LA DUCHESSE DE CHEVREUSE

 

CHAPITRE V. — EXIL EN LORRAINE. L'AMOUR DE CHÂTEAUNEUF.

 

 

IMAGINEZ-VOUS de grands bourgs pleins d'habitants, arrosés de belles rivières dont les bords sont couverts de bestiaux de toutes sortes, des collines plantées partie de vignes et partie de bois, des plaines si fertiles qu'à peine l'on peut semer les blés et les menus grains qu'elles produisent ; des paysans avec des vitres à leurs fenêtres et chacun le grand gobelet d'argent au coffre et vous n'aurez qu'une idée grossière de cette fortunée province. Je ne vis jamais l'image de l'abondance si bien peinte ni de travaux qui représentât mieux la félicité de cette vie. Ainsi décrivait la Lorraine Nicolas Goulas dans ses Mémoires, vers l'époque où Mme de Chevreuse venait y chercher asile. Ce n'était pas le charme du pays qui attirait la duchesse. Apparentée au duc régnant Charles IV par son mari, le duc de Chevreuse, elle allait demander à ce prince asile, appui et protection.

Ce duc avait cinq ans de moins qu'elle, vingt et un ans. Grand, maigre, blond, la figure osseuse, avec des sourcils élevés qui donnaient à son regard l'air surpris, un corps bien découplé par des exercices physiques, notamment l'équitation où il excellait, Charles IV montrait une mine ouverte et souriante : il était brillant et bouffon. Son biographe contemporain trouvait qu'il avoit un nez flairant loin. Quoiqu'il eût peu étudié, Charles IV n'était pas sot : il assimilait bien, écoutait beaucoup, parlait mieux encore ; seulement on le jugeait orgueilleux, insouciant et agité. Élevé en France, il y avait beaucoup fréquenté les Guise, ses cousins, et était souvent venu à Dampierre, il aimait les jeux et les plaisirs : c'était un prince léger. Successeur de son oncle le duc Henri II, dont il avait épousé la fille unique Nicole, il était malheureux en ménage. Henri II n'avait pas eu grande idée de son gendre : Vous verrez, disait-il, que cet étourdi perdra tout. Le jeune duc était destiné, tout au moins, à fort compromettre ses États.

Charles IV fut ravi de la venue de Mme de Chevreuse : il allait retrouver avec elle l'air de la cour de France dont il gardait un agréable souvenir : Ne pouvant perdre la mémoire qu'il avoit prise en France, il alloit se plaire beaucoup avec une personne qui en devoit porter toute la politesse dans son palais. Mme de Chevreuse arrivait précédée de sa réputation de femme séduisante, belle et pleine d'esprit, très informée des intrigues de la cour, ayant l'air galant et un entretien tout autre que celui du pays où le voisinage d'Allemagne rend le procédé des gens lourd et grossier. Le prince, qui regrettait la douceur du séjour de Paris et goûtait peu l'orgueil allemand, déploierait, pour bien recevoir la jeune et jolie duchesse sa cousine, toutes les ressources de sa modeste cour : le résultat devait dépasser ses espérances.

Que pouvait-il advenir, en effet, de la rencontre d'un prince de vingt et un ans et d'une jeune femme de vingt-six, coquette, décidée à user de toutes les séductions dont elle disposait pour s'attacher le duc auquel elle venait demander asile ? Charles IV tomba amoureux de Mme de Chevreuse. Tout commença par amour, dit Richelieu. Quoique la parenté servit de prétexte, écrit Brienne, ce fut sa beauté qui acquit à Mme de Chevreuse le pouvoir qu'elle eut. Charles IV oublia Nicole.

Ce furent alors des parties, des chasses, des joutes d'armes, des courses qui enchantèrent la cour de Lorraine et dont Mme de Chevreuse fut l'héroïne. Une des plus brillantes fêtes fut celle qui eut lieu au carême prenant de 1627, dans la grande salle d'honneur du palais ducal de Nancy, le 14 février à neuf heures du soir, aux flambeaux. Henri Humbert en a écrit le récit que Jacques Callot illustra : C'est vous, Madame, disait Callot dans une épître dédicatoire à Mme de Chevreuse où il révélait la grande impression qu'avait faite à Nancy la beauté de la duchesse et le sentiment passionné qu'éprouvait le duc pour elle, c'est vous que la France ayant reconnu pour la lumière des perfections, êtes venue recevoir le même suffrage de nos yeux, de nos voix et de nos cœurs. Nous confessons, belle princesse, que la Lorraine ne vit jamais tant de beautés en cela tant plus glorieuses qu'elles ne sont pas étrangères. Madame, c'est ici le ciel où votre soleil doit naturellement reluire pour s'être joint à ce grand Mars qui relève de lui son origine. Sur une estrade avaient pris place les duchesses, les princesses et toutes les dames de la cour. Charles IV entra en grand costume. Une série de chars somptueusement ornés suivaient, entourés de trompettes, de clairons, de gens portant des torches et amenant les princes de la famille habillés en dieux, des dames vêtues de satin incarnadin, jouant du luth. Le duc de Lorraine ayant revêtu un harnais, on dressa une barrière qui traversait l'arène et, la lance à la main, les champions du combat s'élancèrent. Le dernier vainqueur devait avoir pour prix une épée. Ce fut le duc qui l'obtint : il en fit hommage à Mme de Chevreuse.

Mais pendant que Mme de Chevreuse semblait ainsi oublier ses déboires, au milieu des plaisirs de la petite cour qui l'encensait, le gouvernement de Louis XIII se mettait en mesure d'agir.

Le roi n'avait pas pu voir sans un extrême mécontentement la duchesse passer la frontière lorraine. De Nancy elle allait cabaler contre la France, exciter le duc à provoquer des difficultés. Richelieu chargea le lieutenant du roi à Metz, M. de Flavigny, de le renseigner. Des précautions furent prises. Les garnisons des trois évêchés, Metz, Toul et Verdun, furent renforcées, la reconstruction de la citadelle de Verdun prescrite, afin d'intimider le duc de Lorraine. Charles IV ayant prié l'évêque de Verdun d'arrêter les travaux et d'excommunier les ouvriers, et l'évêque ayant obtempéré, le gouvernement de Louis XIII envoya à Verdun un président, M. Charpentier, qui déclara l'excommunication nulle, condamna l'évêque à 10.000 livres d'amende et fit reprendre les constructions. Mme de Chevreuse ne se sentait pas tranquille. Elle fut prise de remords. Demeurée en rapports avec Anne d'Autriche, elle essaya, à tout hasard, par la reine, de réparer ce qu'elle avait fait et de revenir en France : que le roi, expliquait-elle, retirât seulement l'ordre d'exil qu'il avait voulu lui signifier, et elle rentrerait. Anne d'Autriche transmit la demande comme si elle émanait de tierces personnes. Je crois, répondait Richelieu à Bouthillier le 1er octobre 1626, que la reine se doit contenter de dire à ceux qui parlent pour Mme de Chevreuse, que tout ce qu'elle peut faire est que le roi ne presse pas son retour ; mais que de changer l'ordre qu'il a donné, il est impossible. Mme de Chevreuse s'adressa alors à son mari. M. de Chevreuse proposait que sa femme se retirât dans le Bourbonnais, ou en Auvergne. Il l'y conduirait lui-même. Louis XIII ne s'y opposait pas. Mme de Chevreuse fit mine d'avancer de quelques pas en France, puis elle changea d'avis et repassa la frontière. Peu après, elle faisait encore solliciter par le duc de Lorraine : Sa Majesté m'a fait l'honneur de me dire, écrivait Richelieu, qu'il faut répondre de sa part, qu'elle ne peut croire que cette princesse qui se plaît si fort à être parmi les étrangers, qu'elle est sortie deux fois de son royaume, non seulement sans sa permission, mais contre, désirât revenir à la cour ; que M. de Chevreuse ayant demandé, par grâce qu'elle pût revenir en Bourbonnais, l'avoit mis au chemin qu'il falloit prendre pour revenir tout à fait, mais que depuis, s'en étant éloignée, elle avoit bien fait cognoistre qu'elle ne désiroit pas ce qu'on demande pour elle ; au reste que le temps présent ne peut permettre que Sa Majesté fasse ce que M. de Lorraine demande en cela : en un mot, pour le présent, ce retour est impossible !

