LA DUCHESSE DE CHEVREUSE

 

CHAPITRE VIII. — MORT DE LOUIS XIII. RENTRÉE DE MADAME DE CHEVREUSE.

 

 

DU vivant de Richelieu, à mesure que Louis XIII, usé par la maladie, s'affaiblissait davantage, les contemporains semblaient de plus en plus persuadés que le prince, prisonnier du cardinal, n'était qu'un jouet entre les mains de son ministre. L'attitude du roi, le lendemain de la mort de Richelieu, eût pu les détromper !

Le cardinal disparu, Louis XIII fut fort surpris lorsqu'affluèrent à Saint-Germain quantité de solliciteurs convaincus que tout était changé dans le royaume, que les amis de Richelieu allaient être renvoyés, de nouveaux ministres appelés aux affaires, les bannis graciés, les détenus élargis et les victimes du régime précédent remis en leurs honneurs et dignités. Le roi s'irrita. Il connaissait bien la thèse qui depuis si longtemps le représentait comme un souverain fainéant, conduit par un maire du palais absolu. On l'avait assez imprimée dans les libelles parus les quinze dernières années de son règne : son propre frère le lui avait écrit dans des lettres impertinentes rendues publiques au moment de leurs démêlés. Vingt fois, par des réponses directes ou indirectes, Louis XIII avait tâché d'affirmer le contraire ; ses dénégations étaient passées inaperçues.

Il commença par faire connaître à tout le royaume, au moyen de lettres adressées aux gouverneurs des provinces, que la mort du cardinal ne modifiait en rien la politique du gouvernement : les anciens collaborateurs du ministre demeuraient en place, ceux qui avaient été exilés continuaient de l'être : quant aux solliciteurs, le roi faisait savoir qu'il enverroit à la Bastille ceux qui auroient la hardiesse de lui parler des bannis, prisonniers et autres misérables ! Barradas, favori d'autrefois, qui pensait n'avoir été sacrifié qu'à l'antipathie de Richelieu, ayant fait supplier le prince d'être admis à rentrer au Louvre, Louis XIII répondit sèchement qu'il (Barradas) se tînt chez lui et qu'il le manderoit quand il auroit besoin de son service. Importuné même de la quantité de gens qui arrivaient, Louis XIII quitta Saint-Germain et se rendit à Versailles, où le protocole lui permettait d'être seul, loin de la cour et des intrigants. Goulas conclut : Tous ceux qui se présentèrent à dessein de servir leurs parents et amis persécutés sous le gouvernement passé ou de profiter de la mort de Son Éminence, se mécontentèrent extrêmement et les mêmes ministres demeurant et agissant par les mêmes maximes, il ne parut point que le cardinal de Richelieu fût mort et que la fortune pût brouiller et déconcerter les affaires de France.

Moins que personne, Mme de Chevreuse devait espérer faire fléchir la rigueur du roi. Elle connaissait l'animosité du prince à son égard, elle savait trop de combien d'éléments divers était formée cette animosité personnelle : elle aima mieux ne rien demander. Durant les derniers mois qui lui restaient à vivre, Louis XIII allait publiquement manifester contre elle son antipathie irréductible et sa colère.

A proportion même que la vie s'en allait en lui par une lente consomption, il semblait que sa pensée, toujours ferme et nette, prît sur le sujet de Mme de Chevreuse, comme une fixité hallucinante. Dans ses conversations avec Anne d'Autriche, Mazarin et le secrétaire d'État Chavigny, il parlait constamment de la duchesse : il en parlait avec chaleur, disant que la brouillerie, le désordre et le malheur ne pouvoient être séparés du lieu où la dite dame seroit et qu'elle avoit été fatale partout où elle avoit séjourné. Non seulement il n'admettait pas qu'on pût solliciter de lui la rentrée de Mme de Chevreuse, mais il s'appliquait à répéter que lorsqu'il serait mort, on ne devrait à aucun prix la laisser revenir. Il insistait. Nul mieux que lui, disait-il, ne savait quelles complications cette femme était capable de susciter : il fallait se garder d'elle comme de la peste. Rappelant ces recommandations dans une de ses lettres, Mazarin ajoutait mélancoliquement : Le feu roi étoit inspiré de Dieu pour le bien de ce royaume !

Et c'était en partie cette préoccupation qui rendait Louis XIII si perplexe au sujet de l'organisation de la future régence de son fils. S'il se refusait à laisser à Anne d'Autriche la pleine autorité de la régence, c'est qu'entre autre il appréhendait précisément que la duchesse ne reprît sur l'esprit de la reine l'influence d'autrefois, et qu'il prévoyait les conséquences politiques funestes que pouvait avoir l'autorité d'une créature dont il connaissait trop les intrigues avec les Espagnols : Il ne pouvoit se résoudre, écrit La Rochefoucauld, à déclarer la reine régente, l'ayant toujours soupçonnée d'avoir une liaison secrète avec les Espagnols et il ne doutoit pas qu'elle ne fût encore fomentée [cette liaison], par Mme de Chevreuse. Afin de faire prévaloir ses idées dans les conseils, Mme de Chevreuse réclamerait, sans aucun doute, le retour de Châteauneuf aux affaires ; dans la pensée de Louis XIII, la nécessité de tenir éloigné Châteauneuf se confondait avec celle de laisser en exil Mme de Chevreuse.

Aussi lorsque le 21 avril 1643, trois semaines avant sa mort, sentant la fin venir, il se décida à dresser la déclaration par laquelle, refusant à Anne d'Autriche la souveraine autorité de la régence, il fixait le Conseil appelé à gouverner l'État au nom de son fils Louis XIV mineur, il entendit que l'exclusion de Mme de Chevreuse du royaume et l'éloignement de Châteauneuf fussent formellement spécifiés. Comme notre dessein, disait-il, est de prévoir tous les sujets qui pourroient en quelque sorte troubler le bon établissement que nous faisons pour conserver le repos et la tranquillité de notre État, la connaissance que nous avons de la mauvaise conduite de la dame duchesse de Chevreuse et les artifices dont elle s'est servie jusqu'ici pour mettre la division dans notre royaume, les factions et les intelligences qu'elle entretient au dehors avec nos ennemis nous font juger à propos de lui défendre, comme nous lui défendons, l'entrée de notre royaume pendant la guerre ; voulons même qu'après la paix conclue et exécutée, elle ne puisse retourner dans notre royaume que par les ordres de la dite dame régente, avec l'avis du dit Conseil, à la charge néanmoins qu'elle ne pourra faire sa demeure ni être en aucun lieu proche de la cour et de la dite dame reine.

Et en ce qui concernait Châteauneuf : D'autant que pour de grandes raisons importantes au bien de notre service, nous avons été obligé de priver le sieur de Châteauneuf de la charge de garde des sceaux de France et de le faire conduire au château d'Angoulême où il a demeuré jusqu'à présent par nos ordres, nous voulons et entendons que le dit sieur de Châteauneuf demeure au même état qu'il est de présent au dit château d'Angoulême jusques après la paix conclue et exécutée, à la charge, néanmoins, qu'il ne pourra lors être mis en liberté que par l'ordre de la dite dame régente, avec l'avis du dit conseil qui ordonnera d'un lieu pour sa retraite dans le royaume, ou hors du royaume, ainsi qu'il sera jugé pour le mieux.

Mme de Motteville, dans ses Mémoires, et Mazarin, dans une de ses lettres, racontent comment, tandis qu'on lisait à Louis XIII le brouillon de cette déclaration, le prince, étendu sur son lit, écoutait, silencieux, les yeux clos. Lorsque le lecteur arriva au passage qui concernait Mme de Chevreuse, il s'anima et se releva le regard fiévreux ; puis quand le passage fut achevé, il s'exclama avec colère : Voilà le diable, cela ! voilà le diable ! Goulas ajoute que M. de Chevreuse qui se trouvait dans une pièce voisine, ayant été très ému du propos, Louis XIII lui envoya dire qu'il l'estimait beaucoup personnellement et rendoit témoignage qu'il l'avoit toujours bien servi !

Le 14 mai 1643, Louis XIII mourait.

Sur les conseils de Mazarin, Anne d'Autriche faisait casser le testament royal par le Parlement, s'attribuait la souveraine autorité de la régence qu'on avait voulu lui refuser et prenait la direction du royaume. A la séance solennelle où l'on proclama cette décision, le petit roi Louis XIV qui étoit à la bavette, étoit porté par le duc de Chevreuse, son grand chambellan. Était-ce un présage ? M. de Chevreuse était plein d'espoir. Si le nouveau gouvernement, pensait-il, avait fait si peu de cas des volontés du feu prince, sur un point auquel le défunt tenait le plus, à combien plus forte raison n'insisterait-il pas sur des prescriptions plus secondaires, telle que celle qui concernait l'exil de Mme de Chevreuse ! M. de Chevreuse se trompait !

