua. Il dissipa les alarmes de Walsingham, et partit pour la France.

Il vint droit à l'hôtel de don Bernard de Mendoça, alors ambassadeur à Paris, et le vrai chef du comité catholique.

Don Bernard de Mendoça était le plus fier des Espagnols et le plus entreprenant des diplomates. Son âme africaine, comme son sang, brûlait d'une haine inextinguible contre Élisabeth et d'un dévouement religieux pour Marie Stuart. La politique était pour lui une passion sainte ; et l'intrigue, chez un tel homme, avait toujours des proportions tragiques. Forcé de quitter Londres, d'où l'exilait, à cause de son génie remuant, le cabinet britannique, il n'avait pas craint, à Greenwich même, d'en appeler à son épée contre les soupçons des ministres anglais, et de se déclarer l'ennemi de leur maîtresse. Et maintenant, avec cette activité de feu qui plaisait tant à Philippe II, il cherchait des assassins et soldait des poignards, couvrant tout d'un luxe calculé et de l'emphase castillane. Mendoze, dit Pierre Matthieu, ne sortoit jamais de son logis sinon à cheval, en litière ou en carrosse, avec toute sa suite, bien que ce ne fust que pour aller à l'église fort proche de sa maison. De trois paroles qu'il parloit, il y en avoit deux pour la grandeur de son maistre, et disoit souvent que Dieu estoit puissant au ciel et le roy d'Espagne en la terre.

Mendoça reçut Gifford comme le représentant des catholiques anglais. Il lui remit pour eux des lettres d'encouragement, et instruisit Philippe II de tout ce qu'il avait fait et promis. Le roi d'Espagne approuva son ambassadeur : En considérant, lui écrivit-il, l'importance de l'événement, si Dieu, qui a pris sa cause en main, veut qu'il réussisse, vous avez bien fait d'accueillir ce gentilhomme, et de l'exciter, lui, ainsi que ceux qui l'ont envoyé, à pousser l'entreprise plus avant.

Gifford envoya les lettres de don Bernard de Mendoça à Walsingham, et il en demanda à d'autres membres influents du comité pour mieux l'accréditer auprès de Ballard, qui, après avoir organisé la conspiration en Angleterre, attendait à Reims, en sûreté, l'assassinat d'Élisabeth, la délivrance de Marie, le triomphe du catholicisme dans toute l'étendue de la Grande-Bretagne.

Ballard n'était point lâche, c'était même un homme d'aventure capable d'affronter le péril pour accomplir les plans de son parti et les siens. Mais il était loin d'être un fanatique pur, et la ruse chez lui tempérait le zèle. Il s'était mêlé, dans le cours de sa vie, à bien des intrigues. Il avait l'expérience consommée d'un vieux jésuite. Il était casuiste et l'un des plus habiles meneurs de sa compagnie. Prêtre de faction et de précaution tout ensemble, il voulait fermement que la conspiration réussît sans lui, au dernier acte. Il ne se jugeait pas nécessaire. S'il l'était absolument, il ne se refuserait pas à mourir pour sa cause, mais il aimait mieux vivre pour elle.

Telles étaient les dispositions de Ballard à l'arrivée de Gifford auprès de lui. Gifford les connaissait. Il remit d'abord à Ballard les lettres de Charles Paget et de l'archevêque de Glascow, puis il lui apprit la tiédeur des conjurés, leurs craintes secrètes, leur tremblement devant le régicide. Il lui annonça que la conspiration était à la veille d'avorter.

Il fallait lever tous les scrupules, dit Ballard.

Je l'ai essayé, reprit Gifford, et j'ai échoué.

Ne leur avez-vous pas démontré que les bulles d'excommunication permettent, commandent même le régicide des souverains hérétiques, et qu'elles émanent d'une puissance infaillible, le pape ?

