HISTOIRE DU MOYEN-ÂGE

 

CHAPITRE XI. — HISTOIRE DE FRANCE ET D'ANGLETERRE JUSQU'À LA GUERRE DE CENT ANS.

 

 

Caractère de l'époque suivante. Tiers état. Les temps qui s'écoulèrent du Ixe siècle au commencement du XIIe furent la belle époque de la féodalité française. Elle était tout, le roi et le peuple n'étaient presque rien. Cependant, dès la fin du XIe siècle, la naissance des communes avait entamé la puissance des seigneurs. Nous allons voir maintenant l'édifice féodal tomber en ruines sous les coups de la royauté. Pendant que les monarques le battront en brèche, il continuera d'être miné en dessous par l'influence croissante du tiers-état, c'est-à-dire du peuple. Nous venons de dire que. les communes, après avoir atteint un moment à un très haut degré d'indépendance, n'avaient pas tardé à déchoir. Cette décadence n'arrêta pas les progrès du tiers-état, qu'il ne faut pas confondre avec les communes. Le tiers-état, dit Augustin Thierry, c'est la nation entière, moins la noblesse et le clergé. Ce nom désignait le peuple non seulement des cités, mais des villages et des hameaux. Les légistes, qui jouèrent un rôle si important sous les règnes suivants, appartenaient au tiers-état.

Tandis que le pouvoir royal en France ira toujours croissant, nous le verrons en Angleterre descendre insensiblement des hauteurs de l'absolutisme, et perdre de ses prérogatives au profit de l'aristocratie et des communes coalisées contre lui.

 

§ Ier. — LA FRANCE ET L'ANGLETERRE JUSQU'À PHILIPPE-AUGUSTE.

 

Politique de Louis le Gros. A Philippe Ier succéda, en l'an 1108, son fils Louis VI, surnommé le Gros. Avec ce règne, commence pour la royauté française une période glorieuse. Louis VI entra parfaitement dans l'esprit de la chevalerie. Ami de la justice et de l'ordre, il fut le défenseur valeureux de tous les opprimés et, comme dit Guizot, une sorte de juge de paix universel au milieu de la France. Le clergé, les marchands, les laboureurs, le petit peuple trouvèrent toujours en lui aide et protection contre le brigandage seigneurial, et ils surent payer le roi de retour. Dans ses guerres contre la féodalité, Louis emmena constamment à sa suite les milices des villes et des églises. A la fin de son règne, la royauté, si faible sous les premiers Capétiens, avait acquis une puissance morale considérable.

 

Luttes de Louis le Gros contre la féodalité. Louis se mit en mouvement dès qu'il eut été associé au trône, du vivant même de son père (1101). Les quatre premiers Capétiens n'avaient pu se faire obéir, non seulement des grands vassaux, mais encore des petits barons du duché de France. Dans les environs même de Paris, on ne pouvait aller d'une ville à l'autre, sans courir le danger d'être détroussé. Ici s'élevait le château de Montlhéry, là celui du Puiset, plus loin d'autres encore, tous habités par de véritables brigands, qui descendaient dans la plaine pour piller les marchands et les voyageurs. Louis eut à guerroyer pendant quinze ans pour les faire rentrer dans le devoir. En 1115, tous ces seigneurs durent s'avouer vaincus et se soumettre à leur suzerain. L'ordre rétabli dans le duché de France, le roi travailla à se faire reconnaître aussi des grands vassaux, et y parvint dans une partie considérable du royaume. En face du mouvement communal, il resta ce qu'il fut toujours, justicier. Il prononça pour ou contre les villes suivant que leurs réclamations lui semblaient fondées ou injustes.

 

Grandeur de la France au XIIe siècle. La nation française entière partageait, a cette époque, l'infatigable activité et l'énergie de son roi. Aussi ne s'illustra-t-elle jamais davantage et exerça-t-elle une immense influence. C'étaient en partie les fruits de cette réforme morale à laquelle Grégoire VII s'était dévoué, et que la France avait acceptée dans une plus large mesure, peut-être, qu'aucune autre nation. Les Normands français avaient conquis l'Angleterre, Naples et la Sicile ; dans les champs de bataille de l'Orient, les chevaliers français paraissaient toujours au premier rang et n'étaient égalés que par les Belges. Partout où ils portaient leurs armes, ils établissaient leur domination et faisaient régner leurs mœurs. Leur langue était parlée des frontières de l'Ecosse à l'Euphrate ; elle commençait à devenir la langue universelle. Elle devait cette popularité à ses poètes, dont les chants, fort en honneur, étaient écoutés avec enthousiasme. L'université de Paris marchait à la tête du monde savant. La jeunesse des écoles se livrait aux études avec une ardeur qu'on a peine à s imaginer ; si bien qu'Abailard, expulsé de sa chaire, vit ses élèves le suivre dans une sorte de désert et s'y construire des huttes pour continuer à profiter de ses leçons. Cluny, Cîteaux, la Chartreuse, Prémontré, les grands foyers de la réforme monastique, étaient en France. Cette influence, cette supériorité des Français du XIIe siècle, semblent s'être personnifiées, en quelque sorte, dans saint Bernard, cet humble moine, qui sut, non seulement remuer les masses, mais tourner encore à son gré les rois, les princes, et les pontifes.

 

Louis VII (1137-1180). La politique de Louis le Gros fut continuée, sous son faible successeur, parle célèbre Suger, abbé de Saint-Denys, qui fut ministre du roi Louis VII le Jeune, comme il l'avait été de Louis VI. Louis VII prit part à la deuxième croisade, et pendant la longue absence de œ prince, ce fut Suger qui porta vraiment la couronne. Après la mort de ce sage ministre, le roi répudia la reine Eléonore de Guienne, dont l'alliance lui avait valu les fertiles provinces de l'Aquitaine. Eléonore épousa immédiatement Henri Plantagenet, un des plus puissants vassaux du roi de France, dont elle doubla les domaines. Par la faute du roi, Henri fut dès lors plus fort et plus riche que son suzerain. Les événements d'Angleterre vinrent encore augmenter cette puissance déjà si formidable.

 

Avènement des Plantagenets au trône d'Angleterre. Henri Beauclerc, le troisième des rois normands d'Angleterre, ne laissa en mourant (1135) qu'une fille, Mathilde, surnommée l'impératrice, parce qu'elle avait épousé en premières noces l'empereur Henri V. Cette princesse était remariée à Geoffroy Plantagenet, comte d'Anjou, lorsque le testament et la mort de son père l'appelèrent à recueillir la couronne d'Edouard le Confesseur. Cet héritage, toutefois, lui fut disputé par Etienne de Blois, dont la mère était fille de Guillaume le conquérant. Etienne, après une longue guerre, finit par rester maitre du royaume britannique ; mais Henri Plantagenet, fils de Mathilde, le força à le reconnaître pour successeur, et monta effectivement sur le trône sans contestation (1154).

 

Puissance d'Henri II Plantagenet. L'avènement des Plantagenets au trône d'Angleterre donna aux Capétiens un vassal plus puissant encore que ne l'avait été Guillaume le Conquérant. La Normandie n'était pas le seul fief qu'Henri II tînt de la couronne de France. Il avait hérité de son père, Geoffroi, le Maine et l'Anjou ; sa femme, Eléonore de Guienne, lui avait apporté le comté de Poitou et le duché d'Aquitaine[1]. Le nouveau roi d'Angleterre dominait ainsi sur la plupart des provinces occidentales de la France. Mais sa lutte avec Thomas Becket et la révolte de ses fils annulèrent en grande partie ces avantages.

 

Henri II et saint Thomas de Cantorbéry. Henri avait entrepris de réduire les privilèges accordés à l'Eglise par Guillaume le Conquérant, et en particulier la juridiction des tribunaux ecclésiastiques, à laquelle les laïques eux-mêmes étaient soumis en beaucoup de cas. On préférait généralement le for ecclésiastique à la justice civile, comme plus éclairée et plus équitable. De sorte que la tendance qu'avait naturellement l'officialité à étendre son cercle d'action, se trouvait fortement appuyée par l'opinion publique. Sa juridiction s'élargissait de jour en jour, et les revenus du roi et des barons, provenant des amendes, diminuaient en proportion. Le roi, plus soucieux de ses intérêts pécuniaires que du bien public, voulut restreindre les droits dont jouissait le clergé. Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry et primat d'Angleterre, fit opposition à ses projets. Dans une assemblée convoquée à Clarendon en janvier 1164, le roi soumit alors à la signature de l'épiscopat seize articles, presque tous plus ou moins attentatoires aux libertés de l'Eglise. Les évêques, Thomas avec eux, eurent la faiblesse de signer les Constitutions de Clarendon. Becket, toutefois, se rétracta presque aussitôt, et pour échapper à la colère du roi, se retira en France. Il lui fut bientôt permis de retourner à son siège ; mais à peine arrivé dans sa ville épiscopale, il fut assassiné au pied de l'autel, dans sa cathédrale, par quatre chevaliers de la suite du roi (1170).

