Les
seules hérésies qui inquiétassent réellement l'Église étaient celles qui se
répandaient parmi le peuple sans l'appui des subtilités ingénieuses de la
dialectique. Peut-être trouverait-on une exception à cette règle dans les
doctrines des Frères du Libre Esprit, qui paraissent avoir tiré leur
origine des spéculations d'Amaury de Bène et de David de Dinant. Mais, en
général, les doctrines des Cathares et des Vaudois, des Spirituels et des
Fraticelli, des Hussites même, n'avaient rien ou presque rien de commun avec
la finesse des discussions de l'école. Pour qu'une hérésie prenne racine et
porte des fruits, il faut qu'elle soit capable d'inspirer le zèle du martyre,
et, pour cela, il faut qu'elle naisse du cœur et non du cerveau. Nous avons
vu comment, pendant des siècles, des multitudes d'illuminés acceptèrent
d'affronter le plus affreux genre de mort, plutôt que d'abandonner des
croyances auxquelles étaient liés leurs sentiments, leurs convictions et leur
espoir en la vie future ; mais, depuis Abélard jusqu'à maitre Eckart et à
Galilée, l'histoire offre peu d'exemples d'hommes usez fortement attachés à
des conceptions purement intellectuelles pour se laisser mener, par elles et
pour elles, au sacrifice. C'est moins la raison que le sentiment qui rend
l'hérétique redoutable ; tout l'orgueil de l'intelligence ne pouvait donner
au scolastique la force de soutenir sa thèse avec la résolution infrangible
du paysan qui marchait au bûcher en chantant des hymnes et en saluant avec
joie les flammes, auxiliaires et opératrices de son salut. Aussi
les écoles présentent-elles peu de cas où la lutte entre la pensée libre et
l'autorité ait été poussée assez loin pour nécessiter l'emploi des méthodes
inquisitoriales. Pourtant l'Inquisition, grâce aux facilités qu'elle offrait
pour imposer partout l'uniformité de la foi, exerça, sur le développement
intellectuel de l'Europe, une influence trop puissante pour que nous
puissions nous dispenser d'étudier brièvement cette phase de son activité. Deux
tendances contribuèrent à provoquer des conflits entre les scolastiques et
les inquisiteurs. D'une part, l'ardeur de la persécution, faisant de la
pureté de la foi l'idéal le plus élevé du chrétien et le souci le plus
impérieux du chef, séculier ou spirituel, créa une règle exagérée
d'orthodoxie, qui considérait les plus infimes détails de théologie comme
aussi importants que les doctrines fondamentales de la religion. Nous avons
déjà trouvé la marque de cette intransigeance dans les discussions relatives
à la pauvreté du Christ, comme dans les querelles élevées sur le point de
savoir si Jésus était mort lorsqu'il fut percé de la lance et si le sang
versé durant la Passion était demeuré sur le sol ou monté au ciel. Étienne
Palecz prouva, par dialectique, au concile de Constance, qu'une doctrine
comportant un point erroné sur mille points orthodoxes, était. par ce fait,
entièrement hérétique. D'ailleurs, la croyance erronée n'était pas nécessaire
pour qu'il y eût crime : le chrétien devait demeurer ferme dans sa foi et le
doute seul était déjà une hérésie. L'autre
tendance était la folle ardeur avec laquelle les scolastiques s'attachaient à
déterminer et à définir, avec une précision absolue, les moindres détails de
l'univers et du monde invisible. Tant que cette curiosité se donna
satisfaction dans les limites fixées à l'orthodoxie par une Église
infaillible, il en résulta l'élaboration des plus complexes et des plus
stupéfiants monuments de théologie que l'esprit humain ait jamais conçus. Aux
Sentences de Pierre Lombard s'ajouta la Somme de Thomas d'Aquin, œuvre
touffue que seuls peuvent comprendre des esprits doués de facultés spéciales
et façonnés par une discipline appropriée. Quand cette doctrine eut été
établie et acceptée comme orthodoxe, la théologie et la philosophie devinrent
les plus périlleuses des sciences ; l'ingéniosité dévoyée des scolastiques,
se plaisant aux subtilités de la dialectique, remettait sans cesse en
discussion des 'points douteux, soulevait des questions nouvelles, ajoutait
encore des raffinements à des problèmes que leur subtilité première rendait
accessibles aux intelligences moyennes. L'historien, en secouant la poussière
qui recouvre heureusement aujourd'hui les monuments de ces débats oubliés, ne
peut se garder d'un sentiment de regret, à voir si sottement gaspillées cette
merveilleuse finesse et cette vigueur de pensée qui, bien employées, eussent
avancé de tant de siècles les progrès intellectuels et matériels de
l'humanité. L'histoire
de Roger Bacon, le Doctor Mirabilis, met en lumière les tendances de
l'époque. Cette intelligence herculéenne sembla sans cesse se heurter aux
étroites barrières qu'élevait autour d'elle un siècle d'ignorance pédante et
présomptueuse. Un jour, un rayon de lumière vint, en passant, filtrer à
travers les ténèbres qui l'environnaient, lorsque Gui Foucoix, élu pape et
devenu Clément IV, demanda à l'Anglais communication des 'découvertes dont il
avait vaguement entendu parler. Il y a quelque chose de touchant dans
l'empressement que mit le savant incompris à tirer parti de cette bonne
fortune inattendue ; il épuisa les ressources de ses amis pour réunir
l'argent nécessaire à la rémunération des scribes qui devaient condenser, en
un manuscrit élégant, le tumultueux amoncellement de pensées où il cherchait
à enfermer toute la somme des connaissances humaines ; en un peu plus d'un
an, il accomplit ainsi la tâche énorme de composer l'Opus Majus, l'Opus
Minus et l'Opus Tertium. Malheureusement, Clément se soucia plus,
à ce moment, du destin de Charles d'Anjou que de la fantaisie passagère qui
l'avait poussé à faire appel au savant ; quelque deux ans plus tard, le pape
mourut, et l'on ne sait même pas s'il remboursa les sommes dépensées par
Bacon pour répondre à son désir. Il
était inévitable que Bacon fut vaincu, dans cette lutte inégale contre
l'ignorance et la fausse érudition de son siècle. Ses travaux et ses opinions
étaient une protestation contre tout l'ensemble de la pensée et de la
doctrine d'alors. Les scolastiques tiraient de leur conscience intime une
théorie de l'univers et bataillaient ensuite sans répit pour la défense des
subtilités où les entraînait le jargon barbare de leur dialectique. Il en
était de même pour la théologie, qui avait supplanté la religion. Pierre
Lombard était plus grand que tous les prophètes et évangélistes réunis. Comme
le dit Bacon, on négligeait l'étude de l'Écriture pour celle des Sentences,
sur lesquelles reposait toute la gloire du théologien. Le maitre qui enseignait
les Sentences pouvait choisir à son gré l'heure de ses conférences ; on lui
assurait tous les avantages imaginables. En revanche, celui qui enseignait
l'Écriture devait mendier un moment pour se faire entendre et n'avait pas
d'auditeurs. Le premier pouvait discuter publiquement et était tenu pour un
maitre ; le second était condamné à garder le silence au milieu des
controverses des écoles. Il est impossible, ajoute Bacon, que la. Parole de
Dieu soit comprise, alors qu'on abuse des Sentences ; quiconque fait appel à
l'Écriture pour éclaircir des questions, est traité d'homme frivole et ne
peut se faire écouter. Bien plus, le texte de la Vulgate est honteusement altéré,
et là où il n'est pas altéré, il est douteux, par suite de l'ignorance et de
la présomption de correcteurs improvisés, car chacun se croit capable de
remanier ce texte, alors que nul n'oserait changer un mot aux écrits d'un
poète. De tous les modernes, Bacon fut le premier qui discerna l'importance
de l'étymologie et de la philologie comparée : il démasqua sans pitié les
grossières fautes habituelles aux prétendus érudits qui ne réussissaient qu'à
induire leurs élèves en erreur. Les méthodes de Bacon étaient strictement
scientifiques. Il exigeait des faits, des faits réels, comme base de tout
raisonnement, qu'il s'agit de dogme ou d'observations physiques et morales.
