HISTOIRE DU MOYEN-ÂGE

 

CHAPITRE V. — LES INSTITUTIONS ET LES MŒURS.

 

 

§ Ier. — LES INSTITUTIONS FRANQUES.

 

La royauté. Le pouvoir royal a éprouvé chez les Francs bien des vicissitudes. Dans les premiers temps de la monarchie, sous Clovis et ses fils, on le trouve enfermé dans des bornes bien étroites, comme il l'était chez les anciens Germains. Les Francs, sans doute, vénéraient leurs souverains et leur montraient le plus grand dévouement, mais ils ne se pliaient pas à toutes leurs volontés, et le roi devait compter beaucoup avec l'opinion. Saint Remi engageait Clovis à embrasser la religion catholique. Je t'écouterai volontiers, très saint père, lui répondit le prince chevelu ; mais il reste une chose : c'est que le peuple qui me suit ne souffre point qu'on abandonne ses dieux. Il n'osait aller contre le bon plaisir de ses guerriers. Dès qu'il fut assuré qu'une bonne partie d'entre eux étaient prêts à passer avec lui au Christianisme, il ne balança plus un instant à suivre le désir de son cœur et se présenta au baptême avec trois mille hommes de son armée. Les autres restèrent attachés au paganisme, et personne ne tenta de les inquiéter à ce sujet.

Après la défaite de Syagrius, l'armée franque avait fait un butin considérable, et qui devait être distribué, suivant l'usage, entre le roi et ses guerriers. On remarquait, entre autres objets, un vase d'une grandeur et d'une beauté merveilleuses, que saint Remi, archevêque de Reims, réclama comme propriété de son église. Clovis voulait le restituer au saint prélat ; mais il n'osa pas agir d'autorité. En arrivant à Soissons, il fit déposer tout le butin au milieu de ses soldats et dit : Je vous prie, mes braves guerriers, de vouloir bien m'accorder, outre ma part, au moins le vase que voilà, et il montrait le vase dont nous avons parlé. A cette demande, les plus sensés répondirent : Glorieux roi, tout ce que nous voyons ici est à toi, et nous-mêmes nous sommes soumis à ton pouvoir ; qu'il soit donc fait selon ton bon plaisir, car personne ne peut résister à ta puissance. Comme ils avaient ainsi parlé, l'un des guerriers, léger, jaloux et emporté, leva sa hache à deux tranchants, en frappa le vase, et s'écria d'une voix forte : Tu n'auras que ce qui te sera véritablement donné par le sort. Tous restèrent stupéfaits. Le roi dissimula son ressentiment. Un an après, faisant la revue de ses troupes, selon la coutume, le premier mars[1], arrivé devant le guerrier qui avait frappé le vase : Nul autre, lui dit-il, n'a ses armes aussi mal tenues que toi ; ta lance, ton épée, ta hache, rien n'est en bon état. A ces mots, il saisit la hache et la jette à terre. Le guerrier s'inclina pour la ramasser. Alors le roi levant la sienne des deux mains, la lui enfonça dans le crâne en disant : Voilà ce que tu as fait au vase à Soissons. Ce châtiment exemplaire remplit tout le monde de crainte.

Nous voyons dans ce récit et l'autorité que le roi avait déjà su prendre, et les traces. encore profondes de cette vieille indépendance germanique avec laquelle le prince avait encore à compter.

Les fils de Clovis, qui n'avaient pas le génie de leur père, éprouvèrent plusieurs fois de grandes difficultés à obtenir l'obéissance de l'armée. Ainsi, Thierry ayant refusé de concourir avec ses frères à la guerre de Bourgogne : Si tu refuses d'aller avec tes frères, lui dirent ses guerriers, nous te quittons, et nous aimons mieux les suivre. Il fallut que Thierry leur proposât une autre expédition qui devait leur fournir un butin bien plus considérable que celle de Bourgogne. A ce prix seulement, il put se faire obéir.

Quant aux fils de Clotaire et à leurs premiers successeurs, ils s'abandonnèrent davantage à leurs caprices. Leur pouvoir ne trouva plus de bornes que dans la force et la résistance ouverte de leurs sujets. Nous avons vu jusqu'où Chilpéric avait poussé le despotisme. Mais aussi l'abus du pouvoir provoqua une réaction ; l'esprit d'insubordination se développa dans le peuple et le désordre alla toujours croissant. Comment, disait un jour le roi Gontran aux chefs de l'armée, comment pouvons-nous encore espérer la victoire ? Non seulement nous n'avons pas la crainte de Dieu, mais nous tuons ses ministres, et nous enlevons avec mépris et dispersons les reliques mêmes des saints. Si la faute en revient à moi, que la vengeance divine retombe sur ma tête ; mais si vous, vous méprisez les commandements royaux et que vous négligiez d'exécuter ce que j'ordonne, c'est votre tête qui doit tomber sous la hache. Les chefs de l'armée lui répondirent : Que pouvons-nous faire quand tout le peuple s'abandonne au vice ? Nul ne craint le roi, nul ne respecte le duc ni le comte, et si nous nous efforçons de réprimer le mal, aussitôt une sédition s'élève : le tumulte commence à l'instant, et chacun se précipite sur nous avec des dispositions si menaçantes, qu'à grand' peine en échappons-nous. Le roi Gontran sentait ses jours tellement en danger, qu'il n'osait même plus aller à l'église, sans être entouré d'une garde nombreuse. Un jour, après l'évangile, il se retourna vers les assistants et les conjura de ne pas le tuer comme ses frères. Qu'il me soit permis au moins pendant trois ans, ajouta-t-il, d'élever mes neveux qui sont devenus mes fils adoptifs, de peur qu'après ma mort vous ne périssiez avec ces enfants, quand il n'existera plus de notre famille un homme vigoureux pour vous défendre. En l'entendant, parler ainsi, dit Grégoire de Tours, tout le peuple adressa au Seigneur une prière pour le roi.

Dans cette lutte entre le despotisme et l'esprit d'indépendance, entre le trône et l'aristocratie, nous avons vu comment cette dernière remporta la victoire. La dynastie carolingienne portée au pouvoir parles grands du royaume, leur accorda nécessairement une plus large intervention dans les affaires publiques. L'absolutisme mérovingien fit place à une monarchie tempérée.

 

Les assemblées du royaume. Les assemblées du peuple qui, chez les anciens Germains, réglaient toutes les affaires importantes, avaient disparu naturellement par suite de la conquête, l'étendue du royaume les rendant impossibles. Mais les querelles des rois et des grands donnèrent souvent occasion à l'aristocratie de se réunir, soit pour intervenir entre les princes, soit pour défendre ses propres intérêts. C'est ainsi que nous l'avons vue imposer à Clotaire II une Constitution fameuse. Les Carolingiens, loin de mettre obstacle à ces assemblées, les admirent même comme une institution régulière. Elles se tenaient deux fois l'an. L'une des sessions avait pour objet de régler, pour l'année courante, les affaires générales de l'Etat. Tous les grands du royaume, ecclésiastiques ou laïques y prenaient part : les plus considérables d'entre eux y venaient pour délibérer, les autres pour apprendre les décisions et confirmer librement, par leur adhésion, les mesures que l'on y prenait. La seconde assemblée ne comprenait que les personnages les plus influents et les principaux conseillers du souverain. Elle commençait à s'occuper des affaires de l'année suivante ; elle préparait les projets qui devaient être soumis à l'assemblée générale. Ces assemblées étaient tout à la fois politiques, militaires, judiciaires et ecclésiastiques. Quand le temps le permettait, elles se tenaient toujours en plein air.