J'ai été plus loin, répondit Gifford ; j'ai affirmé aux conjurés en votre nom, et d'après votre doctrine, que non-seulement les bulles régicides étaient l'œuvre du pape, le vicaire de Jésus-Christ, mais qu'au fond ces bulles étaient l'œuvre même du Saint-Esprit.

Et vous ne les avez pas convaincus ?

Non ; je ne suis pas assez grave, assez imposant pour une telle tâche : vous seul pouvez la remplir. Il y faut votre science de Dieu et du monde, votre éloquence irrésistible. Je pense que personne, excepté vous, dans la chrétienté, ne saurait mener à bien cette glorieuse entreprise, et nos amis les plus illustres pensent comme moi. Ballard, ému, entraîné, prit la soudaine résolution de suivre Gifford en Angleterre.

Il y prouva la légitimité du régicide.

Il y réchauffa la conspiration. Marie Stuart l'aida dans cette mission en écrivant à Babington.

Voici la lettre de Marie Stuart, inspirée de loin à sa souveraine par Morgan, à qui Babington s'était plaint du silence et de l'oubli de la reine :

MARIE STUART A ANTOINE BABINGTON.

De Chartley, 25 juin 1586

Mon grand amy, encores qu'il y a longtemps que contre mon gré vous n'ayez eu de mes nouvelles, et moy des vostres, pourtant je seroys bien marrie que vous pensassiez que je n'eusse souvenance de l'affection essentielle que vous avez monstrée en tout ce qui m'appartient. J'ay entendu que, depuis la surséance de l'intelligence entre nous, l'on vous a addressé des pacquetz pour me les fayre tenir, tant de France que d'Escoce. Je vous prye, si aulcuns sont tombez entre vos mains, s'ilz y sont encores, de les délivrer à ce porteur, lequel me les fera tenir asseurément. Et je prierai Dieu pour vostre préservation.

Vostre bien bonne amye,

MARIE, R.

 

Chose vraiment pathétique ! le porteur que Marie, dans son aveuglement, recommandait à Babington, n'était autre que Gifford, le traître des traîtres, le plus audacieux, le plus actif et le plus profondément pervers de tous les artisans de crime dans ce guet-apens d'iniquité.

Babington sentit sa confiance s'accroître par celle de Marie. Il lui répondit le 6 juillet. Phelipps alla lui-même à Chartley le 8. Il ne jugea pas à propos de se cacher à la reine. Un après-midi que trop faible pour monter à cheval, elle avait demandé son coche, afin de se promener plus commodément, Phelipps eut l'indignité de se mettre sur son passage, lui souriant d'un faux sourire, comme il le mandait à Walsingham. Marie l'apercevant en ressentit une secrète inquiétude, un mystérieux effroi. Préoccupée malgré elle de ce personnage équivoque, elle en traça ainsi le portrait dans sa correspondance avec Morgan : Ce Phelipps est de basse stature et de chétive apparence ; il a les cheveux d'un blond sombre, la barbe d'un blond clair, la figure marquée de petite vérole, la vue courte, et il semble âgé d'environ trente ans.

La reine, néanmoins, n'imaginait pas tout le mal que lui préparait ce ténébreux représentant de la police, ce docile instrument de Walsingham.

Phelipps fit rendre, le 12 juillet, à Marie la lettre de Babington.

Très-chère souveraine, disait le jeune chef de la conspiration, moy mesmes avec dix gentilz hommes et cent aultres de nostre compaignic et suitte, entreprendrons la délivance de vostre personne royalle des mains de voz ennemys. Quant à ce qui tend à nous deffaire de l'usurpatrice, de la subjection de laquelle, par l'excommunication faicte à l'encontre d'elle, nous sommes affranchiz, il y a six gentilz hommes de qualité, tous mes amys familiers, qui, pour le zèle qu'ils portent à la cause catholique et au service de Vostre Majesté, entreprendront l'exécution tragique....