Pour lui, l'étude de la nature ou de l'homme était empirique : la
connaissance devait précéder le raisonnement. Les mathématiques venaient en tête,
dans l'ordre des sciences ; le second rang appartenait à la métaphysique ;
mais, à ses yeux, la métaphysique ne consistait pas en un stérile effort pour
édifier un système sur des postulats affirmés par caprice et appuyés de
sophismes dialectiques ; c'était une solide série de déductions tirées
d'observations contrôlées, car, d'après Avicenne : « les conclusions des
autres sciences sont les principes de la métaphysique ». Les
vastes travaux qui remplirent la vie de ce génie ardent furent perdus pour un
monde tout occupé de vaine et futile science, et incapable de reconnaître à
quel point le novateur était en avance sur son temps. Tandis que tous
s'attachaient avec amour aux mots, Bacon étudiait les faits ; les
contemporains rejetaient le réel pour l'irréel, et une révolution
intellectuelle, qui eût été pour l'humanité un bienfait inestimable, fut
écrasée dans l'œuf. On eût dit que Caliban enchaînait Prospero et le jetait
dans l'Océan. Pour apprécier à quel point Bacon était méconnu par une époque
incapable de le comprendre et la lutte engagée par lui contre les méthodes en
honneur, il suffit de constater la rareté des manuscrits de ses œuvres,
l'état fragmentaire de quelques-uns et la disparition totale de certains
autres. « Il est plus aisé, dit Leland, de réunir les feuillets jetés au vent
par la Sibylle que les titres des œuvres de Roger Bacon ». Le mépris des
contemporains est attesté, d'autre part, par l'absence de détails concernant
sa vie, comme par les contes répandus au sujet de son talent dans les arts
magiques. Même le tragique incident relatif à son emprisonnement par ses
supérieurs franciscains et à l'interdiction qui lui fut faite de poursuivre
ses études, est enveloppé d'une telle obscurité que les récits en sont
contradictoires et que certains historiens en ont, non sans quelque apparence
de raison, contesté la vérité. D'après une version, il fut accusé de
spéculations contraires à l'orthodoxie et dénoncé, en 1278, à Geronimo
d'Ascoli, général de l'Ordre ; ses opinions furent condamnées ; les Frères
reçurent l'ordre d'éviter scrupuleusement ses erreurs ; lui-même fut jeté en
prison, sans doute parce qu'il ne s'était pas soumis avec la sérénité d'Olivi
à la sentence de Geronimo. Il devait avoir des disciples et des partisans,
car Geronimo devança, dit-on, leurs plaintes en demandant promptement à
Nicolas III confirmation du jugement. On ne sait quelle fut la durée de
l'emprisonnement, bien qu'une tradition veuille qu'il ait péri dans sa
prison, soit d'une maladie, soit à la suite des mauvais traitements que les
Franciscains n'épargnaient pas, ainsi que nous l'avons vu, à leurs frères
égarés. Un autre récit attribue la responsabilité de l'incarcération à
l'ascète Raymond Gaufridi, qui fut général de l'Ordre de 1289 à 1295. Dans
l'un et l'autre cas, il n'est pas difficile d'expliquer les motifs de cette
disgrâce. Au milieu des luttes féroces des écoles, un homme qui combattait si
délibérément contre l'ordre d'idées en honneur et qui démasquait si
impitoyablement l'ignorance des érudits, ne pouvait manquer d'exciter d'âpres
inimitiés. L'audacieux savant qui préférait l'Écriture aux Sentences, qui
dénonçait les altérations apportées au texte de la Vulgate, devait avoir fourni
plus d'un prétexte à. l'accusation d'hérésie, dans un temps où le dogme était
devenu si complexe et où une hérésie capitale pouvait se cacher sous la plus
infime divergence d'opinion. Le fin politique qu'était Geronimo était
vraisemblablement disposé à écouter les ennemis nombreux et puissants dont
Bacon avait dû exciter la haine. Un ascète tel que Raymond, dont le dessein
était de ramener l'Ordre à sa rudesse et à sa simplicité primitive, devait
envisager les travaux de Bacon avec une horreur égale à celle que
manifestaient les premiers Spirituels à l'égard de la doctrine de Crescenzio
Grizzi. C'était une doléance habituelle à la section spirituelle de l'Ordre,
que Paris avait ruiné Assise. Comme disait une chanson de Jacopone da Todi : Tal’é,
qual'è, tal'è Non
religion c'è. Mal
vedemmo Parigi Che
n'a destrutto Assisi. Aussi
le Général pouvait-il saisir avec joie l'occasion de frapper le plus grand
savant de l'Ordre. Tandis
que Bacon subissait ces épreuves pour avoir combattu les idées de son temps,
beaucoup de violences scolastiques échappaient à. toute répression parce
qu'elles n'étaient que le 555 développement des tendances de l'époque. Les
controversistes pouvaient, le plus souvent, s'engager dans des querelles
interminables sans s'exposer au moindre blâme. Le grand conflit entre les
Nominalistes et les Réalistes n'est pas assez étroitement lié à notre sujet
pour que nous puissions l'étudier en détail ; cependant, il occupe une place
trop importante dans l'histoire de la pensée européenne pour qu'il soit
possible de le passer entièrement sous silence. D'après
la doctrine des Réalistes, les genres et les espèces, c'est-à-dire les
attributs distinctifs des individus, ou les définitions de ces attributs,
sont des entités : réelles, sinon les seules réalités. Les individus sont des
existences éphémères qui passent ; les seules choses qui durent sont celles
qui sont universelles et communes à tous les êtres. Dans l'homme, c'est
l'humanité, mais l'humanité même n'est qu'une portion d'une existence plus
grande, l'animalité, et l'animalité n'est qu'une forme transitoire de l'Être
infini, qui est Tout, sans être rien en particulier. C'est là le seul être
immuable. Ces conceptions tiraient leur origine du traité Periphyseos,
dans lequel, au IXe siècle, Jean Scot Erigène, réagissant contre l’anthropomorphisme
dominant, fut entraîné à des visions sublimes de l'Être divin, côtoyant de
fort près le Panthéisme. L'hérésie latente de cette œuvre ne fut découverte
que lorsqu'elle eut été développée par les Amauriens ; le livre fut alors
condamné par Honorius III, en 1225, près de quatre siècles après sa
publication. Le
Nominalisme, de son côté, considérait l'individu comme la substance
fondamentale ; les universaux ne sont que des abstractions, des concepts
mentaux de qualités communes à des individus, sans autre réalité que le son
des mots qui les traduisent (flatus vocis). Tout comme le Réalisme, manié par
d'audacieux penseurs, allait au Panthéisme, le Nominalisme amenait par degrés
ses adeptes à reconnaître l'originalité de l'individu et à tomber finalement
dans l'Atomisme. Les
deux écoles rivales prirent nettement position, pour la première fois, au
début du xii• siècle ; Roscelin, le maitre d'Abélard, était le chef des
Nominalistes, tandis que Guillaume de Champeaux était à la tête des
Réalistes. La discussion se poursuivit dans les écoles avec une âpreté
toujours plus vive, bien qu'aucun des deux partis n'osât pousser ses théories
jusqu'à leurs conclusions extrêmes. Le Réalisme triompha finalement, sous une
forme modifiée, grâce à l'autorité suprême d'Albert le Grand et de Thomas
d'Aquin. Duns Scot était Réaliste, mais se séparait de Thomas d'Aquin sur le
problème de l'individuation, et les Réalistes se divisèrent en deux factions
opposées, Thomistes et Scotistes. Tandis qu'ils étaient ainsi affaiblis par
des dissensions, Guillaume d'Ockham faisait revivre le Nominalisme, qui
devint plus audacieux que jamais. L'hostilité séculaire entre Dominicains et
Franciscains porta les Ordres à se ranger sous des bannières différentes ;
Ockham, en prenant la défense de Louis de Bavière contre la papauté, fit
adopter à la nouvelle école de Nominalistes ses idées sur les relations de
l'Église et de l'État. Les
écoles continuèrent à retentir de l'éclat des controverses, qui parfois
s'échauffaient au point que les coups suppléaient à l'insuffisance des
raisons ; on rapporte même qu'il y eut jusqu'à des meurtres. Sous Pierre
d'Ailly et Jean Gerson, l'Université de Paris fut nominaliste. Avec la
domination anglaise, les Réalistes triomphèrent et chassèrent leurs
contradicteurs, qui revinrent seulement lorsque la monarchie française fut
restaurée. En 1465 surgit, à l'Université de Louvain, une lutte qui dura dix
ans, au sujet de diverses propositions émises par Pierre de la Rive et
concernant le Destin et la Providence divine. Les sectes rivales prirent
parti dans le conflit ; l'Université de Paris- intervint ; les Nominalistes
triomphèrent en condamnant Pierre de la Rive, et les Réalistes se vengèrent
en obtenant de Louis XI un édit qui interdisait de professer les doctrines
nominalistes à l'Université et dans toutes les écoles du royaume ; tous les
livres nominalistes furent enfermés dans des coffres scellés et y demeurèrent
jusqu'en 1481. Un moment, on persuada à Louis de rappeler son édit et
l'Université eut la joie de reconquérir sa liberté. Un incident tragique déjà
rapporté par nous, le procès de Jean de Wesel, et la mort de l'accusé dans sa
prison, montrent avec quelle aisance les ardents scolastiques prétendaient
venger la foi en satisfaisant leurs rancunes. Le narrateur contemporain du
procès affirme que la persécution fut provoquée par l'hostilité des Réalistes
dominicains contre le Nominalisme de la victime, et il déplore la rage qui
pousse les Thomistes à considérer quiconque nie l'existence des universaux
comme coupable de péché contre le Saint-Esprit, comme traitre à Dieu, à la
religion chrétienne, à la justice et à l'État. Les
annales des écoles sont pleines de faits qui montrent comment l'audace des
controverses logiques conduisait le scolastique aux subtilités les plus
périlleuses touchant les menus détails de la théologie, et avec quelle
finesse les défenseurs de la foi discernaient tout ce dont une ingéniosité
perverse pouvait tirer une présomption d'hérésie. Duns Scot ne leur échappa
pas, non plus que Thomas Bradwardine ; Guillaume d'Ockham et Buridan furent
associés dans une même condamnation prononcée par l'Université de Paris, dont
Buridan avait été recteur. Il était impossible de tracer une ligne de
démarcation nette entre la philosophie et la théologie, qui s'attachait à
définir tous les éléments des mondes visible et invisible, et l'on dénonçait
sans cesse, non sans raison, les intrusions continuelles des philosophes sur
le domaine des théologiens. Quand leurs assertions audacieuses étaient
insuffisamment orthodoxes, les philosophes cherchaient à se défendre en
déclarant que, d'après les méthodes philosophiques, la religion catholique
était erronée et fausse, mais qu'en tant qu'objet de foi, elle était vraie et
qu'ils y adhéraient en conséquence. Ce raisonnement ne faisait que gâter les
choses, car, ainsi que le remarquaient les autorités, il impliquait la coexistence
de deux vérités inconciliables et contradictoires. On ne se contentait pas de
faire appel à ces scrupules d'orthodoxie pour condamner de vains sophismes,
tels que la conception d'une ligne longue d'un pied et n'ayant pourtant ni
commencement ni fin, ou la possibilité de trouver en Angleterre un tout dont
toutes les parties sont à Rome, sottises qu'eut à juger l'Université de
Louvain en 1447, — ou encore des doctrines telles que celles de Jean Fabre,
condamnées par l'Université de Paris en 1463, d'après laquelle toute partie
d'un homme est un homme, un seul homme constitue l'infinité des hommes, aucun
homme ne se corrompt jamais, bien qu'un homme se corrompe parfois,—
propositions au fond desquelles se cachait la possibilité d'une évolution
vers l'hérésie, — ou encore l'absurdité grammaticale, plus innocente encore,
semble-t-il, consistant à ne voir aucune différence entre « le pot bout »
et « pot, tu bous », absurdité qui, dit Érasme, était tenue pour un
infaillible indice d'impiété. Les philosophes n'étaient pas satisfaits tant
qu'ils n'avaient pu démontrer par la logique les plus profonds et les plus
sacrés mystères de la théologie, et, si zélés qu'ils fussent dans leur foi,
l'intrusion de la raison dans les domaines du dogme semblait, non seulement
une ingérence indiscrète, mais encore une menace grosse de conséquences
terribles. Alors que les philosophes arabes discutaient au sujet de la nature
et de l'opération de la Divine Sagesse, Maimonide intervint avec son
tranquille bon sens, en disant : « Essayer de comprendre la Sagesse Divine,
c'est, pour nous, comme si nous essayions d'être Dieu lui-même, afin que
notre perception devint semblable à la sienne... Il nous est absolument
impossible d'atteindre à ce genre de perception. Si nous pouvions nous
l'expliquer à nous-mêmes, nous posséderions l'intelligence qui nous donne ce
genre de perception. » Cependant d'ambitieux scolastiques, et aussi des
docteurs en théologie parfaitement orthodoxes, refusaient d'admettre que le
fini ne pût saisir l'infini, et leur orgueil de logiciens éveillait assez
naturellement la jalousie des hommes qui considéraient comme leur privilège
exclusif la garde du Saint des Saints et l'explication de la volonté de Dieu
à l'humanité. Ce sentiment trouve son expression dès 1201, dans l'histoire
d'un savant docteur, Simon de Tournai, qui prouva, par d'ingénieux arguments,
le mystère de la Trinité, puis, enorgueilli par les applaudissements de ses
auditeurs, se vanta de pouvoir, s'il lui plaisait de se montrer pervers,
ruiner la doctrine par des arguments plus solides encore ; propos téméraires
dont il fut immédiatement puni, car il fut frappé de paralysie et d'idiotie.
