LA DUCHESSE DE CHEVREUSE

 

CHAPITRE VII. — EN ANGLETERRE. MADAME DE CHEVREUSE ET RICHELIEU.

 

 

DE l'Hôpital, où elle avait été très bien reçue par les religieux, Mme de Chevreuse s'était avancée en Espagne. A la première ville fortifiée, San Esteban, elle écrivit au cardinal de Richelieu. Elle expliquait sa conduite : depuis l'affaire de Châteauneuf, disait-elle, elle s'était efforcée de vivre honnêtement, évitant tout ce qui pouvait porter ombrage ; on l'avait brusquement avertie qu'elle allait être arrêtée pour répondre de choses à quoi elle n'avoit jamais pensé et lui dire que l'on en avoit en mains la vérité ! Cela lui avoit fait imaginer qu'on la vouloit perdre ! Et elle était partie ! Elle écrivit à l'archevêque de Tours, le prévenant de son arrivée en territoire espagnol, lui faisant quelques recommandations pour diverses personnes, ajoutant qu'elle ne savait pas encore ce qu'elle allait décider.

De Sant Esteban, elle gagna Saragosse. Elle écrivit encore en France. Oubliant ce qu'elle avait promis à Malbâti, elle résolut de se rendre à Madrid. Là elle fit savoir de ses nouvelles à Boispillé. Mais de France un courrier arriva qui lui apportait cette communication laconique : Nous ne faisons point de réponse en Espagne ! Le gouvernement avait donné des ordres !

Mme de Chevreuse demanda à voir le roi d'Espagne. Elle fut aimablement accueillie : on n'oubliait pas qu'elle était l'amie d'Anne d'Autriche. Le souverain, Philippe IV, avait trente-deux ans. On fit à Mme de Chevreuse de grands présents, dit Mme de Motteville, qui ajoute : Le roi d'Espagne parut un peu attendri pour elle et quoiqu'elle m'ait dit dans le temps de la régence où je l'ai vue, que ce prince ne lui avoit jamais dit de douceur, qu'une seule fois et encore en passant, la renommée parle différemment de cette histoire. Le bruit, en effet, courut avec persistance que le roi d'Espagne avait été au mieux avec Mme de Chevreuse. Louis XIII se complaisait à l'affirmer en termes un peu crus à Anne d'Autriche, devant la cour : La reine m'a dit avec grande émotion, écrivait Digby, ambassadeur d'Angleterre, à Montaigu, le 19 mai 1638, que le roi lui a donné une nouvelle fort agréable qui est que, pour certain, le roi d'Espagne a couché avec Mme de Chevreuse ! Ce sont les paroles qu'il a dites tout haut !

Mais, pour beaucoup de raisons, Mme de Chevreuse ne pouvait demeurer à Madrid. Sa situation y était précaire. Elle avait tâché d'obtenir un rang à la cour, en se faisant nommer ce qu'on appelait posada en palacio ; on avait repoussé sa demande. Elle s'était froissée. Perdue au milieu d'une société solennelle, engoncée, qui s'accommodait mal de ses manières vives et françaises, elle jugeait préférable de quitter le pays et de passer décidément à Londres. Avec obligeance, le roi d'Espagne lui donna les facilités nécessaires : il chargea même un de ses gentilshommes, don Domingo de Gonsalvo, de l'accompagner à Fontarabie, de là en Angleterre. Après être restée quelques mois en Espagne, la duchesse s'embarquait et, le dimanche 25 avril 1638, atterrissait à Portsmouth. Son sort allait changer.

Elle fut reçue avec empressement. Lord Goring et lord Montaigu, envoyés au-devant d'elle par le roi Charles Ier, lui souhaitèrent la bienvenue à son débarquement : elle s'installa provisoirement à Greenwich. Elle était très entourée. La cour d'Angleterre se rappelait les beaux jours de 1625 ; elle voyait revenir avec joie celle qui malgré ses trente-huit ans demeurait la séduisante duchesse de jadis.

Mme de Chevreuse reprit confiance. Maintenant qu'elle n'était plus en territoire ennemi, peut-être consentirait-on de Paris à entrer en relation avec elle. Puis, elle avait besoin d'argent : il lui était indispensable de s'occuper de ses affaires demeurées en suspens.

La grossesse d'Anne d'Autriche ayant été déclarée en février 1638, elle s'empressa de profiter de la circonstance pour écrire à la reine afin de la féliciter et par là renouer avec elle. Elle ne lui avait pas donné de ses nouvelles depuis Couzières. Le souvenir, lui disait-elle, que je ne saurois douter que Votre Majesté n'ait de ce que je lui dois et celui que j'ai de ce que je veux lui rendre, lui persuadera, sans que je le lui dise, le déplaisir que m'a esté de me voir réduite à m'éloigner d'elle pour éviter les peines où j'appréhendois que les soupçons injustes qu'on a donnés de moi me nuisent. La nécessité l'avait contrainte à passer en Espagne où le respect de Sa Majesté l'avoit fait recevoir et traiter mieux qu'elle ne méritoit. Celui que je vous porte, continuait-elle, m'a fait taire jusques à ce que je fusse en ce royaume (l'Angleterre), lequel étant en bonne intelligence avec la France ne me donne pas sujet d'appréhender que vous ne trouviez bon de recevoir les lettres qui en viennent. Et elle félicitait la souveraine de sa grossesse ; elle implorait son secours : Que la protection de Votre Majesté me garantisse du malheur que ce me seroit de la colère du roi et des mauvaises grâces de M. le cardinal.

Devenue prudente, Anne d'Autriche montra cette lettre à Louis XIII. Il se trouvait qu'en écrivant, Mme de Chevreuse allait au-devant des désirs du roi. Du moment que la duchesse n'était plus en Espagne, jugeait Richelieu, il était utile de la rejoindre afin de la raisonner. La reine devrait faire les premiers pas, provoquer une correspondance qu'on développerait ensuite. La grossesse de la reine fournissant l'occasion cherchée, Anne d'Autriche devait l'annoncer à son amie ; un brouillon de lettre avait été rédigé : nous avons ce brouillon. Anne d'Autriche ne faisait aucune allusion aux frayeurs qu'elle avait données à Mme de Chevreuse et qui avaient causé la fuite soudaine de celle-ci ; elle rassurait la duchesse : On n'a point ici intention de vous faire du mal, lui disait-elle. Elle lui parlait gaiement de sa course à travers la France dont les détails, révélés par l'enquête du président Vignier, avaient tellement diverti la cour que les facétieux avaient brodé sur un sujet, prêtant d'ailleurs aux incidents, toutes sortes d'aventures grivoises dont Tallemant nous a conservé les échos. Je n'ai pu m'empêcher de rire de certaines aventures que j'ai su qui vous sont arrivées. Elle engageait la duchesse à réparer le passé en adoptant à l'égard de la France, en Angleterre, une attitude contraire à celle qu'elle avait eue jusque-là : Je vous prie, pour l'amour de vous et pour l'amour de moi, de ne rien faire au pays où vous êtes qui puisse donner de deçà un juste mécontentement de vous et je vous avoue qu'en désirant passionnément la paix, je serais au désespoir si l'Angleterre, pendant le temps que vous y serez, ou après que vous en serez sortie, faisait quelque chose contre la France ! L'invitation était claire. A la réflexion, par scrupule, cette lettre n'avait pas été envoyée.