 

La reine était au désespoir. Elle venait de lire le traité d'alliance qui avait été conclu quelques jours auparavant entre son fils et Élisabeth, et où rien n'était stipulé ni pour ses droits ni pour sa liberté, où elle n'était pas même nommée. Dans le premier élan de son indignation, de sa colère, elle écrivit à Babington cette autre lettre qui devait lui être si fatale :

MARIE STUART A ANTOINE BABINGTON.

17 juillet 1586.

Féal et bien aymé, suivant le zèle et entière affection dont j'ay remarqué qu'avez esté poussé en ce qui concerne la cause commune de la religion et la mienne aussy en particulier, j'ay toujours faict asseurance de vous, comme d'un principal et très digne instrument pour estre employé et en l'un et en l'autre. Ce ne m'a esté moindre consolation d'avoir esté avertie de vostre estat, comme vous l'avez faict par vos dernières lettres, et trouvé moyen de renouveller noz

Je ne puis que louer pour plusieurs grandes et importantes considérations, qui seroyent icy trop longues à réciter, le désir que vous avez en général d'empescher de bonne heure les desseings de nos ennemys qui laschent d'abolir nostre religion en ce royaulme, en nous ruynant tous ensemble.

Quant à mon particulier, je vous prye de temoigner à noz principaux amis que, quand je n'auroys aulcun intérest pour moy mesures en ceste affaire —car je n'estime ce que je prétends que peu au prit du bien puhlicq de test Estat —, je serois toujours très affectionnée à y employer ma vie et tout ce que j'ay ou pourray avoir de plus en ce monde.

Or, pour donner un bon fondement à ceste entreprise, afin de la conduire à un heureux succez, il fault que vous consideriez, de point en point, quel nombre de gens, tant de pied que de cheval, pourrés lever entre tous, et quels capitaynes vous leur donnerés en chasque comté, en cas qu'on ne puisse avoir un général en chef ; de quelles villes, ports et havres vous vous tenez certains, tant vers le nord qu'aux pays de l'est et du sud, pour y recevoir secours des Pays-Bas, de France et d'Espagne ; quel endroit vous estimés le plus propre et adventageux pour le rendez vous de toutes vos forces, et de quel côté estes d'avis qu'il fauldra puis après marcher — comment les six gentilshomes sont délibérez de procéder — ; et le moyen qu'il fauldra aussi prendre pour me délivrer de ceste prison.

Ayant fixé une bonne résolution entre vous mesmes — qui estes les principaulx instruments, et le moins en nombre qu'il vous sera possible — sur toutes ces particularités, je suis d'advis que la communiquiez en toute diligence -à Bernardino de Mendoza, ambassadeur ordinaire du roy d'Espagne en France, lequel, outre l'expérience qu'il a des affaires de par deçà, ne fauldra, je vous puis asseurer, de s'y employer de tout son pouvoir. J'auray soin de l'advertir de cette affaire, et de la luy recommander bien instamment, comme à telz aulfres que je trouveray estre nécessaire.

Mais il fault que fassiez choiz bien à propos de quelque personnage fidèle pour manier cette affaire avecq Mendoza et aultres hors du royaulme, duquel seul vous vous puissiés tous fier, afin que la négociation soyt tenue tant plus secrète, ce que je vous recommande sur toutes choses pour vostre propre seureté..... Ces choses estant ainsy préparées, et les forces, tant dedans que dehors le royaulme toutes prestes, il fauldra alors mettre les six gentilshommes en besoigne, et donner ordre que leur desseing estant effectué, je puisse estre tirée hors d'icy, et que toutes vos forces soyent en ung mes-mes temps en campaigne pour me recevoir pendant qu'on attendra le secours étranger, qu'il fauldra alors haster en toute diligence....

