LA DUCHESSE DE CHEVREUSE

 

CHAPITRE IX. — DANS LES INTRIGUES DE LA FRONDE.

 

 

C'EST une des singularités de l'histoire que le soin de poursuivre la politique si fermement française de Richelieu se soit trouvé dévolu, après la mort de Louis XIII, à une reine espagnole médiocrement intelligente et à un ministre italien sans grande énergie. Anne d'Autriche et Mazarin, sentant leur situation difficile, ont manqué d'autorité. Hantés par l'exemple de la révolution d'Angleterre, dans laquelle Charles Ier perdait son trône pour avoir résisté aux volontés de son peuple, ils ont tâché d'éviter semblable catastrophe en composant avec leurs ennemis. Le désordre a crû à proportion : de là les troubles de la Fronde. Devant la faiblesse du pouvoir royal, le Parlement de Paris — simple cour judiciaire — s'essayant au rôle des États Généraux, trancha du souverain, révoqua les intendants, diminua les tailles. A ces usurpations, Anne d'Autriche et Mazarin n'ont su répondre que par des concessions ou des atermoiements. La puissance du roi s'en est allée à la dérive. La réaction absolutiste du règne de Louis XIV mesure la profondeur du mal dans lequel on était tombé.

Ce furent les embarras financiers qui provoquèrent la lutte : beaucoup d'autres raisons la préparaient. Le Parlement s'opposa à l'enregistrement d'édits fiscaux. Les cours souveraines — Parlement, Chambre des comptes, Cour des Aides, grand Conseil — s'unirent pour résister à la création de charges nouvelles : c'était un acte révolutionnaire. Elles députèrent des délégués aune chambre commune, dite chambre de Saint-Louis, qui entreprit la réforme du royaume : autre acte révolutionnaire, mai 1648. Le Parlement n'était si hardi que parce que l'opinion, qui détestait Mazarin, le soutenait. Lorsqu'après la brillante victoire de Lens, remportée par le prince de Condé, le gouvernement se crut assez fort pour essayer d'être énergique et fit arrêter les magistrats les plus compromis, comme Broussel, le peuple se souleva, fit des barricades, 27 août 1648 : il fallut relaxer les prisonniers. Parmi les partisans les plus ardents de la cause populaire était le coadjuteur de l'archevêque de Paris, Paul de Gondi, plus tard cardinal de Retz. A la suite de péripéties diverses, essais de résistance, conférences ; devant les intrigues du coadjuteur, le flot des injures que déversaient les pamphlets appelés Mazarinades, Anne d'Autriche et Mazarin, jugeant leur situation intenable, sortaient brusquement de Paris avec la cour, dans la nuit du 5 au 6 janvier 1649 : la rupture était consommée. Le gouvernement allait lever des armées et préparer le siège de la ville.

 

De Flandre, où elle était, Mme de Chevreuse suivait avec une extrême attention les événements. Elle était comblée de joie. Avec Saint-Ibal, par l'intermédiaire de l'abbé de Mercy, elle poussait les Espagnols à compliquer les difficultés de la régence en faisant avancer leurs troupes. Elle disait les succès qu'on pouvait attendre grâce aux intelligences qu'elle avait dans le royaume C'est sa coutume (de Mme de Chevreuse), écrivait Mazarin prévenu à M. de Coatquin, le 16 septembre 1648, de relever extrêmement les intelligences qu'elle entretient en France pour se rendre plus considérable auprès des Espagnols et je sais qu'en la dernière conférence qui s'est faite ces jours passés à Spa entre elle, Saint-Ibal, l'abbé de Mercy et le secrétaire Galareta, elle a parlé fort librement du pouvoir absolu qu'elle dit avoir sur vous et sur d'autres personnes de qualité du royaume qui, non plus que vous, n'en savent rien. Dans cet été 1648, l'archiduc Léopold, en effet, se mettait en route avec 25 à 30.000 hommes pour attaquer Gondé en Flandre : Mme de Chevreuse, écrivait le cardinal dans ses carnets, et les Français qui donnent des avis au delà, (Saint-Ibal et autres) assurent que, avec cela, tout sera sens dessus dessous, Paris bouleversé et la révolution dans le royaume : la sanglante défaite de Lens venait suffisamment démontrer l'inanité des suggestions de la duchesse.

Mme de Chevreuse ne se découragea pas. Les complications suivantes de la Fronde étaient du reste de nature à fortifier ses espérances. La nouvelle, en janvier 1649, que la cour avait quitté Paris, que la ville se trouvait en état d'insurrection et que le roi allait être contraint de faire le siège de sa capitale, exalta sa confiance. C'était le renouvellement de l'histoire de la Ligue. Comme Henri III, Louis XIV se trouvait chassé de Paris. A défaut des États Généraux, le Parlement assurait devant les peuples la responsabilité du pouvoir enlevé au souverain. Pourquoi, comme au temps de la Ligue, les Espagnols n'offriraient-ils pas leurs services aux Parisiens insurgés ? Là-dessus arriva à Bruxelles un personnage qui allait jouer désormais un rôle important dans la vie de Mme de Chevreuse et, pour le moment, donner corps aux idées qui l'agitaient. Ce personnage était M. Geoffroy de Laigue, baron du Plessis-Patay et seigneur de Bondoufle.

Originaire du Dauphiné, brillant cavalier, courageux, mais, dit Retz, très grossier, l'homme du monde le plus changeant de son naturel, de peu de sens et de beaucoup de présomption, Laigue, qui avait trente-cinq ans, était le cinquième fils d'une famille de dix enfants. D'abord destiné à l'état ecclésiastique, auquel il avait dû renoncer en raison de son caractère turbulent, il était venu à Paris, s'était fait donner une compagnie aux gardes françaises, avait assisté au siège de Gravelines, en 1644, où il était monté à l'assaut un des premiers ; à la bataille de Lens, où il s'était vaillamment conduit. Sa liaison étroite avec le chef de la branche cadette de La Trémoïlle, marquis puis duc de Noirmoutier, le mettait en vedette. Au cours de la campagne de Lens, les deux amis, à la suite d'une difficulté avec le prince de Condé, et d'une scène faite par celui-ci, ayant, de dépit, quitté l'armée, Laigue avait vendu sa compagnie et tous deux étaient revenus à Paris où ils s'étaient jeté dans les mouvements de la Fronde.

Après la rupture de la cour avec les frondeurs, Gondi, comme Mme de Chevreuse, jugeait nécessaire de faire appel à l'Espagne : Un grain de catholicon espagnol, disait-il, était indispensable, Laigue se proposa au coadjuteur. Il irait à Bruxelles ; il verrait Mme de Chevreuse ; par elle il s'aboucherait avec les autorités espagnoles. Gondi accueillit cette proposition avec méfiance : J'avais assez de répugnance, écrit-il dans ses Mémoires, à laisser aller à Bruxelles un homme qui avait mon caractère. Laigue se fit recommander au coadjuteur par Montrésor. Tous deux eurent alors une singulière idée : c'était de proposer à Gondi que lui, Laigue, pour gagner en Flandre la duchesse, devînt son amant ! La place était libre. Sans doute, Mme de Chevreuse avait quarante-huit ans ; mais l'âge n'avait pas détruit en elle la coquetterie : elle serait flattée. Le coadjuteur rit et accepta : Nous donnâmes à Laigue, dit-il, la commission de résider auprès de M. l'archiduc.

Laigue partit. Arrivé à Bruxelles, il commença sa cour auprès de Mme de Chevreuse. Le premier abord fut peu encourageant. La duchesse avouait plus tard qu'elle avait trouvé à ce soupirant l'air bien bellâtre et que sa figure fade lui rappelait trop celle de l'acteur de l'hôtel de Bourgogne, Bellerose. Mais, peu à peu, ses préventions allaient tomber. Elle se laissa conquérir : Laigue sera sa dernière et sa plus longue passion.

Ensemble ils agirent. Il était temps. Mazarin resserrait peu à peu le blocus de Paris. Il avait fait occuper Saint-Cloud, Saint-Denis, Meudon. Fébrilement, le Parlement avait levé une armée qui, dans une tentative, le 23 janvier 1649, pour occuper Corbeil, avait précipitamment pris la fuite. Le 8 février, devant Condé, demeuré fidèle à la régente et qui, attaquant Charenton, s'en était emparé, 40000 Parisiens, sortis pour le repousser, avaient reculé. Il fallait se presser. Mme de Chevreuse et Laigue demandèrent à l'archiduc d'écrire au Parlement une lettre, dans laquelle il offrirait la paix : cette démarche prouverait que la cour d'Espagne était disposée à mettre un terme à la guerre, ce qui ferait retomber tout l'odieux de celle-ci sur Mazarin : l'archiduc accepta. La duchesse choisit elle-même le héraut d'armes qui devait porter la lettre, un certain don Joseph Illesca Arnolphini. Lorsque ce héraut arriva à Paris, on le fit attendre : on cherchait à lui dresser une créance ; de fait, beaucoup de magistrats répugnaient à traiter avec l'étranger ; finalement, le Parlement en référa à Anne d'Autriche. L'affaire n'avait pas abouti.

