RICHELIEU ET LA MONARCHIE ABSOLUE

 

TOME TROISIÈME. — ADMINISTRATION GÉNÉRALE (SUITE).

LA JUSTICE (SUITE).

CHAPITRE II. — PRÉSIDIAUX, SÉNÉCHAUSSÉES, JUSTICES ROYALES ET SEIGNEURIALES.

 

 

Nombre et répartition des présidiaux sur le territoire français. — Leur compétence. — Création de nouveaux sièges sous Louis XIII. — Les anciens bailliages et sénéchaussées ; leur maintien constitue un encombrement. — Composition de ces tribunaux ; sénéchaux gentilshommes ; trop de juges, cumul de plusieurs charges. — Les parquets, avocats du Roi. — Relations des présidiaux avec les parlements, les municipalités ; disputes intestines. — Prix des offices et leurs gages. — Le budget de la justice en 1640. — Juridictions subalternes ; justices communales. — Hautes justices des seigneurs ; nombreux inconvénients ; personnel médiocre. — Leurs rapports avec l'État, — Duchés-pairies. — Sièges royaux, prévôts, viguiers, vicomtes.

 

Le contemporain, habitué à l'uniformité de notre division judiciaire, a quelque peine à se reconnaître dans le dédale des juridictions d'il y a deux cents ans, si, quittant le sommet occupé par les parlements, il descend aux tribunaux de second et troisième ordre — présidiaux, bailliages et sénéchaussées, — surtout s'il s'enfonce dans l'obscurité des sièges subalternes que se partagent ou plutôt se disputent le Roi, les seigneurs, les villes, les abbayes. Quoique nous soyons volontiers disposés à traiter de désordre et même de chaos une organisation que ne régit aucune règle générale, mais seulement des lois particulières, des conventions spéciales et des usages locaux, il faut avouer sans parti pris que le mécanisme judiciaire fonctionnait fort péniblement, et la preuve c'est que les procès en règlement de juges étaient aussi nombreux à eux seuls que tous les autres. Selon l'esprit traditionnel du pays, tout ce qui existait avait par là même un titre suffisant à l'existence. Par suite, l'extrême diversité des territoires, la profonde inégalité des gens, qui faisaient le fond légal de l'ancienne monarchie ont eu, et devaient avoir grand'peine à disparaître. Commencée avec les premiers Capétiens, la transformation de l'administration judiciaire, poursuivie sans relâche, n'était pas encore terminée à la veille de la Révolution.

Nulle part, comme dans la justice, le système féodal et le système royal ne nous apparaissent aussi inextricablement emmêlés. Cela vient de ce que, pendant six siècles, l'État créa de nouveaux tribunaux sans supprimer les anciens ; tout au plus les dépouilla-t-il d'une partie de leurs attributions. Mais l'armée des gens de robe voyait toujours grossir son effectif. C'est ainsi qu'au lieu de conférer aux bailliages et sénéchaussées, intermédiaires entre les sièges royaux et les parlements, un pouvoir plus étendu pour juger sans appel, on avait créé (1551) un nouveau degré de juridiction : le présidial. Il prit rang immédiatement au-dessous des cours souveraines, qu'il inquiéta plus d'une fois par ses prétentions. A la mort de Louis XIII, il y avait quatre-vingt-huit présidiaux.