 

Embarras d'Henri II. Ce meurtre sacrilège souleva contre le monarque, qui l'avait plus ou moins encouragé, une réprobation universelle, au point de mettre son trône en danger. Henri le sentit. Pour détourner le coup, il fit au Saint-Siège les concessions désirables, et s'abaissa aux plus humbles satisfactions. A jeun, les pieds nus, sous l'habit de pénitent, il parut en pèlerin au tombeau du saint martyr, et spontanément confessa à genoux sa faute devant le chapitre réuni. Après quoi, chacun des ecclésiastiques et des moines présents lui appliqua quelques coups de discipline sur les épaules. Les Constitutions de Clarendon furent amendées, et le clergé remis en possession de ses privilèges. Le monarque se reconnut aussi vassal du Saint-Siège, comme l'avaient fait deux de ses prédécesseurs. Sa pénitence l'empêcha de perdre le trône, mais ne lui concilia pas l'affection de ses sujets. Trois de ses fils levèrent même contre lui l'étendard de la révolte, et se firent de nombreux partisans, à tel. point qu'Henri dut se recruter une armée d'aventuriers brabançons. La rébellion fut soutenue par Louis VII et par le roi d'Ecosse. Il était dans leur intérêt d'affaiblir la puissance britannique. Mais Henri sortit vainqueur de toutes les difficultés. Le roi d'Ecosse dut reconnaître sa suzeraineté et une paix fut conclue avec le roi de France.

 

Conquête de l'Irlande. Le règne d'Henri II présente encore un fait important, la conquête de l'Irlande, que le pape Adrien IV approuva sur un faux exposé que le roi d'Angleterre lui avait présenté du but et du caractère de l'entreprise.

 

§ II. — PHILIPPE-AUGUSTE ET JEAN SANS TERRE.

 

Politique de Philippe-Auguste. Philippe-Auguste succéda à Louis VII en 1180. La royauté française, lors de son avènement, avait déjà considérablement grandi. Grâce aux efforts de Louis le Gros et de Suger, la couronne possédait une puissance morale considérable, à laquelle, néanmoins, la force matérielle ne répondait pas. A la mort de Louis VII, le domaine royal, le royaume proprement dit, se réduisait à peu près à cinq des départements actuels. Etendre ce royaume et mettre la force matérielle au niveau de la puissance morale, tel fut le but constant de la politique de Philippe-Auguste. Il rendit conquérante, dit un historien[2], la couronne que son aïeul, Louis le Gros, avait rendue suzeraine. Il rencontra un grand obstacle dans la puissance d'un de ses vassaux, le roi d'Angleterre, maître de toute la France occidentale. Tant que vécut Henri II, l'œuvre de Philippe n'avança guère. Elle réussit mieux sous les successeurs du redoutable et habile Plantagenet.

 

Démêlés de Philippe-Auguste avec les rois d'Angleterre. En 1189, le roi de France partit pour la troisième croisade avec Richard Cœur de Lion, nouvellement monté sur le trône d'Angleterre. Son séjour en Palestine ne fut pas long. Comme il avait entrepris cette expédition moins par piété que pour ne pas indisposer l'opinion, aussitôt après la prise de Saint-Jean d'Acre, content des lauriers qu'il venait de cueillir, il laissa une partie de son armée en Orient et ramena le reste en France, tandis que Richard se couvrait de gloire par ses exploits chevaleresques contre les musulmans. Philippe était plus désireux de s'agrandir en France que de s'illustrer en Asie sans résultat utile. L'affaire de la succession de Flandre l'appelait en Europe. Mais il aspirait surtout à se venger de la hauteur insultante du roi d'Angleterre, et voulait mettre à profit son absence pour se fortifier à ses dépens. A voir le rôle que Philippe-Auguste joua dans la troisième croisade, on pourrait croire, observe un historien[3], qu'il n'était allé en Asie que pour y conduire Richard et pour éloigner de l'Occident le plus redoutable de ses rivaux ; lorsque le monarque se trouva engagé dans toutes les difficultés et dans tous les embarras de la guerre sainte, le roi de France revint dans ses états, et l'histoire nous dit qu'il profita de l'absence de ses ennemis ou de ses voisins, sinon avec cette loyauté qu'on aime à retrouver dans la conduite des rois, du moins avec une habileté que la politique moderne a souvent prise pour modèle.

A son arrivée en Europe, son attention se porta d'abord sur la Flandre et l'Artois, dont le comte, Philippe d'Alsace, venait de mourir sans enfant. Il réclama l'Artois en vertu d'une cession qui lui en avait été faite par le comte ; et la Flandre, comme un fief qui, faute d'héritier mâle, devait faire retour à la couronne. Le comte de Hainaut, beau-frère de Philippe d'Alsace, lui disputa ces provinces, et le roi de France dut enfin se contenter de l'Artois. Philippe-Auguste s'occupa ensuite des affaires d'Angleterre. Richard ; avant de partir pour la croisade, avait désigné comme son successeur Arthur, fils de son frère Geoffroy de Bretagne. Jean sans Terre, frère de. Richard, profita de l'absence prolongée du roi, pour chercher à supplanter son neveu et à s'assurer la couronne. Au prix de la Normandie, il acheta l'appui de Philippe-Auguste. Cependant Richard revint enfin ; Jean fit sa soumission, laissant tomber tout le poids des armes de son frère sur le roi de France. Richard battit Philippe près de Gisors, mais ne sut pas tirer parti de sa victoire. D'ailleurs il périt peu de temps après, et sa mort ouvrit une large carrière à l'ambition de son rival. Jean sans Terre et Arthur se disputèrent la couronne d'Angleterre et Philippe se prononça pour l'un puis pour l'autre, suivant les exigences de sa politique. Arthur, qui était vassal de Philippe-Auguste, tomba aux mains de Jean sans Terre, et disparut sans qu'on ait jamais su comment. Jean, cupide, cruel et débauché, comme tous ses prédécesseurs, l'avait sans aucun doute assassiné. C'était donner beau jeu à Philippe-Auguste. Le roi de France assigne son vassal coupable à comparaître devant sa cour pour rendre compte du crime qu'il avait commis (1202). Sur son refus, les fiefs qu'il tenait de la couronne de France sont confisqués : c'était la Normandie, le Maine, l'Anjou, la Touraine, l'Auvergne, une grande partie du Poitou, de l'Aunis et de la Saintonge. Jean ne conserva qu'une partie de la Guienne et delà Gascogne. La politique de Philippe-Auguste avait atteint son but ; le domaine royal était doublé. La couronne unissait à la puissance morale la force matérielle. Les rois d'Angleterre ne pouvaient plus, avec leurs seuls sujets du continent, lutter à armes égales contre leur suzerain. Plus aucun des grands feudataires n'osa se flatter en France de pouvoir arrêter le développement de l'autorité royale, si ce n'est par des ligues.

Ces événements, désastreux en apparence pour l'Angleterre, furent pour elle un bonheur providentiel. Les nobles normands établis en Angleterre cessèrent dès lors de regarder la France comme leur patrie, et commencèrent à voir des frères dans les Anglo-Saxons, jusque-là opprimés et méprisés. Les deux races ne tardèrent pas à se fondre. A l'avènement de Jean, dit Macaulay[4], la distinction entre les Saxons et les Normands était profondément marquée, et avant la fin du règne de son petit-fils, il n'y en avait presque plus de traces.

 

Les apanages. Quant à la France, il est bon d'observer que la couronne ne conserva pas sous sa domination immédiate toutes les provinces acquises, soit par Philippe-Auguste, soit par ses successeurs. Plusieurs d'entre elles furent, de règne en règne, données comme apanages aux fils puînés des rois. Les princes agirent ainsi, partie par affection pour leurs enfants, partie aussi par nécessité. Pour tenir une province réunie au domaine, il fallait y établir une administration, et l'administration, à cette époque, était encore au berceau. La monarchie donna aux provinces nouvellement acquises des dynasties tirées de son sein. Ces dynasties y transportèrent la langue et les mœurs de la France centrale. Elles préparèrent ainsi leur réunion définitive et complète au royaume, qui devait les posséder en cas d'extinction des familles apanagées. Grâce aux apanages, les branches collatérales de la maison capétienne purent maintenir leur rang, fournir, chaque fois que la famille régnante s'éteignit, une nouvelle ligne, et perpétuer ainsi, avec la. dynastie, une même politique pendant six siècles. Avantage considérable pour la formation du royaume de France. L'institution des apanages eut toutefois aussi de graves inconvénients. Elle donna naissance à une nouvelle féodalité aussi dangereuse pour la couronne que la première.

 

Continuation de la lutte entre la France et l'Angleterre. Cependant le roi d'Angleterre, au lieu de rassembler toutes ses forces pour reprendre ses fiefs confisqués, eut l'imprudence de s'attirer encore de nouveaux et redoutables adversaires. S'attaquant au pape lui-même, il refusa de reconnaître comme archevêque de Cantorbéry, le candidat que l'élection canonique, approuvée par Innocent III, avait mis sur ce siège. Le cardinal Langton ne put prendre possession de son église. Ses amis et ses parents se virent même exposés à la persécution. Innocent III, après avoir épuisé tous les moyens de persuasion, voyant que le tyran ne faisait que s'endurcir, le déclara déchu du trône et transmit tous les droits des Plantagenets à Philippe-Auguste, qu'il chargea d'exécuter la sentence (1212). Le roi de France prépara une descente en Angleterre. Tous les vassaux répondirent à son appel, à l'exception du seul comte de Flandre, Ferrand de Portugal, que Philippe-Auguste venait de dépouiller, par la perfidie, d'une partie de ses états. Cependant, à la vue de ces armements, Jean sans Terre, aussi poltron qu'il était insolent despote, et d'ailleurs fort peu rassuré sur la fidélité de son peuple, avait envoyé à Rome présenter sa soumission. L'archevêque Langton fut reconnu, et le roi d'Angleterre se déclara vassal et tributaire du pape. Philippe-Auguste se vit ainsi arrêter tout court. Il envahit alors la Flandre pour se venger de Ferrand, mais sa flotte fut détruite dans le port de Damme et l'expédition, malgré quelques brillants faits d'armes, n'amena en définitive aucun résultat.

