HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DE L'ALGÉRIE

TOME PREMIER

 

LIVRE PREMIER. — PRISE D'ALGER.

 

 

Considérations générales. — Coup d'œil sur l'Afrique et l'Algérie. — Précis de son histoire avant 1830. — Causes de la guerre. — Hussein Dey, sa cour, son gouvernement. — Préparatifs de la France. — Le général en chef et l'amiral. — Embarquement des troupes. — Départ de France. — Naufrage des bricks le Sylène et l'Aventure. — Séjour à Palma. — Arrivée en Afrique. — Débarquement. — Bataille de Staouëli. — Deuxième bataille gagnée par les Français. — Siège et prise du fort l'Empereur. — Capitulation d'Alger. — Attaque par mer.

 

Depuis les violentes secousses imprimées à la société européenne par la Révolution Française, depuis la disparition du Géant qu'elle avait enfanté, nul événement n'aura une plus large place dans les annales du monde que la prise d'Alger. C'est d'elle que datera l'envahissement de l'Afrique par la civilisation européenne, grande période de l'histoire, dont nous avons vu le commencement, et dont nos petits-fils ne verront pas la fin ; la France était destinée par la Providence à faire les premiers pas dans cette carrier, ou d'autres nations la Suivront sans doute ; elle accomplit sa mission avec ce dévouement aux nobles idées, avec cette abnégation de ses intérêts matériels, qui la caractérise ; mais le temps des dédommagements arrivera ; la guerre que nous soutenons en Afrique sera aussi grande par ses résultats, qu'elle est héroïque dans ses épisodes. Nous avons conquis une foi inébranlable dans notre œuvre, du premier jour, où en 1851, nous avons mis le pied sur ce rivage régénéré par le pavillon français ; les mains laborieuses des Européens féconderont ces vallées fertiles, mais incultes, où l'Arabe conduit ses maigres troupeaux, chaque course de nos soldats trace sur cette terre sauvage une route qui se couvrira plus tard de voyageurs paisibles ; chaque camp devient le noyau d'une ville puissante dont nos généraux auront la gloire d'avoir été les véritables fondateurs ; honneur donc à notre armée qui poursuit sa tâche avec tant de courage et d'intelligence ; honneur à tous ceux qui concourent à une œuvre plus utile à l'humanité, que tout ce que nous avons fait depuis un siècle. Qu'est-il advenu de tous les gigantesques triomphes de la Révolution et de l'Empire ? La tempête suscitée en France-a balayé les libertés dont jouissaient alors plusieurs petits États, et si, quand le sol s'est raffermi, on a trouvé quelques idées de plus semées sur la surface de l'Europe, qui oserait affirmer qu'elles n'étaient pas la suite des progrès que le temps amène toujours avec lui ? Cependant que de sang versé, que de ressources prodiguées dans ces grandes guerres européennes, tandis que dans nos modestes expéditions d'Afrique, avec des armées de 9.000 hommes, nous gagnons des batailles destinées à renouveler la face d'un continent tout entier ; le jour n'est pas éloigné, je l'espère, où les Etats européens comprendront qu'une guerre entr'eux n'a, le plus souvent, d'autres résultats que de ruiner pour longtemps les puissances belligérantes, et de laisser les choses à peu près dans la position où elles étaient avant la lutte ; qu'il y a un but plus noble et plus avantageux offert à leur activité et à leurs communs efforts, celui de les consacrera étendre sur tout le globe les bienfaits de leur civilisation et de leur industrie supérieures. Que tous les hommes passionnés pour le bien de l'humanité se réunissent pour détruire, avec l'aide du temps, les vieux ferments de jalousie et de rivalité qui divisent encore les nations les plus avancées du monde ; que la grande voix de la France retentisse dans toute l'Europe, pour proclamer cette vérité si féconde, si nouvelle, et encore si mal comprise, que la prospérité d'un peuple, quand il ne s'en sert pas pour opprimer ses voisins, bien loin de leur nuire, est pour eux une chance de plus de bonheur et de richesses. Mais autant une guerre est fâcheuse et généralement absurde entre deux peuples également avancés, autant elle est avantageuse à l'humanité, lorsqu'elle met la barbarie aux prises avec la civilisation, avec toutes les chances de triomphe pour cette dernière ; le soldat vainqueur n'est alors que le missionnaire armé d'un nouvel ordre d'idées et d'organisation. Malgré toute l'éloquence de J.-J. Rousseau, l'expérience a prouvé que plus .un peuple se civilise, plus il devient supérieur à ceux qui restent barbares, sous tous les rapports physiques et moraux ; on a dit, et je le croirais volontiers, que pour les naturels de l'Inde, le plus mauvais gouverneur anglais valait mieux que le meilleur gouvernement indigène ; applaudissons donc aux triomphes de l'Angleterre en Asie, mais que, de son côté, elle rende la même justice à notre domination sur les Arabes, à mesure que les nations s'éclaireront, la bienveillance, la justice, la vérité, prendront une plus grande place dans leurs mutuels rapports. Les discussions de tribune qui éclairent les questions et soumettent les gouvernements à l'opinion publique de toute l'Europe, les relations de commerce qui tendent constamment à l'agrandir et à l'affranchir de toute entrave, sont des juges constants de paix et de concorde. Un autre plus puissant encore, peut-être, se trouve dans ces congrès que les grands États, ont pris l'habitude de réunir à toute occasion un peu importante ; quoique ces assemblées de plénipotentiaires aient presque toujours été impopulaires, il serait peut-être à désirer, qu'elles se réunissent à des époques fixes et déterminées ; elles deviendraient, par sa seule force des choses, sans que les États despotiques s'en doutassent, une véritable représentation constitutionnelle de l'Europe. Alors elles ne s'occuperaient pas uniquement d'un incident passager, mais elles imprimeraient à la politique du monde une marche générale, vers un but d'utilité et d'avenir ; alors on laisserait les Anglais percer l'Isthme de Suez, immense avantage et pour eux et pour tous les peuples. La Russie pourrait poursuivre ses succès en Turquie ; une - autocratie européenne doit toujours mieux valoir que le despotisme oriental ; on nous rendrait les limites que le Rhin et la nature nous ont tracées au nord ; on nous permettrait de poursuivre sans obstacle et sans jalousie la régénération de ces plages africaines, si justement appelées jusqu'à ce jour du nom de Barbarie.

L'attrait de ces grandes questions nous entraîne ; revenons à notre Afrique, où l'avenir nous réserve de si grandes destinées, où quoiqu'on en dise, nous avons déjà fait beaucoup ; je voudrais réunir, dans une esquisse rapide, les événements qu'elle a vu surgir depuis 1830 ; bien des noms, qui me furent chers et familiers dès ma première jeunesse, viendront se mêler à mes récits ; heureux je serai de voir des contemporains et des amis se couvrir d'une gloire si méritée ; malheureux de ne pouvoir en prendre moi-même ma part !

La vaste terre d'Afrique, jetée tout d'une pièce "au milieu des mers, paraît être le dernier boulevard que la barbarie doit opposer à la civilisation : aucun grand golfe ne pénètre profondément cette étendue immesurée de sables, de plaines, de montagnes, habitée par de sauvages populations chez lesquels un étranger est presque sûr-de trouver la mort ; aucun fleuve gigantesque, semblable à celui des Amazones qui traverse de part en part l'Amérique du Sud, ne peut porter un nouvel Orellana au centre de pays inconnus, et tracer la route découverte à ceux qui voudraient imiter son audacieux exemple ; aussi quand on jette les yeux sur une mappemonde, l'Afrique tout entière apparaît-elle comme un vaste désert, à peine entamé sur ses bords pour quelques contrées un peu plus connues, où les Européens ont jeté des comptoirs plutôt que des Colonies ; le continent de Colomb fut tout entier parcouru et conquis presque aussitôt que trouvé, et aujourd'hui nous n'en savons guère plus que les anciens sur l'intérieur de l'Afrique. Tout ce qui nous vient de ces régions inexplorées, les productions, les fleuves, les vents même ont quelque chose d'extraordinaire et d'effrayant : le siroco eh Algérie, les vents d'est au Sénégal, avec leurs influences pernicieuses et leurs propriétés particulières que toute notre physique a peine à expliquer, apportent -comme un parfum de mystère et de terreur des solitudes brûlantes qu'ils ont traversées.

L'Algérie, située en regard de l'Europe, à l'extrémité nord de l'Afrique, en est la partie qui, par son aspect t ses productions, a le moins de rapport avec le continent auquel elle appartient ; l'air y est généralement sain et tempéré ; les plantes et les arbres plutôt européens que tropicaux ; le blé, dont la culture caractérise les zones moyennes, parait être là dans sa terre natale, et c'est, sans contredit, sous une pareille latitude que sa production est la plus abondante et la plus facile. Mais par la disposition du sol et la configuration des côtes, l'Algérie est une terre toute Africaine ; aucun accident un peu notable ne rompt la monotonie de sa rive inhospitalière, qui court de l'est à l'ouest sur une étendue de 250 lieues, en ligne droite presque continue. A peu près au milieu de cette ligne, une découpure demi-circulaire dont le diamètre mesure environ cinq lieues, échancre la terre, en laissant une côte presque plate à l'orient, formée à l'ouest par des collines aux flancs abruptes et déchirés. C'est au bas de ces collines, baignant ses pieds dans les flots, que s'appuie la ville d'Alger, tandis que ses maisons échelonnées gravissent la hauteur, et que sa tête, couronnée par le Casbah, repose sur un mamelon situé à mi, chemin de la pente totale, et élevé de quelques deux cents mètres au-dessus du niveau des mers ; de l'extrémité d'un cap, formé par quelques maisons de la ville, s'élance dans les ondes une jetée partie naturelle, partie faite par la main des hommes, qui, se courbant ensuite au sud, embrasse un port presque fermé. Son entrée, à l'abri des coups de la haute-mer, semblerait devoir être très sûre, si par les vents du nord-est, terribles dans ces parages, la vague violemment refoulée par le fond de la baie, ne venait s'y briser avec fureur ; il était du reste rétréci et peu profond lors de la conquête ; il était réservé à la France de l'agrandir et de l'assurer.

A partir des bords de la mer, le sol est couvert de collines inégales, qui augmentent graduellement d'élévation, à mesure qu'on s'avance dans l'intérieur, jusqu'à 25 ou 30 lieues de distance, où se rencontrent les croupes les plus élevées qui se prolongent de l'est à l'ouest, presque constamment parallèles à la côte. Les anciens leur avaient donné le nom d'Atlas, aujourd'hui entièrement oublié, dans toute la Régence. Le sol sur lequel reposé tout ce système de hauteurs, s'élève en même temps que les hauteurs elles-mêmes, et très souvent par des pentes excessivement brusques, de sorte que le versant de l'Algérie, du côté de la Méditerranée, peut assez bien se figurer par une suite de gradins superposés, sur lesquels on aurait seing des inégalités de terrain sans ordre et irrégulières ; chaîne culminante de ces gradins forme de grands plateaux ; s'inclinant au nord ou au sud par des pentes très douces, et parsemés de quelques pics qui dominent toute la région, mais qui n'atteignent presque jamais la limite des neiges perpétuelles ; ils donnent naissance à une multitude de torrents et de rivières dont les unes après un cours plus ou moins long, tombent au nord dans la Méditerranée, tandis que les autres, se dirigeant au sud, se perdent bientôt dans les sables du grand désert qui les engloutit comme une mer véritable, ou dans un grand fleuve du nom d'Adjedi, qui prend sa source à Ain-Madhi, coule à l'est et disparaît enfin elle-même dans un de ces lacs saumâtres peu profonds, si communs dans l'Algérie. Quoique presque à sec durant l'été, plusieurs de ces rivières sont assez poissonneuses ; les tortues d'eau douce y abondent ; une bordure de lauriers roses en décore presque toujours les rives ; elles sont animées par une foule d'oiseaux de marais, affectionnées par les sangliers qui trouvent une abondante pâture dans les herbes qu'alimente la fraîcheur des eaux.

On se tromperait fort du reste, si d'après quelques récits laissés par les anciens, on se figurait les pays dont nous parlons, comme ravagés journellement par des animaux féroces, ou infectés de reptiles énormes et venimeux ; partout où l'homme a établi sa race avec quelque puissance, ses ennemis les plus dangereux ont rapidement disparu ; les serpents dans l'Afrique du Nord ne sont ni plus gros, ni plus communs que dans le midi de la France ; je n'y ai jamais vu de scorpions quoique je pense qu'il doit s'y en trouver. Les seuls animaux qui s'y montrent réellement dangereux sont la panthère et le lion, encore n'attaquent-ils jamais l'homme à moins d'être positivement provoqués, et l'espèce en diminue-t-elle si rapidement tous les jours, que bientôt seront-ils aussi rares dans la Régence que l'ours l'est maintenant en France, dont il peuplait jadis les forêts. Les chacals dent les bandes remplissent les fouillis et les broussailles sont plutôt utiles que nuisibles ; leur voracité leur fait dévorer tous les débris d'animaux qui pourraient corrompre l'atmosphère. Les autres quadrupèdes de l'Algérie sont si faibles et si doux qu'ils sont devenus des esclaves soumis à notre luxe ou à nos besoins ; si nous n'y trouvons plus l'éléphant qu'Annibal menait à la conquête de l'Italie, il est remplacé et probablement très avantageusement par le chameau, introduit par les Arabes, lors de leur irruption en Afrique, et qui est peut-être le seul présent réellement utile qu'ils aient fait à leur malheureuse conquête. Il s'y est parfaitement acclimaté, et on le trouve en égale abondance depuis les côtes de l’Océan, jusqu'à l’isthme de Suez.

