HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME TROISIÈME

LIVRE DEUXIÈME

 

CHAPITRE III. — TABLEAU DE L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.

 

 

Portraits divers : Cazalès et Maury, Mounier, Malouet et Lally-Tollendal ; Duport, Barnave et Lameth ; le duc d'Orléans, Sieyès, Robespierre, Mirabeau ; les hommes du passé ; les hommes du présent ; un homme de l'avenir, seul. — L'Assemblée prise dans son ensemble. — Son origine, son caractère, son but, ses inspirations, ses mobiles.

 

L'ancien monde féodal était tombé en poussière et l'Assemblée nationale devenait l'Assemblée constituante : sur quelles bases allait être édifiée la société nouvelle ?

L'Assemblée se divisait en plusieurs partis.

Le long des bancs de droite siégeait, dans tout l'orgueil de sa caduque splendeur, le parti du passé : archevêques, évêques, princes, ducs, marquis, barons, et quelques déserteurs du tiers état. C'est à peine si ces fantômes d'un autre temps semblaient croire à la Révolution. On les voyait dépenser follement en bravades ou en bons mots les dernières étincelles du vieil esprit de cour. Les uns, affectant des airs de profondeur, se réjouissaient des progrès du sentiment révolutionnaire, progrès excessifs, assuraient-ils, par où la Révolution périrait le lendemain même ; les autres, plus jeunes, juraient par leur épée et par l'étranger que la noblesse ne reculerait pas ; tous allaient au gouffre qui les devait engloutir, le front haut, l'œil clignotant, le sourire du dédain sur les lèvres : marche triomphale vers la mort, que conduisaient Cazalès et l'abbé Maury, deux puissances du vieux monde, un soldat et un prêtre : le soldat, homme d'une sensibilité éloquente et chez qui la véhémence n'était qu'une exagération de la tendresse ; le prêtre, cœur froidement agité, figure où se peignaient tous les péchés cardinaux[1], et qui, plus que personne, provoqua cette apostrophe grossière, menaçante, tombée un jour du haut des tribunes : Messieurs du clergé, on vous rase. Si vous vous remuez trop, vous vous ferez couper[2].

Le milieu de l'Assemblée était occupé par cette masse d'hommes stagnante qui reçut le nom de Marais. Le caractère de ce parti était l'indécision. Il avait pour orateur Lally-Tollendal, pour agent d'affaires Malouet, et pour véritable chef Mounier : Mounier, général résolu d'une armée flottante, intelligence sans audace, âme sans peur, et qui mettait à soutenir des opinions timides une énergie intraitable.

Le parti populaire siégeait sur les bancs de gauche. Là figuraient des personnages diversement fameux : le duc d'Orléans, tête d'une faction à laquelle on doutait qu'il appartint ; Lafayette, tout entier au culte de la faveur qui entourait sa vie ; Duport, dont de fortes études et le goût de la méditation avaient mûri la jeunesse ; Barnave, tribun élégant et léger ; Lameth, le type de ces gens de cour pour qui la popularité n'était qu'un moyen d'arriver aux honneurs, et dont l'ambition égarée cherchait, à travers la place publique, le chemin du ministère. On disait des trois derniers : ce qu'ils ont en commun, Duport le pense, Barnave le dit, Lameth le fait.

Le penseur, convenu, du parti populaire, c'était l'abbé Sieyès. On attendait beaucoup de ce personnage grave qui parlait et se prodiguait si peu. A son front penché, à son regard, au demi-jour dont ses brèves sentences éclairaient de temps en temps sa route et son but, on le jugeait supérieur à tous. On admirait l'immobilité de ses lèvres prudentes ; on lui prêtait je ne sais quel pouvoir plein de mystère, qu'on lui donnait, rien qu'en le lui supposant, et son silence habituel passait, ou pour le dédain de la sagesse, ou pour sa pudeur.

