LA DUCHESSE DE CHEVREUSE

 

CHAPITRE PREMIER. — MARIE DE ROHAN, DUCHESSE DE LUYNES.

 

 

VERS le milieu du XIXe siècle on pouvait voir encore à Paris, au coin de la rue de l'Arbre-Sec et de la rue de Béthizy, une vieille demeure dont les restes de décoration élégante révélaient l'habitation de quelque notable famille d'autrefois. Au fond d'une cour, devenue, à la suite des temps, délabrée et minable, s'élevait une façade de briques à chaînages de pierre, surmontée d'un comble aigu : les fenêtres, grillées au rez-de-chaussée, étaient encadrées, aux deux étages, de pilastres à chapiteaux ioniques. L'édifice datait de la Renaissance. Après avoir appartenu, pendant le XVIe siècle, au chancelier de France Antoine du Bourg et avoir été loué à l'amiral de Coligny, qui avait été assassiné dans la maison à la Saint-Barthélemy, le 24 août 1572, l'hôtel s'était trouvé acheté en 1617 par un important seigneur : Hercule de Rohan, duc de Montbazon, pair et grand veneur de France. Sauval raconte que M. de Montbazon fit réparer et décorer les bâtiments, qu'il mit sur la porte en lettres d'or l'inscription Hôtel de Montbazon, qu'il déploya dans sa demeure un luxe démesuré. Le caractère un peu exigu de l'édifice, tel qu'on le voyait avant qu'il ne fut démoli en 1853, rend difficilement explicable le déploiement de pareille somptuosité. Dès le règne de Louis XIV, le logis n'était plus qu'une auberge ; il avait vu auparavant quelques beaux jours.

C'était en effet un grand personnage que M. le duc de Montbazon. Issu d'une famille qui datait de douze cents ans, — disait un mémoire rédigé par un de ses membres sous Henri III, — descendait des premiers rois de Bretagne, était alliée aux plus grands monarques de l'Europe, à tous les plus grands princes de la chrétienté ; tenait à la famille royale, et, de mâle en mâle, depuis plus de mille ans, avait pu conserver le rang et le mérite du premier tige et auteur, M. de Montbazon, par sa haute stature, son aspect imposant, une figure large et vigoureuse, représentait dignement la race. Troisième fils de Louis de Rohan, prince de Guéméné, il devait d'être duc au décès d'un frère aîné en faveur duquel le roi Henri III avait érigé la terre tourangelle de Montbazon en duché. Du coup. Hercule de Rohan avait aussi épousé la petite fiancée de ce frère défunt, Madeleine de Lenoncourt.

Les contemporains s'accordent à dire qu'il était simple d'esprit. On le trouvait surtout brutal. Bautru, qui a écrit contre lui un libelle mordant intitulé l'Onozandre ou le grossier, satyre, plein de railleries amères, le tournait en ridicule, ne le désignant que du nom de prince des butors, prince de Béthizy — allusion à l'hôtel de la rue de Béthizy. — Ainsi qu'il convenait à un grand seigneur du temps, M. de Montbazon, par surcroît, était de mœurs cavalières. On l'accusera plus tard, lorsqu'il sera gouverneur de Paris, de sortir en grand appareil,-entoure de gardes à cheval, afin d'aller crapuler. Venant souvent à Montbazon, sur les bords de l'Indre, à trois lieues de Tours, ou plutôt tout auprès, à l'agréable château de Couzières, qu'il affectionnait beaucoup, il eut pour certaine fille de Tours, nommée Louise Roger, une passion qui divertit toute la province. Par un juste retour des choses, sa femme, Madeleine de Lenoncourt, dit-on, le trompa.

S'il devint grand personnage, c'est qu'avec son nom, son titre, et l'éclat de sa famille, il fut fidèle au roi dans un temps où la fidélité était une vertu rare. Il avait suivi la fortune d'Henri de Navarre. Henri IV, monté sur le trône, lui avait voulu du bien. On racontait parmi les siens qu'au moment de la naissance du dauphin, qui devait être plus tard Louis XIII, M. de Montbazon, se trouvant dans l'appartement de la reine, à Fontainebleau, Henri IV était sorti de la chambre à coucher de Marie de Médicis afin de présenter à la cour le petit prince qui venait de naître et, avisant M. de Montbazon, lui avait dit, en mettant l'enfant entre ses bras : Voilà un pesant fardeau : il était besoin d'un Hercule pour le porter ! M. de Montbazon se trouvait aux côtés de Henri IV lorsque celui-ci fut assassiné par Ravaillac en 1610. Il était demeuré auprès de la régente Marie de Médicis qu'il avait défendue durant les guerres civiles qui suivirent. On l'avait chargé de missions de confiance : il s'en était acquitté avec zèle.

Pour la peine, on le combla d'honneurs. Après lui avoir donné la lieutenance du roi en Normandie et le gouvernement de Picardie, on le fit, en 1619, gouverneur de Paris et de l'Ile-de-France, puis grand veneur de France : c'était un des seigneurs les plus en vue de la cour.

Il s'était marié deux fois. De sa première femme, la petite fiancée de son frère, morte en 1602, à dix-neuf ans, après quatre ans de mariage, il avait eu deux enfants. Vingt-six ans après, âgé de soixante ans, il se remariait avec une belle demoiselle de dix-huit ans, dit Souvigny, Marie d'Avaujour de Bretagne, fille de Charles, comte de Vertus, qu'il alla prendre dans un couvent où la jeune personne voulait se faire religieuse : superbe créature, grande, forte, au teint blanc, aux cheveux noirs, au nez un peu gros, à la bouche enfoncée, pleine de prestance et de tempérament : la célèbre Mme de Montbazon de la régence d'Anne d'Autriche.

L'aîné des enfants du premier lit était un garçon, Louis VII de Rohan, prince de Guéméné, le second était une fille : c'est cette fille qui sera Marie-Aimée de Rohan, plus tard, par son premier mariage, duchesse de Luynes et, par son second, duchesse de Chevreuse !

 

Marie-Aimée de Rohan naquit en décembre 1600, deux ans après son frère, venu au monde le 5 août 1598. On lui donna le même nom qu'avait jadis porté, sous Henri II, une grand'tante, Marie de Rohan-Guéméné, amie du connétable de Montmorency. Elle ne connut pas sa mère, disparue deux ans après sa naissance. Son enfance fut abandonnée. Le genre d'éducation qu'elle reçut n'était pas de nature à la prédisposer à la vertu.