On ne pouvait guère se fier à la retenue de semblables controversistes ; on
pouvait encore moins compter que l'intervention céleste dût toujours leur
envoyer un avertissement aussi salutaire. L'audace
de ces téméraires intrus, pénétrant sur le domaine sacré du dogme, s'accrut
démesurément quand parurent, dans le second quart du une siècle, les œuvres
d'Averroès, qui menaçaient réellement de pervertir la pensée chrétienne. Entre
les mains des commentateurs arabes, le théisme d'Aristote devint un
matérialisme transcendant, porté à sa plus haute expression par le dernier
d'entre eux, Ibn Roschd ou Averroès, qui mourut en 1198. D'après le système
d'Averroès, la matière a existé de tout temps, ce qui rend impossible la
doctrine de la Création. L'univers consiste en une hiérarchie de principes
éternels, primordiaux et autonomes, vaguement liés à une unité suprême. Un de
ces principes est l'Intellect actif, qui se manifeste sans cesse et constitue
la conscience perpétuelle de l'humanité. C'est là l'unique forme
d'immortalité. Comme l'âme de l'homme est un fragment d'un tout collectif,
fragment détaché temporairement pour animer le corps, cette âme est absorbée
à nouveau, après la mort, dans l'Intellect actif de l'univers. Par suite, il
n'y a ni récompenses ni châtiments, ni sentiments, mémoire, sensibilité,
amour ou haine après la mort. Le corps périssable a le pouvoir de se
reproduire et jouit ainsi d'une immortalité matérielle dans ses descendants ;
mais seule l'humanité collective est immortelle. Aux yeux de gens qui
s'étaient faits, du Paradis et de la Résurrection, une conception aussi
matérielle que le Swarga des Brahmanes ou les cieux Kama Loka
des Bouddhistes, cette immortalité collective et immatérielle équivalait
virtuellement à l'annihilation, comme le Moksha et le Nirvana ;
aussi les Averroïstes furent-ils universellement stigmatisés comme
matérialistes. De
semblables théories entraînaient nécessairement l'indifférentisme le plus
absolu touchant les formules religieuses ; cependant, une crainte salutaire
du fanatisme musulman, alors naissant, dont Averroès n'avait pu éviter
entièrement les atteintes, le rendit prudent dans ses attaques contre la foi
établie. « La religion spéciale des philosophes consiste, dit-il, à étudier
ce qui existe, car le culte le plus sublime qu'on puisse rendre â Dieu est la
contemplation de ses œuvres, qui nous conduit â connaître le Créateur dans
toute sa réalité. C'est M, aux yeux de Dieu, la plus noble des actions,
tandis que la plus vile est d'accuser d'erreur ou de présomption celui qui
rend à la divinité ce culte, plus noble que tout autre, celui qui adore Dieu
selon cette religion, la meilleure de toutes les religions. » En même temps,
il acceptait les religions établies comme un excellent instrument de
moralisation. Quiconque sème parmi un peuple des doutes touchant la foi
nationale est un hérétique, qu'il faut punir comme tel en appliquant les
peines édictées par la loi. L'homme sage ne proférera pas une 'parole hostile
la religion nationale et évitera tout particulièrement de parler. de Dieu à
la foule d'une manière équivoque. Quand plusieurs religions se trouvent en
conflit, il convient de choisir la plus noble. Ainsi toutes les religions ont
une origine humaine ; le choix entre elles est une question d'opinion ou de
bonne politique ; mais cette bonne politique, à défaut de tout autre mobile,
dut empêcher Averroès de prononcer la phrase qui lui est communément
attribuée : « La foi chrétienne est impossible ; la foi judaïque est une
religion d'enfants ; la foi de l'Islam est une religion de pourceaux ». Il est
encore plus difficile d'accorder quelque crédit à la tradition courante qui
lui attribue le fameux mot sur Moise, Jésus-Christ et Mahomet, « ces
trois imposteurs qui ont leurré la race humaine ». Cette assertion
devint une formule commode, à l'aide de laquelle l'Église terrifia les
fidèles, en l'attribuant successivement à tous les adversaires qu'elle
voulait discréditer. Thomas de Cantimpré en impute la paternité à Simon de
Tournai, dont l'attaque de paralysie, en 4201, aurait été provoquée par cette
impiété. En Ire, Grégoire IX, lorsqu'il accusa Frédéric II à la face de
l'Europe, n'hésita pas à affirmer que l'empereur était l'auteur de ce propos,
accusation que Frédéric se hâta de démentir de la façon la plus solennelle.
Un Dominicain renégat, nommé Thomas Scot, qui fut condamné et emprisonné en
Portugal, passait pour avoir proféré ce blasphème, parmi d'autres propos du
même genre. Cette phrase surnagea ainsi pendant des siècles, si bien qu'on en
vint à croire généralement à l'existence d'un livre impie intitulé De
Tribus Impostoribus, dont la paternité fut attribuée successivement à
Petrus de Vineis, à Boccace, au Pogge, à Machiavel, à Érasme, à Servet, à
Bernardino Ochino, à Rabelais, à Pierre l'Arétin, à Etienne Dolet, à
Francesco Pucci, à Muret, à Vanini et à Milton. Vainement la reine Christine
de Suède th rechercher ce livre dans toutes les bibliothèques d'Europe ;
l'ouvrage demeura introuvable, jusqu'au jour où, au XVIIIe siècle, divers
écrivains de bas étage publièrent des volumes ainsi intitulés pour satisfaire
la curiosité publique[1]. Pourtant,
c'est peut-être à Frédéric II qu'est due l'introduction de l'Averroïsme dans
l'Europe centrale. En Espagne, la doctrine était à tel point dominante que,
vers 1260, Alphonse X classe les hérésies en deux catégories principales,
dont la plus pernicieuse est celle qui nie l'immortalité de l'âme et les
récompenses et châtiments futurs. En 1291, on voit le concile de Tarragone
ordonner de punir• quiconque ne croit pas à l'autre vie. Ce fut de Tolède que
sortit Michel Scot, lorsqu'il alla porter ses traductions d'Aristote et
d'Averroès à la cour de Frédéric. Il trouva le plus chaleureux accueil auprès
de l'empereur, qu'une insatiable soif de connaissances et un médiocre respect
pour les formules inclinaient vers ces sources de la philosophie nouvelle. Ce
furent probablement ces traductions qui constituèrent le bagage
d'aristotélisme que Frédéric distribua aux universités d'Italie. Hermannus
Alemannus continua à Tolède l'œuvre de Michel et apporta des traductions
d'autres ouvrages à Manfred, héritier des goûts paternels ; si bien que, vers
le milieu du siècle, les principaux travaux d'Averroès étaient mis à la
portée de tous les lettrés. Le
fléau de ces idées se propagea avec une rapidité presque incroyable. Dès 1243,
Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris, et les maîtres de l'Université,
condamnèrent une série d'erreurs scolastiques, qui, pour n'être pas nettement
entachées d'Averroïsme, dénotaient, par leur audacieuse indépendance,
l'influence naissante de la philosophie arabe. En 1247, le légat papal Otto,
évêque de Frascati, condamna Jean de Brescain en raison de certaines
spéculations hérétiques concernant la lumière et la matière ; Jean lut banni
de Paris, avec défense de professer, de soutenir des controverses ou de vivre
en un lieu où se trouvait un collège. A la même époque, un certain maitre
Raymond, qui avait été emprisonné en raison de ses opinions erronées, fut
pris en flagrant délit de rébellion et emprisonnée nouveau sur l'ordre de
l'Université. On défendit désormais aux logiciens de discuter théologie et
aux théologiens de s'occuper de logique, pratique qui devenait habituelle
parmi ces gens. Cette mesure fut peu efficace, de même que les efforts
d'Albert le Grand et de Thomas d'Aquin, qui consacrèrent toute la finesse de
leur dialectique à enrayer la propagation de ces doctrines dangereuses.
Bonaventure dénonça également la philosophie téméraire qui niait
l'immortalité de l'âme et affirmait l'unité de l'intelligence et l'éternité
de la matière, — ce qui montre que les Dominicains et les Franciscains
savaient s'unir pour combattre un ennemi commun. En 1270, l'évêque de Paris,
Étienne Tempier, fut appelé à condamner une série de treize erreurs,
nettement entachées d'Averroïsme, qui trouvèrent des défenseurs dans les
rangs des scolastiques. Ces doctrines affirmaient que l'intelligence de tous
les hommes est identique et une dans la pluralité, que la volonté humaine est
dirigée par la nécessité, que le monde est éternel et qu'il n'y a jamais eu
de premier homme, que l'âme se corrompt avec le corps et n'est pas atteinte
par le feu matériel, que Dieu ne connaît pas les choses personnelles aux
individus, qu'il ne tonnait que sa propre essence et ne peut donner
l'immortalité et l'incorruptibilité à ce qui est mortel et corruptible. Cette
condamnation ne réussit pas mieux que les tentatives antérieures. En 1277, on
jugea nécessaire d'invoquer l'autorité de Jean XXI, en vertu de laquelle
l'évêque Tempier condamna une liste de neuf cent dix-neuf erreurs, pour la
plupart identiques à celles qu'il avait déjà condamnées, ou tirées, par
déduction, de ces propositions et tendant à édifier en système le
matérialisme et le fatalisme. Les audacieux progrès accomplis par la pensée
libre apparaissent dans l'antagonisme nettement défini entre la philosophie
et la théologie. D'après cette doctrine, en effet, le philosophe doit nier la
création du monde, puisqu'il ne s'appuie que sur des causes naturelles, mais
le croyant peut affirmer la création, parce qu'il fait appel à des causes
surnaturelles ; les dires des théologiens sont fondés sur des fables et la
théologie est une étude qui ne mérite pas qu'on s'y attache, car les
philosophes sont les sages et la foi chrétienne entrave les progrès du
savoir. La prière est naturellement inutile ; l'homme sensé ne saurait se
préoccuper de sa sépulture ; mais on peut pratiquer la confession pour sauver
les apparences. La théorie averroistique de l'univers et des sphères célestes
était reproduite intégralement, ainsi que l'influence directrice des astres
sur la volonté et la destinée des hommes, hérésies qui coûtèrent cher, ainsi
qu'on l'a vu, à Pierre d'Abano et à Cecco d'Ascoli. En outre, on trouve dans
cette série de propositions la doctrine que, tous les trente-six ans, les
corps célestes reviennent aux mêmes positions relatives, entraînant la
répétition de la même série d'événements. Vers la
même époque, l'archevêque de Canterbury, Robert Kilwarby, associé aux maitres
d'Oxford, condamna certaines erreurs provenant évidemment de la même source,
mais n'affirmant pas le matérialisme d'une façon aussi absolue. Cette
condamnation fut confirmée, en 1284, par l'archevêque Peckham ; mais les
seuls châtiments édictés étaient, pour le maitre, la déposition, et, pour
l'étudiant, l'expulsion avec incapacité de promotion. Ces articles furent
joints à ceux qu'avait condamnés l'évêque Tempier, et l'ensemble reçut une
publicité fort étendue, à en juger par le nombre des manuscrits où figurent
ces doctrines. On continua à y voir une source de réels dangers pour
l'Église, comme l'atteste l'habitude, conservée pendant les Ive et Iule
siècles, d'imprimer ces articles à la Sn du quatrième livre des Sentences ;
on les trouve aussi dans une édition de Thomas d'Aquin, une de Duns Scot et
une de Bonaventure. Pourtant,
après la mort de l'évêque Tempier, ces articles soulevèrent des plaintes
nombreuses ; on leur reprocha de gêner la liberté de la discussion, et un
débat considérable s'engagea à ce sujet. En fait, il était presque impossible
qu'une si longue liste d'erreurs, dont beaucoup n'étaient guère
compréhensibles que pour un esprit habitué à la scolastique, n'empiétât pas
sur des doctrines tenues pour orthodoxes par une théologie devenue d'une
complexité inaccessible à l'intelligence et à la mémoire des esprits moyens.
