RICHELIEU ET LA MONARCHIE ABSOLUE

 

TOME QUATRIÈME. — ADMINISTRATION GÉNÉRALE (SUITE).

LA JUSTICE (SUITE).

CHAPITRE VI. — LA POLICE ET LA JUSTICE CRIMINELLE.

 

 

L'armée du vice et les criminels. — Absence de sécurité à Paris et dans les provinces. — Habileté des voleurs, leur audace. — La répression ; maladresse de la police, le guet, la maréchaussée, les prévôts. — Insuffisance du nombre des agents, manque de cohésion. — Chacun doit se garder lui-même. — L'extradition. — Police secrète et politique. — L'instruction criminelle. — Arrestations. — Influence des découvertes modernes sur la recherche des coupables. — Les monitoires. — La question préalable, le serment religieux. — La poursuite des crimes mise en adjudication. — Inconvénients des degrés d'appel, transfert, des prévenus.

 

Nul ne connaît l'effectif actuel de l'armée du vice, encore moins pourrait-on conjecturer ce qu'il devait être sous Louis XIII, et tenter de déterminer, aux deux époques, la proportion des coquins aux honnêtes gens. Obligés de renoncer à toute comparaison entre le nombre des crimes commis annuellement en France, sous le ministère de Richelieu, et à la fin de notre dix-neuvième siècle, statistique que Dieu seul est en mesure de faire, nous connaissons du moins le chiffre des crimes et délits dénoncés aujourd'hui aux autorités judiciaires : environ 350.000 par an, sur lesquels 140.000 sont abandonnés comme insignifiants, ou se terminent par une ordonnance de non-lieu. Restent 210.000 actes, connus comme tombant sous le coup de la loi. Combien en comptait-on il y a deux cent cinquante ans ? Peu nous importe de l'ignorer ; puisque lors même qu'un document ancien, fort hypothétique sans doute, prétendrait nous l'apprendre, nous ne saurions pas pour cela si le nombre plus ou moins grand des poursuites judiciaires tient à la moralité plus ou moins grande de nos aïeux, ou à la police plus ou moins exacte du prédécesseur de Louis XIV. Sur la criminalité moderne elle-même les calculs nous semblent un peu vains : le total des infractions constatées a-t-il faibli ? S'est-il élevé ? on aurait tort de se réjouir ou de s'affliger, puisque l'on ne peut dire au juste lesquels font relâche des gendarmes ou des voleurs[1]

Mais un détail de notre statistique contemporaine est gros de conséquences : sur les 210.000 faits délictueux ou criminels, relevés à la charge des classes dangereuses par ce qu'on pourrait nommer les classes protectrices, magistrats et policiers, il en est 45.000, c'est-à-dire plus d'un sur cinq, dont les auteurs sont demeurés inconnus. Ajoutons à ces 45.000 affaires qui n'ont été suivies d'aucune répression, celles, peut-être moins nombreuses mais plus graves, qui restent ensevelies dans le silence et le secret, mettons en regard des troupes disciplinées de nos agents de police, civils ou militaires, et des moyens d'information dont ils disposent, la maréchaussée souvent platonique et le guet insuffisant de la première partie du dix-septième siècle, et nous serons effrayés de l'impunité dont les méchants ont dû jouir à cette époque, et de l'audace qu'elle a dû leur inspirer. On tue, vole et massacre ici partout, jour et nuit, si impunément que c'est pitié, dit Gui Patin, en 1640. Il parait assez aisé de faire assassiner quelqu'un moyennant deux ou trois cents pistoles. Sitôt le soleil couché, on était attaqué dans les rues de Paris. — Messieurs, dit un particulier entouré par des voleurs dès cinq heures du soir, en hiver, vous ouvrez de bonne heure aujourd'hui ! Les bourgeois tremblent dans leurs maisons, chacun est obligé de prendre soin de sa conservation comme en pays ennemi. Un agent secret du roi d'Espagne écrivait à son gouvernement : Plus on fait justice, plus on fait de voleurs ; toutes les prisons sont si pleines de malfaiteurs qu'on ne sait plus où les mettre... On se résout enfin à sévir ; on pend les voleurs, vingt-quatre heures après qu'il sont pris, par trois, quatre, cinq et six à la fois, et néanmoins il en reste toujours grande quantité[2].