S'il est vrai que Madeleine de Lenoncourt, n'ayant pas encore vingt ans, eut déjà trompé son mari, elle témoignait d'un tempérament qu'on retrouvera assez développé chez sa fille. Le père n'était pas en état de corriger par des qualités contraires de si fâcheuses tendances. Sous l'effet de cette double hérédité, Marie de Rohan manifesta de bonne heure une coquetterie charmante et une légèreté dangereuse. Élevée avec un père qui ne s'avisait pas de lui donner de bons conseils si tant est qu'il ne lui fournit pas de mauvais exemples, laissée à des gouvernantes dépourvues d'autorité, elle n'eut personne pour amender en elle ce que la nature avait mis d'incertain. Entre Couzières, où elle allait souvent, et Paris où elle habitait, Marie de Rohan connut une vie à peu près indépendante, faite de plaisirs, de fantaisies et de libertés.

Pour compagnon, elle avait son frère. Ils auront des procès plus tard ensemble : enfants, ils s'entendaient très bien. Laid, petit, agrémenté d'une figure grimaçante de myope qui n'y voit pas, les traits irréguliers et courts, le visage contourné, Guéméné n'était pas séduisant : on lui trouvait une tête d'arracheur de dents. Mais il avait beaucoup d'esprit. Tout ce qu'il disait était plaisant. Marie de Rohan, rieuse et moqueuse, s'accommoda d'un frère qui répondait si bien à ses goûts : ils ne se quittèrent pas. Au dire de Tallemant des Réaux les gens s'étonnaient que le fils et la fille de M. de Montbazon eussent tant d'esprit !

Ainsi grandit Marie de Rohan, en enfant gâtée, dans une atmosphère de gaieté et d'insouciance. De principes et de préjugés, elle n'en eut guère. Elle était pourtant de son siècle. Consciente de la situation de sa famille, de celle qu'avait acquise son père, elle savait ce qu'on lui devait et n'oubliera jamais qui elle était. Mais les préoccupations d'honneur ne l'arrêteront pas. En fait de sentiments religieux, elle aura ceux qui convenaient à une femme de son rang et elle sera sincère : pas plus que l'honneur, la religion ne l'a contenue.

Jeune fille, on remarqua de bonne heure en elle les charmes qui devaient faire son succès si longtemps. Elle était jolie, fine, distinguée. Son visage mince, d'un ovale pur, offrait de ces traits délicats et aristocratiques qui sont le propre d'une vieille race de cour. La bouche bien faite présentait des lèvres vermeilles et engageantes qui expliquent en partie les passions qu'elle a suscitées. Les narines ouvertes et mobiles trahissaient le tempérament de la mère. Sous un front pur et des cils blonds élevés, le regard surtout attirait un regard réservé, d'une pénétration mystérieuse, jeune, vivant, à la fois troublant et spirituel, attachant et railleur. Les cheveux étaient blonds, soyeux, la taille svelte, le corps souple, pas très grand, bien proportionné ; l'ensemble extrêmement élégant, gracieux et féminin.

Partout où elle a passé, Marie de Rohan a provoqué des passions sans nombre. Jeunes et vieux, gentilshommes, bourgeois ou paysans, tous ceux qui l'ont approchée, se sont sentis émus. Elle écrivait elle-même : Je crois que je suis destinée pour l'objet de la folie des extravagants ! Il semblait que de sa personne se dégageât comme un parfum capiteux qui troublât les cœurs des plus rassis. Louis XIII et Richelieu ont été un instant surpris. Étrange pouvoir fascinateur ! Peu de femmes du XVIIe siècle ont exercé à ce point sur leurs contemporains une séduction aussi décisive.

Elle s'en rendait compte : elle ne fit rien pour la diminuer. Elle s'abandonnera à ses amours, avec une insouciance amusée et distraite. C'est qu'elle était très bonne. Puis elle aimait aimer et être aimée. Il importait peu que l'objet de son amour changeât elle demeurait fidèle à celui qu'elle avait choisi, dans le temps où elle acceptait ses hommages. Il n'étoit pas difficile, a dit quelqu'un, qui l'a bien connue, de lui donner de partie faite un amant, mais dès qu'elle l'avoit pris, elle l'aimoit uniquement et fidèlement. Elle nous a avoué, à Mme de Rhodes et à moi, que, par un caprice, se disoit-elle, de la fortune, elle n'avoit jamais aimé le mieux ce qu'elle avoit estimé le plus, à la réserve, toutefois, ajoutoit-elle, du pauvre Buckingham. Son dévouement à sa passion, que l'on pourroit dire éternelle, quoiqu'elle changeât d'objet, n'empêchoit pas qu'une mouche ne lui donnât quelquefois des distractions ; mais elle en revenoit toujours avec des emportements qui les faisoient trouver agréables.

Ensuite Marie de Rohan adorait s'amuser. Partout où elle a passé elle a laissé le souvenir exquis d'un être de joie. Sa bonne humeur avait raison de l'ennui des milieux les plus maussades. Elle égaie notre cour si fort, écrivait de Londres, lord Montaigu, au commandeur de Souvré, en 1638, que vous ne la trouverez pas moins plaisante que celle de Turin. Sa conversation vive, semée de reparties promptes, témoignait d'une acuité d'esprit qui a été souvent relevée par Richelieu dont elle faisait le désespoir. Choyée dans tous les lieux où elle a paru, à la cour, d'abord, au moins au début, avant Richelieu, en Lorraine, ensuite, où elle fut reçue comme une reine, à Londres, surtout, où la famille royale de Charles Ier et Henriette-Marie ne pouvaient la quitter, et où les seigneurs anglais, à l'envi, l'entouraient de leur admiration, Marie de Rohan fit le bonheur de tous. On s'explique le mot de Fontenay-Mareuil : Rien n'étoit quasi impossible à une femme aussi belle et avec autant d'esprit que celle-là !...

Avait-elle du jugement ? Ses lettres, nombreuses, griffonnées d'une écriture désordonnée et difficile, ne donnent pas beaucoup de renseignements. Elles révèlent une nature sincère, maîtresse d'elle-même, contenue, le plus souvent d'une précision d'affaires assez froide et sans grande effusion de cœur. Mme de Chevreuse a écrit un Discours de l'amour demeuré manuscrit : le texte, assez bref, n'est qu'un vague commentaire de Montaigne : il ne nous apprend rien. Où nous pouvons mieux la suivre, c'est dans ses intrigues.