 

Bataille de Bouvines (1214). Jean sans Terre, cependant, avait formé contre Philippe-Auguste une vaste ligue, dans laquelle entrèrent plusieurs princes français qu'inquiétaient la puissance croissante et la politique envahissante des Capétiens. Ferrand en faisait naturellement partie. L'empereur, Otton IV de Brunswick, y avait également adhéré. La Flandre, les princes lotharingiens et l'empereur devaient attaquer par le nord, tandis que Jean sans Terre ferait invasion au midi. Le roi d'Angleterre entra le premier en action et par son incapacité échoua complètement. Alors Philippe, sans attendre ses autres ennemis, pénétra en Flandre et les rencontra près de Bouvines, où il leur fit essuyer une mémorable défaite. Cette bataille peut être considérée comme une des plus importantes dont l'histoire nous ait conservé le souvenir. La victoire de Philippe fut le triomphe de la royauté sur la féodalité. Dès lors, les seigneurs n'osèrent plus résister ouvertement au roi. L'indépendance des comtes de Flandre, en particulier, avait reçu un coup mortel. La grandeur de la France était fondée et la possession des provinces de l'ouest assurée. Quant à l'Allemagne, la bataille de Bouvines acheva de ruiner la cause d'Otton IV et fit décidément pencher la balance en faveur de son compétiteur Frédéric II. L'Empire perdit le prestige qui l'élevait depuis plusieurs siècles bien au-dessus des autres monarchies.

 

La Grande Charte de Jean sans Terre (1215). La défaite des alliés ne dut pas. peu encourager les mécontents d'Angleterre. Depuis longtemps, les barons anglo-normands et les communes étaient fatigués d'un despotisme qu'une suite ininterrompue de tyrans avait fait peser sur la nation ; Une révolte contraignit le roi d'accorder au peuple la Grande Charte, qui fixait les droits du souverain et ceux des sujets. Les dispositions de cet acte célèbre peuvent se ranger sous trois chefs : 1° les droits et les intérêts du clergé ; 2° ceux des possesseurs de fiefs, vassaux médiats ou immédiats du roi ; 3° ceux de toute la nation[5].

Quant au clergé, la Grande Charte se borne à confirmer en général ses immunités et ses franchises.

Par rapport aux droits des vassaux, elle entre dans plus de détails. Elle redresse tous les abus qui s'étaient glissés dans les relations féodales, au détriment du vassal. Elle contient une disposition portant qu'aucune aide ne pourra être imposée par le roi, si ce n'est dans les trois cas légaux, de la captivité du roi, de la réception de son fils aîné dans la chevalerie, du mariage de sa fille aînée. Dans toute autre occasion, il fallait le consentement du conseil général de la nation. Toutes les libertés des vassaux du roi sont déclarées communes aux vassaux des seigneurs.

Les droits de la nation sont réglés dans un grand nombre d'articles, qui ont surtout pour objet la bonne administration de la justice et la suppression des vexations injustes dont le peuple était souvent victime.

Aucun homme libre, dit l'article 39, ne sera arrêté, ni emprisonné, ni dépossédé, ni mis hors la loi, ni exilé, ni atteint en aucune façon ; nous ne mettrons point et ne ferons point mettre la main sur lui, si ce n'est en vertu d'un jugement légal, par ses pairs et selon la loi du pays.

Art. 40. Nous ne vendrons, ne refuserons et ne retarderons pour personne le droit et la justice.

Art. 41. Que tous les marchands aient la pleine et sûre liberté de venir en Angleterre, d'en sortir, d'y rester et d'y voyager par terre et par eau, pour vendre et acheter, sans aucune maltôtemale, tollere, selon les anciennes et droites coutumes. On fait cependant exception pour les marchands des pays ennemis auxquels on applique le principe de réciprocité. Le roi se réservait le droit de les arrêter, aussitôt la guerre déclarée, et de les tenir enfermés jusqu'à ce qu'on sût comment l'ennemi avait traité les marchands anglais.

La charte garantit à toutes les villes et aux bourgs la jouissance de leurs anciennes coutumes et libertés. Vingt-cinq barons seront élus par les vassaux du roi, pour veiller à l'observation de la Charte. Dans le cas où le roi la violerait et refuserait de réparer sa faute, le peuple est autorisé à lui faire la guerre jusqu'à réparation.

La Grande Charte fut le signal d'une vie nouvelle pour le peuple anglais ; elle lui inspira une énergie inconnue jusqu'alors, et fut comme le berceau de la vie publique en Angleterre.

 

Nouvelle révolte en Angleterre. Aussitôt après cette importante concession, Jean sans Terre protesta contre la violence dont il avait été l'objet, rassembla une armée de mercenaires étrangers et en appela au pape son suzerain. Innocent III annula la Grande Charte et défendit aux barons anglais d'en exiger l'observation. Le verdict pontifical resta sans effet. On peut s'expliquer facilement la sentence du pape et la résistance des barons. La conduite d'Innocent et celle des Anglais s'appuyaient sur des motifs assez plausibles pour qu'on puisse regarder les deux partis comme persuadés de leur bon droit. Les barons coururent aux armes, et, comme ils ne se sentaient pas assez forts pour résister aux Brabançons que le roi avait à son service, ils offrirent la couronne à Louis, fils de Philippe-Auguste (1216). Louis arriva, remporta quelques succès, et se fit reconnaître dans une grande partie du royaume. Mais, après la mort de Jean sans Terre, presque tout le peuple se rangea du côté d'Henri III contre l'étranger ; surtout après que ce jeune prince eut juré l'observation de la Grande Charte, légèrement modifiée. Louis, battu sur terre et sur mer, fut obligé de renoncer à ses prétentions.

 

Gouvernement Intérieur de Philippe Auguste. Pendant que le pouvoir royal se déconsidérait et s'affaiblissait en Angleterre par la tyrannie de Jean, Philippe-Auguste travaillait avec habileté et succès à le consolider en France. Il essaya de réunir plus souvent autour de lui en conseil les prélats les plus distingués, les grands feudataires et les seigneurs. Il les fit intervenir dans la politique et la législation beaucoup plus souvent que sous les règnes précédents. Plusieurs des ordonnances de Philippe-Auguste, observe Guizot, sont rendues avec le concours, l'assentiment des barons du royaume ; et, à ce titre, elles ont force de loi dans toute son étendue, du moins dans les domaines des barons qui ont pris part à leur adoption. Il faut savoir que, sous la féodalité, chaque seigneur était seul législateur dans ses domaines, et que, par conséquent, les ordonnances royales n'y étaient reçues que de son consentement. Dès le début de son règne, Philippe-Auguste ayant fait l'acquisition du Vermandois, du Valois et de l'Amiénois, se dispensa de l'hommage qu'il devait à l'évêque d'Amiens pour le comté de cette ville. Auparavant, nous l'avons vu, le roi acceptait parfois de devenir vassal d'un de ses sujets ; ce qui pouvait avoir des inconvénients. Philippe posa en principe que le roi ne peut faire hommage à aucun de ses inférieurs.

En montant sur le trône, il avait trouvé le domaine royal administré par un sénéchal héréditaire, qui aurait pu devenir, sous un prince faible, ce qu'avaient été les maires du palais. Philippe-Auguste le supprima et confia dans chaque province l'administration du domaine à des baillis dont la nomination lui appartenait et qu'il pouvait révoquer. C'est lui encore qui a créé l'université de Paris, dont les cours attiraient quelques années plus tard des écoliers de toutes les nations, dont les chaires retentirent des savantes leçons de tant d'hommes illustres. Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin ont enseigné à Paris.