Nous avons dit que le climat de l'Algérie, à l'exception des parties marécageuses, qui par cela même, seraient dangereuses sous toutes les latitudes, était généralement sain et tempéré. Dans l'intérieur des terres, la température est modifiée par l'élévation du sol au-dessus du niveau de la mer ; sur les côtes, par une brise du large qui s'élève-ordinairement vers les neuf à dix heures du matin ; rarement au milieu de l'été, le thermomètre s'élève-t-il au-dessus de 28 à 50 degrés centigrades, excepté quand souffle le siroco ou le Vent du désert, et heureusement cette circonstance est-elle assez rare et toujours de courte durée ; les rosées abondantes qui tombent toutes les nuits, remplacent assez bien les pluies qui manquent pendant trois ou quatre mois de l'année, et la végétation de l'Afrique, d'une nature il est vrai moins sensible que la nôtre à la sécheresse, en traverse ordinairement l'époque sans trop en souffrir ; même aux mois d'août et de septembre, alors que les €Ôtes de Provence n'offrent plus qu'un tableau uniformément grisâtre, les aloès et les cactus revêtent les collines d'Alger d'une verdure sombre et tranchée, qui, vue en mer, d'une certaine distance, représentent assez bien les teintes employées à l'Opéra de Paris pour rendre les arbres et les prairies. Mais c'est surtout au mois de mai et de juin, que la nature est dans toute sa pompe, et la température réellement délicieuse. Il est peu d'ensembles pareils à celui dont jouit le spectateur, quand du haut de la Casbah, par une belle matinée de printemps, et elles sont presque toutes belles dans cet heureux climat, il embrasse d'un coup d'œil la mer bleuâtre qui s'aplanit au nord, les blanches terrasses de la ville qui se déroulent à ses pieds par étages superposés, les vertes collines de Mustapha et d'Hussein-Dey dont les teintes s'adoucissent et se dégradent à mesure qu'elles s'éloignent, pour se noyer enfin dans l'uniformité de la plaine. D'un ciel d'un azur foncé, s'échappe par torrents une lumière étincelante, qui revêt, d'un air de fête et de splendeur, tous les objets qu'elle éclaire. Un horizon accidenté, découpé à larges festons, par les cimes neigeuses de l'Atlas, réunit dans un cadre immense ce tableau magique, où l'œil et la pensée trouvent constamment des impressions nouvelles ; une atmosphère tiède et molle enveloppe les membres de l'homme, comme un léger bain de vapeur : s'ils perdent quelque chose de leur énergie, tous les mouvements en acquièrent plus de souplesse et de facilité : l'âme elle-même retrouve un moment toute sa jeunesse. Les perceptions douces et rapides à la fois sont semblables à celles qu'éprouve un convalescent, lorsque, à la suite d'une légère maladie, il sort une première fois pour respirer le grand air et essayer des forces longtemps oisives.

Mais un charme peut-être encore plus inconnu aux habitants des froides contrées du Nord est celui qui, sous cette latitude, s'attache aux soirées qui terminent les chaudes journées de l'été : l'occident, revêtu d'une pourpre embrasée, où le soleil couchant a laissé une partie de ses feux, la lumière douce et argentée de la lune qui se marie lentement aux dernières lueurs du jour, les plaines du ciel qui se nuancent de mille teintes changeantes, et qui, se reflétant dans la mer, s'y diversifient encore, la brise qui fraîchit et verse dans la nature une vie et une force nouvelle, tout porte alors dans l'âme une impression de joie ineffable, que ceux qui l'ont une fois éprouvée regretteront toute leur vie ; alors exister, c'est jouir ; nul autre spectacle, nulle excitation extérieure ne doit venir troubler le calme délicieux qui règne dans l'âme ; à cette heure, elle se recueille et se replie sur elle-même pour y renfermer les sensations de bonheur qui l'inondent de toutes parts.

Ces jouissances si faciles et si douces sont la cause de cette paresse reprochée si souvent aux voluptueux habitants du Midi. Quel trésor acquis par un travail pénible vaudrait pour eux les biens que la nature leur prodigue avec tant d'abondance, et auxquels leur organisation les rend si sensibles ? Dans un air froid et humide l'existence n'est supportable qu'à force de soins et d'artifices. Un travail opiniâtre y semble l'éternel héritage de l'homme. L'activité du corps y est du reste nécessaire pour entretenir la circulation et la chaleur du sang. Mais la preuve que cette activité n'est qu'un remède et non le bien-être, c'est que la mélancolie et le dégoût de la vie sont des maladies endémiques de ces climats. L'Anglais se tue souvent au milieu des trésors accumulés par son travail, tandis que l'Espagnol attend tranquillement et sans souffrances le terme de ses jours au sein d'une pauvreté à laquelle les dédommagements d'une nature privilégiée ont su le rendre presque insensible. Je laisserai au moraliste le soin de décider ce qui vaut mieux pour le bonheur d'un peuple, ou des richesses qu'a su se créer le laborieux Anglais, ou des biens que le Méridional doit à l'influence du climat qu'il habite ; pour moi il me semble que la réunion des deux avantages compléterait tout le bien-être réservé à l'homme ici-bas. En nous rapportant aux premières époques historiques, nous trouvons que les peuples du Midi ont été longtemps égaux, et même supérieurs à ceux du Nord dans les sciences, les arts et l'industrie. D'homme à homme cette supériorité semble subsister encore. Pourquoi donc les nations méridionales ne pourraient-elles pas reconquérir au moins une entière égalité ? Qu'elles jouissent des bienfaits de leurs délicieux climats, mais qu'elles ne s'endorment pas dans leur facile bonheur. Tout ce qui tend à les perfectionner leur est donc utile, et dans ce sens la guerre que nous soutenons contre les Arabes de l'Algérie, et qui ne peut se terminer que parleur complète soumission, aura en définitive des résultats plus avantageux encore pour les vaincus que pour nous.

Chacun sait que les contrées, aujourd'hui théâtres de nos succès, colonisées jadis par les Phéniciens, parvinrent sous la domination de Carthage à un tel degré de richesses et de pouvoir, qu'elles balancèrent quelque temps le destin de Rome elle-même ; mais enfin, il leur fallut subir le sort qui attendait presque tous les peuples, et réduites en provinces romaines, elles eurent longtemps l'honneur de nourrir les maîtres du monde. Lorsque les barbares du Nord se partagèrent les conquêtes de Rome, elles échurent aux Vandales, dont la domination désastreuse fut heureusement de courte durée ; Bélisaire vainquit et prit Gélimer ; le dernier de leurs rois, et rattacha l'Afrique- à Constantinople qui représentait alors l'empire Romain. Elle respira quelque temps sous les empereurs du Bas-Empire, jusqu’au moment où les Arabes, conduits par les successeurs de Mahomet, y établirent définitivement leur religion et leurs mœurs ; le chef de ces conquérants fanatiques poussa son cheval dans les flots du grand Océan, sur les côtes du Maroc, en remerciant Allah du bonheur de ses armes, qui n'avaient plus d'autre limite que celle du monde. Différents souverains arabes se partageaient la domination de ces beaux pays, lorsque Chair-Eddin, surnommé Barberousse, fils d'un potier de l'Archipel, converti à l'Islamisme par le sabre des Turcs, d'abord amiral du sultan de Constantinople, ensuite conquérant pour son propre compte, s'empara d'Alger dont il fit périr l'ancien maître. Il s'y établit avec -ses Turcs, et fonda le gouvernement qui a subsisté jusqu'à l'expédition française ; méprisant les peuples conquis, il ne voulut pas même chercher chez eux des instruments du pouvoir, et confia les charges de l’Etat à des aventuriers de la Turquie d'Europe ou d'Asie qui affluaient en Afrique, attirés par l'espérance des richesses et du pouvoir.

Cet exemple fut imité par ses successeurs cinq ou six mille Turcs suffirent pour dominer des millions de naturels, comme si cette terre d'Afrique était impuissante à produire ses maîtres. Cette soldatesque indisciplinée élisait les souverains du pays et les siens, puis les assassinait quand elle en était mécontente ; peu de Deys virent arriver naturellement le terme de leurs jours : dans une de ces révolutions si fréquentes dans les États despotiques, le même soleil vit élever sur ce trône sanglant, et massacrer tour-à-tour, trois de ces princes éphémères, et cependant on ne cite pas un seul élu qui ait décliné ce dangereux pouvoir, peut-être parce qu'il y aurait eu autant de péril à le refuser qu'à l'accepter. Hussein, le dernier Dey, régnait néanmoins depuis quinze ou seize ans lorsqu'il fut détrôné par nos armes ; mais en 1850, il y avait dix ans qu'il n'avait osé sortir de sa forteresse, la Casbah, et la dernière fois qu'il avait traversé les rues de la ville pour se rendre à la Marine, deux coups de feu tirés sur lui l'avaient dégoûté pour jamais de recommencer une nouvelle expérience.

Différentes fois cependant, les Européens avaient attaqué l'État d'Alger avec des résultats plus ou moins avantageux ; Charles-Quint enleva Tunis à Barberousse qui s'en était emparé, et vint ensuite descendre, en 1540, au fond de la rade d'Alger, et ne dût sans doute qu'à une tempête effroyable, qui ruina sa flotte et son armée, de ne pas détruire l'empire naissant du pirate. Quoi qu'il en soit, son expédition manquée, l'orgueil du barbare et l'effroi qu'il inspirait, ne purent que s'en augmenter encore ; plus tard, néanmoins, les Espagnols attaquèrent et prirent Oran, et étendirent leur domination sur plusieurs autres villes de la Régence. Mais la force expansive de l'Espagne se portait alors principalement vers l'Amérique, où elle trouvait des ennemis moins redoutables que les belliqueux et fanatiques successeurs des conquérants arabes. Ses établissements en Afrique ne firent que languir sans jamais acquérir une prospérité réelle. Les souverains Turcs de la Régence, faisaient chaque jour de nouveaux efforts. Peu à peu les Espagnols perdirent tout le terrain qu'ils avaient acquis sur cette côte ; enfin en 1740, le boulevard de leur puissance, Oran dont ils avaient fait une place fortifiée à la moderne, tomba sans retour entre les mains des Algériens.

Louis XIV fil aussi sentir le poids de sa puissance aux États barbaresques ; justement irrité de l'atrocité d'un Dey qui avait fait charger un mortier avec le corps d'un consul français, il ordonna, en 1685, à Duquesne, son amiral, d'attaquer la ville d'Alger. Celui-ci trouva le moyen d'établir des mortiers sur des navires flottants, bombarda la ville avec un tel succès, qu'effrayés des flammes qui dévoraient leurs habitations, les Algériens implorèrent la clémence du vainqueur ; l'amiral français ne se retira qu'accompagné de cinq cents esclaves chrétiens, arrachés par lui au plus dur esclavage, Il s'en suivit un traité glorieux pour la France, conclu en 1684 ; malheureusement il fut presque aussitôt violé que juré par les Mahométans ; les guerres continuelles que se faisaient les princes chrétiens ne permirent pas à la France de venger ce manque de foi, et les courses des Algériens recommencèrent jusques en 1816, où l'Angleterre pensa qu'il était de la dignité de sa marine de châtier à son tour ces barbares, qu'on ne voulait pas se donner la peine de détruire. Lord Exmouth, avec une escadre Anglaise, soutenue de quelques bâtiments hollandais, vint s'embosser à l'entrée du port, si près de la ville, que la proue de la Reine-Charlotte, le vaisseau-amiral touchait, disait-on, les premières maisons d'Alger. Bientôt les batteries musulmanes, prises de revers, furent entièrement démolies, les vaisseaux de la Régence consumés, les habitations en ruine ; le souverain du pays accepta encore une fois toutes les conditions qui lui furent imposées ; les esclaves chrétiens furent délivrés, une paix conclue ; cette expédition anglaise semble faire le pendant de celle de Duquesne, et par la manière hardie et expéditive dont elle fut conduite, par le succès qu'elle obtint, et par le peu de durée du traité qui en fut la suite.

Indépendamment des tentatives armées dont nous avons donné une idée, les Français avaient acquis des Arabes en 1450, et par conséquent bien avant la conquête de Barberousse, une certaine étendue de côtes, situées à l'est de Bone, du côté de Tunis. Ce territoire cédé par les Mahométans, moyennant certaines redevances, a porté depuis lors jusqu'à nos jours le nom de concessions d'Afrique. Nos droits de propriété ont été formellement reconnus par les empereurs de Constantinople, qui avaient conservé la suzeraineté des États barbaresques ; les Deys eux-mêmes les avaient également sanctionnés par des traités conclus en 1694, 1801 et 1817. La situation avantageuse de ces possessions, leur fertilité, les facilités qu'elles offraient pour commercer avec l'intérieur du pays, avaient procuré de grands avantages aux compagnies auxquelles nos rois les avaient concédées avant 1789 ; la Restauration voulut renouveler cet état de choses par le traité de 1817, mais la mauvaise volonté du Dey qui survécut au traité, l'intention souvent manifestée par lui de détruire nos établissements, empêchèrent les négociants de Marseille de suivre des relations, qui exigent avant tout de la confiance et de l'avenir.

A la possession d'un territoire assez considérable se joignait pour nous le privilége exclusif de la pêche du corail, sur une étendue d'environ 60 lieues de côtes, droit également reconnu par nos traités avec la Porte et avec les souverains du pays ; la somme à payer annuellement, consentie par nous pour ce privilége, fixée à 17.000 fr. avant 1789, fut portée à 60.000, lorsque le privilège exclusif nous fut rendu en 1817 ; mais deux ans s'étaient à peine écoulés que le Dey, sans motif apparent, voulut porter notre redevance annuelle à 200.000 fr. Pour ne pas priver ses sujets d'un commerce avantageux, le gouvernement y consentit, et comme toujours, un acte de faiblesse fit naître de nouvelles exigences. Le Dey ne respecta pas plus nos droits nouvellement sanctionnés, qu'il n'avait fait des précédents. En 1826 il fit publier un manifeste qui permettait à toutes les nations la pêche du corail sur les côtes de sa domination, et pour comble de mauvaise foi et d'absurdité, il voulait continuer de recevoir le prix d'un privilége qu'il venait de nous ravir. Tel était l'un des griefs .de la guerre que nous entreprîmes contre Alger.

Un autre bien plus grave encore, qui détermina une rupture préparée depuis longtemps, fut l'insulte faite à notre consul à Alger, M. Deval : Deux riches juifs algériens, Bacri et Busnach, avaient fourni au Consulat et à l'Empire divers approvisionnements, dont le prix liquidé plus tard par la restauration avec sa bonne foi ordinaire, constituèrent, par une décision d'arbitres du 28 octobre 1819, le trésor débiteur à leur égard d'une somme de sept millions. Cette liquidation fut plus tard approuvée par le Dey d'Alger et Charles X, avec la condition de la part de ce dernier, que les Français créanciers des juifs algériens pourraient présenter eux-mêmes leurs comptes, et qu'une somme égale à leur montant serait tenue en réserve jusqu'à ce que les tribunaux français eussent prononcé sur la validité de ces titres. Jamais convention plus juste ne fut plus ponctuellement exécutée de la part de la France ; quatre millions cinq cent mille francs furent payés à la Société Bacri et Busnach par l'État ; deux millions cinq cent mille francs, montant des réclamations des créanciers français à l'égard des deux juifs d'Alger, furent versés à la caisse des dépôts et consignations en attendant, qu'il fût décidé à qui cette somme appartiendrait en dernier résultat.