Devenue régente, Anne d'Autriche n'avait pas pris sans effroi possession du pouvoir. Elle ne connaissait rien aux affaires ; par ailleurs elle avoit trop de défiance d'elle-même et de son humilité, écrit Mme de Motteville, pour n'être pas persuadée de son incapacité au gouvernement. Convaincu de cette incapacité, Louis XIII, mourant, lui avait instamment recommandé de ne pas se séparer du ministre qu'il lui laissait : Mazarin. Italien d'origine, remarqué par Richelieu et par le roi lui-même en raison de ses grandes qualités politiques, de son expérience approfondie des affaires et d'un sens très juste, Mazarin s'était donné à la France. Louis XIII, préoccupé de laisser après lui un homme d'État qui, au milieu des courtisans légers et frondeurs, avec une opinion publique mobile, réclamant inconsidérément la paix à tout prix, connût le but que la politique française poursuivait et le réalisât, avait fait Mazarin cardinal, ministre, l'avait initié à ses idées, avait exigé de lui qu'il fût parrain du futur Louis XIV, afin de contracter à l'égard du prince des devoirs de protection et d'assistance qui l'attacheraient mieux à lui et l'avait contraint à lui promettre qu'il n'abandonnerait jamais ni Anne d'Autriche ni Louis XIV. Mazarin avait promis. Ignorante et intimidée, Anne d'Autriche ne pouvait qu'accepter l'homme d'État qu'on lui recommandait : elle l'avait maintenu en place ; puis, appréciant à mesure, elle-même, ses aptitudes, elle devait le garder fidèlement près d'elle jusqu'à sa mort. Les contemporains et l'histoire ont été étonnés de cette fidélité. Ils ont tâché de l'expliquer en prétendant que les deux personnages étaient unis par une intrigue sentimentale et qu'ils avaient fini par s'épouser. La correspondance d'Anne d'Autriche et de Mazarin qui témoigne d'une amitié réciproque très vive et d'une entente étroite a paru confirmer cette explication qu'avaient mise en avant des pamphlétaires. En réalité, cette correspondance, quoique mystérieuse par endroits, n'est pas décisive. Le silence de ceux qui, amis et ennemis, ont approché la régente et son ministre fortifie le doute. Il n'y a pas encore de raison péremptoire de penser que Anne d'Autriche et Mazarin aient été liés par des sentiments autres qu'une affectueuse amitié et cette confiance réciproque que donne une parfaite entente née des obligations d'une collaboration quotidienne.

Or Mazarin, qui avait vécu de longs mois avec Louis XIII et Richelieu, savait l'antipathie du roi à l'égard de Mme de Chevreuse. On retrouvera sous sa plume, et combien plus justifiées par la suite, les mêmes récriminations contre la duchesse. Mme de Chevreuse ne pouvait pas compter sur les bonnes dispositions du nouveau ministre à son égard. Heureusement pour elle que Mazarin n'avait pas le caractère ferme de Richelieu ou inexorable de Louis XIII. Étranger, peu connu, manquant de prestige, au lieu de briser ses adversaires, comme son énergique prédécesseur, il devait tâcher de composer avec eux, de les réduire, de se montrer souple, accommodant. On l'a accusé de n'être pas brave : Retz écrivait : L'on voyoit sur les degrés du trône d'où l'âpre et redoutable Richelieu avoit foudroyé plutôt que gouverné les humains, un successeur doux, bénin, qui ne vouloit rien, qui étoit au désespoir que sa dignité ne lui permît pas de s'humilier autant qu'il l'eût souhaité devant tout le monde. Les ennemis du ministre allaient admirablement profiter de son manque d'énergie, et de sa faiblesse. Mme de Chevreuse en bénéficia la première.

L'aurore de la régence était pleine de promesses. Cette fois la détente, que la mort de Richelieu n'avait pu provoquer, se produisait. On disait Anne d'Autriche très bonne. La reine et Mazarin, ne se sentant pas en état de contenir la réaction, cédaient. Tous ceux qui étoient hors du royaume, écrit Lenet, revenoient à la file et nous voyions aux obsèques de ce pauvre prince [Louis XIII] tous ceux qui avaient été bannis, pendus, roués, décapités ou emprisonnés ! Le gouvernement de la régence semblait à l'opinion comme un gouvernement réparateur. Les victimes du règne précédent accouraient. Mme de Chevreuse ne douta pas qu'elle ne pût rentrer.

Il convenait à sa dignité qu'elle ne rentrât pas précipitamment. Devenue souveraine maîtresse, son ancienne amie Anne d'Autriche, dont elle avait, de si longues années, partagé les malheurs comme confidente et comme complice, pour qui elle avait tant souffert et subi les rigueurs de l'exil, lui devait de la recevoir avec éclat. Qui plus qu'elle, ainsi que l'écrit Mme de Motteville, avoit régné dans le cœur de la reine et dans toutes ses disgrâces, avoit toujours conservé ses intelligences avec elle et avoit paru posséder plus entièrement son amitié ? Mme de Chevreuse se faisait des illusions.

Dès les derniers temps de la vie de Louis XIII, les sentiments de la reine à l'égard de Mme de Chevreuse, s'étaient modifiés. Était-ce par prudence qu'elle affichait maintenant, devant Richelieu, des sentiments hostiles à la duchesse ? Une première fois elle avait refusé en termes assez méprisants de recevoir une lettre de son amie. Le 28 juillet 1642, Chavigny écrivait à Richelieu : La reine, m'a demandé avec soin s'il étoit vrai que Mme de Chevreuse revînt et, sans attendre que je lui répondis, elle m'a témoigné qu'elle seroit marrie de la voir présentement en France, qu'elle la connaissoit pour ce qu'elle étoit et elle m'a ordonné de prier Son Éminence, de sa part, si elle avoit envie de faire quelque chose pour Mme de Chevreuse, que ce fût sans lui permettre son retour en France. J'ai assuré Sa Majesté qu'elle auroit satisfaction sur ce point. Et le 12 août : La reine proteste que non seulement elle ne veut point que Mme de Chevreuse l'approche, mais qu'elle est résolue, comme à son propre salut, de ne plus souffrir que personne lui parle contre la moindre chose de son devoir. L'affaire de Cinq-Mars, dans laquelle on avait cru reconnaître l'intervention de Mme de Chevreuse, d'où le soupçon possible que la reine y fût aussi mêlée, était-elle cause de ces protestations prudentes ? Peut-être. Plus vraisemblablement, l'âge, l'expérience, la maturité de l'esprit venant, Anne d'Autriche commençait à comprendre la légèreté et l'inconséquence d'une femme qui lui avait fait jouer des rôles indignes d'elle. Elle jugeait néfaste l'influence qu'elle avait subie : elle était résolue à s'en dégager.

Lorsque Louis XIII mort, elle prit le pouvoir, la préoccupation de ses responsabilités, cette gravité que donne à la pensée l'exercice du commandement, une plus juste appréciation des nécessités politiques réelles, allaient fortifier en elle des sentiments déjà très fermement ancrés. Mme de Chevreuse trouvait en son ancienne confidente une princesse qui ne se souciait pas plus de la voir revenir que Richelieu ou Louis XIII : Mazarin l'approuva et l'encouragea.

Des amis de la duchesse, ce fut Marsillac, — La Rochefoucauld, — le premier, qui s'aperçut des dispositions nouvelles de la reine. Il avait remarqué la froideur de la régente quand on lui parlait de Mme de Chevreuse. Il voulut s'en éclaircir. Anne d'Autriche ne fit pas difficulté de lui avouer qu'elle aimait toujours la duchesse, mais qu'après l'expresse défense qu'avait faite le feu roi de la laisser revenir en France elle était embarrassée pour autoriser ce retour. Avec des hésitations, elle ajouta que n'ayant plus de goût [elle, la reine] pour les amusements qui avoient fait leur liaison dans leur jeunesse, elle craignoit de lui paraître changée. La Rochefoucauld, étonné, discuta. Au cours de la conversation Anne d'Autriche se laissa aller à dire qu'elle savoit par sa propre expérience combien Mme de Chevreuse étoit capable de troubler le repos de sa régence ; qu'elle cabalerait contre Mazarin comme elle avait cabale contre Richelieu ; elle causerait nombre de difficultés au gouvernement. La Rochefoucauld voulut défendre son amie ; il plaida avec vivacité : Je lui représentois, écrit-il, quel trouble et quelle surprise un changement si imprévu alloit causer au public et à ses anciens serviteurs quand on verroit tomber les premières marques de son pouvoir et de sa sévérité sur Mme de Chevreuse. Je lui remis devant les yeux la fidélité de son attachement pour elle, ses longs services et la dureté du malheur qu'elle lui avoit attiré ; je la suppliai de considérer de quelle légèreté on la croiroit capable et quelle interprétation l'on donneroit à cette légèreté. Cette conversation fut longue et agitée. Les arguments n'étaient pas sans valeur. Anne d'Autriche demeura perplexe. Si tout le monde, en effet, rentrait, comment faire exception pour Mme de Chevreuse, seule, dont on savait les anciennes relations avec la régente ? Ah ! disait la malheureuse reine à Mme de Fruges, une de ses dames d'honneur, j'étois plus heureuse à Saint-Germain, éloignée des affaires, car je ne connois rien au gouvernement et il faut que je gouverne ! J'espère pourtant que Dieu m'aidera puisqu'il m'a donné de bonnes intentions et un ministre bien intentionné, fort éclairé et désintéressé !