Esprit actif et remuant, dit Monglat, la dame du royaume la plus convaincue de factions, affirme Retz, Mme de Chevreuse a fait de l'intrigue l'occupation favorite de toute sa vie. Nul n'a porté à un si haut degré qu'elle, l'art d'imaginer des complications, de les étendre, de les enchevêtrer, de les rendre redoutables, pour aboutir, grâce à ses relations au dehors et à la puissance d'une séduction personnelle qu'elle exerçait sur les souverains et les hommes d'État, à créer des dangers politiques qui ont été une grosse préoccupation du cardinal de Richelieu. L'auteur d'une mazarinade parue en 1652 : La Vérité prononçant ses oracles, analysait ainsi l'activité de Mme de Chevreuse : Tout le monde sait qu'elle a donné le branle à plusieurs grands mouvements et qu'elle a été l'intelligence de plusieurs grands desseins : le malheur est qu'on ne lui en attribue pas un de bon. On dit qu'elle remue beaucoup, mais qu'elle n'établit jamais une affaire. On dit qu'elle mêle bien une intrigue, mais qu'elle ne peut jamais la démêler. On dit qu'elle sort fort bien d'un labyrinthe, mais non pas sans s'engager d'abord dans un autre. On dit qu'elle brouille bien et, c'est tout dire. L'auteur conclut que Mme de Chevreuse était un esprit brouillon et inconsidéré : les faits justifient assez bien cette appréciation.

Sur un point cet auteur se trompe, c'est lorsqu'il attribue l'activité de Mme de Chevreuse à l'intérêt personnel. Saint-Simon a dit également : Les intrigues, suivant l'étoile de la maison de Rohan, étoient utiles à cette maison. Mme de Chevreuse n'était pas intéressée. Mme de Motteville, qui l'a beaucoup pratiquée la trouvait plutôt distraite, pleine de chimères, obéissant moins à la raison qu'à des passions fugitives. Marie de Rohan n'était ni égoïste, ni ambitieuse. Si elle intrigua toute sa vie, ce fut par divertissement et par dévouement à ceux qu'elle aimait. Je lui ai ouï dire à elle-même, ajoutait Mme de Motteville, que jamais l'ambition ne lui avoit touché le cœur, mais que son plaisir l'avoit menée, c'est-à-dire qu'elle s'étoit intéressée dans les affaires du monde seulement par la considération de ceux qu'elle avoit aimés. Retz, allant plus loin, disait : Si la duchesse de Chevreuse fut venue dans un siècle où il n'y eut point eu d'affaires, elle n'eût pas seulement imaginé qu'il put y en avoir. Peut-être en d'autres temps plus calmes, Mme de Chevreuse eut-elle, en effet, dépensé son activité en œuvres pacifiques et bienfaisantes. Vivant à une époque où, de par sa situation sociale et ses relations princières, elle était en mesure d'exercer une action politique, et étant galante, vive, hardie, entreprenante, pouvoit, comme le dit La Rochefoucauld, se servir de tous ses charmes, pour réussir dans ses desseins, elle s'y est essayé. Le malheur est qu'elle a fait tort à toutes les causes et à tous ceux qu'elle a servis : La France n'a été calme, écrivait Mazarin, que quand elle n'étoit pas là. L'effort continu que pareille existence suppose, rend disproportionnés les résultats insignifiants qui ont été obtenus.

 

Dès qu'elle eut atteint ses dix-sept ans, son père, soucieux de se débarrasser d'elle, songea à la marier. Un hasard heureux allait faire contracter à Marie de Rohan une union brillante, profitable et inattendue.

C'était le moment — 1617 — où Louis XIII ayant mis fin, par l'exécution de Concini, à la régence de sa mère Marie de Médicis, avait pris en main la direction de son État. Il avait alors pour favori Honoré d'Albert, plus tard duc de Luynes. Grand, mince, assez joli de figure, l'air très doux et charmant de manières, M. de Luynes était un modeste gentilhomme du Comtat Venaissin, âgé de trente-neuf ans, qui devait son élévation, un peu brusque, à l'attachement très vif qu'éprouvait pour lui Louis XIIL Louis XIII l'avait accablé d'honneurs. Il avait poussé l'affection jusqu'à vouloir lui faire épouser sa propre sœur naturelle, Mlle de Vendôme. Mais celle-ci refusait : elle jugeait M. de Luynes un parti insuffisant ; elle s'était mis en tête d'épouser le duc du Maine. Luynes, qui avait un caractère craintif, inquiet de cette résistance, redoutant d'attirer l'inimitié des Vendôme ou du duc du Maine, pensa sortir de cette situation délicate en se mariant rapidement ailleurs. C'est alors qu'il jeta son dévolu sur Marie de Rohan. Marie de Rohan était fort séduisante. Sa famille, très riche, disait-on, était une des plus grandes du royaume. Louis XIII consentit. Le comte de la Rocheguyon alla faire la demande. M. de Montbazon n'hésita pas. Ses affaires étaient embrouillées. La considération que M. de Luynes appartenait à une race moins illustre que la sienne était largement compensée par la perspective des profits sans nombre que procurerait à Marie de Rohan et à sa famille l'honneur d'une alliance avec le favori du roi. La jeune femme se trouverait dans une situation chaque jour grandissante à mesure que s'élèverait la fortune de M. de Luynes. Il accepta. La jeune fille ne fit pas d'objection. La différence d'âge, à cette époque, entre grands seigneurs, n'avait pas d'importance.

On discuta le contrat. M. de Montbazon promit tout ce qu'on voulut : 200.000 livres de dot : les notaires convinrent qu'il paierait 50.000 livres comptant la veille des épousailles ; 100.000 un an après ; le surplus deux ans ensuite ; plus les intérêts des sommes non versées ; en outre, 10.000 livres de rente annuelle à prendre sur les biens de la mère et de la grand'mère de la fiancée. D'un procès intenté par Mme de Chevreuse à son père trente ans après, il résulte que M. de Montbazon ne paya jamais ni les 200.000 livres, ni les intérêts et que la part de Marie Cle Rohan sur les biens de sa mère et de sa grand'mère ne valait pas 10.000 livres de rente. Mais M. de Luynes n'était pas très regardant. D'ailleurs, dans les grandes familles du temps pareilles aventures étaient fréquentes. Le mariage fut décidé.

