HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME TROISIÈME

LIVRE DEUXIÈME

 

CHAPITRE VI. — UN POUVOIR NOUVEAU : LE JOURNALISME.

 

 

Avènement du journalisme. — Souveraineté élective, élections sous forme d'achat. — Pourquoi des journaux à la place des livres ; âme de la parole. — Tout pense et parle, même les murs. — Journaux d'avant la Révolution ; Métra, l'homme aux nouvelles ; l'abbé de Fontenay ; la Guêpe de Voltaire ; l'abbé Barruel ; Mallet Dupan, Linguet. — Mangourit, précurseur des journalistes de la Révolution ; Mondesève et Volney : la Sentinelle du peuple en Bretagne. — Premiers essais de la presse révolutionnaire. — Mirabeau, journaliste ; son audace dans la corruption ; son effronterie dans le commerce de son nom : le Courrier de Provence. — Regnault de Saint-Jean d'Angély. — Le Point du jour, de Barrère. — Succès de l'Âne promeneur et apparition du Courrier de Versailles ; le maître de pension Gorsas. — Le Patriote français : libellistes français à Londres ; vie et portrait de Brissot. — Loustalot. — Camille Desmoulins à la table de Mirabeau ; ses lettres à son père ; son portrait ; son journal. — Inondation de feuilles politiques : Carra, Mercier, Feydel, Audouin, Condorcet, Millin de Grandmaison. — Le Petit Gautier. — Les Actes des apôtres. — Feuilles éphémères. — L'Ami du peuple. — Portrait de Marat.

 

Au Palais-Royal, l'émeute avait levé ses tentes, la foule ne faisait plus que traverser en légers tourbillons ce jardin sonore, et les patrouilles bleues de Lafayette tenaient le pavé. Qu'importait cela au génie de la Révolution ? Il avait créé pour son usage un pouvoir bien autrement inévitable que celui des orateurs en plein vent, pouvoir multiple, incohérent, désordonné, parlant mille langues diverses, atteignant toutes choses de ses bras innombrables et sans cesse armé contre lui-même, mais doué de la singulière vertu de pousser les hommes vers la lumière par le chaos, et d'enfanter, tôt ou tard, à force de confusion, l'harmonie.

Qu'est-ce qu'un écrit ? Une parole qui dure. Les livres la font durer dix ans, vingt ans, un siècle, dix siècles : ils suffisent aux époques où l'humanité pense lentement et n'a pas besoin de parler vite. Mais quand le cerveau de l'humanité bout ; quand le cœur de chacun bat avec violence ; quand sur toutes les lèvres les passions agitées viennent se traduire en mots brûlants ; quand, pour le monde pressé de vivre, aujourd'hui dévore hier et doit être dévoré par demain, l'ère des livres est fermée ; c'est l'ère des journaux qui s'ouvre.

Rien ne se perd, d'ailleurs ; et s'il est vrai, selon la remarque de Carlyle, qu'il y ait dans la parole de l'homme, ainsi que dans l'homme lui-même, une âme qui survit au corps, cela est-il moins vrai du journal que du livre ?

La Révolution ayant donc apporté avec elle le journalisme, il y eut dans l'espace de quelques mois une éruption sans exemple de feuilles mensuelles, hebdomadaires, quotidiennes, royalistes ou populaires, élégiaques ou satiriques, retenues ou effrénées, distillant le poison ou distribuant l'injure, semant l'erreur, servant la calomnie, proclamant la vérité, donnant un écho à toutes les passions, faisant tomber un éclair sur toutes les idées, et réunissant dans je ne sais quel fantastique concert tous les bruits de la nature, depuis le rugissement du lion jusqu'au cri des oiseaux moqueurs.

Était-ce seulement impatience de penser, impatience de dire ? Non : à ce besoin de vivre en courant et de répandre sa vie, se mêlait la tentation de gouverner. Car, le journalisme était bien véritablement un pouvoir nouveau, d'autant plus attrayant qu'il était consenti, et que sa portée dépendait d'une élection renouvelée à tout moment sous forme d'achat. Mandataire de ses acheteurs, chaque écrivain se taillait un royaume dans le mouvant domaine de l'opinion ; or, la puissance, de quelque espèce qu'elle soit, ne manqua jamais de candidats !

Aussi, que d'inventions, que d'efforts pour avoir part à l'exercice de cette souveraineté flottante ! A côté des journaux qui se vendaient, il y eut ceux qui se donnèrent ; à côté des journaux qui allaient chercher le lecteur au fond de sa demeure, il y eut ceux qui attendirent et arrêtèrent le passant au détour des rues. Le journalisme imprimé, le journalisme crié, le journalisme colorié, le journalisme collé le long des murs se disputèrent un public avide. Quel changement dans le monde depuis qu'un chiffon de papier, lancé de Venise, avait pris le nom de gazette, pour s'être vendu une gazza ![1] Et qu'était devenu le temps où, en voyant passer dans les jardins royaux le bonhomme Métra, l'homme aux nouvelles, Louis XVI demandait : Que dit Métra ?[2] Pendant un siècle et demi, le Mercure et la Gazette de France avaient suffi à la curiosité paisible de nos pères ; encore ne paraissaient-ils que de loin en loin. La première feuille quotidienne datait de 1777 seulement ; elle s'était intitulée Journal de Paris, et que contenait le numéro d'apparat ? Un article sur l'almanach des Muses, une lettre échappée à Voltaire, une annonce de librairie, l'indication des spectacles, deux faits et un bon mot[3]. A cette publicité naïve la Révolution en substitua une autre, variée et saillante, forte et redoutable comme elle ! La pensée voulut éclater en vives figures, elle se peignit de toutes les couleurs du prisme, elle provoqua le regard elle fascina. Ce fut le tour des placards, ce fut le règne des affiches. Une âme fut en quelque sorte soufflée aux édifices, les pierres mêmes se couvrirent d'idées et les murailles parlèrent.

Suivons, fût-ce à la course, ce mouvement de la presse. L'histoire de la Révolution, sans cela, serait-elle complète ?