Sur les soixante-douze départements qui correspondent à la France d'alors, les uns comme l'Aisne, l'Oise ou Seine-et-Marne contenaient trois et quatre de ces tribunaux, d'autres au nombre de treize, n'en renfermaient pas un[1]. Ces sièges, créés un par un sous des influences diverses, — Rodez, comme ville capitale et épiscopale ; Château-Gontier à cause de son antiquité, beauté et commodité de son assiette sur une rivière navigable, — étaient donc assez inégalement répartis dans le royaume[2]. Ici la royauté faisait toutefois œuvre personnelle ; elle ne suivait pas, comme pour les parlements, l'antique autonomie d'une province, ou comme pour les bailliages le territoire plus restreint des petits pays qui jadis étaient soumis au sceptre d'un même seigneur. Le nouveau présidial était le plus souvent une ancienne sénéchaussée qui montait en grade[3], mais parfois ce n'était qu'un simple siège royal qui passait d'un seul coup au haut de l'échelle[4]. Les présidiaux, grands ou petits, avaient cet inestimable avantage d'être égaux en compétence. C'était un pas vers l'unification : les cas fort nombreux où ils jugeaient en dernier ressort au criminel (au civil tous tranchaient sans appel jusqu'à 500 livres de capital[5]), étaient les mêmes à Quimper ou à Montpellier, à Amiens et à Valence. C'eût été parfait si l'on avait transformé en présidiaux tous les anciens tribunaux d'importance, et si l'on eût en même temps fait descendre au rang des sièges royaux ces sénéchaussées minuscules, recommandées seulement par quelque problématique tradition d'histoire[6]. On n'y songea pas ; bien des sénéchaussées que l'on n'admit pas à la classe supérieure, égalaient, surpassaient, par le nombre de leurs paroisses et le chiffre de leurs affaires, leurs voisines plus favorisées[7]. Les cours présidiales, là même où il en fut créé, se confondirent rarement avec les cours sénéchales ; l'ancien tribunal subsista à côté du nouveau, causant dès lors plus d'encombrement qu'il ne rendait de services. Les officiers du présidial furent en général les mêmes que ceux de la 'sénéchaussée, jugeant tantôt à l'ordinaire, tantôt présidialement. De plus, la nouvelle juridiction était facultative pour bien des sièges subalternes, d'où les appels étaient indifféremment portés au présidial ou au parlement[8] ; et les ressorts étaient si bizarrement découpés, que l'on voyait les quatre justices royales d'une même sénéchaussée, dépendre de quatre présidiaux différents, et les sept ou huit villages d'un siège royal aller en appel en divers endroits[9]

A la tête du présidial est le plus souvent un homme d'épée, grand seigneur au nom duquel se rendent les sentences[10], mais qui n'a pas droit de siéger : Roger de Bauffremont est bailli de Châlons, le comte de Noailles est sénéchal de Rouergue, le maréchal de Thémines de Quercy, M. de Tréville de l'Angoumois, etc. [11] Le président effectif est le lieutenant général, sous lequel sont le lieutenant criminel, le lieutenant particulier, l'assesseur, une quinzaine de conseillers, deux commissaires examinateurs et nombre d'officiers subalternes[12]. Les membres du présidial devaient être au moins sept à l'audience pour que le jugement fut valide. Cette profusion de magistrats dont les offices n'avaient été créés que pour être vendus était nuisible. Les sujets du Roi, dit Talon, sont plus travaillés par l'oppression des juges qui désirent profiter exactement de leurs charges qu'ils ne sont molestés par leurs adversaires mêmes. Le lieutenant général qui distribuait les procès entre les conseillers, prononçait seul dans les matières légères. Dans les cas graves, il était tenu de prendre l'avis du lieutenant particulier, avec lequel d'ailleurs, pour toutes sortes de motifs, il était généralement en querelle. — On compterait de 1620 à 1640 plus de 200 arrêts rendus en vue de pacifier le lieutenant général et le lieutenant particulier. — Celui-ci à son tour avait de fréquentes contestations soit avec les conseillers qu'il affectait de ne pas consulter, soit avec l'assesseur qui remplaçait en cas d'absence le lieutenant criminel[13].

Le lieutenant criminel remplissait les fonctions aujourd'hui dévolues aux juges d'instruction, substituts et magistrats de simple police. Selon la nature des affaires il informait ou il décrétait. Était-il de robe courte ? il tenait même la campagne à cheval avec des archers. Il est vrai que, s'il avait instruit le procès, il ne pouvait le juger sans être assisté de deux collègues, surtout lorsque les accusés avaient encouru des tortures ou mutilations[14]. Un autre personnage, quoique n'appartenant pas au présidial, le prévôt, y tenait un rang supérieur dans les assemblées générales, et avait souvent maille à partir avec les conseillers. Venaient enfin les commissaires examinateurs, ayant quelque analogie avec nos commissaires de police, et les procureurs qui remplaçaient au besoin les juges, honneur auquel les commissaires ne pouvaient prétendre[15]. Le parquet se composait d'un substitut du procureur général, et en sous-ordre d'un avocat du Roi dont la situation était singulière. Un édit de 1622 avait incorporé à son office, moyennant finances, la charge de conseiller. Cette union, contraire au bon sens, avait été imposée au ministère public. Les magistrats assis protestèrent. Les avocats conseillers, auxquels le parlement défendait de juger les affaires où ils avaient requis, touchaient néanmoins leur part des épices sans contribuer aucun labeur. Ce qui, dit le Roi, nourrit entre les officiers une perpétuelle discorde, et cause des procès où ils consomment le meilleur de leur âge. Ce cumul que l'on dut supprimer peu après, comme grandement préjudiciable à nous et au public n'était pas le seul[16].