Le billet de Mme de Chevreuse à la reine arrivait donc à point nommé. Comme réponse, Richelieu fit savoir à la duchesse, de sa propre part, indirectement, que la tentative de correspondance avec Anne d'Autriche n'avait pas été mal accueillie et qu'elle pouvait écrire. Mme de Chevreuse s'empressa de s'adresser au cardinal. Ayant appris, lui disait-elle le 1er juin, ce que je crois aisément pour le désir que j'en ai, que vous recevrez agréablement cette lettre, je vous la fais avec beaucoup de contentement. J'espère que le malheur qui m'a contraint de sortir de France s'est lassé de me suivre si longtemps et que les soupçons qui m'ont donné des appréhensions auront en partie justifié ma peur dont je serois très aise d'être tout à fait guérie par la connaissance que mes ennemis ne fussent pas plus puissants que mon innocence. J'ai cru être obligée de m'éloigner pour gagner ce qui m'estoit seulement besoin pour ma justification, à savoir le temps. Les assurances qu'on m'a données depuis mon arrivée ici de votre bonté pour moi, me font espérer le succès que je me suis promis. Elle pria Charles Ier et Henriette-Marie d'écrire à Louis XIII, ainsi qu'à Richelieu afin de la recommander instamment. Sur ses instances, le roi d'Angleterre chargea même son ambassadeur à Paris d'intercéder en faveur de la duchesse et de solliciter sa rentrée immédiate en France.

Cette fois, au gré de Richelieu, les choses allaient trop vite. Dans un mémoire étudié, le cardinal exposait à Louis XIII les raisons qu'il y avait de prendre, avant d'autoriser le retour de Mme de Chevreuse, des précautions nécessaires : Si l'ambassadeur d'Angleterre parle de Mme de Chevreuse, écrivait-il, le roi dira que quand elle reconnaîtra sa faute, il sera prêt de la lui pardonner. C'étaient des conditions. Ces conditions, le secrétaire d'État Chavigny les expliquait plus clairement à l'ambassadeur de France à Londres, M. de Bellièvre, en lui disant : Nous attendons avec impatience des nouvelles de ce qui se sera passé entre Mme de Chevreuse et vous et si vous jugerez que son intention soit de rendre quelque bon service au lieu où elle est pour se remettre bien avec la France. Le gouvernement entendait que Mme de Chevreuse payât sa grâce en donnant d'abord des gages. La duchesse fut extrêmement irritée de ces conditions. Aidée des conseils de Montaigu, elle allait se jouer de Richelieu, et entreprendre contre le cardinal une lutte perfide où elle devait donner la mesure d'une souplesse extraordinaire et d'une duplicité consommée.

De Greenwich, elle était venue à Londres. Elle se trouvait sans argent, vivant à l'ordinaire du roi d'Angleterre, c'est-à-dire à ses frais. Elle désirait d'abord s'installer chez elle, avec ses meubles. Elle s'adressa à son mari. Elle pria Montaigu d'écrire à l'ambassadeur anglais à Paris, Digby, pour le prier de voir M. de Chevreuse. M. de Chevreuse répondit qu'il était nécessaire d'étudier la question et qu'il envoyait à cet effet l'abbé du Dorat à Londres, si toutefois le cardinal de Richelieu voulait y consentir.

Ce ne fut pas du Dorat qui vint, mais un simple valet. Digby mandait à Montaigu : Le sieur de Boispillé apporta hier de la cour une permission à M. de Chevreuse d'envoyer un valet savoir de la santé de Madame. C'était une dérision. En renvoyant le laquais, Mme de Chevreuse écrivait poliment à son mari : Je me promets que vous aurez soin de m'envoyer ce que je vous ai demandé. Je vous en conjure, car je ne saurois demeurer longtemps en l'état où je suis et j'espère qu'il ne sera pas si mauvais que j'aie besoin d'employer autre secours que celui que j'attends de vous pour subsister. Devant l'insistance de sa femme, M. de Chevreuse se décida à expédier Boispillé. Boispillé était un bon serviteur, dévoué, un peu crédule. Richelieu le fit venir ; il lui dit qu'il le laissait aller en Angleterre, mais à une condition, c'est qu'il entreprendrait Mme de Chevreuse et la conduirait à se soumettre au roi. Le cardinal donna à Boispillé une lettre pour la duchesse ; il devrait adresser la correspondance à du Dorat, qui la transmettrait à Richelieu.

La lettre de Richelieu apportée par Boispillé à la duchesse était un peu hautaine. Madame, disait le cardinal, M. de Chevreuse ayant désiré que le roi lui permît de vous envoyer le sieur de Boispillé, je n'ai pas voulu le laisser aller sans vous témoigner par ce mot que prenant part à ce qui vous touche, je ne serai point content quand je penserai que vous n'avez pas sujet de l'être. Si vous êtes innocente, votre sûreté dépend de vous-même et si la légèreté de l'esprit humain, pour ne pas dire celle du sexe, vous a fait relâcher à quelque chose dont Sa Majesté ait sujet de se plaindre, vous trouverez en sa bonté ce que vous en pouvez attendre et que vous devez désirer.

Mme de Chevreuse fit semblant d'accueillir les ouvertures du cardinal. Boispillé écrivait qu'il avait été très bien reçu, que Mme de Chevreuse était tout à fait bien disposée, qu'elle ne désirait rien tant que de revenir en France. Seulement quand il voulut s'expliquer, la duchesse se déroba. Il la pria, la supplia de lui dire au moins ce qu'elle pouvait désirer. Nous sommes en traité pour Mme de Chevreuse, écrivait à ce moment Montaigu ; nous sommes bien pressés de faire des demandes, mais nous n'en avons point fait. En attendant, M. de Montaigu procurait une avanie à l'ambassadeur de France, M. de Bellièvre. Défense était intimée à Mme de Bellièvre de monter dans le carrosse de la reine d'Angleterre : quelques jours auparavant, le tabouret avait été donné à Mme de Chevreuse et retiré à l'ambassadrice de France. Mme de Chevreuse et son entourage allaient continuer à se moquer de Richelieu par un savant mélange de bonnes dispositions apparentes et de mauvaise volonté réelle.

Boispillé pressait. Il était plein de confiance. Mme de Chevreuse, mandait-il, me donne charge de dire tout ce qu'on voudra de sa part pour avancer son retour, promettant de donner toutes sortes de contentement, à l'avenir, de ne faillir jamais ; proteste de si bien faire et bien servir et s'attacher aux intérêts et ordres qu'elle recevra de son Éminence, qu'elle réparera les fautes passées et que l'oa aura toute satisfaction d'elle. A force d'insistances il était parvenu à obtenir de la duchesse l'aveu qu'il faudrait à l'exilée au moins une déclaration solennelle du roi portant abolition générale de tout son passé, y compris la sortie de France. Elle entendait, il est vrai, que cette promesse fût faite aussi au roi d'Angleterre, lequel en répondrait.