Mais l'avarice du Dey, créancier lui-même des sieurs Bacri et Busnach, s'accommodait mal des formes, des lenteurs ordinaires de la justice française. Il réclama plusieurs fois avec hauteur la remise des 2.500.000 fr., prétendant que les créanciers français pourraient tout aussi bien faire valoir leurs droits à son tribunal, qu'auprès des juges de leur patrie ; enfin il adressa lui-même une lettre conçue dans ce sens à M. de Damas, alors ministre des affaires étrangères en France ; lettre dans laquelle il faisait avec son insolence ordinaire, de la remise immédiate de la somme en litige entre ses mains, une condition nécessaire au maintien de ses relations avec la France ; quelques jours après, la veille des fêtes musulmanes, M. Dèval se rendit suivant l'usage au palais du Dey, et celui-ci lui demanda s'il n'avait pas une lettre à lui remettre de la part de son gouvernement ; M. Deval répondit négativement, et là-dessus, le prince entra en fureur, voulut lui porter plusieurs coups d'un chasse-mouche qu'il tenait à la main, en lui ordonnant de sortir sur-le-champ de sa présence. En même temps il déclara publiquement qu'il ne voulait plus qu'il y eût un seul canon français sur le territoire d'Alger, et qu'il ne nous y reconnaissait plus que les droits généraux, dont jouissaient les autres nations qui viendraient y trafiquer ; M. de Damas prescrivit à M. Deval d'exiger une réparation éclatante, ou de quitter immédiatement la capitale du Dey. La réparation fut refusée, le consul général quitta la ville, et le Dey envoya aussitôt au Bey de Constantine l'ordre de détruire les établissements français en Afrique. Cet ordre fut exécuté, et le fort la Galle, le plus considérable de nos - entrepôts, ruiné de fond en comble, ainsi que tous les comptoirs qui en dépendaient. Dès lors toute transaction sembla impossible et la guerre exista de droit.

Néanmoins le gouvernement français ne pensait guère alors à un débarquement en Afrique. Dans leurs relations avec Alger, les États européens cherchaient avant tout, en sauvant tant bien que mal l'honneur de leur pavillon, à maintenir des relations commerciales avantageuses à leurs sujets ; d'après ces principes, Charles X envoya simplement une escadre croiser devant la capitale du Dey, avec ordre de maintenir un blocus rigoureux ; on espérait ainsi l'amener à quelque chose qui pût ressembler à une réparation ; mais Alger n'était pas le seul port de la Régence, la côte d'Afrique est mauvaise. Ce blocus coûta vingt millions, et dura trois ans sans causer à l'ennemi un dommage assez réel pour l'engager à nous demander la paix. Il fallait en finir avec ces demi-mesures, inutiles et ruineuses. Cependant avant de pousser les choses à l'extrême, le roi et son conseil se déterminèrent à essayer encore une tentative de conciliation ; dans le courant de juillet 1829, M. de la Bretonnière fut envoyé à Alger avec ordre d'entamer une négociation, si le Dey semblait disposé à entendre raison ; M. de la Bretonnière fut admis auprès de celui-ci, essuya un refus formel, et au moment où le vaisseau que montait l'ambassadeur français quittait le port d'Alger, chargé du pavillon parlementaire, une décharge générale de toutes les batteries voisines vint l'atteindre de 80 boulets ; le feu ne cessa que lorsque le bâtiment se trouva tout-à-fait hors de portée.

Quel était donc le prince qui se montrait à notre égard si féroce, si contempteur de la justice et de la foi jurée ? Hussein-Dey cependant, d'après ce que nous en savons, n'était ni cruel, ni même injuste dans le sens que nous attachons ordinairement à ce mot ; le fond de son caractère semble plutôt avoir été une espèce de bonhomie mêlée de finesse et de fermeté ; né à Smyrne dans une condition inférieure, d'abord simple garçon de café, comme beaucoup de Turcs, il était venu chercher fortune à Alger, où il entra dans la classe des Ulémas ou docteurs de la loi ; à ce titre, il devait être plus instruit que la plupart de ses compatriotes. Bientôt son adresse le rendit le secrétaire intime et le confident d'Aly-Soco, son prédécesseur. Il sut néanmoins se ménager en même temps un parti dans la milice turque, contre laquelle Aly-Soco nourrissait quelque projet, de sorte qu'à la mort de ce dernier, enlevé par la peste, il fut élu Dey, sans opposition. Des largesses distribuées à la milice turque, le maintinrent jusqu'en 1850 sur le trône où sa politique l'avait élevé. Hussein entendait assez bien la position d'Alger à l'égard des puissances européennes ; seulement les ménagements ordinaires, dont on usait à l'égard de sa principauté presque barbare, lui avaient donné une idée trop exagérée de sa force et de sa puissance. Il ne doutait pas que l'Afrique ne devînt le tombeau de toute armée européenne qui oserait venir l'attaquer. D'ailleurs, en qualité de bon Musulman, il méprisait souverainement les chrétiens, et ne se croyait pas tenu à leur égard aux règles ordinaires de la justice et du droit des gens ; telle est l'explication la plus naturelle de l'anomalie qui semble exister entre son caractère connu et sa conduite à notre égard.

La Régence était alors divisée en quatre beylicks ou gouvernements ; d'abord, ceux d'Alger et d'Oran, le premier soumis immédiatement à l'autorité du Dey, le second confié à un autre Hussein ; ensuite celui de Constantine où régnait Achmet-Bey, et enfin le beylick de Tittery, le dernier et le moins important de tous, situé au sud des environs d'Alger ; suivant le genre du gouvernement invariablement adopté dans les États despotiques, les gouverneurs des trois derniers beylicks réunissaient tous les pouvoirs chacun dans le ressort de leur juridiction, et ne témoignaient de leur soumission à leur suzerain que par un tribut variable, accompagné de beaucoup de présents, lorsqu'ils voulaient se maintenir bien en cour car un souverain turc mesure toujours la capacité de ses agents sur l'argent qu'il en reçoit. Le Bey d'Oran avait trouvé le moyen de satisfaire aux exigences de son maître, sans trop pressurer la province qu'il administrait depuis dix ans avec autant de justice que d'intelligence. Hadj Achmet, Bey de Constantine, était le fils d'un Turc et d'une Mauresque, c'est-à-dire en termes du pays un Colougli, race ordinairement éloignée des emplois de la Régence Son père et son grand-père avaient eux-mêmes gouverné longtemps la province de Constantine : la famille entière fut exterminée par une de ces révolutions si communes chez les Musulmans : Achmet, épargné à cause de sa jeunesse, rentra plus tard en grâce auprès du Dey, protégé qu'il fut par l'homme qui en était, à la fois, et ministre de la guerre et le général en chef. Les massacres, dont les siens auraient été victimes dans son enfance, lui avaient donné un caractère soupçonneux et inquiet ; mais il ne manquait ni dé capacité ni d'énergie.

Indépendamment des Beys gouverneurs de province, le Dey d'Alger avait auprès de lui plusieurs officiers, qui formaient sa cour et remplissaient des fonctions diverses ; le Hazenagi, c'est-à-dire la ministre des finances ou grand trésorier, pouvait passer pour le premier Visir de ce petit Sultan. C'était un nommé Braham, homme fin et rusé ; le poste de ministre de la guerre, commandant de la force armée, où Bach-Aga, était occupé par un jeune homme rempli de hauteur et de fierté du nom d'Ibrahim ; le Wekil-Ardji, ou intendant général de la marine était violent et, brave comme un marin d'Europe ; il semble que dans tous les pays, les diverses fonctions marquent d'un caractère particulier ceux qui les occupent. Tels étaient les ennemis que nous préparait notre rupture définitive avec la régence.

On a voulu voir dans la résolution de Charles X, le projet de donner du lustre à ses armes, pour les préparer à une lutte plus importante qu'il plié-, voyait en France ; je crois que cette considération fut très faible auprès de lui, si même elle y fut de quelque chose ; une expédition qui avait quelque chose des anciennes croisades devait plaire au caractère un peu chevaleresque et surtout très religieux de Charles X. En envoyant une armée en Morée, il avait déjà prouvé qu'il ne redoutait pas les guerres lointaines ; d'ailleurs une descente en Afrique était résolue bien avant qu'il fût question du coup d'Etat qui le précipita du trône ; sous le point de vue social et politique, cette guerre n'avait rien de noble et d'avantageux. Elle vengeait une insulte faite à la France ; elle lui donnait une colonie à trois jours de navigation de ses côtes ; elle affranchissait pour toujours les États européens du tribut honteux qu'ils payaient à une poignée de pirates[1]. Enfin on devait trouver dans le trésor de la Casbah un dédommagement aux frais de l'expédition ; la résolution une fois prise, les préparatifs furent poussés avec intelligence et rapidité ; il en était temps, car il ne restait que deux ou trois mois jusqu'à la saison favorable. Tout le monde était d'accord que la plus grande difficulté de l'expédition consistait dans le débarquement ; la côte d'Afrique, réellement mauvaise, passait pour l'être bien davantage encore. Dans les conseils qui furent tenus à ce sujet aux Tuileries, la plupart des amiraux déclinèrent le commandement de la flotte. L'amiral Duperré fut plus hardi ; il se chargea de déposer l'armée sur les plages de la Régence, et son heureuse audace lui fournit l'occasion d'attacher à son nom une renommée impérissable. Afin de les aborder plus facilement, il ordonna la construction à Toulon de cinquante bateaux plats d'un très faible tirant d'eau, capables de porter chacun d'eux 120 hommes et une pièce de canon. Ces bateaux chargés sur les "vaisseaux ne devaient être mis à la mer qu'au moment du débarquement ; ordre fut donné pour qu'ils fussent prêts vers le 30 avril ; hi flotte devait partir dans les premiers jours de mai. De toutes parts on demandait des bâtiments du commerce pour transporter des troupes et des vivres ; quelques régiments, désignés pour l'expédition, avaient profité des premiers beaux jours pour s'acheminer vers le Midi de la France ; à Toulon et à Marseille on fabriquait des biscuits, on rassemblait des approvisionnements pour nourrir 30 à 55.000 hommes pendant quatre mois. La facilité avec laquelle s'opérait ce grand mouvement peut donner une idée des ressources qu'offre la France : aucun renchérissement sensible ne se fit sentir sur les objets de consommation qui venaient s'offrir d'eux-mêmes aux agents du gouvernement. La bourse, ce baromètre de l'opinion n'annonçait aucune inquiétude dans les esprits ; seulement quelques navires du commerce des Colonies manquèrent un moment de matelots.

Déjà depuis quelque temps, la nouvelle de l'expédition, comme un coup électrique, avait parcouru tous les régiments de l'armée ; cette jeunesse bouillante, ennuyée de l'oisiveté de la paix, salua de ses acclamations l'espoir de montrer son courage sur un nouveau champ de bataille. Le ministre de la guerre était assailli de demandes qu'il ne pouvait satisfaire ; chaque officier et chaque soldat voulait faire la guerre d'Alger, et plusieurs sous-officiers remirent les insignes de leurs grades, pour entrer comme simples soldats dans les régiments désignés pour l'expédition. L'annonce d'une guerre sera toujours saluée avec bonheur par une armée française, surtout lorsqu'elle arrive après une paix de quinze ans.

Les projets de Charles X se répandirent bientôt dans toute l'Europe, et réveillèrent divers sentiments chez les différents gouvernements. L'Angleterre que nous trouvons trop souvent en opposition avec nous, lorsque nous méditons quelque entreprise utile pour notre patrie, ne vit pas nos préparatifs sans une jalousie mal dissimulée. Elle adressa plusieurs notes à M. de Polignac, qui répondit d'abord avec toute la politesse et la réserve d'un homme né à la cour, mais en laissant voir clairement, surtout dans les dernières dépêches, que le parti de son maître était irrévocablement pris, et qu'aucune menace ne pourrait le faire changer ; l'Angleterre, comme lors de la guerre d'Espagne, se résigna et attendit les événements ; l'Allemagne, moins envieuse de la prospérité maritime de la France, ne vit rien dans nos projets qui dût l'inquiéter, et ne montra à notre égard qu'une bienveillante neutralité ; les petits États des bords de la Méditerranée que la conquête d'Alger devait délivrer d'un tribut, aussi pénible qu'humiliant, virent nos préparatifs avec plaisir. Enfin la Russie, trop éloignée de la France -et de l'Algérie, pour prendre ombrage de l'agrandissement de l'une, ou nourrir quelque prétention sur l'autre, applaudit sincèrement à nos efforts. D'ailleurs, cette dernière puissance qui voulait se ménager un allié puissant pour les projets d'agrandissement qu'elle méditait dans l'Orient, était depuis longtemps dans les meilleurs termes avec la cour des Tuileries.

La Turquie, dont le Dey reconnaissait la suzeraineté par quelques présents envoyés de loin en loin, que des liens de religion et de parenté unissaient à la race qui dominait Alger, ne pouvait voir qu'avec chagrin l'orage qui se préparait à fondre sur la Régence ; elle essaya même de le détourner en envoyant une commission à Hussein Dey pour l'engager à traiter avec la France ; mais elle connaissait trop son caractère pour espérer de grands résultats de sa démarche ; cette tentative avortée, elle abandonna son vassal à sa mauvaise fortune.

Le ministre de la guerre de Charles X, le général Bourmont, s'était réservé le commandement de l'armée d'invasion ; c'était un homme capable, prudent, mais dont la conduite politique dans nos discordes civiles, avait éprouvé des vicissitudes qui lui avaient aliéné l'opinion publique. D'abord laissé dans l'ombre par Louis XVIII qui avait trop d'intelligence pour se charger de son impopularité, il avait été appelé au ministère de la guerre par Charles X au moment où ce malheureux prince s'enfonçait tous les jours davantage dans la voie qui devait le conduire à sa perte, semblait prendre à tâche de s'entourer des hommes que la France réprouvait le plus.

Il est probable cependant que M. de Bourmont ne fut prévenu, ni du moment choisi pour les Ordonnances de Juillet, ni de la manière dont on devait en poursuivre l'exécution ; son intelligence eut bientôt découvert la folie d'une semblable tentative, et peut-être même en eut-il arrêté l'exécution ; mais on sait que la Restauration dans les derniers jours de son existence, en était venue au point de cacher ses projets, même aux agents les plus importants de leur exécution : Ainsi le maréchal Marmont, qui commandait les troupes dans les Journées de Juillet, n'avait été prévenu des ordonnances qu'en même temps que le public, par le Moniteur. Il est donc naturel de croire que M. de Bourmont, qui avait quitté Charles X dans le courant d'avril, qui faisait la guerre sur un tout autre théâtre, avait partagé son ignorance. Dans son voyage de Paris à Toulon, il avait visité avec soin et intelligence tout ce qui avait rapport à l'art militaire. Partout il avait reçu les honneurs qui se rattachaient au rang qu'il occupait dans l'armée et les sentiments qui devaient vivre dans le cœur des anciens soldats de l'empire, ne s'étaient trahis par aucun manifeste. Arrivé à Marseille le 26 avril, il s'était hâté de prendre le commandement en chef de l'expédition ; à la tête d'une armée brillante dont il était l'âme et la volonté, où tous les corps rivalisaient d'ardeur et d'obéissance, prêt à venger le nom français des insultes d'un barbare, qu'il devait se tenir assuré de vaincre avec les moyens dont il disposait, il dut penser qu'enfin le prestige du pouvoir et de la victoire allait effacer pour toujours les impressions défavorables qu'il sentait s'attacher à son nom. L'avenir lui réservait un terrible mécompte.