C'est le projet que je trouve le plus à propos pour cette entreprise, afin de la conduyre avec esgard de nostre propre seureté. De s'esmouvoyr de ce costé devant que vous soyez asseurés d'un bon secours estranger, ne seroyt que vous mettre, sans aulcun propos, en danger de participer à la misérable fortune d'aultres qui ont par cy devant entrepris sur ce sujet ; et de me tirer hors d'icy, sans estre premièrement bien asseurez de me pouvoir mettre au milieu d'une bonne armée on en quelque lieu de seureté, jusques à ce que noz forces fussent assemblées et les estrangers arrivés, ne seroyt que donner assez d'occasion à cette Royne là, si elle me prenoit de rechef, de m'enclorre en quelque fosse d'où je ne pourrois jamais sortir, si pour le moins, j'en pouvois eschapper à ce prix là, et de persécuter avec toute extresmité ceulx qui m'auroient assistée, dont j'aurois plus de regret que d'adversité quelconque qui me pourroyt eschoir à moi-mesme....

J'ay jusques à présent fait instance qu'on changeast mon logis ; et pour response on a nommé le seul chasteau de Dudley, comme le plus propre pour m'y loger, tellement qu'il y a apparence que dedans la fin de test esté on m'y mènera. Pourtant advisez, aussy tost que j'y seray, sur les moyens dont on pourra user ès environs pour m'en faire eschapper. Si je demeure icy, on ne se peut servir que d'un de ces trois expédients qui s'ensuyvent : le premier qu'à un jour préfix, comme e seray sortie pour prendre l'air à cheval sur la plaine qui est entre ce lieu et Stafford, où vous soyez qu'il se rencontre ordinairement bien peu de personnes, quelques cinquante ou soixante hommes bien montez et armez me viennent prendre ; ce qu'ilz pourront aysémcnt faire, mon gardien n'ayant communément aveq luy que dix huict ou vingt chevaulx, pourveus sentiment de pistollets. Le second est qu'on vienne a minuict, ou tost après, mettre le feu ès granges et estables que vous sçavez estre auprès de la maison, afin que les serviteurs de mon gardien y estant accourus, vos gens ayant chacun une marque pour se recognoistre de nuict, puissent cependant surprendre la maison, où j'espère vous pouvoir seconder avec ce peu de serviteurs que j'y ay. Le troisième est que les charrettes qui viennent icy ordinairement arrivant de grand matin, on les pourroyt accommoder de façon et y apposter tels charretiers, qu'estant soubz la grande porte les charrettes se renverseroyent tellement qu'i accourant avec ceulx de vostre suyte, vous vous pourries fayre maistre de la maison et m'enlever incontinent. Ce qui ne seroyt difficile à exécuter, devant qu'il y pût arriver aulcun nombre de soldats au secours, d'aultant qu'ilz sont logés en plusieurs endroicts hors d'icy, quélques uns à demy mille et d'aultres à un mille entier.

Quelle qu'en soyt l'yssue, je vous ay et auyay tous-jours très grande obligation pour l'offre qu'avez faict de vous mettre en péril, comme faictes, pour ma délivrance, et j'essaieray par tous les moyens que je pourray, de le recognoistre en vostre endroict comme méritez. J'ay commandé qu'on vous feist un plus ample alphabet, lequel vous sera baillé avec la présente. Dieu tout puissant vous ayt en sa saincte garde !

Vostre entierement bonne amye à jamays.

Ne faillez brûler la présente quant et quant.

 

Voilà, dans sa gravité funèbre, la dernière lettre de Marie Stuart à Babington.

Elle fut attestée par Babington lui-même, puis par Nau et par Curie, les deux secrétaires de Marie.

Dès que Phelipps eut cette formidable lettre, il jugea que tout était accompli. Il avertit Gilbert Gifford, qui toucha la récompense promise, le prix du sang, et qui se hâta de mettre le détroit entre lui et les malheureux qu'il avait si tortueusement conduits à la boucherie. Maude et les autres espions s'éclipsèrent comme Gifford,

Phelipps quitta Chartley le 24 juillet. Il apportait à son maitre les lettres de Babington à Marie Stuart et la réponse, avec les lettres de cette princesse à ses autres amis en Écosse et sur le continent.