Louis XIII et Richelieu étaient disposés à accorder cette abolition. Boispillé avait envoyé un mémoire contenant diverses affirmations de Mme de Chevreuse susceptibles de donner satisfaction au gouvernement. Mme de Chevreuse protestait, disait-il, n'avoir pris aucune espèce d'engagement avec l'Espagne ni avec l'Angleterre ; ne recevoir aucune pension de ces deux pays ; ne s'occuper de rien avec la Lorraine : elle voyait sans doute l'ambassadeur d'Espagne et les autres agents étrangers, mais en raison de ce que ceux-ci étaient venus lui présenter leurs hommages. Sa conduite apparente était correcte : elle promettait pour l'avenir de se bien conduire. Dans ces conditions, concluait Boispillé, le gouvernement pouvait envoyer l'acte demandé. Louis XIII et Richelieu se décidèrent. Madame, écrivait Richelieu, le 24 juillet, à la duchesse, le roi a volontiers consenti à ce que vous avez désiré. Puisque vous ne vous sentez coupable que de votre sortie du royaume, il m'a commandé de vous mander qu'il vous en donne de bon cœur l'abolition comme il eût fait de tout autre chose que vous eussiez témoigné avoir sur votre conscience. On vous envoie les sûretés que vous avez désirées. Que si vous en avez besoin de plus grandes, je vous y servirai volontiers.

L'abolition était rédigée en termes solennels : Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre... Le roi remettoit, quittoit, pardonnoit et abolissoit toutes les fautes commises par Mme de Chevreuse, assurait qu'elle ne serait jamais recherchée et punie sous cette prévention, défendait à tous officiers de justice de la poursuivre de ce chef : seulement, par deux fois, dans cet acte, le prince énumérait les fautes qu'avait commises la duchesse, et ces fautes étaient : qu'elle avait fui de Tours sans le consentement du roi, qu'elle était sortie du royaume sans sa permission, qu'elle s'était retirée dans le pays d'ennemis déclarés de l'État et qu'elle avoit négocié avec le duc de Lorraine contre le service de Sa Majesté.

A la lecture de ce document, Mme de Chevreuse sursauta ! Quoi ? dit-elle, on l'accusait d'avoir négocié avec le duc de Lorraine ? Mais le fait était faux ! Elle ne pouvait pas accepter un acte qui consacrait une affirmation aussi calomnieuse ! Elle refusait l'abolition : elle ne rentrerait pas en France ! Après les certitudes que l'on m'a dit avoir, écrivait-elle à du Dorat, que j'ai employé mes sollicitations vers M. le duc de Lorraine pour l'empêcher de s'accommoder avec le roi et le faire demeurer dans le parti d'Espagne, à quoi je n'ai jamais pensé, je ne puis me croire en sûreté en France, n'y pouvant, avec cette opinion-là, espérer la protection de M. le cardinal qu'il ne lui plaise auparavant s'éclaircir de ce soupçon en me donnant moyen de m'en justifier et à lui sujet de me croire digne de l'oubli de la faute de ma sortie de France pour laquelle j'attendrai de sa bonté la sûreté nécessaire ! Rien n'était fait !

A dater de ce moment, Bellièvre donnait avis de Londres que Mme de Chevreuse affectait à son égard une attitude nettement hostile. Elle voyait ouvertement les ennemis de la France ; elle avait de fréquentes conversations avec l'agent de la cour de Madrid ; elle disait publiquement du bien de l'Espagne. Richelieu fut fort contrarié. Il essaya de reprendre les négociations. Il fit savoir à Mme de Chevreuse que ses dispositions personnelles n'étaient pas changées, qu'elle pouvait compter sur son amitié, que le tout était de trouver un moyen d'accommodement. Considérez, Monsieur, lui répondait Mme de Chevreuse, l'état où je suis, très satisfaite d'un côté des assurances que vous me donnez de la continuation de votre amitié et fort affligée de l'autre des soupçons, ou, pour mieux dire, des certitudes que vous dites avoir d'une faute que je n'ai jamais commise, laquelle, j'avoue, serait accompagnée d'une autre si, l'ayant faite, je la niais. Je confesse. Monsieur, que ceci me met en un tel embarras que je ne vois aucun repos pour moi dans ce rencontre. Que si vous ne vous étiez pas persuadé si certainement de la savoir [la faute], ou que je la puisse avouer, ce serait un moyen d'accommodement ; mais vous laissant emporter à une créance si ferme contre moi qu'elle n'admet point de justification, et ne me pouvant faire coupable sans l'être, j'ai recours à vous-même, Monsieur, vous suppliant, par la qualité d'ami que votre générosité me promet, d'aviser un expédient par lequel Sa Majesté puisse être satisfaite et moi retourner en France avec sûreté. Il fallait attendre.

Là-dessus Richelieu fut prévenu que Mme de Chevreuse s'occupait de faire venir Marie de Médicis à Londres afin de constituer en Angleterre un centre d'opposition plus efficace contre le gouvernement de Louis XIIL Ah ! faisait le cardinal découragé, on croit quelquefois que les animaux ne sont pas capables d'un grand mal parce qu'ils ne le sont d'aucun bien, mais je proteste en ma conscience, qu'il n'y a rien qui soit capable de perdre un État que de mauvais esprits couverts de la faiblesse de leur sexe ! Le roi d'Angleterre, il est vrai, ne se souciait pas de recevoir sa belle-mère dont l'humeur acariâtre lui était connue, et refusait de la laisser venir. Alors Mme de Chevreuse faisait écrire par Henriette-Marie à Marie de Médicis de s'embarquer tout de même. Marie de Médicis acceptait. A charge partout où elle passait, éconduite d'abord de Flandre, obligée maintenant de quitter la Hollande où on avait assez d'elle, il ne lui restait que le royaume de son gendre : elle débarqua en Angleterre au mois de novembre.

Ce fut tout de suite une grande intimité entre elle et Mme de Chevreuse, La duchesse voyait la vieille reine chaque jour ; elle suppliait le roi Charles Ier de demander à Louis XIII la rentrée de sa mère à Paris, ce qu'elle savait être très désagréable au roi de France. Les relations de la duchesse avec l'ambassadeur d'Espagne étaient des plus étroites. Richelieu affirme dans ses Mémoires que Mme de Chevreuse se trouvait même en correspondance avec le premier ministre espagnol comte d'Olivares. Elle accueillait tous les ennemis du cardinal, le duc de la Valette, par exemple, qui ayant encouru la disgrâce de Louis XIII pour avoir subi une humiliante défaite devant Fontarabie, avait passé la mer, afin d'éviter d'être mis en jugement ; Le Coigneux, Monsigot, d'autres. L'ambassadeur de Bellièvre mandait que Mme de Chevreuse se disposait à passer en Flandre afin de se mettre en rapports plus directs avec les Espagnols, Jamais la duchesse n'avait été aussi dangereuse ! Comment renouer les négociations avec elle, la ressaisir ? Richelieu s'adressa au mari !

Désolé de la conduite de sa femme, vivant dans la crainte perpétuelle d'être compromis par elle, M. de Chevreuse ne savait qu'imaginer pour témoigner de son zèle personnel à l'égard du gouvernement. Il était aux petits soins avec Richelieu ; il lui faisait cadeau pour le domaine de Richelieu, en Poitou, de gros gibier qu'il prenait dans le parc de Dam pierre ; il ne manquait aucune occasion d'affirmer qu'il était trop serviteur du roi pour penser à aucune affaire sans le consentement de Sa Majesté. On lui suggéra l'idée d'implorer de Louis XIII la rentrée de sa femme en France. Il s'exécuta. Richelieu feignit de prendre au sérieux sa prière : Madame, écrivit-il à la duchesse, le 5 janvier 1639, en lui envoyant du Dorat et Boispillé, les continuelles instances que M. de Chevreuse fait pour vous garantir de votre perte, joint à l'affection que j'ai toujours eue pour ce qui vous touche m'ont porté à obtenir du roi un passeport pour l'abbé du Dorat et le sieur de Boispillé qui vont vous trouver en intention de vous servir et de vous faire plus penser à vous que vous n'avez jamais fait. Comme toujours, Mme de Chevreuse accueillit cette démarche courtoisement. Je ne saurais recevoir, répondit-elle au cardinal le 28 janvier, de plus grands témoignages de l'amitié de Monsieur mon mari que les sollicitations qu'il emploie pour procurer mon retour en France, ni espérer qu'elles réussissent que par votre assistance à laquelle je reconnois devoir le bon commencement que j'y vois et espère en devoir l'heureuse fin à vos bons offices. Mais d'avance elle prévenait que si on parlait encore d'absolution, elle ne céderait pas sur le sujet de ses négociations avec le duc de Lorraine. Ces négociations n'avaient pas existé. Si les soupçons que mon malheur a donnés de moi, disait-elle, touchant l'affaire de M. le duc de Lorraine estoient véritables, je vous les confesserois, ne doutant pas que votre générosité ne m'en obtînt le pardon aussi bien que de ma sortie de France.

