HISTOIRE DU MOYEN-ÂGE

 

CHAPITRE VIII. — HILDEBRAND. - LA QUERELLE DES INVESTITURES.

 

 

§ Ier. — ÉTAT DE L'ÉGLISE AU XIe SIÈCLE.

 

Abus introduits dans l'Eglise par la féodalité. Nous avons eu, plusieurs fois déjà, l'occasion d'observer que les rois s'étaient arrogé, dès l'époque mérovingienne, le droit de nommer aux évêchés et aux abbayes. Les richesses, la puissance temporelle qu'ils avaient accordées au clergé, les autorisaient, sans aucun doute, à réclamer une certaine intervention dans la nomination des prélats, surtout depuis que les princes ecclésiastiques étaient entrés dans la hiérarchie féodale. Mais ils avaient singulièrement abusé. Le peuple et le clergé avaient perdu toute influence réelle dans les élections épiscopales et abbatiales. Le prince seul, et de sa propre autorité, distribuait à son gré les mitres et les crosses. Les évêques et les abbés de leur choix recevaient l'investiture, non par le sceptre, l'étendard ou l'épée, symboles de la puissance temporelle ; mais par la crosse et l'anneau pastoral, marques du pouvoir spirituel. De sorte que, par une déplorable confusion, un laïque semblait conférer les deux autorités à la fois. Abus intolérable, lors même qu'il eût été seul. Mais il s'en fallait bien. Les rois en étaient venus à trafiquer des dignités ecclésiastiques. Le gouvernement des églises et des monastères était souvent confié, non à la vertu et au talent capables d'édifier les fidèles, mais à l'intrigue, au plus offrant, ou au candidat dont le' prince attendait les plus grands services.

Ce clergé simoniaque, amené aux autels par la seule cupidité et l'ambition, ne pouvait posséder les vertus de son état. Ses mœurs étaient dépravées. On voyait une foule de prêtres et même d'évêques vivre dans un désordre public et scandaleux. Pour rentrer dans leurs fonds, les simoniaques ruinaient leurs sujets par de nouvelles redevances. Le caractère batailleur de beaucoup de prélats les rendait beaucoup plus semblables à des soldats barbares qu'à des serviteurs d'un Dieu de paix.

 

Etat de l'Eglise romaine. Les désordres de la féodalité avaient porté leurs tristes fruits à Rome, comme partout ailleurs. C'étaient, dans le clergé, les mêmes vices. La corruption s'était même assise un moment jusque sur le siège pontifical. La barque-de Pierre, l'Eglise, battue par les flots, menaçait de sombrer, et son divin Maître semblait dormir. Il ne dormait pas, mais il laissait croître le péril, pour mieux montrer ensuite la force de son bras. Toute l'influence, à Rome, était aux mains d'une puissante maison féodale, celle des comtes de Tusculum. Elle disposait à son gré de la tiare. Benoît VIII, qui régna de 1012 à 1024, était de cette famille. Il eut pour successeur son frère, Jean XIX ; puis vint un autre membre de cette maison, Théophylacte ou Benoît IX, qui monta sur le trône pontifical à l'âge de douze ans, et n'y parut que pour le souiller de ses vices. Il finit par être chassé de Rome, mais pour y rentrer bientôt. Cependant il ne tarda pas à abdiquer en faveur d'un digne prêtre nommé Jean Gratien, qui prit le nom de Grégoire VI, et dont le règne fut comme l'aurore d'une période de gloire pour la papauté.

 

L'élection pontificale abandonnée à l'empereur. Grégoire VI travailla avec énergie et non sans succès, à rétablir l'ordre profondément troublé dans la ville de Rome et les Etats romains ; il avait commencé à relever le pouvoir temporel des papes, presque réduit à rien par la féodalité. Sa justice et la vigueur avec laquelle il porta remède au mal, lui aliénèrent beaucoup de personnes qui auraient dû le soutenir, mais dont les intérêts souffraient du rétablissement de l'ordre. L'opposition contre lui allait toujours croissant.