Laigue et Mme de Chevreuse cherchèrent autre chose. Il fallait décider l'archiduc à prononcer un fort mouvement en avant sur le territoire français. Dans sa correspondance, Laigue affirmait être déjà sûr de l'archiduc et du commandant des troupes, le comte de Fuensaldagne. Gondi haussait les épaules : Je n'ai jamais rien vu de si sot ; disait-il, il croit déjà gouverner Fuensaldagne ! Noirmoutier, jugeant, lui aussi, les informations de son ami impertinentes, proposait d'aller à Bruxelles vérifier. Retz le laissa partir. Au fond le coadjuteur était très embarrassé. Devant les défaites successives subies par les frondeurs ; les murmures de la population, très divisée, et la famine qui commençait à sévir, le Parlement avait résolu, le 28 février, de tenter un rapprochement avec la cour. Des conférences avaient été engagées à Rueil. Le moment était mal choisi pour faire intervenir les Espagnols. Gondi avait donc écrit à Bruxelles en déclinant l'offre d'intervention. De Bruxelles, Noirmoutier et Laigue avaient répondu en développant les raisons qui, au contraire, rendaient nécessaire le secours de l'Espagne. Le coadjuteur avait riposté qu'il n'approuvait pas ces raisons. Pendant qu'au début de mars les représentants du Parlement et de la Cour commençaient à s'entendre, Laigue écrivait à Gondi force dépêches chiffrées dans lesquelles il annonçait l'intervention promise : Le gros de l'armée d'Espagne, disait-il, seroit tel jour à Vadencourt [près de Guise, Aisne], l'avant-garde tel autre jour à Pontavert ; elle y séjourneroit quelques jours, après quoi l'archiduc feroit état de se venir poster à Dammartin [Seine-et-Marne, près de Meaux]. Ces lettres mettaient le coadjuteur dans de cruelles agitations : il ne s'y rencontroit pas une seule syllabe, gémissait-il, qui ne lui donnât une mortelle douleur !

Mme de Chevreuse partageait les illusions de Laigue. Le prince de Conti, resté du côté des frondeurs, ayant envoyé son écuyer, de Bréquigny, en Flandre, afin de s'entretenir avec l'archiduc et de voir Mme de Chevreuse, celle-ci lui disait être sur le point de s'acheminer vers la France en même temps que l'armée espagnole, forte de 25000 hommes. L'archiduc, au dire de Mathieu Molé dans ses Mémoires, confiait à Bréquigny qu'il avait beaucoup hésité à entrer en campagne et qu'il ne s'y était décidé, que sur les instances de Mme de Chevreuse.

Mais Mazarin ne voulait pas attendre l'arrivée des Espagnols. Il hâtait les conférences de Rueil : celles-ci étaient sur le point d'aboutir.

Alors Mme de Chevreuse, mise au courant, se retourna aussitôt : puisque la paix allait être conclue, pensa-t-elle, mieux valait qu'elle y fût comprise et qu'elle renonçât à la lutte. Elle écrivit immédiatement à ses amis de s'occuper d'elle.

Elle sollicita tout le monde. Par Bréquigny elle fit intervenir le prince de Conti ; elle s'adressa à son fils le duc de Luynes, à son mari, resté du côté de la Fronde parce qu'il s'imaginait qu'elle était la plus forte. Tous agirent. M. de Luynes, qui, lui aussi, était demeuré avec le Parlement et avait eu à souffrir de la guerre : — le comte de Grancey, à la tête d'un parti de troupes royales, lui avait pris, pillé et brûlé sa maison de Lésigny — se trouvait avoir une série de réclamations à formuler ; il inséra dans la liste un article concernant sa mère : Faire revenir la duchesse de Chevreuse sa mère, disait-il, avec toutes les sûretés qui sont nécessaires, en sorte qu'elle puisse aller et demeurer par tous les lieux du royaume, où il lui plaira, sans pouvoir être recherchée de quoique ce soit, sous quelque prétexte qu'il puisse être. Le prince de Conti, qui réclamait aussi, ajouta également un article sur la duchesse : Que Mme de Chevreuse revienne en France et y demeure en toute sûreté et liberté soit à la cour, soit où elle jugera plus à propos. Quant à M. de Chevreuse, il se rendit à Saint-Germain afin de tenter une démarche directe auprès de la régente.

Mme de Motteville et Monglat ont raconté la scène. M. de Chevreuse avait soixante-douze ans : il était sourd. En le voyant, Anne d'Autriche, criant très fort, lui reprocha d'être resté du côté des frondeurs et de s'être trouvé, le jour de l'affaire de Charenton, à cheval avec les rebelles : Il répondit à la reine, écrit Monglat, qu'il étoit son très humble serviteur, mais qu'il n'abandonneroit jamais son bon ami Paris, et qu'il seroit toujours de son côté tant il s'y trouvoit bien et que, si elle le vouloit avoir pour elle, il ne falloit pas qu'elle en sortît. Lorsque le duc eut expliqué l'objet de sa démarche, Anne d'Autriche, à qui Mazarin avait fait la leçon, répondit par un refus : elle ne pouvait pas permettre à la duchesse de Chevreuse, disait-elle, de revenir dans une ville encore toute pleine de rébellion ; elle avoit fait mille cabales contre son service ; elle [la reine] ne pouvoit pas être contente d'elle ni satisfaite de ses soumissions si elle ne lui faisoit voir un véritable repentir de sa dernière conduite. M. de Chevreuse protestant qu'il répondait de la fidélité de sa femme, la reine se mit à rire : quel pouvoir avait-il sur elle ? M. de Chevreuse parla de sa fille Charlotte qui était très embellie, disait-il : elle avoit des yeux capables d'embraser toute la terre !Vous avez trop d'amour pour la beauté, fit la reine en souriant ; il faut commencer à aimer le ciel et la vertu !

Le refus opposé par Anne d'Autriche n'était qu'une feinte. Mazarin, en réalité, ne voulait pas soulever de difficulté à propos de Mme de Chevreuse : celle-ci serait comprise dans le traité. Il y eut plus de discussion au sujet de Laigue et de Noirmoutier à qui le ministre entendait n'accorder qu'une abolition, comme plus criminels que les autres, sous prétexte qu'ils avaient figuré dans les rangs de l'armée espagnole.

La paix fut conclue à Rueil le 1er avril. Mme de Chevreuse était amnistiée.

Conformément aux usages, elle ne pouvait rentrer en France que sur une autorisation spéciale de la reine. La duchesse attendit huit, dix jours : rien ne venait ; que signifiait ce silence ? Laigue, moins grand personnage, avait pris sur lui de rentrer immédiatement. Mme de Chevreuse se décida à en faire autant. Brusquement, elle partait de Bruxelles avec sa fille Charlotte, et tout d'une traite, ayant fait, de Cambrai, trente-quatre lieues sans se reposer, parvenait le 12 avril, vers onze heures du matin, à Paris.

Cette arrivée, inattendue, provoqua chez Anne d'Autriche une vive surprise. La reine considéra, disait Goulas, que la façon d'agir de Mme de Chevreuse était un procédé bas et des plus pauvres. La duchesse s'était contenté d'écrire une courte lettre dans laquelle elle s'excusait : la régente ne voulut pas recevoir la lettre. Elle exigea que Mme de Chevreuse sortît immédiatement de Paris et allât tout au moins à Dampierre. La duchesse fut fort mortifiée. Elle se rendit chez le premier président Molé, comme pour chercher refuge auprès d'un Parlement naguère si redouté. Mais Molé était acquis à la cour. Il écrivait le 16 avril au secrétaire d'État le Tellier : avoir vu Mme de Chevreuse, avoir tâché de la conserver en son devoir. Le Tellier répondait en insistant sur l'ordre donné de partir pour Dampierre et en menaçant : Je ne doute pas, disait-il, que ce que vous avez dit à Mme de Chevreuse dans l'entretien que vous eûtes hier avec elle ne la convie plus que quoi que ce soit à se remettre dans son devoir et si elle ne le faisoit, je vous puis dire qu'il y a des voies pour l'y obliger : on a en main de quoi la mettre à la raison, sans aucun contredit.

A défaut du premier président, Mme de Chevreuse s'adressa alors au coadjuteur. Il fallait se hâter : la cour lui donnait vingt-quatre heures pour disparaître. Laigue alla chercher Gondi. J'allois avec Laigue à l'hôtel de Chevreuse, raconte Gondi, et je trouvai la belle à sa toilette dans les pleurs : j'eus le cœur tendre et je priai Mme de Chevreuse de ne point obéir que je n'eusse eu l'honneur de la revoir. Après diverses démarches infructueuses, il alla trouver le premier président et, dit-il, comme je commençois à lui représenter la nécessité qu'il y avoit pour le service du roi et pour le repos de l'État à ne pas aigrir les esprits par l'infraction des déclarations, si solennelles, il m'arrêta tout court en me disant : C'est assez, mon bon seigneur, vous ne voulez pas qu'elle sorte, elle ne sortira pas ! à quoi il ajouta en s'approchant de mon oreille : elle a les yeux trop beaux ! Ce récit ne paraît pas s'accorder avec l'attitude précédente de Molé telle qu'elle résulte de ses lettres. Néanmoins il est vrai que, dès la veille, le premier président avait écrit à la cour pour conseiller de ne rien brusquer en ce qui concernait Mme de Chevreuse. Gondi revint radieux à l'hôtel de la rue Saint-Thomas du Louvre : il y fut bien reçu. Mlle de Chevreuse — Charlotte — se montra extrêmement aimable pour lui. Le coadjuteur, qui n'avait que trente-six ans et ne se piquait pas de vertu farouche, malgré son état ecclésiastique, fut ému de la grâce avenante de la jeune fille : il va revenir fréquemment, puis tous les soirs ; l'incident sera le point de départ, avec la belle Mlle de Chevreuse, d'une intrigue sentimentale destinée à quelque fortune !