Mme de Chevreuse fut extrêmement dépitée. Ainsi on la méprisait. On lui tenait rigueur. Il ne lui restait plus qu'à se venger. Utilisant l'influence qu'elle exerçait sur le duc de Lorraine, elle l'exciterait contre la France. A cette date, le gouvernement de Louis XIII, fort embarrassé dans les affaires des huguenots, se préparait au siège de La Rochelle qui devait l'absorber si longtemps. On ne tarda pas à reconnaître les effets de l'animosité de Mme de Chevreuse. Le duc de Lorraine émit des prétentions injustifiées, fit des réclamations qui n'étaient que de mauvais sujets de querelle : on fut persuadé à Paris, dit Brienne, que le duc agissait à l'instigation de Mme de Chevreuse. Sur ces entrefaites arrivait à Nancy un personnage anglais, lord Montaigu, qui allait singulièrement aider la duchesse à développer ses facultés d'intrigues et nouer avec elle un de ces vastes complots destinés à donner tant de soucis à Richelieu.

 

Mécontent de ce qu'on lui signifiât périodiquement le refus de le recevoir à Paris, Buckingham s'était de plus en plus aigri contre Louis XIII. Les violations continuelles du traité de mariage d'Henriette-Marie par Charles Ier donnaient lieu de la part du roi de France à des représentations qui étaient mal reçues et demeuraient sans réponse. Les relations des deux cours étaient précaires. Décidé à nuire à la France, Buckingham cherchait tous les moyens de l'atteindre. Le parti huguenot français s'agitait ; Buckingham décida de prêter son appui aux révoltés. Le projet se développant, le duc anglais rêva d'organiser une grande coalition contre Louis XIII dans laquelle entreraient la Savoie, le Piémont, l'Espagne : on aurait des intelligences à l'intérieur : Louis XIII serait pris entre les huguenots et les grands, d'une part, les étrangers de l'autre. C'est à l'effet de commencer les préparatifs de ces ententes que lord Montaigu, gentilhomme de la chambre du roi Charles Ier, arrivait en Lorraine afin de négocier avec le duc.

Lord Montaigu était un jeune Anglais, froid, distingué, élégant, fort agréable de sa personne, parlant et écrivant bien le français : il se fera plus tard catholique, deviendra prêtre, abbé et dévot, dit la Porte, et assistera Anne d'Autriche à ses derniers moments. Pour l'instant c'était un cavalier bon vivant et sans préjugés. Mêlé autrefois à Londres à toutes les affaires de Mme de Chevreuse, il connaissait celle-ci, comme il connaissait Anne d'Autriche et était l'ami de Buckingham. Instruit, par surcroît, des conditions dans lesquelles il avait à remplir sa mission, il projetait, en arrivant en Lorraine, de se mettre en rapport avec Mme de Chevreuse : on savait à Londres l'empire qu'exerçait la duchesse sur Charles IV ; on se doutait qu'elle demeurait en relation secrète avec Anne d'Autriche ; par elle Montaigu joindrait et le duc de Lorraine et les grands en France.

Mme de Chevreuse n'était pas à Nancy : elle s'était installée à Bar-le-Duc, le Barrois appartenant alors au duc de Lorraine et faisant même l'objet d'une discussion avec Louis XIII au sujet de l'investiture que devait recevoir le duc de cette terre. Mme de Chevreuse faisoit là sa résidence ordinaire, explique Hugo dans sa Vie de Charles IV, moins par principe de bienséance que pour ôter l'ombrage que la France auroit pris de son séjour à Nancy, scrupule bien tardif ! Montaigu vit la duchesse ; il lui développa le plan de Buckingham. Buckingham, disait-il, songeait à équiper trois flottes portant chacune 10.000 hommes : la première irait à La Rochelle, la seconde en Guyenne, la troisième en Normandie : toutes trois débarqueraient des troupes, puis bloqueraient les embouchures de la Seine, de la Loire, de la Garonne. En retour, l'Angleterre désirait que sur le continent le duc de Lorraine envahît la France avec l'empereur, que le duc de Savoie entrât en Dauphiné et en Provence et que le duc de Rohan soulevât les huguenots du midi. Montaigu demandait à Mme de Chevreuse de l'aider.

Mme de Chevreuse entra avec ardeur dans le projet. Elle accueillit aimablement Montaigu ; elle se montra si engageante avec lui que l'autre, ému par la beauté de la jeune femme, ne put résister à la passion qu'il éprouva. Au dire de Hugo, la duchesse céda. Par elle, Montaigu fut mis en rapport avec le duc de Lorraine ; par elle aussi, le duc suivit. Elle le poussa dans le précipice, déclare Richelieu. Le gouvernement français était tenu au courant. De son côté, Mme de Chevreuse informait Anne d'Autriche qui suivait l'affaire. Le duc de Lorraine répondit qu'il se déclarerait lorsque les Anglais auraient débarqué.

Mme de Chevreuse écrivit de tous côtés. D'accord avec Anne d'Autriche — Richelieu l'insinue assez dans ses Mémoires — elle se mit en rapports avec le comte de Soissons et les Rohan. Des femmes, ajoute le cardinal, intriguaient pour elle, nourrissoient la reine de perpétuels mécontentements, piquaient la comtesse de Soissons, sollicitaient Monsieur à fuir. On faisait dire au comte de Soissons qu'en cas de mort du roi il monterait sur le trône : le réseau se tendait.

Pendant ce temps Montaigu gagnait la Savoie, allait en Suisse, en Hollande, à Venise, négociait avec le duc de Rohan qu'il venait voir. Buckingham, raconte Rohan dans ses Mémoires, enverrait, au dire de Montaigu, 500 cavaliers : le chef des huguenots prendrait les armes en Languedoc, gagnerait Montauban, tâcherait de rallier le corps anglais débarqué à Bordeaux. Rohan se borna à répondre qu'il se prononcerait, lui aussi, lorsque les Anglais auraient débarqué.

On apprit à la cour de France que, sans plus tarder, l'exécution de ce complot commençait. Mme de Chevreuse avait décidé le duc de Lorraine à donner le signal en entrant en campagne. De Metz, Flavigny écrivait qu'on levait dans la Lorraine 10.000 hommes. Charles IV avait sollicité de l'empereur germanique un corps d'armée : il attendait cette troupe afin de jeter le masque. D'autre part, une flotte anglaise se disposait à opérer un débarquement dans l'île de Ré.

Le gouvernement français prit rapidement ses dispositions. L'armée de Champagne que commandait Louis de Marillac fut renforcée, afin de tenir tête à une invasion venant de la Lorraine. Louis XIII partit pour l'île de Ré où il recevrait lui-même les Anglais. Un capitaine de chevau-légers, Blagny, ayant proposé d'enlever le duc Charles IV auprès d'une maison où il passoit souvent seul pour aller voir la duchesse de Chevreuse, Richelieu avait déconseillé la mesure, en raison du scandale trop grand que l'attentat provoquerait ; mais à défaut du duc, pourquoi ne chercherait-on pas à enlever par exemple Montaigu ? Les papiers saisis éclaireraient le gouvernement de Louis XIII.

De Savoie et de Lorraine, Montaigu était retourné à Londres rendre compte de sa mission à Buckingham qu'il n'avait pas trouvé, le duc étant parti avec la flotte pour l'île de Ré. Charles Ier lui avait prescrit de revenir sur le continent. Richelieu fit surveiller. Deux Basques déguisés suivirent le lord anglais. Débarqué, Montaigu, pour éviter la France, côtoyait la frontière, gagnant la Lorraine. Des postes français avaient été établis le long de cette frontière. Un soir où Montaigu faisait étape en Barrois, l'un des Basques, qui l'épiait, se détacha et alla prévenir l'officier du poste français le plus voisin, M. de Bourbonne, que Montaigu était à sa disposition, à deux pas. Bourbonne paya d'audace. Rassemblant dix ou douze de ses amis, il franchit brusquement la frontière et, d'un hardi coup de main, s'emparait de M. de Montaigu, de son valet de chambre, porteur d'une valise pleine de papiers, menait les prisonniers à Bourbonne, puis à Coiffy, solide forteresse aux murs épais, delà à la Bastille.

Comme on pouvait s'y attendre, cette arrestation fit grand bruit. Le duc de Lorraine protesta avec véhémence contre la violation de son territoire : il exigeait la mise en liberté immédiate de Montaigu et la punition de M. de Bourbonne. Louis XIII refusa. Entre temps Bullion et Fouquet procédaient au dépouillement des papiers du lord.

Ces papiers étaient fort instructifs : ils dévoilaient, comme l'explique Richelieu, que l'Angleterre, Savoie, Lorraine, l'empereur, les hérétiques en France, étoient liés en un pernicieux dessein contre l'État ; qu'ils vouloient attaquer par mer et par terre, par mer en Poitou et en Normandie, par terre en Champagne, attaquant Verdun avec les forces du duc de Lorraine et de l'empereur, la Bourgogne avec celles du duc de Savoie ; qu'il y avoit aussi grande apparence que Venise étoit aucunement de la partie ; que les Hollandais avoient aussi fait voir par leurs actions non seulement leur connivence en cette affaire, mais qu'ils y adhéroient fortement : le tout étoit suscité par la Chevreuse qui agissoit en cela du consentement de la reine régnante. La valise saisie contenait les instructions du roi d'Angleterre, des mémoires de Montaigu, des correspondances variées, des lettres de Mme de Chevreuse.