 

Changement dans les relations de l'Eglise et de l'Etat. Philippe-Auguste s'efforça aussi de mettre des bornes à l'autorité du pape et à celle du clergé national dans les affaires temporelles. Jusqu'alors, il n'y avait presque pas d'affaires qui n'admissent l'intervention ecclésiastique. Cette intervention, au milieu du bouleversement causé par les invasions, avait été nécessaire. Sans être indispensable, elle continuait à être bienfaisante, et même après le règne de Philippe-Auguste, pendant tout le XIIIe siècle, elle fut admise et parfois invoquée par les rois eux-mêmes. Néanmoins, comme toutes les institutions dans lesquelles se retrouve la main de l'homme, elle eut ses abus, moins de la part des papes, que par le fait de certains évêques. Indépendamment de ces abus isolés, la puissance temporelle du clergé rencontra souvent des résistances ; mais, dans les siècles précédents, ce n'était qu'une opposition sans suite. C'est à partir de Philippe-Auguste qu'a commencé l'opposition raisonnée et plus ou moins suivie des gouvernants à cette extension du pouvoir spirituel au temporel. En 1203, pendant que le roi de France envahissait les fiefs que Jean sans Terre tenait de lui, Innocent III voulut imposer sa médiation. Onze des grands vassaux du royaume s'engagèrent à soutenir le roi dans son entreprise envers et contre tous, même contre le pape. Philippe-Auguste poursuivit son expédition, et le pape n'insista pas. L'opposition fut d'abord le fait des seigneurs bien plus que des rois, qui, jusqu'à Philippe le Bel, gardèrent le plus souvent la neutralité entre les deux partis. Philippe le Bel s'emparant d'un mouvement déjà séculaire, se substitua aux seigneurs pour le diriger, et lui donna un caractère haineux qu'il n'avait pas encore. Avant lui, on n'aspirait pas à la séparation de l'Eglise et de l'Etat, encore moins à l'asservissement de l'Eglise par l'Etat. Ce n'était pas à l'institution elle-même qu'on en voulait. Légitime et bienfaisante, elle était encore reconnue pour telle. Il ne s'agissait pas d'exclure le clergé des affaires temporelles, mais de mettre des bornes plus étroites à son influence. Avant Philippe le Bel il n'y eut généralement dans cette opposition aucun esprit d'hostilité ou d'irréligion. Pénétrée encore de reconnaissance pour une tutelle qui l'avait sauvée dans son enfance, la société, arrivée maintenant à la jeunesse, aspirait très naturellement à son émancipation. Seulement, en s'efforçant de reprendre ce qu'il jugeait lui appartenir, le roi aurait dû se préoccuper de rendre fidèlement à Dieu ce qui revient à Dieu, et c'est malheureusement ce qu'il ne fit pas toujours.

L'époque de Philippe-Auguste vit s'accomplir d'autres événements encore, auxquels ce prince ne prit aucune part : les croisades contre les Albigeois.

 

§ III. — LES ALBIGEOIS ET LES CROISADES D'OCCIDENT.

 

Les hérétiques du XIIe et du XIIIe siècle. Le nom d'Albigeois, par lequel nous désignons les sectaires du XIIIe siècle, ne doit pas nous induire à chercher dans le midi de la France le berceau de cette hérésie, ni à croire que ses ravages se sont bornés à ces régions. La doctrine fausse et profondément immorale des Cathares, prit naissance en Orient ; son siège principal fut, au moyen âge, la Bulgarie. Dans les premières années du XIIIe siècle, elle se trouvait répandue dans presque toutes les contrées de l'Europe. Jamais depuis l'Arianisme, dit un historien moderne[6], l'Eglise n'avait couru un si grand danger. Des rives de l'Ebre au bord du Danube, de la mer du Nord à la Méditerranée, l'Eglise catholique trouvait partout en face d'elle l'église cathare, opposant prédication à prédication, évêques à évêques, concile à concile. Une hiérarchie fortement organisée, composée d'évêques et de ministres, recrutée dans des établissements savants et des circonscriptions diocésaines bien arrêtées, reliait entre elles toutes les parties de ce grand corps. C'était publiquement que l'église cathare tenait ses réunions, administrait ses sacrements particuliers, environnée qu'elle était de la faveur des peuples et de la protection des grands. C'est en France que l'hérésie cathare avait jeté les racines les plus profondes ; c'est là surtout qu'il a fallu les armes pour la détruire ; ailleurs les bûchers ont suffi.

Les hérétiques de cette époque, ceux même du midi de la France, ne se rattachaient cependant pas tous à une même secte. Peut-être leurs enseignements n'étaient-ils pas bien arrêtés ; ce qui est certain, c'est qu'il y avait entre eux une incroyable diversité de doctrines. Ils portaient différents noms : Cathares, Patarins, Albigeois, Vaudois. Le pape Innocent IV représentait ces hérésies comme un monstre à plusieurs têtes sortant d'un tronc commun. En général, on peut affirmer qu'elles renversaient le Christianisme de fond en comble, détruisaient toute morale, et mettaient en danger la société civile aussi bien que l'Eglise. D'après les hérétiques anversois, la richesse excluait du royaume des cieux ; le pauvre était sûr d'y entrer, quelles que fussent d'ailleurs ses mœurs. Le vol et les vices les plus honteux lui étaient permis. Dans le midi de la France, le suicide et l'homicide étaient recommandés en certains cas. On conçoit à quels désordres devaient mener de pareilles doctrines, et combien l'Eglise et l'Etat avaient raison de s'y opposer. D'ailleurs les Albigeois ne s'en tinrent pas aux doctrines ; ils furent toujours les fidèles alliés des bandes de brigands qui, sous les noms de Routiers ou Cotereaux, infestèrent le midi de la France au XIIe siècle.

 

Les Routiers. Ces bandes prirent naissance durant la seconde croisade, et purent s'augmenter peu à peu, grâce à l'absence prolongée du roi et d'une bonne partie des guerriers français. Pendant longtemps elles exercèrent d'atroces brigandages. Mais enfin il se forma contre elles une association, dont l'origine est due à un pauvre et pieux bonhomme nommé Durant. Il institua une confrérie dans le but de détruire les Routiers et de rétablir la paix, et réussit au-delà de toute espérance. Bientôt l'association des Capuchonnés ou Pacifiques du bonhomme compta dans ses rangs, non seulement des gens du peuple, mais des chevaliers, des prêtres, des paroisses entières. Dans le Limousin, l'Auvergne et le Berry, les Cotereaux furent presque entièrement exterminés. Cette besogne achevée, les Pacifiques voulurent mettre également un terme au brigandage seigneurial. Mais alors, ils furent abandonnés par les chevaliers qui avaient pris place dans leurs rangs. Avec leur concours, ils avaient vaincu. Ils furent détruits à leur tour par les seigneurs aidés de ce qu'il restait encore de Routiers.

 

Croisade contre les Albigeois (1200-1215). Tout favorisait, à cette époque, la propagation des mauvaises doctrines dans le midi de la France. Bon nombre de seigneurs les appuyaient ouvertement ; la plupart des évêques ne faisaient rien pour défendre la vraie foi ; le clergé languedocien ne donnait guère l'exemple des vertus chrétiennes. Les sectaires devinrent bientôt très puissants. Le pape essaya d'abord de les convertir par la prédication et par l'application rigoureuse des peines édictées par les lois du temps contre l'hérésie. Ces moyens ayant échoué, Innocent III fit appel à la guerre sainte. Une nombreuse armée rassemblée de tous pays, de France, de Belgique et d'Allemagne, marcha contre les Albigeois, sous la conduite de plusieurs seigneurs, entre lesquels se distinguait par la valeur le brave Simon de Montfort. A la nouvelle de l'approche des croisés, le comte Raymond VI de Toulouse se réconcilia avec l'Eglise, livra des otages, et promit de retirer sa protection aux sectaires. La ville de Béziers, dont le comte persistait dans l'hérésie, fut prise d'assaut et horriblement maltraitée. Le comté fut donné à Simon de Montfort, qui continua la guerre contre les rebelles. Il se commit malheureusement dans cette expédition des cruautés qui nous révoltent aujourd'hui, mais que la barbarie de l'époque semble avoir considérées d'un air indifférent, et que rendait inévitables le manque de discipline et d'organisation. Quand Raymond s'aperçut que la plupart des croisés avaient regagné leurs foyers, il prit les armes contre Simon. Mais, quoique soutenu par le roi d'Aragon, il fut vaincu à Muret. Le concile de Latran le déclara convaincu d'hérésie, et, comme tel, le priva de ses états. Les pays conquis furent donnés il Simon de Montfort, et le reste des domaines du comte de Toulouse fut remis à la garde d'un homme capable d'y maintenir la foi jusqu'à la majorité de l'héritier naturel. On attribua le Comtat Venaissin à la cour de Rome. Ainsi se termina la croisade contre les Albigeois. Philippe-Auguste avait constamment refusé d'y prendre aucune part.

 

Dernières guerres contre les Albigeois. Cependant, les anciens comtes de Toulouse avaient conservé dans le midi de la France un nombreux parti, composé non seulement des sectaires, mais de beaucoup de catholiques aussi, qui détestaient la domination étrangère. Raymond VI n'avait jamais embrassé l'hérésie, et l'orthodoxie avait encore moins de motifs de faire opposition à Raymond VII. La guerre éclata entre Raymond VII et Montfort, qui périt au siège de Toulouse. Amauri de Montfort, fils de Simon, trop faible pour résister à ses puissants adversaires, céda ses droits au roi de France, Louis Cœur de Lion, qui venait de monter sur le trône en 1223. Louis VIII fut emporté par une mort prématurée (1226), après avoir fait la conquête d'une partie du Languedoc. Les agitations qui troublèrent le royaume pendant la minorité de Louis IX, empêchèrent la régente, Blanche de Castille, de continuer la lutte avec avantage. La reine comprit qu'il valait mieux borner ses prétentions, que de s'exposer à tout perdre en voulant tout avoir. Elle entra donc en négociations avec Raymond VII, et l'on conclut, à Meaux, un traité qui mit fin à une guerre de vingt ans (1229).

