HISTOIRE DE MARIE STUART

 

LIVRE DIXIÈME.

 

 

Vie de Marie Stuart au château de Sheffield. — Ses correspondances. — Ses habitudes. — Ses espérances. — Sa petite cour. — Son esprit. — Sa grâce. — Sa générosité. — Elle redouble de ferveur religieuse. — Ses lectures. — Ronsard. — L'Heptaméron de la reine de Navarre. — Plutarque. — L'Imitation de Jésus-Christ. — Le Psautier. — Livre d'heures. — Besoin d'émotions douces. — Elle s'entoure d'oiseaux et de chiens. — Lettres. — Tyrannie d'Élisabeth. — Ses cruautés. — Sa parcimonie. — Son espionnage envers la reine d'Écosse. — Jacques VI prisonnier des seigneurs écossais. — Marie indignée. — Sa lettre à Élisabeth. — Marie Stuart accusée par la comtesse de Shrewsbury. — Lettre satirique de la reine d'Écosse à la reine d'Angleterre. — Lady Shrewsbury rétracte ses calomnies devant le conseil privé. — Marie Stuart transférée à Wingfield, sous la surveillance de sir Ralph Saddler et de Sommers. — Aggravation de captivité. — Élisabeth. — Les Guise. — Philippe II. — Les papes. — Jacques VI. — Catherine de Médicis. — Henri III. — Vanité de la confiance de Marie Stuart dans les princes.

 

Ces deux périls passés, la Saint-Barthélemy et la conspiration de Norfolk, Marie Stuart se courba peu à peu sous les voûtes féodales du château de Sheffield. Comment ces voûtes, en pesant sur elle, ne l'étouffèrent-elles point ? C'est là un problème.

Marie avait un grand courage, et elle ne désespéra jamais entièrement de sa destinée. A l'époque où nous sommes parvenus, la politique pour elle avait tout remplacé. Elle avait des ambassadeurs, elle écrivait, elle recevait des milliers de lettres. Ses messagers traversaient la terre et les mers. Par elle et par eux elle travaillait à une double restauration : la sienne et celle du catholicisme dans la Grande-Bretagne. Elle méditait la ruine d'Élisabeth et du protestantisme par ses trois grands alliés naturels : le roi de France, le pape, et le roi d'Espagne. Elle aimait ces alliés avec une aveugle passion de parti ; mais cette passion avait des degrés. Le roi de France n'était que le troisième dans son affection, le pape n'était que le second. Le premier, c'était Philippe II, le roi catholique, le chef religieux à l'égal et même au-dessus du pape. Voilà ceux, voilà celui surtout de qui Marie espérait la chute de sa rivale, le rétablissement de son trône et de son Dieu.

Elle attendait au milieu des mécomptes, des insultes, des mensonges, des trahisons ; et, en attendant, elle souffrait.

Elle était privée de tout commerce avec son enfant élevé par ses ennemis, éloigné d'elle par tant de souvenirs, par la religion et par l'intérêt du pouvoir. La vue d'un fils, cette joie et cet orgueil de la femme, manquait à son cœur. Elle n'obtenait des nouvelles de Jacques, des nouvelles officielles, qu'à de longs intervalles ; et cependant, écrivait-elle, c'est tout ce que j'ay dans ce monde, et plus je vay en avant, plus j'en suys folle mère.

N'ayant plus d'amour après Norfolk, son ardeur de vie se répandait en correspondances séditieuses, en ruses et en luttes contre ses geôliers, en amitié sur ses officiers et sur ses femmes. Il entrait dans cette amitié beaucoup de sympathie naturelle, de reconnaissance, de bonté ; du désœuvrement aussi et de la coquetterie. Elle voulait plaire à tous, et elle y réussissait. Elle était adorée. Le dévouement qu'elle inspirait ressemblait encore à l'amour. Elle était attentive et généreuse. Son bonheur était de donner. Elle épuisait son pauvre budget à verser des présents autour d'elle, à préparer des surprises ; et rien ne lui était si doux que les visages heureux qu'elle avait faits. Lorsque ses distinctions avaient semé des jalousies, elle trouvait dans son cœur ou dans sa grâce des paroles qui ramenaient la paix parmi les siens. Elle soignait elle-même les malades et consolait ceux que la captivité lassait. La prison était plus charmante avec elle que la liberté sans elle.

Elle jouait et folâtrait avec ses serviteurs. Sa conversation, si brillante aux cours de France et d'Écosse, reprenait par moments toute sa verve, tous ses prestiges. Son originalité était impétueuse, entrainante. Elle portait l'imagination dans la gaieté, et sa plaisanterie était un mélange accompli de sel attique et de sel gaulois. On reconnaissait toujours la même Marie Stuart attrayante au possible, selon l'expression du maréchal de Retz. Personne n'était de meilleure compagnie. Elle avait des accès d'ironie, des bouffées de colère, des retours de bonne humeur, des séductions de sourire, des éclairs d'esprit, quelquefois des badinages galants qui rappelaient les fabliaux. Mais elle ne se permettait rien d'inconvenant ni de trivial. Dans ses petits écarts, elle restait princesse, et, comme on disait en ce temps-là, gentilfame.

Un autre trait de plus en plus caractérisé de sa physionomie morale, c'était la piété, une piété parfois tendre, souvent fanatique. Tantôt cette piété était une passion politique, un cri de guerre, tantôt une effusion religieuse. La violence contre les hérétiques était familière à la reine, k moins qu'ils ne fussent de ses serviteurs ou de ses partisans. Elle était alors d'une bienveillance caressante. Quand aussi sa situation s'aggravait, qu'elle éprouvait un redoublement de rudesse ou de périls, dans ses heures de regret ou de crainte, elle n'avait plus d'imprécations, mais des élans. Elle passait dans son oratoire, où elle s'attendrissait sur elle-même devant le crucifix et pleurait. Elle retrouvait là sa sérénité, oubliait ses maux, et, cédant à l'enthousiasme intérieur, elle se fondait dans la résignation, dans la prière. Elle sortait de ce lieu secret plus forte qu'elle n'y était entrée. Il lui arrivait dans ces moments-là de faire appeler par ses dames ses officiers. Elle leur parlait d'un intarissable cœur et de cette soudaine éloquence dont l'explosion étonnait autrefois à Holyrood les ministres de son conseil. Deux thèses favorites, dont elle variait les preuves avec une rare souplesse, revenaient toujours dans ses improvisations, vives et colorées comme celles du Midi. Elle adjurait les catholiques de croître, de persister dans la foi ; et les protestants, le jeune Gordon et Guillaume Douglas surtout, lorsqu'ils étaient attachés à sa maison, elle les suppliait de se convertir, les laissant fibres, mais espérant tout de la puissance de Dieu, de leurs bons instincts et de leur bonne race.

Elle se croyait charge d'âmes, et elle était très-scrupuleuse sur la lettre des prescriptions ecclésiastiques. Elle se préoccupait de la défense expresse de toute prière dans une autre langue que la langue de l'Église. Elle avait bien assez de restes de latin pour comprendre ; mais ses serviteurs ?

Il m'est tombé entre les mains, écrivait-elle à l'archevêque de Glascow, une paire d'heures réformées par le pape, lesquelles je voudroys avoir pour fournir mes gens ; et pour ce qu'il y a un édict qui défend d'user aucunes oraisons en langue vulgaire, mon petit troupeau estant, Dieu mercy, tout catholique — Gordon et Douglas partis —, je vouldroys sçavoir si l'oraison vulgaire est généralement défendue à ceulx qui, après avoir dictes leurs heures, ont de particulières dévotions, et spécialement le manuel en françois. Ce que je vous prye de sçavoir du nonce, et prier mon oncle qu'il vous ordonne quelques prières pour dire après l'office à toute ma maison. Car aulcuns ne prieront jamais sans cela. Nous n'avons nul autre usage de religion, sinon la lecture des sermons de M. Picart, à quoy ils s'assemblent tous. Ce sera aumosne à vous autres de donner aux prisonniers une reigle. Nous avons autant de loisir quasi que les religieux.