S'il était vrai que le premier président fût intervenu pour prier Mazarin d'ajourner toute mesure de rigueur à l'égard de Mme de Chevreuse, il pouvait invoquer, comme argument, le favorable accueil que paraissait faire l'opinion à la duchesse. Le public, en effet, avait appris avec satisfaction que Mme de Chevreuse s'était occupée de venir au secours des Parisiens. Une mazarinade avait paru quelques jours avant la. rentrée de la duchesse, exaltant les vertus héroïques de Mme de Chevreuse : L'Amazone française au secours des Parisiens ou l'approche des troupes de Madame la Duchesse de Chevreuse, réimprimée sous le titre de L'Illustre conquérante ou la généreuse constance de Madame de Chevreuse. L'auteur vantait en termes dithyrambiques Marie de Rohan, l'appelant l'incomparable amazone, une fleur, espérance de notre repos qui se rendoit à notre secours contre l'oppression des monstres ; un soleil qui sembloit s'être élevé pour dissiper les brouillards que nos malheurs élevoient au-dessus de nos têtes ; une charmante aurore qui paraissoit à la pointe du jour de nos plus grandes espérances et toute rouge du feu d'une juste colère ! — On persuada à la reine qu'il était imprudent de soulever de nouvelles difficultés : Il ne fut pas possible à la régente, écrit Jean Vallier, quelqu'ordre qu'elle pût donner, d'obliger Mme de Chevreuse à sortir (de Paris) non pas même d'aller attendre les volontés de Sa Majesté en sa maison de Dampierre qui n'en est qu'à six petites lieues, tant étoit diminuée son autorité depuis qu'elle en avoit emmené le roi.

Les vingt-quatre heures données à Mme de Chevreuse furent prorogées. Mais, au bout de quelque jours, Anne d'Autriche ne pouvant décidément se faire à l'idée que la duchesse la bravait, la fit prier de gagner Dampierre, au moins pour quelques heures, afin de sauver sa dignité. Molé s'employa. La duchesse consentit ; elle voulait seulement des assurances sur la durée de son exil. On négocia. Mazarin donna sa parole : Molé s'en porta garant. Vers le milieu de juillet, Mme de Chevreuse s'exécutait.

A peine était-elle installée à Dampierre qu'elle demandait à en revenir. La cour n'insista pas. Mme de Chevreuse, mandait Le Tellier à Molé le 19 juillet, ayant envoyé supplier la reine de lui permettre d'aller partout où ses affaires l'appelleroient, avec toute sorte de liberté et même de venir faire la révérence à Sa Majesté, l'ayant fait assurer de se conduire de sorte que Sa Majesté en recevra une entière satisfaction, l'un et l'autre lui ont été accordés et par ce moyen, vous demeurerez quitte de la parole que vous avez donnée à ma dite dame.

Les convenances voulaient que Mme de Chevreuse, rentrée en grâce, vînt faire la révérence à la souveraine. Elle tomba malade : ce contretemps retarda la démarche jusqu'au 8 août. Le 8 août, la duchesse et sa fille Charlotte se présentaient à Compiègne où se trouvait Anne d'Autriche. Mme de Chevreuse était pâle, fatiguée par sa maladie récente. Il y avait foule dans l'antichambre de la régente : c'était l'heure du Conseil. Malgré les promesses faites, la duchesse n'était pas venue sans quelque appréhension. Le Tellier et Molé avaient dû la tranquilliser, lui donnant la parole de la reine qu'elle n'avait rien à craindre. Lorsque Mme de Chevreuse se trouva devant la souveraine, raconte Mme de Motteville, Anne d'Autriche, qui avait l'habitude de l'embrasser, s'abstint de cette marque de faveur. Mme de Chevreuse s'inclina : elle suppliait la reine de lui pardonner tout le passé ; elle lui promettoit pour l'avenir une grande fidélité. La régente accueillit avec douceur ces protestations, ne fit aucun reproche ; mais ce n'était plus l'amabilité d'autrefois. Mme de Chevreuse salua le jeune roi Louis XIV qui avait, à ce moment, onze ans, dit quelques mots à Mazarin, puis se retira. A peine avait-elle disparu qu'Anne d'Autriche remarquait tout haut combien son ancienne amie était changée : Elle n'avoit plus guère trace de sa beauté passée ! Tout le monde, surtout, admirait Mlle de Chevreuse, dont la beauté étoit célèbre, ajoute malignement Mme de Motteville, quoiqu'elle ne fut pas parfaite, tant ce qui est nouveau plaît presque toujours et ce qui ne plaît pas ne laisse pas d'être admiré.

Mais Mme de Chevreuse avait repris sa place à la cour. La Gazette disait, quelques jours après : Le 28 août, fête de Saint-Augustin, la reine, accompagnée de Mademoiselle, de la duchesse de Chevreuse et d'autres grandes dames de cette cour, alla visiter l'église des Augustins déchaussés où Sa Majesté entendit le salut. Le 5 septembre, un grand bal était donné à l'Hôtel de Ville à propos des onze ans de Louis XIV : pendant que le roi menoit danser Mademoiselle, le prince de Gondé conduisait Mlle de Chevreuse. Le passé semblait oublié et les haines disparues : ce n'était qu'une apparence.

 

Mazarin connaissait trop le caractère de Mme de Chevreuse pour croire que la duchesse pût renoncer à ses habitudes d'intrigue perpétuelle. Dans ces conditions, et au milieu des difficultés politiques sans cesse renouvelées que suscitaient les frondeurs mal soumis, mieux valait l'avoir pour soi, pensait-il, que contre soi. Dès le lendemain de la paix de Rueil, il avait envoyé à la duchesse Charles de Mouchy, marquis d'Hocquincourt, gouverneur de Péronne, afin de lui proposer une entente avec lui. Mme de Chevreuse, ravie, n'avait pas refusé. Lorsqu'elle était revenue à Paris, d'Hocquincourt était encore allé la voir. Les conversations avaient repris, un peu vagues : c'était l'existence de ces négociations, plus que l'intervention de Gondi ou de Molé, qui avait valu à Mme de Chevreuse l'indulgence relative dont la cour avait fait preuve à son égard. Par la duchesse, Mazarin espérait rejoindre les chefs de ce qu'on appelait la vieille Fronde, les grands de l'opposition, Beaufort, Gondi et autres„ Une lettre du secrétaire du duc de Chevreuse, de Laulne, nous l'apprend. Lors du voyage de Mme de Chevreuse à Compiègne, l'entente, dit Goulas, s'était précisée. Les carnets de Mazarin nous révèlent qu'en septembre et octobre il avait de fréquentes entrevues avec Mme de Chevreuse. La duchesse entrait dans les desseins de Mazarin : elle devenait son alliée ; elle consentait à répondre de tout son parti. En très bons termes avec le duc d'Orléans, qui n'était pas sûr pour la régente, elle se faisait fort de le gagner. Par Mme de Montbazon, elle aurait Beaufort, alors relâché. Grâce à Laigue et à Gondi, elle tiendrait les frondeurs. Mais quelle singulière complice avait là le cardinal et dans quelle étrange maison allait-il chercher des appuis pour sa politique !

Depuis sa rentrée à Paris, Mme de Chevreuse, en effet, avait continué à vivre avec Laigue comme en Flandre : elle l'avait installé dans son hôtel, sous les yeux de son mari qui n'avait fait aucune objection. Tout le monde savait ce qu'était le personnage pour la duchesse. Il était reçu partout. Le duc d'Orléans se montrait plein de prévenances à son égard. A la cour, on l'entourait : il assistait aux petits couchers de la reine, plaisantait avec Anne d'Autriche. Surtout, il soignait sa fortune : étant parti avec rien, il s'occupait, grâce à des procédés de lui connus, à réunir un patrimoine assez considérable, ce qui lui permettra, en 1670, de donner, à sa nièce Marguerite de Laigue, 350.000 livres de dot. Lui-même ne s'était pas marié. Malgré ses quarante-huit ans et la disparition d'une beauté qui n'expliquait plus les passions dont elle pouvait être l'objet, Mme de Chevreuse acceptait que ce cavalier de trente-cinq ans jouât publiquement près d'elle un rôle dont elle ne paraissait aucunement rougir.

Bien plus suspect encore était le personnage que faisait Gondi !

Bizarre figure que celle de ce prélat ! Issu d'une famille de banquiers italiens qui avaient rendu de grands services financiers aux rois de France du XVIe siècle par des prêts d'argent multipliés, et qu'on avait récompensés en les comblant d'honneurs, Gondi, de bonne heure, avait été destiné à l'Église, et pris par son oncle, archevêque de Paris, comme coadjuteur, en 1644, à l'âge de trente ans. Personne n'était moins fait que lui pour l'état ecclésiastique. Élégant, s'habillant avec recherche en homme d'épée, se couvrant de plumes, toujours en quête de bonnes fortunes où il réussissait assez bien, il n'avait aucune vertu et faisait parade de beaucoup de vices. Richelieu, qui le connaissait bien et ne l'aimait pas, lui trouvait une figure patibulaire ; il le jugeait un homme de trouble et de révolte qui enchérissoit sur les mauvaises qualités dont la maison de Retz étoit accusée ! Pour Mazarin, qui a eu tant à se plaindre de lui, et, peut-être, n'est pas impartial, Retz était un monstre, un homme sans religion, adonné aux impiétés, débauches et méchancetés, le plus superbe, ambitieux et mal intentionné des hommes et ennemi du repos et de l'ordre, sans aucune foi. Le pire est que Gondi, sachant ce qu'il valait, s'en vantait : Mon pauvre ami, disait-il à quelqu'un qui lui faisait des remontrances, tu perds ton temps à me prêcher : je sais bien que je ne suis qu'un coquin, mais malgré toi et tout le monde je veux l'être, parce que j'y trouve plus de plaisir ! Il a voulu jouer un grand rôle dans les troubles de la Fronde. Mazarin prétend qu'il aurait dit un jour : Si M. de Beaufort est Fairfax, je suis Cromwell ! C'était se faire de grandes illusions ! En attendant, il affichait des sentiments républicains : il eût voulu qu'on fît en France, ce qui s'était fait de l'autre côté de la Manche. N'ayant pas la puissance de caractère nécessaire pour s'imposer, comme Cromwell, il tâchait de suppléer au talent par l'intrigue.