La vente des charges offrait au gouvernement une ressource permanente, à laquelle il recourait sans vergogne. En vain l'opinion se plaint-elle que cette division des emplois en tant de parties infimes, étouffe la vigueur de la justice, et abaisse le niveau de la magistrature ; que beaucoup de juges obtiennent des lettres de doctorat sans avoir jamais étudié, sans avoir seulement mis le pied dans les universités[17]. L'offre dépassait la demande. Les places judiciaires devenaient si abondantes que plusieurs individus en achetaient tout un lot, et concentraient en leur seule personne un tribunal presque entier. Un sieur de Laliman est pourvu dans le même présidial des cinq offices de bailli, juge royal ordinaire, lieutenant principal et particulier, assesseur criminel et commissaire examinateur ; les premiers magistrats des sénéchaussées tendaient à généraliser cette méthode ; devenant ainsi tout-puissants, ils s'attribuaient les meilleurs procès, et les taxaient à leur fantaisie[18].

Ces offices n'étaient pas chers ; ils ne dépassaient jamais 4 ou 5.000 livres ; celui de conseiller à Chartres est acquis pour 50 livres de rente. Si les emplois de greffier montent plus haut, à raison du revenu qu'ils procurent (celui d'un bailliage en Dauphiné se négocie près de 16.000 livres), par contre on devient à jamais huissier audiencier de Nogent-le-Rotrou, moyennant 250 livres[19]. Comparés aux gages, ce sont des placements à 8 ou 10 pour 100 — un bailli touche 800 livres, mais un avocat du roi n'en touche que 150. —Toutefois les appointements fixes n'équivalent pas à la moitié des épices, dont nul ne peut savoir le chiffre précis ; le secret en demeure enfoui dans les sacs à procès[20].

La plupart des dépenses judiciaires étaient provinciales ou municipales ; tout au plus l'État contribuait-il par des subventions à l'achat des immeubles destinés à servir d'auditoires aux sénéchaussées[21]. Les frais de la justice subalterne incombaient aux seigneurs propriétaires ; ils payaient les juges de leur poche. On ne peut donc établir qu'un rapport bien mince entre les 3.300.000 livres, formant le total des sommes que le pouvoir central versait à la magistrature, en 1640[22], — soit environ 19 millions de francs actuels — et les 35 millions de francs qui constituent aujourd'hui le budget du ministère de la justice. Comme ces 3.300.000 livres représentent l'intérêt d'un capital encaissé par le Trésor, on peut dire que la justice ne coûtait presque rien au gouvernement, mais elle coûtait beaucoup plus aux intéressés : plaideurs ou accusés.

Les huit millions et demi que le Trésor reçoit chaque année du public, à titre de frais de justice ou d'amendes, étaient jadis le bénéfice privé des magistrats, et en tenant compte de la valeur de l'argent, ils étaient peut-être quatre ou cinq fois plus élevés. Un autre reproche à faire aux tribunaux secondaires, c'est leur personnel formidable. Les parlements peuvent, à cet égard, correspondre à nos cours d'appel ; mais les 88 présidiaux avaient à eux seuls autant de juges que nos 359 tribunaux de première instance, et l'on sait que la France de 1640 contenait 15 départements de moins, et la moitié seulement de sa population présente. Puis sous les présidiaux venaient, en grand nombre, les simples sénéchaussées et bailliages, dont aucun ne comptait moins de 7 magistrats ; les sièges royaux étaient aussi abondants que les justices de paix ; enfin, chaque bourg, chaque village avait ses juges locaux ; trente mille personnes au moins collaboraient à divers titres à l'œuvre judiciaire.