 

Elle s'inquiétait ainsi de la nourriture spirituelle de sa petite cour. Pour elle, dont la culture était plus exquise, elle avait conservé ses nobles habitudes d'intelligence. Quand elle avait beaucoup écrit, ses dépêches politiques terminées, elle se délassait à faire des vers ou à lire quelques livres aimés dans toutes ses fortunes, et qui la suivaient dans toutes ses demeures.

On connaît son admiration pour Ronsard. Elle feuilletait souvent les livres de ce maitre de sa jeunesse, de ce merveilleux artiste, dont elle cherchait à imiter le tour et l'harmonie.

Elle avait du goût aussi pour l'Heptaméron de la reine de Navarre, et elle s'amusait des Nouvelles de la bonne Marguerite, qui, malgré le préjugé attaché à son nom, ne poussa jamais aussi loin que Marie Stuart la poésie du plaisir.

La pauvre prisonnière se récréait encore aux histoires anciennes, et singulièrement à Plutarque. M. Amyot, le grand aumônier et le précepteur de ses beaux-frères Charles IX et Henri III, lui avait donné lui-même au Louvre un exemplaire de sa traduction, à laquelle elle trouvait une saveur incomparable. Elle disait que ces grands païens étaient des modèles de vertu, et que, pour l'honneur de la vraie religion, on était tenu de vivre mieux et de mourir aussi bien qu'eux.

L'Imitation de Jésus-Christ, ce livre qu'un ange semble avoir écrit pour l'homme sous la dictée d'un Dieu, était le baume de sa captivité. Elle y avait recours dans les désespoirs où ses relations avec les agents d'Élisabeth jetaient son orgueil. Nulle lecture ne versait autant d'huile sur son âme. Mais quelquefois, quand cette âme énergique était trop ulcérée, trop meurtrie sous l'outrage, quand elle ruisselait de sang et de larmes, elle redisait à haute voix les Psaumes, ces hymnes d'un roi qui soupire, qui gémit, et qui, par éclairs, au plus fort de ses douleurs, crie vers Jéhovah contre ses ennemis :

Seigneur, écoutez ma prière, et que ma plainte monte jusqu'à vous.

La nuit j'ai veillé solitaire comme le passereau sur son toit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mes jours ont décliné comme l'ombre, et j'ai séché comme l'herbe du faneur.

La langue de l'impie et du fourbe s'est déchaînée contre moi.

La perfidie est sur les lèvres de mes agresseurs ; ils ont rugi contre moi, ils m'ont fait une guerre d'iniquité.

Que le méchant règne sur mon ennemi ! que Satan se dresse à sa droite !

Que son nom s'oublie en une seule génération !

Que les forfaits de ses pères revivent dans la mémoire du Seigneur, et que le péché de sa mère demeure ineffaçable !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On surprend ici au vif le secret des prédilections de Marie pour les Psaumes.

Un autre livre qu'elle ouvrait chaque jour, c'est un livre d'heures aux feuillets de vélin, décoré de miniatures, et dont les prières latines et françaises sont tracées à la main. Les pages sont encadrées d'arabesques, et les marges sont ornées de vers composés par Marie Stuart dans ses prisons. Ces vers sont péniblement travaillés ; le sens en est obscur, la forme tendue, et ils n'approchent pas de la prose de cette princesse à la même époque :

Voici les meilleurs du recueil :

Comme autrefois la renommée

Ne vole plus par l'univers ;

Isy borne son cours divers

La chose d'elle plus aimée.

MARIE, R.

Ce beau manuscrit est ainsi désigné par l'inventaire des effets de Marie Stuart, trouvé dans les papiers de M. de Châteauneuf :

Heures en parchemin... couverts en velloux avec coings, platines an mylieu et fermoirs d'or garnis de pierreries.

Ce précieux livre demeura en Angleterre jusqu'en 1615. Il était en vente à Paris au commencement de la Révolution française. Un gentilhomme russe l'acheta, et en fit présent à la bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg, où, bien que dépouillé de sa reliure primitive et de ses riches ornements, il excite encore l'admiration de tous les étrangers.

Marie Stuart le conserva depuis sa plus tendre jeunesse jusqu'à sa mort. Elle a mis elle-même une date qui prouve cette longue possession :

Ce livre est à moy. MARIE, 1554.

La reine vivait ainsi, priant, ourdissant des intrigues politiques, prodiguant des avances menteuses à son ennemie triomphante ; usant le temps à lire, à écrire des vers, à prononcer des sermons, à causer, à médire, à regretter, à espérer. Mais le temps était long, et, quand toutes ces choses étaient faites, Marie ne savait plus que faire. La princesse éblouissante de Fontainebleau et de Saint-Germain, la reine adorée du Louvre et d'Holyrood respirait à l'étroit. Elle se sentait mourir à Sheffield, dans la cellule et dans les habitudes d'une religieuse ; réduite par moments à deux chambres, séparée de ses principaux officiers, en communication seulement avec quelques-unes de ses femmes et ses plus indispensables serviteurs ; ne se promenant plus à pied, ne montant plus à cheval, malade, brisée d'âme et de corps, abandonnée à tous les pressentiments, à toutes les craintes, en proie à l'ennui, ce vautour des prisons, qui étouffe lorsqu'il ne déchire pas. Marie fut, à plusieurs reprises, bien près de succomber : son courage toujours armé la sauva. L'affection de sa petite cour de trente personnes à Bolton, de seize à Sheffield, les soins de ses dames, l'industrie de ses domestiques lui venaient en aide. Bastien surtout, qu'elle avait toujours protégé, le même qu'elle maria en son château d'Édimbourg, et pour les noces duquel elle donna un bal la nuit où Darnley fut assassiné ; Bastien, dévoué à sa maîtresse, d'une imagination inventive, accourait au moindre signe. Il lui persuadait de tenter un mets nouveau dont il lui enseignait la recette ; il lui composait des ouvrages de soie et de tapisserie que la reine se décidait à remplir, et la distraction qu'elle en éprouvait la soulageait un peu. Elle, la fière Marie, elle composait lentement de délicieux travaux d'aiguille, pour qui !... pour celle qui la retenait prisonnière, pour celle qu'elle haïssait avec d'autant plus de rage qu'elle contraignait ses mains et ses lèvres à la flatter.

Aussi quel besoin d'émotions douces, d'objets inoffensifs, de créatures aimantes pour reposer ses yeux et ses pensées ! Elle cédait à mille élans de tendresse, à mille instincts de bienveillance. Elle s'entourait de parfums et de chants. Elle multipliait la vie autour d'elle, et les fleurs, et les oiseaux, et les chiens, images charmantes de tout ce qui lui manquait, le luxe, la liberté, le mouvement et l'amour.

Il faut l'entendre elle-même.

MARIE STUART A M. DE LA MOTHE-FÉNELON.

 De Sheffield, 8 novembre 1571.

..... J'avoys baillé un ordre à mon tailleur de me faire tenir quelques besoignes. Je vous prie, soubz cette couleur, essayer d'envoyer vers moy, ou à tout le moins quelque chose par les voituriers, et n'oublier le ruban. Je désireroy bien avoir de l'eau de canelle.

MARIE, R.

 

MARIE STUART A M. DE LA MOTHE-FÉNELON.

Septembre 1573.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Expédiés moy le mithridat — le contrepoison, l'antidote —, dont je vous ay escript, le meilleur et le plus seurement que faire se pourra, et le reste des. besoignes que doit le sieur Vassal m'achepter, spécialement la soie blanche, pour ce que j'en ai plus de haste ; quant à la verte, j'en ay reconnu ansés.

Vostre bien obligée et bonne amie,

MARIE, R.

 

MARIE STUART A M. DE LA MOTHE-FÉNELON.

Du château de Sheffield, 20 février 1574.