Et c'était ce qui l'attirait chez Mme de Chevreuse. Au moyen de Mme de Chevreuse, pensait-il, il serait en relation avec la vieille Fronde des Beaufort et des Montbazon, avec les Espagnols, suprême secours en cas de péril ! De son côté, Mme de Chevreuse, qui le croyait populaire, et s'imaginait, par lui, tenir la foule parisienne, lui faisait des avances. Le moyen surtout dont se servait Mme de Chevreuse pour l'attirer à elle et le conserver était sa fille !

Mlle de Chevreuse — Charlotte-Marie de Lorraine — avait alors vingt-quatre ans. De taille moyenne, distinguée, avec une jolie bouche et le tour du visage beau, Charlotte passait pour une belle personne. Peut-être lui reprochait-on d'être trop maigre et de n'avoir pas le teint assez blanc, du moins c'est une femme, Mme de Motteville, qui lui en fait grief. En tous cas, elle avait, disait Gondi, les plus beaux yeux du monde et un air à les tourner qui étoit admirable et qui lui étoit particulier. Par ailleurs, Retz, qui a certainement écrit ses Mémoires lorsque sa passion était dissipée, se montre sévère pour elle : Elle n'avoit, ajoute-t-il, que la beauté, de laquelle on se rassasie quand elle n'est pas accompagnée. Elle n'avoit de l'esprit que pour celui qu'elle aimoit ; mais aussi elle n'aimoit jamais longtemps : l'on ne trouvoit pas, aussi, longtemps qu'elle eût de l'esprit... Elle avoit plus de beauté que d'agrément, étoit sotte jusqu'au ridicule par son naturel. La vérité est que Mlle de Chevreuse était très capricieuse : c'était une enfant gâtée ; dans ses moments de colère elle jetait au feu ses jupes, ses coiffes, ses gants, un point de Venise que ses filles — ses femmes de chambre — avoient toutes les peines du monde à sauver. Retz ajoute : Si elle eût pu mettre au feu ses galants, quand elle s'en lassoit, elle l'eût fait du meilleur de son cœur.

Sa mère n'avait pas pu encore la marier. Il avait été question pour elle de M. de Beaufort qui croyait la jeune fille très riche. L'alliance eût été magnifique. Beaufort n'avait pas persisté. La duchesse d'Aiguillon ensuite, nièce du cardinal Richelieu, avait songé à elle pour son neveu, le duc de Richelieu ; mais M. de Richelieu aimait Mme de Pons, qu'il finira par épouser. Bientôt il sera question du prince de Conti. En attendant de justes noces, Mlle de Chevreuse se divertissait des hommages de ceux qui lui faisaient la cour : le coadjuteur devint son grand favori.

Tout le monde sut bientôt la raison des assiduités de Gondi à l'hôtel de Chevreuse. Le coadjuteur, écrit Lenet, étoit d'une liaison étroite avec la duchesse de Chevreuse et l'on disoit dans le monde qu'il essayoit de l'avoir encore plus cordiale avec Mademoiselle sa fille. Le coadjuteur, confirme La Rochefoucauld, avoit une grande liaison avec Mme de Chevreuse et on disoit que la beauté de Mlle sa fille avoit encore plus de pouvoir sur lui. Mlle de Chevreuse, écrira plus nettement la grande Mademoiselle, était la maîtresse du coadjuteur. Dans ses Mémoires, Retz raconte avec fatuité ses succès. Il assure que Mazarin, pour le détacher de Mlle de Chevreuse, aurait cherché à lui susciter des rivaux auprès de la belle Charlotte : M. de Caudale, M. d'Aumale ; les tentatives de ceux-ci auraient amené des scènes de jalousie, des explications vives à la suite desquelles les deux gentilshommes en question auraient été éconduits.

Ce qui est plus certain, c'est le peu édifiant tableau que présentait le double ménage de la mère et de la fille installé à l'hôtel de Chevreuse sous les yeux indulgents du vieux duc sourd. En dehors de l'hôtel de Chevreuse, le coadjuteur voyait encore Charlotte chez sa cousine, Louise de Lorraine, épouse du marquis de Rhodes. Mazarin écrivait, le 16 avril 1651 : Mme de Chevreuse à laquelle disant que je ne voyois pas comment la reine se pourroit assurer de l'esprit du coadjuteur et que je craignois fort qu'il manqueroit bientôt, me fit confidence qu'elle le tiendroit par le moyen de sa fille qui se conduisoit en sorte à l'égard du coadjuteur qu'elle lui donnoit de l'amour, ce qu'elle m'a confirmé plusieurs fois. Et en effet la dite dame l'a gouverné par là, ayant laissé la bride à sa fille en sorte qu'elle donnoit des rendez-vous chez Mme de Rhodes au coadjuteur qui ne laissoit pas de la voir tous les jours à heures indues à l'hôtel de Chevreuse de façon que les médisants se sont empressés de dire que le mariage avec le prince de Conti ne pouvoit pas faire qu'il ne fût très bon puisque le prêtre y avoit passé. Retz dit dans ses Mémoires qu'il allait à l'hôtel de Chevreuse tous les soirs, qu'il en revenait entre minuit et une heure : Il n'y avoit rien de si contraire à tout ce qui se passoit à l'hôtel de Chevreuse, avoue-t-il modestement, que les confirmations [que je faisais le matin dans les églises], les conférences [que je donnais aux pieux séminaristes] de Saint-Magloire, et autres telles occupations. J'avois l'art de les concilier ensemble et cet art justifie, à l'égard du monde, ce qu'il concilie.

Et tout ce commerce extravagant s'accompagnait du cortège obligé de misères, de disputes et de basses querelles habituelles en pareils cas. On voyait Mme de Montbazon, laquelle n'avait pas meilleure conduite que Mme de Chevreuse sa belle-fille, et qui, paraît-il, au dire de Mazarin, laissait également sa propre fille suivre l'exemple de Charlotte, jalouse du succès de celle-ci, colporter partout une lettre de Mlle de Chevreuse dans laquelle celle-ci se plaignait à Noirmoutier de son inconstance, — comme s'il était lui aussi son amant — lui reprochait de l'abandonner pour Mme de Rhodes et beaucoup d'autres sottises de cette nature. L'affaire faisait grand bruit, Mme de Chevreuse s'en prenait à sa belle-mère, laquelle répondait en riant qu'il fallait se moquer de la médisance et qu'elles étaient toutes deux accusées d'avoir un galant de soixante-quinze ans ! Dans une autre circonstance, Mlle de Chevreuse parlant à Gondi avec vivacité du rôle insupportable de beau-père morose que Laigue semblait vouloir jouer à son égard, la chapitrant sur sa conduite, la fatiguant de remontrances, Retz tenait conseil avec Charlotte et Mme de Rhodes et tous trois décidaient, pour se débarrasser du gênant mentor, de donner à Mme de Chevreuse un nouvel amant ! Il est vrai, M. de Haqueville, qui fréquentait l'hôtel de Chevreuse, désigné pour remplir ce rôle, se dérobait.

Quelques larges que fussent les idées du temps sur le plus ou moins de nécessité de certains principes de moralité bourgeoise dans la vie ordinaire, de pareils spectacles n'étaient pas sans surprendre nombre de gens. Mazarin avait pleine conscience du bas degré où étaient tombés tous les hôtes de l'hôtel de Chevreuse. Il le dévoilait crûment : En présence de beaucoup de monde, osait-il écrire dans une de ses lettres, Mme de Chevreuse et Mme de Montbazon, séparément, ont soutenu qu'on pouvoit... pour son plaisir aux personnes qu'on aimoit, pour satisfaire à l'ambition et pour la vengeance : c'est la doctrine que ces dames enseignent et pratiquent. Et lorsque l'âge empêche les dites dames de profiter de leur beauté, elles ont recours à leurs filles !...

Et c'est ainsi qu'unis entre eux par des liens de nature aussi extraordinaire, Mme de Chevreuse, Gondi et Laigue travaillaient de concert à soutenir la politique de Mazarin !

 

Or il était un groupe qui ne pouvait voir qu'avec un mécontentement extrême cette entente entre le cardinal et la faction Chevreuse-Gondi, c'était les Condé. Resté fidèle à la régente au milieu des troubles précédents, ayant remporté sur les Espagnols des victoires qui avaient consolidé la situation du gouvernement, le prince de Condé estimait blessante la faveur que la Reine et Mazarin accordaient à ceux qui l'avaient fait naguère jeter en prison. Il s'était fâché. Cherchant des prétextes, il avait protesté de ce qu'on ne lui avait pas accordé, à lui et aux siens, disait-il, ce qui lui avait été promis : le comté de Montbéliard, pour lui-même, Pont-de-l'Arche pour sa sœur la duchesse de Longueville. Toute une troupe déjeunes gentilshommes l'entouraient, l'excitant ; une nouvelle Fronde se constituait : celle des princes et des petits-maîtres. Le 14 septembre 1649, à la suite d'une conversation un peu vive entre Mazarin et Condé, où il y avait eu un éclat, on avait craint la rupture : péniblement, les deux personnages s'étaient réconciliés. Condé, de son naturel fier et impatient, se montrait maintenant agressif à l'égard de Mazarin, il le provoquait, annonçait vouloir demander au Parlement la mise en vigueur d'un arrêt de 1617 interdisant aux étrangers d être ministres du roi ; parlait d'exiger la remise entre ses mains des pouvoirs de la régence. Par ses demandes excessives, son arrogance, ses menaces, il devenait un danger pour Mazarin.