Tout le monde fut extrêmement inquiet. A nouveau, le duc de Lorraine envoya réclamer par le marquis de Lenoncourt l'élargissement de Montaigu dans les vingt-quatre heures, sous peine de n'épargner aucune des voies légitimes que la justice permet pour se faire raison de l'insulte faite à sa personne. On ne lui répondit pas. Le duc de Savoie chargea une personne de confiance à Paris de répondre s'il étoit besoin à tout ce qui pourroit être trouvé dans les papiers de Montaigu qui seroit au mécontentement de Sa Majesté.

La personne la plus troublée fut Anne d'Autriche. La Porte nous a laissé le récit de ses angoisses. Elle s'attendait à être nommée dans les papiers de Montaigu, Que ferait le roi ? Il la chasserait, sans doute, la renverrait en Espagne ! Elle en perdait le dormir et le manger. Elle manda la Porte : qu'il allât à Coiffy, lui dit-elle, se mêler aux gendarmes de la compagnie chargée d'escorter Montaigu ; qu'il joignît l'Anglais et sût de lui ce qu'elle avait à redouter de la lecture des papiers saisis. La Porte partit. Arrivé à Coiffy au moment où la troupe de huit à neuf cents chevaux commandés par MM. de Bourbonne et de Boulogne se mettait en route pour mener Montaigu à Paris, il put approcher du lord qui heureusement assura que la reine n'était pas nommée : si on l'interrogeait, il ne dirait rien. Anne d'Autriche, lorsque la Porte lui redit le propos, tressaillit de joie.

A la Bastille, Montaigu plaida les circonstances atténuantes : il expliquait dans une lettre à Louis XIII : que le roi d'Angleterre n'avoit pris les armes contre le roi que parce qu'il avoit cru que le roi ne correspondoit pas à l'estime et à l'affection qu'il lui portoit et que Savoie, Lorraine, Soissons s'étoient joints à lui piqués du peu de cas que Sa Majesté faisoit d'eux et que s'ils étoient les uns et les autres persuadés du contraire, on pourroit les porter à une bonne paix si nécessaire au bien des deux couronnes. Sérieuse ou non, la raison donnée devait être, dans les circonstances critiques où on était, admise. Louis XIII, trop embarrassé à ce moment dans l'affaire de l'île de Ré, aimait mieux chercher à dissoudre doucement la coalition, que d'essayer de la réduire par la force. Il négocierait donc. Il y avait, il est vrai, Mme de Chevreuse. Les événements présents étaient dus, comme disait Goulas, à son instigation ; Montaigu insinuait lui-même que c'était la duchesse qui avoit porté Buckingham à faire ce qu'il avoit fait. Richelieu confirmait ces indications en racontant comment, après la défaite des Anglais dans l'île de Ré, on trouva au logis de Buckingham divers papiers parmi lesquels un mémoire que le duc avait adressé en Angleterre où il exposait qu'il avait engagé son entreprise parce que Gerbier [résident anglais en Flandre], lui avoit rapporté d'une part à laquelle il devoit ajouter foi (il entendait Mme de Chevreuse) qu'il le devoit faire ainsi. La duchesse était singulièrement coupable ! Mais mieux valait encore avec elle user de douceur et la ramener que d'émettre des exigences irréalisables.

Sur l'avis des ministres, Marie de Médicis, régente à Paris pendant que Louis XIII était en Saintonge, expliqua à l'envoyé du duc de Lorraine, M. de Bréval, que le roi, mis au courant des desseins de son maître par les papiers de M. de Montaigu, avait peine à y croire et que, désirant s'en éclaircir avec lui, il priait le duc de venir à Paris. Là il videroit le sac. Qu'avait-il ? Quelle était la raison de son attitude depuis six mois ? Le secrétaire d'État Bouthillier se chargea de parler à Bréval de Mme de Chevreuse : il usa d'un subterfuge : invoquant la satisfaction que causait à la cour la conduite de M. de Chevreuse, il avoua que le roi avait le désir de lui en savoir gré en se montrant bienveillant à l'égard de sa femme : celle-ci n'avait qu'à changer de conduite et à user dorénavant de son influence pour arranger les affaires après les avoir brouillées ; on la laisserait revenir en France. Bouthillier allait jusqu'à envisager la possibilité d'un voyage de Buckingham à Paris. Le duc de Chevreuse prévenu agit auprès de sa femme. Il la pressa : Je me réjouis, répondait Richelieu à Bréval qui le prévenait du fait, le 7 novembre 1627, que M. de Chevreuse défasse ce qu'on dit que d'autres ont fait ; et il ajoutait, pour sauvegarder la dignité du roi : Si M. de Lorraine ne désarme point, le roi fera armer puissamment comme il doit.

En attendant, et afin de donner un gage de ses dispositions conciliantes, Louis XIII relâchait Montaigu. Montaigu vint remercier le prince : après lui avoir expliqué que tout le malentendu provenait du refus de la cour de France de recevoir Buckingham à Paris et du mauvais traitement dont on avoit usé à l'égard de Mme de Chevreuse, il ajoutait que lorsqu'on discuterait la paix entre les deux couronnes, le gouvernement anglais demanderait que la duchesse y fût comprise. Louis XIII éluda.

Le duc de Lorraine avait accepté de venir discuter avec le gouvernement français. Il exposa ses demandes : parmi elles en était une concernant Mme de Chevreuse : il désirait que la duchesse fût autorisée au moins à se rendre à Dampierre ou à s'installer à Jouarre : Mme des Essarts — Charlotte des Essarts, comtesse de Romorantin, ancienne maîtresse d'Henri IV devenue femme de M. du Hallier, — intervenait pour assurer au nom de Charles IV que moyennant ce changement le duc de Lorraine feroit ce qu'on voudroit : c'était dire le prix qu'on attachait à la grâce de la duchesse. Je crois, répondait Richelieu à Marie de Médicis, le 30 avril 1628, qu'il est indifférent que Mme de Chevreuse demeure à Jouarre ou à Dampierre et que bien que la des Essarts soit une mauvaise femme, on ne doit pas rejeter son entremise pour le commencement, puisque comme un voleur a plus d'habitude avec un autre de son métier qu'un capucin, la des Essarts est plus propre à traiter avec Mme de Chevreuse que la marquise de Maignelay ! Il était donc d'avis de céder. Pour opérer une retraite qui sauvât la dignité du roi, on mettrait en avant M. de Chevreuse. M. de Chevreuse ayant rendu des services, on dirait qu'on le récompensait en adoucissant le sort de sa femme et Richelieu écrirait au duc des lettres aimables préparatoires de la grâce à laquelle on voulait amener les esprits. Après tout, expliquait le cardinal à Louis XIII, Mme de Chevreuse était trop dangereuse en Lorraine ; elle ne faisait que comploter : mieux valait l'avoir en France, où on la surveillerait ; des conditions lui seraient imposées : Mme de Chevreuse ne viendrait pas à Paris ; elle éviterait les endroits où le roi et la reine se trouveraient ; si elle voulait, elle pourrait aller habiter l'abbaye de Jouarre dont une de ses parentes était prieure, on lui permettrait même d'aller saluer Marie de Médicis lorsque la reine mère serait à Monceaux : elle pourrait résider à Dampierre, seulement lorsque la cour ne serait pas à Paris. M. de Chevreuse acceptait ces conditions, proposait de les signer lui-même et se faisait fort de les faire accepter de sa femme. Louis XIII consentit.

Mme de Chevreuse, informée des engagements pris pour elle par son mari, ne répondit pas. Une personne de son entourage, qu'elle avait chassée, vint dire qu'elle s'exprimait plus que jamais en termes méprisants sur le compte du roi et de Richelieu. La même personne ajoutait que jamais aussi la liaison d'Anne d'Autriche avec la duchesse n'avait été aussi étroite ; que Mme de Chevreuse répétait à la reine n'avoir rien à craindre parce qu'elle avait avec elle Buckingham, l'Angleterre, l'empereur, l'Espagne, la Lorraine et d'autres. Un événement tragique allait dissiper toute cette belle assurance !

Le 23 août 1628, Buckingham se trouvant à Portsmouth, en train de hâter les préparatifs d'un important secours qu'il allait envoyer à La Rochelle et reconduisant hors de son cabinet quelqu'un qui était venu le voir, un individu, nommé Felton, un puritain, fils d'un sergent, s'approcha de lui et, d'un geste brusque, lui plongea un couteau dans le cœur ! La mort fut instantanée ! Cette disparition arrangeait singulièrement les affaires du gouvernement de la France.