Il fault que je vous donne la peyne de m'envoyer, le plustost que pourrés, hnict aulnes de satin incarnat, de la coulleur de l'escharitillon de soye que vous recevrés, le mieux choisi que trouverés dans Londres. Je le voudrois avoir dans quinze jours, et une livre de plus deslié et double fil d'argent que ferés tramer ; et, en bref, je vous rendray compte de l'ouvrage en quoy je le pense employer.

MARIE, R.

 

MARIE STUART A M. DE LA MOTHE-FÉNELON.

De Sheffield, le 10 mars 1574.

J'avois demandé des confitures pour ce caresme, qui me feroient bon besoin, l'ayant commencé avec la douleur de mon costé bien aspre, qui ne m'estoit venue depuis Bourkston — Buxton — ; mais si vous m'en envoyés, je désirerois bien que ce feust par une main asseurée.

Je ne vous diray aultre chose, sinon que tout mon exercisse est à lire et à travailler en ma chambre ; et pour ce, je vous demande, puisque je n'ay aultre exercisse, de m'envoyer le plustost que pourrés, quatre onces, plus ou moins, de la mesure soye incarnatte que m'envoyattes il y a quelque temps, pareille an patron que je vous renvoye ; le mieux est d'en faire prendre au mesme marchand qui vous fournit l'aultre. L'argent est trop gros ; je vous prie m'en faire choisir de plus des-lié, comme le patron est, et me l'envoyer avecque huict aulnes de taffetas incarnat de doubleure ; si je ne l'ay bientost, je chomeray, de quoy je serois marrie, car ce n'est pour moy que je travaille.

 

MARIE STUART A M. DE LA MOTHE-FÉNELON.

De Sheffield, 9 juin 1574.

Je vous charge présenter de ma part à la royne un essay de mon ouvrage, que recevrés par le Karieur, dans une cassette scellée de mon cachet ; que vous la supplierés d'accepter en bonne part, comme tesmoignage de l'honneur que je luy porte et désir que j'ay de m'employer en chose qui lui peust plaire. Vous excuserés les faultes, et en prendrés une partie pour vous, qui n'estes bon choisisseur de fil d'argent ; et, pour amande de vostre part, tâcherés d'entendre en quoy je pourray travailler qui luy puisse estre plus agréable ; et, m'en advertissant, je fairay mieux à l'advenir.

 

MARIE STUART A LA REINE ÉLISABETH.

De Sheffield, 9juillet 1574.

Madame ma bonne sœur, puisque vous avés fait si bonne démonstration à M. de La Mothe, ambassadeur du roy, monsieur mon bon frère, d'avoir pour agréable la hardiesse que j'ay prise de vous faire présenter par luy ce petit essay de mon ouvrage, je ne me suis peu tenir de vous tesmoigner, par ce mot, combien je m'estimeray heureuse me mettre en dehvoir, par tous moyens, de recouvrer quelque part en vostre bonne grace, à quoy j'eusse bien désiré qu'il vous eust pleu m'ayder par quelque signification de ce que vous trouverés en quoy je vous puisse obéir ; ce sera quand il vous plaira que je vous fairay preuve de l'honneur et amytié que je vous porte. Je suis bien ayse que vous ayez accepté les confitures que ledit sieur de La Mothe vous a présantées, desquelles j'écris presentement à mon chancelier Du Verger de m'envoyer meilleure provision, et vous me fairés faveur de vous en servir. Et pleust à Dieu qu'en meilleure chose vous me voulussiés employer privénient comme vostre ; j'aurois telle promptitude pour vous complaire, qu'en bref vous auriés meilleure oppinion de moy. Cependant j'attandray en bonne dévotion quelques favorables nouvelles de vous, puisque je les requiers de si longue main. Et, pour ne vous importuner, je remettray le surplus à M. de La Mothe, m'asseurant que vous ne luy donnerés moins de crédit qu'à moi mesme ; et, vous ayant baisé les mains, je prierai Dieu qu'il vous donne, Madame ma bonne sœur, en santé, longue et heureuse vie.

Vostre bien affectionnée sœur et cousine,

MARIE, R.

 

MARIE STUART A L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.

Sheffield, 9 juillet 1574.

Monsieur de Glasco, pour le present je ne vous diray sinon que, Dieu merssy, je me porte mieulx que d'avant mes bayns, durant lesquels je vous escrivis. Au reste, je vous prie me faire recouvrer des tourtelles et de ces poules de Barbarie, pour voir si je pourray les faire es-lever en ce pays (comme vostre frère m'a dit que vous 'en aviez faict nourrir en cage, et des perdrix rouges chez vous), et despescher quelqu'un jusqu'à Londres pour les apporter, qui m'enverra l'instruction. Je prendrois plaisir de les nourrir en casge, comme je fays de tous les petits oiseaux que je puis trouver. Ce sont des passe-temps de prisonnière, et mesmes pour ce qu'il n'y en a pas en ce pays. Je vous ay escrit il n'y a pas longtemps ; je vous prye, tenez la main que mon intention soit suivie, et je prieray Dieu vous avoir en sa garde.

Vostre bien bonne mestresse et amie,

MARIE, R.

 

MARIE STUART A L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.

Sheffield, 18 juillet 1574.

Si vous avez congé de m'envoyer quelqu'un avecques mes comptes, envoyez Jean de Compiegne, et qu'il m'apporte des patrons d'habits et eschantillons de draps d'or, d'argent et soye, les plus jolis et rares que l'on porte à la cour, pour là-dessus entendre ma volonté. Faytes moy faire à Poissy une couple de coiffes à couronne d'or et d'argent, telles qu'ils m'en ont aultrefoys faictes ; et que Breton se souvienne de sa promesse, qu'il me fasse recouvrer d'Italie des plus nouvelles façons des coiffures et voiles et rubans avecques or et argent, et je l'en feray rembourser.

Souvenez-vous des oiseaux dont je vous ay escrit dernièrement, et communiquez la présente à. Messieurs mes oncles, et leur priez de me fayre part de quelques unes des nouveautés qui leur viendront, comme ils font à mes cousines ; car bien que je n'en porte, elles seront employées en meilleur lieu. Et pour fin, je requiers Dieu qu'il vous donne, Monsieur de Glascou, bonne et longue vie.

Vostre bien bonne amye et mestresse,

MARIE, R.

 

MARIE STUART A MONSIEUR L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.

De Sheffield, 1574.

..... Si M. le cardinal de Guise, mon oncle, est allé à Lyon, je m'asseure qu'il m'enverra une couple de beaux petits chiens, et vous m'en ascheterez autant ; car, hors de lisre et de besoigner, je n'ay plésir qu'à toutes les petites bêtes que je puis avoir. Il me les fauldroit envoyer en des paniers, bien chaudement.

Vostre bien bonne mestresse et meilleure amye,

MARIE, R.

 

MARIE STUART A L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.

Sheffield.

Monsieur de Glascou, je suis satisfayte de ma montre, qui me playt tant pour ces jolies devises, qu'il fault que je vous en remercie. N'oubliés pas mes armoyries et devises dont mon segretaire Nau vous a escrit, et davantage celles de feu M. mon grand-père et Mme ma grand'mère. Au reste, j'ayme bien mes petits chiens.

 

MARIE STUART A L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.

Sheffield, 1574.

Monsieur de Glascou, Serves de Condé, un ancien et bon serviteur, s'est plaint à moy d'avoir esté oublié sur mon estat, ces années passées. J'entends que luy et sa femme y soient remis au premier. Cependant, je lui ay signé un mandement de quoy je vous prie le faire payer.

Vostre bien bonne amye et mestresse,

MARIE, R.

 

MARIE STUART A L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.

De Sheffield, 4 août 1574.

