MÉMOIRES SUR L'ENFANCE ET LA JEUNESSE DE NAPOLÉON

JUSQU'À L'ÂGE DE 23 ANS

 

CHAPITRE XII. — DANGERS DE NAPOLÉON ET SON DÉPART D'AJACCIO.

 

 

Mission des Commissaires de la Convention. — La Corse divisée en trois factions. — Enthousiasme des Corses pour Paoli. — Saliceti. — Joseph à Bastia. — Licenciement du bataillon Bonaparte. — Regrets de Napoléon à la mort du roi. — Ses pressentiments. — Mission de Bonelli. — Napoléon nommé inspecteur. — Sa mission et ses projets pour s'emparer de la citadelle d'Ajaccio. — Colonna-di-Leca. — Ornano. — Un guet-apens. — Bagaglino. — Napoléon part pour Bastia. — Son arrestation à Bocognano. — Napoléon dans une grotte. — On le cache dans une alcôve. — Présence d'esprit de Jean-Jérôme Levie. — Napoléon s'embarque pour Bastia. — Paoli. — Pozzo-di-Borgo.

 

Sur ces entrefaites, la Convention avait envoyé en Corse les commissaires Saliceti, Lacombe-St-Michel et Delcher pour surveiller de plus près la conduite de Paoli, dont les intentions étaient suspectées. Ils étaient chargés de le destituer et de le faire conduire à la barre de l'Assemblée ; mais cette mission n'était pas facile à remplir.

On ne pouvait guère compter sur la ruse, moins encore sur les forces que la République avait dans l'île. Paoli se défiait des unes, et ne craignait pas les autres. Pour arriver jusqu'à lui, il aurait fallu marcher sur le corps de trente mille patriotes.

Pozzo-di-Borgo, alors procureur général syndic, se trouvait frappé par le même décret que Paoli et faisait cause commune avec lui.

La Corse était divisée en trois partis : les républicains, ou les Français ; les Paolistes, ou les Anglais ; les Gafforistes, ou les Espagnols. Ces derniers étaient les moins forts ; ils n'avaient point de racine, et se trouvèrent bientôt en dehors de la nation. La lutte s'engagea entre les deux premiers, les seuls qui pussent se mesurer avec plus ou moins de chances de succès.

Le nom de Paoli était un talisman pour les Corses ; ils se précipitaient avec confiance dans le parti qu'il Voulait. Les vieillards, qui avaient combattu sous ses ordres, quoique courbés sous le poids de l'âge, oubliaient leur faiblesse, leurs infirmités et leurs malheurs ; désirant vivement seconder les vues de leur général, ils étaient heureux de répondre encore à son appel.

Les républicains, qui, par intérêt, par inclination, ou par politique, suivaient le parti de la France, correspondaient ensemble et tâchaient de se réunir. Joseph s'était rendu à Bastia, sur l'invitation secrète de Saliceti ; de là, il s'efforçait de tenir en haleine son parti.

Paoli avait dissous le bataillon Quenza-Bonaparte, afin d'ôter à ce dernier toute sorte de pouvoir ; mais il aurait voulu le réorganiser, pour n'y placer que des hommes de son choix. A cet effet, il avait envoyé l'ordre à Bonifacio de faire partir pour Corté plusieurs capitaines du bataillon avec leurs compagnies. Bonelli et Orsoni étaient du nombre, car Paoli croyait pouvoir compter sur leur dévouement. Ces deux officiers étant de Bocognano, il voulait apparemment s'assurer par eux du passage de Vizzavona. Bonelli ne répondit pas à son attente. Il avait appris à ses dépens combien il était dangereux d'embrasser une autre cause que celle des Français. D'ailleurs, il était très-attaché à Bonaparte.

Napoléon, en débarquant à Bonifacio, n'apprit pas sans peine le licenciement de son bataillon. Il vit que c'était un coup porté plutôt contre lui que contre son parti ; mais il s'en consola vite. Les journaux le mirent bientôt au courant des affaires du continent.11 déplora sincèrement la mort d'un roi qu'il se plaisait à regarder comme le bienfaiteur de sa famille ; mais il ne put se défendre d'une émotion de joie, en voyant la guerre allumée de toutes parts. Dans un de ces premiers mouvements qui électrisent les âmes ardentes et font sentir le besoin de s'épancher, il dit à Ortoli, un de ses capitaines : — « Si tu pouvais lire au fond de mon cœur, et voir de quoi s'enivre mon âme, tu me traiterais de téméraire ou d'insensé de m'abstiens de te le dire, parce que j'ose à peine me l'avouer à moi-même. »

Avant de quitter Bonifacio, il congédia le bataillon. Bonelli cependant fut chargé de se rendre à Corté, pour dire à Paoli que ses soldats avaient refusé de le suivre au-delà des monts, et que, s'il voulait le mettre en garnison à Ajaccio, à Vico ou à Cargèse, il se faisait fort de les rallier.