Le commandant de la marine, l'amiral Duperré, avait quitté Paris pour le Midi depuis le 28 mars et s'était arrêté deux jours à Marseille pour examiner les bâtiments de commerce nolisés pour le compte de l'État. Il s'était constamment occupé depuis son arrivée à Toulon des immenses préparatifs nécessaires pour l'embarquement de près de 40.000 hommes. Pour donner plus d'unité et d'ensemble à tous les ordres, il avait voulu remplir lui-même les fonctions de préfet maritime jusqu'au moment du départ de l'expédition. Une activité extraordinaire régnait à Toulon ; chaque jour on faisait des essais ; de débarquement avec des bateaux plats ; des officiers d'artillerie et de marine étudiaient l'effet des fusées à la Congrève qui donnèrent jusqu'à deux lieues de portée. Chaque commandant de navire exerçait ses marins à des manœuvres promptes et précises. Un air de fête et de bonheur caractérisait tousses préparatifs éclairés du soleil du Midi. Après un hiver d'une rigueur inaccoutumée, le printemps s'annonçait serein et précoce ; le ciel lui-même prenait parti pour la France.

L'amiral Duperré recherchait surtout les hommes ayant quelques connaissances personnelles des côtes qu'on allait attaquer ; on lui avait déjà indiqué le capitaine Bavastro de Nice, qui, ayant fait longtemps une guerre maritime aux Algériens, jusque sous les murs de leur capitale, connaissait parfaitement les parages qui l'avoisinent. Il fut attaché à l'état-major de l'amiral et embarqué comme tel sur le vaisseau la Provence qui devait porter son pavillon. Il rendit quelques services à l'expédition et après la conquête fut attaché au port d'Alger où il mourut.

L'expédition qui devait partir à la fois de Marseille et de Toulon se composait de l'armée de bataille, de la réserve, d'un convoi formé de trois divisions, et enfin d'une flottille portant les vivres nécessaires à toute l'armée pendant une dizaine de jours.

Les navires du commerce français nolisés par l'État, comptant 170 voiles, étaient déjà réunis dans cette première ville ; ils y furent bientôt rejoints par 200 autres bâtiments Sardes, Italiens, Napolitains. Vingt mille hommes d'infanterie, la cavalerie étaient destinés à prendre place sur ces moyens de transports, qui, avertis par une dépêche télégraphique du départ de Toulon de la flotte militaire, devaient la rallier en mer, pour naviguer de conserve et sous sa protection. Il y avait sur la partie étrangère de la flotte des matelots de toutes les nations de l'Europe ; la guerre d'Afrique s'annonçait comme une nouvelle croisade, ces grandes expéditions européennes, dont le peuple français était le chef et le guide.

Le dauphin lui-même vint animer de sa présence les préparatifs de l'expédition. Le lendemain de son arrivée à Toulon, il visita le port et la rade qui, couverte de bâtiments pavoisés, éclairés par un brillant soleil, présentait un coup d'œil magnifique ; trois salves d'artillerie parties des batteries de la Provence, du Trident et de la Créole annoncèrent l'arrivée du prince. Une immense multitude couvrait les bords de la rade, et, en admirant le spectacle, en augmentait elle-même l'éclat. La plage du polygone était choisie, pour y simuler une descente analogue à celle qui s'exécuta plus tard sur les côtes d'Afrique. Cinq bateaux plats chargés de troupes et de pièces d'artillerie s'appro, chèrent de la côte. Les troupes sautèrent à terre, l'artillerie fut débarquée et commença sur-le-champ à faire feu ; les troupes se dispersèrent en tirailleurs, vinrent se réformer derrière des retranchements simulés tout en continuant un feu de mousqueterie vif et soutenu. Cet appareil servit d’exercice aux troupes et de fêtes à cette population méridionale, si amoureuse de mouvement et d'émotion. Le lendemain, 5 mai, les troupes de terre furent passées en revue solennelle sur les glacis de la place ; plusieurs fois elles y manifestèrent l'ardeur avec laquelle elles couraient à cette expédition aventureuse.

Le 10 mai, M. de Bourmont adressa à tous les corps de l'armée une longue proclamation, expression assez juste du caractère de son auteur, homme d'ordre et d'intelligence, mais réservé et ambitieux ; les troupes du reste n'avaient nul besoin x d'être encouragées, et le jour de l'embarquement était attendu avec une vive impatience. Il commença le 12 mai. Dès le point du jour un mouvement extraordinaire avait commencé dans les quartiers habités par les troupes ; chacun des chefs, quelque subalterne qu'il fût, voulait faire l'appel et l'inspection des soldats confiés à ses soins. Les détachements d'un même régiment se réunissaient ensuite, et, le colonel en tête, se dirigeaient tous ensemble au lieu de rembarquement ; les dépôts qui restaient à terre conservaient quelques hommes, qui disaient adieu à leurs camarades. Un grand fond de gaité, une explosion de plaisanteries plus ou moins spirituelles, de temps en temps quelques serrements de main un peu plus graves, quelques élans d'une sensibilité vive mais passagère, caractérisaient ces adieux qui devaient être éternels pour plusieurs d'entre eux. Les troupes arrivées vis-à-vis de l'Hôtel-de-Ville de Toulon trouvaient amarrés le long du quai les bateaux qui devaient les prendre ; chaque corps avait son embarcation désignée, de sorte qu'on n'eut à déplorer ni le plus léger accident, ni même une apparence de désordre. Les soldats sautaient légèrement sur les bateaux lesteurs qui sur-le-champ les transportèrent à bord des bâtiments en rade. Le 2re léger, les 3e, 4e et 37e de ligne quittèrent la terre ce jour-là même. Vers les 2 heures de l'après-midi, un vent du nord-ouest assez violent arrêta l'opération qui fut reprise le 15. En même temps, différents corps de cavalerie cantonnés, dans les villages qui bordent la rade, s'embarquaient de leur côté. Les bâtiments de transport qui devaient partir de Marseille recevaient aussi leurs charges. Enfin, le 18 mai, une dépêche télégraphique de l'amiral Duperré annonça que toute l'armée avec son matériel était à bord, que l'homme avait fini sa tâche, et que le reste devait être l'ouvrage du vent et de la mer. Ce même jour on publia sur tous les vaisseaux de la flotte l'ordre du jour suivant : « Officiers, sous-officiers et marins, appelés avec vos frères d'armes de l'armée expéditionnaire à prendre part aux chances d'une entreprise que l'honneur et l'humanité commandent, vous devez aussi en partager la gloire ; c'est de nos efforts communs, de notre parfaite union, que le Roi et la France attendent la réparation de l'insulte faite au pavillon français ; recueillons les souvenirs qu'en pareille circonstance nous ont légué nos pères ; imitons-les et le succès est assuré : Partons, vive le Roi. »

L’armée expéditionnaire se composait de trois divisions, chaque division de trois brigades, chaque brigade de deux régiments, excepté la 1re brigade de la 1re division, qui en contenait trois, en tout 19 régiments. A ces troupes il fallait joindre :

3 escadrons de cavalerie ; 8 compagnies du génie ;

18 batteries d'artillerie ;

6 compagnies du train d'artillerie ;

100 gendarmes, dont 50 à cheval ;

98 employés aux vivres ;

2 compagnies d'ouvriers d'administration et d'ambulance.

Voici le tableau de la composition générale de l'armée :

Tout était prêt pour le départ, et le calme retenait la flotte dans la rade ; l'impatience des troupes s'accroissait de moment en moment ; du 20 au 25 mai les jours se passèrent dans des alternatives de crainte et d'espérance ; le 24, le temps fut plus contraire encore, et un fort vent est-sud-est empêchait tout-à-fait de songer à prendre la mer ; enfin le 25, vers les 2 heures du soir, après une légère pluie, le vent sauta tout-à-coup à l'ouest et devint favorable ; à un signal du vaisseau-amiral tous les marins sont à leurs postes, les manœuvres commencent, les bâtiments se couvrent de leurs voiles, et se préparent à prendre le large ; onze vaisseaux, dix-neuf frégates, vingt-une corvettes, quinze bricks, deux bâtiments à vapeur, cinquante-quatre bâtiments de transport, composant la première division de la flotte, partirent dans cette soirée du 25. La deuxième division, qui comptait quatre-vingt-dix1 navires de transport, sous l'escorte du bâtiment de guerre la Comète, appareilla le 26 au matin. Enfin la troisième division, forte de cent trente-six transports et deux bâtiments de guerre, le Daphné et la Cigogne, fut retenue en rade par un retour du vent d'est, et ne put partir que le 27 vers les trois heures, et déjà une frégate revenant d'Alger avait annoncé, quelques instants auparavant, qu'elle avait rencontré l'escadre de l'amiral Duperré, à vingt lieues de Toulon, faisant bonne route pour l'Afrique.

Ce retard qu'accusait l'impatience des troupes fut, cependant, un accident heureux pour l'expédition : pendant tout le mois de mai un temps affreux avait régné sur les côtes d'Afrique et la flotte en eût certainement souffert de graves avaries si elle se fût trouvée dans ces parages. Un début fâcheux décourage toujours au commencement d'une campagne, et les bâtiments dispersés par la tempête, forcés de se réfugier dans différents ports, n'auraient pu être ralliés qu'avec beaucoup de peine ; l'escadre qui bloquait Alger fut elle-même contrainte de prendre le large, et deux bricks, le Silène et l'Aventure, capitaines Bruat et d'Assigny se jetèrent sur la côte, à onze lieues à l'est d'Alger, auprès du cap Bingut ; cette nouvelle empoisonna la joie qu'avait causée à la France l'heureux départ de la flotte. On était dans les plus grandes inquiétudes sur les équipages des deux bricks, livrés à des peuplades fanatiques, chez lesquelles nous allions porter la guerre ; une foule de bruits remplaçaient les rapports officiels qui manquaient ; on annonçait la perte de plusieurs autres bâtiments ; on disait que tous les équipages qui les montaient avaient été massacrés ; enfin une lettre de l'amiral Duperré, datée le 2 juin, des environs de Mayorque, vint dévoiler de tristes événements, moins tristes cependant que l'incertitude où l'on était plongé ; elle contenait un rapport de M. d'Assigny, écrit du bagne d'Alger, où cet officier se trouvait prisonnier depuis le 21 mai : il commençait ainsi :

« Monseigneur, j'ai l'honneur de vous rendre compte de la perte des bricks l'Aventure et le Sylène, événement funeste, dans lequel la fortune s'est plu à nous accabler de toutes ses rigueurs ; naufrage de nuit par un temps affreux, Il sur une terre ennemie, peuplée d'hommes féroces que craignent même les Turcs, qui ne traversent qu'en tremblant leurs sauvages des meures. » Il annonçait ensuite que l'Aventure navigant de conserve avec la Bellone, en avait été séparée par un gros temps, au milieu de la nuit et de la brune ; que le lendemain ayant aperçu le Sylène, brick de guerre français, elle s'en était approché autant qu'elle pouvait le faire, et que les deux commandants s'étant mutuellement fait part de leur point, avec le porte-voix, la malheureuse consonnance de mots est et ouest leur avait fait penser qu'ils étaient d'accord : ils étaient à l'est du méridien d'Alger, ils se crurent à l'ouest. Ils couraient donc en toute sécurité pour rejoindre ce méridien qu'ils avaient dépassé quand l'Aventure, qui marchait en tête, ressentit tout-à-coup une secousse vers les 8 heures et demie du soir du 16 mai. Le navire venait de franchir l'acore d'un banc de sable. La vague en déferlant l'abandonna tout-a-coup sur la rive, et tous les efforts pour le remettre à flot furent inutiles ; le Sylène, averti trop tard, avait éprouvé le même sort ; les officiers des deux bricks, réunis sur cette plage inhospitalière, tinrent conseil. Il fut question de se retrancher sur le rivage de la mer et d'attendre que d'autres bâtiments de la croisière vinssent leur porter secours ; mais les poudres étaient mouillées, il parut impossible de résister aux indigènes ; les deux équipages se munirent de quelques vivres et marchèrent vers Alger, en suivant la grève : ici, nous laisserons parler M. d'Assigny lui-même.

« Il était environ quatre heures du matin ; à peine avions-nous parcouru un quart de lieue qu'une troupe de Bédouins armés vint fondre sur nous. Parmi les hommes qui formaient l'équipage du Sylène, se trouvait un Maltais pris devant Oran, par ce brick, dans un bateau de pêche. Cet homme sachant l'arabe, et ayant longtemps navigué avec des hommes de la Régence, se dévoua pour ainsi dire au salut de tous. Nous recommandant de ne point contredire ce qu'il allait avancer, il protesta à ces barbares furieux que nous étions anglais. Par trois fois on lui mit le poignard sur la gorge, pour tâcher de l'effrayer et de juger, par son émotion, si ce qu'il avançait était vrai ; sa fermeté en imposa aux Arabes, et, bien qu'ils ne fussent pas entièrement convaincus, elle jeta un doute en leur esprit, qui contribua en partie à sauver les équipages. »

M. d'Assigny raconte ensuite que sous prétexte de les faire arriver plus promptement à Alger, les Arabes les conduisirent dans les montagnes, les pillèrent, les dispersèrent ; puis il ajoute :

« Ici l'histoire de nos malheurs se complique, chaque village, chaque maison présente des scènes différentes, mais comme je craindrais de vous fatiguer par tant d'images douloureuses, je vais me borner à vous rendre compte de ce qui se passa sous mes yeux. Arrivés chez un bédouin qui nous avait pris sous sa protection, les femmes se refusèrent à nous recevoir ; nous fûmes rebutés encore par elles dans une autre case, puis elles finirent par s'attendrir sur notre sort, et la première maison dont nous avions d'abord été repoussés, devint notre asile. On nous alluma du feu, on nous donna à manger, et deux jours se passèrent-sans trouble. Le premier sujet d'inquiétude nous fut donné par quelques marins qui s'échappèrent des maisons voisines et coururent la campagne dans l'espoir de se sauver ; ils furent arrêtés peu après, mais les Bédouins nous observèrent davantage, nous soupçonnant tous d'avoir les mêmes intentions. Le 18, vers le soir, les frégates de la division et quelques bricks s'étant approchés des navires échoués, envoyèrent des embarcations pour les reconnaître. Ces dispositions de débarquement jetèrent la terreur de toutes parts ; tous les Arabes s'armèrent et descendirent les montagnes en hurlant ; les femmes mirent leurs enfants sur leur dos, prêtes à fuir ; nous autres malheureux prisonniers, on nous enferma dans les cases les plus fortes, nous menaçant de mort, au moindre mouvement que nous ferions pour tâcher de nous sauver. Nous étions au moment d'être égorgés ; un coup de canon que nous entendîmes nous parut à tous le signal du massacre, car de quelque côté que tournât la fortune, les Bédouins, vainqueurs ou vaincus, devaient nous immoler à leur fureur. Heureusement, la chance tourna plus favorablement qu'on ne devait l'espérer ; la frégate rappela ses embarcations et tout rentra pour nous dans l'ordre accoutumé. » Mais le reste des prisonniers n'en fut pas quitte à si bon marché. Les Arabes exaspérés par les démonstrations de la frégate française égorgèrent plusieurs des marins de M. Bruat ; enfin arrivèrent des officiers du Dey chargés de réclamer les prisonniers ; dès lors, ils furent mieux traités et on les achemina sur Alger.