Ce n'était point par lui, cependant, que la Révolution devait être conduite : Robespierre était là ! Non qu'à cette époque le futur ascendant de Robespierre se laissât deviner. Peu s'en fallait même qu'aux yeux des gentilshommes qui s'essayaient au rôle des Gracques avec le laisser aller et la grâce du bel esprit, l'avocat d'Arras ne fût un objet de risée. La Révolution ne l'ayant pas encore transformé et fait à son image, on trouvait sa parole lourde et apprêtée ; ses apparitions à la tribune, qui, plus tard, firent trembler, faisaient alors sourire. Rien n'apparaissait de ce qu'il y avait en lui de fatal et de grand. Seul, en chaque débat, il atteignait à l'extrémité des questions ; seul, au milieu de tous ces hommes tourmentés de tant de sentiments contraires, il allait droit devant lui, sans crainte, sans hésitation, sans respect humain, sans inconséquences, le regard invariablement fixé sur l'horizon ; mais autour de lui on n'y prenait garde. Le foyer qu'on a ordinairement dans le cœur, il l'avait, lui, dans la tête. Il était passionné par l'intelligence. Il avait des croyances solides mais froides comme l'acier. Sa conviction était indomptable et morne. C'en était assez pour qu'on ne soupçonnât pas quelle puissance d'agitation résidait en lui. On ne le comprit que quand la Révolution elle-même voulut être comprise. Lorsqu'il exprimait sa pensée en formules inflexibles et profondes, ce n'étaient à droite, à gauche, partout, que transports d'hilarité insultante. Pourtant, en étudiant ses roides maximes, en éprouvant sa foi d'airain, en interrogeant le bleu amer de ses yeux, en contemplant son mince visage dont le teint vert rappelait, en de certains moments, la couleur des flots, quelques-uns eurent un pressentiment confus de sa destinée. Cet homme, dit un jour Mirabeau dans un moment d'émotion involontaire, fera quelque chose : il croit à ce qu'il dit.

Il y avait dans l'Assemblée un quatrième parti dont les éléments changeaient à toute heure, qui se composait selon le hasard ou l'inspiration du moment, qui tour à tour se faisait accepter, admirer, craindre, mépriser, subir. Ce parti était un homme, et cet homme était Mirabeau.

Mais l'Assemblée, l'Assemblée prise dans son ensemble ?

D'abord, il faut se rappeler que les trois ordres avaient contribué à l'élire. Le clergé n'y comptait pas moins de trois cent huit représentants ; la noblesse y avait envoyé deux cent soixante-six gentilshommes et dix-neuf magistrats ; enfin, cent soixante parlementaires à différents degrés, quinze gentilshommes et quatre prêtres y faisaient partie de la représentation du tiers état. C'eût été merveille si une Assemblée formée de la sorte n'avait eu ni oscillations, ni déchirements intérieurs, ni défaillances. Ayant à diriger la tempête, pouvait-elle être capable de la contenir ? Elle ne fut même pas capable de la comprendre !

Il est vrai qu'une certaine unité planait sur ses divisions et que du milieu des opinions divergentes, du milieu des passions ou des intérêts hostiles, se dégageaient des tendances dominantes. Mais quelles étaient ces tendances ? Celles que la philosophie du dix-huitième siècle avait enfantées, en s'arrêtant à Montesquieu et en n'allant pas au delà de Voltaire. La majorité, c'était le tiers état qui l'avait donnée, c'est-à-dire cette phalange de marchands, d'hommes de lettres, d'avocats, de gentilshommes douteux, de prêtres mécontents, qui tremblait d'avoir à céder au peuple dans la victoire la place qu'il avait si généreusement occupée dans le combat. La domination a ses parvenus comme la richesse, et le vice des seconds comme des premiers est l'esprit d'exclusion, injustice de l'orgueil. Sur les débris de la puissance féodale abattue, ce que la majorité des constituants se croyait appelée à fonder, c'était la puissance de la bourgeoisie, et pas autre chose.

Cependant l'Assemblée constituante va nous apparaître fournissant, en dehors et au-dessus de son œuvre de choix, une carrière qui souvent fut éclatante ; et déjà ne l'avons-nous pas vue se présenter sur la scène de manière à commander le respect ? Son serment du Jeu de Paume, son attitude sereine au milieu des sabres nus, sa volonté inflexible et forte dans le drame de son unité conquise, ses intrépides délibérations entre les dragons que la cour fait ranger en bataille et la Bastille que le peuple renverse, tout cela est marqué d'un sceau indélébile, tout cela est digne de l'ère nouvelle qui s'ouvre.