Le clergé romain fit appel au roi de Germanie, Henri III, seul capable, lui semblait-il, de porter remède à de si grands maux. Henri III vint en Italie, et anéantit la tyrannie des comtes de Tusculum. Le magnanime Grégoire VI, soupçonné à tort de simonie, coupa court à toutes les difficultés en déposant spontanément la tiare. Henri fit alors élire un pape allemand par qui, le jour même, il fut couronné empereur, et le peuple lui confia, à lui et à ses successeurs, l'importante prérogative d'exercer désormais dans l'élection des papes le rôle principal, c'est-à-dire, de donner le premier sa voix et d'y porter le vote décisif. C'était accorder à l'empereur un privilège exorbitant, et mettre l'Eglise dans une dépendance qui pouvait un jour lui devenir bien funeste. Déjà auparavant les empereurs avaient joui du droit de confirmation ; mais jamais souverain n'avait exercé dans les élections pontificales ce rôle prépondérant. Au sortir de la tyrannie des comtes de Tusculum, c'était sans doute un progrès ; Henri III, d'ailleurs, ne fit que d'excellents choix ; mais le danger n'en existait pas moins, et de ce côté-ci encore l'horizon était sombre.

 

Schisme de l'Eglise grecque. Enfin, comme si tous les malheurs avaient dû accabler l'Eglise en même temps, le schisme de l'Orient, préparé de longue date, se consommait sans retour. Dès le Ve siècle, la manie dogmatique des empereurs byzantins, l'orgueilleuse ambition des patriarches de Constantinople, l'inquiétude et l'orgueil naturel du genre oriental avaient semé entre les Eglises latine et grecque les premiers germes de division. L'établissement du pouvoir temporel des papes et la création du nouvel empire d'Occident, en complétant la séparation politique de Constantinople et de Rome, confirmèrent l'Eglise byzantine dans ses idées de schisme. Les tentatives du patriarche Photius, au IXe siècle, n'avaient réussi que momentanément. Le lien ne fut définitivement rompu qu'au XIe siècle, par Michel Cérulaire. Cet orgueilleux prélat renouvela contre l'Eglise romaine les accusations d'hérésie que son prédécesseur Photius avait adressées aux Latins. Les légats du Saint-Siège, après avoir essayé tous les moyens de le ramener, finirent par prononcer contre lui l'excommunication. Michel leur répondit en lançant l'anathème contre l'Eglise de Rome. Il fut disgracié quelque temps après et envoyé en exil, mais le schisme ne cessa point pour cela, et la séparation des deux églises ne tarda pas à s'accomplir.

 

Foi et vertus de l'époque. A côté de tous ces sujets de .tristesse, l'Eglise avait aussi ses consolations ; et ce serait se faire une bien fausse idée de l'époque, malgré la profondeur et l'étendue de ses plaies, que de. la croire dénuée de vertus. Aucun âge n'a jamais peut-être produit un plus grand nombre de saints. C'est dans cette première moitié du XIe siècle, que brillèrent sur le trône le saint empereur Henri II et son épouse sainte Cunégonde, saint Etienne, roi de Hongrie, saint Edouard, roi d'Angleterre, saint Casimir, roi de Pologne. A côté des moines et des monastères relâchés, il y avait des congrégations où la règle s'observait dans toute sa pureté, comme l'ordre de Cluny et celui des Camaldules. Les hommes mêmes dont la conduite avait causé le plus de scandale, expiaient souvent leurs désordres de la manière la plus exemplaire. C'est ainsi que Robert le Pieux, fils et successeur d'Hughes Capet, après avoir vécu dans le désordre, rompit généreusement avec sa passion, et s'adonna sans réserve aux œuvres de la piété, de la charité et de la pénitence. Depuis la Septuagésime jusqu'à Pâques, il couchait sur la terre nue, et passait le carême en pèlerinages. Tous les jours, il récitait le psautier et assistait aux offices de l'Eglise. Ajoutons-le aussi, pour -faire connaître l'époque, les jours de grandes fêtes, il chantait au lutrin, revêtu d'une chape et le sceptre à la main. En général, selon l'observation d'un historien de l'Eglise, les vertus avaient- pris dans tout l'Occident quelque chose de l'âpreté des mœurs des Barbares septentrionaux dont il était repeuplé. Le Juge éternel, qui ne considère que les dispositions du cœur, s'accommodait en quelque sorte à la singularité des mœurs et des goûts d'un âge enclin aux choses extraordinaires. On voyait d'austères ermites passer des nuits entières à réciter le psautier deux, trois, quatre fois et plus, en se donnant la discipline. La piété souvent peu éclairée du peuple tournait parfois en sauvage mutinerie. Dans le Quercy, lorsque la récolte était mauvaise, les paysans couraient aux églises, en arrachaient les statues des saints, les traînaient et les fustigeaient pour les punir d'avoir laissé grêler leurs champs et geler leurs vignes. C'étaient des peuples enfants. Mais il y avait un admirable élan de foi. On multipliait les aumônes et les fondations charitables. Partout s'élevaient de splendides églises. Il semblait, dit un moine contemporain, que le monde secouât ses vieux haillons, pour se couvrir de basiliques comme d'une robe éclatante de blancheur[1]. Un réformateur, s'il se présentait, devait donc trouver dans le peuple et dans le clergé, une partie saine sur laquelle il pût s'appuyer pour l'accomplissement de son œuvre.