Avant qu'il ne fut célébré, M. de Luynes donna à Marie de Rohan un premier témoignage de sa faveur. Il ne sera duc et pair qu'en août 1619. De par les coutumes de la cour de France, Mme de Luynes, femme d'un simple gentilhomme, ne pouvait s'asseoir devant la reine, tandis que les duchesses et même les filles des autres branches de Rohan avaient droit à un tabouret. Luynes fit décider que sa fiancée aurait le même privilège que les autres Rohan, c'est-à-dire un tabouret, et que ce privilège la suivrait après son mariage. Personne ne protesta. M. de Montbazon fut enchanté.

Il n'y eut pas de grandes cérémonies. Le lundi 11 septembre 1617, dans l'appartement de la reine, au Louvre, devant le roi et quelques seigneurs de la cour, fut procédé aux fiançailles que bénit l'archevêque de Tours, Bertrand d'Eschaux. Deux jours après, le mercredi 13, le mariage proprement dit était célébré à cinq heures du matin, devant un petit nombre de témoins, dans la chapelle de la reine, située au coin de l'ancien Louvre, du côté du Pont-Neuf. Louis XIII, qui s'était levé à trois heures et demie du matin, vint prendre Luynes dans sa chambre, le conduisit à la chapelle où le même archevêque de Tours unit les nouveaux époux. Le soir, Luynes donnait un grand souper, puis emmenait sa jeune femme au château de Lésigny-en-Brie.

Vieille demeure à tourelles, modeste d'apparence, Lésigny-en-Brie était une dépouille d'Éléonora Galigaï, femme de Concini, que Luynes venait de se faire donner, il y avait quelques semaines à peine. Il aimait beaucoup cette terre ; il l'embellira ; il y fera des frais tels que l'opinion l'accusera d'y avoir dilapidé les deniers de l'État. En y conduisant la nouvelle Mme de Luynes, il ne se doutait guère que, trente-deux ans après, au cours de guerres civiles suscitées en partie par elle, ce château serait brûlé détruisant pour l'histoire et ses papiers et sa correspondance !

A Paris, M. de Luynes acheta pour sa femme l'hôtel de la Vieuville, bâti par l'architecte Clément Métezeau, rue Saint-Thomas du Louvre, sur l'emplacement actuel de la place du Carrousel. Il le paya 175000 livres, l'agrandit, le décora ; ce sera plus tard l'hôtel de Chevreuse.

Épouse de M. de Luynes, Marie de Rohan pouvait prétendre à la cour à une place exceptionnelle. On la fit nommer superintendante de la maison de la reine. Anne d'Autriche et la future Mme de Chevreuse dont les vies allaient être si étroitement mêlées ensemble pendant près d'un demi-siècle, pour le malheur de toutes deux, se rencontraient !

 

Elles avaient le même âge, dix-sept ans. De taille moyenne, mince, avec de beaux yeux au regard un peu court, les cheveux blonds, abondants, frisés et bouclés, la peau blanche, la bouche petite et vermeille, Anne d'Autriche passait pour une des grandes beautés de son siècle, disait-on, avec exagération sans doute, car elle avait le nez gros, les yeux un peu grands, et le teint douteux. Mais le tour du visage était exquis, le front bien fait, la taille seyante. Pour l'intelligence, elle laissait à désirer : sans être sotte, elle manquait de souplesse ; elle parlait peu ; ses idées étaient rares. Indolente et paresseuse comme une Espagnole qu'elle était, ayant un fonds de coquetterie suffisant pour la faire jouer avec le danger, sinon pour l'exposer à s'y abandonner, elle était une enfant d'une insouciance tranquille et passive, prête à rire, un peu superficielle et sans grand caractère. Marie de Rohan, jolie, friponne, éveillée, ainsi que dit Tallemant des Réaux, arrivait près d'elle avec tout ce qu'il fallait pour exercer une détestable influence sur elle en la séduisant de sa vivacité impétueuse et de son entrain endiablé.

Le premier abord fut froid. Anne d'Autriche n'aimait pas M. de Luynes. Elle avoit, disait-elle à l'ambassadeur d'Angleterre Herbert de Cherbury, toutes les raisons possibles de le détester. Elle subit la femme du favori avec regret, uniquement parce que le roi le voulait. Peu à peu elle allait s'accoutumer à elle. La communauté des âges et des sentiments amènera l'entente ; l'entente conduira à la sympathie, puis à l'amitié. Marie de Rohan déploya toutes les ressources de son esprit fertile afin de gagner la princesse auprès de laquelle elle était destinée à vivre. Elle multiplia les attentions ; elle lui donnait à souper, prenait une part active aux ballets dans lesquels la souveraine dansait ; surtout l'amusait de sa conversation enjouée et légère. Nous avons des renseignements sur le genre de cette conversation. Elle passait les bornes permises. L'éducation de Mme de Luynes avait contribué, le fond de la nature aidant, à porter le goût de la jeune femme vers les propos et les contes grivois. Chalais interrogé plus tard, au moment de son procès, dira, avec quelque sévérité peut-être : Toute la conversation de la dite dame ne consistoit qu'en des actions licencieuses, riottes, coquetteries et jurer Dieu. Tout au moins surprendra-t-on Mme de Luynes faisant lire à la jeune reine des ouvrages d'un caractère libre. Anne d'Autriche s'amusa de ces divertissements. Elle le regrettera plus tard ; elle dira à Mme de Motteville : qu'elle ne connaissoit pas alors les dangers qui se rencontrent dans la société des personnes remplies de passions et de vanité. Mais à mesure, s'établissait entre elle et sa surintendante une de ces intimités d'autant plus étroites qu'Anne d'Autriche — on le lui a beaucoup reproché — un peu distante et hautaine pour le commun des courtisans, se laissait aller à l'égard de ceux qui l'approchaient de près à une familiarité que l'on trouvait excessive.