« Pendant la route, ajoute M. d'Assigny, un Turc qui parlait français, nous dit que nous étions bien heureux d'avoir échappé au massacre, que déjà vingt têtes avaient été portées à Alger, qu'on parlait d'un plus grand nombre encore. Ces nouvelles nous navrèrent le cœur et furent, pendant toute cette triste marche, le sujet de nos douloureux entretiens. Nous passâmes la nuit au cap Matifoux ; le lendemain, environ à quatre heures du soir, nous entrâmes à Alger, escortés de soldats turcs et suivis d'une populace nombreuse. On nous conduisit devant le palais du Dey, où le spectacle affreux de nos malheurs vint frapper nos yeux dans toute son horrible vérité ; les têtes de nos camarades y étaient exposées aux yeux d'une populace effrénée ; plusieurs de nous ne purent supporter ce spectacle de douleur et tombèrent évanouis ; après dix minutes de pause, on nous conduisit au bagne, où nous trouvâmes douze des nôtres, qui, réunis à 74 que j'accompagnais, sont jusqu'à présent les seuls débris que j'aie pu réunir de cet affreux naufrage ; quelque horribles qu'en soient les suites, nous devons encore bénir la providence de nous avoir permis d'en recueillir autant de débris, car, jusqu'à présent, les équipages dont les bâtiments périrent sur ces côtes ont presque tous été entièrement massacrés ; un navire même de la Régence n'y éprouverait pas un sort moins funeste. »

Ces détails répandirent une teinte de gravité et de tristesse dans l'armée, sans rien diminuer de de son ardeur. Chacun mit un surcroît de vigilance, s'il était possible dans l'accomplissement de ses devoirs, sentant que, du succès de l'expédition, dépendait un nouveau résultat, la délivrance de Français et de compagnons gémissant dans un dur esclavage.

Nous avons laissé l'amiral Duperré à vingt lieues de Toulon, navigant à pleines voiles au sud-ouest ; si le temps se maintenait favorable, il devait directement attaquer la côte d'Afrique, pour opérer sur-le-champ le débarquement. Dans le cas contraire, la baie de Palma dans l'île de Mayorque était désignée comme rendez-vous général de la flotte. La division marchait ralliée et en bon ordre, quand dans la nuit du 27 mai, elle fut assaillie par un violent coup de vent est-sud-est, à la hauteur des îles Baléares. Elle chercha un abri sous le vent de ces îles, se rallia de nouveau et reprit la route d'Alger ; le 29 mai elle était en vue de la terre ; le temps était beau, quoiqu'un vent un peu fort soufflât de l'est. L'amiral manœuvra pendant la nuit, pour se trouver le lendemain au lieu de débarquement derrière le cap Caxine, à l'ouest d'Alger. Ces mesures étaient bien prises ; mais le temps changea dans la nuit. Le matin, vers les quatre heures, la côte parut enveloppée d'un épais brouillard, l'horizon était chargé, la force du vent augmentait graduellement, Un débarquement semblait impossible ; l'amiral prit sur-le-champ son parti. Il ordonna de gouverner sur Palma pour y réunir de nouveau toutes les parties de la flotte, et attendre que le temps fût remis au beau, d'une manière un peu stable : cette mesure était sage. La troisième division partie le 27 de Toulon, saluée à la sortie de la rade par un violent coup de vent du nord-est, en avait été dispersée ; rassemblée de nouveau à Palma, elle y retrouva la première division. Enfin, dans l'espace de huit jours l'amiral parvint à rallier dans la baie de Palma les bâtiments de la réserve, les trois divisions du convoi, et surtout la plus grande partie de la flottille qui portait les dix jours de vivres nécessaires au débarquement. Il repartit le 10 juin pour Alger, par un vent favorable, et le 12, à la pointe du jour, on n'était plus qu'à trois ou quatre lieues de la côte. La flotte venait d'être ralliée par la Sylène, frégate attachée au blocus, montée par officier qui en commandait l'escadre, M. de Rosamel. Mais la fortune et la mer voulaient encore nous faire acheter nos succès ; la force toujours croissante du vent et l'agitation des flots firent craindre que le débarquement ne pût s'effectuer facilement, dans un mouillage très resserré, sur une côte à peu près inconnue, en face d'un ennemi préparé à nous recevoir. Déjà la flotte avait fait quelques avaries heureusement peu considérables ; mais pour la tenir bien ralliée, il fallut reprendre le large, et l'on s'éloigna encore une fois de ce rivage tant désiré ; vers la soirée le vent tomba, la mer s'embellit, l'amiral s'estimait à 40 milles de l'Afrique ; la flotte vira de bord et manœuvra pour se trouver le lendemain à la pointe du jour à 12 milles de la côte.

Enfin le 13, le soleil en se levant découvrit à l'armée les montagnes de cette terre, que nous ne devions plus perdre de vue. Bientôt tous les regards dirigés vers la côte distinguèrent la ville, ses remparts et ses forts. M. Duperré se mit en communication avec l'escadre du blocus et en prit avec lui trois ou quatre bâtiments, pour l'aider dans le combat qu'il croyait imminent. La flotte ainsi renforcée se forme rapidement en ordre de bataille ; la frégate la Sylène qu'avait quittée M. de Rosamel, pour prendre poste sur le Trident, s'avance en tête, commandée par M. Massieu de Clerval ; elle marche à petites voiles pour que les bâtiments qui la suivent puissent bien conserver leurs postes ; la réserve, le convoi et la flottille naviguent dans les eaux des bâtiments de guerre ; à six heures du matin, toute la flotte défile devant les forts et les batteries de la ville, deux bâtiments légers sont détachés pour aller rapidement reconnaître le lieu choisi depuis longtemps pour le débarquement. C'était une petite presqu'île située à sept lieues à l'ouest d'Alger, connue sous le nom de Sidy-Ferruch, ou de Torre-Chica (petite tour) ; le reste de l'armée accompagne de loin les navires envoyés en éclaireurs. Arrivé par le travers de la presqu'île, l'amiral s'étonne de n'y apercevoir aucun être vivant ; cependant deux navires restent en face pour la canonner directement en cas de besoin ; les autres bâtiments rasent l'extrémité des rochers, gagnent la rade de l'ouest, à l'abri de la brise régnante. Chaque commandant de navire avait un plan des lieux où était marqué le point qu'il devait occuper lors du débarquement. Le Breslaw fut le premier à son poste ; il jette l'ancre, serre ses voiles, s'embosse avec rapidité : il est prêt à faire feu ; chaque navire exécute la même manœuvre, l'amiral ordonne de mettre les bateaux plats à la mer pour enlever de vive force la batterie qui défendait la presqu'île ; mais aucun défenseur ne se montre, le rivage était abandonné, la tour qui donne son nom à la presqu'île s'élevait solitaire et déserte ; quatre ou cinq masures, à moitié ruinées, s'appuyaient sur ses murailles ; un peu plus loin on voyait un de ces petits monuments si communs en Algérie, et que nous avons décorés du nom de marabouts. Dans l'éloignement, sur les hauteurs, on découvrait quelques tentes d'Arabes éparses çà et là. Des cavaliers, courant à bride abattue, traversait rapidement la plaine ; quelques-uns mêmes s'avancèrent jusqu'auprès de la tour, paraissant n'avoir d'autre but que de satisfaire leur curiosité. Tout-à-coup, un coup de canon, parti des hauteurs voisines, vient déceler la présence de l'ennemi ; plusieurs bombes et boulets tombent au milieu de nos vaisseaux, sans causer de perte ; cependant un matelot à bord du Breslaw fut blessé d'un éclat de bombe, ce fut le seul accident de la journée ; la position de l'ennemi était trop éloignée et trop élevée, ses coups étaient trop peu dangereux pour que l'amiral jugeât qu'il valût la peine d'y riposter sérieusement ; un seul bateau à vapeur, rangeant le rivage le plus près possible, envoya quelques boulets à terre et fit ainsi évacuer la batterie ennemie la plus rapprochée et dégoûta les cavaliers arabes de leurs promenades. On s'occupa surtout des préparatifs du débarquement qui fut remis au lendemain, à la pointe du jour. A huit heures du soir les trois escadres, la première division du convoi, la flottille portant les premiers vivres avaient jeté l'ancre. Les bâtiments de la croisière, les bateaux à vapeur restèrent sous voiles, pour veiller à la sûreté de tous et repousser les brûlots que l'ennemi pourrait lancer contre la flotte.

On put juger dans cette première journée combien le point de débarquement était bien choisi. Du fond d'une anse à grande courbure s'avance dans la mer la presqu'île de Sidy Ferruch, d'une longueur de cent mètres, et dont l'isthme n'en a guère qu'une soixantaine de large. La presqu'île forme deux baies, l'une à droite, l'autre à gauche, de sorte qu'excepté par les vents de nord-ouest, une des deux au moins offre un mouillage assez sûr. Le terrain en avant ne présente que de faibles ondulations. Il n'est encombré que de broussailles peu épaisses et peu élevées, incapables d'arrêter le développement d'une armée, et pour comble de bonheur l'ennemi abandonnait les défenses que la main de l'homme avait rassemblées sur ce point. Qu'on se figure l'impatience de l'armée, fatiguée de vingt jours de navigation, qui voyait enfin devant elle, à quelques brasses, cette plage que ses pensées et ses désirs appelaient depuis si longtemps ; peu de soldats, sans doute, fermèrent l'œil cette dernière nuit passée à bord ; on ne pensait plus aux fatigues passées, encore moins à celles à venir ; la plus grande difficulté pour les chefs n'était pas d'encourager leurs hommes, mais de les retenir ; cependant le débarquement se fit avec ordre. A quatre heures du matin les bateaux plats, remorqués par des embarcations, et portant chacun un officier et cent vingt hommes, étaient rangés le long de la côte ; les bâtiments de guerre qui n'avaient pas de troupes à débarquer avaient été se poster dans la rade de l'est, aussi près que possible de terre, pour prendre d'écharpe les batteries ennemies et les battre par-dessus la presqu'île ; deux bateaux à vapeur à l'ancre dans la rade de l'ouest, à côté du point de débarquement le couvraient directement de leurs feux ; à un signal, les marins sautent à terre ; deux matelots courent à la tour, et arborent le pavillon français sur cette terre d'Afrique, qu'il ne devait plus quitter. Les soldats suivent les marins. En un instant, six mille hommes, huit pièces d'artillerie sont sur la plage ; alors seulement les batteries ennemies situées sur les hauteurs ouvrent un feu soutenu sur les Français ; les navires embossés leur répondent vivement, mais sans grand effet de part et d'autre. On continue le débarquement sans s'en inquiéter : le général en chef met le pied sur l'Afrique à six heures et demie, et, jugeant tout de suite qu'il y avait assez de troupes débarquées pour essayer un mouvement offensif, il fit cesser une canonnade inutile, et se mettant à la tête des troupes qui venaient de se former ; il s'avança le long de la mer pour tourner les positions ennemies : le succès ne fut pas long à se décider. On repoussa quelques masses de cavalerie arabe qui voulaient les défendre ; les canonniers turcs s'enfuirent ou furent tués sur leurs pièces. Un voltigeur attaqua seul une batterie occupée par plusieurs Arabes ; il allait succomber, quand il fut secouru ; il fut mis à l'ordre du jour et nommé caporal sur le champ de bataille.

Mais, malgré la prise de leurs batteries, les Musulmans embusqués dans les broussailles qui couronnaient les hauteurs, et qui devenaient plus hautes et plus fourrées à mesure qu'on s'éloignait de la mer, n'en continuaient pas moins un feu de mousqueterie très vif et assez meurtrier ; des cavaliers arrivaient au galop jusqu'à quelques pas des rangs, faisaient feu sans s'arrêter, et couraient recharger leurs fusils hors de portée. Cette manœuvre, peu décisive dans une bataille, et qui fut leur constante tactique, inquiétait les troupes et ne leur laissait pas un moment de repos ; on nuit pourtant par les chasser des positions avantageuses qu'ils occupaient. Avant midi toutes les hauteurs, rangées en amphithéâtre autour de la presqu'île, étaient au pouvoir des Français. Nous occupions un demi-cercle de deux lieues de rayon, dont le centre était marqué par le point de débarquement ; il put alors se continuer sans danger et sans difficulté. Quelques instants après, l'infanterie entière était débarquée avec des vivres et des approvisionnements pour dix jours. Le quartier général fut établi dans cette tour, qui, la première, eut l'honneur de porter le drapeau français.

Cette première affaire nous avait coûté trente-deux morts ou blessés. Un officier était parmi ces derniers ; c'était assurément bien peu pour un pareil résultat. La perte des Arabes ne put s'évaluer : on sait qu'ils ont l'habitude d'enlever leurs morts du champ de bataille ; mais elle dut être assez faible ; parce que se dispersant sur un grand espace, ils offraient moins de priée à nos coups. On ne put non plus former que des conjectures très incertaines sur le nombre des ennemis qui avaient pris part à l'action.

Telle fut cette journée du 14, qui décida du sort d'Alger ; il devint alors évident que les cinq ou six mille Turcs qui dominaient la Régence, soutenus de la Cavalerie indisciplinée des Arabes sur lesquels ils n'avaient qu'une autorité précaire, ne sauraient tenir longtemps contre une armée de trente mille hommes, parfaitement organisée, munie de tout le matériel utile à un siège soutenue d'une flotte maîtresse da la mer, qui lui apportait les vivres et les renforts nécessaires. La nuit suivante, la côte offrait un spectacle réellement magique ; l'amphithéâtre des hauteurs entourant la presqu'île et la flotte, étincelant des feux de nos bivouacs, ces lueurs se reflétant dans la mer, éclairaient les bâtiments en rade, et, avertissant la flotte que l'armée veillait pour le salut commun, semblaient un lien d'amitié et de fraternité entre les soldats et les marins.