Le Parlement se plaignait que la sûreté fût moindre à présent (1634) que pendant les guerres civiles, où les marchandises arrivaient plus aisément à Paris. C'est une chance pour les paysans qui apportent des vivres que de n'être pas détroussés dans les faubourgs, où journellement des meurtres sont commis. Aussi les gens qui logent vers Luxembourg ne rentrent-ils que bien armés et accompagnés d'un dogue. En province, on n'entend parler que de maisons assiégées et dévalisées, les grands chemins sont le théâtre des plus hardies entreprises : témoin un juge de Périgord, enlevé par vingt-cinq hommes masqués, qui le tiennent trois mois renfermé dans un château fort, pour lui extorquer une somme de 8.000 livres[3]. Les gredins se montrent aussi ingénieux que la police est impuissante, ils inventent les poires d'angoisse, artifices en forme de bâillon pour tourmenter les sujets du Roi, et les astreindre à leur payer rançon. L'Histoire générale des larrons, publiée sous Louis XIII, contient le récit des bons tours de ces manteaux rouges et jurés de la courte épée (sobriquets des fripons) qui n'ont rien à envier à ceux des faits divers de nos journaux. Tous jusqu'aux souteneurs de filles — huissiers de la Samaritaine — et aux prostituées — demoiselles de Danemark —dont le quartier général est à Montrouge et Gentilly, sont familiarisés avec les trucs de la civilisation la plus raffinée.

Celui-ci a tantôt un état, tantôt l'autre ; il sait plusieurs langues et se donne aujourd'hui pour Allemand, demain pour Espagnol. La figure couverte d'emplâtres, vêtu en gueux, un enfant suspendu à son cou, il est mendiant ; il serait aussi bien avocat, manouvrier, gentilhomme ou laquais. Celui-là débite des drogues, enseigne la nécromancie, se dit médecin du roi de Perse, contrefait l'aveugle, marche sur des béquilles, joue de la viole, danse sur la corde, fait des sauts périlleux. Un autre s'applique de faux bras, tandis qu'il se sert des vrais, dans les foules, pour couper les bourses. Car le classique coupeur de bourses est tout aussi fort que nos pickpockets ; ce n'était pas sans des leçons multiples qu'il devenait expert en cet art difficile. Il fallait, avant de pratiquer en public, savoir couper les cordons avec tant de dextérité qu'on n'entendît pas même tinter une sonnette, attachée tout exprès à la bourse de la victime[4]. C'est à cette condition que l'on est admis dans une bande de brigands émérites, comme celle de Petit-Jacques — un des chefs les plus célèbres — dont les affidés, divisés en maîtres, compagnons et aspirants, comme une honnête corporation de travailleurs, quelques-uns porteurs d'oreilles postiches pour remplacer celles que le bourreau leur a enlevées, mais tous gars solides, la plupart braves, s'en vont le panache au vent en quête de bons coups, et n'ont pas leurs pareils pour fabriquer de fausses clefs, ou arracher sans bruit les serrures[5]

