MÉMOIRES SUR L'ENFANCE ET LA JEUNESSE DE NAPOLÉON

JUSQU'À L'ÂGE DE 23 ANS

 

CHAPITRE IX. — RETOUR DE NAPOLÉON EN CORSE.

 

 

Danger et présence d'esprit de Napoléon. — Son départ de Toulon et nouvelle qu'il apporte. — Un guet-apens. — Rupture entre Paoli et Napoléon. — Rocca et Colonna-di-Leca. — Conseils du général Casablanca. Napoléon quitte Corté. — Ses plaisanteries sur les Naïades de la Rustonica. — Son opinion sur la position de Vizzavona. — Regrets de Paoli.

 

Arrivé à Marseille, Napoléon courut un grave danger, dont il ne se tira que par sa présence d'esprit. Sa sœur avait un chapeau garni de plumes ; en descendant de voiture, à la porte de l'auberge, elle fut remarquée par une 'foule de démagogues qui aussitôt se mirent à crier : « Aux aristocrates, mort aux aristocrates ! — Pas plus aristocrates que vous, » leur répondit Bonaparte avec fierté ; et prenant le chapeau qui avait soulevé cette tempête populaire, il le jeta au milieu de la foule ébahie, qui changea ses vociférations en applaudissements prolongés.

Le 24 septembre, pendant qu'il était encore à Toulon à attendre le moment de s'embarquer avec sa sœur, un courrier extraordinaire[1] apporta la nouvelle que la Convention, par son décret du 21, avait aboli la royauté en France. Le lendemain, il mouilla dans le port d'Ajaccio. Aussitôt un courrier fut expédié à Corté pour donner à Paoli cette importante nouvelle.

Dans les premiers jours d'octobre, Napoléon se rendit lui-même à Corté pour voir son frère, pour sonder peut-être en même temps les dernières intentions de Paoli. Celui-ci n'avait plus pour lui les mêmes sentiments. De nouvelles raisons, de nouvelles circonstances avaient décidé son refroidissement vis-à-vis de la famille Bonaparte et de tous ceux qui tenaient pour la France.

Pendant son séjour à Corté, Napoléon faisait journellement un tour de promenade du côté de St-François. Il était déjà signalé par ses opinions comme un de ceux qui soutenaient avec le plus d'opiniâtreté le parti de la France, parti alors fort décrié, haï par la presque généralité des habitants. Les prêtres craignaient le renversement des autels, l'anéantissement de la religion de nos pères. Paoli, qui voyait le naufrage du continent, qui aurait voulu sauver l'île, témoignait de l'aversion pour ta France. Les Corses, naturellement religieux, sentaient le besoin de séparer leur cause de celle d'un peuple qui marchait à l'impiété, que le chef de l'Église réprouvait. Un jour, au moment où Napoléon se disposait à faire sa promenade avec son parent Ramolino, Vincentello Ortoli de Tallano, lieutenant dans son bataillon, vint l'avertir que des gens étaient apostés contre lui au détour de la route, entre les dernières maisons de la ville et le premier pont.

Port de sa conscience il ne jugeait pas à propos de changer la direction de sa promenade ; mais tous les officiers du bataillon, accourus chez lui, s'y opposèrent jusqu'à ce que l'on eût reconnu les gens qui avaient été aperçus. On envoya des soldats ; il n'y avait plus personne. On parla beaucoup alors de ce guet-apens. On eut des soupçons, on fit des conjectures. Paoli ordonna des patrouilles.