C'était précisément le moment où la situation de ce ministre commençait à la préoccuper sérieusement. Une opposition menaçante se formait contre lui. Le fils du duc de Vendôme, François, duc de Beaufort, jeune homme de vingt-sept ans, présomptueux, léger, ardent, l'attaquait avec ardeur. Grâce à son nom, à l'éclat et à la puissance de sa famille, il avait réussi à former autour de lui un groupe de partisans dangereux. Anne d'Autriche s'inquiétait. Les amis de Mme de Chevreuse en profitèrent pour expliquer à la reine et à Mazarin qu'il y avait un moyen de contrebalancer l'influence trop forte des Vendôme : c'était de leur opposer celle des Guise-Lorraine. Or par Mme de Chevreuse la régente aurait les Lorraine : qu'elle laissât revenir la duchesse, celle-ci aiderait le gouvernement. Ainsi le retour de Mme de Chevreuse devenait une nécessité politique ! Anne d'Autriche balança. Elle ne savait que faire.

Elle écrivit à tout hasard à Mme de Chevreuse. Elle lui recommandait vaguement, quand elle reviendrait à Paris, de demeurer en bonne intelligence avec le cardinal. De son côté, Mazarin envoyait à la duchesse lord Montaigu, offrant, un peu lourdement, à la duchesse, les sommes d'argent qu'elle pourrait désirer afin de payer ses dettes : Il espéroit qu'il se noueroit une étroite amitié entre elle et lui. C'était un revirement et des avances. Mme de Chevreuse fut un peu surprise. Elle avait été prévenue des dispositions premières peu favorables de la régente et de son ministre à son égard. Ce brusque changement la remplissait de satisfaction, mais la troublait. On avait donc besoin d'elle ! D'autre part, elle était avertie de prendre garde au cardinal : ses amis, lui disait-on, avaient déjà pris position contre le ministre : il ne fallait pas qu'elle les désavouât ! Mazarin, d'ailleurs, jouait un jeu double : il était dans les meilleurs termes avec la famille de Richelieu que la duchesse détestait. Alexandre de Campion, demeuré en rapports étroits avec la duchesse, conseillait à Mme de Chevreuse de ne pas se prononcer, d'attendre, de voir elle-même : Le conseil que je prends la liberté de vous donner sur ce sujet, lui disait-il, est que vous ne preniez aucune résolution à fond que vous n'ayez vu la reine sur les sentiments de qui vous aurez la joie de régler votre conduite. Mme de Chevreuse résolut de suivre ce conseil.

Ainsi, en définitive, elle était implicitement autorisée à rentrer à Paris. Elle pria Alexandre de Campion de venir au-devant d'elle à Péronne, la Rochefoucauld de la rejoindre à Roye. Puis Boispillé, le fidèle intendant, étant venu lui apporter ce qui lui était nécessaire pour le voyage, elle se mit en route.

Ce fut le 6 juin 1643 qu'elle quitta Bruxelles. Vingt carrosses la suivaient, remplis de dames et de seigneurs espagnols ou flamands, désireux de l'accompagner pendant quelques lieues pour lui faire honneur. Elle gagna Mons où elle traversa l'armée espagnole. Par Condé, le 9, elle atteignit Cambrai. Sur l'ordre de Mazarin, on l'accueillait partout avec des égards ; les gouverneurs des villes et des châteaux l'escortaient une lieue avant et une lieue après leur place. M. d'Hocquincourt, étant allé la recevoir à la frontière, la conduisit à Péronne où le duc et la duchesse de Chaulnes la festoyèrent. De là, Mme de Chevreuse gagna Roye : elle y trouva La Rochefoucauld et Montaigu qu'à nouveau Mazarin envoyait au-devant d'elle pour lui faire toutes les avances qui la pouvoient engager dans son amitié et dans ses intérêts. Elle eut une longue conférence avec La Rochefoucauld. La Rochefoucauld la prévenait qu'elle trouverait bien des changements à la cour : il lui recommandait de suivre les idées de la reine, de se mettre bien avec le cardinal, d'accepter les offres de celui-ci, si elle voulait les voir se continuer. Mazarin, insistait-il, n'avait commis aucun crime ; il n'était pour rien dans les violences de Richelieu : c'était presque le seul homme qui connût les affaires étrangères. Quant à penser mener la reine, comme jadis, il fallait y renoncer : Mme de Chevreuse, écrivait La Rochefoucauld, me témoigna qu'elle vouloit suivre entièrement mes avis. Peut-être le conseiller lui avait-il fait comprendre que c'était de la part d'Anne d'Autriche elle-même qu'il lui parlait de la sorte.

De Roye, Mme de Chevreuse se rendit le 13 à la Versine. Le 14, elle parvenait à Paris : il y avait dix ans qu'elle en était partie !

Cette rentrée était un événement. Tout le monde en parlait. On afflua à l'hôtel de la rue Saint-Thomas du Louvre afin de saluer la duchesse. La Gazette disait : Le grand cortège de cette cour qui la visite incessamment et qui rend trop petit le grand espace de son hôtel, ne ravit point tant un chacun en admiration comme la remarque qu'on a faite que les fatigues de ses longs voyages et les effets de cette rigoureuse fortune n'ont apporté aucun changement à sa magnanimité naturelle, ni, ce qui est plus extraordinaire, à sa beauté. En laissant insérer cette note dans le journal officiel du temps, Mazarin révélait le prix qu'il attachait au concours de Mme de Chevreuse. Il en avait besoin.

La lutte, en effet, entre lui et le groupe de Beaufort-Vendôme, se dessinait. Chacun des adversaires comptait sur Mme de Chevreuse. La cour étoit si fort partagée, assure La Rochefoucauld, qu'on attendoit le retour de Mme de Chevreuse comme la décision de toutes choses : on ne la considéroit pas comme une personne qui voulût se contenter d'appuyer l'un des deux partis mais qui détruiroit certainement celui qui dépendroit le moins d'elle. La duchesse concevait une grande idée de son pouvoir. Malgré les avis de La Rochefoucauld, elle était persuadée que, retrouvant la reine, elle allait reconquérir son influence, être initiée aux affaires publiques et appelée à donner des conseils. Anne d'Autriche s'inquiéta de ces prétentions. Par ailleurs, ne sachant pas, comme le dit d'Estrées, quels engagements la duchesse pouvoit encore avoir avec les Espagnols, d'avec lesquels elle revenoit si fraîchement, la régente était décidée à se tenir sur une grande réserve à l'égard de son ancienne amie.

Aussi, lorsque Mme de Chevreuse se présenta au Louvre afin d'offrir ses hommages à la souveraine, fut-elle froidement accueillie. La Châtre raconte qu'après quelques mots aimables, Anne d'Autriche, d'un air embarrassé, expliqua à la duchesse que les alliés de la France pourroient entrer en soupçon si incontinent après son retour de Flandre ils la savoient près d'elle et que, pour cette raison, il falloit qu'elle allât faire un petit voyage à la campagne, à Dampierre. La duchesse fut interdite. Après quelques hésitations elle répondit qu'elle était prête à obéir, mais qu'elle supplioit la reine de considérer que toute l'Europe savoit qu'elle avoit été persécutée pour l'amour de Sa Majesté et que ce seroit peut-être faire tort à elle-même, si elle l'éloignoit si promptement ; elle priait la reine de demander son sentiment au cardinal présent. Pris à partie, Mazarin n'osa pas conseiller à la reine d'insister.

Le premier contact avait été malheureux. En fait, les deux femmes ne se reconnaissaient plus. Mme de Chevreuse ne trouvoit plus en la reine ce qu'elle y avoit laissé et ce changement faisoit aussi que la reine, de son côté, ne trouvoit plus en elle les mêmes agréments qui l'avoient autrefois charmée. Après avoir pendant quelque temps dissimulé, Mme de Chevreuse se prononça ouvertement contre Mazarin. Les difficultés commençaient.

Elle se mit en relation avec le groupe Beaufort dont elle sut bientôt les intérêts et les ambitions. Désolé, Mazarin vint la voir, la questionna : enfin, que voulait-elle ? Il était prêt à tout pour lui être agréable ! Avait-elle besoin d'argent ? Désirait-elle 50.000, 200.000 francs ? Mme de Chevreuse refusait : elle s'étendait sur les plaintes et les désirs de ses amis : le duc de Vendôme voulait l'amirauté, le gouvernement de la Bretagne, que Richelieu lui avait enlevé ; le duc d'Épernon ses charges ; M. de Marsillac le gouvernement du Havre. Ces demandes étaient dangereuses, expliquait Mazarin : afin de donner le Havre, il faudrait l'enlever aux héritiers de Richelieu ; pour contenter Vendôme, le duc de Brézé, autre parent du cardinal défunt, devrait donner sa démission de l'amirauté : enfin, on ferait ce qu'on pourrait ! Et Brienne, négociant l'affaire, réussissait en partie. Alors Mme de Chevreuse exigeait le retour de Châteauneuf et sa rentrée au ministère. Cela, Mazarin le refusait net ; il n'accepterait à aucun prix le retour de Châteauneuf : Il faisoit toucher du doigt à la reine, dit Goulas, les inconvénients où elle tomberoit si elle appeloit Châteauneuf dans le Conseil.