Les lois édictées dans ces assemblées ont pris le nom de capitulaires. L'on comprend encore sous ce titre tous les actes écrits du gouvernement de Charlemagne et de ses successeurs.

 

Le peuple. La société franque se divisait légalement en trois classes : les esclaves, les lètes et les hommes libres.

Les esclaves étaient mis par la législation germanique, à peu près au rang des choses et des animaux. C'était un objet de commerce ; on pouvait les acheter et les vendre. En pratique, cependant, leur condition était meilleure que les lois ne le donneraient à penser. Les services qu'ils rendaient leur assuraient généralement des traitements très humains. L'Eglise, d'ailleurs, les protégeait et interdisait au maître d'user du droit que la loi civile lui accordait sur la vie de l'esclave.

Les plus considérés d'entre les esclaves étaient ceux que l'on occupait aux fonctions domestiques. On leur confiait parfois les affaires les plus importantes. Venaient en second lieu les serfs, chargés de cultiver les terres du maître pour leur propre compte, avec obligation seulement de payer au propriétaire un cens déterminé par la loi, et d'exécuter certaines corvées. La loi ne les abandonnait donc pas entièrement au caprice de leurs maîtres.

La condition du lète n'avait guère changé depuis les temps anciens.

On peut placer à peu près sur la même ligne les colons romains, dont la conquête n'avait pas modifie la condition, l'esclave affranchi était le plus souvent assimilé au lète, rarement rendu à la plénitude de la liberté.

A partir de la moitié du IXe siècle, les esclaves, les colons et les lètes allèrent toujours en se rapprochant, et leur condition s'améliora. Vers le XIe ou le XIIe siècle, ils ont disparu dans une nouvelle classe qui les comprend tous et constitue le servage. De simples possesseurs ou cultivateurs qu'ils étaient jadis, ils sont devenus véritables propriétaires de leurs terres. De sorte que, selon Guérard, l'histoire de l'esclavage peut se diviser en trois âges bien distincts. D'abord, c'est l'esclavage pur, qui réduisait l'homme à l'état de chose, et qui le mettait dans la dépendance presque absolue de son maître. Ensuite, l'esclavage proprement dit est remplacé par la servitude, dans laquelle la condition humaine est reconnue, respectée, protégée, si ce n'est encore d'une manière suffisante par les lois civiles, au moins plus efficacement par celles de l'Eglise, et par les mœurs sociales. L'esclave jouit de quelque liberté, la manière dont il possède la terre ressemble quelque peu à la propriété. Enfin, la servitude se transformant en servage, le serf doit à son seigneur, non plus son corps ni son bien, mais seulement une partie de son travail et de ses revenus. Il a cessé de servir, il n'est plus qu'un tributaire.

La classe des hommes libres se composait non seulement des guerriers germains, mais encore des Gallo-Romains qui, avant la conquête, jouissaient de la liberté. La campagne était le séjour habituel des grands. Les rois eux-mêmes y vivaient dans de vastes et riches fermes, pompeusement décorées du titre de palais. En général, Romains et Germains jouissaient des mêmes droits et étaient astreints aux mêmes devoirs. Dans les premiers siècles de la monarchie, tous les hommes libres dépendaient directement du roi. Tous se liaient à lui par le serment de fidélité. Mais, peu à peu, cet ordre de choses se modifia. On vit des hommes libres s'attacher personnellement à d'autres hommes libres, s'engager envers eux à certains services, d'une nature plus ou moins relevée, et recevoir en retour la protection. Sans perdre leurs droits politiques, ils aliénaient une partie de leur indépendance et ne tardèrent pas à être considérés comme appartenant à une classe inférieure.

Une institution qui contribua beaucoup à établir ces différentes catégories d'hommes libres, est celle des bénéfices. On appelait bénéfice une terre dont le propriétaire accordait l'usufruit à un homme libre qui devenait son vassal. C'est-à-dire que celui qui recevait une terre en bénéfice, promettait fidélité au propriétaire, se mettait sous sa protection, et entrait vis-à-vis de lui dans des relations de dépendance. Peu à peu, il s'établit de cette sorte une véritable hiérarchie. Le vassal d'un homme libre ne dépendit plus directement du roi, mais du seigneur auquel il avait promis fidélité. Si vous ajoutez à cela que les rois accordèrent généralement aux grands propriétaires, ecclésiastiques ou laïques, l'immunité[2], c'est-à-dire, l'exemption de certaines charges et une partie des droits qui n'avaient d'abord appartenu qu'au roi, — droit de rendre la justice, de lever les impôts, etc. —, vous verrez que les riches-propriétaires devinrent comme de petits princes, parfois assez puissants, qui mirent en grand danger l'unité du royaume. C'est du droit de rendre la justice que naquirent principalement les petites souverainetés. Les premiers Carolingiens eurent toutefois assez de vigueur et d'autorité pour maintenir tous leurs sujets dans la soumission.

Le roi avait aussi ses vassaux, car beaucoup se mettaient sous sa protection spéciale et recevaient de lui des-terres en bénéfice.

Il ne faut pas confondre avec le vasselage l'antrustionat, qui disparut sous les Carolingiens. Les antrustions ou convives du roi formaient la bande guerrière du monarque. Le triple wergeld était le principal privilège qui les distinguait des autres hommes libres.

Il n'y avait proprement pas de noblesse dans le royaume franc. Cependant Charlemagne ne dépouilla point de ses privilèges celle qui existait chez quelques peuples soumis, par exemple en Frise et en Saxe. L'absence d'une véritable noblesse chez les Francs, n'empêche cependant pas qu'on ne rencontre souvent, dans les monuments de l'époque, des personnages qualifiés de nobiles, d'optimates, etc. Ces termes y désignent simplement des hommes puissants et riches. En général, tout homme possédant la liberté complète, et par conséquent propriétaire, est appelé noble. Le nombre de ces hommes libres alla toujours en décroissant, car, à cette époque de violences, il était impossible, sans être fort, de conserver son indépendance. Quiconque n'avait ni fortune ni crédit, était vexé, opprimé. Aussi le faible devait-il nécessairement se mettre sous la protection d'un grand seigneur ou d'une église. Il lui abandonnait sa terre et n'en retenait que l'usufruit, heureux d'acheter à ce prix un puissant patronage.