L'émotion de Mme de Chevreuse fut indicible ! Elle s'évanouit : on dut la saigner plusieurs fois afin de la faire revenir à elle : elle était désespérée ! Elle aimait toujours Buckingham qui était son plus ferme soutien. Cette mort brouillait ses rêves et anéantissait ses projets : elle demeura confondue !

Pendant ce temps, Louis XIII et Richelieu poussaient activement le siège de La Rochelle. Buckingham disparu et le secours des Anglais perdu pour les assiégés, ceux-ci, déjà épuisés par une lutte qui durait depuis plus d'un an, à bout de forces, se sentaient à la fin de leur résistance. Deux mois après, ils capitulaient et le 1er novembre 1628 Louis XIII, à la tête de ses troupes, faisait son entrée dans la ville rebelle vaincue.

Le triomphe fut éclatant. Il produisit sur les contemporains un effet considérable. On jugea les huguenots définitivement défaits, par conséquent le gouvernement de Louis XIII libre d'agir au dehors avec toutes ses forces. Le prestige du roi grandit ; ses adversaires furent d'autant affaiblis.

Peu à peu ils cédèrent. L'Angleterre demanda la paix. On discuta. Mme de Chevreuse qui voyait bien que la partie était perdue pour elle, n'entendait pas demeurer seule en dehors des arrangements : elle fit demander à Charles Ier de s'occuper d'elle dans la négociation. Charles Ier consentit à dire à Louis XIII qu'il portoit une particulière affection à Mme de Chevreuse et qu'il la voudroit assurément comprendre en la paix s'il n'avoit honte d'y faire mention d'une femme. Louis XIII et ses ministres firent semblant de ne pas attacher d'importance à la communication. Sa Majesté, écrivait Richelieu, trouve de grandes difficultés sur le retour de la duchesse de Chevreuse qui a fait beaucoup de mal ou peut en faire à l'avenir, et, par la même raison peut faire du bien et apporter de l'avantage au service du roi.

Mais un à un tous les personnages compromis dans les intrigues précédentes, découragés par la victoire remportée sur La Rochelle, rentraient en grâce : il faudrait bien en arriver là avec la duchesse. Louis XIII, toutefois, ne voulut pas qu'elle figurât dans le traité de paix avec l'Angleterre. Mais avant même que celui-ci ne fût signé — il devait l'être le 24 avril 1629 — il acceptait que Mme de Chevreuse rentrât à Dampierre : elle y rentrerait sans éclat, s'y tiendrait tranquille, ne cabalerait plus. La duchesse accepta.

A la fin de 1628, moins de deux mois après la reddition de La Rochelle, Mme de Chevreuse revenait donc en France. Elle y revenait aussi animée que jamais contre Richelieu, aussi peu corrigée. A la cour, sa grâce produisit des effets divers. Gaston d'Orléans se moqua : faisant allusion au rôle suspect que Mme de Chevreuse avait joué entre Anne d'Autriche et Buckingham, il disait à Marcheville, avec légèreté : qu'on avoit fait revenir Mme de Chevreuse pour donner plus de moyens à la reine de faire un enfant, pensée diabolique, ajoutait Richelieu qui rapporte le fait.

A peine arrivée à Dampierre, Mme de Chevreuse, qui n'avait aucune intention de demeurer reléguée dans son château, fit prier le roi d'Angleterre d'intercéder en sa faveur afin qu'elle pût rentrer à la cour : sur sa demande, le duc de Lorraine et Anne d'Autriche joignirent leurs instances. Charles Ier parla à l'ambassadeur de France, M. de Châteauneuf ; il écrivit à Louis XIII pour qu'il plût à Sa Majesté de rétablir la duchesse de Chevreuse dedans la cour : il ajoutait qu'elle étoit sa parente, qu'elle avoit souffert pour l'amour de lui, qu'il se sentoit obligé à l'assister et faire cette prière à Sa Majesté, qu'il en donneroit charge à son ambassadeur et le prioit cependant de lui écrire ces instances qu'il lui en avoit faites. Châteauneuf répondit qu'il y avait des difficultés : Mme de Chevreuse, disait-il, étoit une femme de qui la malice surpassoit celle de son sexe, quelque malicieux qu'il fût et qu'on avoit éprouvé que plusieurs personnes de condition et de puissance se détournoient du service du roi pour adhérer à ses passions. Charles Ier envoya quelqu'un auprès de Louis XIII afin d'insister.

Louis XIII prit mal cette nouvelle intervention. Il avait à ce moment une discussion vive avec le gouvernement anglais au sujet d'une dame de lit française que le roi de France voulait donner à sa sœur Henriette-Marie, conformément au contrat de mariage et que Charles Ier refusait d'accepter. Il fait difficulté, disait Louis XIII, parlant de Charles Ier, d'une dame de lit qu'il ne connoît pas et qu'on choisiroit de bonne et douce humeur, parce qu'il dit que cela troubleroit le repos de sa maison et intelligence d'entre lui et la reine, et il veut que j'en prenne une que je connois trop et qui a toujours troublé ma maison ! Richelieu mandait à M. de Rancé, secrétaire des commandements de Marie de Médicis, le 30 avril 1629 : L'Angleterre demande Mme de Chevreuse : nous n'avons garde de le faire pour les raisons que sait la reine mère.

Ces raisons, ne faisaient que se multiplier. Cette même année 1629, Louis XIII et Richelieu étant partis pour la frontière italienne où les appelaient les complications politiques extérieures. Gaston d'Orléans, veuf de Mlle de Montpensier morte en couches assez rapidement, avait manifesté l'intention de se remarier avec la princesse Marie, fille du duc de Nevers. Louis XIII ne voulait pas de ce mariage. Dès mars 1629, il avait été informé des nouvelles intrigues auxquelles donnait lieu cette affaire. L'étranger l'exploitait. Charles Ier d'Angleterre, toujours fidèle à sa politique hostile à la France, voyait, ainsi que l'Espagne et le duc de Lorraine, dans ces difficultés intérieures, un moyen d'embarrasser Louis XIII sur la frontière des Alpes. Bérulle apprenait à Richelieu, de la part de Marie de Médicis demeurée à Paris, comme régente, qu'Anne d'Autriche s'était entendue avec Mirabel, l'ambassadeur d'Espagne, pour que Gaston pût passer en Flandre afin de procéder rapidement à son mariage. C'était Mme de Chevreuse qui avait eu cette idée. Mme de Chevreuse avait voulu se rendre elle-même en Flandre, on ne savait pourquoi, ou plutôt on le devinait : Marie de Médicis le lui avait défendu.

D'autre part, les affaires avec le duc de Lorraine se brouillaient. Mme de Chevreuse tenait Charles IV au courant de ce qui le concernait. A l'instigation de la duchesse, Anne d'Autriche, de son côté, donnait au duc des avis, lui envoyait la Porte, se mettait en rapport, par Mirabel, avec l'Espagne. Un gentilhomme, venu à Paris de la part du duc de Lorraine, allait voir Mme de Chevreuse à Dampierre. Le 7 juillet 1629, Richelieu écrivait à M. de Rancé : Les cabales de la Lorraine et de l'Espagne, par le moyen de la duchesse de Chevreuse, sont insupportables. Le roi voudroit bien que Mme de Chevreuse pût être prise et menée au bois de Vincennes, auquel cas il faudroit que personne ne la vit. Des incidents inattendus allaient, une fois de plus, faire changer les dispositions du gouvernement et le retourner en faveur de cette dangereuse duchesse qu'on eût tant désiré emprisonner !

Afin d'empêcher Gaston d'épouser la princesse Marie, la régente Marie de Médicis avait attiré la jeune fille à Paris et l'avait enfermée — ou à peu près — au château de Vincennes. Louis XIII et Richelieu désapprouvèrent le procédé : il était incorrect. Marie de Médicis fut froissée. Monsieur, de colère, avait quitté la France et s'était réfugié en Lorraine d'où on eut toutes les peines du monde à le faire revenir. Cette affaire précipita la brouille qui se préparait depuis si longtemps entre Marie de Médicis et Richelieu.