C'était assez, c'était trop de preuves. Ballard sollicitait indirectement des passeports. Il était impatient de retourner à Reims. Walsingham donna l'ordre de l'erre-ter. Instruit de cette mesure, Babington fut saisi d'une soudaine et vague terreur. Son premier mouvement fut de regagner son hôtellerie. Il fit seller précipitamment son cheval, et prit au hasard la route qui s'offrit à lui. Il courut quelques milles avant de retrouver son sang-froid. Le grand air cependant ne tarda pas à dissiper cette panique, et, comme au fond Babington était brave, dévoué, il revint sur ses pas, décidé à jouer intrépidement cette dernière partie, résolu à la mort plutôt qu'au déshonneur.

Il se présenta hardiment à l'hôtel du ministre de la police, le pria de délivrer des passeports à Ballard, lui déclara qu'il était lui-même catholique ; que, par ses relations avec les catholiques et son influence sur eux, il pouvait et voulait le servir. Walsingham, feignant de le croire, le remercia, et l'engagea à loger en son propre hôtel, pour que leurs communications fussent plus faciles et plus promptes. Babington ayant accédé à ce désir ou plutôt à ce commandement, s'aperçut bientôt qu'il était gardé à vue, et s'évada.

Ballard fut arrêté. On connaissait les autres conspirateurs. Gifford les avait nommés, signalés. Babington d'ailleurs s'était fait peindre avec les six gentilshommes qui devaient assassiner Élisabeth. Le tableau était surmonté de cette inscription : Nos périls communs sont les nœuds de notre amitié. Walsingham, par Gifford, était parvenu à en faire tirer une copie que garda la reine d'Angleterre.

Après l'arrestation de Ballard, les conjurés, se sentant sous la main et sous les feux de la police, ni Savage, ni aucun autre n'eut l'audace inutile d'attendre dans les jardins, soit à Richmond, soit à Windsor, Élisabeth, pour la frapper. Ils s'échappèrent tous, mais ils furent bientôt pris ainsi que Babington dans un massif de Saint-Johns-Vood, où ils s'étaient réfugiés. On les ramena à Londres, et ils furent jetés à la Tour. Jeunes gens du monde pour la plupart, ils avaient acquiescé à un complot comme à une partie de chasse, pour ne se pas séparer et sans se rendre compte de la portée de leur ligue. Le fanatisme chevaleresque de Babington souriait à leur imagination. C'était une chose agréable aux dames de leurs comtés : ce serait une séduction auprès d'elles ; c'était d'ailleurs un lien de plus entre eux. Ils se firent donc presque tous conspirateurs par imitation, par emphase, par affectation de belles manières, par camaraderie, par fougue de tempérament et d'âge, par émulation de bonne compagnie.

C'était mon triste destin, s'écria Jones devant ses juges, ou de trahir mon ami, ou de rompre mon allégeance et de me perdre, moi et ma postérité. J'ai voulu être compté au nombre des amis fidèles, et je suis condamné comme un traître !...

Avant que ceci arrivât, disait Tichbourne au pied de l'échafaud, nous vivions ensemble dans la situation la plus brillante. De qui parlait-on dans le Strand, à Fleetstreet, et dans tout autre quartier de Londres, si ce n'est de Babington et de Tichbourne ? Dieu sait combien peu les affaires d'État entraient dans ma tête ! J'ai toujours refusé de m'en mêler ; mais, par égard pour mon ami, je me suis tu, et j'ai consenti.

 

Mis en jugement le 13 septembre 1586, condamnés le 17, ces téméraires compagnons de plaisir et d'intrigue furent exécutés en deux actes : le 20, Babington, Barnewell, Tichbourne, Dunn, Charnock, Savage, Ballard, et les autres le 21.