 

Traité de Meaux (1229). Raymond VII fut réconcilié avec l'Eglise ; une partie du Languedoc fut attribuée à la couronne, et le reste lui fut assuré dans un avenir plus ou moins éloigné. Raymond devait, en effet, remettre sa fille unique au roi, qui la donnerait en mariage à l'un de ses frères, avec le comté de Toulouse pour dot. Raymond conservait jusqu'à sa mort l'usufruit de son comté. En cas d'extinction de la famille du futur gendre de Raymond, le Toulousain devait faire retour à la couronne. C'est ce qui arriva en effet sous le successeur de saint Louis.

 

L'inquisition. La même année où fut conclu le traité de Meaux, un synode tenu à Toulouse érigea le tribunal de l'Inquisition pour la recherche et la répression des hérétiques. Déjà auparavant, l'hérésie était punie par la société, d'autant plus sévèrement que, dans le système du moyen âge, les sectaires devaient être considérés comme criminels de lèse-majesté, puisqu'ils se révoltaient contre Jésus-Christ, le chef suprême de la république chrétienne. Le concile de Vérone, tenu sous le pape Lucius III, enjoignit aux évêques de faire annuellement la visite de leurs diocèses dans le but de découvrir les hérétiques. Il établissait ainsi les premiers fondements de l'Inquisition. Innocent III envoya dans le Languedoc des légats apostoliques, chargés particulièrement d'informer contre les sectaires. Ce n'était pas encore là l'Inquisition ; l'institution de ces légats était transitoire et extraordinaire. C'est le synode de Toulouse qui érigea le premier un tribunal permanent spécial pour la recherche et la répression de l'hérésie. Dans le principe, l'Inquisition fut un tribunal épiscopal. Peu à peu les évêques s'habituèrent à déléguer leurs pouvoirs inquisitoriaux. Ce furent généralement les Dominicains qui les exercèrent. Quelques années après le synode de Toulouse, les souverains pontifes confièrent partout l'Inquisition à ces religieux. Si cette institution ne fit pas complètement disparaître l'hérésie, elle en empêcha tout au moins les progrès.

 

Croisades d'Espagne. Lors de la conquête de l'Espagne par les Arabes, les Wisigoths, sous la conduite de Pélage, et les Cantabres étaient parvenus à maintenir leur indépendance dans les Asturies. Les armes de Louis le Débonnaire enlevèrent au joug musulman le versant méridional des Pyrénées. Ce sont les Marches de Gothie qui, dans le démembrement de l'empire carolingien, donnèrent naissance au comté de Barcelone et au royaume de Navarre. Du royaume des Asturies sortirent les royaumes de Léon, de Castille, d'Aragon et de Portugal, conquis peu à peu sur les musulmans. L'Islamisme reculait pied à pied sur le sol d'Espagne. Mais au XIe et au XIIe siècle, de nouvelles invasions venues d'Afrique ravivèrent les forces du mahométisme dans la Péninsule. Les états chrétiens s'y trouvaient dans le plus grand danger. A l'appel d'Innocent III, des croisés accoururent de tous les points de l'Europe, et les Maures essuyèrent, à Navas de Tolosa (1212), une sanglante défaite, dont ils ne se relevèrent jamais. Dès lors, leurs frontières ne cessèrent plus de reculer, et ils furent bientôt réduits au royaume de Grenade, qui subsista jusqu'à la fin du moyen âge.

 

§ IV. — SAINT LOUIS ET HENRI III D'ANGLETERRE.

 

Luttes de saint Louis contre la féodalité. La féodalité française, vaincue à Bouvines, avait profité de la minorité de Louis IX pour former de nouvelles ligues et tenter de secouer le joug. Ses projets avaient été déjoués par l'habileté de Blanche de Castille. En 1242, les mécontents firent un dernier effort. Isabelle d'Angoulême, mère d'Henri III d'Angleterre, mariée en secondes noces à Hughes de Lusignan, fit entrer dans une coalition contre la couronne les rois d'Angleterre, de Navarre et d'Aragon, Raymond VII, comte de Toulouse, et une grande partie du midi de la France. Saint Louis marcha contre les alliés, et vainquit à Taillebourg et à Saintes Henri III et Hughes de Lusignan. Ce fut ensuite le tour de Raymond. Les rebelles durent courber la tête, et la féodalité fut domptée pour toujours. Quant à Henri III, il conclut avec le roi de France une trêve qui, en 1259, fut convertie en paix définitive.

 

Traité de paix entre la France et l'Angleterre. On se rappelle comment Philippe-Auguste avait dépouillé Jean sans Terre de la plupart des fiefs que ce prince possédait en France. Depuis lors, la mésintelligence n'avait cessé de régner entre les Capétiens et les Plantagenets. Le traité de 1259, que les historiens ont bien diversement jugé, rétablit une paix durable entre les deux cours. Louis IX abandonna au roi d'Angleterre, sous la condition de la vassalité, quelques fiefs confisqués par Philippe-Auguste. Mais en retour, Henri III se désista de tous ses droits sur la Normandie, l'Anjou, le Maine, la Touraine, la Bretagne et le Poitou, et rendit hommage au roi de France pour le duché de Guienne. Ainsi le saint monarque, par un coup de bonne politique où l'habileté le dispute à la loyauté[7], consolida les précieuses conquêtes de son aïeul, et fit rentrer dans la suzeraineté de la couronne le duché de Guienne, qui s'en était détaché. D'autres avantages résultèrent encore de ce traité. Les gens du conseil le critiquaient beaucoup : Si vous croyez, disaient-ils au roi, n'être pas maître légitime des provinces confisquées par votre aïeul, vous devez les restituer toutes au roi d'Angleterre ; si vous les possédez justement, ne lui en cédez pas une. — A cela, dit Joinville, répondit le saint roi en telle manière : Seigneurs, je suis certain que les devanciers au roi d'Angleterre ont perdu très justement la conquête que je tiens ; et la terre que je lui donne, je ne la donne pas comme chose dont je sois tenu à lui ou à ses héritiers, mais pour mettre amour entre mes enfants et les siens, qui sont cousins germains[8]. Et il me semble que ce que je lui donne je l'emploie bien, parce qu'il n'était pas mon homme, et qu'il entre par là en mon hommage[9]. Saint Louis fut appelé quelques années plus tard il s'occuper des affaires d'Angleterre.

 

Guerre civile en Angleterre (1258-1265). Henri III, à l'exemple de son père, accordait toute sa confiance à des étrangers, et n'avait de faveurs que pour eux, malgré les promesses et les serments faits vingt fois à ses barons et vingt fois violés. Une révolte éclata, dont le chef était le comte de Leicester, Simon de Montfort, fils de cet autre Simon que nous avons vu figurer dans la croisade contre les Albigeois.

Les barons imposèrent au roi, dans une assemblée restée fameuse sous le nom de Parlement insensé, des règlements que l'on appelle Provisions d'Oxford (1258). Ces règlements dépouillaient la couronne de toute autorité, et mettaient à vrai dire le souverain en tutelle.. Le pouvoir passait tout entier à un conseil de barons ; le royaume se transformait en république oligarchique. Cependant, le nouveau gouvernement, qui avait promis des réformes importantes, travaillait beaucoup plus pour ses propres intérêts que pour le bien public. L'opinion tourna peu à peu contre lui, et la division se mit dans ses rangs. Henri put ainsi reprendre son indépendance et recommencer la lutte contre les révoltés. Enfin les deux partis se soumirent à l'arbitrage du roi de France. Saint Louis annula les Provisions d'Oxford (1264), mais en maintenant la Grande Charte et les libertés conquises sous le règne précédent. Malheureusement, cette décision ne put satisfaire les barons anglais et la guerre continua. La bataille de Lewes fit tomber le roi aux mains de Simon de Monfort, dont l'orgueil ne reconnut dès lors plus de bornes. Ses partisans s'apercevant qu'il se réservait à lui seul les fruits de la victoire, l'abandonnèrent en grand nombre. Simon chercha alors son appui dans la classe bourgeoise, parmi les chevaliers ou arrière-vassaux du roi et dans le clergé. Au parlement de 1204, on convoqua seulement vingt-trois comtes ou barons laïques, tandis que cent vingt ecclésiastiques y furent appelés, ainsi que doux chevaliers de chaque comté et deux bourgeois de chacune des villes et des bourgs principaux du royaume. C'est la première apparition générale des députés des communes au parlement. Cette mesure ne sauva point le comte de Leicester. En 1265, le prince Edouard, fils d'Henri III, remporta sur lui la fameuse bataille d'Evesham, dans laquelle Simon périt. La guerre dura encore quelque temps et fut enfin terminée par l'édit de Kénilworth, qui amnistia les rebelles et assigna au peuple et au roi, à peu près ce que leur avait assigné la sentence arbitrale de saint Louis. Henri III mourut en 1272, et son fils, Edouard Ier, lui succéda.