Lorsque du Dorat et Boispillé arrivèrent à Londres, la duchesse était sur ses gardes. Elle leur offrit des compliments. Ce que j'ai pu reconnaître de ses desseins, écrivait du Dorat le 31 janvier à Richelieu, est une extrême passion de revenir, une sensible reconnaissance des grâces qu'elle a reçues de votre Éminence et une envie de vous dire beaucoup de choses si elle estoit si heureuse de vous pouvoir voir. Mais quand les deux envoyés abordèrent les conclusions précises, ils constatèrent que Mme de Chevreuse éludait.

Leur mission était difficile. Richelieu avait donné à du Dorat et Boispillé la même abolition que celle dont Mme de Chevreuse n'avait pas voulu ; il leur avait même prescrit de ne délivrer cette abolition que contre un écrit de la duchesse signé d'elle, attestant l'exactitude des faits articulés dans le document. Mme de Chevreuse avait été indignée. Je vous avoue, mandait-elle à Richelieu, que je suis doublement étonnée de la voir (la mention de l'affaire de Lorraine) dans l'abolition que Boispillé m'a montrée et d'entendre à quelle condition il s'est engagé de me la donner. Par ailleurs, du Dorat et Boispillé avaient annoncé à Mme de Chevreuse que le roi l'autoriserait à revenir en France, mais pas à la cour, seulement à Dampierre, et encore ne savaient-ils pas le temps qu'elle pourrait y rester et si elle y serait libre. Mme de Chevreuse avait exigé une abolition pure et simple, sans aucune mention de l'affaire de Lorraine, plus la liberté d'aller et de venir dans tout le royaume.

Du Dorat et Boispillé essayèrent de la raisonner. On commencerait à lui accorder Dampierre ; ensuite, certainement, on la laisserait revenir à la cour ! La duchesse répondit qu'elle refusait tout ! Si Votre Eminence, mandait du Dorat navré à Richelieu, le 25 février, me permet de dire ce qu'il me semble de cette personne, je vous assurerai que jamais esprit n'a été si agité : la nécessité et la perte de sa liberté sont les deux furies qui l'agitent...

A Paris, maintenant, on se taisait. Boispillé et du Dorat ne savaient plus que faire. Le temps passe, écrivait Boispillé le 10 mars ; il vaut mieux que je m'en retourne ; pour M. du Dorat, il se meurt d'ennui. Et le 17 : Nous sommes ici dans des peines et impatiences qui ne se peuvent dire ; le pauvre M. l'abbé du Dorat et moi nous sommes tout à fait désorientés. M. du Dorat est en telle mélancolie que véritablement je crois qu'il en demeurera malade. Ce jour même, 17, Richelieu faisait connaître sa réponse à du Dorat : si le gouvernement, disait-il, voulait que Mme de Chevreuse reconnût ses négociations avec la Lorraine, c'était que sa sûreté requéroit qu'on en usât ainsi. Le cardinal assurait qu'il garderait le secret de cet aveu. Néanmoins, étant désireux d'aboutir à un résultat, il annonçait avoir obtenu du roi l'abolition pure et simple que réclamait la duchesse sans aucune mention de l'affaire de Lorraine. Mme de Chevreuse, ajoutait-il, semblait étonnée qu'on ne lui permît pas d'aller et de venir en France. Il y avait un an, avant sa fuite de Couzières, elle était tenue de demeurer en Touraine. Il ne paraissait pas que depuis cette époque elle eût rien fait qui pût mériter une amélioration de son état. Richelieu concluait que le sort de Mme de Chevreuse était entre ses mains. A la lettre était jointe la nouvelle abolition : le passage concernant l'affaire de Lorraine y était en effet supprimé.

Au reçu de ce courrier, le 23 mars, à neuf heures du soir, Boispillé et du Dorat se hâtèrent de se rendre chez Mme de Chevreuse : ils lui communiquèrent ce qu'on leur envoyait de Paris. L'autorisation d'aller et de venir en France était donc refusée. La duchesse répondit sèchement qu'elle ne partirait pas. En vain les deux envoyés désolés revinrent le lendemain. Jamais extravagance ni ingratitude n'a été comparée avec celle-là ! mandait du Dorat indigné le 24 à Chavigny. Ils discutèrent, supplièrent. Elle nous a prié, écrivait Boispillé, de nous retirer, en nous disant que cela étoit résolu et qu'il n'y auroit point de rhétorique qui la pût persuader. Nous l'avons encore vue présentement, sur les trois heures après dîner, avant d'envoyer cette lettre : tout même chose. C'est pourquoi nous sommes résolus de partir pour nous en retourner, Dieu aidant, samedi ou dimanche. Je ne puis que dire, sinon que c'est une pauvre dame bien malheureuse et d'une humeur bien contraire à son bien et ennemie de soi-même !

Le 28, Mme de Chevreuse répondait elle-même directement à Richelieu : sa lettre était pleine de déférence ironique : Monsieur, disait-elle au cardinal, j'ai vu la réponse qu'il vous a plu me faire par la lettre à M. du Dorat. Combien je vous suis obligée et combien je suis malheureuse vous trouvant avec tant de bonté pour moi et demeurant avec tant de mauvaise fortune ! Je prie Dieu que mes services vous puissent un jour faire paraître que je ne suis pas tout à fait indigne des grâces que j'ai reçues de vous !

Avant de quitter Londres, du Dorat et Boispillé tentèrent un dernier effort. Enfin, dirent-ils à Mme de Chevreuse, accordait-elle s'être mal conduite dans le passé et se repentir à présent ; promettait-elle pour l'avenir, si on lui accordait l'autorisation de revenir librement en France, de n'avoir aucune relation ni au dehors, ni au dedans du royaume, avec des personnes suspectes au roi ; admettrait-elle, si elle en était convaincue, d'être tenue pour coupable ? Après avoir un peu réfléchi, Mme de Chevreuse consentit à répondre affirmativement. Du Dorat et Boispillé ajoutèrent qu'ils allaient se porter garants devant le cardinal de ces affirmations. Mme de Chevreuse accepta.

Arrivés à Rueil, les deux voyageurs expliquèrent à Richelieu ce qu'ils avaient obtenu. Le cardinal accueillit le moyen indirect qu'on lui offrait. Nous soussignés, écrivirent alors les envoyés, déclarons à Monseigneur le cardinal que Mme la duchesse de Chevreuse reconnaît sincèrement la mauvaise conduite qu'elle a prise par le passé et s'en repent de tout son cœur... etc. A défaut d'attestation plus explicite, le cardinal pouvait se contenter de cette déclaration. Louis XIII fut d'avis de céder. Il autoriserait Mme de Chevreuse à revenir à Dampierre, pourvu qu'elle promît d'y demeurer paisiblement et de ne plus cabaler. Richelieu annonça lui-même la nouvelle à la duchesse.