..... Quant à l'opinion de M. le cardinal, mon oncle, de mettre mon argent en un coffre, je le trouve bon et l'en supplie humblement. Je le supplie me tenir en sa bonne grace et me faire au long entendre sa volonté, ou par son chiffre ou par le vostre. Advisez bien que personne, que vous et lui, ne sçache rien de ce que je vous escris, car un mot esventé par mesgarde m'emporteroit de la vie, quand ce ne seroit que pour la peur de mes intelligences.

 

Du milieu de ces manèges diplomatiques, de ces soins touchants, de ces affections délicates auxquelles elle se retenait pour ne pas tomber dans l'abîme dont elle sentait le vertige, Marie Stuart, d'intervalle en intervalle, poussait un cri de détresse. Elle faisait appel à sa famille, au cardinal de Lorraine, son oncle, au roi de France, au pape, à Catherine de Médicis, à Élisabeth elle-même.

Écoutons-la du fond de son donjon :

A MONSIEUR LE CARDINAL DE LORRAINE.

Sheffield, 4 août 1574.

..... M. de La Mothe me conseille vous supplier que mon cousin de Guise, Mine ma grand'mère et vous, écriviez quelques lettres honnestes à Leicester, le remerciant de sa courtoisie vers moy, comme si luy faisoyt beaucoup pour moy, et par mesure moyen lui envoyer quelque présent, que cela me feroyt grand bien. Il prend plaisir à des meubles. Si lui envoyiez quelque coupe de christal en vostre nom et me la faire payer, ou quelque beau tapis de Turquie, ou semblables choses que trouverez le mieux à propos, il me sauveroyt peut-estre cet hyver, et lui feroit de honte mieux faire, ou estre soupsonné de sa maystresse, et tout m'ayderoit.

 

MARIE STUART A L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.

Sheffield, août 1574.

..... Si mon oncle, monsieur le cardinal, me vouloit adresser quelque chose de joly ou bien des brasselets, ou un myroir, je le donneroys à la royne. Car on m'a advertye qu'il fault que je lui face des présents. Si vous trouvez quelque chose de nouveau, faites le moy achepter, et demandés pasport pour m'estée apporté, et peuls-estre que, pour l'avoyr, la dicte royne sera contente de me le laisser venir. Il fauldroit m'escrire en lettres ouvertes que l'avez recouvert, pour, s'il me plaisoit, servir d'un token (cadeau) à la royne ; mais que ne voullés qu'il soyt délivré qu'à moy, pour voir si je le trouveroys agréable. Et si mon oncle devisoit quelque devise entre elle et moy, ces petites folies là la fairoient plustost couller le temps avec moy, que nulle autre chose.

 

MARIE STUART AU CARDINAL DE LORRAINE.

8 novembre 1574.

..... Mon bon oncle, si vous sçaviez les afflictions, alarmes et peurs que j'ay tous les jours, vous auriés pityé de moi, quoique je ne serois vostre chère fille et niepce.

..... S'il plaît à Dieu me délivrer par vostre moyen et de mes pareils, vous et eux en aurez plus de force et de support pour rostre maison. Mon bon Micle, si je voys qu'avés soing de moy, je porteray tout paciemment, et metteray poine de me préserver, pour vous obéir le reste de ma vie.

 

MARIE STUART A L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.

11 novembre 1574.

Depuis mon chifre écrit, le frère de Du Verger a eu pasport de me venir porter quelques confitures que j'avoys mandées, dont monsieur de La Mothe a, de ma part, présenté la moytié à cette royne, qui m'avoyt par luy prié en faire venir ; et bien qu'il en eut pris l'essay, quelques uns lui ont voullu mettre en teste que c'estoit pour l'empoysonner ; ce que oyant l'ambassadeur, il a  supplié la royne, qui les avoyt receues, qu'elle n'en goutast. Mais elle respondit que puisqu'il en avoyt fait l'essay, elle ne s'en défieroyt poinet, et en a tasté et trouvé bonne.

 

MARIE STUART A M. DE LA MOTHE-FÉNELON.

Du château de Sheffield, 13 décembre 1574.

.... Monsieur de La Mothe-Fénelon, l'asseurance que me donnés que la royne, ma bonne sœur, recevra en bonne part les petits ouvrages que je puis faire de ma main, m'a fait travailler vollontiers à faire cet accoutrement de reseuil (réseau) que je vous prie lui prësenter, avecque ce mot de lettre que vous fermerez l'ayant leue, lui ramentevant tousjours le désir que j'ay de pouvoir faire chose qui lui soit agréable. Et le jour qu'elle me fera cette faveur de le porter, je vous prie lui baiser très humblement les mains pour moi : de quoy je vous seray obligée.

 

MARIE STUART A L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.

Sheffield, 9 janvier 1575 :

.... Je vous prye, faytes moy faire ung beau miroir d'or, pour pendre à la ceinture, avec une cheine à le pendre ; et qu'il soit sur le miroir le chiffre de ceste royne, et le myen, et quelque devise à propos, que le cardinal mon oncle devisera. Il y a de mes amis en ce pays qui demandent de mes peintures. Je vous prye m'en faire faire quatre enchassez en or, et me les envoyez secretement, et le plus tost que pourrez.

 

MARIE STUART A HENRI III, ROI DE FRANCE.

De Sheffield, 12 juin 1575.

..... Je vous beseray humblement les meins du bien qu'il vous a pieu fayre à l'evesque de Rosse en faveur des servisses qu'il m'a faicts. Ce sont les effects de l'amitié d'un très bon frère et allié, et qui me font esperer que ceste si ensienne allience d'entre nos prédecesseurs sera encores entre nous deux renouvellée et plus estroictement confirmée.

Vostre plus humble sœur à vous obéir,

MARIE, R.

 

MARIE STUART A L'ARCHEVÊQUE DE GLASGOW.

Sheffield, 9 mai 1578.

..... Ayez souvent audience de la royne mère (Catherine de Médicis), et mectez peine de l'informer, au mieux que vous pourrez, du respect et obéissance que je lui veux porter, afin de la rendre plus facile à l'advancement et expédition de ce qui lui sera communiqué par messieurs mes parens.

 

MARIE STUART A LA REINE ÉLISABETH.

5 septembre 1579.

Madame ma bonne sœur, je vous ai escript par diverses foys, depuis le voyage que mon secretaire a fait en Écosse ; mais n'ayant eu aucune responce, craignant que toutes mes lettres ne vous aycnt esté présentées, je n'ay voulu faillir de m'en descharger près de vous, et vous ramantevoir l'estat misérable de la mère et de l'enfant, vos plus proches parens, affin qu'il vous plaise, selon vostre acoustumé bon naturel, leur subvenir en une nécessité si urgente.

.... Vous protestant, sur ma foy et conscience, que je désire autant que vivre d'acquérir et mériter vostre bonne amytié par tous les debvoirs que je pourray vous rendre comme vostre humble sœur puisnée, qui en ceste volonté vous bayse les reins.

 

Marie Stuart était profondément occupée de Son fils ; son fils l'inquiétait sans cesse. Elle souhaitait de l'arracher au protestantisme, à Elisabeth, et de le donner, selon le vent de la politique, soit à la France, soit à l'Espagne, mais toujours au catholicisme, afin de le reconquérir, et de faire de leurs deux causes une seule cause, de leurs deux faiblesses une force. Elle s'était attachée à ce dessein obstinément ; et si les ministres anglais s'avisaient de l'en soupçonner, elle le niait avec une imperturbable assurance. Sa politique sur ce point était superstitieuse, et la pauvre reine y mêlait des pratiques secrètes de dévotion. Après s'être adressée à tous les princes, à tous les diplomates, à tous les partisans des royautés papistes, à tous ses parents de Lorraine et de Guise, elle invoqua la Vierge, et elle eut recours à une neuvaine.

Elle écrivit à M. de Glasgow, son ambassadeur en France :

De Sheffield, 18 mars 1580.