Le Journal de France publié vers 1780 par l'abbé de Fontenay, à l'adresse des curés de province ; quelques ouvrages périodiques, imités des productions anglaises d'Addison et de Johnson, tels que le Babillard, le Spectateur ; des compilations comme l'Esprit des journaux et l'Esprit des gazettes, venant après l'Année littéraire de ce Fréron, guêpe par qui Voltaire fut piqué jusqu'au sang ; le Journal du Lycée de Londres, de Brissot de Warville ; le Journal ecclésiastique de l'abbé Barruel ; un recueil de bavardages meurtriers, que Mallet Dupan datait de Genève, et enfin ces fameuses Annales politiques et littéraires, champ de bataille où, seul contre la terre entière, Linguet fit aux philosophes, aux économistes, aux avocats, aux académiciens, une guerre de sarcasmes, de hardis paradoxes et d'accusations aussi tranchantes que l'épée ; voilà, si l'on y ajoute quatre numéros publiés à la fin de 1788 sous le titre de Moniteur, ce que les approches de la Révolution avaient enfanté.

L'année 1789 s'ouvrit par la publication du Journal général de l'Europe, que Lebrun et Smith rédigèrent, et par celle du Hérault de la nation, que Mangourit lança, sous les auspices de la patrie[4]. Aussi le vit-on, plus tard, revendiquer avec orgueil, pour son journal, le titre de précurseur des journaux de la Révolution. Je suis, — écrivait-il, en décembre 1789, à Camille Desmoulins, alors rédacteur des Révolutions de France et de Brabant, et qui s'était appelé lui-même le, procureur général de la Lanterne, — je suis le père des journalistes libres. Si vous voulez une mèche bretonne de plus à votre lanterne ou un cheval de trait à votre courrier brabançon, je fournirai de bon cœur mes services[5].

A la même époque, Mondesève et Volney plaçaient près du berceau de la Révolution, en Bretagne, la Sentinelle du Peuple. Elle ne tarda pas à disparaître ; mais que d'autres allaient accourir pour la relever !

L'ouverture des États généraux en mai 1789 avait été le signal d'une véritable inondation de brochures et de pamphlets : alors commencèrent à se laisser entrevoir ceux qui devaient être les principaux journalistes de la Révolution. Marat présenta son Offrande à la patrie ; dans l'Orateur des États généraux, Carra, auquel était réservé le bizarre honneur de mettre les piques à la mode, Carra prit son ton d'inspiré ; de sa plume joyeuse, légère et cynique, Camille Desmoulins laissa échapper sa France libre et son Discours de la Lanterne ; tandis que, dans le camp opposé, l'auteur des pamphlets Domine, salvum fac regem et Pange linguam, un royaliste, se levait en secouant ses deux mains pleines de mensonges et de scandales.

Était-il possible que Mirabeau ne se précipitât point dans une telle mêlée ? Le 2 mai, le Journal des États généraux parut.

Que dire de Mirabeau, pamphlétaire et journaliste ? II fut la gloire de la presse, il en fut l'opprobre. Polémiste sans égal quand le démon de l'orgueil et de la colère s'éveillait en lui, homme d'État et penseur vigoureux quand il n'était pas obligé d'écrire pour payer le solde de son libertinage et s'acquitter envers les deux danseuses d'Opéra[6] qui devaient lui donner la mort entre deux baisers, ce sera sa honte éternelle d'avoir mis lui-même en pratique ce conseil que reçut de lui un jeune homme : Si vous voulez parvenir dans le monde, tuez votre conscience[7]. Quand il devint journaliste, il y avait déjà plusieurs années qu'il faisait commerce de son âme et vendait le bruit de son nom. La plupart des écrits dont s'enflait sa renommée n'étaient pas de lui. La Caisse d'escompte, les Lettres sur les eaux, la Banque de Saint-Charles, la Dénonciation de l'agiotage, tous ces ouvrages qui avaient si vivement ému l'opinion étaient de Clavière, de Clavière, dont Mirabeau se vantait en termes grossiers d'être l'accoucheur[8]. Mais il ne se vantait qu'aux siens de ce singulier talent, et le public, il le tenait prosterné devant ses usurpations, à force de les nier avec audace. C'est ainsi que des doutes s'étant élevés sur la paternité réelle du livre de la Caisse d'escompte, lequel fut en effet l'œuvre collective de Dupont de Nemours, de Clavière et de Brissot, Mirabeau s'écria fièrement dans la préface du livre sur la Banque de Saint-Charles : J'ai pu prêter mon talent à mes amis, mais prêter mon nom eût été indigne de moi. Or, cette phrase même appartenait à Clavière, qui écrivit la préface[9] ! Tels étaient les antécédents de Mirabeau, journaliste.

Une amère critique du discours d'ouverture de Necker ayant entraîné la suppression du Journal des États généraux, première et criminelle attaque de Necker à la liberté de la presse, Mirabeau fit paraître ses Lettres à ses commettants, publication qui, après la prise de la Bastille, devint un journal régulier sous le titre de Courrier de Provence. Il y fut lui, plus que dans ses autres écrits antérieurs ; il y soutint des discussions lumineuses ; il y éleva quelquefois la politique à une grande hauteur, et il lui arriva d'y servir la vérité. Mais la vérité veut être servie par des cœurs dignes d'elle !

La presse, à l'époque dont il s'agit, était encore condamnée à des allures si timides, que Regnault de Saint-Jean d'Angély, fondateur du Journal de Versailles, disait dans son Avertissement : Nous avons demandé et obtenu un privilège borné aux annonces et demandes qui concernent la ville et les paroisses du bailliage. Nous nous proposons de faire un récit fidèle de toutes les opérations des Etats généraux, et même, si notre travail avait le bonheur de mériter leurs suffrages, un extrait des actes de l'Assemblée, tel que les États jugeraient à propos de nous le faire remettre avec ordre de le publier.

Le langage du Journal de Paris n'était pas moins circonspect. La presse tremblait, en attendant qu'elle fît trembler.

Ce fut le 19 juin 1789, c'est-à-dire la veille du jour immortalisé par le serment du jeu de Paume, que Barrère lança le Point du Jour, bientôt suivi du Courrier de Versailles à Paris et de Paris à Versailles, œuvre diffuse, inféconde et lourde du maître de pension Gorsas, créé journaliste par le succès de la satire l'Ane promeneur, et devenu depuis un des plus violents organes du parti girondin.