Les raffinements de cruauté légale, si familiers à la procédure criminelle du XVIe siècle, furent épuisés sur les conjurés. Ils furent conduits tout chancelants à Saint-Giles, et éventrés vivants. Leur mort fut le triomphe du tourmenteur fanatique s'acharnant sur des proies humaines. Ce fut la vengeance brutale de l'esprit puritain contre des cadavres. Tous ces hommes furent courageux, mais ils étaient moribonds avant le supplice. Il y eut cependant encore je rie sais quoi de chevaleresque dans le trépas de Babington, et dans celui de Ballard je ne sais quoi de religieux ; lueurs suprêmes, pâles et derniers reflets des habitudes de ces âmes dont les corps étaient brisés par la torture !

Quelques historiens ont pensé qu'il y eut deux conspirations : une conspiration contre la vie d'Élisabeth, à laquelle Marie fut étrangère, et une conspiration pour la délivrance de Marie, la seule dont elle fut complice. Par suite de leur système, ces historiens estiment que tous les passages de la lettre de Marie qui ont trait à l'assassinat d'Élisabeth ont été interpolés par Phelipps, établi à Chartley.

D'autres historiens soutiennent l'avis contraire. Selon eux, la contradiction apparente qu'on relève dans celte lettre pouvait échapper à Marie au milieu du trouble où elle était, tandis que Phelipps, cet esprit froid, logique, toujours si maître de lui, l'aurait certainement évitée. Elle n'est, au reste, que dans les termes. Marie, lorsqu'elle parle d'Élisabeth, après avoir parlé de la besogne des six gentilshommes, suppose, sans l'exprimer, que le coup a manqué, et alors elle, ses amis et les catholiques auront tout à redouter des vengeances de la reine d'Angleterre. Ce qui achève de convaincre que Phelipps n'eut pas recours aux interpolations, c'est qu'elles lui étaient inutiles. Le dernier bill du parlement dirigé contre Marie ne la rendait-elle pas responsable de toute conspiration tentée en sa faveur ? Phelipps n'avait pas besoin, pour perdre la reine d'Écosse, d'une conspiration contre la vie d'Élisabeth, il lui suffisait d'une conspiration destinée à bouleverser les institutions religieuses de l'Angleterre avec le secours de l'étranger.

Pour moi, ces probabilités contradictoires, m'inclineraient au doute sans les aveux formels de Babington. Nau et Curle confirmèrent à plusieurs reprises ces aveux. Une partie de la lettre incriminée avait, déposèrent-ils, été écrite par Nau sous l'inspiration de Marie ; l'autre partie avait été écrite de la main même de la reine, et la lettre entière avait été chiffrée par Curle. Nau alla plus loin. Il convint que sa maîtresse lui avait dicté, entre autres paragraphes, le paragraphe relatif à l'intervention des six gentilshommes qui devaient tuer Élisabeth.

Ces témoignages de Babington, de Curle et de Nau prisonniers, ont été repoussés et admis tour à tour. Mais leur véracité fût-elle une certitude historique, Marie Stuart n'eût-elle pas été plus sage que ses amis, elle trouverait encore grâce devant la postérité.

Captive depuis tant d'années contre tout droit humain et divin ; privée des égards dus à son rang et à sa naissance ; blessée dans ses amitiés, dans ses antipathies, dans les moindres élans de sa liberté, dans les plus minutieux détails de sa vie intime ; opprimée comme femme, outragée comme reine, torturée comme mère, il n'y aurait pas beaucoup à s'étonner qu'elle eût accepté tout entière la conspiration de Babington. Il faudrait l'en blâmer et l'en excuser ; ceux qu'il faut blâmer et flétrir, sans les excuser jamais, ce sont les ennemis qui la retinrent prisonnière, qui l'abreuvèrent d'humiliations, qui la jetèrent au delà de tous les conseils de la prudence, qui l'entourèrent d'espions, qui préparèrent le complot, et qui, en immolant cette grande victime, ne furent pas des prêtres, ainsi que des sectaires l'ont écrit, mais des geôliers, des provocateurs, des bourreaux.