Napoléon se rendit ensuite chez lui, d'où il ouvrit une correspondance secrète, mais active, avec les représentants du peuple. Ceux-ci étaient au moment de rompre ouvertement avec Paoli ; aussi, auraient-ils voulu s'assurer de toutes les places maritimes. Ne pouvant compter sur Colonna-di-Leca que Paoli avait nommé provisoirement commandant de place à Ajaccio les représentants chargèrent Napoléon de s'emparer de la citadelle ou par force ou par ruse. Pour lui faciliter cette entreprise, on le nomma inspecteur général de l'artillerie de la Corse.

Mais, comment faire ? Colonna-di-Leca était partisan dévoué de Paoli ; il n'était pas homme à trahir la confiance que celui-ci avait placée en lui. Il fallait donc le vaincre, ou le surprendre.

Napoléon avait un fort parti dans la ville, une nombreuse clientèle que son père avait laissée dans les villages environnants : on aurait pu risquer un coup de main. C'est ce qu'il voulait faire ; niais Colonna-di-Leca tenait constamment plusieurs pièces de canon braquées sur la ville, et plus particulièrement contre le faubourg où était le plus grand nombre des partisans de Bonaparte. Il avait déjà déclaré, qu'au plus léger mouvement, il raserait la ville. Ces menaces ne pouvaient rien sur Napoléon, mais elles ne laissèrent pas que de faire impression sur les habitants de la ville. Ses partisans les plus dévoués reculèrent devant le danger. En vain chercha-t-il à rappeler à Ajaccio la compagnie Bonelli. Paoli n'avait pas été entièrement dupe des ruses de ce dernier. Il lui avait permis de rallier sa compagnie à Vico ; mais il y avait placé aussi Orsoni avec la sienne. Orsoni lui était entièrement dévoué. Il croyait pouvoir compter sur lui, pour comprimer au besoin les mouvements hostiles de Bonelli. Celui-ci était cependant d'une grande utilité à Bonaparte, car il lui facilitait sa correspondance avec les représentants par le chemin de Vico et du Niolo.

Dans ces circonstances, Napoléon eut recours à mi stratagème qui faillit le mettre en possession de la citadelle. Lorsque Truguet avait mouillé dans le golfe d'Ajaccio, le Vengeur, gros vaisseau de guerre, avait échoué en arrivant. On avait sauvé presque toutes les munitions, les agrès et on les avait déposés dans le séminaire. Plusieurs pièces de canon étaient restées sur la place de la Sciarabola. Un dimanche, au sortir de la messe paroissiale, Napoléon se présente ; il s'adresse au peuple et lui démontre l'imprudence de laisser des canons sur la plage. Dans une émeute, les' paysans pouvaient s'en emparer et les tourner contre la ville. Rien n'est plus capable d'entraîner les habitants des villes en Corse que l'idée de se mettre à l'abri des attaques des paysans. On applaudit l'orateur ; on court 'atteler aux canons pour les transporter dans la citadelle.

Napoléon, content de l'enthousiasme qu'il a excité, se prépare à en tirer parti. Il communique son plan à ses affidés, assigne à chacun son rôle et son poste, réservant pour lui tout ce qu'il y a de plus hardi et de plus périlleux. Dès qu'on aurait pénétré dans la place, il devait le premier se saisir du commandant ; les uns devaient alors courir dans les casernes, s'emparer des armes, les autres se porter aux canons, qui étaient braqués sur la ville, les tourner contre la citadelle et faire feu si l'on opposait de la résistance.

Les choses ainsi disposées, on s'approchait de la citadelle. La foule était immense la curiosité, la nouveauté avaient attiré presque toute la ville. Le commandant, homme d'honneur, mais par trop confiant avait donné dans le piège. Il avait consenti à recevoir les canons et la foule qui y était attelée.

Pour endormir davantage la vigilance de ses adversaires, Napoléon s'arrêta dans la rue, à causer avec une de ses tantes, dès qu'il fut arrivé à Fontanaccia, comme s'il n'e*t pas eu l'intention de s'avancer jusqu'à la citadelle. Cependant il était à portée de voir, lorsque la foule aurait dépassé les portes pour y accourir aussitôt.