Mais entre Barrère et Gorsas venait de monter sur la scène un homme qu'attendait un rôle tumultueux, important et fatal. Il faut s'arrêter à cette figure.

Pendant les années qui précédèrent la Révolution, il existait à Londres un amas d'hommes impurs aux mains de qui la plume était un stylet, rebut de peuples divers, vils lansquenets de la littérature, qui se nourrissaient du fiel des libelles, avaient toujours des scandales à mettre en vente et vivaient de la lâcheté de ceux que menaçaient leurs diffamations ou leurs calomnies. De ce groupe odieux faisaient partie l'Écossais Swinton, espèce d'Arétin vulgaire, amant d'une femme que sa mère lui avait vendue âgée de douze ans, et spéculateur en débauches ; Pelleport, qui marchandait à la police de Paris d'impudiques horreurs imprimées contre Marie-Antoinette ; Morande enfin, de tous les libellistes le plus audacieux et le plus rampant, Morande que la chevalière d'Éon, attaquée par lui, fit mettre à genoux, et à qui le comte de Lauraguais fit signer cette déclaration : Je suis un infâme[10].

Comment Brissot de Warville se trouva-t-il égaré au milieu de ces misérables ? Swinton était propriétaire d'une feuille rédigée à Londres en français, et dont le ministre Vergennes se servait comme d'un espionnage public organisé au sein de l'Angleterre : quelle inspiration funeste poussa Brissot à accepter, dans un semblable journal et de la part d'un homme semblable, l'offre d'une collaboration qui flétrissait ? C'est ce que Brissot explique dans ses Mémoires par l'ignorance où il était, d'abord, du caractère de Swinton et par l'impatience qu'il éprouvait de sortir du bourbier où, à Paris, ses connaissances l'avaient plongé[11].

De fait, quelle avait été jusqu'alors son existence ? Fils d'un traiteur de Chartres, il s'était hâté, jeune encore, d'apporter dans le tourbillon de Paris, en même temps que le nom de Warville emprunté à un village de la Beauce où il avait été mis en nourrice, les projets d'un esprit ambitieux mais irrésolu, beaucoup d'activité sans suite, un caractère faible avec des éclairs de hardiesse, une tolérance extrême pour les gens vicieux, l'amour des livres, le goût des plaisirs. Il avait débuté par une dissertation où il s'attachait à prouver que, théoriquement, la propriété c'est le vol ; mais, plus tard, il appela cet essai de sa verve naissante une amplification d'écolier qui s'exerce sur un paradoxe[12]. Admis dans l'étude d'un procureur au parlement, nommé Nolleau, en qualité de premier clerc, il y eut pour second clerc, Robespierre. Mais pendant que celui-ci, ardent au travail et prenant au sérieux tout ce qu'il avait une fois entrepris, maigrissait et pâlissait sur la procédure[13], Brissot, lié avec des jeunes gens corrompus, tombait peu à peu dans une corruption d'emprunt. Il côtoya le parasitisme, sans être parasite ; il demeura pauvre en se donnant les airs d'un intrigant ; avec un penchant naturel à la franchise, il mendia des emprunts par des mensonges[14] ; avec une âme capable de sentir le prix des nobles amitiés et le charme sacré de l'amour, il eut de ces amis qu'on rougit d'avouer, il eut de ces maîtresses qu'on n'avoue pas[15], et comme l'abîme appelle l'abîme, il ne put fuir la pourriture de Paris qu'en tombant dans celle de Londres. Là, l'esprit d'aventure, des habitudes d'imprévoyance continuées au sein de son mariage avec une femme que cependant il adorait, l'argent d'autrui dévoré en entreprises mal conduites, des liaisons suspectes presque aussitôt après remplacées par des haines mortelles, tout ce désordre l'entoura de soupçons qui n'attendaient que l'occasion de revivre contre lui sous forme d'accusations dégradantes. S'il fut plus malheureux que coupable, c'est ce que nous aurons à examiner, lorsque, demandant les suffrages populaires, il lui faudra rendre compte de sa jeunesse. Toujours est-il qu'en 1789, le passé de Brissot ne se trouvait qu'à demi couvert d'un voile qu'il avait intérêt à tenir baissé.

Quant à ses doctrines, elles manquaient, comme son caractère, de fixité et d'assiette. Il avait, selon ses propres aveux, erré de système en système[16] se couchant matérialiste et se réveillant déiste ; athée un jour, le jour suivant pyrrhonien ; puis religieux à la manière du vicaire savoyard de Jean-Jacques, et non moins inconsistant en politique qu'en philosophie. Car il était de ces hommes qui, aujourd'hui républicains avant l'heure, et demain révolutionnaires attardés, ne savent jamais régler leur pas sur celui de leur siècle, et n'ont pas la force de le suivre après avoir eu l'audace de le devancer. Inébranlable, Brissot ne le fut que dans son aversion pour les prêtres ; un prêtre l'avait séparé de sa famille, un prêtre l'avait chassé du cœur de sa mère[17] : il s'en souvint toujours, et un livre, Rome démasquée, fut sa vengeance. A part cela, nulle vigueur, même dans ses haines : il ne s'estimait pas assez pour être implacable.

Voilà l'homme qui nous apparaîtra, dans cette histoire, marchant à la tête du parti de la Gironde !

Ce n'est pas qu'il n'eût des connaissances variées, du talent. Sa Théorie des lois criminelles, basée sur cette grande idée que le méchant est un malade, révélait quelque puissance ; il avait des aptitudes diplomatiques, le coup d'œil prompt ; s'il n'eût pas été obligé de lire ses discours à la tribune[18], il eût marqué parmi les orateurs ; s'il eût écrit moins facilement, on le compterait au nombre des écrivains. Dérisoires présents de la nature ! Brissot avait du talent où il fallait du caractère. Il sut imprimer à son Patriote français des allures graves ; il en fit un livre politique à feuillets détachés, et quoique vendu dès l'origine au despotisme ombrageux de l'Hôtel de Ville, son journal ne tarda pas à lui valoir une influence populaire. Mais, à être bien connu, Brissot de Warville risquait trop. Malheur à ceux qui, dans les révolutions, acquièrent en se faisant lire une autorité qu'ils perdent en se faisant voir !

