Au sein de ces tribus nomades, parlant toutes la même langue et professant à peu près les mêmes cultes, les alliances et les pactes se faisaient et se défaisaient sans cesse[1]. Il n’était pas rare que des groupements nouveaux se formassent, portant des noms qui n’avaient pas été entendus jusque-là. La religion était la cause ordinaire de ces sortes de schismes. Un instinct profond portait l’hébreu à la religion la plus épurée ; mais la foule n’était pas capable de tant d’élévation. Elle cédait sans cesse aux influences démoralisantes du dehors. Les sacrifices humains, surtout, devaient provoquer des sécessions fréquentes. Quand les masses, affolées par quelque signe prétendu de la colère céleste, faisaient passer par le feu leurs premiers-nés, les puritains se retiraient pour ne point porter la solidarité d’une pareille horreur. Les pratiques idolâtriques provoquaient également de vives luttes. Le fait de porter la main à la bouche, quand le soleil ou la lune étaient dans tout leur éclat, passait pour sacrilège[2]. Les hommes sérieusement, pieux juraient ne connaître que El, ne vouloir recevoir que de lui la protection, la direction et la récompense. De là ces nombreuses tribus hébraïques ou arabes dont le nom marque un rapport tout spécial de clientèle envers El : Ismaël, celui que El exauce ; Raguël, celui dont Dieu est le pasteur ou l’ami ; Irhamel, celui dont El a pitié ; Bethuël et Adabel, dont la signification est obscure ; avec les dérivés ethniques Ismaéli, Irhaméli[3], etc. Souvent dans ces sortes de noms, El se retranchait. On disait Irham pour Irhamel ; Caleb pour Calbel[4]. Ce dernier nom, tout singulier qu’il est, ne doit pas trop surprendre. Chien d’El était une expression énergique pour rendre l’attachement fidèle d’une tribu au Dieu qu’elle s’était donnée[5]. Parmi les tribus ainsi vouées au culte d’El, et qui se rattachaient au mythique Abraham d’Ur Casdim, il y en avait une qui se distinguait par une sorte de gravité religieuse et de scrupuleux attachement au dieu suprême. Son nom était Israël, mot dont le sens est douteux[6], mais qui indiquait sûrement le rapport de soumission où était ladite famille envers El. Une sorte de synonyme de Israël était Jakobel[7], Celui que El récompense, ou Celui qui suit El, qui marche pas à pas dans les voies qu’il a tracées[8]. Ce nom s’abrégeait en Jacob[9] comme le nom de Irhamel s’abrégeait en Irham[10] et Calbel en Caleb. Beni-Jacob ou Beni-Israël était le nom de la tribu. Plus tard, on prit Jacob pour un personnage, petit-fils d’Abraham. Le nom de son père Isaak est aussi probablement une abréviation pour Isaakel, Celui à qui Dieu sourit[11]. Peut-être la tribu sainte se désigna-t-elle de la sorte à une certaine époque ; peut-être les Isaakel furent-ils un groupement puritain, antérieur à celui des Jakobel. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ces pieuses gens ne voulaient appeler l’Être suprême, résumé en Elohim, que El ou El[12] élion (le Dieu Très-Haut)[13] ou Saddaï (le Dieu tout-puissant)[14]. A l’époque de ces luttes religieuses intérieures, ils avaient leurs campements en Palestine ; Béthel était leur sanctuaire de prédilection. Les autels, ou plutôt les cippes[15] qu’ils laissaient derrière eux étaient appelés El élohé Israël, El est le Dieu d’Israël. On saisit tout d’abord l’analogie d’une pareille condition morale et religieuse avec celle du musulman. Il y eut là comme une sorte d’islam préhistorique. Le patriarche jakobélite est un vrai moslim, quelqu’un qui s’adonne à Dieu, qui fait de Dieu le centre de sa vie, un dévot, si ce mot, dans les temps modernes, n’impliquait des pratiques que l’ancien moslim sémitique repoussait avec horreur. La tribu israélite nous paraît ainsi avoir été formée par un mobile religieux et avoir eu un drapeau religieux. Le type d’Abraham, l’ami de Dieu, comme l’appellent les musulmans, sera, aux origines du judaïsme et de l’islamisme, comme un idéal de sainteté grandiose et de foi absolue. Abraham est un moslim, mais c’est surtout un moumin, un croyant, un héros pieux, une sorte d’Ali, brave, généreux, polygame, galant homme. C’est un saint arabe, qui