C'est un extrême soulagement au peuple, disaient les États de Normandie, quand la justice lui est rendue près de lui, sans être contraint de l'aller chercher loin de sa demeure[23] ; mais les superfétations de tribunaux augmentaient les degrés de cette échelle chicanière qui fait vivre les procès plus vieux que les hommes. Dans le comté de Dunois la justice ressort à Prépalteau, Prépalteau à Montigny, Montigny à Châteaudun, Châteaudun à Blois, et Blois au parlement de Paris, dont les arrêts peuvent être réformés par le conseil privé[24]. Deux fois en dix ans on tenta d'établir de nouveaux présidiaux en Provence, et deux fois les États du pays les repoussèrent comme un fléau et payèrent au fisc une rançon pour s'en délivrer[25]. Le présidial de Brioude est supprimé au bout d'un an, à condition que les magistrats de Riom acceptent des augmentations de gages ; on agit de même pour Montluçon, les échevins de Moulins ayant payé une forte indemnité à l'Épargne royale[26]. N'était-ce pas avouer que ces innovations constituaient des impôts déguisés ? Un édit nous montre les habitants de Castellane ayant à faire une journée de marche pour aller à Draguignan, où ils ne peuvent se rendre qu'avec beaucoup de peine, incommodité et hasard de leurs vies, à cause de l'abondance des neiges et des inondations, obligés de passer les montagnes qui se rencontrent... Puis vient cette conclusion comme un arc-en-ciel après un orage : à quoi nous pourrions remédier en établissant une sénéchaussée en notre ville de Castellane. Or, cet établissement n'est que le prix d'un marché entre le parlement d'Aix et le ministère qui trouve là un produit égal à celui d'autres offices qu'il renonce à créer[27]. Les peuples savent bien demander tout seuls ce qui leur est utile. Le désir de posséder un tribunal et de s'affranchir du même coup de la juridiction d'une cité voisine, suscite souvent de terribles rivalités de clocher ; les officiers de Villefranche se rendent coupables de graves abus contre les habitants de Rodez, à cause des démarches faites par ces derniers pour obtenir un présidial[28].

Le Tiers-État ne cessa de se montrer favorable en principe à ces érections ; il n'en fut pas de même des parlements qui se voyaient dépouillés par là de quelques prérogatives. La supériorité des compagnies souveraines s'affirmait avec impatience. On les voit interdire de leurs charges, en masse, les membres d'un présidial qu'ils déclarent criminels de lèse-majesté du parlement ; et déléguer des commissaires pour arracher des registres les sentences rendues au mépris de leur autorité[29]. Les ambitions des nouveaux juges étaient d'ailleurs excessives : non content d'avoir le pas sur tous les fonctionnaires, le conseiller présidial veut précéder aussi les gentilshommes, va jusqu'à traduire à sa barre des gens qui n'ôtent pas leur chapeau en passant près de lui, s'attribue des qualités usurpées et des costumes de fantaisie. Le parlement fait déchirer en pleine rue, par ses huissiers, sur le dos du propriétaire, une robe de soie bleue, brodée d'argent, que porte indûment le lieutenant général[30].

Avec les municipalités, les relations de la sénéchaussée ne sont pas moins délicates ; c'est au château ou à l'hôtel-commun que souvent les juges tiennent leurs audiences ; leur prison est celle de la ville. Parfois les jurats élus ont voix délibérative au tribunal, ou, jouissant séparément de droits de justice à peu près égaux au sien, lui font une active concurrence[31]. L'ordonnance de Moulins (1566) en supprimant la juridiction urbaine, au civil, l'avait maintenue, au criminel, aux magistrats communaux, — quoiqu'ils n'aient pas l'honneur d'avoir le caractère de juges, — tant à l'égard des enfants et bourgeois de la cité, que sur les paroisses d'alentour. Ici la justice est indivise entre les syndics et le seigneur, là consuls et syndics ne sont propriétaires que d'un douzième ; ailleurs, les capitouls n'ont que le droit d'instruire les procédures jusqu'à la décision[32].