Mme de Chevreuse, qu'enhardissait l'humble attitude de Mazarin et les concessions qu'elle obtenait de lui, le prit alors de haut. Elle s'impatienta ; elle osa parler à la reine s'en prenant au cardinal et s'expliquant en des termes qui donnèrent lieu à la régente de soupçonner qu'elle étoit revenue persuadée qu'elle avoit tout pouvoir sur son esprit ! Anne d'Autriche fut froissée. Elle non plus ne voulait pas du retour de Châteauneuf. Les choses se gâtaient. Comme son prédécesseur, Mazarin était maintenant fatigué de la duchesse ! Vous êtes bien heureux, disait-il plus tard au ministre espagnol Don Luis de Haro ; vous avez, comme on en a partout ailleurs, deux sortes de femmes, des coquettes en abondance et fort peu de femmes de bien : celles-là ne songent qu'à plaire à leurs galants et celles-ci à leur mari ; les unes et les autres n'ont d'ambition que pour le luxe et la vanité. Les nôtres, au contraire, soit prudes, soit galantes, soit vieilles, soit jeunes, sottes et habiles, veulent se mêler de toutes choses. Une femme de bien ne se coucheroit pas avec son mari, ni une coquette avec son galant s'ils ne leur avoient parlé ce jour-là d'affaires d'État ! Elles veulent tout voir, tout connaître, tout savoir et, qui pis est, tout faire et tout brouiller. Nous en avons, entr'autres, qui nous mettent tous les jours en plus de confusion qu'il n'y en eut jamais à Babylone !

Si Mme de Chevreuse tenait tant à la rentrée de Châteauneuf, c'est qu'elle ne se préoccupait pas seulement des intérêts personnels de ses complices ; elle avait sur la politique générale des idées qu'elle entendait faire réaliser par le retour de l'ancien garde des sceaux aux affaires. Or ces idées n'étaient autres que la paix à tout prix avec l'Espagne et la réconciliation avec la maison d'Autriche, c'est-à-dire en somme le renversement de la politique de Richelieu.

Après avoir végété dix ans dans sa prison d'Angoulême d'où il écrivait à Chavigny, le 23 mars 1643 combien il désirait sortir de la rude et misérable condition où il étoit détenu dedans un âge fort avancé et plein de maladies qui le travailloient continuellement, Châteauneuf avait été élargi au début de la régence et autorisé à résider dans sa maison de Montrouge, près de Paris : il s'y tenait tranquille.

Mme de Chevreuse entra en campagne. Elle se mit à vanter à la reine les qualités de l'ancien ministre ; elle parlait de sa longue expérience dans les affaires : il était ferme, décisif, disait-elle ; il aimoit l'État et il étoit plus capable que nul autre de rétablir l'ancienne forme de gouvernement que le cardinal de Richelieu avoit commencé de détruire. Anne d'Autriche éludait. De parti pris, maintenant, elle écartait tout ce que lui demandait la duchesse, pendant que Mazarin amusoit celle-ci par des paroles soumises et galantes. Mme de Chevreuse s'impatienta : On ne faisoit rien pour elle et ses amis, répétait-elle ; le pouvoir du cardinal augmentoit tous les jours ; les amabilités que lui prodiguait Mazarin n'étaient qu'artifices. Elle se plaignit hautement. Elle témoignoit, écrit La Rochefoucauld, sa mauvaise satisfaction à la reine et dans ses plaintes elle mêloit toujours quelque chose de piquant et de moqueur contre les défauts personnels du cardinal. Il semblait qu'elle eût une confiance extrême dans sa force.

Cette force provenait du pouvoir que s'attribuait le groupe des Beaufort-Vendôme, ses amis. Par dérision, on appelait les gens de ce groupe : les Importants. Ils se croyaient les maîtres. Cependant une opposition très forte se déclarait maintenant contre eux. En voyant Mme de Chevreuse demander le retour de Châteauneuf, la princesse de Condé — une Montmorency qui n'avait jamais pardonné à l'ancien garde des sceaux d'avoir fait condamner à mort son frère, le duc Henri de Montmorency, par la commission judiciaire qu'il présidait, — avait violemment attaqué la duchesse et les siens. Sa fille, la brillante duchesse de Longueville, destinée à jouer un rôle si actif dans toutes les intrigues de la Fronde, partageait son indignation. Mazarin était ravi : c'était une aide. Les Condé jetèrent feu et flamme contre Mme de Chevreuse ; ils se plaignirent d'elle à la reine : elle était une intrigante, dangereuse pour la régente comme elle l'avait été pour le feu roi, criminelle ! Anne d'Autriche écoutait complaisamment. Elle se rendait compte à quel point l'animosité de Louis XIII contre Mme de Chevreuse était justifiée et combien les mesures prises jadis à son égard se trouvaient avoir été nécessaires !

Informée ou non des dispositions du gouvernement, Mme de Chevreuse, par tactique ou par imprudence, redoubla ses menées. En juin et juillet 1643, Mazarin notait dans ses carnets que, grâce à elle, le parti des Vendôme prenait de l'extension ; qu'elle lui avait acquis le duc de Guise, lequel avait consenti à servir de médiateur pour attirer le duc d'Elbeuf. Le cardinal était également avisé que la duchesse, se préparant à entrer dans la voie des réalisations, songeait à acquérir une île sur la côte de Bretagne, où elle pourrait se réfugier en cas de péril : elle était en pourparlers avec Mme d'Assérac afin d'acheter Belle-Île : Campion en serait le gouverneur ; elle s'y rendrait avec don Antonio Sarmiento, son amant : les Vendôme maîtres de la Bretagne et de l'amirauté, Belle-Île serait un endroit sûr. Mazarin était résolu de s'opposer à tout prix à ces desseins. On voit dans ses carnets, à cette date, qu'il est extrêmement préoccupé des agissements de la duchesse ; il parle toujours d'elle, consigne ses moindres démarches, s'irrite, laisse échapper des mouvements d'impatience et de colère : Il faut éloigner cette Chevreuse qui fait mille cabales, dit-il, cette femme veut ruiner la France ! Tout cela s'aggravera avec le temps au point qu'on ne pourra pas y remédier ! Mais que faire ? Un instant découragé, Mazarin avait songé à abandonner la lutte et à quitter la France. Les circonstances allaient provoquer une crise destinée à lui fournir l'occasion de sévir et ainsi le tirer d'embarras.

La vie de cour avait repris plus brillante que jamais : réceptions et fêtes se succédaient dans une société nombreuse, affairée, en apparence légère, mais où les passions n'en couvaient pas moins à peine dissimulées. La haine des Condé contre Mme de Chevreuse ne faisait que croître. Un éclat était à la merci d'un incident ; cet incident, la belle-mère de Mme de Chevreuse, Mme de Montbazon, le provoqua.

Mme de Montbazon avait alors trente-trois ans. Grande, bien faite, dégagée, avec une gorge, disait Mme de Motteville, faite comme celle que les plus habiles sculpteurs nous veulent représenter des anciennes beautés romaines et grecques ; de grande mine, de taille avantageuse et d'un port ravissant, ajoutait Goulas, Mme de Montbazon était une des beautés les plus en vue de la cour. Il est vrai, on la jugeait peu intelligente ; elle se montrait vaniteuse, hautaine, pleine de mépris ; mais elle attirait beaucoup par un air libre et hardi qui lui étoit naturel. Très entourée, fort coquette, provoquant de nombreuses passions, elle n'y résistait pas : Jamais, dit Retz, femme n'a été de si facile composition... je n'ai jamais vu personne qui eût conservé dans le vice si peu de respect pour la vertu. Elle avait eu Gaston d'Orléans, le duc de Chevreuse — le propre gendre de son mari ; — elle avait à ce moment Beaufort.

En rapports étroits avec Mme de Chevreuse — plus âgée qu'elle de dix ans, — la duchesse de Montbazon était, à cause de Beaufort, un des partisans les plus ardents de sa belle-fille. Nulle n'était aussi agressive, moins endurante : ce fut chez elle que se produisit l'incident.

Un jour d'août 1643, où elle recevait dans sa chambre, étant un peu souffrante, — beaucoup de gens étaient venus la voir, notamment le comte Maurice de Coligny, — on trouva, tombées de la poche de celui-ci, crut-on, deux lettres anonymes, assez passionnées, provenant d'une femme et contenant des récriminations, des menaces de rupture et des tendresses écrites sur un ton doux et triste. M. de Coligny passait pour l'ami de Mme de Longueville. Mme de Montbazon conclut que ces lettres étaient des lettres d'amour de la brillante sœur de Condé : c'était inexact. On saura plus tard qu'elles étaient l'œuvre de Mme de Fouquerolles et avaient été adressées à M. de Maulévrier. Beaufort rapporta l'aventure ; il colporta le propos. La rumeur fut extrême. La maison de Condé se souleva, protestant violemment contre cette calomnie, accusant Mme de Chevreuse et Mme de Montbazon de diffamation. Anne d'Autriche, ennuyée, se fit apporter les billets, les montra aux amies de Mme de Longueville, reconnut qu'ils n'étaient pas de la jeune femme, après quoi les fit brûler. Elle obligea Mme de Montbazon à présenter des excuses. Il y eut un échange de déclarations courtes et froides, un peu pincées chez Mme de Montbazon, hautaines chez la princesse de Condé.