Contre ce puissant peuple d'irréguliers, ennemis de la propriété et de l'ordre nécessaire, bandits ou filous, traîneurs d'épée sans maître, trafiqueurs de vieux habits, vagabonds, chercheurs de repue franche, la société n'était pas organisée pour la lutte. Le chevalier du guet, dit le premier président du parlement, doit veiller pendant la nuit sur la ville ; il a nombre d'archers sous ses ordres, lesquels ne rendent aucun service et ne font aucune fonction. Et s'adressant à cet ancêtre de notre chef de la police municipale, que la Cour avait mandé devant elle, il le gourmandait amèrement : Votre charge et votre compagnie ont été instituées au lieu du guet bourgeois, que faisaient autrefois les dix-sept métiers de Paris, chacun à leur tour. A présent, au lieu de dix-sept, il y a cent cinquante-deux métiers, et le public ne se trouve soulagé ni par les uns ni par les autres... Vous devez avoir une troupe à pied et une autre à cheval, parcourant les rues avec falots et lumières ; vous devez mettre des corps de garde aux places publiques, afin qu'au moindre cri des bourgeois vous puissiez les assister... Enfin vous êtes établi pour faire les captures avec adresse et force s'il est besoin, chercher des expédients pour surprendre les voleurs, s'enquérir de la route qu'ils tiennent, et faire en sorte qu'ils ne vous échappent point. A ce résumé admirable du rôle et des devoirs des services de la sûreté, le chevalier du guet ripostait par l'exposé de ses ressources et de son personnel : contre les voleurs de manteaux — tireurs de laine — il ne peut rien, ses archers ne suffiraient pas à garder deux rues ; contre les dévaliseurs de maisons par effraction ou escalade, il ne peut pas davantage ; ce sont mendiants valides, scieurs de bois sur le port, charpentiers, tonneliers, qui, congédiés des armées où ils avaient pris parti, ne veulent plus, une fois qu'ils ont porté l'épée, retourner à leur première occupation et se mettent à voler... Quant à ceux qui écument la campagne, bien montés et équipés, il est difficile de les prendre de vive force. Je ne veux pas, continuait-il, excuser mes archers ni dire qu'ils fassent leur devoir, mais pourtant je vous supplie, Messieurs, de considérer si quarante-cinq hommes qui entrent tous les soirs en garde sont capables de faire la police de toute la ville, et quel service le public peut espérer de ces pauvres gens, qui n'ayant que vingt-deux écus de gages, ont une charge qui ne vaut pas plus de trois sous et demi par jour[6]. Le lieutenant criminel de robe courte, également réprimandé, répondait de même, plus impuissant encore à battre les environs de la capitale, que son collègue à en surveiller l'intérieur, faisant toutefois remarquer avec quelque orgueilleuse satisfaction que les vols avaient commencé plus tard cette année. Il faudrait au moins un exempt et dix archers par faubourg ; or il y avait dix faubourgs, et leur population, dit une ordonnance, était tellement accrue qu'ils égalaient en habitants les plus grandes cités du royaume[7].

Le mieux était de se garder soi-même, à l'exemple de ces messieurs du Marais qui chargèrent les filous, et leur enjoignirent de ne plus voler aux environs de la place Royale ; aussi ce quartier fut-il quelque temps un lieu d'asile. Les règlements qui prescrivaient aux commissaires de quartier de faire une exacte recherche des mal-vivants, deux fois par semaine, à jour fixe, comme dans une opérette populaire, paraissant inefficaces aux bourgeois, ceux-ci se mirent de leur propre autorité à exécuter des patrouilles, placèrent des sentinelles dans les rues, et organisèrent des postes de vingt hommes prêts, à la première alerte, à courir sus aux voleurs[8].

En province, c'était pis encore ; la Reine mère ayant perdu dans la plaine de Saint-Fonds, près Lyon, un pendant d'oreille en diamants, des lettres patentes chargent le vice-bailli de Vienne de le retrouver ; mais on se demande quel succès a pu couronner cette perquisition d'un bijou lorsque, dans la province voisine, en Languedoc, on en est réduit à couper le chemin de Tonneins à Clairac, pour barrer le passage aux voleurs qui ravagent le pays. Les archers de la maréchaussée, en nombre infime — le prévôt général de Rennes n'en a pas plus de vingt —, disséminés en divers villages, comme nos brigades de gendarmerie, se bornaient à émarger ; beaucoup figuraient seulement dans les rôles et liasses, et n'agissaient point. Quand ils agissent, ce n'est pas toujours à la satisfaction des habitants : les États de Normandie et le parlement de Rouen réclament fort contre ces agents, inutiles à tout bien, qui exercent leurs animosités particulières contre les pauvres gens et les travaillent d'exactions infinies[9].