Acquittez moi d'un vœu que j'ai autrefoys fait pour mon filz ; c'est à sçavoir d'envoyer sa pesanteur de cire vierge, lorsqu'il nacquit, à Notre-Dame de Clery, et y faire faire une neufvaine. Outre laquelle je désire que vous faciez chanter une messe en la dicte église, par chascun jour, un an durant, et distribuer là, par chascun jour, treize trezains à treize pauvres, les premiers qui se présenteront de jour à aultre.

 

Les passions cependant et les intérêts contraires suivaient leur cours.

Leicester, à l'exemple de la reine sa maîtresse, recevait les présents de Marie, lui renvoyait des compliments, des hommages de galanterie, et ne cessait de conseiller à Élisabeth de la faire mourir à huis clos. Ses collègues appuyaient ce conseil barbare. Élisabeth ne le repoussait pas, elle l'ajournait. Sa résolution était prise.

Elle préluda contre Marie à l'attentat suprême par mille attentats. Elle, qui avait le culte de la royauté, sa haine envers la femme lui fit oublier les égards que ses sujets mêmes devaient à une tête qui avait porté deux couronnes, et qui avait légitimement droit à une troisième. Les sévérités, les rudesses étaient recommandées aux gardiens de Marie. Ceux qui tempéraient de quelques adoucissements ces ordres sauvages, des grands seigneurs comme lord Scroope et lord Shrewsbury, étaient vivement réprimandés de leur politesse. Leur commisération, leur respect étaient des délits aux yeux d'Élisabeth, presque des trahisons. Il fallait être le tourmenteur de la reine d'Écosse pour plaire à la reine d'Angleterre.

Malgré les tolérances qu'amène l'intimité, Marie eut beaucoup à souffrir de la tyrannie imposée à ses geôliers grands et petits. Toute complaisance pour elle était punie ; toute méfiance, toute dureté, toute aggravation contre elle étaient récompensées à Greenwich.

Les châteaux qu'elle habita successivement, surtout Tuthury, furent si malsains, elle fut si exposée dans ces tristes séjours au froid, à la fumée, au vent, à l'humidité, sans parler de l'ennui qui empoisonnerait les plus charmantes résidences, qu'elle y contracta des infirmités précoces. Les ordonnances des médecins, les soins de ses serviteurs, les bains répétés de Buxton, furent impuissants à la guérir.

La parcimonie dans les dépenses de sa table et dans tout ce que payait Élisabeth était honteuse. La pauvre' Marie était détournée du dégoût que lui inspirait cette avarice haineuse qui s'étendait à tout, par les inquiétudes, les soucis dé sa propre sûreté. Toujours en peur d'être empoisonnée, ses maîtres d'hôtel, les Beatoun et Melvil, étaient des amis qui veillaient plus à sa vie qu'à sa maison. Et ce n'étaient pas des craintes chimériques. Plus d'une fois ce lâche crime, nous l'avons dit, avait été conseillé par Leicester. Ce ne fut pas le désir qui manqua à Élisabeth ; ce fut l'audace. Elle redoutait les cours de l'Europe. Elle espérait une occasion où elle pût à la fois désaltérer son envie féroce et ne pas perdre sa réputation, ne pas compromettre son honneur. Bien différente de sa rivale, elle était prudente jusque dans l'assassinat, et elle songeait à préserver judaïquement son odieuse robe virginale de toute tache de sang.

Les meubles de Marie, de celle dont les maisons s'étaient appelées le Louvre et Holyrood, étaient aussi simples que les mets fournis à la reine d'Écosse. L'âme et la main d'Élisabeth se montraient partout. De loin, elle épouvantait la courtoisie des hôtes de Marie, et lord Shrewsbury, tout grand maréchal d'Angleterre qu'il était, sentait et laissait sentir qu'il était enveloppé des regards de sa souveraine. Le seul luxe de Marie lui était personnel. Ses appartements ne brillaient que des débris de ses fortunes. Ses robes et ses manteaux de velours et de satin, ses basquines à l'espagnole, de taffetas ou de crêpe, semées de jais ; ses tapisseries héroïques, représentant, en six actes, la Journée de Ravennes ; ses tapisseries mythologiques, reproduisant Méléagre et Hercule ; ses tapis de Turquie, ses dais de toute couleur ; les dentelles et les franges d'or de son lit, ses voiles brodés, ses camisoles de soie ; sa bassinoire d'argent ; les deux bassins d'argent où elle se lavait ; ses croix d'or, ses bracelets, ses chaînes de perles, ses colliers d'ambre mêlés de rubis et de diamants ; son miroir. ovale garni d'or et de pierreries, sa petite ourse et sa petite vache d'or émaillé ; ses écritoires, ses flacons et ses salières d'argent ; sa lampe de nuit en forme de sirène, chef-d'œuvre d'orfèvrerie ; ses luths d'ivoire et d'ébène, ses horloges diverses, ses coupes et ses bougeoirs de vermeil ; ses petits arbres d'or, dans les branches desquels se cachaient une femme et deux perroquets ; les portraits d'elle, de son père, de sa mère, de son fils, de Charles IX, de Henri III, de la reine de Navarre, du cardinal de Lorraine, du duc François de Guise, son glorieux et bien-aimé oncle, de son cousin Henri de Guise toutes ces choses venaient d'elle, de sa grandeur passée. Élisabeth n'y avait ajouté que des ustensiles communs et des meubles vulgaires. Il fallut à Marie Stuart une longue et pénible négociation pour obtenir un lit de plumes qui était recommandé par les médecins. Triste et lamentable contraste, où éclataient la majesté déchue de Marie et les vengeances d'Élisabeth !

L'une des épreuves les plus cruelles de Marie Stuart, ce fut l'espionnage organisé contre elle, la corruption s'insinuant jusqu'à son oratoire, pénétrant jusqu'aux secrétaires de l'ambassade de France ; et par suite, ses chiffres vendus, ses lettres ouvertes, ses confidences livrées, le trafic affreux de ses secrets, de sa correspondance, de sa liberté, de son trône et de sa vie.

Quand on ne pouvait gagner ses serviteurs — presque tous furent fidèles —, on en réduisait le nombre, sans s'inquiéter de blesser soit les habitudes, soit les nécessités, soit les affections de la captive, ces humbles affections de l'intimité, si chères à Marie Stuart aux jours de son infortune, alors qu'elle se serrait sur la pierre de l'âtre, plus près du cœur de ses pénates français et écossais qui lui continuaient en exil, en prison, sous les verrous anglais, une patrie domestique, une religion du foyer.

Le goût de Marie Stuart était connu pour la promenade à pied et surtout pour les courses à cheval. Il arriva souvent que l'on restreignit ou même que l'on supprima tout exercice de la prisonnière, au grand détriment de sa santé et de son plaisir. Elle qui était née pour commander de si haut, elle était forcée alors de se soumettre, et elle obéissait en frémissant.

On lui refusa plus d'une fois la douceur de recevoir les officiers et les intendants de ses biens en France, qui avaient à lui rendre compte de son douaire ou qui lui apportaient des nouvelles de sa famille. S'ils étaient admis en sa présence, c'était devant des témoins qui écoutaient les paroles et qui scrutaient jusqu'aux regards.

La reine d'Écosse avait toujours été catholique. Les adversités avaient redoublé en elle le zèle religieux. Le catholicisme était pour elle un intérêt, puisque, détrônée avec lui dans la Grande-Bretagne, avec lui elle devait se relever de la poussière. Le catholicisme était surtout pour elle un sentiment très-profond, très-ardent, dont le malheur et la captivité entretenaient la flamme. Elle voulait et demandait un chapelain qui lui dît la messe, qui la confessât, qui la consolât, et qui fût le pontife de son culte, le prêtre de toute sa maison. Ce désir si naturel, ce droit si juste, étaient toujours éludés, et l'on opprimait la pauvre reine avec une dérision sauvage jusque dans le sanctuaire de sa conscience.