C'est encore une énigme aujourd'hui de savoir comment le Dey, qui ne manquait ni d'intelligence ni de fermeté, ait pu laisser opérer avec si peu de résistance un débarquement qui devait avoir pour lui des suites si funestes : on a dit qu'il voulait profiter des dépouilles des Français, qu'il se croyait sûr de vaincre et que c'était dans cette espérance qu'il les avait laissés descendre à terre. L'offensive que prit son armée deux ou trois jours plus tard, et qui amena la bataille de Staouëli, semblerait confirmer cette supposition ; s'il en était ainsi, il connaissait bien peu l'ennemi auquel il avait à faire. Le commandant en chef employa les jours suivants à se fortifier dans la position qu'il venait de conquérir. Le général Valazé, commandant le génie, traça un retranchement bastionné, qu'on garnit d'artillerie, qui couvrait la presqu'île du côté de la terre, et en faisait une place d'armes capable de résister à des ennemis plus habiles que les Arabes ; derrière ces remparts improvisés, nos provisions et notre matériel se trouvaient en sûreté, et l'on s'occupa de mettre un peu d'ordre dans tous les objets épars qui couvraient le sol. La marine, de son côté, étudiait les côtes, l'ancrage, et trouvait que la rade offrait un abri plus sûr qu'elle n'avait osé l'espérer. Cette pointe de terre devenait comme par enchantement, un camp, un port, un arsenal, on pouvait dire presque une ville. Il s'y formait des hôpitaux, des cafés, des restaurateurs ; ici, un parc d'artillerie, là, des magasins ; plus loin des boulangeries, des écuries, jusqu'à des ateliers de peinture ; car des artistes s'étaient joints à l'armée pour que Paris pût jouir bientôt des points de Tue du pays que tous allions conquérir ; et, le lendemain de leur arrivée, ils s'étaient mis à l'ouvrage au bruit du canon, et presque sous les balles ennemies. Il semblait que à France, avec ses arts, sa civilisation, son activité fût débarquée tout entière en Afrique.

Voici comment un témoin oculaire rend compte de ces impressions pendant les quelques jours de repos qui suivirent la bataille du 14 : « Les deux premières divisions occupent maintenant une belle position, à une lieue en avant de Torre-Chica. Un Ruisseau tombe dans la mer à notre droite, et nous fournit de l'eau en abondance. Sur le premier plan, devant nous, les Bédouins occupent les hauteurs et dans le lointain l'Atlas montre ses cimes découpées que les brouillards nous cachent souvent : ce ruisseau a été l'occasion de bien des combats de tirailleurs entre nos avant-postes et les cavaliers arabes. On les voit s'approcher en désordre ; de longs manteaux blancs tombent de leurs têtes et leur recouvrent tout le corps ; quelques chefs Turcs se montrent parmi eux et semblent les exciter au combat ; on porte devant eux des cymbales et des drapeaux, mais quand un obus bien pointé tombe au milieu d'eux, c'est une scène vraiment comique que de voir leur désordre, leur agitation, et la terreur que leur inspire le redoutable canon à deux coups.

« Au moment où je vous écris, toute la ligne est sous les armes pour l'appel du soir. La musique joue devant le front des régiments ; la brise emporte vers le désert la Tyrolienne de Guillaume Tell et les belles marches de Moïse. Notre imagination nous montre le Berbère étonné, s'arrêtant sur son cheval pour écouter ces sons inaccoutumés : tout est calme sur les hauteurs ; devant nous sont les collines où sifflaient les balles et où plusieurs de nos compagnons ont laissé leur vie. Derrière, le soleil s'abaisse lentement dans un horizon rougeâtre et semble se jouer dans les mâts de notre flotte doucement balancée sur les flots : à travers les vapeurs du soir nous distinguons les têtes blanches des tentes et les lignes des travailleurs de la presqu'île. » Une journée de mauvais temps vint déranger encore nos opérations ; le 16 juin, la mer devint monstrueuse, des navires perdirent leur gouvernail, qu'on recueillit au milieu des ondes ; heureusement cette tempête fut courte ; une fois passée, l'amiral sentit le danger de cette foule de bâtiments entassés les uns sur les autres. Les navires déchargés et les bâtiments-écuries débarrassés de leurs chevaux, firent voile pour Toulon : ils devaient rapporter des provisions et de l'eau dont nos marins commençaient à manquer : en attendant, le débarquement continuait toujours ; le lendemain 17, il y eut encore un orage. Dans la soirée le temps se remettait au beau ; l'été fut très lent cette année à s'établir dans ces parages.

Maitresse d'une bonne base d'opération, l'armée avait devant elle les pentes occidentales d'un système général de hauteurs dont les revers opposés soutiennent la ville d'Alger. L'ensemble de ces coltines forme un quadrilatère irrégulier, dont les diagonales d'une longueur de dix ou douze lieues courent sensiblement du nord au sud de l'est à l'ouest, du cap Caxine à Bouffarlck, et de l'embouchure de l'Atateh à celle du Massafran ; deux des côtés en sont bornés par la mer ; les deux autres par une plaine marécageuse nommée la Métidjah, presque au niveau de la mer, dont elle semble n'être que le prolongement ; ainsi le Massif d'Alger, en arabe le Sahel, forme une espèce d'île entièrement isolée du continent ; sa partie sud n'offre que des accidents peu prononcés mêlés de plateaux et de vallées presque entièrement planes. Il se relève au contraire brusquement à l'extrémité du nord pour former le Boudjaréa, le point culminant de tout le système, et qui domine la mer d'une hauteur de quatre à cinq cents mètres : les flânes en sont déchirés par des ravins raides et profonds, garnis d'arbres et de buissons d'une végétation Vigoureuse : l'armée française débarquant à l'ouest de Boudjaréa devait donc le tourner pour atteindre Alger, en traversant le plateau qui lui sert de base du côté du sud, et qui s'abaissait doucement à l'ouest. A cinq lieues de la mer, la campagne se dépouille tout-à-coup et ne nourrit plus, pendant une heure de marche, que des palmiers nains qui cachent une terre fertile, probablement bien cultivée dans un temps plus heureux ; après cet espace découvert, on arrive aux environs d'Alger, proprement dits, formés de champs semés en céréales, de jardins ceints de murs, de maisons de campagne dont l'éclatante blancheur tranche sur la sombre verdure du sol ; on peut maintenant avoir une idée et du chemin qu'avait à parcourir l'armée française, et des obstacles qu'elle devait rencontrer sur la route.

Notre avant-garde, couverte par des retranchements de campagne, souffrait peu de ces petits engagements qui rappelaient que nous étions en pays ennemi ; la grande armée musulmane s'était contentée de concentrer ses tentes en face des Français, dans un lieu nommé Staouëli sans faire aucun mouvement depuis la journée du 14. Cependant elle avait reçu des renforts ; les Beys de Constantine, d'Oran et de Tittery étaient arrivés au camp et s'étaient mis sous les ordres du Bach-Aga-d'Alger : Celui-ci commandait personnellement cinq ou six mille Turcs : l'ensemble de ces forces pouvait monter de 40.000 à 50.000 hommes d'après les renseignements recueillis plus tard près des consuls européens ; comprenant peu les raisons de prudence et de stratégie qui renfermaient les Français dans leur camp, jusqu'à ce que le matériel de siège et tous les moyens d'attaque leur fussent arrivés, ils établirent des batteries entre leurs positions et les nôtres pour attaquer un ennemi qui semblait les redouter ; le 19 à la pointe du jour, toute l'armée algérienne s'ébranla, s'avançant d'après la tactique invariablement suivie par les Arabes, sur un front très étendu pour envelopper l'armée française ; l'attaque se fit sur tous les points à la fois ; mais ce fut, la milice turque opposée aux brigades Clouet et Achard qui montra le plus de résolution ; leurs hommes à cheval fondirent sur les. lignes françaises, et plusieurs pénétrèrent rapidement jusqu'au milieu de nos retranchements ; presque tous y trouvèrent la mort ; l'un d'eux vint planter un drapeau algérien jusques sur le revêtement d'une batterie, et fut tué d'un coup de sabre par l'officier d'artillerie qui la commandait ; l'engagement fut vif mais très court ; les Turcs, reçus à la baïonnette, furent repoussés ; le point où ils avaient donné, devait évidemment décider de la journée ; aussi le général Clouet reprit-il bientôt l'offensive ; les généraux Achard et de Morvan s'avancèrent pour le soutenir. Le succès des Français n'avait pas été moindre sur le reste de la ligne ; une partie des divisions Berthezène et Loverdo, qui se trouvait en face des contingents d'Oran et de Constantine, avait laissé sans brûler une amorce, l'ennemi s'avancer jusqu'au fond du ravin qui couvrait le front des retranchements, puis l'avait brusquement chargé à la baïonnette ; les Musulmans avaient évacué bien vite le terrain, en le laissant couvert de cadavres ; voyant l'ardeur des troupes électrisées par ces premiers succès, M. de Bourmont donna l'ordre de marcher en avant, à l'attaque des batteries et du camp des Algériens ; toute l'année pouvait alors exécuter à la fois les ordres du général en chef. Seulement trois régiments de la division d'Escars formèrent la réserve générale de l'armée. La distance qui nous séparait du camp ennemi fut franchie avec une rapidité extraordinaire ; l'artillerie nouveau modèle, qu'on essayait la première fois sur un champ de bataille, fut constamment la première en ligne, malgré la difficulté du terrain ; elle prit dès lors sur les Arabes cet ascendant de terreur qu'elle n'a plus perdu depuis. L'ennemi ne mit pas dans sa défense le courage qu'il avait montré dans l'attaque ; les batteries construites en avant de ses positions furent abandonnées après une canonnade qui n'arrêta pas un instant l'élan de nos troupes ; le 20rae de ligne s'empara des huit pièces de bronze qui les armaient ; dès lors, ce ne fut plus qu'une déroute ; en un instant nos soldats enlevèrent le camp ennemi composé de 400 tentes toutes dressées. Celles des Beys de Tittery et de Constantine étaient magnifiques. Nous y trouvâmes des magasins de vivres et des approvisionnements de toute espèce en armes, bagages, poudres et projectiles. Plusieurs troupeaux de moutons, des chameaux firent partie du butin. L'étendard du chef de la cavalerie algérienne fut pris et rapporté au quartier-général par un voltigeur français, qui l'avait enlevé à l'officier turc qui le portait, après un combat corps à corps ; la perte de la milice turque fut considérable, mais on ne put l'apprécier d'une manière un peu fixe, qu'après la prise d'Alger, lorsque nos ennemis devenus nos sujets nous racontèrent tous les épisodes de la guerre. Quelques bâtiments de la flatte, à l'ancre dans la rade à l'est de la presqu'île, avaient soutenu de leurs feux le commencement de l'action ; la prompte retraite de l'ennemi les rendit bientôt inutiles.

La journée du 19 porta un coup mortel à la puissance du Dey ; le soir même plusieurs Arabes vinrent faire leur soumission aux avant-postes français ; chez les populations impressionnables, une seule bataille avait détruit le pouvoir moral des Turcs, bien qu'une pareille opinion ne fut pas motivée par leur perte matérielle. La nôtre se montait à cent et quelques hommes tués et trois cents blessés, mais la plupart d'une manière peu dangereuse ; plusieurs rejoignirent leurs drapeaux au bout de quelques jours. L'armée était pleine de courage, d'espérance et de santé ; le temps s'était enfin remis au beau fixe, la chaleur était moins vive et moins accablante qu'on ne l'avait généralement pensé. Tous les objets nouveaux pour nos jeunes soldats leur offraient un sujet intarissable de gaîté et de plaisanterie. Le camp français occupait alors remplacement de celui de l'ennemi avant la bataille de Staouëli.

Au milieu de ces travaux et de ces combats, les marins avaient aussi leur tâche. Ils continuaient avec activité le débarquement des provisions et du matériel ; vingt jours de vivres pour tous les corps, un millier de chevaux, toute l’artillerie de campagne nécessaire à l'armée était déjà établie dans la presqu'île ; le reste du matériel devait arriver dans deux ou trois jours ; les matelots débarqués à terre sous les ordres du capitaine de vaisseau Hugon, formèrent la garnison - de notre forteresse improvisée ; ainsi toutes les troupes de terre restaient disponibles pour marcher en avant et soutenir les nombreux convois qui devaient établir une communication journalière, entre l'armée conquérante et sa base d'opération ; des groupes d'Arabes, voltigeant sans cesse sur les flancs de l'armée, paraissant et disparaissant avec la même facilité, annonçaient que nous avions affaire à un ennemi redoutable dans une guerre d'escarmouches, sinon dans une bataille rangée, et que de faibles escortes pouvaient bien être enlevées et exterminées avant qu'on eût le temps de les secourir. Pendant que nos troupes de terre gagnaient du terrain, l'amiral Duperré, qui avait renvoyé en France une grande partie des bâtiments de transport, dont les vaisseaux de guerre étaient débarrassés des soldats qui les avaient encombrés, se trouvant plus libre dans ses mouvements, avait établi un blocus rigoureux des ports d'Alger et des autres villes de la Régence, et des bâtiments bons voiliers, constamment en croisière sur ces côtes, l'instruisaient de tous les événements qui pouvaient y survenir.

Après le combat du 19, l'ennemi ne montra plus que quelques détachements épars : beaucoup d'Arabes s'étaient éloignés ; ceux qui paraissaient encore semblaient faire la guerre pour leur propre compte. Cependant- plusieurs de ces combattants indisciplinés montrèrent une énergie ardente et désespérée. On demandait à l'un de leurs blessés tombés entre nos mains, et qui trouvaient chez nous les mêmes soins que nos soldats, ce qu'il ferait si on lui rendait la liberté ? « J'irai vous combattre, » répondit-il sans hésiter. On lui fit observer avec quels égards on le traitait, tandis que les siens avaient égorgé tous les prisonniers français qu'ils avaient pu faire : « Que n'en faites-vous autant, » dit-il, en découvrant sa poitrine.

Ce qui avait éloigné les Turcs du théâtre de la guerre, après la bataille de Staouëli, était une vive fermentation qui régnait dans Alger et qui leur faisait craindre une révolte de la part des Maures. Ceux-ci venaient tout-à-coup de s'apercevoir qu'ils ne souffraient qu'avec répugnance le joug de leurs maîtres ; si l'armée se fût immédiatement portée en avant, il est très possible qu'elle eût enlevé la ville par un rapide coup de main ; mais le général en chef ne voulut pas compromettre l'ascendant moral, que nous venions de conquérir, par une tentative qui, après tout, pourrait avorter. En cela il eut raison ; il importait peu d'entrer à Alger quelques jours plus tard, et il eut été fâcheux que nos succès eussent été interrompus par quelques revers ; ni les chevaux de l'artillerie de siège, ni ceux de l'administration n'étaient arrivés. Les bâtiments qui les transportaient avaient du partir le 15 juin de Palma ; des vents contraires les y avaient retenus jusqu'au 18, et depuis lors les calmes qui avaient régné presque constamment ne leur permettaient pas d'arriver en vue des côtes d'Afrique ; M. de Bourmont les attendait pour continuer la guerre, et commencer les travaux du siège du fort l’Empereur ; ce retard donna aux Turcs le temps de respirer : comme avant la journée du 19, ils furent enhardis par cette prudence inexplicable pour eux ; ils rallièrent un grand nombre d'Arabes, et le 24, à la pointe ou jour, ils se présentèrent à nos avant-postes ; leur ligne embrassait un front très étendu et un ordre de combat analogue à celui qui déjà leur avait si mal réussi à la bataille de Staouëli. Les cavaliers bédouins, au nombre de plus de douze mille, se précipitèrent sur nos troupes avec des hurlements épouvantables, mais qui déjà ne les étonnaient plus. D'après les ordres des chefs, l'armée française s'était formée en carrés, assez éloignés pour pouvoir manœuvrer avec facilité, assez rapprochés pour se prêter un mutuel secours et ne pas permettre aux ennemis 4'sp percer la ligne. Ils vinrent se briser sur le front de nos baïonnettes, luttaient un instant contre ces murailles de fer, puis remontaient au galop sur les hauteurs ? en poussant des cris de désespoir. Toutes les dispositions étaient prises pour que le premier choc une fois engagé, l'armée reprît l'offensive et- gagnât tout de suite deux ou trois lieues de terrain. En effet, la division Berthezène, une brigade de la division Loverdo, soutenues d'une batterie de campagne, s'avancèrent en colonne, et traversèrent la plaine découverte qui s'étendait en avant du camp ; les Musulmans reculaient successivement et ne trouvèrent un point d'appui que derrière les jardins et les maisons de campagne, qui forment les environs d'Alger ; même derrière ces moyens de défense, les Turcs se montrèrent moins terribles que leur réputation ne les avait dépeints : à peine quelques coups de fusil partaient-ils d'un point occupé par eux, que nos jeunes conscrits s'y précipitaient, la baïonnette au bout du fusil, et s'en emparaient ordinairement de vive force, et sans s'arrêter.