Or, à quelque temps de là, Mme de Chevreuse offrait une collation — un goûter — à la reine dans un jardin fort à la mode, planté à l'extrémité des Tuileries par un certain Renard, qui en avait fait un agréable réduit où les personnes de la plus haute qualité venoient se divertir, écrit Guy Joly. Mme de Montbazon, présente, faisait les honneurs avec sa belle-fille. Anne d'Autriche était venue accompagnée de la princesse de Condé qui n'avait accepté de suivre la reine que parce qu'on l'avait assurée que Mme de Montbazon, souffrante, ne serait pas là. Lorsqu'elle aperçut celle-ci, elle voulut se retirer : Anne d'Autriche la pria de rester. Sur l'insistance de la princesse, la souveraine envoya demander à Mme de Montbazon de vouloir bien la sortir d'embarras en s'en allant : Mme de Montbazon refusa. La reine, piquée, aussitôt partit ; un grand nombre de dames la suivirent : c'était un esclandre.

Le trouble fut très grand. L'affront était public. Toute la cabale des Importants prit fait et cause pour Mmes de Montbazon et de Chevreuse. Comme réponse, le 22 août, Anne d'Autriche ordonnait à Mme de Montbazon de s'en aller en exil au château de Rochefort-en-Yveline, domaine de son mari. La mesure de rigueur aggravait l'affaire. L'agitation fut au comble. Le plus excité était le duc de Beaufort. Audacieux, esprit lourd et faux, ayant le sens beaucoup au-dessous du médiocre, Beaufort, disait Retz, était un homme mal poli, avec des manières grossières, un être envieux, malveillant et inégal. La cabale se répandit en menaces. On considéra que Mazarin était le seul responsable de ce qui s'était passé. Ce fut à lui qu'on s'en prit. Des conférences eurent lieu à l'hôtel de Chevreuse, secrètement : Beaufort, les Guise, un M. de Beaupuis, fils du comte de Maillé, les deux frères Campion, Henri et Alexandre, y assistaient. Un indicateur, le P. Carré, religieux dominicain qui, du temps de Richelieu, accablait le cardinal de dénonciations, avertissait Mazarin.

Le résultat de ces conciliabules fut la résolution prise d'enlever Mazarin et de le tuer. Au dire de Henri de Campion dans ses Mémoires, ce serait Mme de Chevreuse qui aurait eu l'idée première de cet attentat ; elle s'en serait ouvert à Beaufort qui aurait accepté ; Beaufort aurait ensuite acquis Beaupuis et Alexandre de Campion. Le raisonnement de la duchesse était que Mazarin rétablissant la tyrannie de Richelieu, avec encore plus d'autorité et de violence que celui-ci, il n'y avait d'autre moyen d'avoir raison du ministre que de le détruire. Après Alexandre de Campion, on sollicita son frère Henri. Celui-ci refusa. Ce qu'on lui demandait était un assassinat, disait-il : on entendait se venger sur Mazarin des violences de Richelieu ; on était jaloux de Mazarin ! Devant ces résistances, Alexandre et Beaufort, à leur tour, hésitèrent. Mme de Chevreuse remonta le courage de tous. Henri finit par céder, à condition qu'on ne tuât pas le cardinal, et encore qu'il ne ferait que défendre Beaufort : on fit semblant d'accepter. Beaufort recruta aussi son capitaine des gardes, de Lié, son écuyer Brillet et des hommes de main : Ganseville, Héricourt, Avancourt.

Les détails d'exécution furent arrêtés : un soir, lorsque le cardinal qui se rendait en ville en carrosse, accompagné à peine de cinq ou six laquais et de quelque bénéficier, sortirait de l'hôtel de Clèves, où il habitait, près du Louvre, on attaquerait sa voiture. Des laquais postés dans les tavernes du quartier surveilleraient et préviendraient. Au signal donné, dans ces rues qui entourent le palais du roi, petites, étroites, mal éclairées ou désertes, les conjurés envelopperaient le carrosse : Brillet et Ganseville arrêteraient les chevaux ; Héricourt et Avancourt seraient aux portières et frapperaient ; Beaufort et les autres demeurés derrière, à cheval, empêcheraient les interventions. Le coup fait, chacun s'esquiverait. Mme de Chevreuse resterait à la cour, où elle apaiserait la reine et tâcherait de la réconcilier avec Beaufort, étrange illusion, puisque cette duchesse, comme l'écrit Campion, n'étoit alors guère de mesure de rien faire à l'avantage de ses amis. Retz se moque du complot qu'il dit avoir été ourdi par quatre ou cinq mélancoliques ayant la mine de penser creux, cabale, ajoute-t-il, de gens qui sont tous morts fous ! D'autres contemporains l'ont nié : les Mémoires de Campion ne laissent aucun doute. On voit par ses carnets que, sans connaître les détails, Mazarin était vaguement prévenu.

Un instant les conjurés crurent qu'ils pourraient exécuter leur projet hors de Paris. On annonçait en effet que le cardinal allait se rendre à la Barre, propriété de Mme du Vigean, à l'entrée de la vallée de Montmorency : il n'y aurait qu'à l'attaquer en plein champ. Malheureusement, Mazarin partit avec Henri de Lorraine, comte d'Harcourt ; il aurait fallu assassiner celui-ci, parent de Mme de Chevreuse : on renonça. Une autre fois, Mazarin devait aller au château de Maisons : il se trouva accompagné du duc d'Orléans : force fut de renoncer encore. Les complices mal assurés, comme Henri de Campion, impressionnés par ces déconvenues, recommençaient à hésiter. Si l'occasion ne se présentait pas, disaient-ils, c'était que Dieu était contre eux. Vain et changeant, Beaufort, à son tour, se sentait ébranlé. Mme de Chevreuse résolut d'en finir.

Elle décida qu'on attaquerait Mazarin, le soir, lorsqu'il irait au Louvre. Elle prit ses précautions. La compagnie colonelle des gardes françaises étant à ce moment chargée du service de garde au palais, la duchesse s'arrangea pour faire ordonner aux soldats par leur chef, le duc d'Épernon, de ne pas bouger, quelque bruit qu'ils entendissent, et de se borner à tenir les portes closes. La date fut fixée au 30 août. Ce soir là rendez-vous était donné aux complices sur le quai du Louvre, à la taverne des Deux Anges, après le coucher du soleil. A l'heure dite, tous y étaient. Seulement, la vue de huit ou dix chevaux sellés, bridés, attendant à la porte d'une auberge près du palais du roi, parut insolite : on prévint Anne d'Autriche qui avisa Mazarin : le cardinal ne sortit pas.

Le lendemain, dès l'aube, à la cour, il ne fut bruit que de l'incident de la veille. Quels étaient ces chevaux et leurs cavaliers rassemblés si près du Louvre ? Une seule explication était possible : un attentat avait été sur le point d'être commis contre Mazarin. D'une commune voix, également, on accusa Beaufort et ses amis d'avoir voulu tuer le cardinal. L'émotion fut générale. Le gouvernement était obligé d'agir. Un conseil fut tenu auquel assistaient : le duc d'Orléans, le prince de Condé, les ministres. Mazarin avait des preuves. L'arrestation de Beaufort fut résolue.

Ce jour même, 1er septembre, Beaufort étant allé à une fête que le comte de Chavigny, gouverneur de Vincennes, offrait à la reine — Mazarin n'était pas venu — Anne d'Autriche, présente, fit au duc un accueil glacial. Ses amis le prévinrent qu'il eût à prendre garde. Beaufort haussa les épaules. Le lendemain, 2 septembre, toujours insouciant, il venait au Louvre : M. de Guitaut, capitaine des Gardes, l'arrêtait, le conduisait au château de Vincennes et l'écrouait : l'opération s'était faite sans bruit.

La mesure produisit l'impression qu'on pouvait imaginer. Ce coup de rigueur, écrivait Retz, fait dans un temps où l'autorité étoit si douce qu'elle étoit comme imperceptible, fit grand effet. Effrayés, les complices s'enfuirent ; ils allèrent se réfugier à Anet, chez le duc de Vendôme, père de Beaufort, qui les accueillit, les cacha et dit qu'il les protégerait.

Pendant ce temps, rue Saint-Thomas du Louvre, Mme de Chevreuse, inquiète au dernier point, se demandait ce qui allait lui arriver.