C'est dans la toute première instance, dans la petite justice subalterne, que nous retrouvons encore intactes, ou peu s'en faut, les capricieuses combinaisons de la vie féodale. Il faut partir de ce principe que le droit de justice, étant une propriété, se vendait, s'échangeait, se morcelait et se disputait devant les tribunaux comme tout autre bien. Le Tiers demande, aux États de 1614, qu'il fût défendu, en aliénant sa terre, de s'y réserver la justice ; nous ne croyons pas que ce vœu ait été exaucé ; toujours est-il que l'on continua à disposer librement de ce genre de valeurs, que l'on put céder soit le quart ou la moitié d'une paroisse, soit la copropriété, le pariage. Le Roi possédait ainsi, dans de très-modestes villages, la justice en partage avec des seigneurs, des couvents, des chanoines, dont quelques-uns étrangers : le chapitre de Saint-Jean de Latran nomme le juge de Clairac, dans l'Agenais[33]. Les co-suzerains ont chacun leur part des confiscations et amendes, choisissent alternativement magistrats et consuls. Ils ne sont pas toujours égaux : l'évêque de Mende, quoique demi-justicier dans sa ville épiscopale, ne peut faire grâce ; le duc d'Uzès, seul maître à Saint-Bonnet, est en pariage avec le prieur dans les cas d'adultère. Les chanoines de Bourges pendant une semaine de mai — la seizaine — exercent au lieu et place des juges ordinaires toutes les juridictions royales. Le morcellement du sol, à ce point de vue, est inouï : des seigneurs dont le ressort ne s'étend pas au delà des communs de leur hôtel, ont droit de haute justice sur les gens qui y logent[34]. Paris fournissait de singuliers exemples de cet émiettement. Sauval, dans ses Antiquités, indique huit cents personnes qui revendiquaient le pouvoir judiciaire dans la capitale. Une vérification attentive des titres n'a pas de peine à réduire à néant la plupart de ces prétentions ; mais il subsiste encore une quarantaine de justices appartenant à l'évêque, au prévôt des marchands, à l'arsenal, au bailly du Temple, à l'abbé de Saint-Germain des Prés, aux chapitres, abbayes, hôpitaux et collèges[35]. Presque toutes disparurent peu à peu dans les villes ; dans les campagnes, non-seulement on ne pensa pas à exproprier les détenteurs, mais les souverains aliènent volontiers les hautes justices de leurs propres domaines. Louis XIV met en vente la prévôté de Dax ; les communes, afin de demeurer justiciables du Roi, l'achètent et s'imposent extraordinairement pour la payer[36].

Les justices particulières offrent, en effet, au dix-septième siècle, un fort pitoyable spectacle ; quoique les procureurs et les baillis fussent propriétaires de leurs offices — offices de 300 à 400 livres — qu'ils ne dépendissent plus comme jadis du pouvoir de leur gentilhomme, ils n'avaient guère d'instruction et jugeaient à l'aveuglette ; souvent plus pauvres que bien des paysans, ils vivaient misérables, instrumentant pour vivre, enclins à la friponnerie et, par suite, peu considérés[37].

De leur côté, les seigneurs auxquels la justice rendait peu, ne songeaient qu'à économiser sur la dépense. M. de Berre, commandeur d'Aix, plaide contre ses vassaux qui lui demandent de faire construire un auditoire séparé de son château. Le corps de la noblesse de Provence s'unit à lui dans ce procès. Quand le criminel condamné en première instance en appelait, les frais de procédure qu'il n'était pas en état de payer au présidial ou à la sénéchaussée, étaient mis à la charge des premiers juges ; ceux-ci, pour éviter semblable désagrément, ne faisaient faire aucune recherche des crimes les plus atroces, et fort souvent procuraient l'évasion des prévenus qu'on amenait dans leurs prisons. Il est très-nécessaire, écrivait un intendant à Richelieu, que le sieur comte de Gramont ne continue à laisser pendre et étrangler les sujets du Roi, en la terre de Bidache, et qu'elle ne serve plus d'asile à tous les malfaiteurs des ressorts de Bordeaux et Navarre[38]...

Le président de Champ-Rond, haut justicier à Olé, écrit à son bailli : Sire Bonnard, comme je m'aperçois que la sentence de condamnation du criminel appelant sera confirmée par Messieurs de la cour, et qu'il sera renvoyé exécuter sur le territoire de ma terre d'Olé, je vous fais ce mot pour vous avertir que j'ai vu un arbre vieux, sur son retour, près du cimetière de l'église, que je désire que vous fassiez émonder et abattre, et de cet arbre faire une potence pour l'exécution d'iceluy criminel, et serrer les émondures et les coppeaux sous le hangar de ma basse cour. Si mes officiers n'eussent condamné ce pendard qu'au fouet, la sentence eût été infirmée, il aurait été pendu en Grève en meilleure compagnie, et il m'en aurait coûté bien moins cher. Il faut néanmoins ménager auprès de l'exécuteur de Chartres que vous verrez de ma part, et ferez marché avec lui au plus juste prix que vous pourrez. Il me semble que j'ai vu chez vous quelque corde et une échelle qui peuvent lui servir. Si, par aventure, cet exécuteur voulait faire le renchéri, je lui ferai connaître qu'il est obligé de faire cette exécution gratis, puisqu'il reçoit dans Chartres et les marchés circonvoisins un droit qui s'appelle droit de havage[39]. M. de Champ-Rond, désireux d'épargner les frais de voyage du condamné, voulut le mener de Paris à Olé dans son carrosse, et pour ce, obtint qu'il fût sursis quelque temps à l'exécution.