C'était le 28 juin que Brissot avait publié le Patriote français ; moins de quinze jours après, le libraire Prudhomme commençait, avec un avocat nommé Tournon, les Révolutions de Paris, qui, quelques mois plus tard, rédigées par Loustalot, eurent un succès foudroyant. Deux cent mille souscripteurs accoururent et se groupèrent autour de l'épigraphe fameuse : Les grands ne nous paraissent grands que parce que nous sommes à genoux : levons-nous ! Loustalot méritait bien, d'ailleurs, que l'âme du peuple allât chercher la sienne. L'historien Carlyle l'a comparé à un jeune prunier sauvage dont les fruits ne seraient pas destinés à mûrir[19]. Il y avait en effet quelque chose d'un arbre sauvage dans l'abondance, dans la verdeur de son style, et il s'était donné à la Révolution avec une conviction si sérieuse, avec une passion si prompte à se changer en inquiétude ou en douleur, que, tout jeune encore, il mourut de son amour pour la liberté.

Mais voici qu'à côté de Loustalot, un autre écrivain se lève, tel que jamais on n'en connut de plus original et de plus brillant. Quel est-il ? Quel est cet habitué des salons d'Aspasie qui, les vêtements en désordre et les cheveux au vent, s'en vient monter, au Palais-Royal, sur le trône de nos modernes tribuns ? Quel est ce rayonnant écolier qui, l'esprit plein des images de Rome et de la Grèce, fait si familièrement descendre au milieu de nos agitations les souvenirs antiques, et qui, toujours riant, toujours menaçant, toujours aiguisant des plaisanteries meurtrières, badine à propos de pendaisons et de pillage, mêle le langage des harangères en fureur aux saillies d'un génie athénien et met tant de grâce à se débattre dans la violence ? Qui donc vous fit ainsi tomber dans une coupe pleine d'absinthe, et vous y plaire, abeille du mont Hymète ?

Pour peindre Camille Desmoulins, il suffit de rappeler ses indiscrétions. Né à Guise, dans le pays qui fut depuis le département de l'Aisne, Camille Desmoulins n'avait été évidemment attiré que par le bruit de la Révolution, que par son éclat. Sa brochure de la France libre et son Discours de la Lanterne aux Parisiens ayant fixé sur lui l'attention de certains membres influents de l'Assemblée, Mirabeau l'avait emmené à Versailles, et il était demeuré pendant quelques semaines chez l'orateur épicurien. Depuis huit jours, écrivait Camille à son père, le 29 septembre[20], je suis à Versailles chez Mirabeau. Nous sommes devenus de grands amis ; au moins m'appelle-t-il son cher ami. A chaque instant il me prend les mains, il me donne des coups de poing ; il va ensuite à l'Assemblée, reprend sa dignité en entrant et fait merveilles ; après quoi, il revient dîner avec une excellente compagnie et parfois sa maîtresse, et nous buvons d'excellents vins. Je sens que sa table, trop délicate et trop chargée, me corrompt. Ses vins de Bordeaux et son marasquin ont leur prix, que je cherche vainement à me dissimuler, et j'ai toutes les peines du monde à reprendre ensuite mon austérité républicaine et à détester les aristocrates, dont le crime est de tenir à ces excellents dîners… Il écrivait encore, dans un accès d'amour-propre naïf, tout à fait caractéristique : Il m'a été plus facile de faire une Révolution, de bouleverser la France, que d'obtenir de mon père, une fois pour toutes, une cinquantaine de louis, et qu'il donnât les mains à me commencer un établissement. Puis, revenant sur ses besoins, rapprochés de ses espérances, il terminait en ces termes le post-scriptum de sa lettre : J'ai à Paris une réputation, on me consulte sur les grandes affaires, on m'invite à dîner, aucun faiseur de brochures dont les feuilles se vendent mieux : il ne me manque qu'un domicile : envoyez-moi six louis ou bien un lit[21].

Il y a loin de là aux graves et touchantes préoccupations de Loustalot ; mais, du moins, Camille Desmoulins n'avait pas, comme Brissot de Warville, un passé à voiler, et il pouvait répondre gaiement à ses détracteurs : Je serai toujours fort aise qu'un pauvre diable dine à mes dépens et tire un assignat de vingt-cinq livres sur ma vie secrète[22].

Les Révolutions de France et de Brabant ayant paru, Camille Desmoulins écrivit aussitôt à son père : Me voilà journaliste, et déterminé à user amplement de la liberté de la presse. Deviniez-vous que je serais un Romain, quand vous me baptisiez Lucius-Sulpicius-Camillus, et prophétisiez-vous ?[23]

Le journal nouveau eut beaucoup de vogue. Aussi, il faut voir comme Lucius-Sulpicius-Camillus en est enorgueilli ! Le petit avocat stagiaire qui, pendant six années, avait en vain quêté l'argent nécessaire pour acheter des meubles, était devenu un personnage important, craint et ménagé. La reine, qu'il n'appelait jamais que la femme du roi, n'avait-elle pas demandé elle-même qu'on l'arrêtât ?

En lisant Camille Desmoulins, acteur si riant au milieu de tant de sombres acteurs, il est impossible de ne pas éprouver un profond sentiment de pitié et de tristesse. A. l'étourderie de ses imprécations, à ses hardiesses inconsidérées, à son étalage de fausse cruauté, à ses défaillances rachetées par un redoublement d'énergie factice, à ses repentirs aussi frivoles que ses colères, au soin qu'il prend de se tenir toujours à la suite des noms populaires, non pas des noms fameux tels que celui de Mirabeau, mais des noms redoutés comme ceux de Robespierre, de Danton, de Marat, on sent que Camille Desmoulins trompe et se trompe ; on s'aperçoit qu'il aime la liberté, mais d'un amour trop semblable à l'ivresse ; on le plaint d'avoir plus de verve que de courage, et, à mesure qu'on avance, on est frappé de l'amertume de ses éclats de rire, on est frappé de son empressement à se faire, par ses bravades, illusion sur son effroi. Mais, en commençant ses Révolutions de France et de Brabant, il était loin de prévoir les suites. Il croyait n'allumer qu'un feu d'artifice, et ne se doutant guère de l'incendie où il devait périr, enfant qu'il était, il faisait joyeusement partir ses fusées !