Anne d'Autriche se croyait obligée d'agir prudemment avec elle. Elle attendrait un peu, cinq ou six semaines, puis l'exilerait en y mettant quelque forme ; la reine expliquerait à la duchesse qu'il était nécessaire de quitter provisoirement la cour : Elle lui conseilleroit de vivre agréablement en France, de ne se mêler d'aucune intrigue, de jouir sous sa régence du repos qu'elle n'avoit pu avoir du temps du feu roi ; elle lui représenteroit qu'il était temps de se plaire dans la retraite et de régler sa vie sur les pensées de l'autre monde ; elle lui diroit qu'elle lui promettoit son amitié à cette condition. Lorsqu'en octobre, la reine se décida à tenir ces discours à Mme de Chevreuse, celle-ci prit très mal ce qu'elle appelait : des remontrances et des conseils. Il fallut ordonner. La duchesse reçut commandement formel de se rendre à Dampierre, de là à Couzières. On lui donnait 200.000 livres il n'y avait qu'à obéir.

Mme de Chevreuse partit : elle gagna Dampierre. Tout le monde semblait enchanté de son exil. Le sieur de l'Estrade, écrivait Gaudin à Servien, secrétaire d'État, le 31 octobre, a fait compliment à Sa Majesté de la part du prince d'Orange, sur l'éloignement de Mme de Chevreuse, disant qu'elle avoit fait voir par cette action la bonne intention qu'elle a pour la considération de ses alliés, puisque dès son arrivée la dite dame lui proposa la paix très facile et que les Espagnols quitteroient bien volontiers tout ce que les François ont pris pourvu qu'on leur accordât seulement une chose, qui est l'abandonnement des Suédois et des Hollandais.

Sous la régence, ainsi que sous Louis XIII, Mme de Chevreuse, de loin comme de près, ne devait pas donner le moindre répit au gouvernement.

Arrivée à Dampierre, elle pria Alexandre de Campion de venir la rejoindre secrètement, voyageant de nuit. Je ne pouvois désirer, lui répondait Campion, une plus grande consolation dans mes malheurs que la permission que vous me donnez d'aller à Dampierre. La crainte que vous témoignez avoir qu'on me surprenne sur les chemins est très obligeante, mais je prendrai si bien garde à moi que ce malheur ne m'arrivera pas. Je ne marche point de jour et les nuits sont si obscures que je ne serai vu de personne. Il vint. Par lui, Mme de Chevreuse entendait renouer avec tous ses complices. Elle organisa sa correspondance : elle écrirait aux Vendôme, à Bouillon, en Espagne, en Angleterre. Elle se mit en relations directes avec l'ambassadeur de Charles Ier, lord Goring, Au dire de Mazarin dans ses carnets, Goring était convaincu que si le ministère français était changé et le cardinal renvoyé, les amis de Mme de Chevreuse, c'est-à-dire de l'Espagne, prendraient le pouvoir : la paix suivrait ce qui ne pourrait avoir que d'utiles résultats pour les affaires intérieures anglaises à ce moment très difficiles. Sur les indications de Mme de Chevreuse, les complices réfugiés à Anet passèrent la frontière. Brillet et Henri de Campion, déguisés, portant de grandes barbes, parvinrent en Hollande : Mazarin, informé, priait l'envoyé français auprès du prince d'Orange, Beringhen, de les surveiller. Beaupuis se réfugia dans les États du pape.

De Dampierre, il avait fallu, bon gré, mal gré, que Mme de Chevreuse gagnât Couzières. Elle devait y rester de longs mois. Elle pouvait se rendre à Tours. Le gouvernement avait pris ses précautions afin de l'isoler. Il faisait dire que la reine verrait avec déplaisir les courtisans aller voir la duchesse. Prenant à partie directement La Rochefoucauld, Anne d'Autriche expliquait à celui-ci quelle était l'ingratitude du duc de Beaufort et des Importants, surtout de Mme de Chevreuse ; elle le priait instamment de n'avoir plus commerce avec la duchesse et de cesser d'être l'instrument de ses amis. Un peu ému, La Rochefoucauld répondait qu'il obéirait sans aucun doute, mais qu'il ne pouvait avec justice cesser d'être l'ami de Mme de Chevreuse tant qu'elle n'auroit commis d'autre crime que celui de déplaire au cardinal. Cette hardiesse allait valoir à La Rochefoucauld sa disgrâce.

Mazarin ordonna de surveiller Couzières. Il ne doutait pas que tout ne recommençât comme du temps de Richelieu. Singulier retour des choses ! Ce n'était plus maintenant au puissant ministre qu'on en avait, de complicité avec Anne d'Autriche ; c'était Anne d'Autriche elle-même qui devenait victime des agissements de la duchesse ! La régente savait à quel point celle-ci était dangereuse : les mesures prises par le gouvernement devinrent de plus en plus sévères.

Un contrôleur de Mme de Chevreuse, soupçonné de porter une correspondance à l'étranger, fut pris et jeté en prison ; un médecin italien venu en consultation chez la duchesse et suspecté d'être chargé de lettres de la part de Mme de Chevreuse, fut arrêté ; son arrestation s'opéra dans des conditions brutales : on le saisit dans le carrosse de Mlle de Chevreuse, où celle-ci se trouvait avec ses suivantes. Les archers, aux cris de Tue ! tue !, lui mirent les pistolets à la gorge et obligèrent tout le monde à descendre de voiture. Mme de Chevreuse était indignée : Madame, écrivait-elle à la reine, de Tours, le 20 novembre 1644, encore que le seul bien que j'avois espéré dans l'éloignement de l'honneur de votre présence ait été de mériter celui de votre souvenir par la continuation de mes devoirs, je me suis privée de l'un et de l'autre depuis que j'ai su que cette retenue vous seroit une plus agréable marque de mon obéissance. Mais je vous avoue que celle qui est arrivée encore depuis quatre ou cinq jours par l'emprisonnement d'un médecin italien qui est chez moi depuis quelque temps me touche tellement que je ne puis croire être assez malheureuse pour que Votre Majesté refuse cet accès à mes justes ressentiments : ce qui s'est fait encore avec des violences qui ne furent jamais pratiquées en semblables choses, ayant pris l'occasion pour cela qu'il estoit dans le carrosse de ma fille, laquelle on fit descendre, deux archers lui tenant le pistolet à la gorge et lui criant sans cesse : Tue ! tue ! et autant aux femmes qui estoient avec elle. Ce procédé est si extraordinaire que comme j'attends de votre justice pour me faire satisfaire de ce qui m'est sensible en la personne de ma fille, j'ose me promettre le même de votre bonté pour ma sûreté à l'avenir contre de telles rencontres. Anne d'Autriche ne répondit pas.

Au moyen de ses espions, Mazarin était averti des moindres faits et gestes de la duchesse. Il savait par un gentilhomme, M. de Cangé de la Bretonnière, les noms des personnes qui fréquentaient Mme de Chevreuse : une certaine demoiselle Galland, un M. de Vaumorin, gentilhomme attaché au duc de Vendôme, M. du Tillac, qui appartenait au comte de Montrésor. De l'avis de M. de Cangé, Mme de Chevreuse utilisait ces personnages pour communiquer avec l'étranger, notamment l'Angleterre. Craft avait été vu à Tours : il était descendu dans la maison de l'abbé de Saint-Julien où il avait plusieurs fois conféré avec des affidés de la duchesse, notamment Mlle Galland, en compagnie de laquelle, un soir, il était resté à causer, au logis de l'abbé de Saint-Julien, de onze heures à deux heures du matin. M. de Cangé assurait qu'il avait été question dans cette entrevue de la délivrance de Beaufort.

A Paris, continuait Cangé, Mme de Chevreuse avait comme correspondant le nommé Mandat, qui s'entretenait souvent avec les magistrats du Parlement, à ce moment en lutte contre Mazarin : c'était le prélude de la Fronde. Un gentilhomme appelé M. de Molière, était venu voir Mme de Chevreuse de la part du duc d'Enghien : M. de Cangé s'était abouché avec lui, l'avait fait parler, avait su que Campion était à Paris depuis quelques jours, logé à l'hôtel de Nemours, déguisé en Anglais. Mme de Chevreuse se servait encore, pour ses correspondances, d'un jeune carme de vingt-cinq ou vingt-six ans, fils d'un officier du parlement de Rennes ; d'un M. de Lussan, d'Amboise, qu'elle envoyait à Paris et qui logeait soit chez le duc de Chevreuse, soit chez M. de Montbazon ou M. de la Rochefoucauld. Sous peu, M. de Cangé enverroit en ces quartiers leurs desseins.

De ces informations et d'autres — sans que les éclaircissements fussent tout à fait nets, — il résultait, pour Anne d'Autriche et le cardinal, que Mme de Chevreuse complotait avec le dehors. Si la paix entre la France et l'Espagne semblait à ce point difficile, si les atermoiements de la cour de Madrid rendaient interminable la discussion, la cause en était aux espérances que donnait Mme de Chevreuse. On a intercepté des lettres d'Espagne, écrivait l'ambassadeur vénitien Nani, qui prouvent que les retards apportés à la paix ont pour cause l'espérance de l'Espagne qu'il y aura bientôt des changements et des troubles en France. Ces troubles et ces changements, ajoutait-il, étaient annoncés par les amis de Mme de Chevreuse ; le gouvernement espagnol les escomptait : il attendait.