Ce droit de glaive, pouvoir d'appliquer la peine de mort, le plus bel apanage des hautes justices, qui les distinguait des basses et des moyennes, était, on le voit, passablement onéreux et encombrant[40]. Les seigneurs eussent-ils voulu ne condamner qu'aux galères, la loi ne le permettait pas, les galères étant chose qui ne peut appartenir qu'aux juges royaux. Aux juges royaux appartiennent aussi les causes où le seigneur a intérêt avec ses tenanciers et généralement toutes les affaires dont ils ont été saisis les premiers. La lutte entre les sièges d'État qui, au début, étaient des juridictions d'appel et les justices seigneuriales dura six siècles. Ces dernières, dépouillées petit à petit de leur compétence, sont réduites déjà, sous Louis XIII, en quelques provinces, à ne plus connaître des contestations qui dépassent soixante sous[41]. Il est des pays, comme la Bresse, où, par suite de transactions avec les principaux gentilshommes, toutes les justices rurales sont transférées au chef-lieu. La ville déploie une extrême habileté pour atteindre ce résultat qui flatte son amour-propre[42]. Partout les municipalités citadines combattent l'érection de duchés-pairies dans leur voisinage. Si malgré leur opposition le Roi a passé outre, comme c'est l'ordinaire, elles ne se tiennent pas pour vaincues, et le poteau qui fixe les limites respectives sera plus d'une fois, la nuit, déplacé ou démoli. Quoique les justices ducales soient les seuls tribunaux privés qui fassent encore figure, par le nombre des officiers et l'étendue du ressort — celui du duché de Châteauroux confinait au siège de Blois — les cas royaux ne leur en étaient pas moins interdits, et le présidial, en appel, cassait leurs sentences[43].

D'un bout à l'autre du royaume la juridiction de première instance varie, comme la coutume dont elle s'inspire et le nom sous lequel on la désigne : prévôté de l'Ile-de-France, vicomté de Normandie, bailliage de Bourgogne, doyenné de Picardie, viguerie de Provence et Languedoc, et jusqu'à ces cours des Chênes ou des Noyers du Béarn, où les potestats, seigneurs du pays, tiennent en plein air leurs patriarcales audiences, toutes ces jugeries sont les derniers vestiges d'autonomies disparues[44]. Leur physionomie diffère selon les localités ; le viguier, jadis annuel, puis désigné par le Roi pour une période plus longue sur une liste dressée par l'assemblée communale, n'est pas seulement chef de magistrature, c'est aussi le s gouverneur et capitaine s de la cité et du district[45]. Les viguiers de Provence n'ont au-dessus d'eux que la cour souveraine. Aussi la fonction est-elle briguée par gens considérables. Il en est autrement en Languedoc, où les capitouls leur disputent la prééminence. A quelques lieues de distance, la compétence des mêmes justices change ; on est étonné d'apprendre que celles d'Auvergne, jusqu'en 1628, ne peuvent connaître du crime d'usure réservé à la grand’chambre du Parlement[46].

 

 

 



[1] V. à l'Appendice (tome III) la liste des présidiaux et le ressort de chaque parlement. (Division judiciaire de la France, en 1643.)

[2] De 1620 à 1643 on en institua une quinzaine.

[3] Comme Guéret jusqu'alors dépendant de Moulins, ou Montauban de Cahors.

[4] Tel Langres ou Limoux. Édits de janvier 1635, de janvier 1640, de juin 1642.

[5] Depuis l'an 1580. Au début leur autorité était moitié moindre ; en 1774 elle fut étendue jusqu'à 2.000.

[6] Tel était, en Limousin, Saint-Léonard de Noblac, ville de 7 à 800 âmes, dont le seul titre était d'avoir été bâtie par Clovis, qui, en considération de saint Léonard, dont elle porte le nom, l'a décorée de plusieurs privilèges. Édit de novembre 1634.

[7] Arch. Lot-et-Garonne, B. 730 ; Landes (sénéch. de Lannes) ; Haute-Garonne (Inventaire sommaire, p. 7). — Aff. Etrang., t. 802, f. 53. — La compétence des bailliages était en général de 100 livres en dernier ressort. Édit d'avril 1634 (Metz).

[8] Il faut aussi remarquer que les termes de bailliage et de sénéchaussée ont une valeur et une signification toutes différentes suivant qu'ils désignent un tribunal de petite province, de duché, de châtellenie. Ce pourrait être la source de nombreuses confusions.