Faveurs, dons, dignités, tout vint bientôt consacrer l'affection de la reine pour sa surintendante. C'était en décembre 1618 que Mme de Luynes avait été nommée superintendante de la maison et finances de la reine, chef de son conseil ; elle avait dix-huit ans ! La charge comportait de grandes prérogatives : commander dans l'appartement de la reine, recevoir les serments de tous les officiers de la maison, présenter à la souveraine sa serviette, tenir sa pelote, lui donner la chemise, servir la reine à table, dans le carrosse et le logement, tous privilèges qu'on appelait des honneurs. La dame d'honneur — personnage venant après la surintendante et qui était la duchesse de Montmorency, veuve du connétable de Montmorency, respectable personne de cinquante ans — ayant trouvé mauvais qu'on mît au-dessus d'elle une enfant qui n'était même pas duchesse, protesta et quitta la cour : on la laissa partir. La reine allait donner à Mme de Luynes bien d'autres marques publiques de son amitié.

Seize mois après son mariage, Marie de Rohan mettait au monde une fille. Elle voulut la fiancer tout de suite à quelque grand personnage. Anne d'Autriche l'aida. Ensemble elles firent choix d'un prince de la maison de Lorraine, M. de Joyeuse, fils du duc de Guise. Le contrat stipula que M. de Luynes donnerait à sa fille 600.000 livres, le duc de Guise à son fils la terre de Joyeuse et 25.000 francs de rente. Le roi et la reine firent cadeau à la petite fiancée de 100.000 livres. L'enfant était trop jeune et l'avenir incertain : le mariage ne se fera jamais.

Le 25 décembre 1620, Mme de Luynes mettait au monde un fils. Anne d'Autriche vint veiller toute la nuit sa surintendante. Au matin, les cloches sonnèrent. Louis XIII, qui était à ce moment à Calais avec M. de Luynes, voulut apprendre à l'heureux père son bonheur par des salves de coups de canon tirés au château de la ville. Il donna 8000 écus à celui qui lui apporta la nouvelle. Il voulut que le baptême se fit avec somptuosité. Il octroya à cet effet 80.000 francs. L'église où eut lieu la cérémonie religieuse et l'hôtel de Luynes où se déroulèrent les fêtes furent ornés avec profusion. Il y eut des banquets, des comédies, des ballets : princes, princesses, seigneurs et grands affluèrent. Le roi fut parrain, Marie de Médicis marraine et le cérémonial suivi fut le même que s'il s'agissait d'un dauphin de France. Rarement couple de favoris avait joui auprès d'un ménage royal — le mari auprès du roi, la femme auprès de la reine — d'attentions plus remarquées.

 

Le cardinal de Richelieu, dans ses Mémoires, accuse Mme de Luynes d'avoir abusé de cette faveur en exerçant sur l'esprit d'Anne d'Autriche une action lamentable. Elle a été la perte de la reine, dit-il, dont le bon sens naturel a été forcé par ses mauvais exemples ; elle s'est emparée de l'esprit de la souveraine, l'a gâté, a détourné la princesse du roi et de ses devoirs ; elle a désuni le couple royal !

Sous une forme moins sévère, Mme de Motteville articule la même accusation : Le malheur de la reine, écrit-elle, a été de n'avoir point été assez aimée du roi son mari et d'avoir été forcée d'amuser son cœur ailleurs en le donnant à des dames qui en avoient fait mauvais usage et qui, dans ses premières années, au lieu de la convier à rechercher les occasions de lui plaire et à désirer d'en être considérée, l'en éloignèrent autant qu'il leur fut possible afin de la posséder davantage. Mme de Motteville semble atténuer la responsabilité de Mme de Luynes en la faisant partager par d'autres personnes de l'entourage de la reine. Les reproches de Richelieu subsistent parce que Mme de Luynes, en réalité, a été le centre et l'âme de ce groupe.

Ce groupe se composait de : la sœur du duc de Luynes, Antoinette de Luynes, mariée à un certain Barthélemy du Vernet, et dont on avait fait la dame d'atour d'Anne d'Autriche, jeune femme inconsistante et superficielle ; de Mlle de Verneuil, fille naturelle d'Henri IV, aussi folle tête qu'il y en eut à la cour, disait Tallemant des Réaux ; surtout de la princesse de Conti, Louise Marguerite de Lorraine, fille du duc Henri de Guise tué à Blois, veuve du prince de Conti, singulière créature — elle avait quarante-trois ans — d'une liberté de propos et de conduite notoire, qui a beaucoup contribué à entraîner Mme de Luynes dans les aventures sentimentales et a détruit en elle tout ce qui pouvait y subsister de scrupules. La princesse de Conti, écrivait sévèrement Louis de Marillac à Richelieu, le 29 avril 1622, a été la m.... des amourettes de Mme de Luynes, qui se traitoient du vivant du connétable. Dans ses lettres chiffrées, Louis XIII ne désignait Mme de Conti que du pseudonyme de le péché.

La cour sut bientôt que le cercle intime d'Anne d'Autriche, grâce à Mme de Luynes, était une réunion fort gaie où se tenaient les propos les plus vifs. On chuchotait en riant quelques-uns de ces propos : cela tournait au scandale. Les personnes bien intentionnées s'alarmèrent. Le nonce Corsini raconte, dans une de ses lettres, comment on vint le trouver pour le prier d'agir auprès du confesseur d'Anne d'Autriche afin de faire cesser la cause de ces bruits. Beaucoup de dames, et des principales, écrit-il, vivent licencieusement en présence de la reine, et n'imposant aucune retenue à leur langue dans leur conversation, ne contiennent point leurs aspirations dans les limites de la modestie et de la convenance. On m'a fait entendre qu'il convient à mon office de trouver quelque moyen pour porter remède à ces inconvénients afin que le bruit n'en parvienne pas aux oreilles du roi, ce qui lui ferait peut-être croire le mal plus grand qu'il n'est. J'ai été prié d'agir en sorte que la reine comprenne combien elle s'expose. Je me résous à entretenir de cette affaire le confesseur de la reine, en usant, bien entendu, de la plus grande précaution : car je sais avec quelle délicatesse il faut toucher à certaines matières. L'intervention n'aboutit pas. Les choses vinrent au point que M. de Montbazon, lui-même, se crut obligé d'aller raconter à Louis XIII que sa fille, Mme de Luynes, donnait à lire à la reine le Cabinet satyrique, ou recueil parfait des vers piquants et gaillards de ce temps, ouvrage plein de poésies risquées. A la longue, pareille éducation ne pouvait qu'efficacement agir sur une nature indolente déjà prédisposée à ce qu'Anne d'Autriche appelait la galanterie.