Dès le jour où l'ancienne reine régente était parvenue, malgré Louis XIII, à faire entrer Richelieu au Conseil, convaincue qu'elle y mettait une créature grâce à laquelle elle deviendrait souveraine maîtresse, le cardinal, soucieux de ce qu'il devait au roi, à l'État, et animé d'un très haut sentiment du devoir, s'était appliqué à défendre plutôt les intérêts du royaume, qu'à obéir aux suggestions de son ancienne bienfaitrice. Dure, acariâtre et peu intelligente, Marie de Médicis n'avait pu supporter ce qu'elle appelait l'ingratitude du cardinal : les rapports entre Richelieu et elle s'étaient aigris. Mais par un juste retour des choses, Louis XIII qui avait tant résisté à sa mère avant d'admettre dans ses conseils le prélat qu'il détestait, appréciant chaque jour davantage les mérites d'un ministre dont il découvrait progressivement l'incomparable valeur, le défendait cette fois contre sa mère. Lorsque celle-ci, irritée, émit la prétention de faire chasser Richelieu du poste de confiance où elle avait travaillé à le placer, le roi refusa de l'écouter : la lutte entre l'ancienne régente et le cardinal allait se transformer en une lutte entre la mère et le fils et aboutir à des résolutions extrêmes.

Anne d'Autriche, qui n'avait jamais aimé Marie de Médicis à laquelle elle reprochait la brouille de son ménage, avait pris parti contre elle. Mme de Chevreuse, fidèle à sa souveraine, l'imita. Richelieu crut comprendre que les deux jeunes femmes se prononçaient en sa faveur ; il leur en sut gré : Mme de Bouillon m'a dit, écrivait le cardinal, que Mme de Chevreuse marchoit de bon pied et conseilloit bien la reine. D'incidents en incidents, l'hostilité provocante de Marie de Médicis venait à un tel point que Louis XIII excédé se résolvait d'en finir. Se trouvant avec sa mère à Compiègne, au mois de juillet 1631, il en partait brusquement, un matin, de bonne heure, laissant le château — un vieux château du moyen âge adossé à la muraille de la ville, sur l'emplacement du château actuel, — entouré de troupes, et il faisait signifier à l'ancienne régente qu'elle eût à se retirer à Moulins pour y demeurer dorénavant sans en sortir : c'était l'exil. Marie de Médicis refusait d'obéir, et de dépit, peu de temps après, s'enfuyait, passait la frontière, se réfugiait en Flandre, pays étranger : elle ne devait plus rentrer dans le royaume.

Au cours de ces péripéties, Richelieu s'était rapproché d'Anne d'Autriche. Le prix de l'accommodement fut le retour de Mme de Chevreuse. Le cardinal de Richelieu, dit Mme de Motteville, pour la gagner (la reine) fit revenir Mme de Chevreuse. Sans doute elle lui promit tout ce qu'il désiroit d'elle. Après qu'il fut brouillé avec la reine mère sa bienfaitrice, pour tâcher de se raccommoder avec la reine (Anne) et prendre liaison avec elle par sa favorite, il la remit près d'elle.

Mme de Chevreuse, ravie, vint voir le cardinal : Elle lui fit mille protestations d'amitié et sincérité au service du roi et en son endroit. Ils causèrent. Une entente pouvait être utile à tous deux. Ils en convinrent. Mme de Chevreuse déclarait qu'elle serait franche, loyale, qu'elle éviterait désormais tout rapport avec le duc de Lorraine et les étrangers, qu'elle révélerait au cardinal ce qu'elle apprendrait : Richelieu promettait son appui.

Alors ce fut entre le cardinal et elle à qui multiplierait les attentions, les politesses, les égards. Mme de Chevreuse ayant cru un instant que Richelieu avait révélé leur pacte, le cardinal s'empressait de lui écrire pour la rassurer : Je m'estimerois très indigne de l'honneur de votre bienveillance si j'étois capable d'en avoir abusé ainsi que j'ai connu que vous en avez eu quelque pensée. Si j'avais commis une telle lâcheté que de découvrir ce qu'il vous a plu me confier, je me serois trahi moi-même. Je vous avoue que je n'eusse pas cru que vous eussiez pu me soupçonner de commettre une telle faute. Mais au lieu de m'en scandaliser, je vous supplie seulement de prendre plus de confiance en moi à l'avenir et de croire que je manquerois plutôt à moi-même que de manquer à vous témoigner en toutes occasions que je suis et serai toujours à des épreuves beaucoup plus difficiles que celle dont il est question.

Richelieu était-il sincère ? En attendant, il se servait de Mme de Chevreuse. Le gouvernement de Louis XIII voulant détacher le duc de Lorraine de la cause de la maison d'Autriche, il faisait agir la duchesse. Le duc de Lorraine donna sa parole. A l'instigation de Mme de Chevreuse, il vint à Paris. Un traité fut signé le 6 janvier 1632 à Vie entre lui et la France. Mme de Chevreuse en était l'auteur : elle tenait sa promesse.

Quelle fortune était la sienne ! Ainsi après avoir inspiré à Louis XIII et à Richelieu les sentiments que l'on sait, après avoir elle-même manifesté sur ces deux personnages des jugements qui devaient à jamais l'exclure de la cour, elle se retrouvait dans cette même cour considérée, ménagée, choyée, entourée d'égards, influente ! Quelque temps après sa rentrée en France, vers le début de l'automne 1631, M. de Chevreuse ayant eu une querelle avec M. de Montmorency qu'il avait traité de coquin, pour avoir écrit contre lui des vers injurieux, avait mis l'épée à la main dans la basse cour du Louvre, entre le corps de garde des Suisses et celui des gardes françaises ; les deux adversaires avaient échangé quelques estocades et roulé par terre avant que les soldats eussent eu le temps de les séparer. Le cas était grave ! M. de Chevreuse sautant à cheval s'était enfui. Un autre y eût laissé sa tête ! Richelieu était venu trouver Mme de Chevreuse et lui avait dit que le duc pouvait rentrer. M. de Chevreuse s'était présenté : pour la forme on lui avait donné un exempt des gardes chargé de le surveiller et on l'avait prié d'aller passer quinze jours à Dampierre : la punition était légère ; il le devait à la faveur dont jouissait sa femme.

Et Mme de Chevreuse répondait à Richelieu par l'expression des sentiments les plus dévoués : Monsieur, lui écrivait-elle dans les premiers mois de 1632, je ne m'estimerois pas si heureuse d'être en votre souvenir dans les occupations où vous êtes : je me trouve agréablement trompée en cette opinion : cela me fait espérer que je le serai peut-être encore à mon avantage touchant les sentiments où vous êtes pour moi : je le souhaite aussi passionnément que véritablement. Je suis résolue de vous témoigner par toutes les actions de ma vie que je suis, comme je le dois, Monsieur, votre très humble et très obéissante servante. L'entente du cardinal et de la duchesse était telle que Richelieu dictait à Mme de Chevreuse les lettres qu'il priait la duchesse d'écrire en Lorraine, par exemple, afin de détourner Charles IV d'écouter les suggestions de Gaston d'Orléans ; nous avons des brouillons de ces lettres de la main de Richelieu ; au dos se lit, de la plume de Cherré, secrétaire du cardinal : A M. de Ville (gentilhomme du duc de Lorraine) par Mme de Chevreuse. Elle aussi était-elle sincère ? Richelieu n'avait-il pas des raisons de ne pas se fier à sa franchise ? Parmi ces raisons il en était une qui aurait dû éveiller son inquiétude et le tenir aux aguets : c'était l'intimité de Mme de Chevreuse avec Anne d'Autriche !

 

Cette intimité était très grande. On voyait la reine et la duchesse toujours ensemble : elles ne se quittaient plus. Or Anne d'Autriche n'avait jamais désarmé à l'égard du cardinal. Richelieu le savait pertinemment : il soupçonnait que les conversations de la souveraine sur son compte n'étaient rien moins que bienveillantes à son endroit. Sur ces entrefaites, il fut prévenu que le garde des sceaux du moment, Charles de l'Aubespine marquis de Châteauneuf, avait de fréquentes conférences avec la reine et Mme de Chevreuse, entrevues qui duraient longtemps. Que signifiaient ces conciliabules ? Qu'allait faire le ministre avec les deux princesses ? Richelieu fut étonné.

Issu d'une vieille famille de conseillers et secrétaires d'État, M. de Châteauneuf avait fait, suivant l'usage de ces familles, une carrière régulière dans la maison du roi. Il avait été ensuite appelé à la direction des finances avec Jeannin et de Thou en 1611, créé chevalier des ordres du roi, choisi pour des missions exceptionnelles telles que celle d'ambassadeur en Angleterre : il s'était acquitté de ces charges avec intelligence. Après une des crises de la lutte entre Marie de Médicis et Richelieu, en 1630, il avait été nommé garde des sceaux à la place de Marillac disgracié. C'était un homme actif, laborieux, et, ce qui était précieux, complaisant : désigné pour présider la commission judiciaire qui jugea le frère de son prédécesseur, le maréchal Louis de Marillac, compromis dans les mêmes intrigues, il avait condamné le prévenu à l'échafaud : la peine avait été trouvée sévère ; chargé également de présider la commission qui statua sur le sort du duc de Montmorency, il avait envoyé celui-ci à la mort : on l'avait estimé trop bon courtisan. Il était ardent ; il avait du feu, de l'énergie ; il aimait la gloire ; il s'entendait bien aux affaires ; il comptait beaucoup d'amis. Ses ennemis qui lui reprochaient les condamnations de Marillac et Montmorency, disant que son ambition lui avait fait lâchement trahir sa conscience et son honneur, ne laissaient pas de le considérer, assure Mme de Motteville.