La difficulté des communications était avantageuse aux criminels. Ils n'avaient plus, il est vrai, la ressource de ces franchises, qu'ils trouvaient au moyen âge sous les voûtes de certaines cathédrales ou dans l'enceinte de quelques abbayes. On n'eût pas obtenu du gouvernement de Louis XIII des mandements royaux, tels qu'on en voit encore sous François Ier, prescrivant aux représentants de la force publique de réintégrer dans ces asiles des homicides qu'ils avaient osé y appréhender[10]. Mais il restait aux coupables une facilité extrême de se dérober par la fuite. De ces deux troupes ennemies : celle des violateurs de la loi, celle de ses défenseurs, la dernière a, depuis deux siècles, perfectionné son armement et sa tactique beaucoup plus que l'autre. Elle s'est d'abord augmentée et disciplinée ; la monarchie absolue travailla longuement à améliorer sa police et y parvint, c'est un hommage qu'il faut lui rendre ; autant, sous Richelieu, elle est éparpillée et sans direction, autant elle est compacte et hiérarchisée sous Louis XVI. Les découvertes contemporaines servirent ensuite singulièrement l'action de la justice : les chemins de fer furent plus utiles aux poursuivants qu'aux fuyards. Avec le télégraphe et la photographie, quelques heures d'avance et quelques lieues de poste grassement pavées ne permettent plus au coupable de se jouer de la vindicte sociale. Les progrès de la médecine, de la chimie, de dix autres sciences, rendent certains délits et certains crimes moins fréquents, en les rendant plus difficiles à commettre ou à cacher : tels les empoisonnements, la fausse monnaie. Par le changement des conditions de la vie moderne, des lois, des mœurs, l'escroquerie savante sous mille formes diverses a dû se multiplier ; au contraire, les suppressions d'enfants, les coups et blessures suivis de mort, les vols de grand chemin — il en passe à peine aux assises une quarantaine par an —, ont dû décroître.

Par l'échange international des accusés de droit commun, entre la plupart des pays civilisés, il n'est presque plus de patrie pour les coquins. Avant 1789 du reste, bien des traités d'extradition avaient été conclus avec l'étranger ; il ne dépendait plus des juges de provinces frontières de paralyser ou de donner à leur gré libre cours à la loi pénale des pays voisins. Sous Richelieu, pour se saisir d'un malfaiteur réfugié à Avignon, il fallait passer par l'ambassade de France à Rome, et obtenir la permission de Sa Sainteté ; pour la principauté d'Orange, il fallait s'adresser à La Haye, au chef de la maison de Nassau. A la vérité, s'il s'agissait d'une affaire d'État, notre premier ministre s'embarrassait assez peu des formalités : le garde des sceaux Châteauneuf — pour n'en citer qu'un exemple — arrêté par son ordre en pleine Savoie, éprouva, dit Sublet de Noyers, que les grands rois ont les mains longues, et qu'il est mauvais de faire des pratiques contre leur service[11].

Richelieu possédait en effet une police politique aussi bien organisée que la police de sûreté était défectueuse. Il payait 12.000 écus par mois un Espagnol qui lui révélait les délibérations du conseil de Madrid. L'argent était déposé aux environs de Fontarabie, dans un égout, où l'on trouvait en échange des rapports sur les projets et les alliances du cabinet de Philippe IV[12]. Le sieur Testu, capitaine et chevalier du guet de Paris, qui fait, comme on vient de le voir, une guerre si bénigne aux voleurs et aux assassins, dispose d'une escouade de donneurs d'avis, et adresse tous les cinq ou six jours au cardinal des rapports de police secrète. Le lieutenant civil Moreau rend compte de ce qui se passe dans la ville, au Parlement, signale principalement les pamphlets — drogues de Flandres, dit-il — et déclare, avec une conviction qui ne se dément pas, à chaque libelle nouveau, que c'est bien le plus méchant et le plus abominable qui ait, encore été vu. Il n'est pas jusqu'au prévôt de 1'Ile-de-France que l'on utilise en l'expédiant en province, sous prétexte de régler des questions financières, mais en réalité pour y voir les serviteurs du Roi et ceux qui ne le sont pas et opérer des arrestations politiques.