Pendant ce temps, et jour par jour, une multitude de feuilles, moins connues, venaient grossir le tourbillon : le Journal des Débats et des Décrets ; le Journal Universel ou Révolutions des royaumes, par Audouin, sapeur dans le bataillon des Carmes ; le Courrier National ; l'Observateur, de Feydel, recueil populaire de nouvelles et d'anecdotes ; les Annales Patriotiques, de Carra et Mercier ; la Chronique de Paris, publiée sous le patronage de Condorcet, de Rabaut Saint-Étienne, de Noël, de Ducos, de Millin de Grandmaison. C'est le journal de la capitale qui passe pour le mieux fait, écrivait Camille Desmoulins à son père, en lui envoyant un numéro de cette dernière feuille où l'on mentionnait d'une manière flatteuse une de ses brochures[24].

Déterminer en détail le caractère propre à chaque publication périodique et expliquer d'une manière précise en quoi différaient les doctrines, ce serait un travail fastidieux, presque impossible d'ailleurs. La liberté bégayait encore ; les doctrines étaient donc généralement fort indécises et les points de vue très-divers. Il y avait plutôt des tendances que des systèmes ; encore ces tendances étaient-elles exposées à changer rapidement d'aspect, tant la Révolution, en se développant, amenait de subites découvertes sur les hommes et sur les choses ! On se trouvait être un grand citoyen dans le premier numéro d'un journal, un citoyen suspect dans le second, un traître dans le troisième ; et combien devinrent républicains sans même s'apercevoir qu'ils cessaient insensiblement d'être royalistes ? qu'il nous suffise de dire que tous les journaux précités étaient, quoique à divers degrés, dans le sens de la Révolution.

Quant à l'ancien régime, comme il avait des soldats, il se crut pendant quelque temps dispensé d'avoir des journalistes : la plume, ce glaive du monde nouveau, effraya et tua la contre-révolution presque du même coup. Ce ne fut guère que par des pamphlets que, jusqu'aux derniers mois de 1789, l'aristocratie se défendit. Il est vrai que ce fut violemment, effrontément, sans scrupule. Dans ces pamphlets, on prodigua la calomnie ; on essaya de soulever les provinces contre Paris ; on parla de la sainteté de la force ; on prêcha la guerre civile[25]. Mais la Révolution n'en fut que plus vigilante et plus impérieuse.

Trois journaux, la Gazette de Paris, de Durozoy, longue élégie ; les Actes des Apôtres et le Journal général de la Cour et de la Ville, vulgairement connu sous le nom de Petit Gautier, telles furent, en fait de journalisme, les seules productions marquantes du parti aristocratique, vers la fin de 1789.

Les deux premiers numéros du Petit Gautier, lancé le 15 septembre, et qui s'essaya tout d'abord à grimacer le patriotisme, avaient pour titre Magasin historique ou Journal général ; les numéros 3, 4 et 5 furent intitulés Journal dédié au district des Cordeliers ; enfin, le numéro 6 prit le titre qu'il a conservé jusqu'à la fin, celui de Journal général de la Cour et de la Ville[26].

Les Actes des Apôtres se distinguèrent par un luxe sans exemple d'injures en prose et en vers, par un peu de sel attique mêlé à beaucoup de grossièreté cynique, surtout par une inconcevable ignorance de la solennité des problèmes qui s'agitaient.

J'ai dit dans un précédent article que c'était la tête haute, l'œil clignotant, le sourire du dédain sur les lèvres, que la vieille noblesse marchait vers le gouffre rempli de sang où elle devait tomber engloutie. On en jugera par la citation suivante. Ils riaient, les malheureux !

Les hommes de plaisir et les femmes qu'ils aiment à rencontrer ont tous connu et fréquenté cette charmante rotonde dite le Panthéon, temple élevé à la volupté, en face du Palais-Royal. Le Panthéon, depuis quelque temps, voyait ses pontifes le fuir pour faire fumer leur encens dans le cirque, lorsque M. le marquis de Condorcet a conçu le noble projet d'en faire un temple à la liberté. Madame de Gouges, si connue par son naufrage, sera la prêtresse à qui la garde en sera confiée.

L'ouverture s'est faite le jour des rois. Environ cinq cents membres des plus zélés défenseurs du peuple dans la plus auguste assemblée de l'univers, y brillaient à l'envi les uns des autres, et M. l'abbé Sieyès présidait.

Un pareil nombre de personnes du sexe, des plus ardentes amatrices des droits de l'homme, avaient été jugées dignes d'y être incorporées, et mademoiselle Théroigne de Méricourt a été nommée présidente de ses concitoyennes.

La décoration avait été prêtée par l'Académie nationale de musique ; c'était celle du dernier acte de Panurge. Elle prêtait à merveille à l'illusion.

Une entrée générale de quatre quadrilles a commencé le bal.

M. Champcenetz le fils donnait la main à une dame déguisée en Vénus. Elle ne montrait que son visage, et l'orchestre jouait le joli refrain : Finissez donc, cher père.

M. Guillotin, médecin politique, et mademoiselle Samson, ont alors dansé, d'un pas grave, le menuet d'Exaudet. La vétusté de cet air aristocratique a fait proposer par M. de Robespierre, déguisé en enfant de chœur, d'y substituer une danse de corde. M. Guillotin s'y est opposé par décence.

Un pas de quatre a été exécuté ensuite par quatre sauteurs en liberté. L'un, habillé en tigre royal avec un masque boue de Paris, a été reconnu être M. le comte de Mirabeau ; le second, habillé en juif errant, était M. Brissot de Warville.

On a annoncé les danseurs de corde et l'équilibre sur le fil de fer. M. Target s'est élancé vêtu en matelot blanc bordé de bleu, appuyé sur l'orteil du pied droit, la jambe gauche en l'air, les coudes arrondis. M. l'abbé Sieyès lui a présenté une pyramide colossale et renversée, en annonçant à l'assemblée que M. Target allait la mettre en équilibre sur la pointe. C'était un emblème très-ingénieux de la Constitution. M. Target a, en effet, essayé de mettre la pyramide en équilibre sur le bout des doigts. M. Thouret, habillé en arlequin, chantait le joli air de Rose et Colas, Ah ! comme il y viendra ! M. Target, ayant voulu répondre : J'ai, plus que vous, le poignet ferme, a fait un faux mouvement, la pyramide l'a entraîné ; il a roulé et disparu comme un éclair. On l'a cherché longtemps inutilement ; enfin, M. Roussillon l'a déterré dans une cave, occupé à raccommoder ses pompons et sa fraise à dentelle, derrière un tonneau de Frontignan, etc. etc.[27]

 

Ainsi, des bouffonneries, de facétieuses descriptions, des allusions grossières jusqu'à l'indécence et, quelquefois, jusqu'à l'obscénité, c'étaient là les armes des royalistes dans cet incomparable combat !