Tout paraissait aller à souhait ; on touchait presqu'au glacis, lorsque le capitaine Colon na-di-Leca, frère du commandant, attiré par le bruit sur les remparts, voit la foule, se doute de quelque stratagème, se précipite vers les portes sans consulter son frère, arrive à temps pour faire dresser le pont-levis. Les portes sont fermées, les remparts sont couronnés de soldats en armes, les canons pointés, et la foule effrayée de cet appareil de guerre s'écoule sur-le-champ devant les sommations qu'on lui fait.

Cette tentative manquée, Napoléon tâcha de persuader aux siens de hasarder un coup de main sur la place ; mais il ne put les y déterminer. Il proposait deux moyens, dont l'un était dangereux pour la ville, l'autre périlleux pour ceux qui devaient le mettre à exécution.

Le premier consistait à élever pendant la nuit, dans la rue à Fontanaccia, un rempart de sacs de sable, haut et épais de quinze pieds. Derrière ce boulevard, Napoléon voulait pointer des canons en guise de mortier et envoyer ainsi dans la place assez de boulets pour faire écrouler tous les bâtiments ; ce qui aurait amené la capitulation de la garnison composée en grande partie de recrues. Mais on ne voulait rien entendre. Les canons braqués sur la ville avaient frappé les esprits d'une terreur panique.

L'autre moyen consistait à placer, pendant le silence de la nuit, quatre pièces de canon devant les portes, à se tenir cachés dans les maisons jusqu'à ce que le pont-levis fût abaissé. On devait alors mettre le feu aux canons qui auraient infailliblement enfoncé les battants, s'élancer ensuite dans la citadelle, et exterminer la troupe, si elle résistait. On ne s'arrêta pas non plus à ce moyen.

Ne pouvant pas compter sur le courage des siens, Bonaparte voulut essayer d'arriver à son but par la défection de ses adversaires. La garnison se composait d'une compagnie de troupe de ligne du régiment de Limousin, commandée par le capitaine Arcamont, d'une compagnie de canonniers français sous les ordres d'un lieutenant, dont on ignore le nom, enfin du bataillon Colonna-di-Leca. Napoléon n'eut pas de peine à mettre dans ses intérêts la troupe de ligne et les canonniers, mais il n'en fut pas de même des soldats du bataillon. Ils étaient tous républicains par principes et par intérêt, plus attachés à la France qu'à l'Angleterre, mais il fut impossible de leur faire comprendre qu'il n'y avait pas de honte pour eux à seconder les intentions des commissaires. Le capitaine Rocca, sur lequel Napoléon comptait le plus, comme ayant épousé depuis peu mademoiselle Ternano, d'une famille dévouée aux Bonaparte, rejeta toute proposition et déclara qu'il combattrait jusqu'à la mort pour défendre son poste. La troupe de ligne et les artilleurs n'osèrent pas se mesurer avec le bataillon ; ainsi l'espoir de s'emparer de la place s'évanouit. D'ailleurs, toute tentative à force ouverte aurait été inutile, car le commandant était résolu, s'il se voyait poussé à la dernière extrémité, à mettre le feu au magasin à poudre et à s'ensevelir avec ses ennemis sous les ruines de la ville.

Napoléon faisait souvent des courses dans les alentours d'Ajaccio, tantôt pour se distraire, tantôt pour lever le plan des fortifications de la ville. Un jour de grand matin, accompagné de Michel-Ange-Ornano, il se rendit aux îles des Sanguinaires pour lever le plan des vieilles tours qu'on y remarque encore. En revenant, il aperçoit de loin, le long de la route, un homme qui marchait avec précaution dans les broussailles, et paraissait craindre d'être vu. Se doutant de quelque embuscade, il met pied à terre, arme son fusil, et se dirige de manière à tomber à revers sur l'assaillant. Son compagnon en fait autant. Mais comme ils approchaient de l'homme qu'ils avaient aperçu, celui-ci se lève, jette son fusil et va à leur rencontre. C'était un habitant de Caleatoggio, qui leur dit qu'il y avait des hommes postés sur la route pour les assassiner ; qu'il t'était réuni à eux dans l'espoir de déjouer le complot ; et que, par le conseil du fameux Trentacost, il s'était placé au point le plus avancé, pour leur en donner avis. Napoléon jugea alors prudent de rebrousser chemin son compagnon et lui firent le tour des Sanguinaires, prirent le chemin de St-Antoine où était un certain Bagaglino de Becognano, berger de la famille Bonaparte qui, avec les siens, les escorta jusqu'à Ajaccio[1].