aura beaucoup de peine à se faire sa place parmi les moines, les vierges et les ascètes, plus bouddhiques que sémitiques, qui peuplent le ciel chrétien. Les Beni-Israël, conçus comme peu différents des Jakobélites et des Isaakites, furent ainsi, au sein de la famille hébraïque, un, phénomène, non pas unique, mais insigne et transcendant ; de même que Rome apparaît, dans l’ensemble des populations latines et italiotes, comme un cas presque miraculeux. Rome fut, dans le Latium, une sorte d’asile de sélection. La tribu des Beni-Israël ou des Jacobélites paraît avoir été quelque chose d’analogue, au sein des tribus hébraïques. Au milieu de ce monde si varié, nous concevons Israël comme une sorte de Genève, un rendez-vous de purs, une secte, un ordre si l’on veut, analogue aux Khouan musulmans, bien plutôt que comme un ethnos distinct. Les Édomites et les Moabites, en effet, sont déjà établis à poste fixe à l’orient et au sud de la mer Morte, quand les Beni-Israël errent à l’état de pasteurs dans les mêmes parages. Peut-être ces derniers demeurèrent-ils, systématiquement et par des motifs religieux, attachés à la vie nomade, plus conservatrice qu’aucune autre des anciennes mœurs. Les Beni-Rékab furent plus tenaces encore, puisqu’ils continuèrent, jusqu’au VIe siècle au moins avant Jésus-Christ, à vivre sous la tente et à mener l’ancien genre de vie. Nous verrons, d’ailleurs, ce bel idéal de la vie nomade rester pour Israël comme une sorte de pôle magnétique, vers lequel il gravitera toujours. En un sens très véritable, l’établissement fixe dans le pays de Chanaan fut pour Israël un abaissement, une diminution religieuse, et plus tard le progrès consistera à revenir par la réflexion aux idées et aux sentiments de l’antique génie hébreu. Tant il est vrai que ce sont les premières aperceptions des races qui dominent toute leur histoire et renferment le secret de leurs destinées ! Cette différence des populations nomades et des populations établies, pour nous si capitale, n’avait pas, du reste, en ces temps reculés, l’importance que nous lui attribuons. Édom, Moab, Israël, Amalek étaient frères. Édom et Moab, à aucun moment de leur existence, ne nous apparaissent à l’état nomade. Israël vécut successivement les deux vies. Amalek, qui était un membre de la famille édomite[16], et Madian, qu’on rattachait à Abraham par Céthura, ne se fixèrent jamais. Les Amalékites rôdaient encore dans toute la péninsule du Sinaï et à l’orient de la Palestine, quand le reste d’Édom était fixé depuis des siècles. Puis ils vécurent mêlés aux autres populations de la Palestine, jusqu’à leur absorption par les Israélites. On peut dire que ces peuplades connurent successivement trois états de vie : — d’abord l’état nomade pur, comme celui des patriarches hébreux ; — puis l’état de mélange avec des populations sédentaires, analogue à la vie actuelle des métualis de Syrie ; tel fut l’état d’Israël depuis son entrée en Chanaan jusques vers le temps de David, et d’Amalek parmi les Israélites jusqu’à son absorption ; — enfin l’état de petites nationalités plus ou moins compactes, avec un dieu national ; tel fut l’état où nous voyons toujours Édom et Moab, où nous voyons Israël depuis sa formation en nation vers le temps de David. La tribu hébraïque arrivait très vite à se diviser en sous- tribus, par l’effet de la polygamie, qui créait de grandes rivalités entre les demi-frères. Les Jacobélites se divisèrent, dès une époque fort ancienne, en une dizaine de familles, Ruben, Juda, Siméon, Dan, Issachar, Nephtali, Aser, Zabulon, Gad. Il est impossible de dire dans quel ordre chronologique ces diverses familles apparurent en Israël. Ruben est toujours présenté comme l’aîné, Benjamin comme le cadet de la maison. A côté de Jacob et dans la plus grande intimité avec lui apparaît, à une haute antiquité, le clan de Joseph ou Josefel[17], qui semble désigner une addition ou adjonction de congénères[18], qui sont venus après coup s’annexer à Israël. Ces tard-venus, ces petits-fils du père Jacob, se divisaient en deux familles, Éphraïm et Manassé. Nous verrons plus tard qu’il est possible de faire sur cette annexion