Les papiers personnels du premier ministre nous montrent bien des gens, que l'on croit ses ennemis, lui fournissant des armes contre leurs propres amis[13]. Beaucoup de déclarations spontanées et gratuites émanent aussi de solliciteurs qui désirent ainsi se faire bien venir, ou de personnes qui, étant déjà en place, avaient voué leur très-humble service à Monseigneur, et s'empressaient de lui faire connaître ce qu'ils pouvaient apprendre qui dût l'intéresser. De là à chercher à apprendre quelque chose, il n'y avait qu'un pas, vite franchi probablement. Ce petit espionnage de bonne volonté était précieux pour le maître. Les moines voyageurs et quêteurs lui étaient d'un bon secours, il ne dédaignait ni de les entendre, ni de les payer. Il recherchait fort les renseignements fournis par les hôteliers et loueurs en meublé de la capitale, les valets et servantes de fonctionnaires et de courtisans — la cuisinière de Tréville touchait sur sa cassette 400 livres par an ; — il s'était procuré la liste de tous les domestiques des grands du royaume, fournie par leurs écuyers et maîtres d'hôtel, et cela non par ordre public, mais par adresse et avec bienséance[14]. Cette dernière source de révélations, à laquelle les gouvernements de nos jours ont recours le plus souvent possible en raison des résultats médiocres de leurs cabinets noirs, n'était alors qu'un modeste accessoire de la police des lettres, interceptées, ouvertes, et parfois supprimées purement et simplement par l'État. Le chiffre de la correspondance que l'on expédiait, et la traduction en clair des correspondances chiffrées d'autrui, que l'on saisissait, était une besogne des plus délicates, confiée à un nommé Rossignol qui avait titre de secrétaire du Roi. Que Rossignol fût réellement infaillible en matière de déchiffrements, ou que Richelieu l'ait seulement fait passer pour tel, en vue de décourager les conspirateurs, il rendit une fois au moins un service incontestable à la France, lorsqu'il découvrit dans des papiers imprudemment jetés à la mer par les Anglais, le secret de leurs négociations et de leurs armements[15].

L'entourage intime du souverain n'était pas le champ le moins important des investigations quotidiennes du cardinal ; il employait à cette besogne les favoris qu'il plaçait auprès du prince : Baradas, Saint-Simon, Cinq-Mars, durent accepter successivement ce piteux métier. Le dernier devait répéter chaque jour au ministre tout ce que le Roi lui disait jusqu'aux bagatelles. Pour plus de sûreté, il faisait espionner son espion par le premier valet de Chambre de Sa Majesté, comme il tenta de faire espionner une autre de ses créatures, le cardinal de La Valette, par la marquise de Rambouillet, qui d'ailleurs refusa[16]. Cette avidité de domination, cette inquisition insatiable marquèrent plus tard d'un triste sceau les mauvais jours de l'ancien régime ; elle s'exerça dès cette époque sur les salons et les familles, sur les prisons comme sur les couvents. Ce devait être une surveillance difficile à tromper que celle qui allait jusqu'à regarder soigneusement aux mains du prêtre qui donnait la communion aux prisonniers, de peur qu'il ne leur glissât quelque billet sous l'hostie[17].