 

Caractère de saint Louis. Pendant que l'Angleterre était ainsi agitée par les factions, la France jouissait, sous son admirable monarque, d'un bonheur bien rare dans la vie des peuples. Saint Louis est le vrai héros du moyen âge et l'un des plus grands rois qui aient jamais régné. Egalement pieux et brave, humble sans bassesse, fier sans morgue, pénétré pour la justice d'un amour qui allait jusqu'au culte, il sut allier avec les plus profonds sentiments de religion, la défense inflexible de son droit. Sans jamais rien perdre de son respect pour le clergé, il tint ferme contre ses prétentions quand il les croyait outrées[10]. L'empereur Frédéric II ayant emprisonné des évêques français qui se rendaient au concile, Louis le somma de les relâcher, et l'intimida par la fierté de son langage. Sachez, lui disait-il, que le royaume de France n'est pas encore si affaibli qu'il se laisse guider par vos éperons. Il n'eut qu'une pensée : remplir ses devoirs de prince chrétien et faire du bien à ses sujets. La politique de ce grand roi était centralisatrice ; mais elle laissa aux pouvoirs locaux une large sphère d'action, et jamais elle ne viola les droits d'autrui. La plupart des ordonnances de ce règne ont été  rendues de l'avis des intéressés. Tout pacifique qu'il était, saint Louis fit plus pour le progrès de la royauté que les plus rusés politiques ou que les princes les plus batailleurs, parce qu'il accoutuma les peuples à considérer le souverain comme la source de toute justice et comme une bienfaisante providence. Son exemple suffirait à prouver que la plus habile des politiques est celle qui se base sur le respect du droit.

 

Acquisitions territoriales. Ce prince ajouta au domaine de la couronne, ou fit entrer dans sa maison des provinces qui ne coûtèrent pas une goutte de sang à la nation. Nous connaissons déjà quelques-uns de ces agrandissements. Le mariage de son frère Charles prépara la réunion de la Provence. Blois et Chartres furent acquis du comte de Champagne à prix d'argent. Le roi d'Aragon renonça aux droits qu'il avait sur certaines parties du Languedoc, moyennant l'abandon que lui fit le roi de France d'une vaine suzeraineté sur la Catalogne et le Roussillon.

 

Réformes administratives. Saint Louis ne se contenta pas d'étendre le domaine de la couronne ; il y consolida encore son pouvoir et perfectionna toutes les branches de l'administration. En 1247, sur le point de partir pour sa première croisade, désireux de s'y disposer dignement, il voulut réparer toutes les injustices que les officiers royaux avaient pu commettre, tant sous son règne que sous ses prédécesseurs. Il institua donc les enquesteurs royaux, inspecteurs extraordinaires, imités des 1nissi dominici de Charlemagne. Ils étaient chargés de parcourir les provinces, de provoquer les plaintes du peuple et d'y faire droit, en restituant ce qui aurait été injustement perçu et en punissant les officiers coupables de malversation. Le clergé avait toute sa confiance ; personne ne lui sembla plus capable de remplir dignement cette mission. Les enquesteurs furent tirés fréquemment des ordres religieux.

 

Abolition des guerres privées. Nous avons vu comment les procès se vidaient souvent au moyen âge : entre nobles, par une guerre privée ; entre personnes quelconques, par le duel judiciaire. Saint Louis s'appliqua de toutes ses forces à corriger des abus qui substituaient la force au droit. Il commença par établir la Quarantaine le Roi. C'est-à-dire que la famille de l'offensé, avant de prendre les armes contre les parents du coupable, dut attendre quarante jours ; ce qui permettait aux ressentiments de se refroidir, et aux belligérants de se mettre en garde. Enfreindre la Quarantaine estoist une des plus grandes trahisons qui soient. De plus, l'une des parties pouvait, dans l'intervalle, provoquer un assurément ; en d'autres termes, remettre l'affaire entre les mains de la justice. Plus tard, en 1258, le roi interdit absolument toutes les guerres privées dans son domaine. On comprend, toutefois, qu'il s'écoula encore bien du temps avant que l'abus fût extirpé. Soixante ans après, Philippe le Bel le combattait énergiquement, sans parvenir à le détruire. Louis XI dut encore porter un décret à ce sujet.

 

Prohibition du duel judiciaire. Le duel judiciaire en champ clos fut également aboli dans le domaine de la couronne ou, tout au moins, l'usage en fut beaucoup restreint[11]. Par ce moyen, dit un vieil auteur, il colla les épées aux fourreaux, mit les armes au croc, affermit la paix en son royaume, ferma la porte du temple de Janus, et ouvrit celui de la justice.  Un certain Mathieu Le Voyer, qui, avant l'ordonnance, avait pour office de garder le champ clos, et percevait un droit de cinq sous pour chaque duel, plaida contre le roi afin d'obtenir une indemnité. Le parlement rejeta sa réclamation. Le duel judiciaire reparut après la mort du pieux roi. Mais, pour le rendre plus rare, on l'entoura de formalités et de difficultés.

 

Autres réformes judiciaires. Saint Louis le remplaça par des enquêtes, la déposition des témoins, les preuves écrites. La torture fut adoucie. Les baillis eurent ordre de poursuivre d'office tous les délits, sans attendre la réquisition de la partie lésée. Ces changements ne profitèrent toutefois qu'aux domaines de la couronne ; aussi la justice royale fut-elle bientôt estimée au dessus de toute autre justice, et les baillis du prince n'eurent aucune difficulté à faire admettre les cas royaux ou cas réservés à la justice du roi, et ainsi fut restreinte la juridiction des vassaux et de leurs officiers. Enfin, l'usage des appels subordonna les justices inférieures et seigneuriales aux tribunaux royaux. Ce système des appels multiplia beaucoup les occupations de la cour du roi. De là naquit le parlement.

 

Le parlement. La cour du roi était d'abord, tout à la fois, un conseil où l'on discutait les affaires du gouvernement, et un tribunal où se rendait la justice. Longtemps les inconvénients d'un semblable mélange d'attributions restèrent inaperçus, parce que les affaires soumises à ses délibérations étaient peu nombreuses. Mais à mesure que le pouvoir royal s'étendit, les causes et les affaires se multiplièrent également. On sentit la nécessité de partager la cour du roi en deux sections, dont l'une délibérait sur les affaires politiques et devint le grand conseil, l'autre jugeait les procès et prit le nom de Parlement. La séparation ne s'effectua que peu il peu. Commencée peut-être sous Philippe-Auguste, elle se compléta sous Louis IX et sous Philippe le Bel[12]. Primitivement, la cour accompagnait le roi dans ses voyages. Dès l'époque de saint Louis, elle devint sédentaire à Paris.

 

Les légistes. Les légistes, qui composaient en partie ce parlement, étaient imbus des maximes du droit romain, dont l'étude, apportée d'Italie en France dès le XIIe siècle, florissait dans les universités languedociennes, ainsi qu'à Angers et à Tours. Ils travaillèrent à faire revivre la théorie du pouvoir impérial, de l'autorité publique, une et absolue, égale envers tous, source unique de la justice et de la loi[13]. A leurs yeux, il n'y avait qu'un droit, celui de l'Etat, qu'une liberté, celle du prince, qu'un intérêt, celui de l'ordre sous une tutelle absolue, et leur logique ne faisait pas aux privilèges de la roture plus de grâce qu'à ceux de la noblesse 3[14]. Ils contribuèrent pour une large part à la centralisation du gouvernement, aux progrès du tiers-état et à la ruine de la féodalité.

 

§ V. — PHILIPPE LE BEL.

 

Règne de Philippe le Hardi (1271-1285). Le règne de Philippe le Hardi, fils et successeur de saint Louis, fut très court et présente peu de faits importants. La dernière croisade avait décimé la famille royale. Alphonse de Poitiers en avait été victime, ainsi que le roi son frère. C'est ainsi que Philippe III vit passer sous son pouvoir direct les comtés de Toulouse et de Nevers. Quelques années après, le mariage de son second fils, Philippe le Bel, avec l'unique héritière de Navarre et de Champagne, fit entrer dans sa maison un nouveau royaume et un comté fort étendu. Philippe III mourut au retour d'une expédition en Espagne.

 

Guerres de Philippe le Bel contre l'Angleterre. Les premières années du règne de Philippe le Bel se passèrent en négociations relatives aux affaires d'Espagne (1285-1295). Elles n'étaient pas terminées, que survinrent des complications qui faillirent allumer une guerre terrible entre la Grande Bretagne et la France. Edouard Ier, roi d'Angleterre, avait fait hommage à Philippe le Bel pour son duché de Guienne et pour les autres fiefs qu'il tenait de la couronne de France. Entouré de difficultés dans son propre royaume, ambitieux de soumettre l'Ecosse à son pouvoir, il lui importait de rester en paix avec le continent. Philippe le Bel n'avait peut-être pas moins d'intérêt à conserver les bonnes relations avec son puissant vassal. La mésintelligence se mit cependant entre ces princes, à l'occasion d'une querelle entre deux simples marins. Deux matelots, l'un normand, l'autre anglais, s'étant pris de dispute, l'anglais tua son adversaire d'un coup de couteau. Les amis de la victime crurent venger tout à la fois leur infortuné camarade et l'honneur de leur patrie, en s'en prenant à un marchand bayonnais, sujet d'Edouard, qu'ils pendirent, en compagnie d'un chien, au haut du mât de son vaisseau. Les Anglais usèrent de représailles, et, de proche en proche, la querelle s'étendit bientôt à toute la marine des deux royaumes. Sans que, dans les commencements du moins, les gouvernements intervinssent, on se livra de véritables batailles navales, dont l'une eut pour résultat de faire tomber aux mains des Anglais toute une escadre française. Philippe, irrité, cita Edouard devant la cour des pairs et, sur son refus, prononça la saisie du duché de Guienne. Les hostilités commencèrent. Chacun des deux princes, contractant partout des alliances, la guerre menaçait de devenir générale, quand la médiation du pape Boniface VIII arrêta l'effusion du sang. En vertu d'un traité conclu à Montreuil-sur-Mer (1299), Philippe rendit la Guienne, mais à condition qu'Edouard, veuf d'une première femme, épouserait en secondes noces Marguerite de France, et que les enfants nés de ce mariage hériteraient de la Guienne. C'était préparer éventuellement la séparation de cette province et de la couronne d'Angleterre. Le fils aîné d'Edouard devait aussi épouser une fille du roi de France. Boniface montra à Philippe, dans cette affaire, une bienveillance qui atteignit presque la partialité. Il devait en être bien mal payé par l'indigne petit-fils de saint Louis.