 

Le gouvernement. Le royaume franc se divisait en districts — pagus[3], gau — administrés par des comtes — graf, comes, judex. Le district se subdivisait en centaines, dont chacune avait son centenier. Les Francs, après la conquête, avaient conservé les divisions territoriales de l'Empire. La cité devint un comté. Peu à peu, cependant, son territoire se morcela et les comtés se multiplièrent. La nomination et la destitution du comte appartenaient au roi. Le comte réunissait dans sa personne tous les genres d'attributions. Il avait en même temps l'administration de la justice, la direction de la police, le commandement de l'armée du district et certaines attributions financières. Lieutenant du roi dans le comté, il devait l'administrer dans l'intérêt de son maître et des peuples. Mais assez souvent les comtes oubliaient leurs devoirs et se conduisaient en tyrans. Ils cherchèrent aussi presque constamment à rendre leurs fonctions héréditaires. Sous les Carolingiens, l'évêque et le comte avaient à se soutenir et à se surveiller mutuellement.

La défense des frontières était confiée à des marquis ou margraves — comtes des frontières —, qui au commandement militaire unissaient parfois le gouvernement de la province dans laquelle résidaient leurs troupes.

Le centenier, à l'époque mérovingienne, n'était pas un fonctionnaire du roi ; il n'était pas subordonné au comte. Elu par le peuple, il représentait et avait à défendre les intérêts du peuple contré le pouvoir central. Mais peu à peu la puissance comtale s'accrut. Sous les Carolingiens, les centeniers ne furent plus considérés que comme lieutenants et subordonnés du comte, dont l'influence, sans exclure toute participation du peuple, devint prépondérante dans la nomination de ces officiers. Peu à peu cependant les fonctions de centenier devenaient héréditaires, comme celles des comtes, comme tous les offices royaux à cette époque.

Nous avons dit plus haut que l'immunité conférait à beaucoup de grands propriétaires ecclésiastiques ou laïques certains droits, généralement considérés comme des attributs du gouvernement ou du roi, et nommés pour cette raison droits régaliens. Ces immunités se multiplièrent et s'étendirent toujours de plus en plus, de manière à former de nouvelles circonscriptions au sein des comtés. Toutes les attributions du comte passèrent, dans l'étendue du territoire exempt, au seigneur immunitaire, c'est-à-dire au propriétaire du territoire qui jouissait de l'immunité. Sous Charlemagne, le comte conserva le droit d'inspection dans le territoire exempt. Mais après lui les grands du royaume usurpèrent toujours de plus en plus le pouvoir, et les immunités se constituèrent en seigneuries presque indépendantes.

Sous les Mérovingiens, certaines parties de la monarchie n'étaient pas complètement incorporées au royaume. Elles étaient gouvernées par des chefs portant le titre de ducs, lesquels étaient moins des officiers royaux que des rois secondaires subordonnés au souverain de la monarchie entière. Ainsi en était-il de l'Alémanie, de la Bavière et d'une partie de la Thuringe. Les Carolingiens firent disparaître ces ducs presque indépendants. Sous Charlemagne, on ne trouvait plus de ducs que dans certains pays où la domination franque ne s'était jamais établie qu'à moitié : en Bretagne, chez les Basques, à Bénévent.

Les rois francs avaient aussi à leur cour des fonctionnaires qui les aidaient dans le gouvernement et dans l'administration générale du royaume. Charlemagne se servit principalement des missi dominici ou commissaires royaux, pour connaître exactement l'état de son vaste empire, y réformer les abus et y faire régner la justice et les lois. Cette institution existait avant lui, mais comme moyen extraordinaire de gouvernement. Charlemagne en fit un rouage essentiel. Les missi avaient un certain nombre de provinces à parcourir pour les inspecter et veiller à l'exécution des lois et des ordres de l'empereur. Cette inspection se faisait chaque année.

 

L'administration et les finances. L'administration, dans les états carolingiens, se réduisait, ou peu s'en faut, à la justice, dont nous parlerons plus loin, à la police et aux finances. Cependant, les travaux publics, la monnaie, le commerce et la bienfaisance n'étaient pas complètement négligés. Les travaux publics, l'entretien des routes, des ponts et des digues, par exemple, étaient en général, à la charge des intéressés, et s'exécutaient en grande partie au moyen de corvées et de réquisitions.

La principale source des revenus de la couronne, c'était le domaine, très considérable. sous Charlemagne du moins, et répandu dans toutes les parties de l'Empire. Le domaine était partie administré au profit du roi, partie distribué en bénéfices à des tenanciers de tout ordre. Le souverain, comme s'il avait eu la libre disposition de tous les biens monastiques, les prenait souvent pour lui, avec ou sans le titre et les droits d'abbé, ou les donnait à quelqu'un de ses fidèles, à charge de laisser aux moines une portion des revenus pour leur subsistance.

 

Les lois. Chacun des peuples soumis à la domination franque conserva ses coutumes particulières, ses lois, son droit : les anciens sujets de l'empire romain étaient jugés d'après la loi romaine ; les Francs, d'après la loi salique ou ripuaire, ainsi de suite. Le droit était personnel, c'est-à-dire que chacun suivait la loi de sa nation, non seulement dans sa patrie, mais dans quelque province du royaume qu'il se trouvât.

Voilà pour les hommes libres. Pour les personnes de condition servile, colons, lètes ou serfs, elles étaient régies par le Droit domanialHofrecht —, c'est-à-dire par les usages traditionnels du domaine auquel elles étaient attachées, et par les règlements émanés du propriétaire.

 

Institutions judiciaires. Le tribunal ordinaire des hommes libres dans le royaume franc, c'était, comme chez les anciens Germains, l'assemblée de la centaine. Il était présidé par le comte ou le centenier, qui dirigeaient les débats, éclairaient le jury et faisaient exécuter la sentence rendue par les rachimbourgs. C'est le nom qu'on donnait aux propriétaires fonciers dans l'exercice de leurs fonctions judiciaires.

Tous les propriétaires libres de la centaine faisaient de droit partie du tribunal ; mais ce droit était considéré comme très onéreux et l'on n'était pas très assidu aux plaids. C'est pourquoi Charlemagne institua les échevinsscabini — juges permanents choisis par les missi dominici avec le concours du comte et du peuple, pour remplacer les rachimbourgs.

La peine la plus ordinaire imposée aux hommes libres, était la composition. Charlemagne a donné plus de place à la peine de mort et à tous les châtiments afflictifs ; il a cherché également à supprimer aussi complètement que possible les vengeances privées.

Les moyens d'information étaient, avant tout, la déposition des témoins. Si celle-ci ne suffisait pas, on recourait soit aux conjurateurs, soit au jugement de Dieu. Les conjurateurs étaient des parents, des .amis ou des voisins, que l'accusé amenait avec lui au tribunal, et qui garantissaient sous serment que' le prévenu méritait d'être cru dans ses dénégations. On appelait jugement de Dieu certaines épreuves auxquelles on soumettait l'accusé, seul ou avec l'accusateur. C'était vous justifier que d'en sortir sain et sauf. On ne croyait pas que la divine justice pût laisser succomber l'innocent.

Dans les immunités, le comte et le centenier étaient remplacés, pour l'administration de la justice, par un officier du seigneur propriétaire. Tous les propriétaires fonciers, sans même jouir de l'immunité, exerçaient une certaine juridiction sur le personnel servile de leurs terres.