Mais cette surveillance ne s'exerçait qu'en matière politique : l'instruction criminelle des procès vulgaires, qui n'intéressaient point le repos de l'État, mais seulement la sécurité des particuliers, n'avait ni cette souplesse ni ces raffinements. Arrêtés et écroués un peu au hasard, et non par un de ces exempts sagaces, porteurs du billet — l'invitation courtoise de se rendre à la Bastille — les prévenus de droit commun, décrétés de prise de corps par des autorités fort diverses, entamaient avec la justice un combat où, de part et d'autre, les armes n'étaient ni loyales ni sûres. S'il s'agit d'un meurtre, les chirurgiens auxquels le premier médecin du Roi a vendu, dans chaque ville, le droit de fournir aux tribunaux les rapports nécessaires, sont des praticiens fort peu capables ; les moyens d'établir l'identité du détenu font souvent défaut : Deux compères inconnus, lit-on dans les registres d'une prévôté, sont emprisonnés pour cause de vol. La liberté, une fois perdue, ne se recouvrait pas aisément ; la lourde main de la justice saisissait peu, mais serrait dur ; le magistrat ne se hâtait guère. Les ordonnances qui prescrivaient d'interroger le prisonnier dans les vingt-quatre heures étaient si mal observées, que ce fut en 1648 l'une des réclamations de la Fronde, et l'un des articles du traité signé par la couronne avec les révoltés. Les indécisions de la procédure que nous avons précédemment exposée, permettaient à l'accusé de voyager plusieurs fois d'une juridiction à l'autre. Le concierge de la prison le remet au messager-cocher de la ville, qui le passe ensuite à son confrère ; ces transferts favorisaient les évasions, et la faculté d'appel, aussi étendue au criminel qu'au civil, les rendait fréquentes[18].

Pour condamner un homme, en Danemark, racontait Deshayes de Courmenin, à son retour d'une ambassade en ce pays, il faut, s'il refuse d'avouer le crime, la déposition de onze témoins connus et sans reproche. En France, pour obtenir la preuve, à défaut de l'aveu, on n'en demandait pas tant. Les juges chargés de l'information — car malgré des ordonnances royales, malgré les vœux des États généraux, il était rare que l'instruction fût confiée à un magistrat unique — tenant l'accusé privé de toute défense extérieure, commençaient par décerner des monitoires, mandements de l'autorité diocésaine, publiés à la grand'messe, dans chaque paroisse, et enjoignant aux fidèles, sous peine d'excommunication, de déclarer dans le délai de six jours ce qu'ils savaient du fait incriminé, à leurs curés et vicaires ; ceux-ci devaient transmettre au procureur du Roi les dépositions ainsi reçues. L'effet des monitoires s'étant affaibli avec l'abus qui en fut fait, et les menaces de censures ecclésiastiques ne donnant plus les résultats espérés, on réitérait ; on lançait un deuxième, puis un troisième monitoire — l'aggrave et le réaggrave. — En Normandie, l'habitude des paysans était de ne rien révéler qu'à la fin, lors du réaggrave. Ces témoignages anonymes qui n'imposaient à leurs auteurs aucune responsabilité, étaient pourtant visés avec soin dans les considérants de la sentence, et influaient grandement sur la décision du tribunal[19].