Persuadé qu'il n'y a plus rien à aire à Ajaccio, Napoléon prend la résolution de se rendre à Bastia. Il part, mais il ne veut avec lui qu'un certain Frate de Bocognano, homme de main, qui, armé de pied en cap, lui sert de guide. Dans les défilés de Vizzavona, il rencontre Marius Peraldi et Cauro revenant de Corté ; pendant qu'il cause avec ce dernier, Frate arme son fusil et lui demande la permission de brûler la cervelle à Peraldi qui venait de passer devant eux sans rien dire : il le lui défend et continue son voyage.

Entre Vivario et le pont de Vecchio, il rencontre Jean-Paul Meuron qui se rendait à Ajaccio. Celui-ci apprend que, s'il s'avance jusqu'à Corté, il sera infailliblement arrêté et lui donne le conseil de retourner sur ses pas. Napoléon méprise d'abord cet avis ; mais plus il s'avance, plus il en reconnaît la sagesse.

Après une heure de fluctuation, après avoir bien réfléchi sur la possibilité et sur les suites de son arrestation, il se détermine à rentrer à Ajaccio. Mais, il n'est pas plutôt arrivé à Bocognano, qu'il se voit arrêté par une foule de paysans. Peraldi en passant avait, à tout hasard, enjoint à ceux de son parti de se saisir de Napoléon, si jamais il revenait, et d'en donner aussitôt avis à Paoli.

Le parti républicain se décide à le sauver à tout prix. On l'avait mis dans une chambre, presqu'au rez-de-chaussée : des factionnaires en gardaient la porte. Par bonheur, une croisée donne sur la grande route. Les républicains trouvent le moyen de l'avertir de se tenir prêt à la chute du jour. L'heure arrivée, on l'aide à franchir la croisée on l'accompagne jusqu'à une certaine distance du village, où l'on fait parvenir d'avance son guide avec son cheval. Ses geôliers, s'apercevant presqu'aussitôt de son évasion, veulent courir après lui, mais ses libérateurs, postés sur la route, s'y opposent. Paoli reçoit en même temps l'avis de l'arrestation de Napoléon et celui de sa délivrance.

Dans la nuit même, Napoléon rentra à Ajaccio ; mais la scène de Bocognano lui donnait des inquiétudes. Il ne pouvait plus douter que son arrestation ne fut décidée ; aussi, se félicitait-il d'avoir suivi le conseil de Meuron. Ses adhérents étaient aux aguets pour empêcher qu'on l'arrêtât, si l'ordre en arrivait. On savait que la place n'oserait pas mettre à exécution une telle mesure, sans l'avoir préalablement communiquée à la municipalité. On espérait donc être informé en temps utile. Cette prévision ne fut point trompée. Deux jours après, on voit sortir tout à coup de la citadelle un gros détachement de soldats, avec des gendarmes qui viennent se ranger en bataille devant la municipalité, à vingt pas de la maison Bonaparte. Un capitaine monte à la salle pour communiquer ou prendre des ordres. Les curieux s'approchent des soldats et les questionnent pour savoir l'objet de cette sortie. Jean-Baptiste Teramo, homme rusé, 'devine le secret ; il court à la maison Bonaparte, mais Napoléon n'y est pas ; il va chez Paravisini, il n'y est pas amphis. Alors il témoigne ses inquiétudes. Paravisini accourt chez Ramolino où il venait de le laisser ; heureusement, il y était encore. Il l'emmène par des rues détournées hors de la ville, dans soit jardin de St-François. En attendant la nuit, on le fait cacher dans une grotte couverte de broussailles, pour le soustraire à toutes perquisitions.

Ses partisans avaient couru aux armes, craignant qu'il ne fût chez lui ; mais, ayant appris qu'il était en lieu de sûreté, ils se retirèrent. La troupe demeura pendant deux heures sous les armes et rentra ensuite dans la citadelle, peu satisfaite de sa sortie. Elle n'avait pas osé faire des 'recherches dans la maison Bonaparte, toit par crainte d'une collision, soit peut-être encore parce qu'elle avait acquis la certitude que toutes ses démarches seraient inutiles.

Napoléon resta dans sa grotte jusqu'à la nuit ; alors son oncle alla le trouver pour veiller sur lui ; mais quelle ne fut pas sa surprise en le voyant plaisanter sur sa mésaventure ! Paravisini était encore ému du danger qu'il venait de courir. Napoléon, au contraire, riait aux éclats de la bêtise de ses ennemis. — « Ces gens-là, mon onde, sont trop formalistes ; mais, cette fois-ci, la forme a emporté le fond. Les imbéciles ! Ils pouvaient m'arrêter avec moins d'appareil, mais la providence veille sur les républicains. Alles dire à ma mère qu'elle m'envoie mes effets et de l'argent chez Jean-Jérôme Levie. Qu'elle se tranquillise, car je me sauverai dans la nuit. Il embrassa son oncle et partit.