[9] Duché d'Albret. Lettres patentes de mai 1629.

[10] Il était formellement défendu aux présidiaux d'intituler leurs jugements : arrêts, d'y parler au nom du Roi et de se servir de cette formule : Nous..., réservée aux parlements.

[11] Arch. Côte-d'Or, C. 2.100 ; Haute-Garonne, B. 445, 456. — Le Marquis de Lautrec est sénéchal de Toulouse, le Marquis de Vézenobre de Beaucaire et Nîmes, Jacques de Simiane reçoit du Roi le don de la charge de sénéchal de Valence. (Lettres patentes de septembre 1637.) Le comte de Soissons comme gouverneur de Dauphiné, nommait le bailli de Viennois, séant à Grenoble. Arch. Guerre, XXIV, 5 ; XXVI, 20.

[12] Un garde des petits sceaux, un payeur des gages, un contrôleur du payeur, trois greffiers, trois clercs de l'audience, quatre huissiers audienciers, trois receveurs des amendes, quatre huissiers à verges. Édit d'avril 1630, de décembre 1621. — Arrêt du conseil du 24 février 1628. — Aff. Étrang., t. 791, f. 28.

[13] Arrêts du Parlement des 27 mai et 18 juillet 1622, du 16 juin 1625.

[14] Arrêts du Parlement du 23 décembre 1627, 15 mars 1633. — Arch. Haute-Garonne, B. 461 ; Lot-et-Garonne (Mézin) BB. 3.

[15] Arrêts du conseil d'État, 6 juillet 1634 ; du Parlement, 23 août 1624, 3 août 1629, 18 août 1634. Dans les cas prévôtaux, les juges, lorsqu'un protestant était en cause, devaient s'adjoindre un membre de la religion réformée.

[16] Édit de février 1622. — Arrêts du conseil privé de mai 1624 ; du Parlement des 9 mai 1628, 17 février 1629, 28 août 1632. — Arch. Haute-Garonne, B. 416.

[17] Édit de janvier 1625, de décembre 1635. — DE BEAUREPAIRE, États de Normandie, I, 107.

[18] Déclaration de juin 1637. — Arrêt du conseil privé du 18 novembre 1633. — Arch. Lot-et-Garonne, B. 74, 23.

[19] Arch. dép. Isère, B. 3115 ; Eure-et-Loir, B. 2577, 2604.

[20] Aff. Etrang., t. 813, f. 239. — Arch. Lot-et-Garonne, B. 15, 68. — Laffemas ne tira guère que 6.000 livres par an de la charge de lieutenant civil au Châtelet, mais il exerçait par commission et n'avait pas les profits. TALLEMANT, VI, 192.

[21] Arch. dép. Côte-d'Or, C. 2097, 2099.

[22] V. notre t. II, Budget de 1640.

[23] TALON, Mémoires, 151. — DE BEAUREPAIRE, Etats de Normandie, II, 82.

[24] Le grand conseil cassait aussi les sentences des présidiaux au criminel. Arrêt du 31 décembre 1627.

[25] En 1632 et 1639. C'étaient les sièges d'Arles, Draguignan et Forcalquier. — Arch. dép. Bouches-du-Rhône, C. 25. — Édits de mars 1638, de juillet 1639. — Lettres et papiers d'État, VIII, 45.

[26] Édits de décembre 1635, de mai 1636. — Arch. com. de Moulins, 242.

[27] Édit de juillet 1639. — CABASSE, Parlement de Provence, II, 199.

[28] Arch. com. Rodez, BR. 8 ; FF. 26. — On informe contre ceux des habitants d'Hyères qui, en haine du transfert de la sénéchaussée de cette ville à Toulon, ont fait jouer sur la place publique une pièce portant atteinte à l'honneur de Toulon, et de ses habitants. Arch. com. Toulon, BB. 54. — Édit de mars 1643.

[29] RICHELIEU, Mémoires, II, 455. — FLOQUET, Parlement de Normandie, IV, 450. — PICOT, États Généraux, IV, 30.

[30] Arch. dép. Eure-et-Loir, B.158 ; Haute-Garonne, B. 481 et passim. — Arrêts du Parlement, 16 novembre 1624, 29 mai 1626. — DE BEAUREPAIRE, États de Normandie, I, 230. — MONTEIL, Hist. des Français (Notes), VIII, 440. — Arch. com. Angers, CG. 138.