 

L'armée. Sauf le cas d'une attaque imprévue, où chacun, libre ou serf, devait courir aux armes, les hommes libres étaient seuls astreints au service militaire. L'équipement, qui était fort dispendieux, étant à la charge des individus, on conçoit que les propriétaires fonciers formaient à peu près la totalité de l'armée. D'après un capitulaire de l'an 807, les petits propriétaires, auxquels la modicité de leur fortune ne permettait pas de porter seuls les charges de la milice, étaient obligés de s'associer à trois ou quatre pour équiper à frais communs l'un, d'entre eux.

Sous les Mérovingiens, il n'y avait pas d'intendance des vivres ; aussi, malgré toutes les prohibitions, les armées commettaient-elles souvent, même en pays ami, les plus affreux ravages. A l'époque de Charlemagne, le gouvernement veillait à l'entretien du soldat, du moins jusqu'à la frontière du royaume ; mais, après lui, on revint à l'ancien état de choses, qui persista pendant tout le moyen âge. Un chroniqueur du XIIe siècle nous a fait une vivante peinture des maux que souffraient les pauvres campagnards au passage d'une armée amie. Accompagnant de Liège à Verdun un corps de deux mille hommes environ, qui se rendait auprès de l'empereur son chef, en traversant des provinces de l'Empire ; dans tous les villages qui se trouvèrent sur la route, il vit les guerriers démolir les chaumières de bois pour construire leurs baraques, et faucher les prés pour nourrir leurs chevaux. Dans un de ces villages, dit le bon moine, toutes les femmes se disputèrent l'avantage de m'héberger, espérant que ma présence les garantirait du pillage. Je choisis une' maison qui me paraissait un peu plus solidement bâtie que les autres. Aussitôt toutes les femmes de s'y réfugier avec leurs enfants, leurs pourceaux, leurs poules, et tout ce qu'elles purent emporter de leur avoir. Elles offraient au religieux et à son domestique du fromage, du lait, du pain d'avoine, à leurs chevaux du foin et de la paille, trop heureuses d'acheter à ce prix une protection précaire[4].

 

§ II. — LES RELATIONS DE L'ÉGLISE ET DE L'ÉTAT.

 

Union intime de l'Eglise et de l'Etat. Les souverains catholiques du moyen âge ne voyaient pas dans l'Eglise, une ennemie qu'il faut abaisser, ou une étrangère que l'on abandonne à son sort. Dans cette société, où régnait l'unité religieuse, dont l'esprit, meilleur que les mœurs, était tout imprégné des sentiments de la foi, l'union la plus intime avait dû naturellement s'établir entre les deux puissances. On croyait que tout homme a l'obligation d'entrer dans le sein de l'Eglise, en recevant le baptême, et que tout-chrétien, depuis le dernier des esclaves jusqu'au plus puissant monarque, doit être heureux de pouvoir mettre son influence au service de Jésus-Christ sur la terre. Ce furent les sentiments des deux grands empereurs Constantin et Théodose. Clovis et Charlemagne ne pensèrent pas autrement. Les souverains francs firent profession de protéger le Christianisme dans leurs états. Charlemagne ayant réuni sous sa domination presque tout l'Occident, se trouva, par la force des choses, avoir succédé aux anciens empereurs romains, soit dans l'exercice du pouvoir civil, soit dans la protection que les Césars chrétiens s'étaient toujours fait une obligation d'accorder à l'Eglise. Le prince franc remplissait les devoirs des empereurs. Il était bien naturel de lui conférer un titre qu'il méritait si bien. C'est ce que comprit Léon III, et c'est ce qu'il mit à exécution. Le rétablissement de l'Empire mit le sceau à l'union des deux puissances. Depuis son couronnement comme empereur, Charlemagne se considéra comme défenseur de l'Eglise, chargé de faire observer ses lois, responsable devant Dieu du salut des hommes. Il croyait être, en vertu du titre qui lui avait été conféré, le protecteur de tous les catholiques, de quelque pays qu'ils fussent, et le propagateur de la religion chrétienne dans les régions barbares de l'Occident. Jamais souverain n'avait eu une aussi grande idée de sa mission. Ces pensées n'étaient pas seulement très morales et très chrétiennes ; une sage politique les eût d'ailleurs inspirées. C'était en effet le Christianisme sur qui reposait principalement l'unité du vaste empire carolingien. L'Eglise catholique faisait régner une même foi, une même loi morale, un même culte, une même discipline sur des peuples différents de langage, de mœurs et d'institutions. Si donc les rois francs, en protégeant l'Eglise, remplissaient le premier devoir de la souveraineté, ils faisaient aussi en cela œuvre de bonne politique.

L'autorité des rois sur le clergé était grande. Le concile d'Orléans, tenu sous Clovis, la reconnaissait, lorsqu'il défendait de recevoir personne dans les ordres sans la permission' du prince ou de ses lieutenants. Les souverains francs s'étaient arrogé le droit de convoquer les conciles de la Gaule. Cette intervention du pouvoir civil n'était pas inspirée par un esprit tracassier, mais résultait presque naturellement de l'union intime des deux puissances et du caractère mixte de la plupart de ces assemblées. Les synodes s'occupaient souvent, en effet, de politique aussi bien que des affaires religieuses. Le roi siégeait parfois avec les grands du royaume. Du reste, cette dépendance, dans laquelle se trouvaient les évêques vis-à-vis du trône, n'était pas de la servilité. Bien que nommés souvent par le roi, leur vertu, leurs lumières, leurs principes, leur caractère, leur influence leur permettaient de parler franchement. Une rupture entre le clergé et le roi eût été plus préjudiciable à ce dernier qu'à l'Eglise.

Les lois ecclésiastiques recevaient la sanction du pouvoir civil. C'est ainsi que l'excommunication entraînait une sorte de proscription. Aussi voyons-nous, spécialement sous Charlemagne, les capitulaires rouler parfois sur des matières purement ecclésiastiques. C'étaient des prescriptions arrêtées de concert par les deux puissances. Charlemagne imposa une règle au clergé, travailla à la réforme des monastères, interdit aux évêques le port d'armes et rappela à la pratique de leurs devoirs ceux qui s'en écartaient. Cette immixtion du pouvoir civil dans les affaires ecclésiastiques produisit d'excellents effets sous Charlemagne : après lui les princes abusèrent souvent de cette prérogative et la rendirent plus préjudiciable qu'utile à la religion.

 

Position politique du Saint-Siège. On conçoit facilement que cette union intime des deux puissances a dû avoir pour résultat de donner au pape, chef suprême de l'Eglise, une grande influence sur les affaires, même temporelles. Cette influence alla croissant, et bientôt l'opinion publique reconnut au souverain pontife un large droit d'intervention dans le gouvernement des états chrétiens. Tout cela se fit par le cours naturel des choses. Ce n'était donc pas par ambition que les papes intervenaient au moyen âge dans les affaires intérieures des royaumes. La constitution de la société leur reconnaissait ce droit, et les souverains les invitèrent souvent eux-mêmes à en user. La collection des fausses décrétales, publiée en France au milieu du IXe siècle, sous le pseudonyme d'Isidore Mercator, contribua au développement de l'influence pontificale.