On fut extrêmement troublé de constater que certains des articles attaquaient
des positions défendues par Thomas d'Aquin lui-même ; d'autres étaient
contredits par Guillaume d'Ockham et Jean de Poilly. D'ailleurs, les périls
qui menaçaient la situation du savant théologien au milieu de cette guerre de
dialectique apparaissent dans l'aventure du Doctor Fundatissimus,
Egidio Colonna, plus souvent désigné sous le nom d'Egidio da Roma. Il n'y
avait pas de plus ardent ni de plus actif adversaire de l'Averroïsme, et la
liste, dressée par lui, des erreurs de cette doctrine continua longtemps à
servir de base aux condamnations dont elle fut l'objet. Pourtant, il
traduisit un commentaire sur Aristote et, en 1285, fut accusé, à Paris,
d'entretenir certaines des erreurs condamnées en 1277. Après des discussions
prolongées, l'affaire fut portée devant le Saint-Siège, et Honorius IV
renvoya le prévenu devant l'Université de Paris, chargée de prononcer. Egidio
réussit à rentrer si bien en grâce que Philippe le Bel, dont il avait été le
précepteur, le présenta comme candidat au grand archevêché de Bourges. A la
fin du une siècle et au commencement du live, le personnage le plus notoire,
dans la lutte contre Averroès, est Raymond Lulle, que Renan appelle fort
heureusement le héros de cette croisade ; mais le lullisme fut une
manifestation si importante qu'il conviendra de l'étudier spécialement plus
loin. Aucun effort ne réussit à détruire cette philosophie qui offrait tant
d'attraits aux énergies renaissantes de la pensée humaine. Il se forma une
école avouée d'averroïstes, dont les doctrines, introduites vraisemblablement
par Pierre d'Abano à l'Université de Padoue, y régnèrent souverainement
jusqu'au IVID, siècle. L'Université de Bologne les adopta également. Jean de
Jandun, le collaborateur de Marsilio de Padoue, fut un averroïste dissident,
comme le furent aussi Walter Burleigh, Buridan, et les disciples d'Ockham.
Jean de Baconthorpe qui mourut, en 1348, général des Carmes, se targuait du
titre de Prince des Averroïstes, et, par lui, la philosophie réprouvée
devint traditionnelle dans l'Ordre. Ces hommes pouvaient se dissimuler à eux-mêmes
la dangereuse irréligion qui se cachait au fond de leurs théories favorites ;
mais quand ces croyances, se répandant dans le peuple, se dépouillèrent de la
subtile dialectique des écoles, elles aboutirent 'à un matérialisme peu
équivoque. Dante nous décrit la partie de l'Enfer où se trouve « le
cimetière de ceux qui, avec Épicure et tous ses disciples, veulent que l'âme
meure en même temps que le corps ». (Inferno, X.) Le
nombre des personnages qu'il place en ce lieu montre que l'Averroïsme, sous
sa forme la plus franche, était ouvertement professé par des hommes haut
placés. Certaines affaires jugées par les Inquisitions de Carcassonne et de
Pamiers, dans les vingt-cinq premières années du lave siècle, attestent que
même dans les basses classes de la société ces croyances n'étaient pas
ignorées. L'indignation de Pétrarque prouve à quel point, vers le milieu du
siècle, cet indifférentisme était à la mode et exagéré dans les provinces
vénitiennes, où certains hommes n'hésitaient pas à tourner le Christ en
ridicule et à considérer Averroès comme la source de toute sagesse. A
Florence, ce même mépris philosophique du dogme était devenu traditionnel, et
Boccace le reflète dans son conte des Trois Anneaux, où le juif Melchisédec,
par une ingénieuse parabole, démontre à Saladin que les trois religions
doivent être placées sur le même plan et ont également droit au respect. En
Espagne, où cependant la philosophie était peu cultivée, la tradition
mauresque semble avoir fait survivre l'averroïsme. Les nobles révoltés qui,
en 1464, présenteront leurs doléances au roi Enrique IV, déclarent ce
souverain suspect en la foi, parce qu'il s'entoure d'ennemis du catholicisme
et de personnages qui, chrétiens de nom, se vantent de ne pas croire à
l'immortalité de l'âme. Ainsi
l'Averroïsme avait réussi à conquérir sa place. C'est un des insondables
problèmes de l'histoire de savoir pourquoi l'Inquisition, si infatigable dans
la répression d'erreurs moins graves, accorda l'impunité à des spéculations
qui, non contentes de saper les fondements de la foi chrétienne, impliquaient
clairement la négation de toutes les doctrines sur lesquelles reposaient la
richesse et la puissance de la hiérarchie. Même l'Université de Paris, si
vigilante gardienne de l'orthodoxie, semble, pendant la fin du XIVe siècle,
s'être abstenue de condamner l'Averroïsme et les conclusions déduites de sa
doctrine, bien qu'elle prît fréquemment des décisions contre de menues
erreurs de théologie scolastique. Pourtant, aux yeux de Gerson, Averroès
était toujours le plus insolent adversaire de la foi, l'homme qui avait
condamné toutes les religions comme mauvaises et la religion des chrétiens
comme la pire de toutes, parce que les fidèles dévorent journellement leur
Dieu ; dans les peintures allégoriques d'Orcagna, de Traini, de Taddeo Gaddi
et de leurs successeurs, Averroès figure généralement comme personnification
de l'incrédulité rebelle. Ce fut
en 1512 seulement que l'Averroïsme fournit son premier martyr, depuis Pierre
d'Abano, dans la personne de Hermann de Ryswick. Celui-ci avait été condamné,
en 4499, pour avoir professé des doctrines matérialistes, affirmant que la
matière est incréée et a toujours existé en même temps que Dieu, que l'âme
meurt avec le corps et que les anges, bons ou mauvais, n'ont pas été créés
par Dieu. Il abjura et fut frappé d'emprisonnement perpétuel ; mais il
s'évada et persista à propager ses erreurs. Il fut arrêté de nouveau en 1512
et l'inquisiteur de La Haye n'hésita pas à le livrer, comme relaps, au bras
séculier ; Hermann fut dûment brûlé. Dans
l'Europe septentrionale, où la théologie scolastique menait une lutte à mort
contre l'Humanisme, une semblable rigueur n'avait rien d'inattendu ; mais les
choses n'allaient pas de même en Italie, où les lettres avaient depuis
longtemps triomphé de la foi. La contagion de la culture, de la philosophie,
du paganisme élégant, avait envahi tous les rangs élevés de la société. Les
divers papes, lettrés et princes temporels plutôt que vicaires du Christ,
fiers d'être les Mécènes des scolastiques, pouvaient négliger les affaires
d'État pour faire brûler de misérables sorcières, mais non pour condamner les
erreurs des philosophes qui ornaient leur cour. Or, si Rome voulait rester maitresse
du monde sous le règne de la Renaissance des lettres, elle n'avait pas le
droit de se montrer négligente dans la répression des aspirations et des
spéculations chères aux scolastiques et aux philosophes[2]. La bataille s'était livrée, et
avait été perdue, dans l'affaire de Lorenzo Valla. Il est vrai que Lorenzo
composa sa critique agressive de la Donation de Constantin vers 1440, à
Naples, alors qu'Alphonse Ier était en conflit avec Eugène IV. Pourtant,
comme il ne se contenta pas de faire table rase des principes sur lesquels
était fondé le pouvoir temporel, mais qu'il affirma que la papauté devait
être frustrée de ce pouvoir, l'impunité dont il jouit est un remarquable
indice .de la liberté de langage permise à cette époque. Ce fut d'une autre
cause que naquirent ses ennuis ; encore y eût-il probablement échappé s'il
n'avait été d'un naturel querelleur et s'il ne s'était impitoyablement
acharné à. couvrir de ridicule l'horrible jargon des écoles et même des
premiers humanistes. Il se créa assez d'ennemis pour qu'on complotât sa ruine
à la cour de Naples, où Alphonse avait étudié le latin sous sa direction, et
il procura bientôt à ses adversaires l'occasion favorable. Il avait engagé un
débat avec un prêtre ignorant qui affirmait que le Symbole était l'œuvre des
Apôtres, et la discussion s'étendit à l'authenticité des relations entre le
Christ et le roi Abgar d'Édesse. Valla afficha une liste des propositions
attaquées et loua une salle où il comptait défendre ses idées contre tout
venant ; mais ses ennemis obtinrent du roi l'interdiction de la controverse.
Valla afficha alors à la porte de la salle ce triomphant distique : Rex
pacis miserans sternendas Marte Phalanges. Victoria
cupidum continuit gladium. A ce
moment, l'Inquisition intervint ; mais Alphonse, en vertu des prérogatives de
la couronne de Naples, mit un terme à la persécution et Valla fut seulement
obligé de prononcer une déclaration générale affirmant qu'il croyait ce que
croyait sa Sainte Mère l'Eglise, déclaration dont la sincérité apparut
'quand, attaqué sur un détail de dialectique, il se défendit en disant : « En
cela aussi, je crois ce que croit notre Mère l'Église, bien que notre Mère
l'Église n'y connaisse rien ». En 1443, après la réconciliation
d'Alphonse et d'Eugène, Valla voulut aller à Rome, mais ne put y réussir. La
voie lui fut ouverte lorsqu'à l'ami des moines, Eugène, eut succédé
l'humaniste Nicolas V. Nicolas, non content de lui faire bon accueil, lui
donna une place au nombre des secrétaires apostoliques et lui fit verser une
gratification de cinq cents ducats pour sa traduction de Thucydide. Calixte
III lui accorda une prébende dans l'église pontificale de Saint-Jean de
Latran, où Valla fut glorieusement enterré. En fait, on respectait si peu, à
cette époque, les sujets les plus sacrés qu'Æneas Sylvius rapporte avec
admiration, comme exemple de l'ingéniosité d'Alphonse, l'incident suivant. Un
jour que le roi était las d'écouter le sermon d'un Dominicain sicilien, Frit
Antonio, sur diverses questions relatives à l'Eucharistie, il posa au prédicateur
cette déroutante question : « Un homme enferma une hostie consacrée dans
un vase d'or ; un mois plus tard, ouvrant le vase, il ne trouva plus qu'un
ver ; or, ce ver ne pouvait s'être formé, sans germe, de l'or pur ou des
ornements qui s'y trouvaient ; donc il était né du corps du Christ ; mais, de
la substance de Dieu ne peut procéder que Dieu ; donc le ver était Dieu ».