Nous parvînmes ainsi jusqu'à un ravin plus découvert, qui nous séparait encore de la crête extrême des hauteurs sur lesquelles les Turcs s'arrêtèrent enfin, à une lieue d'Alger. A partir de ce point culminant, le terrain s'abaisse rapidement pour se précipiter dans la mer ; l'artillerie française arrive malgré tous les obstacles, se met en batterie sur les bords du ravin, et ses projectiles, dirigés avec une grande justesse de tir, labourent la crête opposée encore occupée par les Turcs ; l'épouvante les glace ; perdant tout à fait la tête, ils font alors sauter un magasin à poudre établi sur les pentes de la colline. Une violente détonation, d'immenses colonnes de fumée, qu'éclairait le soleil d'Afrique, avertirent l'armée de l'acte de désespoir auquel venait de se livrer l'ennemi ; aucun soldat français ne fut ni tué ni blessé par cette explosion.

Un fait remarquable dans toute cette guerre, et qui contribua aux succès constants de nos armes, était le manque total du côté des Turcs, de canons mobiles analogues à notre artillerie de campagne ; à la bataille du 19, l'ennemi avait fortifié sa position d'une batterie de gros canons immobiles, -et qui furent enlevés dès le commencement de l'action ; après ce malheureux essai, les Turcs ne nous opposèrent plus qu'un feu de mousqueterie qui, bien qu'assez meurtrier, ne pouvait cependant arrêter longtemps des troupes munies d'une artillerie admirable, dont les boulets renversaient les murailles, dont les obus fouillaient les haies et les broussailles à l'abri desquelles combattait l'ennemi. Aussi rien n'égalait l'effroi que leur inspirait nos obusiers, dont ils n'avaient pas la moindre idée.

Ce fut dans cette dernière journée que le jeune Amédée de Bourmont, escaladant un mur de clôture, reçut un coup de feu, qui quelques jours après devint mortel. Déjà un de ses frères s'était distingué en entrant le premier dans une batterie ennemie, lors de l'affaire du 19 juin. Ceux même qui trouvaient des taches dans la vie antérieure du père ne purent que rendre justice au sentiment d'honneur exalté, qui poussait constamment ces jeunes gens au plus fort du danger ; M. de Bourmont rendit noblement compte, au président du conseil, de la blessure de son fils, par ces quelques lignes empreintes d'une véritable simplicité antique : « Le nombre des hommes mis hors de combat a été peu considérable ; un seul officier a été blessé dangereusement ; c'est le second des quatre fils qui m'ont suivi en Afrique. J'espère qu'il vivra pour continuer de servir avec dévouement le roi et la patrie. » Cette douleur paternelle, si contenue et si calme, quoique si bien sentie, désarma même les journaux de l'opposition, qui ménageaient peu M. de Bourmont ; toute la France s'associa au désespoir du père, qui venait empoisonner les triomphes du général. Il est consolant de penser qu'au milieu des haines de parti les plus violentes et quelquefois les plus justes, il est des sentiments qui trouvent, dans tous les cœurs, du retentissement et un écho.

Les équipages de siège et les chevaux de l'administration, si impatiemment attendus, étaient enfin arrivés dans la nuit du 24 juin. Ils furent débarqués sans obstacles dès le lendemain ; bien en prit aux marins de ne pas perdre un seul moment, car les orages et les coups de vent se succédaient avec une continuité extraordinaire. La flotte eût pu en éprouver de graves accidents sans la prudente habileté de son chef ; malgré toutes les précautions possibles, le 26, le vent étant très fort et la mer monstrueuse, plusieurs vaisseaux chassèrent sur leurs ancres, brisèrent leurs amarres et firent d'assez fortes avaries ; l'amiral n'était pas sans inquiétude ; il craignait que la baie ne devint tout à fait intenable, et que l'armée de terre ne se trouvât privée de ressources et des vivres qu'elle tirait de France, si la lutte venait à se prolonger.

Mais enfin, tous les puissants moyens de destruction que l'art moderne a inventés pour la prise des places, reposaient alors sur la terre d'Afrique, à l'abri des vents et des flots ; il ne restait plus qu'à les amener en face des murs à battre, et les voies de communication manquaient entièrement sur cette côte barbare ; le dévouement de l'armée y suppléa ; le général Valazé traça une route à laquelle les soldats se mirent à travailler avec ardeur ; dans trois jours elle fut terminée ; quoique imparfaite par la rapidité de l'exécution, et d'un tirage difficile à cause des terrains légers et sablonneux qu'elle traversait, elle suffisait à son but. Elle fut assurée au moyen de blockhaus et de redoutes armées avec les canons enlevés à l'ennemi ; les pesantes pièces de siège roulèrent sans obstacles jusqu'à l'extrémité de la ligne occupée par les Français. Le jour fatal s'approchait pour Alger ; pendant tous ces travaux, le général en chef, fidèle à son système de temporisation et de prudence, n'avait fait aucun mouvement ; les Turcs, au contraire, témoins de ces préparatifs qui annonçaient leur ruine, presque entièrement abandonnés par les Arabes, qui battaient la campagne par groupes, sans se réunir nulle part, tentèrent quelques nouveaux efforts pour sauver leur patrie adoptive ; ils assaillissaient nos positions d'un feu de mousqueterie assez vif, qui nous mit plus de six cents hommes hors de combat ; heureusement ces blessures faites de très loin étaient généralement peu dangereuses.

Le 27 juin l'ennemi parvint aussi, à force de peine et de bras, à établir sur le terrain qu'il occupait encore deux canons de vingt-quatre ; leurs boulets arrivant jusqu'à nous, nous tuèrent quelques hommes et emportèrent un bras à M. le commandant Chambaud, officier du génie très distingué. Une plus longue inaction eût été fâcheuse ; le commandant de l'armée française prépara enfin un plan d'attaque générale pour le 29 juin. Deux brigades de la division Berthezène formaient la droite, deux brigades de la division d'Escars la gauche, deux brigades de la division Loverdo, le centre de l'ordre du combat. Ce dernier devait se maintenir un peu en arrière des ailes de l'armée ; trois brigades, dont chacune appartenait à une division différente, étaient échelonnées sur la route pour maintenir les communications avec la presqu'île de Sidi-Ferruch. Les Arabes se montraient de temps en temps sur la droite de cette longue ligne, sans rien entreprendre d'important pour la couper.

Le général d'Escars reçut l'ordre de commencer l'attaque avec ces deux brigades, et de suivre à peu près la crête d'une suite de hauteurs qui se rattachait à celle du fort l'Empereur. C'était la position la plus importante de la journée, et celle où l'ennemi avait concentré la plus grande partie de ses forces ; les généraux Hurel et Berthier qui commandaient chacun une des deux brigades, mirent dans l'attaque autant de vigueur et d'impétuosité qu'ils avaient montré de patience et de sang-froid dans la position défensive qu'ils venaient de quitter ; culbutés vivement sur ce point, les Musulmans ne tinrent plus nulle part ; alors, entièrement maîtresses du terrain, les deux ailes de l'armée française marchèrent de manière à se rapprocher constamment du centre, afin de concentrer ses forces en avant du château de l'Empereur, qui allait devenir le tut et le point de mire de toutes nos opérations. Le général Loverdo qui commandait le centre n'avait qu'à s'avancer en ligne droite et parvint le premier à moins de quatre cents mètres de la forteresse ; il profita des accidents du terrain pour y loger deux bataillons, derrière des crêtes qui les abritaient des feux ennemis ; le général d'Escars s'était lui-même assez rapproché pour que ses troupes pussent facilement fournir des travailleurs pour l'ouverture de la tranchée ; elle eut lieu dès la nuit suivante, celle du 29 juin ; le général Valazé avait tracé les premiers ouvrages à deux cent cinquante mètres des murs à battre. Malgré leurs fatigues,, les soldats se mirent courageusement à l'œuvre ; dès le 1er juillet, plusieurs batteries étaient commencées par l'artillerie : pendant la nuit, temps ordinaire consacré à ces sortes de travaux, l'ennemi tirait peu et les travailleurs étaient assez tranquilles ; mais dans le jour les Turcs et les Arabes se glissaient derrière les haies, dans les plis d'un terrain fortement accidenté, et recommençaient une fusillade meurtrière ; il fallut établir plusieurs traverses qui mirent enfin nos soldats à l'abri ; l'ennemi, s'il eût été plus expert dans l'art de la guerre, eût pu rassembler des troupes, sous le canon de la place, pour exécuter de vigoureuses sorties, et tomber en force sur les gardes de tranchée ; il n'en fit rien, et dès lors ses tentatives étaient incapables d'interrompre sérieusement nos efforts. Les batteries construites et perfectionnées, elles furent armées de vingt-six bouches à feu, dix pièces de vingt-quatre, six pièces de seize, quatre mortiers de dix pouces et six obusiers de huit pouces. Tout fut terminé dans la nuit qui suivit le 3 juillet, et le 4 à 3 heures et demie du matin, une fusée donna le signal de l'ouverture des feux : les vingt-six bouches enfin tonnèrent toutes à la fois, et les échos portèrent jusqu'à la flotte qui croisait devant Alger, l'annonce que l'armée de terre portait les derniers coups à l'ennemi commun.

Pendant trois heures les Turcs ripostèrent très vivement : mais bientôt nos boulets ruinèrent les embrasures de la place ; leur élargissement laissait voir les canonniers turcs, d'abord bravement immobiles à leurs postes, mais disparaissant successivement, emportés par nos feux supérieurs ; la placé devenait intenable : toutes les pièces étaient démontées ; à huit heures le feu du château était complètement éteint ; nos canons continuèrent à ruiner les crêtes de ses épaisses murailles, nos bombes à en labourer la surface intérieure., et l'ordre de battre définitivement en brèche fut enfin donné. On commençait à l'exécuter, quand on vit la garnison sortir du château et s'acheminer vers la ville, et quelques instants après, vers les dix heures du matin, une explosion épouvantable vint signaler une nouvelle péripétie dans ce drame sanglant, et en précipiter le dénouement ; le fort, dernière espérance d'Alger, venait de sauter ; la terre trembla, de larges jets de flamme s'élancèrent dans les airs à une hauteur prodigieuse ; d'épaisses colonnes de fumée les suivirent immédiatement ; elles se déroulèrent et se répandirent ensuite sur les murs du château, enveloppèrent la colline elle-même dans une obscurité majestueuse ; des éclats de pierre, des débris de bois et fer lancés au loin dans toutes les directions, retombaient comme une pluie sur nos soldats ; heureusement peu en furent atteints d'une manière sérieuse ; une légère brise, déchirant par lambeaux ce rideau noirâtre, l'emporta lentement vers le sud, et le château de l'Empereur reparut aux yeux des Français, mais à moitié ruiné et dépouillé de presque toutes ses défenses. Le général Hurel qui commandait la tranchée ne perdit pas un moment ; à ses ordres, les soldats s'élancent au pas de course, arrivent au milieu de cette scène de désolation, se logent dans les décombres encore tout fumants. Différentes versions circulèrent sur la cause de cette catastrophe ; les uns l'attribuèrent à un simple accident ; mais il paraît beaucoup plus probable que le Dey d'Alger, voyant le château abandonné par ses défenseurs, qui se plaignaient qu'on les sacrifiait inutilement, et perdant tout espoir de le conserver, avait ordonné lui-même d'en faire sauter le magasin à poudre : quoi qu'il en soit, un intervalle de repos et de calme suivit cette terrible explosion. Le général en chef en profita pour se porter en personne dans le fort qu'il venait de conquérir. Quelques heures après un parlementaire lui fut annoncé ; c'était le secrétaire du Dey qui venait demander la paix au nom de son maître, offrant d'indemniser la France de tous les frais de la guerre ; on lui répondit que le temps des transactions était passé, et qu'avant tout il fallait que la Casbah, les forts et le port d'Alger fussent remis aux troupes françaises. Ces conditions lui parurent bien dures et tout en se plaignant de l'obstination d'Hussein, qui avait attiré tant de malheurs sur sa patrie, il retourna vers la ville en disant que lorsque les Algériens étaient en guerre avec la France, ils devaient conclure la paix avant de faire leur prière du soir. L'armée française se trouvait alors directement en face de la Casbah, dont les canons ouvrirent le feu contre elle ; ce fut le dernier effort d'un ennemi aux abois. Peu d'instants après, deux Maures, des plus riches et des plus importants d'Alger, furent envoyés par le Dey, pour demander la suspension des hostilités, promettant que la Casbah allait cesser immédiatement de tirer ; l'artillerie se tut en effet de part et d'autre. Les deux Maures, rassurés par le premier succès de leur démarche, et encouragés par les marques de bienveillance que leur témoignaient M. de Bourmont et son état-major, ne dissimulèrent plus l'état de consternation et d'anarchie qui régnait dans la ville. Tous les habitants, tant Maures que Turcs, n'avaient plus - qu'un désir, celui de la paix. Ils firent même entendre qu'ils l'achèteraient volontiers, au prix de la tête de leur souverain : pendant cette conversation et le repos qui raccompagnait, le général Valazé fit ouvrir quelques communications en avant du fort de l'Empereur, qui devaient nous conduire jusqu'aux pieds des murs de la Casbah, dans le cas où elle voudrait essayer encore une défense ; mais ces préparatifs de guerre - furent inutiles ; à trois heures le secrétaire du Dey revint accompagné du consul et du vice-consul d'Angleterre, qui devaient servir d'intermédiaire ; il demanda que les conditions de la paix fussent mises par écrit, pour qu'il pût les communiquer plus sûrement à son maître. Le lendemain matin, M. de Bourmont lui remit la note suivante, qu'il emporta sur-le-champ à la Casbah.