Un grave défaut le déparait : il aimait trop les femmes : cela le perdit. Il adorait se trouver avec elles, leur faire des compliments, recevoir leurs flatteries. Ministre, dispensateur de grâces et de faveurs, il était très entouré : comment eût-il pu résister ? Malgré ses cinquante-deux ans, il demeurait toujours inflammable ; on ne comptait plus ses passions. Sa faiblesse, dit Mme de Motteville, fut cause de celles que les dames avoient pour lui : elles ont, par leurs intrigues, beaucoup contribué à sa grandeur et à sa fortune, de même qu'à le rendre misérable.

Il fut séduit par la duchesse de Chevreuse. Qui ne l'était ? Elle avait trente et un ans ; elle était dans tout l'épanouissement de sa fraîche et éclatante beauté de jeune femme. Le quinquagénaire ne résista pas. Ce fut chez lui une passion d'arrière-saison ardente, sans retenue, sans dignité. Nous avons de ses lettres d'amour. J'attends impatiemment votre commandement, lui écrit-il à propos d'un service qu'elle lui a demandé pour deux de ses amis ; si c'est de parole que vous me le fassiez, je serais plus heureux que je ne mérite et que j'ose espérer. Le roi sera ici demain et n'y demeurera que deux jours. Mon Dieu, faut-il que j'en passe un de ceux de ma vie sans vous servir ! Que je me trouve lâche d'employer mes soins à autre chose et que vous êtes bonne de souffrir que je vous jure une éternelle fidélité et obéissance sans que je vous la puisse témoigner par mes services ! Pour les deux personnes que vous m'avez dit, il suffit de dire : je veux, car vous devez commander et moi obéir. Et à propos d'une autre recommandation : C'est assez que je sache que celui dont vous me parlez est votre serviteur, pour m'obliger à faire ce qu'il désire. Bon Dieu ! que je suis malheureux de me trouver aussi peu de moyens de vous servir estant en désir de le faire I Mais vous ressemblez trop de corps aux divinités pour n'en avoir pas toutes les qualités de l'âme. C'est pourquoi vous agréez comme elles les adorations que l'on vous rend quoiqu'elles ne puissent rien ajouter à votre gloire quand elles vous sont rendues par un cœur rempli d'obéissance, de respect et de fidélité !

Lorsqu'après l'arrestation, plus tard, de Châteauneuf, on perquisitionnera dans ses papiers, on trouvera une soixantaine de lettres de Mme de Chevreuse ; Charpentier, secrétaire de Richelieu, a fait une copie de ces lettres pour le cardinal. Nous avons cette copie. On y suit jour par jour la duchesse dans les souplesses raffinées d'une coquetterie extraordinairement savante, au service d'un esprit d'intrigue entreprenant. Peu de documents révèlent mieux son caractère. Elle n'aime pas Châteauneuf : cela ne fait aucun doute ; mais elle entend cultiver sa passion, l'entretenir, l'exciter : elle lui fait des avances ; elle provoque sa jalousie ; elle l'affole ; elle veut l'amener, et elle y réussira, à l'avoir à ses ordres pour l'utiliser dans l'exécution de ses projets : le plus étrange est le rôle singulier que Richelieu va jouer au cours de cette correspondance.

Richelieu, en effet, inquiet des conversations prolongées qu'il constata entre la reine, Mme de Chevreuse et le garde des sceaux, a prescrit à son entourage de surveiller. L'exécution à Toulouse du duc de Montmorency, perdu par Gaston d'Orléans, peut entraîner celui-ci à quitter la France. Anne d'Autriche, Mme de Chevreuse, Châteauneuf et un ami de celui-ci, le chevalier de Jars, seraient-ils de connivence avec Monsieur pour le décider à cette détermination ? Il faut le savoir. Le cardinal est nerveux, agité. Toutes les complications de sa vie politique, — et Dieu sait si elles ont été nombreuses ! — ont constamment troublé sa sensibilité maladive. Il attache aux faits et gestes de Mme de Chevreuse et de Châteauneuf une attention si inquiète que, par moments, son irritation affecte les formes d'une véritable jalousie. Serait-il amoureux lui aussi ? La duchesse le laisse entendre. — Richelieu est plus jeune que Châteauneuf ; il a quarante-sept ans. — Le garde des sceaux alors se trouble. Mme de Chevreuse lui proteste de son attachement exclusif, mais en même temps elle fait valoir avec art les assiduités du cardinal près d'elle.

Je crois, écrit-elle, que le cardinal ne veut pas me donner patience la nuit et le jour ; il envoie dès neuf heures du matin pour savoir de mes nouvelles. Je lui ai fait dire que j'avais nécessairement à faire à vous. Depuis cela il m'a écrit deux fois : la première pour savoir pour quelle affaire je voulois vous parler, la seconde pour me prier de n'y pas aller qu'il ne vous vit auparavant ou que je n'eus de ses nouvelles : voyez sa folie et la peine qu'il me donne ! Vous aurez de mes nouvelles bientôt et saurez quand je vous verrai. Puis : Ce n'est pas pour ce que je vous l'ai promis, mais pour ce que je crois que vous le méritez que je vous estime parfaitement : ne soyez pas marri de ne m'avoir pas témoigné assez de déplaisir de me quitter pourvu qu'il soit aussi grand que vous me l'avez témoigné : j'en suis contente et bien aise d'avoir vu une fois vos sentiments sans art et d'avoir sujet d'en être satisfaite.

Châteauneuf lui reproche-t-il de le négliger parce que, croit-il, elle l'a promis à Richelieu, elle proteste : Vous avez tort d'avoir eu cette pensée, lui dit-elle, et mon âme est trop noble pour qu'il y entre jamais de lâches sentiments : c'est pourquoi je ne considère non plus la faveur du cardinal que je crains sa puissance et ne ferai rien d'indigne de moi : je prendrai grand plaisir à vous contenter et j'aurai grand peine à vous déplaire. Mais néanmoins elle dévoile les avances que lui fait Richelieu pour la gagner. On est venu la voir hier de la part du cardinal, qui lui offre ses services, écrit-elle, et lui envoie dire qu'il a grande volonté de m'obliger essentiellement et que lui seul le peut faire ; qu'il n'y a rien de pareil à lui : toutes ses protestations, ajoute-elle, sont belles paroles suivies de peu d'effet, aussi, j'y ajoute peu de foi. Et elle continue : Je vous crois si fort à moi pour que la meilleure nouvelle que je puisse vous donner c'est celle de ma santé qui est meilleure qu'elle n'a été ; car pour ma résolution à vous estimer par-dessus tout ce qui est en France, elle est si ferme que rien ne la peut faire changer.

Là-dessus elle parle à Châteauneuf d'un jeune gentilhomme qui l'aime, lui aussi passionnément, et dont la présence auprès de Mme de Chevreuse a le don d'exaspérer le garde des sceaux : le comte de Brion, — François de Lévis Ventadour, futur duc d'Amville, premier écuyer de Monsieur.

Ce jeu ne fait qu'endolorir le cœur de l'amoureux. La duchesse raconte une longue scène qu'elle a eue avec Richelieu chez Anne d'Autriche : Richelieu est venu voir la reine ; il est resté deux heures : Il lui a fait (à Anne d'Autriche), écrit Mme de Chevreuse, des compliments inimaginables et dit des louanges extraordinaires devant moi, à qui il a parlé fort froidement et affectant une grande négligence et indifférence pour moi qui l'ai traité à mon accoutumée sans faire semblant de m'apercevoir de son humeur. Sur une petite picoterie qu'il m'a voulu faire, je l'ai raillé jusqu'à en venir au mépris de sa puissance : cela l'a plus étonné que mis en colère, car il a changé alors de langage et s'est mis dans des civilités et humilités grandes. Je ne sais si c'a été qu'en la présence de la reine il n'a pas voulu montrer sa mauvaise humeur, ou bien, si c'est cela, pour ne vouloir pas se brouiller avec moi. Demain je dois le voir à deux heures : je vous manderai ce qui se passera. Soyez assuré que je ne serai plus au monde lorsque je ne serai plus à vous.