une hypothèse probable. Après l’établissement d’Israël en Chanaan, nous serons frappés de la supériorité des Joséphites sur le reste des Beni-Israël. Souvent même Joseph sera pris pour désigner l’ensemble de la famille et deviendra synonyme de Jacob[19]. Si, comme nous le croyons, les Israélites venaient réellement du Paddan-Aram, il faut avouer qu’on ne sait rien de leur long voyage de Harpail jusqu’à Sichem. Sichem paraît avoir été un des points où ils revenaient le plus souvent, et, à l’époque historique, on y montrait une foule de lieux saints que l’on rattachait à leur séjour. Les Hivvites chananéens, qui habitaient la Samarie, paraissent avoir vécu en bonne intelligence avec eux. On garda cependant le souvenir d’un épisode sanglant qui eut lieu entre une fraction des Beni-Jacob et les gens de Sichem[20]. Hébron fut pour les Israélites errants un centre non moins important d’initiation[21]. Ils vécurent avec les Hittites ou Khétas sur le pied d’une parfaite amitié[22]. L’important puits de Beër-Seba, où ils s’arrêtèrent comme tant de générations de pasteurs, leur laissa de profonds souvenirs[23], Gerare[24], enfin, et Kadès-Barné furent leurs dernières stations avant d’entrer en Égypte. Un effroyable désert s’ouvrait devant eux. Au delà de ce désert de cinquante lieues, ils sentaient la terre du Nil, avec son abondance, ses richesses, ses délices. Une sorte d’attraction puissante s’exerça dès lors sur de pauvres gens réduits à disputer aux autres bédouins quelques gouttes d’eau, et que la moindre famine mettait sur les dents. Les nombreux épisodes de la charmante épopée pastorale que l’on construisit plus tard sur cet âge d’or n’ont presque rien d’historique ; le procédé artificiel qui a présidé à la composition de chacun des épisodes est même facile à saisir ; mais la couleur des récits est la vérité même. C’est l’analogue du Kitâb el-Aghâni des Arabes, un tableau incomparable de la vieille vie, quoique ce tableau renferme peu d’éléments dignes de foi. Un seul fragment, dans ces légendes, semble tiré d’anciens livres authentiques. C’est le passage relatif à la guerre des quatre rois chaldéens, que l’un des narrateurs a enchâssé tant bien que mal en son récit[25]. Selon ce morceau, Abram l’Hébreu, qui habitait la chênaie de Mamré l’Amorrhéen, aurait joué un rôle lors de l’invasion dans Les pays de la mer Morte, de Koudour-Lagamar, roi d’Élam, et de ses alliés. Pour délivrer Lot, son neveu, que les envahisseurs avaient enlevé, Abram l’Hébreu aurait formé une petite armée de trois cent dix-huit de ses serviteurs et aurait tiré son neveu des mains des quatre rois. Cela ne saurait être pris à la lettre ; Lot et Abram ont là sans doute un sens ethnographique, et désignent, d’une part. l’ensemble des tribus hébraïques, de l’autre, ces populations des environs de la mer Morte que les Égyptiens appelaient Rotenou, et dont les ethnographes israélites ont tenu à faire de très proches parents d’Abraham. Les Beni-Israël croyaient aussi avoir des souvenirs d’une époque où la partie méridionale de la met Morte était une vallée, occupée par des villes dont l’histoire se rattachait à la campagne des rois chaldéens, et qui auraient été détruites à la suite d’une conflagration du bitume[26]. La géographie qui sert de base à ces récits est inadmissible, puisqu’il est prouvé que les eaux du lac Asphaltite ont toujours été baissant et que le lac, par conséquent, s’est progressivement rétréci[27]. Les aspects étranges de la vallée, les cippes de sel, ressemblant à des statues voilées[28], les particularités des eaux de la mer Morte, suffisent pour expliquer l’éclosion de ces légendes[29]. Il y a du danger à chercher trop d’histoire dans de vieux rêves, où les spectres ne se distinguent pas des hommes. Mais l’imagination israélite garda une forte empreinte de ces récits. Les Refaïm[30], fantômes de races disparues, et les géants Énakîm peuplèrent pour eux cette Vallée des morts, où ils croyaient voir encore les traces vivantes de la vengeance terrible des justes élohim. |
[1] Inscription de Teïma. Revue d’archéologie orientale, 1re année, p. 43 et suiv.
[2] Job, XXXI, 26 et suiv.