De Londres où ils étaient retournés, du Dorat et Boispillé prévinrent que Mme de Chevreuse était cette fois satisfaite. Tout était pour le mieux : l'affaire semblait terminée, il ne restait plus qu'à en régler les suites, lorsque du Dorat et Richelieu reçurent chacun une lettre de la duchesse. A du Dorat, Mme de Chevreuse disait : Je ne vous écrirai que trois lignes pour vous dire de témoigner à M. le cardinal le ressentiment que j'ai des grâces qu'il a obtenues pour moi de Sa Majesté. Je remets le surplus à Boispillé qui vous écrira dans deux jours fort particulièrement des raisons qui m'arrestent ici. A Richelieu, la duchesse écrivait : Monsieur, je n'ai point de paroles pour vous remercier assez dignement des grâces que vous avez obtenues pour moi du roi, mais j'ai les résolutions que je dois de les mériter par mes très humbles services. Vous saurez Monsieur, par M. du Dorat, les raisons qui m'empêchent d'en aller jouir aussitôt que j'eusse désiré, et croirez, s'il vous plaît, que je demeure avec des sentiments extrêmes des bontés que vous me témoignez dont je ne doute point.

Qu'y avait-il encore ? Boispillé s'informa : c'étaient des questions d'argent, paraît-il, qui retenaient la duchesse. Elle avait fait beaucoup de dettes ; les créanciers ne la laissaient pas partir : Il fallait rendre ou crever, écrivait Boispillé. Mme de Chevreuse demandait au gouvernement de l'aider à payer 12.000 livres. Qu'à cela ne tînt ! Richelieu n'en était pas à une somme d'argent près : il envoya 18.000 livres. Cette fois les difficultés étaient aplanies.

Boispillé fit les préparatifs ; la route du retour avait été choisie, celle de Dieppe : les gouverneurs de Dieppe et de Rouen avaient reçu l'ordre d'accueillir Mme de Chevreuse avec honneur. La reine d'Angleterre s'était engagée à procurer un vaisseau et ce vaisseau ne pouvant appareiller que dans une quinzaine de jours, le départ de Mme de Chevreuse avait été fixé au 13 juin à Douvres. La duchesse avait fait ses adieux : elle était allée voir Henriette-Marie ; elle avait écrit au roi d'Angleterre ; elle avait prié son mari de lui expédier à Dieppe des carrosses et des chevaux et demandé à l'abbé du Dorat de venir l'y attendre ; Boispillé comptait les heures, lorsque brusquement, le 4 juin, Mme de Chevreuse le fit appeler.

L'intendant trouva la duchesse extrêmement émue. Elle lui dit qu'elle venait de recevoir deux lettres de Lorraine qui la jetaient dans le plus grand trouble : elle tendait les deux lettres ; la première, anonyme, lui disait que sa perte en France était assurée : on ne l'attirait à Dampierre que pour pouvoir plus facilement s'emparer d'elle. Le cardinal de Richelieu avait dit trop de mal de sa conduite à propos de l'Espagne et de la Lorraine, pour accepter qu'elle pût demeurer impunie. La seconde lettre, datée de Sierck, 26 mai, était signée du duc de Lorraine : Je suis certain, lui disait le duc, du dessein qu'a fait le cardinal de Richelieu de vous offrir toutes choses imaginables pour vous obliger de retourner en France et aussitôt vous faire périr malheureusement. Le marquis de Ville qui a parlé à lui et à M. de Chavigny vous en pourra rendre plus savante comme l'ayant ouï lui-même. Je l'attends à toute heure et si je croyois pouvoir assez sur votre esprit pour vous divertir de prendre cette résolution, je m'en irois me jeter à vos pieds pour vous faire connaître votre perte absolue et vous conjurer par tout ce qui vous peut être au monde de plus cher d'éviter ce malheur trop cruel à toute la terre, mais à moi plus insupportable que tout le reste du monde !

Boispillé se récria : que signifiaient ces lettres ? Il essaya de combattre l'effet produit. Mais l'esprit de la duchesse était trop impressionné. Après tout, disait la duchesse, le cardinal ne lui avait donné aucune assurance. Du moment que le marquis de Ville allait venir pour lui fournir des explications, elle désirait au moins l'attendre. Cela est pitoyable ! mandait Boispillé à Paris ; et il conseillait à Richelieu d'envoyer à Mme de Chevreuse les assurances qu'elle avait l'air de réclamer. Souvenez-vous, s'il vous plaît, Monseigneur, lui disait-il, que par les lettres que vous lui avez fait l'honneur de lui écrire, qui sont véritablement toutes pleines d'affection et de bonté, vous ne lui parlez point pour sa sûreté laquelle elle demande à vous seul. Je crois que si Votre Éminence avoit agréable de lui en écrire un mot ou à moi, ce seroit renverser tous ces avis passés et à venir.

Richelieu était irrité au possible. Il se contenta d'écrire les trois lignes suivantes qu'il pria Boispillé de mettre sous les yeux de la duchesse : On inquiète mal à propos Mme de Chevreuse ; elle n'a rien à craindre en France ; si quelqu'un lui veut persuader le contraire, il la trompe méchamment. Mme de Chevreuse se borna à répondre qu'elle attendrait M. de Ville. Je lui ai dit et représenté, mandait Boispillé le 9 juin, toutes les raisons que j'ai cru avoir convié le duc Charles à lui écrire ce qu'il a fait, qui n'est que pour l'empêcher de retourner pour leurs intérêts particuliers, n'y ayant aucun fondement en sa lettre. J'espère toujours. Monseigneur, que la bonté et générosité de Votre Éminence passera pardessus tout cela et pardonnera toutes ces formalités où, si j'ose dire, tendresses d'esprit où je crois qu'il n'y a que quelque temps à patienter et adoucir. De son côté, Mme de Chevreuse écrivait le 13 juin à du Dorat, alors en France : Je suis dans le même état que Boispillé vous a dit, attendant impatiemment la personne qu'il vous a mandé (M. de Ville) pour un entier éclaircissement sans lequel je ne puis ni ne dois partir d'ici.

Il fallut attendre : on attendit jusqu'au 3 août ; M. de Ville arriva enfin. Mme de Chevreuse voulut que l'explication eût lieu devant Boispillé lui-même. M. de Ville conta que l'hiver précédent, venant de Paris, il avait voyagé avec un certain Lange, lequel avait dit que sachant l'affection qu'on avait en Lorraine pour Mme de Chevreuse, il tenait à lui révéler que la duchesse était perdue si elle revenait en France. Deux jours auparavant, paraît-il, le cardinal de Richelieu, causant avec M. Chavigny de Mme de Chevreuse, avait déclaré être très mécontent de ce que la duchesse niât les conseils donnés par elle au duc de Lorraine, de ne pas traiter avec la France ; qu'il avait des lettres d'elle formelles sur ce point, que cette affaire estoit bien éclaircie et que Mme de Chevreuse revenant en France, on la feroit bien parler français et si elle les pensoit tromper, elle se trompoit elle-même ! Boispillé protesta. De qui Lange tenait-il ces propos ? Il ne le disait pas ! La discussion se poursuivit en dehors de Mme de Chevreuse : elle ne pouvait avoir aucun résultat. Après avoir consenti à rédiger et à signer sa communication, M. de Ville repartit le 7 : il avait formellement déconseillé à Mme de Chevreuse de rentrer en France.