 

Les fausses décrétales. Les guerres civiles des règnes de Louis le Débonnaire et de ses fils, la désorganisation qui s'ensuivit, avaient eu leur contre-coup dans la discipline ecclésiastique, en France principalement. Toutes les mesures prises par les conciles contemporains contre le désordre avaient été impuissantes à réprimer le mal. Un homme, animé des meilleures intentions, mais d'un zèle peu éclairé — c'était probablement le diacre Benoît, déjà auteur d'une collection de faux capitulaires —, fit circuler un recueil de décrétales de sa composition, qu'il attribuait aux papes des premiers siècles de l'Eglise. Il ne faisait guère que renouveler, en les accentuant, les décisions prises par les conciles nationaux du IXe siècle, et leur donnait plus de poids en les mettant sous le couvert d'une antiquité vénérable et en les attribuant au premier siège de la catholicité. L'auteur espérait aider ainsi l'œuvre de la réforme. Le recueil fut reçu comme authentique sans la moindre contradiction par des siècles ignorants. C'est à la fin du moyen âge seulement que quelques hommes instruits commencèrent à révoquer en doute certaines pièces de la collection, et à partir du XVIe siècle, que l'ensemble de l'ouvrage fut rejeté comme l'œuvre d'un faussaire. Malgré le succès qu'obtint la fraude, il n'est pas vrai cependant, comme quelques auteurs l'ont prétendu, qu'elle ait introduit de nombreux et grands changements dans les relations sociales, qu'elle soit la source du pouvoir que les papes et l'Eglise exercèrent au moyen âge. Des savants protestants s'accordent à reconnaître que les principes énoncés dans les fausses décrétales étaient déjà explicitement reconnus à son époque ou contenus en germe ï dans les idées du temps. Toute la fraude de Benoît consistait à rattacher à un nom propre ce qui était l'œuvre de la tradition générale, ou à donner comme ayant existé dans le passé ce qui couvait encore et ne devait éclore que dans un avenir plus ou moins éloigné. L'imposture a pu accélérer le mouvement social, elle n'en a pas changé la direction. Sans les décrétales, le pape et l'Eglise seraient devenus, quoique peut-être un peu plus tard, ce qu'ils ont été avec leur secours.

 

Grande influence du clergé. Dès les derniers temps de l'empire romain, l'influence du clergé s'était étendue aux affaires temporelles. Les empereurs catholiques avaient accordé aux évêques' une certaine juridiction, même sur les laïques et en des matières purement civiles. Cette influence s'accrut encore par suite des invasions. L'Empire ne tomba que lentement ; pendant bien longtemps le sort des provinces resta indécis. Tandis que tout était ébranlé, l'Eglise seule tenait ferme. Au milieu des maux de l'invasion, les évêques furent les consolateurs et les soutiens du peuple ; ce fut près d'eux que les malheureux trouvèrent secours. Les évêques furent les défenseurs des villes contre les Barbares et leurs négociateurs respectés auprès des vainqueurs. Le clergé, dit un historien français, était indubitablement ce qu'il y avait dans le pays de plus énergique, de plus moral, de plus éclairé. Les rois, par une politique bien entendue, cherchèrent à se faire de cette puissance morale un moyen de gouvernement. Ils se lièrent étroitement aux évêques, les comblèrent de faveurs pour les gagner, et, de ce côté encore, l'influence du clergé reçut de nouveaux accroissements.

 

Richesses du clergé. Il ne posséda plus seulement la force morale, mais encore une grande puissance matérielle. De riches et immenses propriétés furent accordées aux abbayes et aux évêchés, et l'immunité transforma les prélats en autant de seigneurs de plus en plus indépendants. Petits et grands donnaient à l'envi leurs terres aux églises. Un savant historien pense qu'on n'exagèrerait pas en affirmant qu'au commencement du VIIIe siècle, le tiers de la propriété foncière en Gaule appartenait au clergé. L'étendue des domaines de l'abbaye de Saint-Germain des Prés, au commencement du IXe siècle, est évaluée par Guérard à 429.987 hectares. C'est plus que n'en comprend la province de Liège. Et il y avait d'autres abbayes plus riches encore. Cette extension des propriétés du clergé était un bien pour les cultivateurs, car la condition du paysan était beaucoup meilleure sur les terres ecclésiastiques que sous les. seigneurs laïques. Elle était un bien pour les pauvres, car les lois de l'Eglise ordonnaient au clergé d'appliquer au soulagement de la misère un quart de ses revenus.

 

Sécularisation des biens du clergé. Il faut dire toutefois que ces riches possessions étaient fort précaires. La propriété ecclésiastique était, en effet, un objet de convoitise pour les grands et une ressource pour les rois dans leurs embarras financiers. Les rois et les maires du palais récompensaient généralement la fidélité de leurs guerriers en leur accordant des bénéfices. Lorsque leur domaine fut épuisé, ils usurpèrent les biens du clergé, non pas précisément en les enlevant aux églises, mais en invitant les évêques et les abbés a concéder aux leudes qu'ils leur désignaient, la jouissance de quelque ferme. Il était difficile de repousser une telle invitation, et la terre une fois entre les mains du guerrier peu scrupuleux, n'en sortait plus jamais. Elle était perdue pour l'Eglise. C'est Charles Martel qui s'est le plus distingué dans ce genre de spoliation.

 

Conséquences de la puissance du clergé. La puissance du clergé eut d'autres conséquences plus funestes. C'est que les rois, pour s'assurer son concours, qui leur était indispensable, cherchèrent et réussirent fréquemment à s'emparer du droit de nomination aux évêchés et aux abbayes. On vit souvent alors de simples laïques passer sans transition des camps dans une cathédrale, et ceindre la mitre sans déposer le casque. Ces prélats n'avaient rien moins que l'esprit de leur état, et bon nombre négligèrent d'entrer dans les ordres. Ils se contentaient de toucher les revenus de l'évêché ou de l'abbaye, en laissant aux ecclésiastiques ou aux moines tout juste ce qu'il fallait pour ne pas mourir de faim. On conçoit, après cela, sans parler des séductions de l'opulence, que la corruption envahit une partie du' clergé.

 

§ III. — LE CATHOLICISME ET LA CIVILISATION.

 

Propagation de la foi catholique. La divine Providence, qui dirige le cours des événements pour le plus grand bien de l'Eglise, avait ses desseins de miséricorde en permettant les invasions du Ve siècle. La grande migration eut pour résultat de mettre les Barbares en contact avec le Christianisme et d'en faire ainsi des disciples de Jésus-Christ. Le VIe siècle et les deux suivants comptent parmi les plus glorieux et les plus féconds pour l'apostolat catholique. Le VIe siècle vit les Burgondes, les Suèves et les Wisigoths renoncer à l'arianisme pour embrasser l'orthodoxie. La conversion des Lombards, commencée sous le pontificat de saint Grégoire le Grand (540-604), et promue par ses soins, s'acheva lentement dans le courant du vue siècle. Ce fut Grégoire lui-même qui envoya dans la Grande Bretagne saint Augustin de Cantorbéry, et gagna ainsi au Christianisme les Anglo-Saxons, encore plongés dans les ténèbres de l'idolâtrie. Il fallut néanmoins bien du temps et des travaux pour terminer cette œuvre ; Grégoire n'en vit pas l'achèvement. Cependant, la religion catholique, longtemps persécutée, finit par triompher, et transforma si bien les mœurs et le caractère farouche des conquérants anglo-saxons, que les îles Britanniques prirent dans la suite le nom d'Iles des Saints. C'est de là que partirent la plupart des apôtres de la Germanie. C'est de Rome, par conséquent, que la vérité évangélique arriva aux Barbares, et cotte circonstance contribua beaucoup à augmenter l'influence du Saint-Siège.