[3] Les Jerahmélites étaient une tribu arabe, habitant au sud du désert de Juda, vers la mer Morte. I Samuel, XXVII, 10 ; XXX, 29. Ce sont, je crois, les Geremelienses nabatéens de l’inscription de Pouzzoles. Corpus inscr. lat., t. X, 1re part., n° 1578 ; Journal asiatique, oct. 1873, p. 384.
[4] La forme סלאכלכ existe en phénicien. V. Corpus inscr. semit., 1re part., n° 49, 52 ; cf. 86. Notez la forme יכולכ (I Chron., II, 9) et les rapports intimes des Calébites et des Jérahmélites.
[5] Comparez le Χόλαιβος ou Coleib arabe. Journal asiatique, janv. 1882, p. 11. L’appellation chien de Dieu est quelquefois prise comme un titre d’honneur par certains musulmans.
[6] L’étymologie Genèse, XXXII, 29, est tout à fait fictive.
[7] Ce nom figure dans les listes des campagnes de Thoutmos III (n° 102). Voir Groff, dans la Rev. égyptol., t. IV, p. 95 et suiv., 146 et suiv. ; Stade, Zeitsch. für die altt. Wiss., 1886, p. 1 et suiv.
[8] Comparer היכקעי (I Chron., IV, 36), correction très plausible.
[9] Voyez Mém. sur les noms théophores apocopés, dans la Revue des études juives, oct.-déc. 1882. Groff, Revue égypt., t. V, p. 87, note 5.
[10] Voyez Gesenius, Thes., p. 1283.
[11] Comparer Genèse, XVII, 17, 19 ; XVIII, 12 ; XXI, 6 ; XXVI, 8.
[12] El n’appartient pas à la même racine que Elohim.
[13] Genèse, XIV, 18 et suiv.
[14] Genèse, XVII, 1 ; XLVIII, 3 et suiv. ; Exode, VI, 3.
[15] Genèse, XXXIII, 20. Le rédacteur jéhoviste substitue toujours à tort des autels à des cippes, dans les vieilles légendes patriarcales. Mais le verbe wayyasseb dont il se sert convient mieux à un cippe qu’à un autel.
[16] Genèse, XXXVI, 12, 16.
[17] Grof, Revue égyptologique, IV, p. 95, et suiv. ; Stade, Zeitschrift, 1886, p. 1 et suiv., 16.
[18] Esdras, VIII, 10. Comme nom individuel, Joseph désigne l’enfant qui vient quelque temps après les autres, quand la famille paraissait déjà complète. Cf. Genèse, XXX, 24 et XLVIII, 1 et suiv.
[19] Jacob et Joseph, en parallélisme constant dans les psaumes. Cf. Ps., LXXX, 2 ; LXXXI, 6 ; Amos, V, 15 ; VI, 6. Ces polyonymies sont fréquentes chez les peuples anciens. Ainsi les Grecs sont nommés Πελασγοί, Graii, Μυρμιδόνες, etc. ; les Troyens, Τρώες, Δάρδανοι ; leur ville est appelée Ίλιον, Πέργαμον, etc.
[20] Genèse, XXXIV. Cf. Genèse, XLIX, 5-7, morceau poétique, qu on peut considérer comme l’origine du récit en prose. Dans ce récit, le désir d’atténuer les torts des Beni-Jacob se laisse entrevoir. Le passage en vers, au contraire, suppose un crime affreux, qui rendit pour un temps Israël odieux à ses voisins.
[21] Genèse, XIII, 18.
[22] Notez surtout Genèse, XIV, 13 (passage à peu près historique), et ch. XXIII.
[23] Genèse, XXI, 28 et suiv.
[24] Genèse, XX, 2 ; XXVI, 1, en remarquant l’anachronisme. Les Philistins n’étaient pas encore établis en Palestine à l’époque patriarcale.
[25] Genèse, ch. XIV.
[26] Genèse, ch. XIV.
[27] Lartet, Expl. géol. de la mer Morte, p. 174 et suiv., 266 et suiv.
[28] Robinson, Pal., II, 435 ; III, 22 et suiv. ; Seetzen, I, 428 ; II, 227, 240 ; Lynch, Narrative, ch. XIV.
[29] Genèse, XIV, XVIII, XIX.
[30] Job, XXVI, 5. Le nom de Siddim qu’aurait porté l’ancienne vallée est peut-être une fausse prononciation pour Sédim, la Vallée des démons.