Le 9, la duchesse écrivait à Richelieu pour lui demander définitivement des sécurités catégoriques. Je vous supplie très humblement, Monsieur, lui disait-elle, de me faire cette grâce de me dire franchement si vous êtes satisfait du passé sans qu'il me reste aucun sujet de soupçon tant en ce qui regarde l'affaire de M. de Lorraine avant ma sortie de France qu'autres choses arrivées depuis.

Richelieu était excédé. Il répondit, le 30 août, par une lettre sèche dans laquelle il consentait encore à donner la nouvelle assurance qu'on exigeait de lui : Madame, disait-il, le roi a trouvé fort étrange qu'ayant reçu votre abolition il y a plus de trois mois, telle qu'on la désiroit pour vous en ce temps, vous ayez fait difficulté de vous en servir comme vous disiez le vouloir faire. On la trompait avec de fausses appréhensions. Vous êtes trop judicieuse pour ne connaître pas que Sa Majesté ne voudroit pour rien au monde vous donner une abolition pour une chose dont elle voulût après vous rechercher en France. Cependant parce que le sieur de Ville vous a voulu persuader qu'on vous vouloit rechercher sur le fait de M. de Lorraine, je ne crains point de vous déclarer que l'intention du roi n'a jamais été et n'est point telle et que vous jouirez de votre abolition selon son plein et entier effet sans qu'il soit plus parlé des négociations faites avec M. de Lorraine. C'était net ! Que fallait-il de plus ?

Mme de Chevreuse répondit, le 16 septembre, par une lettre dilatoire. Elle remerciait le cardinal. Mais, ajoutait-elle, les appréhensions où l'on m'a mise, ont été telles que mon esprit n'a pas été capable de les surmonter tout d'un coup en m'en retournant présentement en France. Il faut, s'il vous plaît, que vous pardonniez à ma faiblesse. A du Dorat et Boispillé, elle écrivait qu'elle avait reçu de nouveaux détails qui l'empêchaient de partir. Ainsi, tout était remis en question !

Je désespère, mandait du Dorat désolé au cardinal, le 23 septembre, le retour de Mme de Chevreuse après tant de fuites et de remises ! Les raisons que la duchesse invoquait étaient ridicules ; elle demandait du loisir pour reposer son esprit après tant de frayeurs qu'elle disoit qu'on lui avait faites ! Elle croit que les esprits doivent faire diète comme les corps ! C'est un régime que le sien ne doit pas pratiquer, car il se pourroit bien évaporer ! Je n'ai rien oublié, ajoutait de son côté le 24 septembre Boispillé revenu en France, pour faire connaître à Mme la duchesse de Chevreuse les étroites obligations qu'elle a eues à Votre Éminence. Rien ne l'a ébranlée ! Ayant donc jugé, Monseigneur, n'être plus nécessaire auprès d'elle, j'ai cru que Votre Éminence ne trouveroit mauvais que je fisse un voyage en ce lieu. Mme de Chevreuse allait maintenant garder le silence et demeurer six mois sans donner le moindre signe de vie au cardinal.

Mais pendant ce temps elle ne resterait pas inactive. De Londres, jour par jour, arrivaient à Richelieu des dépêches l'informant des faits et gestes irritants de la duchesse. C'était le secrétaire, M. de Montreuil, qui, en l'absence de l'ambassadeur, M. de Bellièvre, tenait le cardinal au courant. Mme de Chevreuse faisait de sa maison le rendez-vous des émigrés ennemis de Richelieu, la Valette, Soubise (le chef protestant sorti de France après la défaite de ses coreligionnaires), la Vieuville (ancien ministre disgracié et condamné), l'entourage de Marie de Médicis, Monsigot, Le Coigneux. Elle était au mieux avec les représentants des souverains étrangers en guerre avec la France. M. de Ville était revenu en Angleterre pour recruter mille soldats destinés à combattre sur le continent contre les troupes françaises . Mme de Chevreuse avoit employé son crédit à faire réussir sa mission. M. de Ville était descendu chez elle, avait pris ses repas avec elle, se servait de ses carrosses. Une autre fois c'était l'ambassadeur d'Espagne, le marquis de Velada, qui, arrivant à Londres, allait voir tout droit Mme de Chevreuse : la duchesse lui prêtait sa plus belle voiture, engageait des dépenses considérables afin de lui faire honneur. Un indicateur anonyme, signant Titus, décrivait à Richelieu les détails de cette réception magnifique. Dans une autre circonstance, M. de Montreuil signalait les rapports de Mme de Chevreuse avec le prince Thomas de Savoie, commandant les armées de Flandre contre les troupes de Louis XIIL L'envoyé de la Savoie à Londres, M. Hallot, était constamment chez Mme de Chevreuse. Il n'y avait pas jusqu'au nonce, Rossetti, que la duchesse n'entraînât contre le gouvernement français. Plus tard, en 1643, lorsque Rossetti, devenu cardinal, sera délégué par le pape au congrès de Munster, Mazarin l'exclura, rappelant qu'à Londres, Rossetti a eu des communications très secrètes et fréquentes avec la duchesse de Chevreuse et que les ministres du pape savent combien alors Mme de Chevreuse a recherché de nuire à l'État. Richelieu ne savait que résoudre ! Il était exaspéré au dernier point contre Mme de Chevreuse. Dans une de ses lettres, Boispillé indique qu'on ne pouvait plus prononcer le nom de la duchesse devant le cardinal tellement ce sujet l'irritait. N'y aurait-il donc aucun moyen de mettre un terme aux cabales de cette créature et de s'assurer d'elle ? Là-dessus — c'était en mai 1640 — à nouveau le duc de Chevreuse s'offrit : il proposait de se rendre en Angleterre lui-même et de ramener de Londres sa femme en France de gré ou de force.

 

M. de Chevreuse gémissait de plus en plus de la conduite de sa femme. Il avait secondé le gouvernement du mieux qu'il avait pu. Il avait toujours empêché que rien fût envoyé à la duchesse de ce qu'elle réclamait. En vain Mme de Chevreuse lui avait-elle demandé les objets les plus modestes ou les plus utiles : les petites hardes de mon cabinet, disait-elle, le coffre de parfum accommodé d'argent avec les papiers qui sont dedans à Couzières, surtout le coffre avec des clous d'argent et, s'il y a moyen, la Porte, mon tailleur, avec mes habits. Le duc n'avait pas répondu. Il se plaignait hautement de sa femme. Un jour, à Saint-Germain-en-Laye, rencontrant Anne d'Autriche, et la reine lui demandant des nouvelles de la duchesse, il avait riposté avec aigreur qu'il était précisément fâché de ce que Sa Majesté empêchât sa femme de revenir. Maintes fois il avait écrit à l'exilée, lui expliquant les dangers qu'elle lui faisait courir à lui et à toute leur maison, énumérant les embarras dans lesquels elle le mettait, jusqu'à le réduire à la famine. Il lui avait envoyé même Renault, le valet de chambre, afin de la presser de rentrer. J'ai entendu par Renault, répondait Mme de Chevreuse, les sentiments où vous êtes pour mon retour et le désir que vous avez de savoir quels sont aussi les miens. A quoi bien véritablement je vous répondrai que j'ose dire qu'ils sont encore plus grands que les vôtres de me voir en France en état de remédier à nos affaires et de vivre doucement avec vous et mes enfants. Malheureusement cela n'était pas possible : il fallait trouver un moyen : C'est ce que je vous jure, assurait-elle, que je demande tous les jours à Dieu et que je m'étudie à trouver tant que je puis ! M. de Chevreuse avait répliqué sèchement qu'elle le trompait, qu'elle ne faisait rien pour revenir. J'ai autant travaillé que vous et plus que vous à mon retour, ripostait la duchesse : l'on m'a tant donné de diverses appréhensions, que je sais que vous auriez eu pitié des inquiétudes où j'ai vécu. C'est après les tergiversations interminables de l'année 1639 et du début de 1640 que M. de Chevreuse se décidait à aller chercher, lui-même, d'autorité, sa femme jusqu'à Londres et à la ramener.