Mme de Chevreuse retrouva contre son ancien ennemi l'animosité que la princesse douairière et Mme de Longueville sa fille avaient provoqué en elle, il y avait sept ans. Son plan fut rapidement dressé : elle réunirait, nous explique la duchesse de Nemours, les frondeurs de la vieille Fronde avec ceux de la Fronde parlementaire et tous ensemble demanderaient à la Cour l'arrestation de Condé. Elle s'en ouvrit à Anne d'Autriche. Prudemment, raconte Monglat, parlant des difficultés au milieu desquelles la régente se débattait, elle insista sur les mauvais services que rendait le prince ; elle offrait l'amitié et le dévouement de ses amis. La reine, reconnaît Mme de Motteville, étoit tellement lasse de la fierté du prince de Condé, qu'elle penchoit plus du côté des frondeurs, lesquels la duchesse de Chevreuse disposoit à la servir. Mazarin, de son côté, écrivait dans ses carnets le l6 octobre 1649 : Mme de Chevreuse, par deux fois, m'a fait entretenir, n'oubliant rien, premièrement pour m'fe faire connaître que c'étoit un coup sûr (l'arrestation de Condé) et après, pour me persuader que c'étoit un moyen infaillible pour rétablir l'autorité du roi à Paris et dans toutes les provinces. La paix, expliquoit la duchesse, suivroit sans aucun doute : (elle disait) que je me pour-rois venger de Monsieur le prince qui m'avoit offensé de gaieté de cœur, qui, si on ne prenoit un prompt remède à mettre quelque obstacle à son élévation, bientôt seroit maître de tout ; que Monsieur le prince n'étoit pas ce qu'on croyoit ; qu'il étoit fort parmi les faibles, mais très faible parmi les forts ; que la noblesse et les princes étoient outrés contre lui. Enfin la dite dame me répondoit de tout le parti, de M. de Beaufort, de Bellièvre, du coadjuteur, Noirmoutier, et entièrement. En retour, la duchesse ne demandait que d'être bien traitée de la reine. Mazarin se borna à répondre quelques phrases vagues.

Mais l'idée faisait son chemin. Anne d'Autriche constatait que l'arrestation de Condé devenait indispensable. Mme de Chevreuse exultait. Elle prenait enfin dans les affaires l'influence qu'elle avait rêvée ! Elle se voyoit en état, dit Mme de Motteville, de faire revivre les anciens désirs qu'elle avait conçus au commencement de la régence de gouverner la reine ! La question, pour le gouvernement, était d'avoir la foule et d'éviter les troubles de la rue. Gondi, sur ce point, était-il capable de tranquilliser la régente ? Anne d'Autriche se décida à voir le coadjuteur au Palais-Royal. Le 1er janvier 1650, Mazarin, causant avec Mme de Chevreuse chez la reine, fit les premiers pas ; la reine confirma ; elle avait même rédigé un billet où elle disait : Je ne puis croire, nonobstant le passé et le présent, que monsieur le coadjuteur ne soit à moi : je le prie que je le puisse voir sans que personne le sache que Mme et Mlle de Chevreuse : ce nom sera sa sûreté. Gondi avait accepté. L'entrevue eut lieu à minuit, dans l'oratoire de la reine où le coadjuteur avait été conduit secrètement par un portemanteau de la souveraine. Anne d'Autriche se répandit en plaintes contre Condé ; Mazarin joignit ses instances : le coadjuteur protesta de son dévouement.

Mais, cette fois, il faudrait des récompenses. Mme de Chevreuse réclamait pour Gondi le cardinalat, pour Laigue la charge de capitaine des gardes du duc d'Anjou, frère de Louis XIV, pour Noirmoutier un duché et le gouvernement de Charleville ; pour Vendôme et leurs amis des dédommagements. Il est probable qu'il fut aussi question du retour de Châteauneuf aux affaires : la réponse ne fut pas défavorable.

D'autres conférences eurent lieu. Mme de Chevreuse y assistait. Elle y amenait Laigue et Noirmoutier. Les propositions de la duchesse étaient acceptées : en retour, le gouvernement parlait de faire arrêter en même temps que Condé, Conti et Longueville. On fut d'accord. Mazarin hésita encore cinq ou six jours, puis, le 18 janvier 1650, les trois princes étant venus au Conseil, Guitaut, capitaine des gardes, arrêtait Condé, Comminges, lieutenant des gardes, Conti, et Cressi, enseigne, M. de Longueville : des gendarmes et dés chevau-légers menaient les trois prisonniers au château de Vincennes. Personne n'avait bougé.

Ce fut une journée de triomphe à l'hôtel de Chevreuse ! Pendant l'arrestation, écrit Guy Joly, le coadjuteur étoit à l'hôtel de Chevreuse avec le duc de Beaufort qui y avoit dîné : la porte de la maison étoit fermée, avec défense de laisser entrer qui que ce fût. Brillet, l'écuyer de Beaufort, vint apporter la nouvelle : on écrivit de tous côtés afin de l'annoncer.

Ainsi l'alliance avec Mazarin avait réussi. C'était maintenant, entre le cardinal et Mme de Chevreuse, un échange empressé de prévenances, d'amabilités, d'offres de service. Mme de Chevreuse donnait son opinion sur les affaires : on l'écoutait ; elle recommandait ; on tenait compte de ses avis. Le cas échéant, les secrétaires d'État venaient même chez elle recevoir ses communications. Hier après dîner, écrivait Le Tellier à Mazarin, le 14 juillet, Mme de Chevreuse me fit prier de passer chez elle : je m'y rendis et elle me dit que le député de Provence l'avoit été voir, qu'il y avoit beaucoup de mal en ce pays-là et qu'il estoit fort à craindre qu'on n'y reprît les armes. Je fis remarquer à Mme de Chevreuse que ce n'estoit pas chose qui dût vraisemblablement avoir mauvaise suite. En me séparant d'avec elle, elle me pria d'envoyer à Votre Éminence le mémoire ci-joint afin qu'il lui plût s'employer auprès de la reine pour lui faire obtenir la confiscation de personnes qui y sont nommées. Dans ses lettres, Mazarin multipliait les formules de considération, de fidélité, de dévouement.

Et Mme de Chevreuse profitait de sa faveur. Elle quémandait : pour elle, elle sollicitait le montant de la rançon du prince de Ligne qui avait été fait prisonnier dans une bataille, soit 150.000 florins, 300.000 livres. Mazarin transmettait la requête à Anne d'Autriche qui accordait 80000 livres. Pour Laigue, elle réclamait, en même temps que certains honneurs chez le duc d'Orléans, une pension de 10.000 livres et une somme de 5.000 livres. Surtout elle exigeait le retour de Châteauneuf au pouvoir. Après des tergiversations, le 1er mars, Anne d'Autriche et Mazarin cédaient : les sceaux réclamés au chancelier Séguier étaient donnés à l'ami de la duchesse. Châteauneuf avait soixante-dix ans, mais, disait Retz, sa santé forte et vigoureuse, sa dépense splendide, son désintéressement parfait en tout ce qui ne passoit pas le médiocre, son humeur brusque et féroce qui paraissoit franche, suppléoient à son âge et faisoient que l'on ne le regardoit pas encore comme un homme hors œuvre. Jamais l'autorité de Mme de Chevreuse n'avait paru plus efficace et son entente avec Mazarin plus étroite !

Étaient-ils sincères l'un et l'autre ? Au fond, le cardinal ne redoutait-il pas la duplicité de son alliée nouvelle ? Connaissant l'ambition de Gondi, ne s'attendait-il pas à être trahi par lui ? Dès le 26 juin, Le Tellier écrivait en effet au cardinal : Ce soir, j'ai vu un homme de qualité lequel doit assurément savoir les nouvelles, qui m'a dit avoir appris certainement que M. le coadjuteur et Mme de Chevreuse ont résolu de s'employer fortement pour éloigner Votre Éminence des affaires : que Mme de Chevreuse en a fait la proposition à Monsieur et l'a fort pressé de s'y employer ; mais que Son Altesse royale ne s'y est pas engagée : que M. de Châteauneuf a connaissance de cette cabale et toutefois qu'il agit comme s'il ne l'approuvoit pas. Mazarin s'attendait si bien — et avec raison — à être trahi que désormais il allait s'employer à séparer le coadjuteur de Mme de Chevreuse. Au moins Gondi avait-il un motif de se retourner contre le ministre, c'est qu'il le savait énergiquement décidé à empêcher sa nomination au cardinalat.