Dans une telle atmosphère morale, ce fut bien inutilement que le Pogge,
ennemi de Lorenzo, ridiculisé et injurié sans pitié par celui-ci, déclara
qu'il fallait combattre par le feu plutôt que par des arguments les erreurs
de l'audacieux critique touchant la nature de Dieu et le vœu de chasteté. Le
commentaire de Valla sur le Nouveau Testament, dans lequel l'auteur
corrigeait les fautes de la Vulgate en se référant au texte grec, bien que
mis plus tard à l'Index par Paul IV, en 1559, ne fut pas condamné lors de sa
publication. Nicolas V vit l'œuvre, Bessarion y collabora, Nicolas de Cuse en
demanda un exemplaire et Érasme la publia, en 4505, avec des éloges
enthousiastes, sous le patronage de Christophe Fischer, protonotaire
apostolique. Nous savons par Bacon à quel point était altéré le texte de la
Vulgate ; la tentative de Valla pour amender ce texte rencontra de grands
obstacles ; mais, dans sa controverse avec le Pogge, il remporta la victoire
et, depuis ce jour, le droit de corriger le texte fut reconnu[3]. Désormais,
en Italie, les scolastiques, si hérétiques qu'ils 568 fussent, n'avaient
guère sujet de trembler. La tolérance ainsi accordée aux plus audacieuses
spéculations est un ample sujet de méditation lorsqu'on songe qu'a ce moment
même les Franciscains et les Dominicains s'efforçaient tumultueusement de
s'envoyer au bûcher, au sujet de l'infime question de savoir si le sang du
Christ, répandu pendant la Passion, était, ou non, resté sur le sol. Il est
vrai qu'en tes l'inquisiteur lombard Jacopo da Brescia condamna à la
dégradation et à. l'emprisonnement perpétuel le Dr Zanino da Solcia, chanoine
de Bergame, qui entretenait des théories extravagantes, déclarant que la fin
du monde était proche, que Dieu avait créé un autre monde peuplé d'êtres
humains, de sorte qu'Adam n'était pas le premier homme. Ce même Zanino
partageait aussi certaines doctrines d'Averroès : c'était le pouvoir des
astres et non l'amour de l'humanité qui avait mené le Christ à la croix, et
Jésus, Moïse et Mahomet gouvernaient à leur gré le genre humain. Mais Pie II,
en confirmant la sentence, l'atténua avec l'intention évidente de remédier,
un jour, au zèle excessif de l'inquisiteur. Il intervint également quand
l'Inquisition eut condamné un haut fonctionnaire d'Udine, coupable de nier
virtuellement l'immortalité en prétendant que le sang constitue l'âme ; la
sentence fut révoquée et on offrit au criminel la facilité d'échapper au
châtiment de son hérésie en reconnaissant publiquement l'erreur. Cependant
Pie II montrait son orthodoxie en réprouvant la faiblesse d'Eugène IV à
l'égard de Braccio da Montone, le condottiere seigneur de Pérouse, infidèle
avéré, qui était mort en 1424 au siège d'Aquila et dont le cadavre avait été
porté à Rome et jeté en terre non consacrée, jusqu'au jour où Eugène l'avait
fait transférer et ensevelir avec honneur dans la cathédrale de Pérouse. Un
cas plus remarquable encore fut celui de Gismondo Malatesta, seigneur de
Rimini. C'était un homme de haute culture, ardent adepte de la nouvelle
philosophie, qui manifesta son zèle en apportant du Péloponnèse et en
enterrant dans la cathédrale de Rimini, avec une inscription élogieuse,
Gemistus Plethon, le fondateur à demi païen d'une nouvelle religion
philosophique. Tout cela aurait peut-être échappé à la répression, si
Gismondo n'avait pas ambitieusement tenté d'agrandir ses domaines aux dépens
des territoires pontificaux. Dans la querelle qui s'engagea alors, son
hétérodoxie servit de cible aux attaques. En 1461, Pie II le condamna comme
hérétique niant l'immortalité de l'âme, et, à défaut du coupable en personne,
le brûla en effigie devant la foule de Rome. Cette exécution eut si peu
d'effet que les Vénitiens demeurèrent les alliés de Gismondo et que l'évêque
de Trévise faillit perdre son siège, pour avoir publié la sentence papale.
Une croisade menée, en 1463, par le cardinal de Theane et Federigo d'Urbin,
eut un meilleur succès ; Gismondo, dépouillé de presque tous ses domaines,
dut demander humblement la paix. On se soucia si peu de son hérésie, à ce
moment, qu'on lui permit d'abjurer par la bouche d'un délégué et qu'on le
réconcilia en lui infligeant la dérisoire pénitence du jeûne au pain et à
l'eau, tous les vendredis. En
somme, comme le déclare amèrement Grégoire de Heimburg, il était moins
dangereux de discuter le pouvoir de Dieu que celui des papes. C'est ce que
prouva péremptoirement la persécution menée par Paul Il contre l'Académie.
570 Pie II avait réuni, à la Curie, un collège de soixante abréviateurs,
chargés de rédiger les brefs pontificaux. Ces fonctions devinrent un refuge
pour les gens de lettres besogneux. Platina, le biographe des papes, qui
faisait partie de ce corps, rapporte que philosophes et théologiens avaient
coutume de discuter sur la nature de l'âme, l'existence de Dieu, les essences
distinctes et autres sujets analogues ; il cherche à pallier le mauvais renom
que leur avaient valu ces controverses en disant que le peuple confondait la
recherche de la vérité avec le doute hérétique. Le peuple avait probablement
lieu de se scandaliser de voir de semblables débats s'engager entre des
fonctionnaires pontificaux ; le scandale ne fit que croître lorsque Pomponio
Leto fonda, en l'honneur de Platon, une Académie composée des principaux
humanistes ; ceux-ci honoraient leur chef du titre dé Pontifex Maximus,
offraient des sacrifices lors de l'anniversaire de la fondation de Rome et
abandonnaient leurs noms de baptême pour prendre des noms classiques.
Pomponio, lui, se refusait à étudier aucun auteur postérieur à l'âge d'or de
la littérature latine, rejetant ainsi avec dédain les Écritures et les Pères
; il s'agenouillait quotidiennement devant un autel dédié à Romulus. Les
prescriptions de l'Église étaient négligées avec une sorte d'ostentation ; on
rapportait que les philosophes traitaient ouvertement Moise d'imposteur,
Jésus-Christ de séducteur du peuple, Mahomet d'homme de génie qui avait
attiré à lui les nations. Toutes
ces erreurs auraient été pardonnables, si ces ardents humanistes avaient
supporté avec résignation le retrait de la protection papale. Un des premiers
actes de Paul II fut le renvoi d'un certain nombre d'humanistes nommés par
Pie II au collège des abréviateurs, à la suite de fâcheuses rumeurs de
vénalité et d'extorsion. Les gens de lettres, dont beaucoup avaient acheté
leur charge, s'indignèrent de se voir ainsi privés de leurs moyens
d'existence ; on leur promettait bien de leur rembourser les sommes versées
par eux, mais l'état du trésor papal ne-contribuait pas à leur donner
l'espoir que cette promesse tilt jamais tenue. Platina poussa la hardiesse
jusqu'à demander au pape de faire juger leurs droits par les Auditeurs de
Rote ; sa requête fut rejetée en termes formels. Ces lettrés avaient un
sentiment si exagéré de leur importance que Platina eut alors l'incroyable
audace d'écrire à Paul, en le menaçant de faire appel aux princes de la
Chrétienté pour obtenir la convocation d'un concile à ce sujet. Depuis
Constance et Bâle, il était périlleux de prononcer le mot de concile à portée
de l'oreille d'un pape ; Platina fut promptement arrêté, sous l'accusation de
haute trahison, et jeté dans une prison où il languit dans les chaînes et
sans feu pendant quatre mois d'hiver ; après quoi il fut relâché à la prière
du cardinal Gonzague. Tout cela ne devait pas vraisemblablement rétablir
l'harmonie entre Paul et les humanistes ; on imagine sans peine avec quelle
libéralité ces derniers mirent en circulation des épigrammes et des satires
dirigées contre le pape ; la brèche s'élargit de plus en plus. Mais si l'on
laissa mourir de faim les gens de lettres, on ne les molesta pas, jusqu'au
jour où, au début de 1468, Paul apprit que les membres de l'Académie ourdissaient
un complot pour le mettre à mort et pour tuer tous les prêtres de la ville. Il
n'était pas impossible que l'admiration extravagante de l'antiquité aboutît à
un effort pour restaurer la liberté romaine ; la situation de l'Italie était
telle qu'un semblable projet pouvait causer de grands désordres. Paul,
vivement alarmé, fit emprisonner les' conspirateurs suspects. Le malheureux
Platina, qui se trouvait parmi eux, a raconté les incessantes tortures
auxquelles, pendant deux jours, on soumit une vingtaine de ces malheureux,
tandis que Pomponio, alors à Venise, était tramé à Rome comme un nouveau
Jugurtha. On ne découvrit aucune preuve de trahison ; mais on tint les
accusés en suspens pendant un an, et, afin de donner à l'affaire quelque
couleur da raison, vu les controverses qu'elle avait suscitées partout, on
les accusa d'hérésie, de disputes relatives à l'immortalité de l'âme et
d'adoration de Platon. La mansuétude avec laquelle on envisageait ce genre
d'erreurs appareil dans ce fait qu'ils furent finalement acquittés du chef
d'hérésie ; bien que Paul interdit l'étude des poètes païens dans les écoles
et abolit l'Académie en prohibant même d'en mentionner le nom, son
successeur, Sixte IV, protecteur des lettres, autorisa la restauration de
l'Académie et lorsqu'il fonda la bibliothèque du Vatican, nomma Platina
bibliothécaire[4]. La
tolérance dont jouissait ainsi le paganisme de ces enthousiastes adeptes de
la Renaissance littéraire produisit, parmi eux, une curieuse déviation du
sentiment religieux, qui, tout en n'exerçant pas un si grand attrait sur la
masse de la population, n'était pas moins dangereuse pour la foi que les
doctrines exterminées par Pierre Martyr et François Borel. Le platonicien
Marsile Ficin se considérait évidemment, et était universellement considéré
comme un des champions du christianisme et comme le plus digne fils de
l'Église ; pourtant, il tenait une lampe allumée en l'honneur de Platon,
qu'il nommait souvent un Moïse de langue grecque. Il plaçait au même niveau
toutes les religions. Le culte des dieux de l'antiquité païenne était le
culte du vrai Dieu, et non, comme le pensait l'Église, l'adoration des
démons. Marsile voyait, dans les Champs-Élysées, le Paradis et dans l'Hadès
le Purgatoire. Zoroastre. Orphée, Hermès Trismégiste, Socrate, Platon et Virgile
étaient des prophètes sur le témoignage desquels il s'appuyait pour prouver
la divinité du Christ. Le Criton confirme l'Évangile et contient les éléments
de la religion. Mème les néo-platoniciens, Plotin. Proclus et Jamblique, sont
représentés par lui comme les défenseurs de la foi qu'ils combattirent si
ardemment de leur vivant. Pour des doctrines bien moins redoutables que
celles-là, des centaines d'hommes avaient été mis en demeure de choisir entre
la rétractation et le bûcher ; mais Marsile fut honoré comme une des lumières
de son temps. Il est vrai qu'il évita les erreurs de l'Averroïsme ; mais
comme ces erreurs étaient également tolérées, son impunité ne fut pas due à
cette cause. Tout en admettant l'importance de l'astrologie, il estimait que
les astres n'ont pas de puissance par eux-mêmes ; ils ont simplement la
valeur d'indices, et s'ils annoncent l'avenir par leurs révolutions
régulières, c'est une preuve que les affaires humaines ne sont pas
abandonnées au hasard, mais sont dirigées par une Providence. Aussi le
caractère de l'homme, s'il est affecté par la position des astres à l'heure
de sa naissance, est bien plutôt le résultat de l'hérédité et de l'éducation.