Et elle parle ensuite de M. de Brion. M. de Brion, dit-elle, devient pressant, ardent : on dirait un amoureux qui a des droits ; il parle ferme ; Mme de Chevreuse dit qu'elle est fort ennuyée, mais c'est à cause de Richelieu : M. de Brion m'a envoyé et, sans s'arrêter à ma prière ni aux considérations que je lui ai représentées, veut aller où je suis et dit qu'il n'y a rien qui l'en puisse empêcher encore même que je ne le veuille pas, de peur de fâcher le cardinal, s'il le découvroit : je vous avoue que ce discours de Brion m'a fâché et affligé également car je ne le saurais souffrir et suis bien marrie qu'il m'ait donné tant de sujet de le fâcher après m'en avoir tant donné de me louer de lui : je suis résolue de ne pas le voir s'il vient contre ma volonté et même de ne pas recevoir de ses nouvelles s'il ne se repent de la façon dont il me parle.

Alors Châteauneuf finit par s'impatienter. Oui ou non, la duchesse est-elle à lui ? Mme de Chevreuse, un peu effrayée, accentue ses protestations d'attachement. Elle éprouve le besoin de faire des avances : Je n'aurai jamais de peine à voir des marques de votre affection, écrit-elle au garde des sceaux, ne craignez donc point de m'ennuyer par vos lettres, mais plutôt continuez à me plaire en me donnant le plus souvent que vous pourrez des marques de votre souvenir : je vous promets que vous aurez plus de part dans le mien que vous ne m'en avez demandé.

Malheureusement l'attitude, pendant ce temps, de Richelieu, devient de plus en plus inquiétante. Mme de Chevreuse cette fois ne joue plus avec Châteauneuf lorsqu'elle lui fait part des appréhensions que lui causent les sentiments du cardinal. Jamais, écrit la duchesse, à son ami, je n'ai eu tant d'ennuis de vous entretenir qu'à cette heure. Vous saurez tout le particulier de mes entretiens avec le cardinal à la première vue, car je ne puis dire autre chose par écrit sinon que ce n'a pas été sans raison que je vous ai commandé de parler mal de moi au cardinal- Je ne vous verrai que demain ; M. de Chevreuse vous parlera à six heures du soir : il va voir le cardinal qui est hors de lui-même.

Richelieu semble en effet s'irriter de plus en plus de l'entente dangereuse qu'il constate entre la reine, Mme de Chevreuse et le garde des sceaux ; il témoigne de sa colère : il devient impatient, absolu, obsédant. La duchesse attribue cette nervosité à la passion que le cardinal éprouverait pour elle ! La tyrannie du cardinal, écrit-elle, s'augmente de moment en moment et son extravagance est pis que celle de M. de Brion. Il peste et enrage de quoi je ne le vais pas voir et vois force gens ici entr'autres M. de Brion, lequel je suis résolue de ne plus voir chez moi à cause que je sais que le roi dit que c'est un espion. Jugez jusques à quel point va la malice du cardinal de faire passer cela pour une affaire d'État ! Ce qui m'a fâché c'est que la raison que j'ai pour l'amour de moi-même de ne le pas voir, le cardinal croira que c'est encore la crainte de le fâcher qui lui fait avoir cette conduite-là. Je lui avais écrit deux fois avec des compliments dont il est indigne, ce que je ne lui eusse jamais rendu sans la persécution que M. de Chevreuse m'a faite pour cela, me disant que c'était acheter le repos ! Je crois que les faveurs du roi ont mis au dernier point sa présomption. Il croit m'épouvanter de sa colère et se persuade, à mon opinion, qu'il n'y a rien que je ne fasse pour l'apaiser ; mais j'aime mieux me résoudre à périr qu'à faire des soumissions au cardinal ! Sa gloire ne m'est pas seulement insupportable mais odieuse ! Il a dit à M. de Chevreuse que mon humeur étoit insupportable à un homme de cœur comme lui : c'est sa lâcheté qui la lui fait déjà trouver [telle], et qu'il étoit résolu de ne plus me rendre aucun devoir particulier puisque je n'étois pas capable de donner à lui seul mon amitié et ma confiance ! M. de Chevreuse a eu une petite brouillerie avec moi à cause qu'il a été si intimidé par l'insolence du cardinal qu'il m'a voulu persécuter pour que je l'endure bassement !

Le cardinal paraît tenter l'impossible afin de ramener Mme de Chevreuse à ses premières promesses ? Feint-il d'aimer la duchesse ? Mme de Chevreuse se le demande. Je ne saurois bien vous représenter mon entrevue avec le cardinal, écrit-elle, qu'en vous disant qu'il me témoigne autant de passion que j'en ai vu autrefois dans le cœur de Holland. Mais comme je l'ai toujours estimée véritable là (la passion) je la crois fausse en celui du cardinal qui dit n'avoir plus de réserve pour moi, voulant faire absolument tout ce que je lui ordonnerai pourvu que je vive en sorte avec lui qu'il se puisse assurer être en mon estime et confiance par-dessus tout ce qui est sur la terre !

Richelieu insiste ; il supplie : cette insistance prend un aspect déconcertant. Il accable Mme de Chevreuse. Je suis désespérée, écrit la duchesse, de ce que le cardinal m'a mandé ce soir : il m'a envoyé un exprès pour me conjurer de deux choses, l'une pour mon intérêt, et l'autre pour sa satisfaction, qui estoient : la première de ne point parler à M. de Brion, la seconde de ne point vous voir : ce dernier seul est une peine. Toutefois ma résolution de vous témoigner mon affection est plus forte que toute la considération du cardinal. Mandez-moi comment je vous pourrai voir sans que le cardinal le sache, car je ferai tout ce que vous jugerez à propos pour cela, souhaitant passionnément de vous entretenir.

Et dans une autre lettre : Je l'ai vu ce soir (le cardinal) et je l'ai trouvé plus résolu à me persécuter que jamais ; jamais je ne l'ai trouvé comme aujourd'hui l'esprit si inquiet et des inégalités telles en ses discours que souvent il se désespéroit de colère et en un moment s'apaisoit et étoit dans des humilités extrêmes. Il ne peut souffrir que je vous estime et ne sauroit l'empêcher. Adieu : il faut que je vous voie à quelque prix que ce soit. Faites-moi réponse et prenez garde au cardinal car il nous épie, moi et vous !

Et dans une autre lettre : Encore que je me porte mal, je ne veux pas laisser de vous dire comment s'est passée ma visite au cardinal. Il m'a parlé de sa passion ! qu'il dit être jusques au point de lui avoir causé son mal par le déplaisir de ma procédure avec lui ! Il s'est étendu en de longs discours de plainte de ma conduite, surtout touchant votre personne, concluant qu'il ne pouvoit plus vivre dans le sentiment où il est pour moi si je ne lui témoigne être en d'autres pour lui ; à quoi j'ai répondu que j'avois toujours essayé de lui donner sujet d'être satisfait de moi et vouloir lui en donner plus que jamais. Il m'a pressée au dernier point pour savoir comment vous étiez avec moi, disant que tout le monde nous croyait en une intelligence extrême, ce que j'ai absolument désavoué. Je ne vous en veux dire davantage à cette heure, mais croyez que je vous estime autant que je le méprise et que je n'aurai jamais de secret pour vous ni de confiance pour lui !

Situation étrange ! Châteauneuf, profondément irrité, exhale alors sa colère contre Richelieu. J'ai plus de haine contre la tyrannie du cardinal que vous, lui répond Mme de Chevreuse, mais je la veux surmonter et non pas m'en plaindre. Jamais je n'eus tant d'envie de vous entretenir qu'à cette heure. Le cardinal jure que je serai mal avec vous dans peu, que vous ne m'aimez point et en fait des railleries : pour ce qui me regarde, je me moque de cela : je vous crois fidèle et affectionné pour moi et le serai toute ma vie pour vous, pourvu que comme vous avez mérité que j'aie pris cette bonne opinion de vous, vous ne vous rendiez pas digne que je la perde. Je vous conseille, ne pouvant pas encore dire que je vous commande, et ne voulant plus dire que je vous prie, de porter le diamant que je vous envoie afin que voyant cette pierre qui a deux qualités : l'une d'être ferme, l'autre si brillante qu'elle paraît de loin et fait voir le moindre défaut, vous vous souveniez qu'il faut être ferme dans vos promesses pour qu'elles me plaisent et ne point faire de fautes.