Les maires du palais et Charlemagne accordèrent une constante protection aux missionnaires dans toute l'étendue de leurs états. Ils montraient en cela autant de sagesse politique que de sens chrétien, car l'unité religieuse ne pouvait que consolider l'unité politique de la monarchie franque. Saint Eloi, saint Amand, saint Ouen, saint Orner, saint Lambert, saint Remacle parcoururent la Belgique en apôtres du Christianisme et de la civilisation. Vers le même temps, saint Colomban et saint Gall évangélisaient les Alemans, dans les Vosges, sur le haut Rhin et dans l'Helvétie ; saint Rupert et saint Kilian amenaient dans le giron de l'Eglise les peuples de la Bavière et de la Franconie ; et saint Willibrord, premier évêque d'Utrecht, commençait la conversion des Frisons. Mais le plus célèbre de tous ces missionnaires fut l'anglo-saxon Winfried ou saint Boniface, premier archevêque de Mayence. Il conquit à la vraie foi la Hesse et la Thuringe, et compléta l'organisation de l'Eglise en Bavière et en Franconie. Légat du Saint-Siège, il fut encore, sous Pépin le Bref, le réformateur de la discipline ecclésiastique dans le royaume des Francs. Nous avons vu comment les Saxons furent forcés par Charlemagne de recevoir le baptême.

 

Persistance du paganisme. La conversion des peuples germaniques se fit bien lentement et fort péniblement. Les missionnaires eurent à supporter les plus longues et les plus rudes épreuves, et il leur fallut, pour continuer leur œuvre, un héroïsme vraiment admirable. Lors même que le paganisme ne compta plus d'adeptes, il laissa des traces profondes dans les idées et dans les mœurs. Pendant x des siècles encore, se conservèrent des fêtes et des superstitions absurdes et grossières, qui n'étaient que des restes du culte des faux dieux. L'Eglise ne parvint souvent à les extirper qu'en y substituant d'autres fêtes, d'autres usages analogues, mais chrétiens. Le Christianisme de ces Barbares convertis se ressentait de leur ignorance, de leur grossièreté, et de leur profonde corruption. Leur foi était sincère, mais la violence de leurs passions les emportait ; la charité chrétienne avait peu d'empire sur leurs cœurs ; la crainte seule des châtiments était capable de les retenir.

 

Violence et corruption des mœurs. Nous avons vu les meurtres, les désordres, tous les crimes de Clovis et de sa race. Le peuple ne valait pas mieux que ses rois. Grégoire de Tours, le principal historien de l'époque mérovingienne, nous rapporte des traits sans nombre de la cruauté, de la cupidité, de tous les vices auxquels se livraient sans frein toutes les classes de la société, sans distinction de Romains et de Francs. Quelques exemples entre mille nous dépeindront l'époque. Un duc, nommé Rauching, poussait la cruauté jusqu'à prendre plaisir aux souffrances des autres. Pendant ses repas, un esclave tenait un cierge auprès de lui pour l'éclairer. Rauching le contraignait souvent à se brûler lui-même la chair avec son flambeau ; les larmes et les cris du malheureux le transportaient de joie. Deux de ses esclaves, un jeune homme et une jeune fille s'étaient mariés sans sa permission, et, pour échapper à sa fureur, s'étaient réfugiés dans une église. Le sanctuaire était alors un asile inviolable. Le prêtre ne consentit à rendre à leur maître les deux esclaves, qu'après lui avoir fait jurer qu'il ne les châtierait, ni ne les séparerait pas. Rauching jura et accomplit sa promesse en enterrant vifs les deux époux dans une même fosse.

Le roi Théodebert avait eu de Deutéria, femme d'un grand mérite et d'une grande sagesse, dit l'historien des Francs, une fille qu'il chérissait tendrement. Deutéria la prit en aversion, et fit monter l'enfant dans un chariot attelé de taureaux indomptés, qui se précipitèrent du haut d'un pont dans la Meuse. Voilà des crimes qui, chez un peuple civilisé, soulèveraient une indignation générale. L'histoire ne nous apprend pas que la position de Deutéria à la cour en ait été ébranlée.

Nous avons vu que le clergé lui-même avait souffert de la contagion. La faute n'en était pas à l'Eglise, mais au malheur des temps. La dissolution de l'empire romain, les invasions des Barbares, les guerres continuelles des rois germains entre eux, avaient jeté partout le désordre et lâché la bride à toutes les mauvaises passions. Lorsque les biens ecclésiastiques étaient livrés au pillage, les évêchés vendus au plus offrant ou donnés en récompense à des guerriers, est-il étonnant que la corruption eût tout envahi jusqu'au sanctuaire ? De tels bouleversements devaient avoir pour résultat nécessaire, l'ignorance, la corruption des mœurs, le relâchement de toute discipline. Cependant l'Eglise, même à ces tristes époques, compta toujours un grand nombre de saints. Elle protestait par la voix de ses conciles ; elle ne cessait pas de proclamer les lois sacrées de la religion et de la morale. Si les mœurs étaient détestables, la société, grâce à l'Eglise, conservait au moins les principes, et ce n'était pas peu de chose. En agissant mal, elle savait au moins qu'elle péchait ; et l'aiguillon de la conscience devient tôt ou tard efficace. Telle est, dit Guizot, la vertu de la seule idée de droit, que, partout où elle existe, dès qu'elle est admise, quelque contraires que lui soient les faits, elle y pénètre, les combat, les dompte peu à peu, et devient une invincible cause d'ordre et de développement.

 

Le Christianisme adoucit les mœurs. L'Eglise ne se contenta pas d'élever ainsi et d'épurer la conscience publique. Elle travailla encore, avec beaucoup de succès, à donner plus de douceur aux mœurs, à combattre ces instincts de cruauté f qui distinguaient la société ancienne. C'est au Christianisme qu'on devait l'abolition des combats de gladiateurs, du droit exorbitant que le chef de famille exerçait sur la femme et sur ses enfants. L'Eglise, par la voix des souverains pontifes et des conciles,'s'éleva contre la pratique aussi cruelle qu'absurde des jugements de Dieu[5]. Elle a exercé une influence considérable et salutaire sur le droit pénal. Dès les temps mérovingiens, il était défendu de tuer un homme, même coupable, qui s'était réfugié dans un temple. Ce droit d'asile, plus ancien que l'Eglise, fut du moins conservé soigneusement par elle et rendit de grands services à l'humanité contre les excès de la vengeance personnelle. S'il donna lieu à quelques abus, en revanche, il sauva la vie à bien des innocents, et beaucoup de criminels lui durent de ne recevoir que des châtiments humains, au lieu des traitements féroces que la barbarie de l'époque infligeait souvent aux coupables. Chez les Barbares, le châtiment du crime n'était qu'une vengeance de l'offensé ou de la société contre le criminel. Le Christianisme y attacha l'idée d'expiation. A ses yeux, la peine devait servir à l'amendement du coupable et le réconcilier avec Dieu. Pour atteindre ce but, l'Eglise comptait plus sur les moyens de douceur que sur les supplices.