On alla plus loin :

Marie Stuart s'était plainte à Élisabeth qu'on eût donné pour précepteur à son fils celui qu'elle appelait l'athée Buchanan, et elle priait vivement la reine d'Angleterre que l'on choisît un autre maître pour le jeune prince. Que fit Élisabeth ? Elle répondit indirectement que cela concernait les Écossais, qu'elle ne pouvait se mêler de ce détail intérieur ; et en même temps elle eut soin de faire porter à Marie Stuart, par Bateman, le pamphlet sanglant dans lequel le fanatique docteur traitait Marie d'adultère, de prostituée, d'empoisonneuse.

Marie sentit le double coup de la main de Buchanan et de la main d'Élisabeth. Elle but jusqu'à la lie cette insulte après toutes les autres, et elle dut se résigner à ce que le diffamateur de la mère répétât sans cesse à l'oreille de l'enfant ce qu'il avait proclamé sur les toits à la face de l'Écosse, de l'Angleterre et du inonde.

La mesure des persécutions était comblée depuis longtemps. Cependant, Marie espérait encore. Elle était parvenue à nouer une correspondance avec son fils, et des diplomates dévoués cherchaient laborieusement à réunir, par un traité d'association, le droit réciproque du roi et de sa mère à la couronne. Les seigneurs du parti de Morton, qui avaient si énergiquement combattu Marie Stuart, et la reine d'Angleterre, qui n'entendait pas lâcher sa proie, étaient naturellement les adversaires d'un arrangement amphibie qui aurait rendu à leur ennemie la liberté et une moitié du sceptre. Néanmoins, malgré tous les obstacles qu'elle prévoyait, Marie se fiait à ses négociations avec l'étranger, et elle pensait rétablir ses affaires, soit par l'influence du duc de Guise sur les favoris de Jacques, soit par les secours de la France, de Rouie et de l'Espagne. Dans ces illusions, elle contenait ses murmures. d'ais lorsque triompha la faction anglaise, dont les chefs, les comtes de Marr et de Glencairn, lord Lindsey, le tuteur de Glamis, lord Boyd, lord Ruthven, depuis peu comte de Gowrie, s'emparèrent, le 22 août 1582, de la personne de Jacques VI, et l'emmenèrent à Stirling, alors déçue dans tous ses projets, renonçant à son hypocrisie épistolaire avec Élisabeth, Marie Stuart éclata dans la plus éloquente lettre qu'elle ait jamais écrite, et que nous serons heureux de rappeler ici.

Le roi d'Écosse avait été pris au piège dans le château de Ruthven. Ii y fut invité, et s'y arrêta à son retour de la forêt d'Atholl, où il s'était livré à sa passion pour la chasse. Jacques descendit de cheval avec une insouciante bonhomie dans la cour du château de Ruthven. Il y fut reçu par le comte de Gowrie avec toutes les marques d'une respectueuse reconnaissance. Le roi monta joyeusement l'escalier. Mais à peine sous le vestibule, il s'aperçut qu'il était séparé de sa suite et entouré de lords suspects. Il dissimula de son mieux, et le soir il feignit d'organiser pour le lendemain une belle partie de chasse, à l'aide de laquelle il comptait s'évader et gagner Holyrood. S'étant levé de bon matin, il se rendit, afin de dérouter les soupçons, dans la grande salle du château. Il y donna ses ordres pour la journée, puis il voulut quitter l'appartement. Mais au moment où il allait sortir, il vit entrer tous les seigneurs qu'il redoutait. Ils lui présentèrent une pétition violente, où ils énuméraient les griefs de l'Écosse et les leurs. Ils accusaient le gouvernement de Jacques d'être abandonné à d'indignes favoris qui s'entendaient avec le roi d'Espagne, le pape, les jésuites, et qui se jouaient du saint Évangile de Dieu, des privilèges de la noblesse, des lois et des libertés du royaume. Jacques, embarrassé, balbutia quelques promesses inintelligibles, et s'avança vers la porte. Le tuteur de Glamis y était. Il se mit en travers, croisa les bras sur sa poitrine, et barra audacieusement le chemin à son maître. Jacques retourna se rasseoir, et son dépit fut si vif, qu'il pleura. Laissez-le pleurer, dit rudement Glamis en relevant sa moustache ; larmes d'enfant valent mieux que larmes d'hommes ayant de la barbe. Le roi se sentit plus que prisonnier, il se sentit insulté. Il pardonna l'attentat, mais il ne pardonna pas l'offense.

Marie Stuart fut pénétrée d'indignation. Son fils devenait le captif du parti anglais comme elle était elle-même la prisonnière d'Élisabeth. Cet outrage lui renouvela ses propres outrages, partis des mêmes mains, des mêmes bouches, et communiqua cette fois à son accent plus de franchise, de profondeur et de sonorité.

Madame, écrit-elle à Élisabeth, j'aurai recours au Christ, notre juge, pour mon pauvre enfant et pour moi-même. Au nom du Sauveur donc et devant lui, séant entre vous et moi, je vous dénonce cette dernière conspiration comme une trahison contre la vie de mon fils.

 

Puis, faisant un retour sur sa captivité, Marie énumère tous ses griefs, toutes ses misères, toutes ses avanies. Elle demande des soulagements, un prêtre pour la consoler, deux femmes de chambre de plus pour la soigner. Elle implore la liberté, un lieu de repos hors de l'Angleterre.

Elle se calme à la fin, cesse de menacer et supplie.

Vous peut-ce être jamais honneur ni bien, que mon enfant et moi soyons si longtemps séparés et nous d'avec vous, nous qui vous touchons de si près en cœur et en sang ?

Reprenés, ajoute-t-elle, ces anciennes arrhes (erres, errements) de vostre bon naturel ; obligez les vostres à vous mesmes ; donnés moy ce contentement avant que de mourir, que voyant toutes choses bien remises entre nous, mon ame, délivrée de ce corps, ne soyt contrainte d'espandre ses gémissements vers Dieu, pour le tort que vous aurez souffert nous estre faict icy bas ; ains, au contraire, en paix et concorde avec vous, départant hors de ceste captivité s'achemine vers luy, que je prye vous bien inspirer sur mes très justes et plus que raisonnables complainctes et doléances.

Vostre très désolée plus proche cousine et affectionnée sœur,

MARIE, R.

 

Cette lettre vint s'émousser sur le cœur inflexible d'Élisabeth. Les persécutions ne cessèrent pas, et la reine d'Angleterre, après des alternatives diverses, s'empara de loin de l'esprit de Jacques VI par les seigneurs écossais, qu'elle pensionnait. Elle acheva de désespérer ainsi Marie Stuart, qui craignit de plus en plus que son fils ne Tilt perdu à toujours pour elle et pour le catholicisme.

Marie, cependant, feignait avec Élisabeth. Elle continuait de la flatter des lèvres, lorsqu'une circonstance cruelle réveilla toutes les passions assoupies dans le sein de la reine d'Écosse. Son emportement méprisa le danger. Elle oublia sa faiblesse et la toute-puissance de son ennemie. Elle avait eu souvent recours à l'éloquence, à la prière. Poussée à bout, elle se servit du sarcasme comme de son arme naturelle ; elle l'aiguisa et le trempa dans le venin de sa haine si longtemps dissimulée.

Elle avait été des années l'amie de la comtesse de Shrewsbury ; la femme de son hôte de Sheffield. Soit jalousie vraie, soit désir de plaire à Elisabeth, la comtesse prit soudainement ombrage de l'intimité de Marie Stuart et de lord Shrewsbury. D'accord avec ses deux fils, Charles et William Cavendish, elle publia partout son déshonneur, prétendant qu'il y avait une liaison coupable entre le comte et la reine d'Écosse.

lia pauvre captive, innocente cette fois, demanda justice de sa calomniatrice ; et comme elle trouvait qu'on était lent à la lui faire, elle eut une imagination diabolique : ce fut de se venger, par un coup à deux tranchants, d'Élisabeth et de la comtesse, alors à la cour de Greenwich.

Voici comment et par quelle lettre :

MARIE STUART A LA REINE ÉLISABETH.