Et à mesure que les sentiments de Châteauneuf s'aigrissent contre Richelieu, Mme de Chevreuse accentue les témoignages de son attachement pour le garde des sceaux : Je crois que vous êtes absolument à moi, lui dit-elle ; je vous promets qu'éternellement je vous traiterai comme mien : quand toute la terre vous négligeroit, je vous saurai toute ma vie si dignement estimer que si vous m'aimez véritablement, comme vous le dites, vous aurez sujet d'être content de votre fortune, car toutes les puissances de la terre ne sauroient jamais me faire changer de résolution ; je vous le jure et vous commande de le croire et de m'aimer fidèlement. Puis elle prononce le dernier mot où elle voulait en venir : Je vous assure que je vous commanderai toujours et vous ordonne de m'obéir non seulement pour suivre votre inclination si elle vous y convie, mais pour satisfaire à mon désir qui est de disposer absolument de votre volonté : voilà le secret que je ne vous dis pas hier et que je vous promis de vous dire aujourd'hui !

Dès lors elle ne coquettera plus avec Châteauneuf ; elle lui jure que Richelieu aura beau faire, elle ne lui cédera pas : Toutes ses prospérités, écrit-elle, ne seront pas capables de m'assujettir jusqu'au point de dépendre de ses humeurs : s'il en prend d'extravagantes pour moi, ne vous inquiétez pas de cette affaire. Jamais il n'y eut rien de pareil à son extravagance : il m'a envoyé et m'a écrit des plaintes étranges ; il dit que perpétuellement je raille de lui qu'il sait assurément que je suis en intelligence avec vous et que vos gens ne bougent de chez moi ; que je reçois Brion à cause qu'il est son ennemi pour lui faire dépit ; que tout le monde dit qu'il est amoureux de moi, que le roi le croit, qu'il ne sauroit plus souffrir de ma procédure : voilà l'état où est le cardinal !

Le cardinal est-il vraiment amoureux de Mme de Chevreuse ? Celle-ci le croit et veut en donner l'impression. Mais aurait-il pu lui-même démêler en son âme ardente et passionnée ce qu'il y avait de préoccupation politique sincère et de trouble possible de cœur ? Dans ses Mémoires il s'en est tenu au côté politique. Il explique qu'il a été inquiet de l'entente de Châteauneuf avec Mme de Chevreuse ; que le garde des sceaux, entraîné par sa passion pour la duchesse, se jetait dans les cabales des dames factieuses ; que ces dames complotèrent avec l'étranger contre la sûreté de l'État : les suites allaient justifier cette version.

 

Sous l'effet de causes multiples : les incidents de la révolte de Gaston, l'hostilité croissante d'Anne d'Autriche contre Richelieu, l'animosité de Mme de Chevreuse à l'égard du cardinal, la reine et son entourage avaient repris leurs intrigues au dehors. Châteauneuf s'était laissé entraîner. Par lui on connaissait les délibérations du gouvernement. Richelieu fut informé de l'admiration sincère et constante que professait le groupe de la reine pour l'Espagne ; il savait qu'on y prônait l'alliance espagnole ; que le garde des sceaux était en relation, par l'intermédiaire de Mme de Chevreuse, avec des personnages anglais ; qu'il était au courant des projets de Monsieur. Louis XIII, outré, voulait sévir. Richelieu estimait préférable d'attendre : Je viens d'avoir avis, mandait le roi à son ministre le 4 février 1633, par une voie du tout assurée, qu'un ouvrier venu d'Angleterre est allé trouver Mme de Chevreuse à Jouarre. Si elle vous le dit elle-même, c'est quelque témoignage d'amendement ; si elle ne vous en parle point, au moins connaissez pour la dernière fois qu'elle vous trompe et se moque de vous et de moi. Je vous avoue que deux choses me piquent extraordinairement et m'empêchent quelquefois de dormir ! l'insolence du Parlement et les moqueries que ces personnes que vous savez font de moi sans vous oublier. Vous savez comme je vous crois en toutes mes affaires ; croyez-moi en ces deux-ci et nous en aurons raison.

Il fallait bien se rendre à l'évidence. On eut bientôt la preuve que Châteauneuf, sollicité par Mme de Chevreuse, trahissait les secrets de l'État : il avait prévenu la duchesse d'une attaque décidée contre une place de Lorraine ; Mme de Chevreuse avait averti le duc et celui-ci ayant pris ses mesures, le projet avait échoué. Les plans de campagne étaient révélés : le duc de Lorraine était tenu au courant de ce qui se délibérait contre lui au Conseil. On intercepta des lettres de Châteauneuf : elles dénonçaient sa duplicité. De la cour d'Angleterre Louis XIII était averti que le garde des sceaux se proposait de faire chasser le cardinal afin de prendre sa place. L'entourage de Gaston d'Orléans, répétait-on, comptait sur Châteauneuf et se trouvait en correspondance avec lui. Mme de Chevreuse ne se cachait pas pour répéter publiquement des informations qu'elle ne pouvait tenir que du garde des sceaux. Dans un mémoire de la fin de février 1633, Richelieu résumait les griefs qui s'étaient accumulés contre Châteauneuf ; Louis XIII ne pouvait plus conserver aux affaires un ministre qui se conduisait de cette sorte ; il fit connaître sa décision de disgracier l'ami de Mme de Chevreuse : les choses étaient à bout.

Le 25 février 1633, au matin, le roi, se trouvant à Saint-Germain-en-Laye, faisait prier Châteauneuf de lui rendre les sceaux ; peu après, un capitaine des gardes, M. de Gordes, allait arrêter le ministre. Châteauneuf ne fit aucune plainte. On l'emmena à Angoulême : il y fut écroué. Son neveu fut arrêté, ainsi que le chevalier de Jars ; la famille et les amis du garde des sceaux compromis prirent la fuite. Par ordre du roi, Bouthillier et Bullion perquisitionnèrent chez Châteauneuf où l'on trouva quantité de correspondances, dont trente-deux lettres de Montaigu, trente et une d'Henriette-Marie et les lettres de Mme de Chevreuse. Interrogé, Châteauneuf s'accusa tant qu'on voulut d'avoir trop aimé les dames, mais traita le reste de folies de femmes et de badineries. On le laissa en prison : il y restera jusqu'à la mort de Louis XIII.

Quant à Mme de Chevreuse, l'embarras du gouvernement était, comme toujours, extrême. Sévir contre elle présentait de graves difficultés. D'ailleurs, à ce moment, on avait besoin de ses services. Monsieur, sorti du royaume, excitait le duc de Lorraine contre le roi. Le duc avait levé une armée : on craignait qu'il n'appelât l'empereur à son secours ; Richelieu estimait que Mme de Chevreuse était seule capable de décider le duc à mettre bas les armes. Il proposa à la duchesse d'aller négocier. Celle-ci très inquiète depuis la disgrâce de Châteauneuf, apeurée, n'osa pas opposer un refus : Quoique cette négociation ne lui plût pas, écrit la Porte, Mme de Chevreuse, pour montrer son zèle, agit dans cette affaire contre ses propres sentiments, ne croyant pas le duc de Lorraine si facile : mais elle fut trompée car l'abbé du Dorât (un négociateur qui avait agi avec elle) fit si bien qu'il engagea cette altesse à licencier son armée. L'altesse s'exécuta.

Mais ce service rendu, Louis XIII ne put pas se faire à l'idée que Mme de Chevreuse qu'il abhorrait, dont il avait tant à se plaindre, demeurât ainsi sous ses yeux, à la cour. Il attendit ; en juin, il se décidait et priait M. de Chevreuse de vouloir bien emmener sa femme au château de Couzières, près de Tours. Il n'y avait qu'à obéir.

Anne d'Autriche demanda au roi la permission de voir la duchesse avant son départ : le roi consentit à contrecœur. Richelieu sollicita la même autorisation, Mme de Chevreuse, dit-il, désirant l'entretenir. Vous me demandez, répondait Louis XIII au cardinal, si vous verrez Mme de Chevreuse qui veut vous dire adieu ; vous savez bien quel plaisir m'a fait la reine en désirant la voir ; je sais que sa visite ne peut vous être utile ; vous savez bien qu'elle ne me sera pas agréable ; après cela faites ce que vous voudrez et vous assurez que je vous serai toujours le meilleur maître qui ait jamais été au monde.

Mme de Chevreuse partit. Elle ne protesta pas. En somme la punition qu'on lui infligeait était assez douce : mieux valait encore pour elle gagner la Touraine que d'aller végéter à l'étranger, ce qui eût été sa seule ressource. Elle subit son sort. Avant de quitter Paris, elle vit longuement Anne d'Autriche : toutes deux convinrent de correspondre. Louis XIII avait-il beaucoup gagné en écartant l'intrigante jeune femme de sa cour ? De près ou de loin, de France ou de l'étranger, la duchesse de Chevreuse était destinée à ne lui laisser aucun repos !