La reine, écrivait Mme de Motteville, n'a pas fait difficulté de me raconter qu'étant jeune, elle ne comprenoit pas que la belle conversation, qui s'appelle l'honnête galanterie, où on ne prend aucun engagement particulier, pût jamais être blâmable, non plus que celle que les dames espagnoles pratiquent dans le palais. Elle avait en la personne de la duchesse de Luynes une favorite qui se laissoit entièrement occuper de ces vains amusements. Par les divertissements que Mme de Luynes proposa à la reine, elle lui communiqua autant qu'elle put son humeur galante et enjouée pour faire servir les choses les plus sérieuses et de la plus grande conséquence de matière à leur gaieté et à leurs plaisanteries. Un de ces sujets de plaisanterie fut l'amour. On s'amusa des intrigues des autres ; puis, de proche en proche, on s'avisa de donner à Anne d'Autriche des amoureux.

Jeune et jolie, la reine ne pouvait pas manquer de provoquer des passions. On les suscita : on les encouragea pour s'en divertir. Une des premières, fut celle du vieux duc de Bellegarde, grand écuyer, ancien compagnon d'Henri IV, fort galant homme et d'anciennes manières. Mme de Luynes et la princesse de Conti le remplirent d'espoir. Tout le monde riait, Louis XIII le premier. Nous avons deux chansons de Malherbe sur cet amour. M. de Bellegarde était ridicule. Un autre sentiment eut pu être plus dangereux : celui du duc de Montmorency, le brillant et sympathique grand seigneur qui mourra en 1632 à trente-sept ans, sur l'échafaud de Toulouse. Il avait bonne mine, quoiqu'il louchât ; il était élégant et magnifique. Il s'éprit de la reine. Heureusement pour la princesse que le cœur de Montmorency était en même temps occupé par la belle marquise de Sablé. Anne d'Autriche le sachant, fit semblant de ne pas remarquer les attentions du duc. La reine, écrira Mme de Motteville, m'a fait l'honneur de me dire qu'elle n'avoit jamais fait de réflexion sur les sentiments que le duc de Montmorency pouvoit avoir pour elle et qu'elle n'avoit remarqué et pris tout ce que disoit la voix publique de lui que comme un tribut qu'elle croyoit être dû par tout le monde a sa beauté, étant persuadée que cette passion avoit été médiocre à son égard. En réalité, Anne d'Autriche avait été un peu émue. Mme de Luynes et l'entourage s'essayeront bientôt dans une tentative autrement périlleuse, celle du duc de Buckingham. En attendant, sans le vouloir ou en le voulant, Mme de Luynes allait menacer de bien autre manière l'union du ménage royal.

 

Froid de tempérament et vertueux par principe, Louis XIII était loin d'être insensible. Au mois de juillet 1617 la cour avait déjà remarqué que la beauté d'une des filles d'honneur de la reine, Mlle de Maugiron, ne le laissait pas indifférent : le roi aimait à causer avec la jeune fille, à la regarder. Inquiète, Anne d'Autriche s'était empressée de marier sa fille d'honneur le plus rapidement possible, au loin, en Dauphiné, en lui donnant 10.000 écus de dot ; Louis XIII n'avait rien dit. En décembre 1618 on observa avec surprise que le prince manifestait quelque intérêt pour Mme de Luynes. Était-il attiré par la grâce troublante de la jeune femme, ou était-ce en considération de M. de Luynes qu'il se montrait prévenant à l'égard de Marie de Rohan ? Le nonce Bentivoglio se posait la question dans une de ses lettres et ne concluait d'ailleurs à rien de grave ou d'inquiétant. La reine semblait toutefois s'être aperçue du sentiment de Louis XIII ; elle en souffrait. L'année suivante, 1619, ce fut l'ambassadeur d'Espagne, Giron, qui crut à nouveau constater quelque émotion chez le roi au sujet de Mme de Luynes. Louis XIII allait voir bien souvent la femme de son favori, s'attardait dans ses conversations avec elle, la contemplait longuement. Anne d'Autriche, qui l'avait remarqué aussi, se taisait encore. La surintendante y mettait-elle quelque coquetterie ? S'était-elle aperçue de l'émotion du roi, l'avait-elle provoquée, l'encourageait-elle ? La reine ne le supposait pas. Mais, peu à peu, les assiduités du prince auprès de Mme de Luynes s'accusaient davantage. Anne d'Autriche, désolée, finit par s'en ouvrir à l'ambassadeur d'Espagne. Celui-ci mandait à Madrid les confidences que la princesse était venue lui faire. La reine de France, disait-il, très affectée, avouait qu'elle était la plus malheureuse femme du monde, la plus abandonnée et misérable de toutes. L'ambassadeur tâchait de la rassurer : lui affirmant qu'elle exagérait, lui recommandant d'agir avec prudence. Et cependant, de son côté, incertain, il écrivait que ses soupçons paraissaient se confirmer. Le nonce, à son tour, se préoccupait : il estimait que le chagrin de la reine provenait moins de la jalousie que du dépit de se voir méprisée par le roi. Après quelques hésitations, il s'était décidé à questionner le confesseur du prince, le Père Arnoux : mais celui-ci avait répondu de la pureté des sentiments du roi. Louis XIII se rendait-il compte lui-même de l'émotion qu'il éprouvait ? Et cependant tous les témoignages s'accordaient. L'envoyé vénitien, Contarini, racontait comme quoi en janvier 1621, le roi revenant de Calais après la naissance du fils du duc de Luynes, et rentrant au Louvre, était à peine allé faire une courte visite à la reine, puis s'était rendu à l'appartement de Mme de Luynes, afin de voir la duchesse qu'il avait trouvée dans son lit, et avait embrassé l'enfant qui venait de naître avec une très tendre affection. A tout instant, par la suite, Louis XIII allait souper chez Mme de Luynes. Les courtisans se racontaient en plaisantant, comment pendant le siège de Montauban en 1621, Louis XIII, qui logeait avec Luynes dans le château assez étroit de Piquecos, avait envoyé la reine et sa suite habiter Moissac ; de temps à autre, Anne d'Autriche venait voir le roi ; elle arrivait le matin, repartait le soir. Or, un jour, la duchesse de Luynes qui accompagnait la reine avait exprimé le désir de demeurer à Piquecos : Mais il n'y a pas de lit ? avait fait Anne d'Autriche. Oh ! aurait répondu étourdiment Mme de Luynes, le roi n'en a-t-il pas un ? Tout le monde jasait. Bassompierre, dans son Journal, assure que le roi avait une extrême passion pour Mme la connétable. En réalité l'histoire allait tourner court. Tallemant des Réaux, qui n'est pas bienveillant pour Louis XIII, affirme que Louis XIII n'eut jamais l'esprit de faire le connétable de Luynes c... Il eut pourtant fait plaisir à tout le monde, ajoute-t-il gaillardement, et elle en valoit bien la peine. Vertueux, timide et peu entreprenant, le roi n'eut pas osé. Plus exactement, ses sentiments à l'égard du ménage de Luynes s'étaient modifiés.