 

§ II. — HILDEBRAND. LA RÉFORME. LA QUERELLE DES INVESTITURES.

 

Origine et caractère d'Hildebrand. Ce réformateur envoyé à l'Eglise par la Providence, ce fut Hildebrand. Né en Toscane, d'une famille obscure, il entra en qualité de moine à l'abbaye de Cluny. Son mérite le mit bientôt en relations avec ce qu'il y avait de plus distingué dans l'Eglise et dans l'Etat. Pendant cinq pontificats consécutifs, il fut comme l'âme du gouvernement ecclésiastique, jusqu'au jour où, assis lui-même sur la chaire de saint Pierre, il put donner libre carrière à l'activité généreuse qui le dévorait. Hildebrand, sous la tiare Grégoire VII, a été jugé bien diversement. Ce qu'on ne saurait nier, c'est que son vaste génie, la pureté de ses mœurs, ses vertus ecclésiastiques, son amour inébranlable du bien, son incorruptible désintéressement, ne le rendissent digne du souverain pontificat. Il eut une grande idée, un noble but : rendre à l'Eglise son indépendance et au clergé la pureté des mœurs. Pour y arriver, il s'efforça d'étendre l'influence déjà considérable du Saint-Siège. Son projet était de réunir tous les peuples de l'Occident en une confédération théocratique, dont le pape, au nom de Dieu, serait le protecteur[2]. Qui pourrait lui reprocher cette noble ambition, dans un siècle où l'Eglise était presque l'unique source de laquelle découlait toute civilisation ? D'ailleurs, comme l'observe un historien protestant[3], cette suprématie du pape dans l'ordre temporel n'était que la conséquence des idées qui dominaient, depuis des siècles, les relations de l'Eglise et de l'Etat. Les projets du grand pontife rencontrèrent une épouvantable opposition, qui jamais ne le fit reculer. Nous ne croyons pas qu'il soit sorti des bornes de la modération. Mais l'eût-il fait jusqu'à certain point, on ne pourrait lui en vouloir trop de s'être montré de-fer dans un siècle et contre un siècle de fer. L'importance, la nécessité de l'entreprise devraient nous rendre indulgents pour l'imperfection de la conduite dans l'exécution. Les auteurs qui, par haine de l'Eglise, prennent aujourd'hui parti pour Henri IV contre Grégoire VII, devraient se souvenir que le pape en écartant les prélats corrompus et cruels, était en définitive le défenseur des intérêts du peuple.

 

La liberté des élections pontificales rendue à l'Eglise. Il s'agissait d'abord de rendre à l'Eglise l'indépendance des élections pontificales, que le peuple romain avait imprudemment livrées entre les mains d'Henri III. C'est une œuvre à laquelle Hildebrand — il ne portait pas encore la tiare — semble avoir pris une part active. Les deux premiers papes de la nomination d'Henri III n'avaient fait que passer sur le trône pontifical. Brunon, que l'empereur désigna ensuite, et qui prit le nom de Léon IX, déclara, sur le conseil d'Hildebrand, n'accepter qu'à la condition d'être élu canoniquement par le peuple romain. Peut-être même Hildebrand, à la mort de ce saint pontife, obtint-il de l'empereur une renonciation à la prérogative qui lui avait été accordée. Ce qui est certain, c'est qu'une constitution de Nicolas II, à laquelle Hildebrand eut une grande part, réserva le choix du pontife au collège des cardinaux, et ne laissa au reste du clergé, au peuple et à l'empereur que le droit de confirmation. Après Grégoire VII, grâce aux luttes continuelles qui s'élevèrent entre le Saint-Siège et l'empire, les élections pontificales se firent sans aucune participation des souverains de l'Allemagne.