Il demanda la permission à Richelieu : Monsieur, écrivit-il au cardinal, agréez, s'il vous plaît, que je vous entretienne du désespoir où je suis des longueurs que ma femme apporte à son retour. Après avoir considéré tant de peines et importunités rendues à Votre Éminence, promesses et remises qu'elle a faites de venir, qu'elle n'a point exécutées, nonobstant les conjurations que je lui ai faites de mon côté ; considérant que Votre Éminence m'a toujours fait l'honneur de me vouloir du bien, je me suis résolu de la supplier humblement et conjurer, d'obtenir permission du roi, pour moi, de l'aller quérir en Angleterre avec les assurances de l'honneur des bonnes grâces de Sa Majesté et les vôtres. Monsieur. Richelieu accepta. Il n'avait pas grande confiance dans le moyen.

Lorsque, en effet, par une indiscrétion de M. Auger, secrétaire de l'ambassade d'Angleterre, la nouvelle parvint à Londres du voyage de M. de Chevreuse, ce fut à la maison de la duchesse une scène inimaginable ! On n'a jamais vu tant de trouble ! mandait M. de Montreuil. Mme de Chevreuse déclara qu'elle n'attendrait pas son mari, que si celui-ci venait, elle s'enfuirait plutôt en Flandre. Elle alla trouver le roi d'Angleterre afin de solliciter son appui. Pour la calmer, Charles Ier lui répétait que s'étant mise sous sa protection il ne permettroit pas qu'on la pût forcer à retourner en France. Mme de Chevreuse envoya un courrier à son mari le suppliant de [s'abstenir de son voyage. M. de Chevreuse répondit que son projet d'aller à Londres n'avait d'autre but que de venir la voir et de lui parler de leurs affaires communes. Que s'alarmait-elle ?

Il avait commencé ses préparatifs. Louis XIII lui avait donné une lettre adressée au roi d'Angleterre, des passeports pour lui et la duchesse, une note lui indiquant les personnes qu'il devrait éviter à Londres — la Valette, la Vieuville, Le Coigneux, Monsigot. — Chevreuse n'ayant plus un sol, et vivant de dettes, avait demandé une avance de 12000 écus : on les lui avait accordés. L'heure du départ approchait.

En apprenant ces apprêts, la duchesse écrivit à son mari une nouvelle lettre le 22 avril : elle le conjurait de changer sa pensée qui estoit capable, affirmait-elle, d'empêcher absolument son retour en France, au lieu de le hâter, estant dans une résolution ferme, ajoutait-elle, si vous passez par-dessus toutes les raisons que je vous ai dites, pour venir ici, d'en partir à l'instant que vous arriverez pour passer dans les pays du roi d'Espagne ! C'était une sommation et une menace !

Au reçu de cette lettre, M. de Chevreuse prit la plume : sa lettre allait exhaler toute sa douleur, son indignation et ses transes de pauvre homme. Je ne puis comprendre, disait-il à sa femme, quel prétexte vous pouvez prendre de fuir lorsque je vous veux aller voir après vous avoir mandé le sujet de mon voyage et vous avoir si bien fait connaître que c'est sans autre dessein ferme que de vous voir et apprendre l'état de vos affaires ! Je vous parle maintenant en mari et qui vous aime comme je dois mais qui commence aussi à ouvrir les yeux et les oreilles ! Ce temps, nos affaires, et votre procédé me le font faire ainsi : car de vouloir faire croire que vous craignez des violences de moi pour votre retour, c'est à quoi je m'assure que vous ne pensez pas ! Pourquoi donc vous en faire ? Il faut que ce soit de ma seule personne qu'ayez aversion ; cela est bien étrange ! Après m'avoir entretenu longtemps que vous vouliez retourner, et comme toutefois sur ces incertitudes je vous voulois aller voir et quérir, vous voulez bien me mander que comme j'arriverai, vous fuirez et retirerez en pays ennemi ! Quelle extrémité et quel si grand changement puis-je apporter par ma personne à vos desseins, non seulement de les pouvoir faire différer, mais absolument les changer et par ainsi nous perdre et ruiner ! Pensez-y bien ! Évitez plutôt votre honte et la mienne que ma personne ! Conclusion : je ne puis plus changer et quand je le pourrois, je ne le ferois : je suis trop engagé dans mon voyage : il faut que je parte, vous promettant que non seulement je passerai à Calais le quatrième du mois prochain mais que j'y attendrai de vos nouvelles jusqu'au huitième et lors si vous suivez les bons sentiments que vous m'avez tant écrit et voulu que tout le monde croit que vous avez, je ne passerai pas outre, et vous attendrez en France où vous voudrez. Mais souvenez-vous, je vous prie, de ne me plus tromper ; je ne suis point bête et je sais fort bien ce que je vous écris : j'y ai trop pensé. Cela m'est bien sensible de me voir traiter de vous de la façon et encore de me voir et nos enfants, mourir de faim et aux extrémités où vos procédures nous ont réduits, avec une prochaine ruine totale de notre maison ! Je vous avoue que je suis extrêmement ennuyé et ne sais plus à quoi en attribuer la cause qui vous en fait ainsi user de très mauvais sujet ! Souvenez-vous encore une fois que je sais bien ce que je dis !

M. de Chevreuse était décidé à partir. Il quitterait Paris le jeudi 3 mai, serait le vendredi 4 à Calais, comme il l'avait expliqué, puis passerait la mer. Il se mettait en route ; lorsqu'on vint lui apprendre que, réalisant sa menace, sa femme avait quitté l'Angleterre, sans l'attendre, et avait débarqué en Flandre, pays espagnol !

Elle était partie le mardi 1er mai, à onze heures du matin, avec le marquis de Velada, ambassadeur d'Espagne, le duc de la Valette, la Vieuville, Montaigu, Craft et de Ville. Par ordre de Charles Ier, le comte de Newport l'avait accompagnée jusqu'aux Dunes, au cas où elle eût rencontré M. de Chevreuse. Comme don d'adieu, le roi lui avait fait cadeau d'un diamant de 10.000 écus. Le 5, elle s'était embarquée à Rochester et après une alarme, le 8, avec Craft, avait atterri à Dunkerque ville alors étrangère !