Malgré les quelques lettres banales de convenance écrites par le roi à la mort inopinée du duc de Luynes, en décembre 1621, il n'y a pas de doute que la disparition du favori a précédé une disgrâce que tous les témoignages s'accordent à reconnaître comme devant être inévitable. Grisé par les honneurs dont le souverain avait consenti à le combler, Luynes, devenu duc et connétable, avait affecté des manières autoritaires dont Louis XIII avait fini par être excédé. Le sentiment, plutôt physique, qu'éprouvait le roi pour son ami, était destiné à disparaître avec la personne de Luynes. Celui-ci mort, Louis XIII éprouva contre la mémoire de son favori un dépit et une rancœur, faits de colère et d'humiliation. La famille, et surtout la duchesse, allaient subir les effets de cette antipathie irritée.

Au fond, si le roi avait pu être un instant troublé par la grâce de Mme de Luynes, il n'avait jamais estimé celle-ci. Esprit sérieux et réfléchi, il voyait bien le genre d'influence que la duchesse exerçait sur la reine ; il en avait conçu un mécontentement qui n'attendait que les circonstances pour se manifester. Vers la fin de la vie du connétable, les relations de Mme de Luynes avec le duc de Chevreuse, prince de Lorraine, frère de la princesse de Conti, ayant paru des plus suspectes, Louis XIII, dans un accès de mauvaise humeur contre Luynes, avait osé dire à celui-ci que M. de Chevreuse était amoureux de sa femme, et Bassompierre, auquel le prince rapportait le propos, était surpris de l'accent d'animosité avec lequel le roi ajoutait : J'ai eu grand plaisir à me venger d'elle et à faire déplaisir à lui. Sur son lit de mort, à Longuetille, près Monheurt, aux bords de la Garonne, Luynes ayant recommandé au prince la duchesse et ses enfants, Louis XIII avait promis de ne pas les abandonner. Mais le connétable disparu, les véritables sentiments du roi se révélèrent.

De retour à Paris, après la campagne dans le Midi au cours de laquelle Luynes était mort, Louis XIII n'alla pas voir Mme de Luynes. La jeune femme était sur le point d'accoucher ; le roi lui fit signifier qu'elle eût à quitter le Louvre, parce qu'il ne convenait pas, disait-il, qu'elle demeurât dans le palais royal, pour cette circonstance, honneur réservé aux seules princesses du sang. Sur des observations qui lui furent faites, et d'ailleurs Mme de Luynes devant continuer à loger au Louvre à titre de surintendante de la maison de la reine, le roi consentit à rapporter son ordre, mais il fit changer la surintendante d'appartement et la relégua dans un endroit écarté et obscur. Mme de Luynes mit au monde une fille. Le roi tarda à aller lui faire une visite. Il n'a usé vis-à-vis d'elle, disait l'ambassadeur vénitien, d'aucune démonstration de tendresse. La sœur du connétable, Mme du Vernet, avait été priée de quitter le Louvre. Louis XIII ordonna aux frères de Luynes de n'avoir plus à paraître au conseil et de déloger aussi du palais royal : ils obéirent. Ceux qu'on appelait les restes du connétable, sentant leur règne fini, acceptaient silencieusement la retraite. Il n'en fut pas de même de Marie de Rohan.

 

Un instant surprise de sa disgrâce, Mme de Luynes s'était ressaisie. Contre la mauvaise humeur du roi, elle avait un refuge, Anne d'Autriche, dont elle restait la surintendante. Satisfaite, au fond, d'avoir vu disparaître le connétable, la reine s'était attachée plus que jamais à l'amitié de Mme de Luynes. Elle avait des peines. Sa belle-mère, Marie de Médicis, réconciliée avec le roi son fils après la mort du favori, était revenue, brouillant le ménage royal de son humeur jalouse, envahissante et désordonnée. Anne d'Autriche confiait ses douleurs à Mme de Luynes. Toute la consolation de la reine, écrit Mme de Motteville, étoit la part que la duchesse de Luynes prenoit à ses chagrins. Mais en même temps qu'elle consolait Anne d'Autriche, la surintendante continuait à la distraire par les plaisirs habituels de sa société dissipée. De jeunes seigneurs s'en mêlaient. Les courtisans parlaient à nouveau du cercle trop libre de la reine, des conversations peu châtiées qui s'y tenaient. Inquiets, les ministres chargèrent le nonce Corsini d'intervenir encore auprès du confesseur d'Anne d'Autriche. Ils m'ont prié, écrivait le nonce le 23 février 1622, de faire entendre à la reine régnante que quelques seigneurs de mauvaises mœurs tiennent avec des dames de la cour, qui n'en ont pas de meilleures, des discours licencieux qui passent les bornes de la décence et du respect, ce qui pourrait avoir des suites fâcheuses en exposant la reine à la médisance des gens de salon et à celle de ses peuples. On désire qu'elle éloigne d'elle la princesse de Conti, Mlle de Verneuil, la veuve du connétable. Je tâcherai de me servir pour cela le plus adroitement que possible de son confesseur. Louis XIII était au courant. De jour en jour son irritation croissait contre la duchesse. Un dernier incident allait faire éclater l'orage.

A ce moment, mars 1622, après plusieurs années de vaine attente, la reine croyait pouvoir donner bientôt un dauphin à la France. Ce n'était pas la première fois : les espérances précédentes s'étaient toutes évanouies au grand chagrin du roi. On avait recommandé à la princesse les plus extrêmes précautions : elle devait éviter la moindre imprudence, se ménager. Les choses suivaient normalement leur cours et les médecins comptaient sur le succès tant souhaité, lorsque, une fois de plus, l'espoir de tout le royaume fut déçu, et cela par la faute de Mme de Luynes.