Ainsi, l'esprit d'intrigue de Mme de Chevreuse était incorrigible, les dangers qu'elle suscitait dans la direction des affaires continuels. Anne d'Autriche fut extrêmement irritée. Elle prescrivit que personne, sous aucun prétexte, n'allât plus voir Mme de Chevreuse à peine d'encourir sa disgrâce. On obéit. Peu à peu la duchesse se vit délaissée : on l'abandonnait. Montrésor raconte dans ses Mémoires comment, habitant près de Tours, il constatait, au fur et à mesure, l'isolement croissant de Mme de Chevreuse. La demeure de Mme de Chevreuse à Tours, disait-il, me donnoit sujet de la voir de fois à autres. L'abandonnement quasi général dans lequel elle étoit de tous ceux qu'elle avoit obligés et qui s'étoient liés d'amitié et unis d'intérêt avec elle, me fit juger du peu de foi que l'on doit ajouter aux hommes du siècle présent par l'état auquel se trou-voit une personne de cette qualité, si universellement délaissée dans sa disgrâce, ce qui augmenta le désir en moi de m'employer à lui rendre mes services avec plus de soin et d'affection dans les occasions qui s'en pouvoient offrir. L'estime et l'intérêt que j'avois pour sa personne m'engagèrent d'en courir volontiers le hasard en observant toutefois cette précaution de les régler en sorte que l'on ne pût remarquer qu'elles fussent trop fréquentes, ni qu'il y eût aucune affectation de sa part ou de la mienne. Ainsi, malgré sa bonne volonté, Montrésor, lui aussi, calculait. Il savait le gouvernement très excité. La reine d'Angleterre étant venue en France, la régente l'avait priée de n'avoir aucune relation avec Mme de Chevreuse : Henriette-Marie, écrivait Mazarin dans ses carnets, ne devait pas se rencontrer avec une personne qui par sa mauvaise conduite avoit perdu la grâce de Sa Majesté !

Il eût été bien difficile, dans ces conditions, que le gouvernement s'en tînt là et que, les intrigues continuant en Touraine, Anne d'Autriche ne s'avisât pas qu'elle ne pouvait tolérer indéfiniment de voir Couzières demeurer un centre permanent de cabales d'où Mme de Chevreuse pût en toute liberté comploter contre l'État.

Aussi, un matin d'avril 1645, la duchesse ne parut pas autrement surprise lorsqu'elle vit arriver chez elle un exempt des gardes du corps du roi nommé Riquetti. Cet exempt venait, de la part de la reine, lui signifier d'avoir à quitter la Touraine et à se rendre à Angoulême où elle demeurerait au château jusqu'à nouvel ordre sans en sortir : il allait l'accompagner ! Mme de Chevreuse entrevit toute l'étendue de son malheur : cette fois elle n'aurait plus sa demi-liberté de Couzières ; on l'enfermerait à la citadelle d'Angoulême : on l'y tiendrait sous les verrous. Cette perspective, écrit Montrésor, fit une telle impression dans son esprit qu'elle se résolut à s'exposer à tous les autres périls qui lui pourroient arriver pour se garantir de celui de la prison qu'elle croyoit inévitable. Les angoisses de 1637 se renouvelaient, cette fois, non plus imaginaires, mais réelles et immédiates.

Mme de Chevreuse prit aussitôt son parti : elle s'enfuirait. Elle demanda à l'exempt quelques heures de répit sous prétexte de faire ses apprêts : l'autre, peu défiant, ou peut-être par ordre, y consentit. La nuit suivante, avec sa fille Charlotte et deux domestiques, Mme de Chevreuse montait en carrosse, et par la Flèche et Laval, se faisait mener droit à Saint-Malo. Suivant l'usage, elle avait emporté sur elle, comme valeur, des pierreries. Arrivée à Saint-Malo, elle alla hardiment trouver le gouverneur de la place, un gentilhomme qu'elle connaissait, le marquis de Coatquin : elle lui demanda de la faire passer en Angleterre. Si l'on eût été sous le ministère de Richelieu, M. de Coatquin se fût empressé de faire arrêter la fugitive, trop sûr, en agissant autrement, de voir tomber sur lui les foudres royales. Les temps étaient changés. M. de Coatquin chercha dans le port et trouva un bateau anglais en partance pour Dartmouth : le patron accepta les passagères ; Mme de Chevreuse pria M. de Coatquin de lui garder ses pierreries et le navire, mettant à la voile, cingla vers les côtes de la Cornouaille. A peine était-il hors de vue qu'en bon officier du roi M. de Coatquin s'empressait d'écrire à Mazarin afin de le prévenir du départ de la duchesse et de lui expliquer les raisons excellentes qui l'avaient empêché de la faire arrêter : il chargeait un gentilhomme de porter sa lettre en donnant de vive voix les explications complémentaires. Ironiquement ou non, Mazarin lui répondait : J'ai vu par celle (la lettre) que vous avez pris la peine de m'écrire, l'avis que vous me donnez du passage de Mme de Chevreuse. J'ai reçu comme je dois les preuves que vous me donnez de votre affection pour le service du roi en cette rencontre : je n'ai pas manqué de représenter à la reine tout ce que je devais, excusant ce qui s'est passé par les raisons que vous mandez et par celles que le dit gentilhomme a déduites. M. de Coatquin s'en fût tiré à moins bon compte sous Louis XIII.

La pensée de Mme de Chevreuse était, dès qu'elle serait débarquée à Dartmouth, de demander un passeport, de gagner Douvres, puis Dunkerque et de là Liège où elle plaiderait son innocence auprès d'Anne d'Autriche et réclamerait sa grâce. Elle ne se souciait pas de faire un long séjour en Angleterre. C'était un des moments les plus critiques de la révolution anglaise. Au cours de la lutte entreprise contre le Parlement, Charles Ier avait fini par recourir aux armes. Les Têtes rouges de Cromwell avaient battu les armées royales à Newbury, à Marston Moor ; elles allaient, dans quelques semaines, les écraser à Naseby et obliger Charles Ier, vaincu, à s'enfuir chez les Écossais qui devaient ensuite le livrer à ses sujets. Mme de Chevreuse, parente et amie du roi, se demandait avec inquiétude quelle réception pourraient lui ménager les Parlementaires : elle n'avait pas envie de les affronter. Ses craintes n'étaient pas illusoires.

A peine en effet son bateau était-il en vue des côtes anglaises, que deux navires de guerre, battant pavillon du Parlement, se dirigeaient vers lui : il fallait subir la visite. Mme de Chevreuse reconnue, les deux capitaines lui signifièrent qu'ils ne pouvaient pas la laisser débarquer : ils allaient l'emmener à l'île de Wight où elle attendrait une décision du Parlement à son égard : force était de se soumettre. Parvenue à Wight, la duchesse apprit que le gouverneur de l'île était le comte de Pembrock, qu'elle avait beaucoup connu, autrefois, à la cour, et qui se trouvait à ce moment-là à Londres. Elle lui écrivit : Monsieur, lui disait-elle le 29 avril 1645, la continuation de mon malheur m'obligeant à sortir promptement de France pour conserver en un pays neutre la liberté que le pouvoir de mes ennemis me vouloit ôter dans le mien, le seul chemin que j'ai trouvé favorable pour éviter cette disgrâce a été de m'embarquer à Saint-Malo pour passer en Angleterre et de là en Flandre, pour me rendre au pays de Liège, d'où, en sûreté, je puisse justifier mon innocence. Je m'assure en votre vertu et courtoisie que vous ne me refuserez pas la supplication que je vous fais de demander à messieurs du Parlement un passeport pour aller d'ici à Douvres et m'y embarquer pour passer à Dunkerque où le misérable état de mes affaires me presse de me rendre au plus tôt. C'est une grâce que j'espère de la justice de messieurs du Parlement qu'ils auront la liberté de ne pas me faire attendre.

Le Parlement refusa. Il ordonna de ne pas relâcher Mme de Chevreuse. Gaudin mandait à Servien, le 20 mai 1645 : L'on écrit d'Angleterre que Mme de Chevreuse est encore à l'Ile de Wight, que messieurs du Parlement ne lui ont voulu bailler navire ni passeport pour passer à Dunkerque. Bien mieux, les Anglais offraient à Mazarin de lui livrer la duchesse. Mazarin, enchanté de savoir Mme de Chevreuse détenue dans l'île de Wight, déclina. Qu'aurait-il fait d'elle ? Comme Richelieu, il ne voulait ni l'enfermer ni la traduire en jugement : reléguée dans quelque endroit retiré du royaume, elle s'enfuirait ! Mieux valait qu'elle demeurât prisonnière des Anglais ! On peut juger, écrivait-il dans une lettre du 22 juillet 1645, si on a une grande haine pour Mme de Chevreuse, puisque lorsqu'elle étoit au pouvoir des Parlementaires d'Angleterre, ils ont offert de la remettre entre nos mains et qu'on ne s'en est pas soucié !