De tous les témoignages que fournit Marsile sur la confusion et le
bouleversement des idées religieuses pendant la Renaissance, le plus curieux
est peut-être une lettre adressée à Eberhard, comte de Würtemberg, dans
laquelle il prouvait gravement qu'il ne convient pas d'adorer le soleil comme
Dieu. A certains égards, il était plus orthodoxe que la plupart de ses
confrères de la Renaissance, car il croyait à l'immortalité de l'aine et la
défendit dans un laborieux traité ; niais il ne put convaincre son disciple
favori, Michele Mercato, et il conclut avec lui une entente : celui des deux
qui mourrait le premier, reviendrait dire à l'autre s'il y avait une vie
future. Un matin, Mercato fut éveillé par le trot d'un cheval et entendit une
voix qui l'appelait ; il courut à la fenêtre et le cavalier lui cria : « Mercato,
c'est vrai ! » Marsile mourait à cette heure même[5]. Un a
communément voulu voir une exception à cette tolérance générale dans le cas
de Matteo Palmiere de Pise, qui aurait été brûlé en 1483 pour avoir soutenu,
dans son poème la Città di Vita, que les Ames des hommes sont les
anges qui restèrent neutres dans la révolte de Satan. En réalité, si
l'Inquisition réprouva ce livre, l'auteur ne fut jamais persécuté ; il reçut
à Florence une sépulture honorable et son portrait, peint par Sandro Botticelli,
fut placé sur l'autel de San Pietro Maggiore. Mais il
n'était pas toujours prudent de trop compter sur la faveur témoignée à
l'Humanisme. C'est ce dont put juger Jean Pic de la Mirandole, la merveille
de son temps, qui, en 1487, à peine Agé de vingt-quatre ans, publia une série
de neuf cents propositions, offrant de les défendre à Rome contre tout
venant, et de payer les frais de voyage des scolastiques qui viendraient, à
cet effet, de pays éloignés. Cette liste était, en fait, un travail de
omni scibiti, comprenant tout ce qu'on pouvait savoir, à l'époque, en
théologie, en philosophie, en science, jusqu'aux mystères de l'Orient. Ce fut
sans doute la présomption du jeune savant qui provoqua l'inimitié et poussa
ses adversaires à mettre en question son orthodoxie il ne fut pas difficile
de trouver, dans un tel amoncellement de définitions, douze ou treize
propositions sentant l'hérésie. Pour nous, dire que la foi est indépendante
de la volonté, parait, en vérité, un truisme ; nous hésiterions peut-être à
décider positivement si le Christ descendit aux enfers en personne ou
simplement en puissance ; nous accorderions peut-être, comme Pic l'affirme,
que le péché mortel, limité et fini, ne saurait comporter un châtiment,
illimité et infini ; mais nous ne nous embarquerions pas volontiers dans ses
abstruses recherches sur le mystère de la transsubstantiation. Ces opinions
spéculatives de l'outrecuidant philosophe furent condamnées comme hérétiques
par les théologiens chargés de les examiner sur l'ordre d'Innocent VIII : «
Ce jeune homme, dit le pape, désire mal finir et se faire brûler quelque
jour, pour devenir, comme tant d'autres, infâme à jamais. » On pressait
Pic de résister et de susciter un schisme ; mais rien n'était plus éloigné de
sa pensée. Il s'enfuit : on supposait qu'il s'était réfugié en Espagne, et
Innocent envoya, en 1487, un bref à Ferdinand et Isabelle, représentant Pic
comme un hérétique rebelle qui, sous prétexte d'excuser ses erreurs, n'avait
fait que les défendre, et devait être arrêté et contraint à la rétractation
en quelque lieu qu'on le découvrit. Finalement, il fut obligé de faire
entière soumission et obtint ainsi d'Alexandre VI, en 1493, une bulle
affirmant son orthodoxie et interdisant à l'Inquisition de le molester. Il
n'avait, d'ailleurs, nullement dessein de prolonger une lutte sans issue
contre le Saint-Siège. Il passa les dernières années de sa vie dans l'étude
assidue de l'Écriture ; il avait projeté, une fois qu'il aurait achevé
certains travaux en cours, de parcourir l'Europe, nu-pieds, en prêchant la
parole du Christ ; puis, changeant de dessein, il résolut d'entrer dans
l'Ordre des Dominicains ; mais tous ses projets, furent ruinés par une mort
prématurée. Une fièvre l'emporta à l'âge de trente-deux ans ; fut gratifié,
dans ses derniers moments, d'une apparition de la Vierge. Il est
piquant de rapprocher de cette rigueur exceptionnelle la tolérance qu'on
témoignait à l'Averroïsme. Sans doute Léon X, au concile de Latran, le 21
décembre 1531, obtint confirmation d'une bulle dans laquelle il déplorait la
propagation de la doctrine, soutenant que l'âme est mortelle et qu'il
n'existe qu'une seule âme, commune à tout le genre humain. Il condamna
également les opinions qui voulaient que la terre fût éternelle et que l'âme
n'eût pas la forme du corps ; en interdisant dans les écoles l'enseignement
de ces théories, il fit spécialement allusion à l'ingénieux artifice employé
par les professeurs et consistant à combattre ces doctrines de façon
équivoque, afin d'amener les auditeurs à la conviction qu'elles étaient
vraies. De plus, en 1510, en nommant inquisiteur général de Lombardie maitre
Leonardo Crivelli, il appelle spécialement l'attention de son subordonné sur
les hommes qui cherchent à connaitre plus de choses qu'il n'est bon d'en
savoir, et qui nourrissent, à l'égard du Saint-Siège, des pensées mauvaises ;
l'inquisiteur punira ces coupables en usant largement de la torture, de
l'incarcération et des autres pénalités et versera à la Chambre apostolique
le produit des confiscations opérées contre eux, quelle que soit leur
position ou leur dignité. Pourtant, les débats sur des points de philosophie
averroistique étaient le plaisir favori des philosophes à demi-païens qui
remplissaient la cour de Léon ; ces hommes pensaient qu'il suffisait, pour se
garder contre les coups de l'Inquisition, de présenter à la fois la thèse et
l'antithèse, de déclarer les questions insolubles à la raison humaine et de
conclure par une hypocrite soumission à l'Église. Tels étaient les artifices
employés par Pomponazio (1443-1525) ; grâce â lui, l'Averroïsme devint plus populaire
encore, bien que le philosophe tournât Averroès en ridicule et s'intitulât l'Alexandrin,
du nom d'Alexandre d'Aphrodisias, commentateur d'Aristote, auquel Averroès
avait fait de nombreux emprunts. Ce fut Pomponazio qui inventa ce dilemme : «
Si les trois religions sont fausses, tous les hommes se trompent ; si une
seule est vraie, la plupart des hommes se trompent ». Il soutenait ceci : « S'il
y a une volonté supérieure à la mienne, pourquoi serais-je responsable de mes
faits et gestes ? Or, il existe une volonté, un ordre supérieur ; donc il
faut que tout ce qui arrive soit conforme à une cause préétablie ; que
j'agisse bien ou mal, il n'y a ni mérite ni péché ». Dans son traité De
Incantationibus, il ruinait, par ses arguments, la croyance au miracle.
Les os d'un chien opéreraient des cures tout aussi facilement que les
reliques d'un saint, si l'imagination du malade entretenait une foi égale en
l'efficacité de ces os. De plus, comme Pierre d'Abano, il soutenait que tout
est soumis à l'ordre de la nature ; les évolutions des empires et des
religions suivent le cours des astres ; les thaumaturges sont simplement
d'habiles naturalistes qui prévoient les influences occultes en action et
profitent de l’intermittence des lois naturelles pour fonder des religions
nouvelles ; quand les influences occultes cessent de se faire sentir, les
miracles cessent, les religions déclinent et l'incrédulité triomphe, si de
nouvelles conjonctions planétaires ne provoquent pas l'apparition de nouveaux
miracles et de nouveaux thaumaturges. De telles doctrines étaient plus
détestables que tout ce que Cecco d'Ascoli avait payé de sa vie. Mais
Pomponazio évita un destin pareil en exceptant prudemment de ses spéculations
la foi chrétienne[6]. En
fait, le seul ouvrage qui lui valut de sérieux ennuis fut son traité De
Immortalitate Animæ, composé après la dénonciation de Latran, en 1516,
livre qui, dit Priérias, aurait plutôt mérité d'être intitulé De Mortalitate.
Il est vrai que, dans ce traité, Pomponazio rejette la théorie averroistique
de l’intelligence universelle comme indigne de réfutation, en raison de la
sottise extrême et incompréhensible qui l'a inspirée ; mais après avoir
produit divers arguments pour et contre l'immortalité, avec une tendance
évidente vers la négative, il se résume en déclarant que ce problème est « neutre
», comme la question de l'éternité de la terre ; il n'y a pas de raisons
naturelles prouvant que l'âme soit immortelle ou mortelle, mais Dieu et
l'Écriture affirment l'immortalité ; il faut donc tenir pour fausses les
raisons qui prouvent la mortalité. Il cherche manifestement à faire entendre
que l'immortalité est une question de foi et non de raison ; il va même
jusqu'à attribuer aux fraudes de prêtres corrompus la croyance populaire aux
âmes errantes et aux fantômes, dont, dit-il, les exemples n'étaient pas rares
de son temps. Le voile transparent qu'il jetait ainsi sur son impiété ne
sauva pas le livre à Venise ; le patriarche brûla publiquement l'œuvre et
écrivit au cardinal Bembo d'en obtenir la condamnation à Rome. Bembo lut le
traité et en fut charmé, le déclara conforme à la foi et le donna au maitre
du Sacré-Palais, qui fut de même avis. Pourtant, le successeur de ce
fonctionnaire, Priérias, fut moins indulgent. Dans son traité sur les
sorcières (1521),
déclare que l'exemple donné par les Vénitiens devrait être suivi en tous
lieux ; d'autre part, le soin avec lequel il accumule les arguments pour
prouver que l'âme est immortelle et que les âmes des bêtes brutes diffèrent
de l'âme humaine, montre quelle popularité avaient alors les opinions
irréligieuses et avec quelle indépendance on discutait ces questions. C'est ce
qu'atteste, d'autre part, la confession d'Eugenio Tarralba devant
l'Inquisition espagnole, en 1528 : Tarralba affirma qu'étant jeune il avait
fait ses études à Rome, et que, là, ses trois maîtres, Mariana, Avanselo et
Maguera, professaient unanimement que l'âme est mortelle ; le jeune étudiant
était incapable de réfuter leurs arguments. Les
assertions de Pomponazio ne restèrent pas sans réplique. Agostino Nifo,
professeur à Padoue, avait, en 1492, dans son traité De Intellectu et
Dœmonibus, défendu la théorie averroïste de l'unité de l'intelligence, en
affirmant qu'une pensée unique remplit l'univers et transforme à son gré
toutes choses. Il avait eu déjà des ennuis du fait des Dominicains, et, cette
œuvre nouvelle donnait l'avantage à ses adversaires ; la situation se serait
aggravée pour lui, si Pietro Barozzi, le savant évêque de Padoue, ne l'avait
sauvé et ne l'avait amené à modifier sa doctrine. En dépit de sa philosophie,
Nifo était un adroit courtisan et devint un des favoris de Léon X, qui le
créa Comte du Palais et le paya pour démontrer, contre Pomponazio, qu'Aristote
affirmait l'immortalité de l'âme. Il devint l'interprète reçu d'Averroès par
toute l'Italie, et son Averroïsme mitigé continua à être professé à Padoue
pendant le reste du siècle. Il
était impossible que les ministres de l'Église échappassent à la contagion de
cette incrédulité en vogue, bien que, dans leur égoïsme mondain, ils se
souciassent médiocrement des théories de l'Averroïsme. Savonarole, dans ses
sermons sur Ézéchiel, durant le Carême de 1497, montre les prêtres de
l'époque tuant les âmes de leurs ouailles par leurs mauvais exemples ; leur
culte consiste, dit-il, à passer la nuit auprès des prostituées et, le jour,
à chanter dans le chœur ; l'autel est leur boutique ; ils affirment
publiquement que le monde est mené par le hasard, non par la Providence
divine, et que le Christ n'est pas présent dans l'hostie. Aussi n'était-il
pas surprenant que ces spéculations philosophiques, réduisant virtuellement
au néant le Christianisme, fussent le seul refuge de la portion éclairée de
la société laïque, des gens qui, ayant conscience des vices de la religion
dominante, ne pouvaient, sous l'œil vigilant de l'Inquisition, chercher un
remède hors de l'indifférentisme ou de l'athéisme pratique, et qui, aspirant
désespérément à quelque chose de mieux que la situation présente, étaient
pourtant incapables de dégager les principes essentiels du Christianisme de
la théologie scolastique où' ils étaient enfouis. Si la Réforme n'avait pas
eu lieu, l'Europe aurait inévitablement adopté une culture athéistique ou se
serait attachée à un déisme nébuleux, très proche de l'athéisme. L'Église
n'autorisait aucune dissidence dans son sein ; pourtant elle se montrait
singulièrement tolérante à l'égard des aberrations de l'Humanisme à la mode.