M. de Chevreuse fut accablé ! Il prévint aussitôt Chavigny, secrétaire d'État ; il alla voir Richelieu ; il communiqua toute la correspondance qu'il avait reçue de sa femme de peur qu'on ne le soupçonnât de complicité : Richelieu lui demanda d'écrire à Charles Ier afin de prier le roi de la Grande-Bretagne de vouloir bien dorénavant ne plus recevoir la duchesse en Angleterre. M. de Chevreuse écrivit : il présentait, disait-il, sa requête à genoux et à jointes mains. Charles Ier répondit : Votre femme étant de la qualité qu'elle est et ne m'ayant donné, durant son séjour en ma cour, le moindre sujet de déplaisir, je ne vois pas comment je la pourrois refuser d'y retourner quand elle en prendroit la résolution. C'est une faveur dont les particuliers se peuvent prévaloir : combien plus donc le peut espérer une dame de qualité éminente ! Il avait raison.

Pendant ce temps à Dunkerque, Mme de Chevreuse éprouvait, dès son arrivée, les effets pitoyables de la fausse situation dans laquelle elle se trouvait. Elle était sans argent, presque seule. Elle hésitait à se rendre à Bruxelles. Où aller ? Désemparée, elle se résigna à essayer une tentative du côté de Paris. Elle écrivit à Louis XIII : elle accusait son malheur d'être cause de ce qui s'était passé ; elle était venue à Dunkerque, disait-elle, avec autant de peine que j'en avais eu d'entrer en Espagne et avec la même résolution d'en sortir aussitôt que la nécessité qui m'y amène, me le permettra. Elle protestait au roi du respect et de l'affection qu'elle devoit à sa personne et à son service. Il était trop tard. Louis XIII ne répondit pas.

Mme de Chevreuse écrivit à Anne d'Autriche, faisant appel à sa bonté, lui demandant d'avoir pitié de ses peines, suppliant la reine de lui accorder sa protection auprès du roi. La lettre fut interceptée. Louis XIII commanda qu'on la remît sans l'ouvrir à Anne d'Autriche. Anne d'Autriche refusa de la recevoir et dit qu'elle n'avoit garde d'ouvrir la lettre d'une personne qui se gouvernoit comme Mme de Chevreuse le faisoit et qui estoit au lieu où elle estoit. Elle ne savoit quelle fantaisie ou artifice avoit poussé cette femme à lui écrire !

Mme de Chevreuse s'adressa à Richelieu : J'avoue, gémissait-elle, que je ne sais à cette heure que penser de mon malheur ! Elle implorait la bonté du cardinal ; elle parlait des dangers auxquels l'avait exposée le voyage de son mari à Londres, sans dire quels étaient ces dangers ; elle avouait la peine qu'elle avoit à se résoudre d'entrer plus avant dans le pays ; elle souhaitait revenir en France : elle sollicitait les bonnes grâces du roi et l'amitié du cardinal. Richelieu ne répondit pas.

Elle écrivit à son mari. M. de Chevreuse pria le valet qui lui apportait la lettre d'aller la remettre immédiatement, non décachetée, au secrétaire d'État M. de Chavigny.

La duchesse fut désespérée. A Bruxelles on ne paraissait pas beaucoup tenir à la voir : on l'engageait à se rendre à Bruges. Le roi d'Espagne et le comte d'Olivares penchaient pour qu'elle vînt à Madrid. Au fond, la duchesse eût préféré rentrer en France. Elle se trouvait maintenant abandonnée, sans ressource. Je suis ruinée et comme dans un désert, mandait-elle à quelqu'un, sans consolation de personne et qui n'ai la liberté de voir aucune personne sans la rendre suspecte et mille mortifications dans ma solitude.

Mais elle n'était pas femme à céder longtemps au découragement. Elle se reprendrait ; elle braverait la fortune. Qu'importait après tout ! J'aurai toujours la satisfaction, disait-elle fièrement, de m'avoir voulu sacrifier une seconde fois pour mon sang et méprisé tous les périls qui s'y peuvent rencontrer. Rien ne donne plus de hardiesse qu'une bonne conscience. Jamais personne n'aura lieu de me reprocher rien, au contraire ; je traiterai toujours le monde comme une chrétienne et fort généreuse ! C'était M. de Chevreuse qui était cause de tout ce qui lui arrivait. Si le mari n'avoit tout gâté l'on pourrait bien prendre tel chemin que l'on voudroit. Elle invoquait la Providence : J'ai tant recommandé mon dessein à Dieu que je recevrai tout ce qui en succédera comme venant de sa main... J'espère que Dieu mettant la main à ces affaires, toutes choses seront bientôt évanouies !

Elle ne pouvait rester à Dunkerque. Elle se rendit à Bruxelles. Elle s'employa, reprit ses menées. Elle vit le gouverneur des Pays-Bas, don Antonio Sarmiento, le circonvint, coquetta. Malgré ses quarante ans presque sonnés elle avait encore une séduction sans doute irrésistible car, au dire de Mazarin, Antonio Sarmiento succomba. Par lui elle reprit son pouvoir. Le 6 novembre 1640, M. de Montreuil mandait à Bellièvre qu'elle s'offrait à servir d'intermédiaire entre le roi d'Espagne et MM. de la Valette et Soubise, lesquels promettaient de faire soulever la Guyenne contre Louis XIII moyennant une pension de mille écus par mois. Quelques semaines plus tard, elle se jetait à corps perdu dans la révolte du comte de Soissons.

Le comte de Soissons prenant les armes contre Louis XIII, à la frontière, du côté de Sedan, avait envoyé à la duchesse, pour la gagner, un de ses gentilshommes, Alexandre de Campion, jeune et brillant cavalier de trente ans. Campion n'avait pas eu de peine à obtenir le concours de Mme de Chevreuse. Mme de Chevreuse avait écrit à Olivares ; elle avait entraîné don Antonio Sarmiento ; elle avait aidé Campion à lever des troupes, à trouver des officiers. On sait comment l'affaire tourna court : Soissons devait être tué à la bataille de la Marfée tout en remportant la victoire. J'estois si persuadé, écrivait Campion à la duchesse le 21 juillet 1641, du déplaisir que vous avez eu de la mort de feu M. le Comte que quand vous ne l'auriez pas témoigné dans votre lettre, je ne l'aurois pas moins cru. L'intérêt de tous ceux à qui M. le cardinal ne veut pas de bien estoit si engagé dans le sien que tant d'illustres malheureux perdent en lui toute leur espérance et, comme vous êtes la principale, vous y perdez à proportion de l'avantage que vous eussiez tiré de la victoire !

Vous êtes la principale de tous ceux à qui M. le cardinal ne veut pas de bien ! Campion avait raison ! Jusqu'à la mort de Richelieu la duchesse allait demeurer l'ennemi irréductible du ministre et refuser obstinément de venir en France : elle ne devait plus jamais le revoir !

Dans un mémoire mélancolique que le cardinal rédigeait le 15 juin 1640 pour Louis XIII, il expliquait au roi qu'il n'y avait pas de paix à espérer au dehors, les Espagnols étant résolus, disait-il, à ne pas la conclure et Mme de Chevreuse leur ayant expliqué toutes les raisons qui pouvaient les déterminer à tenir ferme : il énumérait ces raisons : un prince malade et las de la guerre, un ministre valétudinaire et destiné à ne pas vivre longtemps ; le souverain et le cardinal disparus, tous les exilés rentrant et la France en proie à un désordre où les Espagnols trouveraient leur compte : Richelieu avait vu juste !

Mme de Chevreuse voulait attendre la réalisation de ces pronostics ; elle ne devait pas attendre longtemps : le 2 décembre 1642, après une maladie de quelques semaines, le cardinal, dont la santé était délabrée et le corps épuisé, expirait !