En juin, Mme de Chevreuse était encore détenue. Elle se désespérait ! Elle fut malade, assez gravement, atteinte, disait-elle, de l'estomac et du cœur, avec une forte fièvre ! Afin de pouvoir subsister, elle avait fait réclamer à M. de Coatquin ses pierreries, que Montrésor devait recevoir en dépôt à Paris où un homme sûr irait les prendre de sa part. M. de Châteaubriant-Beaufort, gentilhomme breton, vint en effet de Saint-Malo, apporter le dépôt à Montrésor, des mains duquel un émissaire de la duchesse le retira. Mais Mazarin, prévenu, fit arrêter Montrésor et le fit enfermer à la Bastille. Une perquisition, opérée chez lui, ne donna rien ; un interrogatoire fait par le lieutenant criminel ne fut pas plus concluant : au bout de quatorze jours, Montrésor était transféré à Vincennes où il restera quatorze mois : l'intervention des Guise et du prince d'Orange finira par le faire relâcher.

Ne sachant que devenir, Mme de Chevreuse décida alors de s'adresser à l'ambassadeur d'Espagne. Celui-ci consentit à intervenir : grâce à lui, Mme de Chevreuse put enfin obtenir du Parlement l'autorisation de quitter l'Angleterre, l'ambassadeur lui avança de l'argent ; 400 jacobus.

Elle partit : elle gagna Bruxelles, Liège. Mazarin la faisait suivre ; il notait jour par jour dans ses carnets les informations qu'il recevait. Il ne pouvait pas se flatter que la duchesse ne continuât ses intrigues. Il avait noué une correspondance avec la sœur du duc de Lorraine, la princesse de Phalsbourg, afin d'essayer, par elle, de détacher la Lorraine de la cause de la maison d'Autriche. La princesse le tenait au courant des agissements de Mme de Chevreuse ; il savait ainsi que Mme de Chevreuse écrivait au duc de Lorraine pour contrecarrer ses projets ; à Piccolomini, général de l'empereur, pour l'avertir des mouvements des troupes françaises ; au duc de Bouillon pour l'exciter contre la France. Il consigne sur ses carnets qu'elle le déchirait dans toutes ses lettres et qu'elle travaillait plus que jamais pour l'Espagne. Il ajoutait qu'il était vraiment bien difficile de vouloir la grandeur de la France et en même temps de contenter Mme de Chevreuse ! Gomme elle s'était perdue de gaieté de cœur, disait-il, elle qui eût pu être une des plus heureuses femmes du monde si elle eût voulu ! Le 30 septembre, il écrivait que la duchesse rendait de bien mauvais services à ses amis de Madrid en leur faisant croire qu'ils pouvaient espérer encore et il priait la princesse de Phalsbourg de découvrir ce que Mme de Chevreuse proposait aux Espagnols : L'on a déjà ici quelques lumières, ajoutait-il, par le côté de Liège, de certaines propositions que la dite dame a faites aux ministres d'Espagne qui sont par delà.

Ces propositions, nous les connaissons, grâce à un mémoire qu'un abbé Ernest de Mercy, sur l'ordre de l'archiduc Léopold, gouverneur général des Pays-Bas, rédigea afin d'exposer au gouvernement espagnol ce qu'on pouvait attendre du concours de Mme de Chevreuse.

Mme de Chevreuse avait à ce moment, pour confident et ami, un gentilhomme français nommé M. de Saint-Ibal. Henry d'Escars de Saint-Bonnet, seigneur de Saint-Ibal, était un homme léger, brave, stoïque, sans jugement, très libre d'esprit, indépendant, avec cela moqueur, inégal, chagrin et mélancolique, du moins au dire de Lenet : Saint-Évremond le traite de fou. Mme de Chevreuse proposait de faire une ligue entre l'Espagne et les Condé, — dont Saint-Ibal était le confident — et avec lesquels celui-ci servirait d'intermédiaire. Si Condé hésitait à suivre, c'était qu'il jugeait — du moins au dire des Français de Bruxelles, — que les ministres espagnols des Pays-Bas ne faisaient pas assez de cas de Saint-Ibal : il n'était que de s'arranger avec celui-ci. Ce Saint-Ibal serait la cheville ouvrière de l'affaire. Mme de Chevreuse se faisait fort d'avoir avec elle d'Épernon, La Rochelle, les huguenots ; on enlèverait un fils posthume du duc Henri de Rohan, l'ancien chef illustre des protestants, Tancrède de Rohan qu'on mettrait à la tête des huguenots révoltés ; que l'Espagne préparât un débarquement à l'embouchure de la Gironde ; Saint-Ibal irait à Munster voir le duc de Longueville et le solliciterait de se joindre au complot ; l'Espagne lui donnerait 12.000 francs et la promesse d'une pension de mille francs par mois. Ainsi on viendrait à bout de Mazarin et on imposerait la paix. Ces projets, chez Mme de Chevreuse, dénotaient d'étranges illusions !

Et cependant il semblait qu'à ce moment la famille de Condé fît en effet de grands efforts pour obtenir d'Anne d'Autriche qu'elle en finît avec la guerre contre l'Espagne. Henriette-Marie, réfugiée à Paris, joignait ses instances à celles de la princesse douairière. Espérait-elle que la paix rendue au continent, la France interviendrait dans les affaires anglaises pour venir au secours de son malheureux mari vaincu ? Peut-être. On mettait tout en œuvre pour décider Anne d'Autriche ; les religieuses du Val de Grâce étaient sollicitées de parler à la reine : M. Vincent (de Paul), de la Mission, et les prêtres de l'Oratoire également.

Mais Mazarin, fidèle à sa tâche, entendait poursuivre jusqu'au bout la politique dont Louis XIII et Richelieu lui avaient confié l'achèvement : il était résolu à ne céder que lorsque les Espagnols auraient accepté les conséquences prévues de la lutte. L'ambassadeur vénitien Nani ajoute que, pour soustraire Anne d'Autriche à toutes ces sollicitations, le cardinal emmena brusquement la reine hors de Paris.

Et la preuve que Mme de Chevreuse n'avait guère confiance elle-même dans le plan si compliqué et si vain qu'elle confiait à l'abbé de Mercy, c'est qu'à l'instant et sans bruit, elle faisait solliciter auprès de Mazarin son retour en grâce et sa rentrée à Paris par M. de Chevreuse.

Toujours attaché à ses anciennes habitudes, qui étaient de demeurer en bons termes avec le pouvoir, M. de Chevreuse s'était prononcé fermement pour Mazarin contre la duchesse sa femme : Chevreuse est venu me voir, écrivait Mazarin dans ses carnets ; il condamne sa femme. M. de Chevreuse avait écrit à la fugitive, tâchant de la morigéner, lui témoignant toujours la même sympathie : Je ne puis avoir plus de consolation dans l'éloignement où la nécessité m'a réduite, lui répondait la duchesse le 23 août 1647, que d'apprendre votre bonne santé et voir le souvenir que vous avez de moi et la bonté que vous me témoignez : continuez-la-moi, je vous en conjure, pour m'obtenir un retour en France avec la sûreté que je n'ai pu y avoir, vous assurant que je ne souhaite rien à l'égal que d'être auprès de vous en repos et voir les affaires de notre maison en bon état ! Mais j'appréhende que mon malheur ordinaire m'empêche de jouir de ce bien. Elle revenait à la charge le 24 septembre, de Namur : Je suis bien satisfaite quand je vois que vous vous souvenez de moi et le serois encore bien davantage si vous pouviez obtenir un retour assuré pour moi auprès de vous ; mais j'ai peur que ce bien-là ne m'arrive pas sitôt. J'attends avec impatience les nouvelles que vous me dites que vous me manderez sur cela, estant en un lieu où l'on n'est pas très bien en ce temps-ci pour estre une ville frontière ; je suis bien embarrassée n'ayant que la nécessité qui me puisse arrester dans la Flandre : mais il lui faut céder par force. Ce n'est pas que je ne reçoive force civilités des gouverneurs des places de Flandre, mais comme mon but n'est que de ne rien faire dont je me puisse reprendre avec raison, il n'y aura jamais que la nécessité que je vous dis qui m'y puisse retenir.

Ni Mazarin ni Anne d'Autriche ne devaient capituler. Mme de Chevreuse ne pouvait pas espérer rentrer. D'ailleurs combien précaire eût été son retour ! Les degrés du Palais Royal, disait Guy Patin, sont aussi glissants qu'aient jamais été ceux du Louvre : c'est un étrange pays où les gens de bien n'ont guère que faire. M. de Mazarin est le grand gouverneur : tout le reste tremble ou plie sous sa grandeur cardinalesque ! Heureusement pour Mme de Chevreuse, en ce pays de France, changeant et mobile, les circonstances politiques allaient bientôt bouleverser la face des choses : grâce à une tourmente populaire sans égale, destinée à ébranler et à jeter momentanément à bas le puissant cardinal. Mme de Chevreuse allait pouvoir, une fois de plus, revenir d'exil !