[31] Arch. Haute-Garonne, B. 413 ; Dordogne (Introd. de l'Inventaire sommaire) ; Landes, AA. 2 ; Lot-et-Garonne (Introduction, XI).

[32] Arch. com. Nevers, FF. 10. — Arch. dép. Haute-Garonne, B. 431, 453 ; Lot-et-Garonne (Sainte-Colombe, BB. 1). Dordogne (Introd.).

[33] Arch. dép. Landes, E. 58 ; Haute-Garonne, B. 347, 413 ; Lot-et-Garonne, B. 19, 23, 46. — PICOT, États Généraux, IV, 31.

[34] Mss. Godefroy, t. 136, f. 190 (Bibl. de l'Institut). — Arch. dép. Cher, XIII ; Lozère, G. 750 ; Haute-Garonne, B. 465.

[35] Mss. Godefroy, t. 136, f. 31 (Inst.).

[36] Arch. Landes. — Ces justices ne montaient pas à des prix bien élevés ; en 1640, celle de Louvres-en-Parisis est vendue 1.750 livres ; celle d'Ermenonville 1.199 à M. de Machaut. — Souvent le Roi faisait don de ces justices à des personnages bien en cour ou à leurs veuves.

[37] Quand le cardinal voulut forcer les officiers de son duché de Richelieu à construire chacun une maison, Sourdis lui écrivit : Le sénéchal est si pauvre qu'il ne peut bâtir sans se ruiner, le procureur est tout de même. Lettres et papiers d'État, IV, 475. — RENAULDON, Dict. des fiefs (aux mots Juges et Habits). — Arch. Lot-et-Garonne, P. 11, 19, 23 ; Lozère, G. 778.

[38] Pour ce faire, il ne faut qu'exécuter l'arrêt du Parlement de 1611, par lequel il est déchu de sa prétendue souveraineté. Aff. Étrang., t. 800, f. 428. — Sur Bidache v. notre t. I, et Arch. Basses-Pyrénées, E, 1207. — Arch. Bouches-du-Rhône, C, 108. — RENAULDON, Dict. des Fiefs (au mot Impunité).

[39] Droit de prendre une poignée de grains dans chacun des sacs qui se trouvaient sur le marché.

[40] Les hauts-justiciers, en quelques lieux, étaient tenus d'assister périodiquement aux assises, sortes à assemblées féodales, où comparaissaient les sujets de leurs châtellenies, et où se rendaient les déclarations de fiefs. Arch. Maine-et-Loire, G. 169, 215 ; Eure-et-Loir, B. 158, 431, 1077.

[41] Arch. Somme, B. 26 ; Haute-Garonne, B, 453. — Aff. Étrang., t. 801, f. 252. — PICOT, États Généraux, IV, 31, 33. La noblesse se plaint que les prévôts refusent le pareatis, qui seul donne force exécutoire sur le territoire royal aux sentences seigneuriales.

[42] Arch. com. Bourg, BB, 78, 79, 80 ; FF. 6.

[43] Sauf en ce qui concernait le domaine particulier des pairs, qui allait tout droit au Parlement. RAPINE, États Généraux, p. 347. — Arch. com. Angers, 1313. 60. — Arche Lot-et-Garonne, B. 19. — Arrêt du Parlement 7 septembre 1624. — Aff. Étrange, t. 784, f. 274 ; t. 785, f. 12.

[44] Édit d'avril 1634. Ne pas confondre les prévôts civils avec les prévôts de la maréchaussée, dont nous parlons plus loin. Ce tribunal comportait, outre le prévôt, un lieutenant particulier, un assesseur, procureur du Roi, greffier. La vicomté était plus importante. Édits de septembre 1635, de janvier 1636. — Arch. Basses-Pyrénées (Introd.) ; Lot-et-Garonne B. 37.

[45] Les consuls sont souvent nommés par lui. Arch. Guerre XXIV, 320 ; XXVI, 192. Le viguier de Marseille, en 1630, est le Sr de Mirabeau. — Mémoires de PONTCHARTRAIN, 321 ; de ROHAN, 491. — Arch. com. Toulon, BB. 53 ; FF, 4, 5. — Arch. Haute-Garonne, B. 442, 475. — LA ROCHE-FLAVIN, loc. cit., 414. — DE BASTARD, Parlements de France, I, 15, 33.

[46] Arch. Lot-et-Garonne B. 15. — Édit de mars 1649.