De bonne heure, le coadjuteur avait eu des soupçons à ce sujet. Il s'en était ouvert à Mme de Chevreuse qui avait transmis ces doutes à Le Tellier : Sur le point de votre mémoire, concernant la pensée de M. le coadjuteur d'être cardinal, répondait à Le Tellier Colbert, secrétaire et intendant de Mazarin, Son Éminence a été étonnée et m'a chargé ensuite de vous dire qu'il n'y a aucune raison qui le puisse porter à accorder au coadjuteur ce qu'il demande. Colbert ajoutait qu'il fallait sans retard s'occuper de séparer la duchesse du coadjuteur : que Le Tellier vît Mme de Chevreuse, qu'il sondât ses intentions autant qu'il pourroit, et sût s'il y avoit de la sincérité aux protestations d'amitié qu'elle répétoit si souvent, et, à cette proposition, se découvrît à elle et lui parlât avec confiance : Son Éminence ne pouvoit accorder [au coadjuteur] ce qu'il demandoit ; il avoit carte blanche [de la reine] pour lui offrir tout ce qu'il pourroit souhaiter hors cela. Il étoit plus convenable et plus avantageux, pour Mme de Chevreuse, de se joindre à la reine et de se mettre entièrement dans les intérêts de Son Éminence ou pour divertir ce dessein de l'esprit du coadjuteur. Mme de Chevreuse répondit à ces ouvertures d'une façon ambiguë. Colbert insista. Il fallait, disait-il, forcer la duchesse à se prononcer entre le coadjuteur et le ministre. Si la dite dame, expliquait-il, détournoit cette proposition. Son Éminence [Mazarin] se tenoit pour dit qu'elle agissoit pour faire que M. le coadjuteur eût sa place. C'était aller un peu vite. Mazarin se trompait en croyant tenir à ce point Mme de Chevreuse. Quelque temps après, en septembre 1650, M. de Boislève informait le ministre que la duchesse travaillait décidément à le renverser et à faire nommer cette fois principal ministre Châteauneuf. Elle en avait parlé à Retz qui, il est vrai, étonné, avait protesté, entendant ne pas jouer en second. Au même moment, la duchesse multipliait auprès de Mazarin ses protestations de fidélité et d'attachement : sa duplicité éclatait !

Alors le ministre répondit par un jeu aussi double : il fit mander par Colbert qu'il fallait d'une part discréditer le coadjuteur et ses amis, et, d'autre part, continuer les efforts pour gagner Mme de Chevreuse en la séparant du coadjuteur : On pourroit, écrivait Colbert, convenir de tout avec elle, l'assurant d'un entier repos, des bonnes grâces de la reine au dernier point, et d'avantages plus solides, cela s'exécutant : on pourroit même lui parler de quelque mariage pour sa fille que l'on feroit réussir par des grâces que la reine pourroit faire. Mme de Chevreuse répliqua en multipliant les témoignages de reconnaissance. Pour mieux entrer dans les voies du ministre, elle disait même du mal de Retz, l'accusait. Mais, en même temps, elle se mettait à réclamer avec insistance le cardinalat pour lui. Elle prenait sa défense ; elle expliquait à Le Tellier que le coadjuteur avait subi des injustices, qu'il les avait ressenties vivement. Or, affirmait-elle, Gondi était fort ; le parti des princes lui faisait des avances qu'il pourrait bien finir par accepter. En novembre, la cour étant revenue à Paris d'un long voyage à travers la France, et Mme de Chevreuse ayant repris son plaidoyer, pour le coadjuteur, auprès d'Anne d'Autriche, assurant que la conduite de Gondi était un tissu de services considérables, répétant qu'on avait commis des injustices à son égard, qu'on le méprisait, la régente, impatiente, avait fini par se fâcher tandis que Mazarin éludait. Gondi déclara à Le Tellier qu'on le réduisoit, malgré lui, dans une condition où il ne pouvoit plus être que chef de parti ou cardinal. C'était une menace.

Les plans de Mazarin, maintenant, ne se réalisaient donc plus. Il n'avait pas obtenu le concours de Mme de Chevreuse sur lequel il comptait ; il ne l'avait pas séparée du coadjuteur. L'ambassadeur Morosini écrivait à son gouvernement que le ministre n'avait aucune confiance dans la duchesse. Déjà, en avril, Anne d'Autriche avoit témoigné beaucoup d'aigreur contre Mme de Chevreuse, qu'elle accusoit de jouer tout le monde trop manifestement, écrivait Colbert à Le Tellier. Mazarin, désabusé, prenait à présent ombrage de toutes les fréquentations de Mme de Chevreuse : il adressait des observations à Lionne, secrétaire d'Anne d'Autriche, parce qu'il voyait trop souvent la duchesse. Il s'inquiétait de la sympathie que témoignait pour elle le duc d'Orléans. Alors Mme de Chevreuse poussa directement une pointe contre le cardinal devant la reine. Causant un jour avec Anne d'Autriche, écrit Monglat, elle se hasarda à lui dire ce que le public répétait de Mazarin ; elle avoua être étonnée de la haine qu'on éprouvait pour le cardinal ; on critiquait tout ce que le ministre faisait ; comme amie du cardinal, elle se désolait de cet état de l'opinion ; l'aversion publique était telle, que, quoi qu'il arrivât, on n'aimerait jamais Mazarin et sans doute ajoutait-elle, que la reine, voyant se multiplier les difficultés, finirait quelque jour par être obligée de se séparer de lui. L'insinuation était claire. Anne d'Autriche le prit très mal. Elle rapporta le propos à Mazarin, qui, continue Monglat, fut si surpris qu'il jeta de colère sa calotte contre terre, connaissant bien que la duchesse le trompoit ! La situation était mûre pour une rupture ouverte.

Mme de Chevreuse y songeait. Ses affirmations au sujet de la puissance croissante du parti des princes emprisonnés à Vincennes n'étaient pas un mensonge. Il était vrai que des confidents de Condé avait sondé le coadjuteur. Par précaution, Mazarin avait alors transféré les princes de Vincennes à Marcoussis à la fin d'août et de Marcoussis au Havre en novembre. Ces opérations n'avaient pu se faire sans de vives oppositions et des difficultés auxquelles le coadjuteur avait été mêlé. Devant l'impopularité du cardinal, le parti des princes se fortifiait : son intérêt était de gagner à lui le plus d'alliés possibles. C'est à ce moment que germa dans l'esprit de deux femmes le projet de réconcilier Mme de Chevreuse avec Condé, de l'attacher à celui-ci en lui offrant pour sa fille, en mariage, le prince de Conti, le tout pour aboutir à une campagne commune contre Mazarin.

Ces deux femmes étaient : la princesse Palatine, Anne, fille de Charles Ier de Gonzague, duc de Nevers et de Mantoue, mariée au prince Palatin et qui vivait à Paris ; l'autre, Mme de Rhodes, nièce de Mme de Chevreuse. Guy Joly raconte que l'idée arrêtée entre elles, elles vinrent en parler rue Saint-Thomas du Louvre. Mlle de Chevreuse, séduite par le projet de mariage avec Conti, acceptait avec empressement. Laigue et Noirmoutier étaient défavorables ; ils redoutaient le caractère altier de Condé et ses vengeances. Au premier abord, Mme de Chevreuse fut un peu hésitante : elle se sentait partagée entre le désir de cette brillante union et ses vieilles rancunes contre les princes. On poursuivit la négociation. Gondi consentait. Ensemble, Mlle de Chevreuse, le coadjuteur et Mme de Rhodes agirent sur la duchesse ; Mlle de Chevreuse faisoit honte à sa mère, dit Retz, du balancement qu'elle témoignoit pour son établissement. Ils finirent par l'emporter. Un traité serait signé ; Conti épouserait Mlle de Chevreuse ; le mariage entraînerait l'union avec les princes. Ce n'était pas que Conti, le mari proposé à Mlle de Chevreuse, fut bien séduisant : il étoit mal composé, dit Mme de Motteville, mais le grand dessein qu'on s'étoit imaginé sur cette liaison, ajoute-t-elle, faisoit que l'affaire étant tournée par le beau côté qu'on pouvoit lui donner, devenoit à Mme de Chevreuse une chose d'une grande conséquence. La duchesse suivit. Mazarin ignorait ce qui se tramait. Les événements allaient se précipiter avec une dramatique complication.

Discutant en présence des envoyés des princes les clauses du traité qu'on élaborait, Mme de Chevreuse avait hardiment posé ses conditions : Mazarin serait chassé, disait-elle, Châteauneuf mis à sa place comme principal ministre ; le prince de Conti, qui devait épouser sa fille, aurait le gouvernement de la Provence ; Condé celui de la Guyenne ; Gondi serait fait cardinal. Elle réglait souverainement les affaires. Que ne pouvait-elle espérer ? C'était l'union de toutes les Frondes qui se préparait ; le duc d'Orléans était complice ; la cour allait se trouver à la merci des conjurés et Mazarin obligé de capituler !

Enfin mis au courant, le cardinal fut décontenancé ! Cette fois la partie était sérieuse. Il essaya de négocier, d'abord avec le duc d'Orléans, mais le prince, guidé par Mme de Chevreuse et le coadjuteur, posait comme condition que le mariage Chevreuse-Conti fût tout d'abord approuvé de la reine et les princes relâchés. Entre temps, tellement était extraordinaire l'esprit d'intrigue et de fausseté de tout ce monde, la Palatine, sous main, proposait à Mazarin de traiter directement avec les princes ! On voit dans ses carnets que le cardinal, désempare devant tant de complications, demeurait perplexe, attendant, cherchant ; cette incertitude le perdit.

Ses ennemis, le voyant irrésolu, achevèrent leur union. Le projet de traité fut dressé, le 30 janvier 1651, et signé dans l'hôtel de la princesse Palatine. Les conditions de Mme de Chevreuse étaient acceptées ; la liberté serait rendue aux princes, le cardinal renvoyé, le duc d'Orléans aurait voix prépondérante dans le gouvernement pour le choix des membres du Conseil. Des contrats particuliers garantissaient les intérêts divers des participants : le duc d'Enghien, fils de Condé, épouserait une des filles de Gaston ; Conti, Mlle de Chevreuse ; la duchesse de Montbazon et les siens auraient de l'argent ; Châteauneuf serait nommé principal ministre ; Paul de Gondi cardinal. Au nom des princes absents stipulait la princesse Palatine : Nous, princesse Palatine, promettons, au nom et en vertu du pouvoir que nous avons de MM. les princes et de Mme de Longueville, et engageons la foi et l'honneur de M. le prince de Conti que, sitôt qu'il sera remis en liberté, il passera les articles qui seront trouvés raisonnables entre lui et Mlle de Chevreuse et l'épousera en face de notre mère Sainte Église.