Napoléon prétendait pouvoir concilier son grade de chef de bataillon de la garde nationale soldée avec celui de capitaine d'artillerie, qu'il venait d'obtenir ; mais on lui faisait des difficultés, on traînait en longueur la décision de l'affaire. Ennuyé enfin de rester à Corté dans l'impuissance à laquelle on voulait le réduire, il prend la résolution d'obtenir, par une démarche hardie, ou la justice qu'il réclame ou bien la certitude qu'on ne veut pas de lui. Il se présente un beau jour à Paoli, au moment où Colonna-di-Leca et Rocca, capitaine du bataillon, l'avocat Tiberi et Grimaldi étaient avec lui. Il se plaint devant eux, d'une manière respectueuse et en même temps libre et ferme, de l'injustice qu'il croit lui être faite. Il demande que le commandement des cinq compagnies qui se trouvaient encore à Corté, lui soit confié sur-le-champ ; faute de quoi, il déclare vouloir partir le lendemain pour Ajaccio et de là adresser ses réclamations à Paris, afin de faire mettre un terme aux tracasseries d'une faction anti-nationale. Paoli, qui n'était accoutumé à recevoir ni menaces, ni reproches, eut de la peine à se contenir ; mais son âge, sa dignité comprimèrent un premier mouvement de colère. « Vous pouvez partir, répondit-il, si vous le voulez. »

Napoléon traversa la salle, descendit l'escalier en prononçant des mots que les deux capitaines qui sortaient avec lui ne purent pas recueillir. Il était animé ; il porta plusieurs fois la main sur son épée, ce qui fit présumer qu'il regrettait que son grade ne lui permît pas de demander satisfaction à Paoli de l'affront qu'il croyait recevoir.

Le général Casabianca devait partir le lendemain pour Ajaccio, afin d'y préparer l'expédition de Sardaigne ; Napoléon alla le trouver pour lui faire part de la conférence qu'il venait d'avoir et pour lui dire qu'il désirait partir avec lui. Ce général, qui connaissait sa famille, qui avait pour lui de l'amitié, écouta ses doléances avec bonté, lui fit ensuite des remontrances amicales, lui parla comme un père pourrait le faire à son fils. Il lui fit observer que probablement Paoli avait été mal prévenu sur son compte, mais que sa conduite, ses talents, ne tarderaient guère à le justifier, à lui conquérir de nouveau la confiance et l'amitié d'un homme tel que Paoli qui aimait la vérité et la patrie pardessus tout ; qu'il ne fallait pas, au début de sa carrière, se brouiller avec ses chefs. Enfin, le général Casabianca le conjura de prendre patience, lui offrit ses bons offices auprès du général Paoli. Napoléon le remercia et persista dans la résolution de partir pour Ajaccio.

Le lendemain, Napoléon se mit en chemin, brouillé avec Joseph, qui ne voulait pas qu'il partît. En passant sur le pont de Rustonica il apostropha les Naïades de cette rivière, leur prédisant qu'elles prendraient bientôt le titre de nymphes de la Tamise. « Mais que ce titre pompeux ne vous enorgueillisse pas, ajouta-t-il, vous le perdrez... Le titre modeste de Naïades de la Rustonica vous sied mieux ; les airs patriotiques que vous chantez sur ces rochers, sont plus doux, plus harmonieux que les sifflements qu'on entend sur les bords nébuleux de la Tamise. »

Pendant tout le reste du voyage, Napoléon fut rêveur, pensif. A Vizzavona, il mit pied à terre pour visiter le fort. Après l'avoir bien reconnu, il dit qu'il n'était pas tenable, mais qu'avec une poignée de braves, il se faisait fort de défendre les défilés de Vizzavona contre une armée de cent mille hommes.

Le général Paoli fut péniblement affecté d'avoir perdu tin homme dans lequel il avait placé d'abord tant d'espérances. Ses confidents tâchaient de le consoler, en atténuant les talents, les connaissances de Bonaparte. Il répondait toujours « que le parti national avait perdu en lui son meilleur appui, son meilleur défenseur ; qu'il le rachèterait au prix de son sang, s'il pouvait changer quelques-unes de ses idées. »

 

 

 



[1] Connu sous le sobriquet de Moustache et qui avait l'habitude d'aller de Paris à Toulon en trois jours.