Faut-il, pour compléter ce chapitre, passer en revue toutes les feuilles éphémères que la Révolution fit éclore, fit pulluler ? Le nombre en est prodigieux, et la plupart, d'ailleurs, n'ont d'autre mérite que la singularité ou le pittoresque de leurs titres : Je perds mon état, faites-moi vivre. — Le Courrier nocturne. — Les Veillées villageoises de la plaine d'Ivry. — La Diminution des vivres. — Le Disciple des Apôtres. — Le Déclin du jour.

Mais un journal manque à cette liste, l'Ami du peuple ; un portrait manque à cette galerie, Marat.

Marat était né à Baudry, près de Neufchâtel en Suisse, le 24 mai 1743. Son père n'aspira qu'à faire de lui un savant ; il dut à sa mère un entraînement passionné vers la gloire et la haine de l'injustice : deux sentiments qu'une irritabilité maladive développa prématurément en lui et poussa jusqu'au délire. A cinq ans, il aurait voulu être maître d'école, à quinze professeur, auteur à dix-huit[28]. Victime d'un châtiment inique, à un âge où une impression forte décide quelquefois de la vie entière, il refusa pendant deux jours toute nourriture ; enfermé dans une chambre, il ouvrit la croisée, se précipita sur le pavé et se fit au front, en tombant, une blessure dont la cicatrice lui resta[29]. L'autre blessure, celle du cœur, ne se cicatrisa jamais.

A peine reçu docteur en médecine, il se jetait, éperdu, dans l'étude. Médecine, philosophie, physique, physiologie, politique, son ardente curiosité embrassa tout. Et pourquoi ? Pour révolutionner tout, pour renverser les idoles. Dès 1775, il avait publié, en réponse au fameux ouvrage d'Helvétius, un livre[30] où il traitait avec un amer dédain Locke, Condillac, Malebranche, Voltaire enfin, le triomphant Voltaire, et où il tombait à genoux devant Rousseau[31], pauvre, plaintif, déjà penché vers la fosse au bord de laquelle il agonisait dans sa gloire. Savant, Marat poursuivit sa guerre aux renommées. Il attaqua par diverses expériences les principes d'optique de Newton ; il accusa Lavoisier de s'être approprié le génie de Cavendish ; il annonça, sur le feu et l'électricité, des découvertes qui détruisaient le système de Newton : il semblait s'être promis d'exterminer tous les dieux mortels, à l'exception des dieux méconnus ou souffrants.

Toutefois, et quelque fiévreuse que commençât à être son existence, il avait encore, à cette époque, des heures de calme et il jouissait avec délices de ces moments paisibles où l'âme, repliée sur elle-même, semble s'écouter en silence, peser à la balance du bonheur la vanité des grandeurs humaines, chercher l'homme au delà du tombeau et porter une inquiète curiosité sur ses destinées éternelles[32]. Mais les jours sombres vinrent vite pour lui. Voltaire, avec ce sourire qui tuait, l'avait condamné en ces termes : C'est un grand empire que le néant, régnez-y ! Et en effet, une poignante solitude se fit autour de Marat. On essaya d'abord de l'écraser sous le poids du silence. On affecta d'ignorer ses expériences sur la lumière, que Franklin n'avait pu s'empêcher d'admirer. Les physiciens ne se contentèrent pas de nier ce que ses travaux présentaient de neuf ; ils convinrent entre eux de ne jamais prononcer son nom. L'académicien Leroi ayant dû faire un rapport qui, en certains points, lui était favorable, ce rapport fut supprimé. De toutes parts l'oppression l'enveloppa[33]. On ne faisait, il est vrai, que lui rendre guerre pour guerre. Mais celle qu'on lui déclara fut si injuste, si cruelle, si acharnée, qu'on la trouve énergiquement flétrie dans les Mémoires de Brissot, écrits longtemps après, et lorsque Brissot marchait à la tête des ennemis de Marat[34]. Comme la politique, la science a ses rois, qu'on ne brave point sans péril !

C'est ainsi que, de bonne heure, Marat fut formé à son rôle. Alors, d'audacieux qu'il était, son orgueil devint farouche ; son cerveau, excité par l'excès du travail et la continuité des veilles, s'exalta outre mesure, et son âme entra pour toujours dans la nuit qu'habitent les visions sanglantes et les fantômes.

Il fut aimé, cependant, il fut aimé d'amour : doux obstacle à l'envahissement des pensées funestes ! La marquise de Laubépine, femme gracieuse et dévouée, qu'il avait sauvée d'une maladie presque mortelle, s'attacha noblement à lui[35], moins par reconnaissance peut-être que parce qu'il était malheureux. Mais l'influence de sa tendresse sur Marat ne put rien contre les décrets de la puissance mystérieuse à laquelle appartenait sans doute cette terrible destinée.

Bizarre effet des circonstances ! Marat était médecin des écuries du comte d'Artois quand la Révolution le vint réclamer. Un ouvrage intitulé The chains of Slavery, qu'il avait publié en anglais à Edimbourg, dans l'année 1775, indiquait assez clairement son chemin : il allait du côté où il y avait des chaînes à briser. Il avait aussi concouru pour le prix fondé en 1780 par la Société économique de Berne, sur la question de la réforme des lois criminelles, et la hardiesse avec laquelle il abordait ces problèmes redoutables, le promettait pour défenseur à l'esprit nouveau. Mais ce qui mérite d'être remarqué dans le discours de Marat sur la législation pénale, c'est le caractère qui y est empreint[36]. La philosophie en est indulgente autant que profonde ; la société y est reconnue coupable de la plupart des crimes si violemment punis par elle ; et tout ce que l'auteur y dit de ces malheureux que le génie du mal attend au sortir du berceau, de ces pauvres créatures que la misère condamne à des amours vénales, se rapporte aux plus touchantes inspirations de la conscience. Mais à cette douce lumière avaient succédé, depuis, de bien funèbres lueurs ! Le Marat qui prit la plume pour écrire l'Ami du peuple, c'était celui que l'injustice avait rendu implacable, celui qui s'était juré d'être désormais aussi dur envers les autres qu'il l'était envers lui-même ; c'était le Marat qui, en proie à des douleurs d'entrailles, avait voulu forcer un chirurgien à lui ouvrir le ventre[37].