 

Réforme des mœurs du clergé. Restait la réforme des mœurs du clergé. Léon IX et ses successeurs, sous l'impulsion d'Hildebrand, avaient déjà commencé à combattre les abus intolérables que nous avons signalés. Mais tels étaient les ravages du mal, que ce saint pape ayant, dans les premiers temps de son pontificat, porté un décret qui cassait toutes les ordinations des évêques simoniaques, fut obligé de le retirer bientôt après, sous peine de voir, faute de ministres,, le culte divin cesser dans les églises de Rome. On se contenta d'imposer aux clercs en question une pénitence de quarante jours.

Dès son avènement, le saint et admirable pontife Grégoire VII résolut de poursuivre de toutes ses forces l'-entreprise dans laquelle il avait animé et soutenu ses prédécesseurs. Il ne se dissimulait pas qu'une tempête terrible allait s'élever contre lui, mais les difficultés ne le firent pas reculer. Il adressa, par voie indirecte, une lettre au roi de France, Philippe Ier, et envoya une ambassade à Henri IV d'Allemagne, pour les engager à purger leurs états du scandale de la simonie. Puis il tint à Rome un premier concile (1074), qui déposa tous les clercs entachés du crime de simonie ou d'incontinence. Ses décrets soulevèrent dans le clergé un tolle général. Altmann, évêque de Passau, les ayant promulgués dans son église, pensa être déchiré au pied de l'autel par son chapitre, et ne dut son salut qu'à l'intervention des laïques. Des faits semblables se passèrent aussi en d'autres endroits. Mais le peuple, auquel le Souverain Pontife avait interdit toute communication avec les clercs rebelles à la voix de leur chef, se soumit généralement aux ordres de Rome, et prêta ainsi un appui considérable à la cause de la justice, de la morale et de la religion. En Lombardie spécialement la réforme dut son succès au parti plébéien, auquel ses adversaires donnèrent le nom de Pataria.

 

Commencement de la querelle des investitures. L'année suivante (1075), un second concile portant la cognée à la racine même du mal, interdit à toute personne laïque de donner l'investiture des biens ecclésiastiques ; et plus tard un nouveau synode (1080) fulmina l'excommunication contre les ecclésiastiques qui recevraient l'investiture d'une main laïque, et contre toute personne laïque, sans excepter l'empereur ou les rois, qui oserait encore s'arroger le droit d'investiture ecclésiastique. Les ordres de Grégoire eurent assez facilement partout raison des obstacles et produisirent leurs effets. En Angleterre, cependant, l'Eglise eut à soutenir une lutte prolongée. En France, la coutume déjà ancienne était que les prélats, sans recevoir l'investiture, prêtassent entre les mains du roi le serment de fidélité. La question y était donc simplifiée. Ce fut de la part du roi des Romains, Henri IV, que le Saint-Siège éprouva le plus d'opposition.

 

Excommunication et déposition d'Henri IV. Ce jeune prince, doué des plus brillantes qualités, mais perverti par une mauvaise éducation, feignit d'abord de vouloir se soumettre aux décrets du saint père. Une révolte de la Saxe lui commandait des égards pour le pontife romain. Le soulèvement réprimé, il jeta le masque et, oublieux des ménagements qui composent tout l'art de la politique, montra, par sa conduite, le plus profond mépris pour les canons de l'Eglise. Grégoire employa tour à tour, pour le ramener à de. meilleurs sentiments, la douceur et les menaces. Henri ne lui laissa même pas le temps d'entrer dans les voies de la rigueur. Prenant les devants, il le fit solennellement déposer dans le conciliabule de Worms, où siégeaient un grand nombre d'évêques simoniaques et incontinents. Grégoire ayant reçu la nouvelle de cet attentat dans un synode qu'il avait convoqué à Rome (1076), prononça, d'accord avec tous les Pères présents, des peines sévères contre les évêques du conciliabule de Worms ; Henri fut excommunié et déposé de sa' dignité de roi d'Allemagne et d'Italie ; ses sujets étaient déliés de leur serment de fidélité, et défense leur était faite de le reconnaître pour leur souverain.