Sur quoi les conjurés agirent avec décision. Le coadjuteur fit demander au Parlement, par Gaston, la mise en liberté immédiate des princes. C'était audacieux. Il y eut une scène vive, au Palais Royal, entre Mazarin et le duc d'Orléans : à la suite, Gaston refusa de retourner à la cour. Le 4 février, sur la requête de Monsieur, le Parlement demandait la destitution de Mazarin, puis, les bourgeois de Paris, commandés par Gaston, à titre de lieutenant général du royaume, prenaient les armes, barraient les rues, occupaient les portes : la situation devenait critique.

Désarmé, menacé d'être pris, Mazarin se vit contraint de céder et de fuir : dans la nuit du 6 au 7 février 1651, après une longue conversation avec Anne d'Autriche dans laquelle il avait convenu de tout ce qu'il faudrait faire, il partait précipitamment. Le 9, le Parlement rendait un arrêt aux termes duquel le cardinal était expulsé du royaume et la liberté des princes exigée de la régente. Anne d'Autriche se trouvait débordée. Elle voulut fuir à son tour avec le roi ; Châteauneuf prévint à temps Mme de Chevreuse qui se hâta d'avertir le duc d'Orléans et le coadjuteur : aussitôt les bourgeois armés entourèrent le Palais Royal ; la reine était prisonnière et le gouvernement vaincu ; le 10, la cour capitulait et la reine signait l'ordre de mise en liberté des princes.

Alors Mazarin, qui attendait les événements à Lillebonne, en Normandie, profitant des circonstances, courait au Havre, entrait dans la citadelle, botté, en costume de voyage, annonçait lui-même aux princes qu'ils étaient libres et, leur demandant en retour leur amitié, ouvrait les portes. Les princes, trompés, promirent. Mazarin parla longtemps ; il mit Condé en garde contre ses ennemis, l'éclaira sur la duplicité des uns et des autres ; Condé l'assura de son dévouement. Cela fait, Mazarin gagna Dieppe, Doullens, Péronne, Bar-le-Duc et, passant la frontière, se réfugia à Cologne. En relâchant les princes il savait bien ce qu'il faisait : il les avait jetés au milieu des frondeurs pour que tous les alliés se brouillassent entre eux !

Au dire de Mme de Motteville, ce serait Mme de Chevreuse qui aurait conseillé à Mazarin et à la régente le départ du cardinal, au moins pour quelque temps, afin, disait-elle, de laisser passer l'orage : la duchesse promettoit à la reine qu'elle travailleroit à le raccommoder avec le duc d'Orléans et qu'ensuite il seroit facile d'engager ce prince à consentir à son retour. Peut-être, ajoute Mme de Motteville, l'auroit-elle fait pour y chercher le plaisir de l'intrigue et de la nouveauté. Par contre, la duchesse de Nemours estime que Mme de Chevreuse avoit toujours soutenu dans le conseil de la Fronde qu'il n'y avoit qu'à éloigner le cardinal de la reine et que le connoissant comme elle faisoit, elle étoit assurée que sitôt que Sa Majesté ne le verroit plus, elle l'oublieroit. Pour Retz, enfin, c'est Mme de Chevreuse qui, aidée de Châteauneuf, a provoqué la fuite du cardinal : Grand coup de politique, juge-t-il, ménagé par Mme de Chevreuse et par le garde des sceaux afin de perdre le cardinal par lui-même ! S'ils avaient eu des illusions au sujet de la fidélité de la duchesse, Mazarin et Anne d'Autriche savaient maintenant à quoi s'en tenir.

Du château de Brühl, près de Cologne, où il s'était retiré, Mazarin exhala sa colère contre Mme de Chevreuse. Elle a mis tout en pièces, disait-il dans une lettre d'avril 1651, et tout en œuvre, pour débaucher les uns et les autres contre le service du roi, pour surprendre des places, pour faire soulever les Huguenots, pour les établir (avec l'aide d'Espagne), à la Rochelle ; elle a toujours été pensionnaire des Espagnols qui lui payoient les services qu'elle leur rendoit ! Elle a fait tout son possible pour l'avantage des Espagnols et du duc de Lorraine aux dépens de la France, pour perdre la reine et renverser l'État !

Mais si Mme de Chevreuse avait abouti, si ses intrigues avaient ainsi amené le départ du cardinal et le triomphe des frondeurs ; si elle-même gagnait à l'aventure un brillant mariage pour sa fille, la suite n'allait pas répondre à d'aussi brillantes prémisses !

 

Le prince de Condé, — le grand Condé — qui sortait de prison, avait alors trente ans. C'était un homme hautain et peu scrupuleux. A peine arrivé à Paris, il alla voir Mme de Chevreuse : il savait ce que la princesse Palatine avait stipulé pour lui et comme quoi il était engagé au mariage du prince de Conti son frère. L'entrevue fut cordiale. La duchesse de Nemours raconte que le prince remercia Mme de Chevreuse de ce qu'elle avait fait, l'assurant que c'était à elle qu'il devait sa liberté ; conformément à la parole qui avait été donnée, il lui demandait la main de sa fille pour Conti ; Conti était présent. Mme de Chevreuse répondit qu'elle tenait cette démarche à grand honneur pour elle et sa famille, mais que des engagements pris dans une prison pouvant ne pas paraître libres, elle désirait que le prince reprît sa parole et agît ensuite en toute sincérité. Condé répondit qu'il maintenait sa demande. Mme de Chevreuse accepta. Conti prit sans tarder son rôle de soupirant.

On commença, séance tenante, les préparatifs du mariage. L'hôtel de Chevreuse fut garni de tapisseries qui avaient appartenu à Mazarin : On me donne avis de Paris, mandait le cardinal le 1er avril, que l'on pare superbement l'hôtel de Chevreuse pour la solennité du mariage et que l'on y a tendu trois tapisseries qui sont à moi, à savoir : le Scipion, celle de Paris y et une de verdure relevée d'or qui font partie de celles qui étaient en gages entre les mains d'Herwart. Pour tranquilliser Mazarin, Colbert lui apprenait que la duchesse et Laigue avaient acheté ces tapisseries 300.000 livres de plus qu'elles ne valaient. Sur ces entrefaites arriva à Paris, de Stenay où elle était allée arranger des affaires, Mme de Longueville, la fière et ardente sœur de Condé.

Mme de Chevreuse alla la voir la première. Au cours de la conversation, Mme de Longueville ne fit aucune allusion au mariage de Conti. Ce silence était de mauvais augure. En effet, Mme de Longueville revenait à Paris décidée à rompre à tout prix le projet. Elle avait gardé contre Mme de Chevreuse sa vieille haine d'autrefois. Elle ne pouvait pas oublier que c'était chez Mme de Chevreuse, où on avait tant détesté les siens, que quelques années auparavant avait été complotée et résolue l'arrestation des princes de sa famille. Elle ne pouvait se faire à l'idée que Châteauneuf, le meurtrier du duc Henry de Montmorency, son oncle, fût récompensé de son crime par des grandeurs. Puis, devenue princesse de Conti, Mlle de Chevreuse n'aurait-elle pas la préséance sur elle à la cour ? Chez les Condé eux-mêmes, Mme de Longueville ne devrait-elle pas s'effacer devant une princesse plus jeune, plus entourée, et celle-ci ne finirait-elle pas par la supplanter auprès du prince sur lequel elle avait encore tant de crédit ?

Elle se décida à agir sans tarder. Elle commença par émettre publiquement des doutes au sujet de la moralité de Mlle de Chevreuse ; elle répéta ouvertement que la fiancée de Conti était la maîtresse du coadjuteur, qu'elle avait eu des amants. Tout le monde s'attendait à cette objection : Je ne puis comprendre, écrivait Mazarin à Lionne le 21 mars 1651, comment Mme de Longueville et La Rochefoucauld qui possèdent entièrement l'esprit de M. le prince de Condé seroient capables de donner jamais la main [à ce mariage]. Comme c'est une chose assez publique dans Paris, il est impossible que les personnes intéressées à dégoûter le prince de Conti ne sachent pas que le coadjuteur voit tous les soirs en particulier Mlle de Chevreuse et qu'il est en meilleure intelligence avec elle que ne le devroit souhaiter une personne qui la va épouser.

D'autre part, dès la première heure, Anne d'Autriche avait manifesté une vive opposition contre le projet. Mazarin, par ses lettres, la confirmait dans ce sentiment. Le gouvernement était unanime à penser de même. On expliquait à Condé, instruit des impressions de la cour, les dangers que faisait courir à sa maison Mme de Chevreuse, une femme de ce caractère et de cet esprit, dont chacun connaissait la dangereuse habileté et toute la conduite ! Les ministres insistaient. Lionne et Servien s'entremettaient ; la régente faisait même des avances, offrant à Condé des gouvernements. Sous la pression de Mme de Longueville, le prince prêta l'oreille à ces suggestions. Dès le début d'avril, il était décidé à rompre le mariage : c'était la brouille des deux frondes et le rapprochement des princes avec Anne d'Autriche qui se préparait.

Sur les conseils de Mazarin, écrivant de Brühl, le gouvernement essaya de profiter de la situation. Par un coup de main, il mesurerait le degré de sa puissance. Ce coup était de chasser Châteauneuf : le 3 avril, Brienne réclamait les sceaux à l'ami de Mme de Chevreuse. On annonça la nouvelle à la duchesse et à sa fille en ajoutant qu'il était question de les exiler toutes deux. Les deux femmes, dit Guy Joly, passèrent une nuit sans se déshabiller, ayant leurs bijoux dans une cassette que Mlle de Chevreuse tenoit sous son bras. Le coadjuteur et quelques-uns des frondeurs demeurèrent aussi toute la nuit à l'hôtel de Chevreuse, prenant des mesures pour se venger dans les occasions, mais la lettre de cachet n'étant point venue, chacun se retira chez soi avec un peu moins de crainte.