Elle persécutait les Fraticelli, qui osaient soutenir la pauvreté du
Christ ; mais elle permettait que la diffusion de l'Hellénisme païen
renaissant ne rencontrât presque aucun obstacle. Parfois, quelque Dominicain
zélé, empressé à défendre les doctrines inspirées du Docteur Angélique,
menaçait d'inquiéter les coupables, brûlait un ou deux livres audacieux ;
mais l'auteur trouvait facilement des protecteurs dans les hautes sphères de
l'Église, — des Barozzi ou des Bembo, — qui conjuraient la tempête. La
Réforme réalisa un double objet en tenant en échec cette tendance à de
dangereuses spéculations. Elle rompit les lignes compactes de la rigide
théologie scolastique et ouvrit aux intelligences actives un vaste champ de
discussion, sans sortir des limites de la foi chrétienne. Aux attaques de
Luther, de Mélanchton et de Calvin, il fallut opposer non la dialectique des
écoles, mais un ordre d'arguments plus libres et d'une portée plus haute. Les
débats usés sur Aristote, Alexandre et Averroès, sur le Nominalisme et le
Réalisme, firent place à de nouveaux systèmes d'exégèse sacrée, à une
recherche ardente de la place assignée à l'homme dans l'univers et de ses
rapports avec son prochain et avec bleu. Puis la Contre-Réforme fit éclater
un zèle qui repoussa les subtilités philosophiques aboutissant à des
spéculations hostiles à la foi reçue. Servet et Giordano Bruno appartiennent
à une période postérieure à celle qui fait l'objet de notre étude actuelle,
mais leur destin montre combien Protestants et Catholiques, dans la lutte
farouche où ils apportaient une ardeur si intraitable, étaient peu disposés à
prêter l'oreille aux discussions philosophiques sur des articles de foi. Avant
de passer à un autre ordre de faits, il convient de revenir sur ce curieux
épisode que constitue la carrière de Raymond Lulle, le Docteur Illuminé.
Le P. Feyjoo dit avec raison : « Raymond Lulle, de quelque côté qu'on
l'envisage, est un personnage très énigmatique. Certains font de lui un
saint, d'autres un hérétique ; pour les uns, c'est un savant homme, pour
d'autres, un ignorant ; certains le tiennent pour un illuminé, d'autres pour
un halluciné ; certains lui attribuent la connaissance de la transmutation
des métaux, d'autres lui contestent cette science ; enfin, les uns font
l'éloge de son Ars Magna, d'autres la déprécient. » Cet
homme singulier naquit à Palma, capitale de Majorque, le 25 janvier 1233.
Issu d'une famille noble, il fut élevé à la cour royale, où il parvint au
poste de sénéchal. Il se maria et eut des enfants, mais mena une existence
joyeuse et dissolue jusqu'au jour où, comme Pierre Waldo et Jacopone de Todi,
il fut soudain converti par une épreuve qui lui montra la vanité de
l'existence humaine. Éperdument épris de Léonor del Castello, il eut l'audace
de poursuivre cette femme, à cheval, jusque dans l'église de Sainte-Eulalie,
où il troubla l'office dominical, au grand scandale du prêtre et des fidèles.
Pour se débarrasser de cette cour importune, Léonor, avec l'assentiment de
son mari, montra son sein rongé par un horrible cancer. Ce coup imprima si
profondément en Raymond la conviction du néant des choses humaines qu'il
renonça au monde et distribua sa fortune en aumônes, après avoir disposé de
certaines sommes en faveur de sa famille. L'ardeur indomptable qui l'avait
porté à l'extravagance dans les plaisirs, le soutint jusqu'au bout dans sa
vocation nouvelle. Depuis lors, il consacra sa vie à la délivrance du
Saint-Sépulcre, à la conversion des Juifs et des Sarrasins, à l'élaboration
d'une doctrine qui devait démontrer rationnellement la vérité de la foi
chrétienne et ruiner ainsi l'Averroïsme, qu'il reconnaissait comme le plus
dangereux ennemi du Christianisme. Pendant
plus de dix années, il se prépara à cette nouvelle carrière. On dit qu'il
alla en pèlerinage à Compostelle, en 1266, et qu'il se retira sur le Monte de
Randa, près de Palma, en 1275. Il était illettré au point d'ignorer même le
latin, clef du savoir de l'époque. Il étudia cette langue, ainsi que l'arabe,
sous la direction d'un esclave sarrasin acheté à cet effet ; le labeur
acharné d'un esprit infatigable explique l'énorme savoir qu'il déploya par la
suite, érudition si merveilleuse qu'aux yeux des disciples, elle parut être
le résultat d'une inspiration divine. Dans sa retraite du Monte de Randa, où
il conçut son Ars Universalis, il eut, dit-on, de fréquentes visions
du Christ et de la Vierge, et ces apparitions illuminèrent son esprit ; le
lentisque sous lequel il avait coutume d'écrire attestait le miracle, car ses
feuilles portaient des caractères latins, grecs, chaldéens et arabes. L'arbre
continua à produire de semblables feuilles. Au XVIIe siècle, Vincente Mut se
porte garant du fait et déclare qu'il en possède plusieurs. Wadding raconte
que, de son temps, on les porta à Rome, où elles excitèrent un vif
étonnement. Quand l'œuvre fut achevée, un ange, déguisé en berger, vint à
diverses reprises baiser k livre et prédit que ce serait une arme invincible
pour la défense de la foi. Sortant
de sa retraite, Lulle mena, pendant quarante ans, une existence errante,
donnant partout l'exemple d'une débordante activité ; tantôt, il excitait
papes et rois à reprendre 580 les croisades ou à fonder des collèges de
langues orientales pour seconder l'effort des missions ; tantôt, il publiait
volume sur volume avec une incroyable fécondité ; tantôt, il discutait et
professait contre l'Averroïsme à Montpellier, à Paris ou ailleurs ; tantôt
encore, il s'aventurait parmi les Infidèles pour répandre chez eux les
lumières du Christianisme. Dans chacune de ces tâches, il déployait une
ardeur qui aurait suffi à épuiser les forces d'un homme ordinaire. En 1311,
tandis qu'il se rendait au concile de Vienne, comme il nourrissait des
projets divers, fondation d'écoles de langues orientales, fusion de tons les
Ordres militaires en un seul, guerre sainte contre les Infidèles,
extermination de l'Averroïsme, enseignement de son art dans toutes les
universités, il résuma ainsi sa vie : « J'étais marié et père de famille,
assez riche, mondain et licencieux. Pour l'honneur de Dieu, pour le bien
public et pour l'avancement de la foi, j'abandonnai tout. J'ai étudié l'arabe
et suis souvent allé parmi les Sarrasins, prêcher à ces mécréants qui m'ont
brutalisé et emprisonné. Pendant quarante-cinq ans, j'ai travaillé à exciter
les chefs de l'Église et les princes de la Chrétienté en faveur du bien
public. Aujourd'hui, je suis vieux, je suis pauvre, et je conserve toujours
le même dessein auquel, avec l'aide de Dieu, je m'attacherai jusqu'à ma mort.
» A Vienne, son succès se borna à obtenir un décret fondant des écoles
d'hébreu, d'arabe et de chaldéen à la cour papale et dans les universités de
Paris, Oxford, Bologne et Salamanque. De là, il se rendit, pour la seconde
fois, en Alger, et, à Bougie, opéra nombre de conversions, jusqu'à ce qu'il
fùt jeté en prison et privé de nourriture ; puis il fut relâché et reçut
l'ordre de quitter le pays. Mais il continua à faire des prosélytes. Avec une
singulière longanimité, les Maures se contentèrent de le mettre à bord d'un
navire en partance pour Gènes, en lui intimant défense de revenir. Il fit
naufrage en vue de la côte, se sauva à la nage, mais perdit ses livres.
Résolu à conquérir la gloire du martyre, il s'embarqua de nouveau, à Palma,
pour Bougie, en août 1314. Bientôt découvert, il fut jeté en prison, battu et
affamé ; mais, dans sa prison, il continua à évangéliser ses compagnons de
captivité ; à la fin, les Maures, voyant qu'on ne pouvait le dompter, le
tirèrent de prison et le lapidèrent le 30 juin 1315. Des marchands génois qui
mettaient à la voile portèrent le martyr, respirant encore, à bord de leur
navire et partirent pour Gênes ; mais, à leur grande surprise, ils se
trouvèrent à l'entrée du port de Palma. Reconnaissant la volonté du Ciel, ils
débarquèrent le corps de Lulle. Immédiatement, les miracles éclatèrent et le
culte 581 du martyr prit naissance. En 1448, une superbe chapelle fut érigée
en son honneur dans l'église des Franciscains, qui l'avaient compté au nombre
des Tertiaires de leur Ordre ; une autre chapelle lui fut dédiée au
commencement du XVIIe siècle. En 1487, ses restes furent recueillis dans une
urne d'albâtre magnifiquement sculptée, qui tilt placée dans une niche, au
mur de l'église, au-dessus d'un monument funéraire richement travaillé ; les
reliques du martyr y sont encore conservées aujourd'hui. Le
dévouement de cette noble et infatigable intelligence n'eut pas, sur le
moment, de résultats bien effectifs. L'Averroïsme continua à se fortifier ;
les princes chrétiens ne se laissèrent pas amener à entreprendre une nouvelle
croisade ; la conversion des Juifs et des Infidèles ne fit aucun progrès. La seule
récompense de travaux si ardents et si longs fut l'établissement d'écoles
orientales à Majorque et en Sicile et l'ordre, donné par le concile de
Vienne, de fonder d'autres institutions identiques. Pourtant, la prodigieuse
fécondité littéraire de Lulle laissa une quantité d'écrits destinés à exercer
une influence considérable sur les générations suivantes. Juan Llobet, qui,
au milieu du XVe siècle, enseignait l'Art de Lulle à l'Université de Palma,
avait lu cinq cents livres du maitre ; certains affirment que le nombre total
de ses œuvres atteignait un millier, d'autres trois mille. Beaucoup furent
perdues, beaucoup lui furent attribuées faussement, et la bibliographie qui
le concerne est d'une confusion désespérante. Pourtant, Nicolas Antonio,
après un choix scrupuleux, donne les titres de trois cent vingt et un livres,
dont on peut sans crainte affirmer l'authenticité. Parmi ces livres, soixante
et- un sont consacrés à l'art d'apprendre et à des sujets généraux, quatre à
la grammaire et à la rhétorique, quinze à la logique, vingt et un à la
philosophie, cinq à la métaphysique, treize à diverses sciences, —
astrologie, géométrie, politique, art stratégique, quadrature du cercle,
Connaissance de Dieu par la grâce, — sept à la médecine, quatre au droit,
soixante-deux à la contemplation spirituelle et â d'autres questions
religieuses, six à l'homilétique, treize à l'Antéchrist, à la conquête de la
Terre Sainte et à d'autres sujets variés, quarante-six à des controverses
contre les Sarrasins, les Juifs, les Grecs, les Averroïstes, enfin,
soixante-quatre à la théologie, â ses problèmes les plus abstrus et à la
poésie religieuse. La grande collection de ses œuvres, éditée à Mayence de
1721 à 1742, forme dix in-folio. Son nom, comme celui de tous les illustres
savants de l'époque, était volontiers placé en tête d'ouvrages d'alchimie et
de magie, mais tous les écrits de ce genre sont apocryphes. Sa réputation
d'alchimiste apparait dans une tradition d'après laquelle, en Angleterre, il
aurait fabriqué six millions de florins d'or et les aurait donnés au roi pour
l'exciter à la croisade ; en réalité, son opinion sur l'alchimie est exprimée
dans un passage de l'Ars Magna : « Chaque élément a ses
particularités propres, de sorte qu'une espèce ne peut être innée en une
autre ; c'est là ce qui désole les alchimistes et tait couler leurs larmes. »
Cette même opinion se retrouve aussi nettement affirmée en d'autres endroits
de ces écrits. Une
seule phase de cette merveilleuse production a trait au sujet qui nous
occupe. Dans la solitude du Monte de Banda Lulle conçut l'Art auquel il a
laissé son nom, méthode pour déduire et remettre en mémoire, â l'aide de
diagrammes et de symboles, les plus sublimes vérités de la théologie et de la
philosophie. L'Ars Brevis est le résumé du système ; l'Ars Magna
l'expose avec plus de détails et édifie sur cette base une théorie de
l'univers. Pour être d'un homme qui demeura complètement illettré jusqu'à plus
de trente ans, c'est là une œuvre extraordinaire, révélant une connaissance
approfondie et sûre de tous les mystères du monde matériel et du monde
spirituel, des pouvoirs, des attributs, des motifs et des mobiles de Dieu et
de ses créatures. On comprend que les Lullistes y aient vu un produit
d'inspiration divine. Il professa lui-même cet Art à Montpellier et à Paris,
et en 1309, quarante membres de l'Université de Paris s'unirent pour le
recommander chaudement comme utile et nécessaire à la défense de la foi. Dans
sa patrie, ru-ivre eut une vogue considérable et prolongée. Grâce à la faveur
de souverains successifs, l'Art fut professé dans les Universités d'Aragon et
de Valence. Au milieu du XVe siècle on fonda, à Palma, l'Estudio Lulliano,
agrandi plus tard en Universidad Lulliana, où la tradition de sa
doctrine s'est conservée presque jusqu'à nos jours. Le cardinal Ximenès était
un grand admirateur de Lulle Ange Politien dit qu'il doit à son Art une
aptitude à discuter sur tous sujets ; Jean Lefèvre d'Estaples en fait un
grand éloge ; nombre d'autres hommes notoires s'associèrent à ces louanges.