 

Entrevue de Canosse. Henri se montra insensible à l'excommunication, et persévéra dans la voie où il était entré. Mais la sentence pontificale eut parmi les fidèles un immense retentissement, et produisit une profonde impression, qu'augmenta encore la mort misérable de quelques-uns des coryphées du schisme. Le peuple y vit un châtiment du ciel, qui ratifiait la sentence du pape. Henri fut abandonné de ses plus fidèles serviteurs ; les Saxons se soulevèrent ; enfin, les grands de l'Empire s'assemblèrent à Tribur pour lui donner un successeur. Ils lui accordèrent cependant un délai pour se soumettre au pape et se faire relever de l'excommunication. En même temps, la diète invita le souverain pontife à venir en. Allemagne pour porter une sentence définitive. Sans tenir compte des dangers auxquels il pouvait exposer sa vie, Grégoire prit aussitôt la route d'Allemagne. Arrivé en Lombardie, il apprit que le roi de Germanie venait à sa rencontre et avait déjà passé les Alpes. Le pontife se retira al.ors dans le château de Canosse, pour l'y attendre sous la protection des soldats de la comtesse Mathilde. Henri, admis seulement dans la seconde des trois enceintes de la forteresse, vint solliciter une audience, en habit de pénitent, les pieds nus. Il attendit ainsi trois jours, du matin au soir, vers la fin du mois de janvier, ne mangeant qu'à la nuit tombante. Si Grégoire laissa le coupable prolonger de la sorte cette pénitence, qu'il s'était imposée lui-même, ce n'était pas dans l'intention de l'humilier ; mais c'est qu'il craignait, et non sans sujet, que le repentir ne fût qu'extérieur. D'ailleurs, l'absolution d'Henri pouvait jeter dans un cruel embarras les membres de la diète de Tribur.

Enfin, le quatrième jour, il fut absous, à condition de comparaître devant un concile présidé par le souverain pontife, de se soumettre à sa sentence, qu'elle le replaçât ou non sur le trône, et, en attendant, de vivre en simple particulier. Il promit aussi, si le jugement ecclésiastique lui rendait la couronne, de faire exécuter les lois de l'Eglise, faute de quoi, il se reconnaissait indigne de régner et consentait à perdre le trône sans espoir d'y remonter jamais. Au reste, il se chargea lui-même de justifier les défiances du pape.

 

Déposition définitive d'Henri IV. A peine sorti de Canosse, Henri, pour gagner le parti redoutable des simoniaques en Italie, foula aux pieds tous ses engagements. Alors les princes allemands déposèrent le parjure et élurent à sa place Rodolphe, duc de Souabe. Les hostilités éclatèrent entre les deux rivaux. Toute la faction du clergé corrompu ou simoniaque avait embrassé la cause d'Henri. Du reste, les princes et les communes consultèrent, pour prendre parti, leurs intérêts du moment beaucoup plus que les idées de droit. La guerre dura deux ans, sans que Grégoire VII, contre l'avis duquel s'était faite l'élection de Rodolphe, se prononçât dans aucun sens. Le saint pontife espérait toujours terminer le différend à l'amiable. Mais enfin trouvant le coupable incorrigible, il l'excommunia une seconde fois, et le déclara indigne de porter plus longtemps la couronne.

 

Mort de Grégoire VII. Henri répondit à cette sentence en convoquant à Brixen un conciliabule dans lequel Grégoire fut déposé et un antipape fut élu. Rodolphe de Souabe périt dans la bataille de Moelsen ; le parti d'Henri triomphait. Le roi passe les Alpes, s'empare de Rome après un long siège, et se fait couronner empereur par son antipape. Grégoire VII, retiré dans le château Saint-Ange, allait tomber aux mains de son mortel ennemi, lorsque les Normands. de l'Italie méridionale, sous la conduite de Robert Guiscard, vinrent délivrer leur suzerain, et saccagèrent, malgré le souverain pontife, la ville de Rome, qui s'était rendue au roi de Germanie. Grégoire VII ne pouvait plus se fier aux Romains. Il se retira à Salerne. Ce fut là qu'il mourut en prononçant cette parole, qui résume toute sa vie : J'ai aimé la justice et haï l'iniquité ; voilà pourquoi je meurs en exil. (1085).