Dans les causes légères, on s'en rapportait volontiers au serment prêté sur les Saints Évangiles, prêtre messe chantant. Dans les causes légères ou graves, quand ces moyens moraux ne suffisaient pas à produire dans l'esprit du juge une conviction suffisante de l'innocence du prévenu, on avait recours à la torture. — Question préparatoire. Cet affreux système d'instruction n'avait pas toujours existé sur le sol gaulois ; ce n'était pas une barbarie innée, c'était une barbarie acquise, comme beaucoup d'autres ; une importation romaine peut-être. Quand on songe qu'elle n'a été abolie que sous Louis XVI, que des siècles éclairés comme le seizième, humains comme le dix-septième, où la magistrature précisément comptait de si bons esprits, l'ont supportée avec un cœur tranquille, on est forcé d'admettre que l'habitude abrutit la raison, et l'on se sent envahi par une immense indulgence pour les abus des temps présents et futurs. Les juges, sous Richelieu, n'approuvaient pas, en principe, cette institution ; ils reconnaissaient tout ce qu'il y avait d'injuste à tourmenter et à rompre un homme, de la faute duquel on doutait encore. Mais ils continuaient à user de cette procédure en qui pourtant ils ne croyaient plus. C'est une dangereuse invention, écrit un président de Toulouse, que celle des tortures, qui semblent plutôt un essai de patience que de vérité... l'innocent avouera ce qu'il n'a pas fait, le coupable n'avouera pas ce qu'il a fait ; d'où il advient que celui que le juge a torturé pour ne pas le faire mourir innocent, il le fait mourir innocent et torturé[20]. Un autre mode d'information, moins inique mais aussi dangereux, qui dénote la faiblesse de la société vis-à-vis de ses adversaires, c'était la mise en adjudication des poursuites de certaines catégories de crimes, affermées à un traitant qui recherchait les coupables à sa guise, et recueillait les bénéfices de leur condamnation[21].

 

 

 



[1] Ainsi les années de révolution (1830, 1848, 1870-71) accusent un chiffre de poursuites très-inférieur à ceux des années qui les précèdent ou les suivent. Et l'on devine pourtant que toute révolution, en troublant le mécanisme social, est favorable aux malfaiteurs.

[2] Aff. Étrang., t. 781, f. 322. — TALLEMANT, VII, 56 ; 1X, 38. — Lettres de GUI PATIN (éd. Réveillé), I, 68. — FAUGÈRE, Journal d'un voyage à Paris en 1657, p. 67 et 75. — Un maître ne peut parvenir à châtier ses valets qui se sont livrés à des vols à main armée pendant un bal masqué. L'inconvénient du port de l'épée par les laquais est fréquemment signalé.

[3] Arch. guerre, XXIV, 58. — TALON, Mémoires, 30. — Édit de novembre 1641.

[4] Un ouvrage récent nous apprend que cet usage a subsisté : les professeurs de vol font actuellement subir à leurs élèves des examens pratiques, consistant à enlever de la poche d'un mannequin, surchargé de grelots, et suspendu au plafond par un fil de fer, une bourse on un portefeuille sans que l'on entende la moindre vibration.

[5] Aff. Étrang., t. 801, f. 117. — FLOQUET, Parlement de Normandie, IV, 444. — Grands jours de Paris, pièce satirique de 1622. — FOURNIER, Variétés historiques, III, 157. — FRÉGIER, Histoire de la police de Paris.

[6] TALON, Mémoires, 30 et suiv. — Il y avait en tout cent quarante hommes, se relayant et marchant, les uns de cinq heures du soir à dix heures en hiver, les autres de dix heures du soir à trois heures du matin. Ceux qui devaient faire le guet à cheval n'avaient que 36 écus de gages, et ne pouvaient par conséquent ni acheter ni entretenir un cheval.

[7] Édit de novembre 1641 ; crée vingt archers nouveaux, avec 270 livres de gages chacun.

[8] Arrêt du Parlement du 23 avril 1633. — Aff. Étrang., t. 809, f. 62. FAUGÈRES, Journal d'un voyage à Paris, p. 38. — TALLEMANT, II, 220. Les commissaires de quartier étaient chargés d'exécuter les ordres et les décisions judiciaires du lieutenant civil qui, à la différence de notre préfet de police, était avant tout un magistrat.

[9] DE BEAUREPAIRE, États de Normandie, I, 98. — Le Sr du Roullet, prévôt de Normandie, ne semble pourtant pas l'un des plus mauvais ; son fils est tué en l'accompagnant dans une expédition contre une bande de brigands. — Arch. nat., K. 109. Le prévôt général a 800 livres par an, ses archers en ont 200. — Arch. dép. de l'Isère, B. 24.09 ; de Lot-et-Garonne (Tonneins-Dessus), BB. 1.

[10] Arch. dép. Yonne, H. 859. (En 1521.) Le même acte condamne sévèrement les commissaires qui avaient exécuté l'arrestation.