 

Influence du Christianisme sur la condition de l'esclave. La religion continuait à préparer, lentement sans doute, mais efficacement, l'affranchissement des esclaves. On ne peut pas reprocher à l'Eglise de ne les avoir pas émancipés en masse. Elle n'en avait ni le droit ni la puissance. L'eût-elle pu, la mesure aurait d'ailleurs causé un bouleversement général. Ne pouvant procéder si vite, elle travaillait du moins à rendre la condition servile supportable. Le pouvoir civil, de son côté, et de simples particuliers multipliaient les affranchissements, mais presque toujours sous l'inspiration des idées chrétiennes. Nous ne croyons pas, disait le roi lombard Astolf, dans une de ses lois, pouvoir rien faire.de plus méritoire, que de rendre la liberté aux esclaves, car notre divin Rédempteur a daigné se faire lui-même esclave, pour nous tirer de la servitude. Touchantes paroles qui témoignent hautement l'influence civilisatrice du Christianisme.

 

Bienfaisance. Les œuvres de bienfaisance se multipliaient sous le souffle de la charité catholique, et le clergé se distinguait entre tous. Nous avons vu qu'un quart de ses revenus était consacré au soulagement des indigents. La paroisse devait dresser une liste de ses pauvres et les secourir. Un concile de Lyon ordonne que les lépreux de chaque diocèse soient entretenus aux frais de l'Eglise par les soins de l'évêque. Pendant plusieurs siècles, l'administration et l'inspection des hôpitaux furent confiés exclusivement aux ecclésiastiques. Au XIIe et au XIIIe siècle, furent fondés, par saint Jean de Matha et par saint Pierre Nolasque ; les ordres de la Trinité et de Notre Dame de la Merci, voués à la rédemption des captifs qu'enlevaient les corsaires musulmans. Avec le montant des aumônes qu'ils parvenaient à recueillir, ces religieux allaient en Afrique racheter les malheureuses victimes de la piraterie, et parfois, faute d'argent, se livraient eux-mêmes à l'esclavage pour libérer un captif. Le catholicisme seul a donné le spectacle d'un pareil dévouement.

 

Influence du catholicisme sur les lettres et les sciences. Le premier des biens, disait un des plus grands et saints docteurs de l'Eglise, c'est la science ; et je n'entends pas seulement la nôtre, cette noble science qui dédaigne les ornements et la pompe du langage pour ne s'attacher qu'au salut et à la beauté des biens spirituels ; je parle aussi de la science profane, que tant de chrétiens, bien aveugles sans doute, rejettent comme pleine d'écueils et de dangers, comme éloignant de Dieu. Ne méprisons pas la science, parce qu'elle déplaît à quelques-uns, et regardons ses ennemis comme des gens grossiers et ignorants. Ainsi parlait saint Grégoire de Nazianze, et l'Eglise — je ne dis pas tous les chrétiens, ni tous les saints, mais l'Eglise — a toujours pensé comme lui. Elle l'a bien montré au moyen âge. Sans elle, il nous serait resté bien peu de chose des littératures grecque et latine ; elle seule, pendant plusieurs siècles, cultiva les lettres, les arts et les sciences. Théodulf, évêque d'Orléans, recommandait aux prêtres d'établir des écoles dans les paroisses qui leur étaient confiées, et d'y instruire, sans distinction et gratuitement, tous les' enfants qu'on leur présentait. Des écoles étaient annexées à tous les monastères et aux principales églises ; avec l'école du palais royal, c'étaient presque les seules qui existassent dans le haut moyen âge. Indépendamment de la religion, on y enseignait les sept arts libéraux, c'est-à-dire l'arithmétique, la géométrie, la musique et l'astronomie, qui formaient le quadrivium ; la grammaire, la rhétorique et la dialectique, comprises sous le nom de trivium. Beaucoup de monastères étaient de véritables académies où se rencontraient en tout genre des savants remarquables pour l'époque. Pendant plusieurs siècles, on ne trouve presque pas d'autres écrivains que les clercs ou les moines. A la fin du XIe siècle et dans le XIIe, certains monastères étaient initiés à la connaissance du grec et même de l'hébreu. Ce sont les religieux qui ont conservé les quelques rudiments de médecine que l'on connaissait dans les premiers siècles du moyen âge. La sculpture se formait dans les couvents, et lorsque, au XIIIe siècle, les laïques commencèrent à s'y adonner, ce turent les besoins du culte qui leur fournirent du travail. Un couvent ou une église sans bibliothèque était, suivant l'expression du temps, une citadelle sans arsenal. Aussi les moines faisaient-ils de la transcription des livres une de leurs plus importantes occupations. Les bibliothèques des couvents et des églises donnaient asile aux auteurs profanes aussi bien qu'à l'Ecriture Sainte ou aux ouvrages ascétiques. L'abbaye de Saint-Gérard de Brogne, dans la province de Namur, possédait les poésies d'Ovide, de Virgile, de Térence, de Perse et quelques ouvrages de Cicéron. Le célèbre Alcuin énumère, parmi les livres qui composaient la bibliothèque épiscopale d'York, les œuvres de Pline, de Trogue-Pompée, d'Aristote, de Cicéron, de Virgile, de Stace et de Lucain. Il dit même - qu'elle renfermait tous les chefs-d'œuvre des littératures latine, grecque et hébraïque.

 

Influence des Arabes sur la civilisation. La civilisation est aussi quelque peu redevable aux Arabes, dont un grand nombre de Califes protégèrent les lettres et les sciences. Nous devons aux Arabes, non pas seulement une partie de la science grecque, qui sans eux aurait péri, mais aussi certaines découvertes qui leur sont propres, principalement en géographie, en mathématiques, en chimie, dans les sciences naturelles et en médecine. On ne peut nier leurs services ; mais il ne faut pas non plus les exagérer. L'Islamisme, dit un auteur impartial qui l'a parfaitement étudié[6], l'Islamisme n'a rien pu créer, ni frayer aucune nouvelle voie dans le domaine scientifique... Presque toutes les sciences dont les Mahométans ont entrepris la culture ont dégénéré entre leurs mains.