Le lundi 14 mars 1622, la princesse de Condé recevant chez elle, dans son appartement du Louvre, le soir après souper, — ce qu'on appelait tenir le lit — la reine s'était rendue à la réunion, accompagnée de la surintendante et de Mlle de Verneuil, La soirée avait été brillante : princesses et dames de la cour s'y étaient trouvées en nombre, avec beaucoup de seigneurs. Sur le tard, après minuit, Anne d'Autriche se décida à rentrer dans son appartement. Elle avait à traverser la grande salle du Louvre, au premier, servant de salle des pas-perdus et de salle de fêtes — notre salle Lacaze. — Au bout de la salle se trouvait la petite marche d'une estrade, sur laquelle on mettait le trône du roi, sous un dais, aux jours de grande cérémonie. Mme de Luynes eut l'imprudente idée de faire courir la reine en la tenant sous le bras avec Mlle de Verneuil. A la marche du trône, Anne d'Autriche buta et tomba : elle éprouva une vive douleur. On la coucha : deux jours après, le mercredi i6, sur les trois heures de l'après midi, les espérances étaient dissipées !

La cour éprouva une vive affliction. Des ambassadeurs vinrent présenter des compliments de condoléances. On ne dit rien à Louis XIII qui, le dimanche suivant, jour des Rameaux, 20 mars, partait pour Orléans et le Midi. On attribua l'indisposition de la reine à une cause quelconque.

Mais à Orléans, le 25, il fallut bien mettre le roi au courant. Il eut une violente colère faite de la déception du roi et du père, de la douleur du mari et de l'exaspération du souverain. Les sanctions allaient promptement suivre. Un gentilhomme de la chambre, M. de la Folaine, fut envoyé à Paris avec trois lettres, une pour Mme de Luynes, une pour Mlle de Verneuil et la troisième pour la reine. A Mme de Luynes, Louis XIII disait : Ma cousine, ayant reconnu qu'il est du bien de mon service de régler à l'avenir la maison de la reine d'autre sorte qu'elle n'a été par le passé, j'ai estimé ne le pouvoir si bien faire qu'en la forme et par le moyen que vous dira le sieur de la Folaine que j'en voie pour vous faire entendre ma volonté. Cette volonté était que Mme de Luynes quittât immédiatement la cour. Mlle de Verneuil était également chassée : on la confiait à la duchesse d'Angoulême. A la reine, Louis XIII écrivait : Le soin que je dois avoir qu'il y ait bon ordre en votre maison m'a fait résoudre d'y apporter du changement qui ne sera que pour un plus grand bien comme vous recognoîtrez par le temps. J'envoie la Folaine vous faire entendre sur cela ma volonté, laquelle je vous prie d'effectuer au plus tôt et de vous rendre aussi prompte à me donner le contentement que j'en attends que je vous crois disposée à me faire recevoir tout celui que je me suis promis de vous. Pas un mot affectueux, le billet était sec.

Ces mesures, et surtout la forme avec laquelle elles étaient notifiées, produisirent sur la reine et son entourage l'effet que l'on peut imaginer. Anne d'Autriche fut froissée. La reine, écrira Mme de Motteville, qui se jugeoit elle-même et qui se connoissoit sans tache, ne trouvoit pas qu'elle fut traitée comme elle méritoit de l'être. L'orgueil humain qui règne toujours trop fortement dans l'âme des grands, la rendoit en sa propre cause un juge favorable et sentant la disgrâce de Mme de Luynes comme un outrage qu'elle avoit de la peine à supporter, elle faisoit voir qu'elle ne comprenoit pas assez, qu'il faut que les volontés d'un mari soient à une honnête femme des lois qu'elle doit observer. Anne d'Autriche envoya son écuyer, M. de Putange, à Orléans avec une lettre dans laquelle elle manifestait au roi son affliction profonde : elle protestait avoir toujours tenu sa maison comme il le fallait ; elle suppliait le prince de lui dire quelle faute avait commise Mme de Luynes afin que, d'elle-même, elle put prendre les résolutions nécessaires ; elle terminait en assurant d'ailleurs, qu'elle obéirait à tout ce que le roi voudrait lui commander.

Déjà préoccupé de la santé de sa femme, Louis XIII se radoucit : il répondit le 27 mars : Je n'ai point entendu, ordonnant autre demeure que celle du Louvre à ma sœur de Verneuil et à ma cousine la connétable de Luynes de leur en interdire l'entrée ni vous ôter la liberté de les voir. Mais ce ne serait que rarement. Anne d'Autriche envoya de nouveau Putange, puis M. de Bonneuil, introducteur des ambassadeurs, pour insister. Louis XIII s'impatientait. La reine pria M. de Montbazon d'aller trouver le roi qui était parti pour Blois : M. de Montbazon fut mal reçu. Elle envoya M. de Verneuil, le duc de Guise, le duc de Chevreuse. Louis XIII n'y tint plus. Le 15 avril, il commandait au président Jeannin d'aller notifier à la reine sa décision dernière : J'écris à la reine, lui disait-il, pour lui faire entendre ma volonté : c'est qu'absolument je ne veux plus qu'elle voie la connétable de Luynes, que parfois et rarement. A cette fin vous lui présenterez ma lettre que je vous prie d'accompagner de vos bons et salutaires avis afin qu'elle se conforme du tout à ma volonté. C'était le dernier avertissement. De la part du roi, le président Jeannin donna trois jours à Mme de Luynes pour quitter la cour, sinon elle s'exposait aux pires mesures. Il fallait obéir. Anne d'Autriche céda.

 

Ainsi Mme de Luynes était chassée ! On disait que sa charge de surintendante allait lui être enlevée pour être donnée à Mme de Montmorency. Veuve, sans soutien, sans appui, puisque la reine elle-même n'était pas en mesure de la défendre, objet de l'antipathie du roi qui ne pouvait plus la souffrir, Marie de Rohan ne se trouvait donc avoir été élevée si haut par son mariage avec le connétable de Luynes que pour tomber plus bas dans l'éclat et la soudaineté d'une chute retentissante ! Mais elle était femme de ressources : elle ne capitulerait pas, elle résisterait : elle allait trouver le moyen de tenir tête au roi et d'avoir raison de la mauvaise fortune !