Le lendemain, tous se retrouvaient chez le duc d'Orléans au Luxembourg. Ils étaient excités au plus haut point. Ils agitèrent des partis extrêmes : il fut question de soulever le peuple, de marcher sur le Palais Royal, de tuer le nouveau garde des sceaux, de jeter les ministres par les fenêtres et d'enlever le roi. Ces exagérations étaient le signe d'une faiblesse virtuelle. Le prince de Condé ne suivait pas. Depuis le début d'avril, il cessait de venir à l'hôtel de la rue Saint-Thomas du Louvre. Quelque degré de parenté ayant été découvert entre Conti et Mlle de Chevreuse, une dispense de Rome avait été jugée nécessaire : on attendait cette dispense ; le mariage avait été ajourné. Mme de Chevreuse commençait à s'inquiéter. Conti, à qui Condé avait répété tout ce qu'on disait des mœurs de Mlle de Chevreuse, espaçait maintenant ses visites rue Saint-Thomas du Louvre. Condé était décidé à reprendre sa parole ; restait à trouver le moyen ; Anne d'Autriche le suggéra : comme chef de la famille, le roi interdirait à Conti le mariage ; le procédé fut accepté.

Le 15 avril au matin, Anne d'Autriche, au nom de Louis XIV, fit connaître à Condé le désir qu'elle avait de le voir renoncer au projet d'union convenu : Ce mariage, disait-elle, n'étoit nullement de saison. Les princes s'inclinèrent. Il fallait notifier la décision à Mme de Chevreuse. Le président de Viole fut chargé de ce soin. Retz conte la scène à laquelle il assista. Viole parut à l'hôtel de Chevreuse ; il semblait embarrassé. Il protesta, en expliquant à demi l'objet de sa visite, que l'affaire n'étoit que différée sans être rompue, que les princes éprouvaient un grand déplaisir et qu'ils espéraient, avec le temps, obtenir de la reine l'agrément qu'elle refusait à ce moment. Mme de Chevreuse, qui s'attendait à la nouvelle, répondit avec calme et courtoisie : sa fille qui s'habilloit auprès du feu, se mit à rire !

Cinq jours après, le 20 avril, Mme de Chevreuse, hors d'elle, écrivait à Noirmoutier alors à Charleville, dont il était gouverneur, de prévenir immédiatement Mazarin, qu'après l'humiliation qu'on venait de lui faire subir, elle était tout à la disposition du cardinal. Mazarin mandait à Lionne, au reçu de cette lettre : J'ai reconnu que tout ce que Mme de Chevreuse et tous ces gens-là pourront faire imaginablement pour se venger de M. le Prince, ils le feront. Le cardinal conseilla à la reine d'opposer les deux partis l'un à l'autre, d'empêcher leur réconciliation et d'attendre.

Alors les frondeurs, à l'instigation de Mme de Chevreuse et du coadjuteur, se mirent en campagne. Ils décrièrent Condé, le représentant comme un homme sans foi, sans conscience, sans honneur : le populaire suivait. On répandait contre les princes toutes sortes de calomnies. Suivant Guy Joly, Mme de Chevreuse serait allée jusqu'à demander à Mazarin une nouvelle arrestation du prince. De la cour on répondait en posant comme condition préalable le retour à Paris du cardinal ; des négociations s'engageaient ; il s'agissait pour le gouvernement d'user les partis. En mai et juin, Mme de Chevreuse et le coadjuteur virent plusieurs fois Anne d'Autriche ; la duchesse apportait à se venger une âpreté ardente réclamant l'arrestation de Condé même dans la rue, au risque de le tuer. La reine semblait acquiescer. Averti par des intermédiaires des périls dont il était menacé, Condé, le 6 juillet, quitta Paris et s'enfuit brusquement à Saint-Maur : la place était libre.

Alors la reine conclut un arrangement avec les frondeurs : Gondi aurait le cardinalat si souvent promis ; Mlle de Chevreuse épouserait un neveu de Mazarin qui aurait le duché de Rethelois et des gouvernements ; les frondeurs acceptaient le retour de Mazarin.

Sur quoi, le 7 septembre 1651, Louis XIV était proclamé majeur ! Cet événement, en apparence tout formaliste, considérable en fait, fortifiait singulièrement le pouvoir et permettait de hâter la rentrée de Mazarin. Condé, décidément révolté, organisait la résistance en province, levait des troupes, commençait la guerre. Mazarin, sur l'ordre du roi, se rapprocha de la frontière. Il s'avançait doucement pendant qu'on se battait en Saintonge contre Condé. Après des péripéties diverses, des résistances violentes du Parlement, il arrivait à Sedan le 24 décembre, de là, rejoignait la cour à Poitiers, le 29 janvier 1652 ; Mme de Chevreuse se mettait à ses côtés : Je vis hier Mme de Chevreuse, écrivait le 21 janvier Pennacors au cardinal, elle me témoigna que vous deviez faire un état assuré d'elle et de ses amis et sa fille est dans les mêmes sentiments. Mazarin répondait par des sentiments pareils. Les deux personnages, de nouveau unis, s'assuraient réciproquement de leur fidélité. Dans la guerre contre Condé, durant l'année 1652, Mme de Chevreuse rendait des services au ministre : elle s'interposait en juin auprès du duc de Lorraine lequel arrivait avec 5 à 6.000 soldats au secours des princes ; elle le gagnait à la reine et lui faisait éloigner ses troupes.

Pour la peine, elle réclamait et obtenait en faveur de ses amis : Gondi, enfin, était nommé cardinal en février 1652 ; il recevait la barrette des mains de Louis XIV le 11 septembre suivant, à Compiègne ; Mlle de Chevreuse épouserait prochainement Mancini, le neveu de Mazarin. La duchesse était en faveur, une fois encore elle paraissait toute-puissante, que ne pouvait-elle espérer ? C'était le dernier éclat de sa vie politique. La majorité de Louis XIV avait changé la face des choses. Mme de Chevreuse terminait sur une scène brillante et heureuse !

Elle avait cinquante-deux ans ; elle était épaissie, fatiguée ; son entrain d'autrefois avait disparu. Le jeune roi grandissait qui déjà, par quelques mots brefs et impérieux, annonçait un maître de demain peu endurant. Des personnes comme Mme de Chevreuse n'avaient pas place dans le régime qui se préparait. Par surcroît, des humiliations et des peines cruelles avertissaient la duchesse que son temps était fini.

Au cours des événements qui avaient rempli l'année 1652 : campagne de Condé contre les troupes royales, combats de Bléneau et de la porte Saint-Antoine, second départ de Mazarin, rentrée du roi à Paris, Mme de Chevreuse, sauf l'épisode du duc de Lorraine, avait été tenue relativement à l'écart. Elle était en trop mauvais termes avec le prince de Condé pour qu'on pût redouter qu'elle s'entendît avec lui : ne la craignant plus, à la cour, on la négligeait. Vers la fin d'avril, des négociations avaient eu lieu entre Mazarin et Condé ; Mme de Chevreuse et les siens avaient été laissés de côté : Nous sommes f... ! s'était écrié, le 27, le cardinal de Retz parlant à un de ses amis qu'il rencontrait ; l'accommodement est fait et sans nous, car ni Mme de Chevreuse, ni M. de Châteauneuf, ni moi n'y avons eu aucune part ! La duchesse de Chevreuse, ajoute Conrart, ayant demandé un passeport du roi pour aller à Saint-Germain, où était la cour, on le lui avait refusé, ce qui confirmoit la pensée que l'accord étoit conclu secrètement. L'accord n'était pas conclu ; il n'était pas près de l'être, mais ces circonstances témoignaient que Mme de Chevreuse ne comptait pas autant qu'elle se l'imaginait : elle en fut très affectée.

Là-dessus, le 7 novembre, au matin, après quelques heures à peine de maladie, Mlle de Chevreuse, Charlotte, sa fille, expirait brusquement entre ses bras ! Ce fut un coup affreux ! Cette mort surprit tout le monde, écrivait Guy Joly ; on remarqua que son visage et son corps devinrent tout noirs, de sorte que le bruit courut que c'étoit un effet du poison qu'elle avoit pris elle-même ou que madame sa mère lui avoit donné pour des raisons secrètes, insinuations inadmissibles ! Mme de Chevreuse éprouva une profonde douleur ! Sa fille était pour elle une amie, un conseil. Caustique, ardente, pleine d'élan et d'entrain, Charlotte de Chevreuse, qui par tant de côtés ressemblait à sa mère, avait partagé toutes les passions de la duchesse. Celle-ci se retrouvait en sa fille ; elle fut accablée ! Cette peine, jointe aux autres, acheva de la décourager : elle prit la résolution de renoncer au monde et de vivre désormais loin de la cour.

Déjà, en avril de cette année 1652, elle y avait pensé. Se voyant assez hors d'œuvre à Paris, écrivait Retz, elle avoit pris le parti d'en sortir et de s'en aller à Dampierre. Il était difficile qu'elle renonçât si vite à l'action et en octobre elle était revenue, cherchant à reprendre contact. Laigue était allé faire des visites. Le résultat n'avait pas été celui qu'attendait la duchesse : Elle n'avoit pas trouvé à la cour, ajoute Retz, ni la considération, ni la confiance qu'elle en avoit espéré. La mort de sa fille la détermina. Lassée, déprimée, Mme de Chevreuse quitta Paris et se rendit à Dampierre.