Ah ! c'est que le peuple ici est encore présent et combat avec l'Assemblée ; c'est que derrière ce tiers état qui s'amoindrira toutes les fois qu'il voudra rester lui-même, il y a, le poussant, l'animant, l'enveloppant de son haleine de feu, la grande et indomptable Révolution. Il essayera de s'arrêter ; mais une voix, une voix étrange, une voix unique quoique formée, comme le bruit de l'océan, des murmures sans nombre de toutes les vagues, lui criera : en avant, et encore, et toujours ! Il sera tenté de s'assoupir ; mais aussitôt un coup de tonnerre le réveillera.

Voilà par où s'explique le double caractère que nous remarquerons dans les actes de l'Assemblée constituante. Elle s'emprisonna dans une besogne étroite, et s'éleva quelquefois à des hauteurs sublimes ; elle fit une constitution périssable et proclama des vérités immortelles, parce qu'elle fut retenue tour à tour et emportée par deux forces distinctes, le sentiment qui lui venait d'elle-même et le mouvement qui lui venait du peuple.

Qu'on ne s'y trompe pas, toutefois ! Ceux des historiens modernes qui lui ont reproché de s'être complètement asservie au Palais-Royal et à ses motionnaires[3], ont manqué de coup d'œil. Non-seulement il arriva à l'Assemblée constituante de résister aux clameurs de la rue, mais il lui arriva, comme on le verra bientôt, de le faire sous l'empire de cette fausse idée que la nation c'était elle. Ce qui est vrai, c'est qu'elle eut à subir en mainte circonstance une pression mystérieuse, dont elle ne chercha pas même à se rendre compte ; ce qui est vrai, c'est qu'un des mobiles qui la guidèrent le mieux, en trompant son égoïsme de caste, fut une passion, alors assez nouvelle en France, l'ambition de la popularité. Au fond elle redoutait moins les menaces du Palais-Royal qu'elle ne recherchait ses éloges. C'est à la clarté de ce flambeau que nous aurons à la suivre.

Elle fut générale, au surplus, cette rivalité dans la recherche des applaudissements. Car, chaque siècle a ses idoles qu'il propose à l'adoration des humains. La liberté et l'égalité étaient les divinités du jour, voilées encore mais du moins entrevues ; il fallait les encenser, fût-ce de loin, ou consentir à n'être pas de son temps. Il en résulta que beaucoup se donnèrent à la Révolution uniquement pour gagner la faveur publique, devenue le plus indispensable des appuis dans la carrière.... même des vains désirs. Quel était le vent qui soufflait des faubourgs ? Que pensaient les dépositaires du bruit ? Et, de la sorte, on vit l'esprit de flatterie descendre par degrés des hautes sphères qu'il avait jadis habitées. La souveraineté, en se déplaçant, déplaça la courtisanerie. Le peuple eut pour flatteurs ceux qui avaient eu l'insolence de se croire ses maîtres : il fut vengé !

Et qu'on ne calomnie pas, qu'on n'essaye pas de rabaisser cette force attractive de la Révolution, pour s'être ainsi exercée sur des passions frivoles ou de lâches pensées.

Parce que d'innombrables flots impurs vont se perdre dans son vaste sein, la mer en est-elle moins imposante ? Parce que les faiblesses mêmes de ces millions d'individus qui s'absorbent en elle, l'humanité les emploie à son œuvre, en a-t-elle moins de majesté ? Quand la vérité l'emporte, il n'est pas jusqu'à l'infimité de ceux qui la servent dont ne s'augmente l'éclat de son triomphe. Les hommes sont petits : l'homme est grand.

 

 

 



[1] Carlyle, the French Révolution, vol. I, p. 272, second edition.

[2] Carlyle, the French Révolution, vol. I, p. 272.

[3] Voyez ce que dit à ce sujet M. Granier de Cassagnac, dans son livre Histoire de la Révolution, t. III, chap. III.