 

Guerres contre la Flandre. Durant les événements dont nous venons de parler, la Flandre, qui ne pouvait se passer des laines de la Grande Bretagne pour son industrie drapière, indisposée en outre par les procédés de Philippe le Bel, penchait fortement vers l'alliance anglaise. Son comte, Gui de Dampierre, avait fiancé sa fille Philippine avec le fils du roi d'Angleterre. Philippe dissimula son dépit, invita le comte à passer par Paris, et le jeta traîtreusement en prison, lui et sa fille (1294). Gui ne tarda pas à être relâché, mais Philippine mourut de langueur en captivité. Ainsi s'alluma la guerre entre la France et la Flandre. Malheureusement pour celle-ci, le peuple n'était pas uni. Le roi y avait un parti dans la noblesse et la haute bourgeoisie. Abandonnés en outre des Anglais, leurs alliés, les Flamands ne purent empêcher Philippe de conquérir leur pays. Mais bientôt, ils se soulevèrent contre la domination étrangère. Jean Breydel et De Coninck chassèrent d'abord les Français de Bruges ; puis l'armée française, commandée par Robert d'Artois, fut vaincue à Groningue, près de Courtrai (1302). La guerre continua encore quelque temps avec des chances diverses. Cependant la fermeté des Flamands obligea enfin le roi à entrer en négociations. Les Flamands conservèrent tous leurs privilèges et leur liberté, mais ils durent s'engager à payer au roi une forte amende, et laisser entre ses mains, jusqu'au paiement de cette somme, les villes de Lille et de Douai (1304).

 

Démêlés avec Boniface VIII. Philippe le Bel, pour soutenir ces guerres et pousser ses vastes desseins, avait dû chercher des ressources, et ne s'était pas toujours montré fort délicat dans l'emploi des moyens pour s'en procurer. Il foula aux pieds les droits les mieux établis et s'empara plusieurs fois des biens de l'Eglise. Le pape réclama énergiquement. Plus tard, le roi viola l'immunité ecclésiastique en traduisant devant sa cour, contrairement à toutes les lois reçues, l'évêque de Pamiers, qui avait, prétendait-il, insulté sa majesté souveraine. Boniface répondit à ce procédé en suspendant tous les privilèges que le roi de France tenait du Saint-Siège, en reprochant vivement à Philippe le mépris qu'il avait si souvent montré des droits ecclésiastiques, et en convoquant à Rome un concile pour la défense des libertés de l'Eglise, la réforme du royaume et la correction du prince. Il invita Philippe avenir s'y défendre en personne ou par procureur. Loin de répondre à cette invitation, le roi de France, par représailles, enjoignit au nonce apostolique de quitter incessamment le royaume, et réunit à Paris les premiers états généraux sur lesquels nous ayons des renseignements précis (1302). La bulle du souverain pontife avait été supprimée, et Philippe le Bel eut l'infamie de faire ou de laisser répandre à sa place une pièce apocryphe où l'on prêtait au pape un langage de nature à le rendre odieux. Dans l'assemblée des états, Pierre Flotte, garde des sceaux, exposa à sa manière les prétentions de Boniface VIII. La violence extorqua les suffrages que la ruse n'avait pu surprendre. Philippe eut ainsi le talent d'associer la France à sa résistance. Dans une seconde assemblée, on décida d'emprisonner le pape, et de convoquer un concile pour le déposer comme intrus, simoniaque, hérétique et coupable des crimes les plus honteux.

Cependant Boniface s'apprêtait à lancer contre Philippe une sentence d'excommunication, lorsque Guillaume de Nogaret, ministre du roi de France, entra par trahison dans la petite ville d'Anagni, où résidait le souverain pontife. Le palais fut forcé, et Nogaret, avec sa troupe de brigands, voulut contraindre le saint père à convoquer le concile qui devait prononcer sa déchéance. L'intrépide et vénérable vieillard repoussa avec dignité leurs violentes obsessions et refusa constamment. Il fut bientôt délivré par les habitants d'Anagni ; mais l'émotion que lui avait causée cette scène brutale, le conduisit en quelques jours au tombeau (1303). Ses successeurs reconnurent la nécessité de se montrer plus indulgents à l'égard du roi de France. La victoire resta ainsi définitivement à Philippe, et l'influence morale de la papauté reçut un rude échec. D'autant plus que Clément V, en transportant à Avignon la résidence des pontifes, les mit sous la dépendance des Capétiens, et diminua l'autorité dont les papes avaient joui jusqu'alors auprès des autres souverains.

 

Abolition des Templiers. Après avoir traité si indignement un vénérable pontife, Philippe le Bel mit le comble à ses crimes par sa conduite à l'égard des Templiers. Cet ordre, institué à la suite de la première croisade, avait perdu sa raison d'être, depuis la destruction du royaume de Jérusalem. L'oisiveté. et les richesses y avaient altéré la pureté des mœurs. L'indocilité et l'esprit d'indépendance de ses chevaliers mécontentaient également l'Eglise et la royauté. Leurs immenses richesses excitèrent la convoitise de Philippe le Bel. Informé des désordres secrets dont les maisons de ces religieux étaient le théâtre, il saisit avidement cette occasion de détruire une corporation dont la puissance offusquait son despotisme jaloux. Par son ordre, tous les Templiers furent arrêtés le même jour dans toute la France, les biens du corps furent mis sous le séquestre, et les procédures commencèrent immédiatement. Philippe y déploya plutôt l'animosité d'un ennemi que la calme impartialité d'un juge, employant l'intimidation et la violence, de manière à donner l'apparence d'innocentes victimes aux accusés même coupables.

Cependant Clément V protesta contre cette ingérence du pouvoir laïque dans une cause ecclésiastique, qui était évidemment de son ressort, et il évoqua l'affaire à son tribunal. Les premières informations ne lui laissèrent guère de doute sur les désordres qui se passaient dans le Temple ; il résolut donc de poursuivre l'affaire. Tous les souverains catholiques furent invités à faire arrêter les Templiers dans leurs états. Le jugement des personnes fut renvoyé aux synodes provinciaux ; pour celui de l'ordre entier, le saint père convoqua un concile général à Vienne en Dauphiné. Les commissaires pontificaux reprirent donc à Paris les procédures ; mais cette fois, l'on mit de côté la violence et l'intimidation, et chacun eut pleine liberté de parler suivant sa conscience. Après les dépositions des 230 témoins, que nous possédons encore, il ne fut plus guère douteux qu'il se pratiquât, dans la réception des nouveaux membres, des cérémonies impies, qu'il était défendu de révéler sous peine de mort. Cette circonstance rend bien suspecte toute la conduite des initiés, pour le moins, car tous ne l'étaient pas. D'autres chefs d'accusation pesaient encore sur eux, mais ils ne sont pas suffisamment établis.

Après trois ans d'informations, Clément, dans le concile œcuménique de Vienne (1312), prononça enfin la sentence. La culpabilité du corps ne lui semblant pas établie avec la dernière évidence, le souverain pontife ne se crut pas autorisé à prononcer contre lui une condamnation formelle ; mais comme l'ordre avait éveillé les plus graves soupçons et perdu toute réputation, il fut supprimé comme inutile et dangereux pour l'Eglise. Les biens du Temple furent destinés à l'entretien convenable des membres qui auraient été trouvés innocents ; le surplus devait revenir aux Hospitaliers de Saint-Jean. Le pape se réserva le jugement des principaux chefs.

La France fut le seul pays où l'on se montra cruel envers les Templiers. Philippe le Bel s'appropria une grande partie de leurs biens sous divers prétextes. Le grand maître de l'ordre, Jacques de Molay, avec un autre des principaux dignitaires, n'avait été condamné qu'à la prison par le tribunal ecclésiastique. Dans leur cachot, par désespoir, sans doute, de n'avoir pas été traités avec plus d'indulgence, ils rétractèrent leurs aveux précédents. Aussitôt, le roi convoque les membres laïques de son conseil, à l'exclusion des ecclésiastiques, fait condamner au bûcher les deux captifs, comme relaps, et les livre aux flammes dans une petite île de la Seine.

Le pape avait montré dans toute cette affaire de la modération, de la fermeté et une extrême prudence. Quant à Philippe le Bel, ses procédés suffiraient à le couvrir de honte aux yeux de l'histoire, si déjà tout son règne n'avait été un tissu d'infamies. Il mourut, ainsi que Clément V, la même année que le grand maître du Temple (1314).