J'ai vu[38] son buste, celui qui était aux Cordeliers ; je le vois encore. Sous un mouchoir brutalement noué, sale diadème de cette tète orgueilleuse, le front rayonne et fuit. La partie supérieure de la face est vraiment belle, la partie inférieure est épouvantable. Le roi des Huns devait avoir ce nez écrasé. Le dessus des lèvres, qu'on dirait gonflé de poisons, est d'un reptile. Le regard, qui monte et s'illumine, est d'un prophète. Qu'exprime ce commencement de sourire dont la physionomie s'éclaire ? Est-ce l'ironique mépris des hommes, la bonté aigrie ou le plaisir de la défiance triomphante ?

Nous le verrons agir, nous l'entendrons parler. En attendant, le voici qui s'annonce : J'attaquerai les fripons, je démasquerai les hypocrites, je dénoncerai les traîtres, j'écarterai des affaires publiques les hommes avides et les lâches[39].

En effet, garder inviolablement le secret à quiconque lui fournira des renseignements accusateurs ; attirer, entasser dans quelque antre obscur mille délations privées dont se grossira le trésor de ses délations publiques ; promettre aux inimitiés personnelles de chacun le bénéfice d'une révélation vengeresse dont il prendra pour lui seul tout le scandale, et pousser droit aux coupables à travers la foule des innocents, heurtés, saisis d'effroi, tel sera son rôle.

Et, pour le remplir, il a ce qu'il faut, soit en qualités, soit en vices. Clairvoyant, infatigable, jaloux, le talent l'inquiète, le bruit des réputations l'importune, la grandeur le révolte, la gloire l'irrite, et la vertu, qu'il adore si elle se cache, il la tient, si elle paraît, pour le charlatanisme du crime. Bafouer Voltaire et faire effort pour détrôner Newton furent ses coups d'essai comme philosophe et comme savant. Oui, il est envieux, et sa pénétration est centuplée par l'envie. Lorsqu'il aura dit : A telle époque, Louis XVI essayera de s'enfuir ; — à telle autre, Lameth et Barnave se donneront à la cour, ne vous étonnez pas si ses prédictions se réalisent. A force de hasarder, on rencontre juste : Marat devina beaucoup, parce qu'il soupçonna tout.

Que voulait-il ? Dans sa Constitution, publiée en 1789, il se montre royaliste[40], et il présente l'égalité des biens comme un but vers lequel il faut tendre sans espoir de jamais l'atteindre[41]. Rien de net, rien de précis[42]. Mais sa mission n'est point là. Si aujourd'hui vous n'avez pas nommé un tribun militaireet si vous le nommez pour autre chose que pour vous marquer les têtes à abattre, votre perte est assurée[43]. Un Tarquin démocrate qui, de sa baguette, fasse tomber les têtes gênantes, et en réponde, voilà sa doctrine.

Non que son âme soit devenue de bronze. Dans son journal, à côté de pages qu'on croirait ponctuées avec des gouttes de sang, il en est où l'amour de l'humanité déborde en épanchements de tendresse amère, il en est où l'on sent la trace des larmes. Mais l'ère des batailles est-elle fermée ? Et, comme prix d'une bataille, la Révolution à sauver ne vaut-elle pas bien une province à conquérir, ou le crâne de quelque César imbécile à ceindre d'une couronne de laurier ? Voilà sa logique.

Afin de pouvoir déclarer suspects les vêtements tissus d'or et de soie, il se fait sale à plaisir. S'il dénonce le luxe des tables trop somptueuses, au milieu du peuple affamé, qui l'accusera d'inconséquence ? Depuis neuf mois je me suis mis au pain et à l'eau[44]. Flatteries adressées à un souverain en guenilles, n'est-ce pas ? Peut — être. Seulement, c'est pour mieux servir le peuple que Marat le flatte ; car, s'il faut le servir en le rudoyant, en l'insultant, il est prêt. Peuple ingrat et frivole, qui encenses tes tyrans et abandonnes tes défenseurs, etc. Pour qu'on ne l'empêche pas de frapper tout le monde, et de frapper longtemps, il se cache de grenier en grenier, de cave en cave. En ce sens, il a peur, c'est certain, il a peur et il s'en vante. Mais que l'occasion s'offre d'employer le courage à son but, il ira braver les juges du tribunal révolutionnaire sur leurs sièges, ou bien, du haut de la tribune, rappelant ses ennemis à la pudeur, il forcera toute une assemblée furieuse à s'arrêter soudain, pétrifiée par son audace. Jusque-là, sa prétendue lâcheté, c'est la prudence du serpent.

Aussi, quel pouvoir que le sien ! Il dicte des arrêts, il dispose du Forum sans y paraître, il dresse à la manière de Sylla ses tables de proscription, il a l'indignation des faubourgs à ses ordres, il peut étouffer un homme entre deux phrases. En parlant de lui-même, il dit : Je suis l'œil du peuple[45]. De son tribunal invisible relèvent jusqu'aux choses du ménage. Voici un mari qui maltraite sa femme : malheur à lui[46] ! Voici un homme qui a un remboursement à faire : s'il s'y refuse, qu'il tremble[47] ! Et cette tyrannie de la vigilance, Marat l'exerce du fond des souterrains où son corps petit et fatigué s'épuise en soupçons, où il se traîne, une plume à la main, spectre parmi des spectres, et où il meurt lentement de ce supplice, plus affreux que la morsure des poux qui mangèrent le cœur de Sylla, un immense besoin de croire au mal !