 

Services rendus par les moines. Les moines ont, nous l'avons vu, rendu d'immenses services aux lettres et aux sciences. Ce ne sont pas les seuls dont l'humanité leur ait été redevable. Et d'abord, ce n'était pas un mince bienfait que d'ouvrir aux hommes une tranquille solitude dans des siècles aussi agités. Bien des âmes ont trouvé dans le cloître un bonheur qu'elles auraient vainement cherché dans le monde. Un monastère offrait à tous les genres de misères le soulagement ; la faim y trouvait à se rassasier, la nudité à se vêtir, le voyageur à loger. Il est vrai que les trop faciles aumônes des moines ont parfois augmenté la mendicité. C'était un défaut, mais très pardonnable, et qui prouve seulement que les vues des hommes sont toujours bien courtes de quelque côté. Les Bénédictins, unissant a l'étude le travail des mains, si méprisé alors et réservé aux esclaves, l'ont réhabilité, lui ont rendu l'estime qu'il mérite. Les monastères étaient des séminaires de prédicateurs qui répandirent au loin la foi catholique et, avec la foi, la civilisation. Leurs exemples, non moins que leur parole, portaient les peuples à la vertu. Car s'il se trouva quelquefois des moines relâchés, il y eut toujours aussi, en bien plus grand nombre, des religieux fervents. D'ailleurs, comme l'observe Voltaire, que nous pouvons bien croire sur ce point, il est certain, que la vie séculière a toujours été plus vicieuse, que les grands crimes n'ont pas été commis dans les monastères ; mais ils ont été plus remarqués par leur contraste avec la règle. Les moines ont défriché les landes et-les forêts sans fin qui couvraient en grande partie les pays germaniques. Ils ont enseigné l'agriculture au peuple. Une abbaye, dit Augustin Thierry, n'était pas seulement un lieu de prière et de méditation, c'était encore un asile ouvert contre l'envahissement de la barbarie sous toutes ses formes. Ce refuge des livres et du savoir abritait des ateliers de tout genre, et ses dépendances formaient ce qu'aujourd'hui nous appelons une ferme modèle ; il y avait lit des exemples d'industrie et d'activité pour le laboureur, l'ouvrier, le propriétaire. Enfin une foule de villes, qui font maintenant la gloire et l'ornement des pays civilisés, doivent leur première existence à des monastères, autour desquels les peuples venaient en foule bâtir leurs demeures, parce qu'ils trouvaient sous l'égide de la religion plus de bien-être que partout ailleurs. Grâce à l'immunité, ils passaient sous la juridiction ecclésiastique, plus humaine que celle des officiers royaux.

 

Les Bénédictins. Saint Benoît de Nursia (480-543) fut le vrai patriarche des moines d'Occident. Non que la vie religieuse fût inconnue avant lui en Europe ; les monastères s'y étaient multipliés dans les siècles précédents. Mais la règle bénédictine, plus claire, plus pratique, plus douce que ses devancières, finit par les remplacer généralement, et tous les moines d'Occident se transformèrent en Bénédictins. Chaque abbaye, complètement indépendante des autres, .n'obéissait qu'à son abbé. A lui appartenait tout pouvoir ; le chapitre avait voix consultative seulement. Pas de distinction de profès et de convers. Les œuvres manuelles les plus humbles étaient un devoir pour tous. Chacun, par exemple, avait à son tour sa semaine de cuisine. Ils s'obligeaient à la pauvreté, à la chasteté, à l'obéissance. Les maisons recevaient comme oblats des enfants d'un âge très tendre, et c'est en vue de leur éducation que furent fondées les écoles monastiques.

 

Charlemagne civilisateur. Si Charlemagne s'est illustré par la protection qu'il accorda aux lettres et aux beaux-arts, sa gloire rejaillit en partie sur les moines, sur l'Eglise, pur le Christianisme. En dehors du clergé, presque toute culture intellectuelle avait disparu. C'est au clergé, c'est lux moines que le grand empereur a emprunté l'amour des lettres, et c'était, non pas uniquement, mais principalement pour le plus grand bien de l'Eglise, qu'il les protégeait avec tant de sollicitude.

Charlemagne, en montant sur le tronc, trouva le royaume fane bien inférieur à ses voisins, au point de vue intellectuel. Les écoles ecclésiastiques florissaient en Angleterre depuis le vénérable Bède. La Bavière avait. des savants distingués pour l'époque. L'Italie était la source de la civilisation en Occident. Dans ses expéditions contre les Lombards, le roi franc fut frappé de l'incontestable supériorité des Italiens. Pour ne pas rester en arrière avec son peuple, il s'efforça d'attirer à sa cour tous les savants qu'il put trouver. Les plus illustres furent le diacre Alcuin, anglais de naissance, qui enseignait dans l'école de la cathédrale d'York, sa patrie ; Paul Diacre, l'historien de la nation lombarde ; le grammairien Pierre de Pise, et Théodulf, qui mourut sur le siège épiscopal d'Orléans. Entouré de ces grands hommes, Charlemagne s'efforça de rallumer dans sou vaste empire le flambeau presque éteint de la civilisation. Par ses soins, une église fut construite à Aix-la-Chapelle d'après les règles et à l'imitation des monuments de l'architecture antique. Les copies qu'il fit faire des anciens manuscrits, sont de véritables chefs d'œuvre de calligraphie. Dès l'époque mérovingienne, le palais royal avait eu son école où les plus grandes familles envoyaient leurs enfants pour les former, soit aux charges du gouvernement, soit à l'épiscopat. Charlemagne lui rendit une nouvelle vie. Pour y entretenir l'émulation et s'instruire lui-même, il en suivait les cours avec sa famille et ses courtisans. Bientôt, à côté de l'école, se forma une véritable académie, où le prince réunissait régulièrement les savants qu'il honorait de son amitié. On y faisait échange d'épîtres en vers ; on y résolvait des questions scientifiques et des énigmes. Là, chacun déposait son vrai nom pour en emprunter un aux souvenirs de l'antiquité sacrée ou profane. Charlemagne s'y nommait David ; Théodulf, Pindare ; Alcuin, Flaccus, en mémoire du poète Horace. D'autres personnages s'appelaient Samuel, Homère, Jules, Thyrsis et Ménalque. Charlemagne fit recueillir les anciens chants nationaux des Francs et travailla lui-même à un essai de grammaire tudesque. Il réussit à faire briller les lettres d'un éclat inaccoutumé. Les écoles se multiplièrent dans tout l'Empire. Si les ténèbres reparurent bientôt après la mort du grand roi, son influence toutefois ne resta pas stérile pour l'avenir.

 

 

 



[1] C'est de là que ces assemblées ont pris le nom de Champs de Mars.

[2] Il ne faut pas confondre cette immunité accordée par les rois au clergé, avec l'immunité de droit divin. Celle-ci a été donnée à l'Eglise par Dieu lui-même, et ne peut lui être enlevée par aucun pouvoir. De cette nature est, par exemple, pour le clergé, l'immunité du service militaire.

[3] Le mot pagus, dans les monuments de l'époque, n'a qu'un sens très vague. Il peut désigner un territoire quelconque, ainsi que Jacobs l'a fait observer dans sa Géographie de Grégoire de Tours, Ire part., § VI.

[4] Chron. S. Trudonis, l. VII. Spicil. d'Achery, t. II, p. 682.

[5] Tel était le préjugé de cet âge, que beaucoup d'évêques et Charlemagne lui-même le partagèrent. C'est ainsi qu'on voit en plein XIXe siècle, certains gouvernements favoriser la pratique aussi barbare qu'absurde du duel.

[6] Pischon, Der Einfluss des Islam, p. 75.