La gendarmerie irritée d'avoir manqué son coup et menacée par les soi-disant patriotes, était au désespoir. Elle aurait voulu pouvoir deviner l'asile du fugitif pour donner une preuve de son zèle et de son savoir-faire. Quelqu'un va jusqu'à soupçonner la maison de Jean-Jérôme Levie. On décide qu'on y fera une perquisition.

Napoléon était à peine entré dans la maison que la porte retentit de-coups. On reconnût de suite que ce sont des gendarmes. Napoléon veut sauter par la croisée ou se défendre, persuadé que les siens ne tarderont pas à venir le dégager ; mais Levie, plus calme et plus accoutumé à conjurer l'orage, lui conseille de passer dans une alcôve, et de se tenir là tranquillement, sans crainte, comme sans colère. Napoléon n'ose pas résister à un homme dont l'amitié, le bon sens et la prudence lui sont connus.

La porte est ouverte : Levie, son bonnet de nuit sur la tête, se promène lentement dans la salle. A peine aperçoit-il les gendarmes qu'il marche à leur rencontre d'un air empressé. — « Eh bien ! me demandez-vous le pot de vin pour l'arrestation de ce coquin de Bonaparte ! Vite, ajouta-t-il en s'adressant à ses gens, apportez du vin de quinze ans pour ces patriotes. J'ai été son ami, tant que j'ai pu croire qu'il était celui de Paoli ; mais aujourd'hui je veux être son plus cruel ennemi. Où était-il ? qu'a-t-il dit, lorsque vous l'avez arrêté ? Citoyen, nous le cherchons encore. C'est égal, buvez toujours à la santé de Paoli, à l'honneur de la patrie. Mes amis, Bonaparte doit être encore en ville chez quelqu'un de ses parents. Cherchez-le bien, venez me le dire, lorsque vous l'aurez arrêté. Je promets, de la part de Paoli, cent gros écus à celui qui l'aura saisi le premier. Buvez encore. » Cet accueil dérouta les gendarmes, les fit rougir de leurs soupçons. Ils se retirèrent honteux d'avoir porté leur défiance sur un homme qui était entièrement dévoué au parti insulaire. Après que les gendarmes furent sortis, Conti et Po furent mandés, avec les principaux de ses partisans, qui habitaient le faubourg. Un bateau fut préparé sur-le-champ, monté par des marins habiles et dévoués à sa personne. Il s'embarqua précipitamment pour se soustraire à toute recherche ultérieure.

Il débarqua à Maginajo, dans les premiers jours de mai, après une heureuse traversée. Il partit immédiatement pour Bastia, où il arriva à la nuit tombante. Le soir même, il vit les représentants qui le reçurent à bras ouverts. Le rapport qu'il fit sur la situation des affaires à Ajaccio ne fut certainement pas rassurant. Il montra un commandant qui tenait bon, des habitants peu disposés à soutenir la cause de la République, quoiqu'au fond ils fussent tous républicains.

Ce fut à Bastia qu'il apprit que Paoli et Pozzo-di-Borgo avaient arboré le pavillon de la révolte, qu'ils refusaient ouvertement d'obéir à la Convention, qui les appelait à la barre. Il fut vivement affecté de se voir pour toujours séparé du héros de son enfance et de sa première jeunesse. Il sentait encore pour lai un attachement bien sincère, en dépit des circonstances, en dépit de leurs positions respectives. Paoli n'était pas moins peiné que lui de leur séparation ; mais leur gloire, plus encore que leurs intérêts personnels, les avait engagés dans des routes opposées ; ils devaient les parcourir jusqu'au bout. La destinée du monde y était attachée.

On s'assemble plusieurs fois pour délibérer sur l'état de la ville d'Ajaccio. Il importait à la cause de la République d'enlever cette place aux révoltés, afin qu'ils ne pussent pas la céder aux Anglais qui croisaient dans nos mers. Il fut arrêté qu'on ferait une expédition. On espérait que la présence d'une flotte dans le golfe relèverait le courage des républicains et intimiderait leurs adversaires.

 

 

 



[1] Napoléon a toujours conservé un bon souvenir pour cette famille ; il lui a fait des cadeaux en argent et en biens immeubles. Lors même qu'il était à l'île d'Elbe, Bagaglino étant allé lui offrir ses services, en reçut une forte somme d'argent.