Convention entre le Général en Chef de l'armée française et son Altesse le Dey d'Alger.

« Le fort de la Casbah, tous les autres forts qui dépendent d'Alger, et le port de cette ville, seront remis aux troupes françaises, ce matin à dix heures (heures françaises). Le général en chef de l'armée française s'engage, envers S. A. le Dey d'Alger, à lui laisser la liberté et la possession de ce qui lui appartient personnellement.  Le Dey sera libre de se retirer avec sa famille et ce qui lui appartient dans le lieu qu'il fixera ; et tant qu'il restera à Alger, il y sera, lui et toute sa famille, sous la protection du général en chef de l'armée française ; une garde garantira la sûreté de sa personne et celle de sa famille,

« Le général en chef assure à tous les soldats de la milice les mêmes avantages et la même protection.

« L'exercice de la religion mahométane restera libre ; la liberté des habitants de toutes les classes, leur religion, leurs propriétés, leur commerce et leur industrie ne recevront aucune atteinte ; leurs femmes seront respectées, le général en chef en prend l'engagement sur l'honneur.

« L'échange de cette convention sera fait avant dix heures, ce matin, et les troupes françaises entreront aussitôt après dans la Casbah et successivement dans tous les autres ports de la ville et de la marine. »

Au camp devant Alger, le 5 juillet 1850,

SIGNÉ : COMTE DE BOURMONT.

Ici le Dey a appliqué son sceau. —

Pour copie conforme :

Le Lieutenant-Général, chef de l'État-Major,

SIGNÉ : DESPREZ.

 

Ce n'est jamais sans regrets qu'on abandonne le pouvoir ; après avoir vainement demandé un sursis dans l'occupation de sa ville, Hussein finit par s'exécuter de bonne grâce : à onze heures l'entrée de la Casbah fut livrée aux troupes françaises, qui occupèrent successivement tous les forts. A midi, le pavillon de France flottait sur tous les murs de cette cité orgueilleuse, et vengeait enfin les souffrances endurées par tant de chrétiens.

Hussein désormais simple particulier se retira dans une maison qu'il possédait dans l'intérieur de la ville. La convention, du 5 juillet devint la base de tous les rapports qui s'établirent entre les vainqueurs et les vaincus ; les biens, les personnes des Musulmans furent rigoureusement respectés. Le souverain, le premier moment d'étourdissement dissipé, protégé par l'épée qui l'avait renversé du trône, parut heureux du dénouement d'une crise qui pouvait se terminer d'une manière bien plus fâcheuse pour lui.

Bien que la flotte eût rempli la principale partie de sa mission, en débarquant l'armée de terre, l'amiral Duperré désirait vivement opérer une diversion puissante du côté de la mer, mais un calme prolongé l'empêchant de combattre, il résolut de commencer par une opération dont l'avantage lui était démontré depuis longtemps. Les bâtiments de transport avaient éprouvé, dans l'étroite rade de Sidy-Ferruch, plusieurs coups de vent qui n'avaient pas laissé de leur causer quelques avaries ; les y maintenir plus longtemps était d'ailleurs inutile, puisque les derniers objets nécessaires à l'armée de terre allaient être débarqués dans trois jours ; il les réunit donc autour du pavillon amiral, en face d'Alger, dans la baie beaucoup plus spacieuse qui baigne les murs de la ville. Seulement pour ne pas laisser sans communication maritime cette presqu'île, base de nos opérations et centre de nos magasins, l'amiral forma, sous les ordres du capitaine de vaisseau Ponié, une division séparée, qu'il établit en croisière devant ce point si important pour nous ; elle était formée de six navires armés en flûte, qui donnaient la main au reste de la flotte établie plus à l'est. Ces changements se firent pendant le calme du 1er juillet, au moyen de bateaux à vapeur, remorquant les bâtiments à voiles ; d'autres plus légers, n'ayant qu'un faible tirant d'eau, étant par suite moins en danger de s'échouer, furent laissés autour de la presqu'île pour aider les transports arrivant de France, et décharger plus rapidement les vivres et munitions de guerre qu'ils apportaient pour l'armée. Ces mouvements et d'autres, d'une nature plus belliqueuse, occupèrent plusieurs jours l'activité de la flotte. Le 5 juillet, dès le matin, elle se prépara tout entière pour un combat général ; malgré le calme prolongé qui rendait les moindres mouvements très difficiles, à deux heures après-midi, les bâtiments de guerre étaient parvenus à se ranger en ordre de bataille ; la Bellone, montée par M. Legallois, formait l'avant-garde ; puis venait le pavillon amiral flottant sur la Provence. A deux heures et quart, le signal fut donné à tous les commandants de laisser arriver, pour défiler devant les batteries ennemies, en commençant par celles de la pointe Pescade ; un peu avant d'arriver par leurs travers, l'amiral s'aperçut qu'elles étaient abandonnées ; bientôt il vit descendre des hauteurs voisines un détachement de nos troupes de terre qui vint les occuper ; la Bellone mit en mer un canot chargé d'un drapeau français qui, sans plus tarder, fut arboré sur notre nouvelle et facile conquête. Ces batteries, en parties désarmées, contenaient cependant encore dix-huit pièces de canon et leurs approvisionnements. Les Turcs effrayés par nos rapides succès, tremblant pour la sûreté de la ville et des forts qui la défendent directement, y avaient concentré tous leurs moyens de défense.

Après cet incident la flotte continua son mouvement, et quelques instants après la Bellone se trouvait en face du fort dit des Anglais, à demi-portée de ses pièces de dix-huit ; elles tonnèrent sur-le-champ contre l'ennemi ; le fort riposta vivement ; la Bellone, continuant sa marche, canonna la ville et les autres forts, à mesure qu'elle arrivait à portée. Elle était immédiatement remplacée par le vaisseau-amiral, suivi lui-même des autres bâtiments, qui tous exécutèrent une manœuvre analogue : bientôt tous les navires en ligne combattirent en même temps ; c'était un beau spectacle que ces masses flottantes mues avec ordre par une seule volonté, s'enveloppant à chaque bordée d'un immense nuage de feu et de fumée, d'où s'échappaient, au milieu d'un fracas épouvantable, des centaines de boulets qui semblaient devoir écraser la ville, et enterrer tous les habitants sous les ruines de leurs demeures ; cependant cette canonnade fut plus effrayante que dangereuse. Quand notre flotte eut fini de défiler et que la foule eut été emportée par la brise, la ville et ses fortifications reparurent sans grand dommage apparent ; nos vaisseaux eux-mêmes n'avaient éprouvé qu'une perte très faible et des avaries légères ; seulement un horrible accident, arrivé à bord de la Provence, vint attrister nos marins ; une pièce de trente-six creva dans la batterie, tua six hommes et en blessa quatorze, parmi lesquels se trouvait M. Berard, lieutenant de vaisseau ; c'était la seconde fois depuis deux ans que ce beau navire voyait se renouveler sur son bord cette sanglante catastrophe. Le lendemain, quoique contrarié par des vents peu favorables, M. Duperré, ne voulant pas laisser à l'ennemi le temps de respirer, se préparait à une nouvelle attaque, quand l'explosion du fort l'Empereur vint reporter toute son attention du côté de la terre. Nos marins dès qu'ils purent distinguer quelque chose du milieu de l'horrible confusion qui s'en suivit, aperçurent le fort en partie détruit, et notre infanterie arrivant au pas de course pour en prendre possession : comme cependant la ville tirait encore, la flotte allait recommencer la canonnade, quand un canot parlementaire sortit du port d'Alger et aborda le vaisseau-amiral ; il avait à son bord l'amiral de la flotte algérienne, qui venait, au nom du Dey, demander la suspension immédiate des hostilités pour arriver plus tard à la conclusion de la paix ; on apercevait en même temps le parlementaire envoyé à M. de Bourmont, se dirigeant vers les ruines du fort l'Empereur. M. Duperré répondit que les dispositions de la flotte étaient subordonnées à celles de l'armée de terre, et que c'était donc auprès du général en chef que devait avoir lieu l'ouverture des négociations : la soirée et la nuit se passèrent néanmoins sans hostilités de part et d'autre. Le 5, à la pointe du jour, l'envoyé revint renouveler ses sollicitations auprès de l'amiral ; celui-ci répondit au Dey par une note très laconique dont il fit faire une copie pour l'envoyer à M. de Bourmont ; elle portait en substance que tant que le pavillon de la Régence flotterait sur les murs d'Alger, cette ville serait par lui considérée et traitée comme ennemie ; peu après le pavillon algérien disparut des murs de la Casbah et fut remplacé par le drapeau du vainqueur ; au même moment nos colonnes d'infanterie descendaient les pentes qui dominent la ville et en occupaient successivement tous les forts qui s'ombrageaient des couleurs françaises ; le vaisseau la Provence les salua de 21 coups de canon et vint immédiatement jeter l'ancre tout à fait sous les murs de la ville que ses batteries ne menaçaient plus ; l'amiral Rosamel, avec sa division, continua la croisière à l'entrée de la rade d'Alger ; le capitaine de vaisseau Ponié resta avec la sienne en travers de celle de Sidi-Ferruch.

Le plus doux fruit de la victoire pour les Français fut la délivrance de leurs compagnons ; les naufragés du Sylène et de l'Aventure, les premiers marins qui sautèrent à terre coururent au bagne où ces malheureux prisonniers étaient renfermés. Il les trouvèrent presque nus ayant beaucoup souffert des insultes de la populace, mais néanmoins soutenus par leur courage et leurs espérances ; ils savaient que leur patrie ne les abandonnerait pas ; on n'eut à regretter aucun des naufragés qui étaient entrés dans cette prison douloureuse, et l'on se flatta quelque temps que plusieurs de ceux qui n'avaient pas été conduits à Alger pourraient être encore vivants, retenus par les tribus de l'intérieur ; mais tous les doutes furent bientôt levés à cet égard ; lo consul de Sardaigne, dont la bienveillance et la générosité s'étaient signalées à l'égard de nos prisonniers, avait eu la triste précaution de compter les têtes envoyées à Alger ; en y ajoutant le nombre de ceux qui avaient survécu, il retrouva ainsi le total de l'équipage des deux bricks, et l'on n'eut plus rien à espérer de nos infortunés compatriotes.

Si maintenant nous jetons un coup d'œil sur l'ensemble des événements que nous venons de rapporter, nous verrons que nos succès furent l’effet, non d'une suite d'heureux hasards, mais bien des sages combinaisons d'une prudence consommée, servie par une bravoure toujours active et dévouée. En effet le mois de juin, ordinairement si beau et si calme dans cette latitude, y fut presque constamment orageux cette année ; le débarquement fut effectué avec une promptitude extraordinaire, dans un des rares intervalles à peu près calmes, qui séparèrent les tempêtes ; peu de jours après la flotte fut forcée d'abandonner le mouillage de Sidi-Ferruch, par la crainte d'être jetée à la côte, et lorsqu'il lui fallait du vent pour porter ses canons en face des batteries ennemies, un calme désespérant vint souvent paralyser ses efforts ; l'armée de terre, de son côté, après avoir enduré patiemment les ennuis d'une navigation plus longue qu'on ne devait le croire, jetée sur la côte avant qu'on pût la fournir de tout le matériel nécessaire, parvint à suppléer à ce qui lui manquait par son courage et sa patience ; on a - voulu reprocher à M. de Bourmont de l'hésitation et un excès de prudence ; c'est le propre du caractère français de vouloir tout emporter d'emblée, et cette malheureuse précipitation nous a fait perdre bien des batailles. Le général en chef suivit une autre marche ; sentant bien qu'en employant avec prudence ses forces et ses ressources, il dominerait à peu près la fortune, éclairé par la non réussite des expéditions essayées avant lui, se défiant d'une terre où tout était nouveau, les hommes, les animaux, le climat, il n'entreprit rien qu'il ne fût assuré du succès, et s'il ne gagna du terrain qu'avec précaution, jamais il ne fut forcé d'en abandonner un pouce, et en définitive, dans l’espace de vingt jours, il gagna trois batailles contre des forces supérieures, ruina un fort regardé comme formidable, et réduisit à se rendre à discrétion la capitale d'un empire presque aussi étendu que la France, défendue par un ennemi brave quoique indiscipliné : les rapports qu'il adressait au président du conseil des ministres sont écrits avec clarté, précision et dignité. Les quelques lignes qu'il y consacre à son fils tué au service de son pays sont empreintes d'autant de douleur que de fermeté : Malheureux que le souvenir d'une conduite antérieure, et le ministère sans intelligence et sans avenir auquel il s'était livré, n'ait pas permis à la France de lui savoir gré du véritable service qu'il lui rendit, par une guerre prudemment conduite et brillamment terminée.

 

 

 



[1] Voici la liste des tributs payés par les divers États de l'Europe au Dey d'Alger.

Les Deux-Siciles payaient un tribut annuel de 24.000 piastres fortes et fournissaient en outre des présents de la valeur de 20.000 piastres fortes environ.

La Sardaigne devait à l'Angleterre d'être libre de tout tribut ; mais elle payait une somme considérable à chaque changement de consul.

L'État de l'Église, protégé par la France, ne payait ni tribut, ni présent consulaire.

Le Portugal avait conclu un traité avec Alger aux mêmes conditions que les Deux-Siciles.

L’Espagne n'est soumise à aucun tribut ; mais elle devait des présents à chaque renouvellement de consul.

L'Autriche, par la médiation de la Porte, a été affranchie de tout tribut et de tout présent consulaire.

L'Angleterre doit un présent de 600 livres sterlings à chaque changement de consul, malgré les conditions datées en 1816, sous le canon de lord Exmouth.

La Hollande, qui avait coopéré en 1816 à bombarder Alger, fut comprise dans les stipulations du traité qui suivit ; depuis ce temps, elle ne paie plus de tributs ; aussi le Dey cherchait-il l'occasion de rompre avec elle.

Les États-Unis, par un traité conclu quelque temps après celui des Anglais, ont adopté le même arrangement que l'Angleterre.

Il en est de même de Hanovre et de Brème.

La Suède et le Danemark paient annuellement un tribut consistant en munitions de mer et en matériaux de guerre pour une valeur d'à peu près 4.000 piastres fortes. Outre cela ces États paient à la rénovation des traités, c'est-à-dire .tous les dix ans, un présent de 10.000 piastres fortes.

De plus leurs consuls en entrant en fonctions font des cadeaux au Dey. Il faut remarquer encore que le gouvernement Algérien, pour se dédommager des concessions qu'il a dû faire à quelques États d'un rang secondaire, s'étudie à amener de temps en temps des différends et des contestations entr'eux. Il en résulte toujours une nouvelle transaction qui nécessite de nouveaux présents, ou un changement de consul, ce qui revient au même.

Quoique la France ne doive rien payer suivant son traité, l'usage reste cependant maintenu de faire des présents aux États barbaresques, à l'occasion de la nomination de chaque nouveau consul.