[11] Arch. guerre, XXIV, 32. — Arch. dép. Haute-Garonne, B. 402. — PONTIS, Mémoires, p. 521. Voyez dans notre t. II, plusieurs cas analogues en Suisse, Lorraine, Allemagne.

[12] TALLEMANT, II, 175. — Voyez notre tome II, 364. Nos ennemis nous rendaient la pareille : le premier commis du P. P. du Parlement donnait des leçons de mathématiques, un espion espagnol imagine de se faire admettre au nombre de ses élèves, afin d'avoir libre accès au logis du P. P. et d'apprendre les nouvelles de la cour, qui arrivent là d'heure en heure, quelques lettres demeurant même ouvertes sur la table. Aff. Étrang., t. 781, f. 243.

[13] Aff. Étrang., t. 781, f. 175 ; t. 799, f. 255 ; t. 802, f. 77 ; f. 807, f. 27 ; t. 811, f. 327.

[14] Aff. Étrang., t. 799, F. 239 ; t. 800, F. 97, — TALON, Mémoires, 32. — TALLEMANT, II, 230.

[15] MONTCHAL, Mémoires, II, 405. — RICHELIEU, dans ses Mémoires (I, 556), s'oublie une fois à parler pour la postérité le langage conventionnel, et nomme le caractère, le musque, le feu, le chaudron. — Ibid., I, 523. — TALLEMANT, II, 161, 187. — Outre les chiffres ordinaires, il y avait les chiffres mentaux, qu'aucune tête d'homme ne pourrait lire que par hasard.

[16] TALLEMANT, II, 61, 211 ; III, 63, 214. Une offre analogue fut faite à madame Pilou, dont le salon bourgeois était très à la mode.

[17] Lettres et papiers d'État, VII, 52. — A lire, comme exempté de l'immixtion du pouvoir dans la vie privée des individus, le récit d'une visite faite par un secrétaire d'État, Loménie, à onze heures du soir, chez madame de Luxembourg, qu'il trouve au lit, et qu'il interroge longuement pour savoir si elle a épousé le comte de Clermont, si le mariage est consommé, comment cela a pu se faire. Le brave Loménie est obligé de conclure que par deux fois elle est femme. Aff. Étrang., t. 779, f. 23.

[18] Arch. dép. du Cher, B. 2638 ; du Loiret, A. 1994. — Arch. com. d'Avallon, HH. 18. — Aff. Étrang., t. 782, f. 252 ; t. 806, f. 80 ; t. 808, f. 180. — Arrêts du Parlement du 8 janvier, et de la cour des Aides du 12 août 1633. — PICOT, États Généraux, IV, 62. — Le Roi donne ordre au présidial de Reims de mettre en liberté, avec promesse de se représenter, un individu arrêté pour homicide : Il est chargé d'affaires très-importantes à notre service, lesquelles nous ne pouvons commettre à autres qu'à lui. Arch. guerre, XXIV, 293. — Règlement du Parlement du 15 avril 1642. — LA MARE, Traité de la police, IV, 628.

[19] Arrêt de la cour des Aides du 3 septembre 1637. — Voyage en Danemark de DESHAYES DE COURMENIN, 238.  FLOQUET, Parlement de Normandie, IV, 455. — PICOT, États Généraux, IV, 63. — L'ordonnance de 1539 sur la procédure, œuvre du chancelier Poyet, était encore en vigueur.

[20] LA ROCHE-FLAVIN, Treize livres des Parlements, p. 886 (en 1617). Le même auteur admet pourtant comme un artifice utile, qu'un juge promette la vie à un malfaiteur, à la condition de découvrir ses complices, bien qu'il n'ait pas l'intention de lui tenir parole. Ibid., 507. — Arch. dép. Lot-et-Garonne, 8. 616.

[21] Témoin Montauron pour les rogneurs de pièces d'or. TALLEMANT, II, 200.