 

Continuation de la querelle des investitures. La querelle des investitures ne finit pas avec Grégoire VII. Ses successeurs la continuèrent, quoique l'opposition parût devoir triompher avec Henri. Le parti pontifical trouva des alliés jusque dans la maison de son adversaire. Le vieux roi vit ses deux fils, Conrad et Henri, lever contre lui l'étendard de la révolte. Le malheureux père tomba entre les mains de son fils rebelle et fut forcé d'abdiquer. Enfermé dans un château, sur les bords du Rhin, il parvint cependant à s'échapper, et se préparait à reprendre les armes, quand il mourut à Liège, après un règne de 50 ans (1100).

Henri V, son fils et son successeur, ne fut pas plutôt monté sur le trône, qu'il renouvela toutes les prétentions de son père, et les poursuivit par les armes et par la politique la plus déloyale. Il imposa à Pascal II (1111), la convention dite de Sutri, qu'il savait inexécutable, et qui rendait au roi tous les fiefs ecclésiastiques concédés par la couronne. Les églises ne conservaient, outre les dimes, que les biens qu'elles tenaient des particuliers. Les investitures cessaient par le fait même. Cette convention fut rejetée par beaucoup d'évêques. Ils protestèrent contre une mesure qui enlevait d'un coup au clergé des richesses accumulées depuis tant de siècles. Elle fut annulée. Une nouvelle convention extorquée par l'empereur a Pascal II, n'eut pas plus de résultat. La querelle se ralluma, Henri se rendit en Italie pour se venger du pape et s'emparer des territoires que la comtesse Mathilde avait légués au Saint Siège dans l'Italie centrale.

 

Concordat de Worms. Fin de la querelle des investitures. Enfin un concordat fut conclu par le pape Calixte II et par l'empereur à la diète de Worms. Il portait que les élections ecclésiastiques se feraient librement, mais en présence de l'empereur. Que l'empereur, en cas de contestation, déciderait d'après le jugement du synode provincial. Qu'il ne donnerait plus l'investiture par la crosse et l'anneau, mais seulement par le sceptre, et que les évêques et les abbés seraient tenus de remplir envers lui leurs devoirs féodaux. Les évêques des royaumes de Bourgogne et d'Italie devaient recevoir l'investiture par le sceptre dans les six mois qui suivaient leur sacre. Pour ceux d'Allemagne, l'investiture précéderait le sacre. Ainsi se termina, avec la satisfaction des intérêts opposés, la longue querelle des investitures (1122). Elle ne fut que la première phase d'une lutte bien plus longue entre le Sacerdoce et l'Empire. En somme, elle avait tourné à l'avantage du Saint-Siège, qui y gagna beaucoup en influence politique et en considération, tandis que le pouvoir impérial sortit du combat fortement affaibli. Henri V mourut deux ans après avoir signé le concordat de Worms ; avec lui disparut la maison de Franconie. Elle avait régné pendant un siècle (1024-1125).

En présence de la solution si rationnelle apportée par le concordat de Worms à la question des investitures, on pourrait se demander pourquoi on ne l'a pas proposée à l'origine de la querelle. Grégoire VII, en enlevant sans distinction toute investiture ecclésiastique à l'empereur, ne le dépouillait-il pas des droits de suzeraineté qui lui revenaient sur les évêques en tant que princes temporels ? Les fiefs ecclésiastiques n'allaient-ils pas échapper complètement à l'influence légitime de la couronne ? Les exigences de Grégoire ne devaient-elles pas aboutir en somme à un démembrement de l'Empire ? Il est probable qu'on n'a pas mis en avant cette solution, parce que personne ne la voyait, Henri IV pas plus que Grégoire VII. Cette réponse n'étonnera pas celui qui sait par l'histoire combien sont toujours courtes, par certains endroits, les vues même des plus grands génies. Nous voyons bien la solution après coup, mais il n'est pas dit que nous l'aurions imaginée. Si Calixte II s'est montré moins exigeant que Grégoire VII, c'est que, comme il arrive souvent, la lutte même et la discussion avaient délimité plus nettement les droits des deux parties. C'est ce qui explique comment l'opposition a pu rallier même de bons catholiques. Le sentiment général du siècle sur le pouvoir attribué aux papes de déposer les rois, ne laissait pas, au reste, de rencontrer quelques contradicteurs.

 

 

 



[1] Nous ne parlons pas des terreurs de l'an 1000 ; c'est une fable qui n'a pas le moindre fondement dans l'histoire.

[2] Héfélé, Le Cardinal Ximenès, ch. 18.

[3] Giesebrecht, Geschichte der deutschen Kaiserzeit, 3e édit. t. III, p. 582.