Sans date (novembre 1584.)

Madame, selon ce que je vous ay promis et avés depuis désiré, je vous déclare, ores qu'avecques regret, que telles choses soyent ammenées en questions, mais très sincèrement et sans aucune, passion, dont je prends mon Dieu à tesmoing„ que la comtesse de Shrewsbury m'a dit de vous ce qui suit au plus près de ces termes. A la plupart de quoy je proteste avoir respondu, la réprimandant de croire ou parler si lissentieusement de vous, comme chose que je ne croyois point, ny croy à présent, cognoissant le naturel de la comtesse et de quel esprit elle estoit alors poussée contre vous.

Premièrement, qu'un — le comte de Leicester — auquel elle disait que vous aviez faict une promesse de mariage devant une dame de vostre chambre, avoit couché infinies foys avecques vous... mais qu'indubitablement vous n'estiez pas comme les autres femmes, et pour ce respect c'estoit follie à tous ceulx qu'affectoient vostre mariage avec M. le duc d'Anjou, d'autant qu'il ne se pourroit accomplir, et que vous ne vouldriés jamais perdre la liberté de vous fayre fayre l'amour et avoir vostre plésir toujours avecques nouveaulx amoureux. Regrettant, ce disoit-elle, que vous ne vous contentiez de maistre Raton et un aultre de ce royaulme ; mays que, pour l'honneur du pays, il lui faschoit le plus que vous aviez non-seulement engagé vostre réputation aveèques un estrangier nommé Simier, l'alant trouver de nuict en la chambre d'une dame que la comtesse blasmoit fort à ceste occasion-là, où vous luy revelliez les segrets du royaulme, trahissant ves propres conseillers avec luy ; que vous vous estiés desportée de la mesme dissolution avec le duc son maytre — le duc d'Anjou —. Quant au dict Raton, que vous le couriez à force, faysant si publiquement paroistre l'amour que luy portiez, que luy mesmes estoit contrainct de s'en retirer, et que vous donnastes un soufflet à Killegrew pour ne vous avoir ramené le dict Raton, que vous aviez envoyé rappeler par luy, s'estant départi en chollère d'avecques vous, pour quelques injures que luy aviez ditte pour certains boutons d'or qu'il avoit sur son habit ; qu'elle avoit travaillé de fayre espouser au dict Haton la feu comtesse de Lenox sa fille, mays que, de crainte de vous, il n'i osoit entendre ; que mesme le comte d'Oxfort n'osoit se rappointer avecque sa femme, de peur de perdre la faveur qu'il esperoit recepvoir pour vous fayre l'amour ; que vous estiez prodigue envers toutes telles gens et ceulx qui se mesloient de telles menées, comme à un de vostre chambre, Georges, auquel vous aviez donné troys cents ponds de rente, pour vous avoir apporté les nouvelles du retour de Maton ; qu'à toulz autres vous estiez fort ingrate, chische, et qu'il n'y avoit que troys ou quatre en vostre royaulme à qui vous ayez jamays faict bien. Me conseillant, en riant extresmement, mettre mon fils sur les rangs pour vous fayre l'amour, comme chose qui me serviroyt grandement, et mettroyt M. le duc hors de quartier, qui me seroyt très préjudisiable si il y continuoit ; et, lui répliquant que cela seroyt reçu pour une vraye mocquerie, elle me respondit que vous estiez si vayne et en si bonne opinion de vostre beauté, comme si vous estiez quelque déesse du ciel, qu'elle paryroit sur sa teste de vous le fayre croire facillement et entretiendroit mon fils en ceste humeur.

Que vous avyez si grand plésir en flatteries hors de toutes raysons que l'on vous disoit, comme de dire qu'on ne vous osoit parfois regarder à plain, d'aultant que vostre face luisoit comme le soleil ; qu'elle et toustes les aultres dames de la cour estoient constreintes d'en user ainsi ; et qu'en son dernier voyage vers vous, elle et la comtesse de Lenox, parlant à vous, n'osoient s'entre-regarder l'une et l'autre de peur de s'éclater de rire des saccades qu'elles vous donnoient, me priant à son retour de tancer sa fille, qu'elle n'avoit jamays sceu persuader d'en fayre de mesme ; et, quant à sa fille Talbot, elle s'assuroyt qu'elle ne fauldroyt jamays de vous rire au nez. La dicte Talbot, lorsqu'elle vous alla fayre la révérante et donné le serment comme l'une de vos servantes, à son retour immédiatement, me la contant comme une chose fayte en raillerie, me pria de l'accepter pareill, duquel je feiz longtemps refus ; mays, à la fin, à force de larmes, je la laissay fayre, disant qu'elle ne vouldroyt pour toute chose au monde estre en vostre service près de vostre personne, d'autant qu'elle avoyt peur que, quand seriez en cholère, ne luy fissiez comme à sa cousine Skedmur à qui vous aviez rompeu un doibt, faysant à croire à ceulx de la court que c'estoit un chandellier qui estoit tombé dessubz ; et qu'à une aultre, vous servant à table, aviez donné un grand coup de couteau sur la mayn. En un mot, pour ces derniers pointz et communs petits rapportz, croyez que vous estiez jouée et contrefaicte par elles comme en comédie, entre mes fammes mesmes ; ce qu'appercevant, je vous jure que je deffendis à mes fammes de ne se plus mesler.

Davantage la comtesse m'a aultrefoys advertye que vous voulliez appointer Rollon, pour me fayre l'amour et essayer de me deshonorer, soyt en effect ou par mauvais bruit ; de quoy il avoit instructions de vostre bouche propre : que Ruxby vint icy, il y a environ viij ans, pour attempter à. ma vie, ayant parlé à vous mesure, qui lui aviés dict qu'il fist ce à quoy Walsingham lui commanderoit et dirigeroit. Quand la comtesse poursmvoit le mariage de son fils Charles avecque une des niepces de milordPaget, et que d'aultre part vous voulliez l'avoir par pure et absolue auctorité pour un des Knolles, pour. ce qu'il estoit vostre parent, elle crioit fort Contre vous, et disoit que c'estoit une vraye tyrannie, voulant à vostre fantaisie enlever toutes les héritières du pays, et que vous aviez indignement usé le dict Paget par parolles injurieuses ; mays qu'enfin, la noblesse de ce royaulme ne le souffriroit pas, mesmement si vous vous adressiez à telz aultres qu'elle cognoissoit bien.

Il y a environ quatre ou cinq ans que, vous estant malade et moy aussy au mesure temps, elle me dict que vostre mal provenoit de la closture d'une fistulle que vous aviés dans une jambe, et que sans doubte vous mourriez bientost, s'en resjouissant sur une vayne imagination qu'elle a eue de longtemps par les prédictions d'un nommé John Lenton, et d'un vieulx livre qui prédisoit vostre mort par violence et la succession d'une aultre royne, qu'elle interprestodiestre moy, regrettant seulement que, par le dict livre, il estoit prédit que la royne qui vous debvoit succéder, ne régneroit que troys ans, et moumroit comme vous par violence, ce qui estoit représenté mesme en peinture dans le dict livre, auquel il y avoit un dernier feuillet ; le contenu duquel elle ne m'a jamays voulu dire. Elle scayt mesme que j'ay toujours pris cela pour une pure fouie ; mays elle faisoit si bien son compte d'estre la première auprès de moy, et mesmement que mon fils espouseroit sa petite fille Arabella.

Pour la fin, je vous jure encore un coup, sur ma foy et mon honneur, que ce que desubz est très véritable, et que, de ce qui concerne vostre honneur, il ne m'est jamays tombé en l'entendement de vous fayre tort par le réveller, et qu'il ne se scaura jamays par moy, le tenant pour très faulx. Si je puys avoir test heur de parler à vous, je vous diray plus particulièrement les noms, teins, lieux et aultres circonstances, pour vous fayre cognoistre la vérité, et de cessi et d'aultres choses que je réserve, quand je seray tout à faict asseurée de vostre amytié ; laquelle, comme je désire plus que jamais, aussy, si je la puis ceste foys obtenir, vous n'custes jamays parente, amye, ni mesme subjecte, plus fidelle et affectionnée que je vous la seray. Pote Dieu, asseurez-vous de celle qui vous veult et peult servir.