Tel fut Marat, cet être divin[48] qu'attendait le Panthéon, ce monstre dont le buste était réservé à l'égout. Pourquoi inspira-t-il tant de passion au peuple, à un peuple remarquable entre tous par la sûreté de ses instincts[49] ? Question profonde, et qui arrête. D'ailleurs, quels étaient ses mobiles ? L'ambition ? Quand il se mit à vouloir une dictature, il la voulut pour Robespierre, que, personnellement, il ne connaissait pas. La cupidité ? On ne devait trouver chez lui, à sa mort, qu'un assignat de vingt-cinq sols[50]. La soif des honneurs ? D'avance il protesta contre l'injure qu'on ferait à ses cendres[51], si on s'avisait de les mêler aux poussières fameuses. La passion de la gloire ? Il l'avait eue, étant jeune ; mais ne s'était-il pas violemment exposé, depuis, à tous les anathèmes, et pouvait-il ignorer que, longtemps après lui, des cris de vengeance troubleraient seuls le silence de son tombeau ? Le goût de la popularité ? Chaque malin, il jetait la sienne à tous les vents. Où trouver place pour l'égoïsme dans le choix volontaire d'une existence ténébreuse, rongée de soucis, pleine de fiel trempé dans des pleurs de rage, toujours menaçante mais toujours menacée, et dont l'horreur ne fut adoucie que par l'affection d'une femme, seconde étoile qui s'alluma dans cet enfer ! Reste donc l'amour de la Révolution, que servit son délire et sur laquelle il veilla avec l'ardeur fauve, avec la béante sollicitude d'une louve inquiète pour ses petits.

Après cela, qu'on foule aux pieds Marat, si on l'ose ; et, si on l'ose, qu'on l'admire !

 

 

 



[1] Monnaie italienne, correspondant au Farthing des Anglais. Voyez Carlyle, the French Révolution, vol. II, chap. IV.

[2] Carlyle, the French Révolution, vol. II, chap. IV.

[3] Histoire du journal en France, par Hatin, p. 37. 1846.

[4] Bibliographie des journaux, par Deschiens, p. 172.

[5] Correspondance inédite de Camille Desmoulins, p. 48.

[6] Comme on le verra quand nous en serons au récit de sa mort

[7] Ceci raconté par Brissot, qui fut son collaborateur et son ami. — Voyez les Mémoires de Brissot, t. III, chap. XVIII, p. 195. Bruxelles, 1830.

[8] Mémoires de Brissot, t. III, chap. XV, p. 159.

[9] Mémoires de Brissot, t. III, chap. XV, p. 162.

[10] Mémoires de Brissot, t. II, chap. II, p. 22 et suiv. ; t. III, chap. I, p. 9 ; t. I, chap. I, p. 61.

[11] Mémoires de Brissot, t. I, chap. XVI, p. 248.

[12] Mémoires de Brissot, t. I, chap. V, p. 114 et 115.

[13] Voyez la note du chap. XI des Mémoires de Brissot, t. I, p. 185.

[14] Il fallut emprunter, et pour séduire mes amis, il fallait en imposer sur mes espérances futures. Mémoires de Brissot, t. I, chap. XV, p. 233.

[15] Mémoires de Brissot, t. I, chap. XV, p. 234 et 235.

[16] Mémoires de Brissot, t. I, chap. V, p. 109.

[17] Il s'appelait l'abbé Delangle.

[18] Portrait de Phœdor. — Nom sous lequel Brissot s'est peint lui-même.

[19] Acid Loustalot, with his vigor, as of young sloes, shall never ripen. The French Revolution, vol. II, chap. IV, p. 33. Second edit.

[20] Correspondance inédite de Camille Desmoulins, p. 40.

[21] Correspondance inédite de Camille Desmoulins, p. 43.

[22] Révolutions de France et de Brabant, n° 42.

[23] Correspondance inédite, p. 47.

[24] Correspondance inédite, p. 32

[25] Voyez l'Adresse aux provinces, et le pamphlet intitulé : Ouvrez donc les yeux, dont les Révolutions de Paris donnent l'analyse.

[26] Bibliographie des journaux, par Deschiens, p. 280.

[27] Actes des apôtres. Éclaircissement E, à la suite des Mémoires de Rivarol.

[28] Portrait de l'Ami du peuple, tracé par lui-même. — Publié en 1793.

[29] Portrait de l'Ami du peuple, tracé par lui-même.

[30] De l'Homme.

[31] Le livre se termine par une pieuse invocation à l'auteur d'Émile.

[32] Portrait de l'Ami du peuple, tracé par lui-même.

[33] Mémoires de Brissot, t. II, chap. VIII, p. 84, et chap. IX, p. 101. Bruxelles, 1830.

[34] Mémoires de Brissot, t. II, chap. VIII, p. 84, et chap. IX, p. 101.

[35] Mémoires de Brissot, t. II, chap. VIII, p. 91 et 92.

[36] Ce livre est très-rare. J'en ai tenu entre les mains un exemplaire portant la date de 1780 et que m'avait prêté mon noble, mon regrettable ami, Charles Teste.

[37] Mémoires de Brissot, t. II, chap. VIII, p, 83.

[38] Chez le colonel Maurin.

[39] L'Ami du peuple, n° 13.

[40] Page 17.

[41] Page 12.

[42] Sur ce point, M. Michelet a raison. Voyez son Histoire de la Révolution, t. II, livre IV, chap. IX.

[43] L'Ami du peuple, n° 491.

[44] L'Ami du peuple, n° 20.

[45] L'Ami du peuple, n° 18.

[46] L'Ami du peuple, n° 20.

[47] L'Ami du peuple, n° 360.

[48] Expression de Camille Desmoulins.

[49] Il est surprenant que, dans son jugement sur Marat, M. Michelet n'ait pas tenu compte de ceci, lui qui se fie si volontiers, et avec raison, aux décisions de l'instinct populaire.

[50] Les historiens qui, comme M. Granier de Cassagnac, l'ont représenté demandant au ministère de l'intérieur quinze mille francs, n'ont pas ajouté : pour impression de livres utiles dont il envoya les manuscrits. Citer d'une manière incomplète, c'est, souvent, citer d'une manière inexacte. Voyez, à ce sujet, Appel à la postérité par la citoyenne Roland, t. I, p. 123. Édition de MDCCXCV.

[51] L'Ami du peuple, n° 421.