 

Acquisitions territoriales. Philippe le Bel ajouta de nouvelles acquisitions à celles de ses prédécesseurs. La ville de Lyon et le Vivarais, qui jusqu'alors avaient relevé de l'Empire, passèrent sous le sceptre du roi de France. Le Vivarais reconnut la suzeraineté de Philippe, et Lyon fut incorporé au royaume. La Franche-Comté entra aussi dans la maison de France par le mariage de l'héritière des comtes de Bourgogne avec Philippe le Long, fils du roi.

 

Gouvernement intérieur. Au point de vue du gouvernement intérieur, le règne de Philippe le Bel est un des plus importants de l'histoire de France. Il a réalisé dans les institutions d'immenses progrès. Ce prince, comprenant le danger des apanages, établit qu'ils ne passeraient point aux femmes et que, faute d'héritiers mâles, ils feraient retour à la couronne. Il convoqua souvent les états généraux, composés des députés du clergé, de la noblesse et du tiers-état. Il est vrai que ces assemblées n'eurent aucune part réelle au gouvernement, aucune initiative, aucune liberté de vote. Le roi ne leur demandait qu'une approbation prompte et entière des mesures qu'il voulait prendre. Néanmoins, Philippe le Bel, en faisant siéger le tiers-état dans une même assemblée avec la noblesse et le clergé, lui apprit son importance ; aussi verrons-nous le peuple, pendant la guerre de cent ans, faire usage du droit qu'on lui avait mis à la main. Philippe le Bel, sans en avoir de mérite, peut donc être considéré comme le fondateur du système représentatif en France[15]. Il compléta aussi la séparation qui avait commencé à se faire dans la cour du roi. Le parlement rendit la justice, la chambre des comptes contrôla la perception de l'impôt et l'emploi des deniers de l'Etat, le conseil privé ou grand conseil prépara les lois et les règlements d'administration publique[16]. Le parlement était investi, concurremment avec le chancelier, de la surveillance des tribunaux ordinaires. Pour rendre cette surveillance efficace, on interdit les fonctions judiciaires aux clercs, qui ne pouvaient être punis que par leurs supérieurs ecclésiastiques. De cette manière, la composition des tribunaux ordinaires fut entièrement sécularisée. Le parlement seul fit exception, parce que recevant les appels des justices d'Eglise, il avait besoin de conserver des conseillers clercs[17]. Philippe le Bel employa, pour anéantir les juridictions des seigneurs féodaux, un moyen très efficace : la bourgeoisie royale. Les bourgeois des seigneurs ne jouissaient de leurs franchises que dans leur commune. Les bourgeois du roi portèrent partout leurs privilèges avec eux. Ils ne pouvaient être jugés que par les officiers royaux. La plupart des hommes libres, même dans les fiefs, devinrent bourgeois du roi, et les tribunaux des seigneurs chômèrent presque, faute de justiciables.

 

Mesures fiscales. Depuis plus d'un siècle, par le développement de l'administration publique, les charges du trésor n'avaient pas cessé de s'accroître. La réorganisation de l'armée et l'augmentation de la solde militaire sous Philippe le Bel, les guerres de ce règne, spécialement celle de Flandre, avaient grevé les finances de l'Etat. Cependant, le servage disparaissait progressivement, et le servage était pour le prince une source de richesses. Tandis donc que les dépenses se multipliaient, les revenus avaient diminué. Pour en créer de nouveaux, Philippe prit une foule de mesures odieuses, et ne recula .devant aucune exaction : établissement de nouveaux impôts, le clergé frappé d'une lourde taxe, recours aux emprunts forcés. La justice devint un instrument fiscal, et les amendes atteignirent des proportions inouïes[18]. Les malheureux Juifs, que le moyen âge s'était accoutumé depuis longtemps à considérer comme on objet d'exploitation, se virent dépouiller de leurs biens. Suivant la détestable pratique de l'époque, Philippe demanda aussi des ressources à l'altération des monnaies, et par là jeta le plus grand trouble dans l'exécution de tous les contrats. Les faux monnayeurs pullulèrent, et il fallut, pour les réprimer, recourir aux procédés inquisitoriaux les plus vexatoires.

Les mesures fiscales de ce prince, en tarissant les ressources privées, sans rendre les finances publiques plus florissantes, avaient amené la misère dans les villes et les campagnes, et la gêne jusque dans les classes les plus élevées[19]. Plusieurs fois le peuple se souleva contre le tyran, et il fallut un ordre de son successeur pour lui obtenir après sa mort les prières de l'Eglise, tant il était détesté.

 

Caractère de Philippe le Bel. Philippe le Bel est le type du prince machiavélique. Dans la vie privée, il eût été probablement un honnête homme et un bon chrétien. Il se faisait remarquer, dit un contemporain, par sa douceur et sa modestie, fuyant avec horreur les mauvaises conversations, exact aux offices divins, fidèle observateur des jeûnes prescrits par l'Eglise, domptant sa chair avec un cilice[20]. Il fonda des monastères. Mais son christianisme tronqué ne le suivit jamais dans la chambre du conseil. Sur le trône, avec du talent, de la bravoure, de la finesse, il fut un mauvais prince et n'obtint que des résultats incomplets. L'orgueil de la naissance en fit un despote égoïste. Son orgueilleux despotisme lui suscita des guerres, qui ruinèrent son trésor. La nécessité le poussa dans les voies de l'injustice. La raison d'Etat étouffait en lui tout scrupule. D'une obstination ferme et froide, il n'abandonna jamais un projet, et, pour arriver à ses fins, ne recula devant aucun crime. Il n'oublia jamais une offense. Mais taciturne et réservé, il sut être prudent et contenu dans ses vengeances. Aussi triompha-t-il, là où avait échoué la rage violente et emportée d'Henri IV. Quelle différence entre Philippe et son aïeul ! Saint Louis ne veut que le bien de son peuple, ne le cherche que par des moyens légitimes, respecte tous les droits et atteint son but. Son petit-fils, pour faire la grandeur de l'Etat, foule aux pieds la justice, et n'arrive en somme à ses fins qu'en plongeant le royaume dans la misère. Saint Louis a trouvé le chemin de la vraie gloire. Car le mérite de réussir est bien chétif, dit Montalembert, quand on ne recule devant rien. La véritable grandeur consiste à surmonter les obstacles et à vaincre ses adversaires en respectant le droit, la vertu et la vérité.

 

Les derniers Capétiens directs. Le règne de Louis X le Hutin fut une réaction contre le gouvernement détesté de son prédécesseur. On ne se contenta pas de revenir à l'état de choses antérieur au dernier règne ; sur nombre de points, les réformes mêmes de saint Louis furent abolies. Plusieurs provinces se firent octroyer des chartes importantes ; quelques-uns des principaux ministres de Philippe le Bel furent mis en accusation et l'un d'eux périt sur le gibet. La réaction, toutefois, ne fut que passagère. Philippe V le Long rendit aux légistes l'influence qui leur avait échappé un instant, et répara les brèches faites à l'administration. Ce prince parvint, en s'appuyant sur le tiers-état, à dissoudre les ligues provinciales formées par la noblesse. Son règne fut court, ainsi que celui de son frère et successeur Charles IV le Bel.

 

 

 



[1] Le duché d'Aquitaine, resserré dans des limites plus étroites, prit dans la suite le nom de Guienne.

[2] Mignet.

[3] Michaud.

[4] Hist. d'Angleterre, trad. de Montégut, t. I, p. 19.

[5] Cette analyse est empruntée à Guizot, Essais.

[6] Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 3e série, t. III.

[7] Lecoy de la Marche, La Société au XIIIe siècle, n. 58.

[8] Louis IX et Henri III avaient épousé deux sœurs, filles du comte de Provence.

[9] Joinville, Histoire de saint Louis, chap. 137, d'après la traduction de Natalis de Wailly.

[10] Nous ne faisons pas allusion à la Pragmatique-Sanction, contre l'authenticité de laquelle s'élèvent de bien graves difficultés.

[11] Les historiens ne sont pas d'accord sur ce point. Stilting, d'après Guillaume de Chartres, le considère comme complètement aboli (AA. SS. Augustin, t. V, p. 469). Beugnot est du même avis, mais son argument ne paraît pas fort convainquant (Olim, t. I, p. 1034), D'après Monteil, saint Louis ne défendit le duel qu'en matière civile.

[12] Guérard, Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 3e sér., t. II, p. 30. — Beugnot, Préface du t. I des Olim, pp. LXXII et suiv.

[13] Augustin Thierry, Tiers-Etats, chap. II.

[14] Augustin Thierry, Tiers-Etats, chap. III.

[15] Boutaric, La France sous Philippe le Bel, p. 428.

[16] Boutaric, La France sous Philippe le Bel, p. 13.

[17] Dareste, Hist. de France, t. II, p. 321. — Boutaric, ouvr. cité, p. 46, interprète tout autrement cette mesure. D'après lui, elle était dirigée contre la noblesse.

[18] Boutaric, ouvr. cité, p. 246.

[19] Lacabane, Bibl. de l'Ecole des Chartes, 1er sér., t. 3, p. 9.

[20] Voyez Boutaric, ouvr. cité, p. 416.