De mon lit, forçant mon bras malade et mes douleurs pour vous satisfayre et obéir.

MARIE, R.

 

Ces révélations sanglantes, écrites par la reine d'Écosse d'un si vif élan de haine féminine, subsistent dans la collection de M. le marquis de Salisbury. Elles sont de la main de Marie Stuart. On ne saurait donc nier la lettre qui les énumère avec tant de témérité et de complaisance.

Plusieurs historiens doutent seulement que cette lettre ait jamais été envoyée.

On ne peut rien affirmer ; néanmoins deux motifs me portent à croire qu'elle parvint à Élisabeth : d'abord, l'audace naturelle de la reine d'Écosse, accoutumée aux extrémités, et qui ne s'arrêtait jamais au milieu d'une faute ou d'une passion ; puis, le ressentiment toujours croissant, depuis cette époque, de la reine d'Angleterre contre Marie Stuart. Quoi qu'il en soit, le comte de Shrewsbury accourut à Londres, et se plaignit à son tour devant Élisabeth. Il sollicita une décision de sa souveraine sur les bruits malveillants répandus par sa propre femme et par ses enfants. Élisabeth fit droit aux plaintes du comte. Traduits devant le conseil privé, lady Shrewsbury et ses deux fils se rétractèrent par serment, et reconnurent la pureté des rapports qui avaient existé entre le comte et sa prisonnière.

Ce dénouement favorable à l'honneur de Marie Stuart ne laissa pas d'être fatal à son repos. De Sheffield où elle avait été détenue quatorze ans, elle fut transférée à Wingfield (8 septembre 1584), sous la surveillance provisoire de sir Ralph Saddler et de Sommers ; sa captivité devint plus dure et plus étroite ; elle devint aussi moins sûre. La parole du grand maréchal, la délicatesse du pair d'Angleterre, tels sont les deux abris qu'allait remplacer pour Marie Stuart l'arbitraire tantôt perfide, tantôt brutal, de légistes, de diplomates, de petits gentilshommes, que leur obscurité même sauvait de cette responsabilité héraldique dont le comte de Shrewsbury se sentait investi devant tous les princes de l'Europe.

Que faisaient cependant ces princes vers lesquels Marie tendait les mains ? Ils s'étaient fatigués vite de l'infortune de la reine d'Écosse. Marie, elle, ne se lassait pas d'implorer, d'espérer.

Pauvre reine captive ! aveugle dans les colères qu'elle soulevait, et dans les appels qu'elle adressait sur tous les points du continent !

Qui cherchait-elle à irriter, à exaspérer ? Son ennemie implacable, Élisabeth, l'arbitre de sa vie et de sa mort !

Qui invoquait-elle ?

Les Guise, qui l'avaient presque oubliée depuis qu'elle n'était plus un ressort de leur politique tortueuse ;

Philippe II, occupé ailleurs, et contre lequel grondaient sourdement la mer et les tempêtes ;

La papauté, violente amie sous Pie V, alliée indifférente et blasée sous Sixte-Quint, toujours nuisible à Marie ;

Jacques VI, un prince burlesque, faible et pédant, un fils dénaturé ;

Enfin, Catherine de Médicis et Henri III, qui, par la proximité de situation géographique, d'alliances soit de familles, soit de peuples, auraient MI être les premiers à secourir la reine d'Écosse, mais qui ne voulaient pas donner, par l'élargissement de l'auguste proscrite, un prestige de plus à la maison de Lorraine, rivale insolente de la maison de Valois.

La reine mère, et le roi de France étaient d'ailleurs, par leur perversité, éloignés de tout devoir, de toute générosité, de toute grandeur, étrangers aux convenances du sang, aux amitiés légitimes, aux traditions, à la pitié, à la religion, aux sentiments humains.

Catherine était petite-nièce des papes Léon X et Clément VII, de vrais Médicis, les prodigues Mécènes de l'art, trop diplomates par les habitudes de leur esprit et de leur nation, trop païens par leur goût exquis de l'antiquité pour être les pontifes du Saint des saints.

La ruse, qui était le génie des oncles, fut le génie de la nièce.

Elle ressemblait beaucoup à Léon X, dont 'elle avait l'air calme et fin, la belle carnation, la complexion replète et un peu endormie. Mais les âmes montraient moins de parenté. Ce que le pape avait en bonté, en fantaisies, en facilité, en manèges, Catherine l'avait en ambition, en fourberie et en tragédie froide.

Elle n'éprouvait pas les transports, les fureurs de la cruauté, elle n'en connaissait que les calculs et la science. Les vieux mémoires l'appellent une athéiste, née et nourrie en athéisme. Il paraît certain, en effet, qu'elle ne croyait pas en Dieu. On comprend que sa morale valait sa théologie. Elle avait un empoisonneur à gages, maître René. Il lui tenait lieu du Destin. C'était un oracle qui prononçait et qui exécutait toujours le mot de sa passion. Son confident, un scélérat de bonne compagnie, Gondy, maréchal de Retz, était athée comme elle. La seule religion de Catherine était l'astrologie. Elle se faisait lire les Centuries provençales du prophète de Salon, de Nostradamus, qu'elle reçut au Louvre et qu'elle enrichit : tant elle avait le goût des choses et des visions sibyllines ! Privée de la plus noble des facultés de l'âme, la conscience, elle ignorait le remords. Elle avait larmes de crocodile, dit un vieil historien.

Cette princesse avait été elle-même la corruptrice de ses enfants. Son favori, Henri III, fut l'énigme la plus étrange de ces temps d'énigmes. Entouré d'un sérail équivoque, abruti de débauches inouïes, le Sardanapale de ses mignons pendant leur vie, leur prêtre après leur mort, leur donnant des palais pour demeures, puis des autels pour tombeaux, il n'était ni un homme ni une Femme.. Courtisane-roi, Henri III, la face pâle, sans front, les oreilles emperlées, les cheveux coiffés d'un bonnet à l'italienne, passait une grande partie de ses journées à se farder le visage, à essayer des buscs, à se poudrer, à se friser et à se fraiser. Sa toilette était monstrueuse comme ses amours. C'étaient sans cesse fêtes nouvelles et nouveaux festins. Il s'en allait avec la reine en Normandie, le long des côtes, et il en rapportait des guenons, des perroquets, de petits chiens achetés soit à Dieppe, soit au Havre. Durant le carême, il parcourait le soir et la nuit les rues de Paris, faisait des processions de pénitents blancs, et prenait un singulier plaisir à voir ses mignons se fouetter à ces cérémonies. Il les fouettait lui-même, et il glissait leurs portraits dans ses heures. Les jours ordinaires, il s'amusait au bilboquet dans son palais, dans ses jardins et jusque dans les carrefours. Quelquefois il prêchait lui-même les frères hiéronymites, en leur couvent du bois de Vincennes. Il aimait à porter son grand chapelet de têtes de mort. Après l'avoir récité aux processions, il s'en parait pour le bal, où il se livrait aux accès de la plus folle gaieté, secouant tous les grelots profanes par-dessus les amulettes de la pénitence. Ce chapelet du roi, et d'autres chapelets qui étaient de mode parmi les mignons, furent pour eux les jouets bénits d'une pusillanimité honteuse, d'une dévotion sacrilège, et d'une débauche effrénée. Mystères exécrables, dont le temps a dit le secret. Mais qui oserait le redire, et ne rougirait même d'y faire allusion ?

Ah ! le cœur se serre quand on se demande compte des illusions de Marie prisonnière, et quand on vient à reconnaître sur quel sable mouvant, sur quels caractères dégradés, faux, abominables, elle fondait ses espérances !