En revanche, Gerson condamna l'œuvre et en interdit l'usage à l'Université de
Paris ; Cornelius Agrippa et Jérôme Cardan la jugèrent mauvaise. Mariana
rapporte que, de son temps, nombre de gens la tenaient pour inutile et même
nuisible, tandis que d'autres la prisaient très haut, comme un don du Ciel,
pour remédier à l'ignorance. En 1586, l'usage du livre fut prohibé à
l'Université de Valence. Dans
cette œuvre, comme dans beaucoup d'autres travaux, Lulle s'était proposé de
prouver, par des déductions logiques, les vérités du Christianisme et les
affirmations de la théologie. Nous avons vu comment l'Église comprit le
danger qu'impliquait ce genre de recherches. Lulle sentait qu'il s'aventurait
sur un terrain peu sûr. Aussi ne laissa-t-il échapper aucune occasion de
déclarer que la foi est supérieure à la raison et que c'est une erreur de
croire que la foi, appuyée par la raison, perde de son mérite. Vouant sa vie
à la lutte contre l'Averroïsme et à la conversion des Infidèles, il savait
qu'on ne pouvait propager le Christianisme que par l'argumentation, et que,
pour convertir les hommes, il fallait les convaincre. Sans cet effort de
persuasion, la tâche demeurerait vaine, et Lulle soutient que les païens
auraient le droit de se plaindre de Dieu s'il était impossible d'imposer à
leur raison la connaissance de la vérité. Ce fut un effort semblable que
Savonarole tenta, deux siècles plus tard, dans son Crucis Triumphus,
pour combattre l'incrédulité des derniers Averroïstes et de la Renaissance. Le
résultat montra les périls que dissimulait cette bonne volonté sincère. Comme
la réputation de Lulle croissait et que ses disciples devenaient nombreux,
l'inquisiteur d'Aragon, Nicolas Eymerich, dont nous avons eu souvent
l'occasion de parler, entreprit de condamner la mémoire du maitre. Peut-être
se trouvait-il, parmi les Lullistes, des hommes d'un zèle indiscret. Eymerich
parle d'un certain Pedro Rosell, dont les erreurs sont un curieux écho de
celles des Joachites et des Olivistes : il professait que, de même que la
doctrine de l'Ancien Testament émane du Père et celle du Nouveau Testament du
Fils, de même la doctrine de Lulle émane du Saint-Esprit : à l'époque de
l'Antéchrist, tous les théologiens deviendront apostats, les Lullistes
convertiront le monde et toute théologie autre que celle de leur maitre
disparaitra. Peut-être aussi Eymerich, en tant que Dominicain, était-il
disposé à attaquer un homme que les Franciscains glorifiaient comme le plus
grand de leurs fils. Il doit y avoir, également, quelque vérité dans
l'assertion des Lullistes, qui déclaraient qu'en défendant l'Immaculée
Conception, ils avaient inspiré à Eymerich le désir de les exterminer. Quoi
qu'il en soit, dans une somme d'écrits embrassant tous les détails
imaginables de la doctrine ou de la foi, il n'était pas difficile, pour un
inquisiteur-expert, de relever des semblants d'erreurs. Un privilège royal
pour l'enseignement du Lullisme, publié en 1369 par Pierre IV, montre que
déjà avait surgi une opposition. En 1374, Eymerich se rendit à Avignon, où il
obtint de Grégoire XI l'ordre d'examiner les écrits de Lulle. Quand Eymerich
revint, le roi interdit péremptoirement la publication du mandat pontifical ;
mais l'indomptable inquisiteur envoya en 1374, à Grégoire, vingt des livres
incriminés, et, en 1376, il eut la satisfaction de produire au grand jour une
bulle déclarant que ces livres avaient été soigneusement étudiés par le
cardinal d'Ostie et par vingt théologiens, et que ces censeurs y avaient
trouvé deux cents — Eymerich dit cinq cents — erreurs manifestement
hérétiques. Comme il était à présumer que les autres édits de Lulle étaient
entachés des mêmes erreurs, l'archevêque de Tarragone avait l'ordre 'de se
faire livrer tous ces livres et de les envoyer à Rome, où ils seraient
examinés. A ce moment, le roi Pierre s'interposa de nouveau et demanda au
pape que toute poursuite eût lieu désormais à Barcelone, attendu que les
œuvres de Lulle, écrites généralement en catalan, pouvaient être mieux
comprises dans le pays même. Eymerich
triomphait momentanément : dans son Directorium Inquisitorum, il donna
libre cours à sa haine. Il y déclara que Lulle avait appris du diable sa
doctrine ; mais, pour éviter le reproche de prolixité, il n'énuméra que cent
erreurs, sur les cinq cents que Grégoire avait condamnées. Certaines touchent
à l'illuminisme mystique, d'autres consistent simplement à présenter, de
façon extravagante, des propositions courantes. Le plus grand nombre repose
sur cette assertion, condamnée avec la quatre-vingt-seizième erreur, « que
tous les points de foi, les sacrements, le pouvoir du pape, peuvent être
prouvés et sont prouvés par raisonnement nécessaire, démonstratif et évident » ;
en effet, ces propositions tendent à définir logiquement les mystères de la
foi, trop subtils pour admettre de semblables définitions. Deux ou trois
propositions sont plus manifestement hérétiques ; l'une affirme que la foi
peut se tromper, mais non la raison ; une autre qu'il est mal de tuer les
hérétiques ; une autre que le genre humain sera sauvé en masse, sans excepter
ceux des Juifs et des Sarrasins qui ne sont pas en état de péché mortel. Les
Lullistes ne s'étaient pas montrés disposés â se soumettre de bonne grâce.
Eymerich déclare qu'ils sont nombreux et insolents ; ils entretiennent la
coupable erreur de prétendre que Grégoire s'est grossièrement trompé en
condamnant leur maitre, dont la doctrine, divinement révélée, l'emporterait
sur toute autre, même sur celle de sailli Augustin ; ils soutiennent en outre
que cette doctrine n'est pas née de l'étude, mais de l'inspiration du
Saint-Esprit, opérant en trente, quarante, cinquante ou soixante heures ; que
les théologiens modernes ne possèdent aucune parcelle de vraie science, car,
en raison de leurs péchés, Dieu a transféré tout savoir aux Lullistes, qui
constitueront l'Église au temps' de l'Antéchrist[7]. Il y
avait là, évidemment, les éléments d'une nouvelle hérésie : il suffisait que
ces éléments mûrissent et que quelque provocation vint servir les
persécuteurs, pour que l'hérésie devint formidable et tombât sous le coup des
méthodes inquisitoriales. Heureusement, le roi et une grande partie de la
population étaient favorables aux Lullistes ; le Grand Schisme éclata en 4378
et Pierre né reconnut ni Urbain VI, ni Clément VIL Le royaume resta ainsi
virtuellement indépendant ; les Lullistes affirmèrent hautement que la bulle
de Grégoire X1 avait été forgée par Eymerich et, en 1385, on entama une
enquête qui aboutit au bannissement de l'inquisiteur. Eymerich eut pour
successeur, à l'inquisition d'Aragon, son ennemi, Bernardo Ermengaudi, qui
était tout dévoué au roi et qui se hâta de déclarer que l'on ne pouvait
trouver, dans la Philosophia Amoris de Lulle, les erreurs reprochées à
cette œuvre par Eymerich. Pourtant l'exil de ce dernier ne fut pas de longue
durée. Il revint et reprit possession de sa charge, qu'il exerça avec une
rigueur impitoyable contre les Lullistes. Par-là, il excita une vive
agitation. En 1391, la cité de Valence envoya le Dr Jayme de Xiva se plaindre
au pape des crimes énormes commis par Eymerich et demander en grâce la
révocation de l'inquisiteur. Le messager s'arrêta à Barcelone pour solliciter
la coopération de cette puissante commune ; le conseil de ville, après
l'avoir entendu, décida que si l'intervention de Valence était générale et
non spéciale, Barcelone ferait « bras et cœur commun » avec la cité sœur ; de
plus, on pria le pape d'ordonner à quelque prélat du royaume de faire une
enquête et de décider, au nom du Saint-Siège, si les articles attribués à
Lulle avaient été justement ou injustement condamnés par Eymerich. L'effervescence
populaire devint si vive qu'Eymerich fut de nouveau banni par Juan Ier en
1393. Il acheva ses jours dans l'exil et soutint jusqu'à sa dernière heure
l'énormité de l'hérésie de Lulle et l'authenticité de la bulle de Grégoire. Il
déclara qu'Antonio Riera, Lulliste qui avait pris une part active au débat,
était un hérétique ; ce personnage avait prédit, affirmait-il, qu'avant la
fin du siècle tout service divin cesserait, les églises seraient transformées
en étables, les lois des Chrétiens, des Juifs et des Sarrasins seraient
converties en une seule loi, sans qu'on pût dire laquelle des trois
triompherait. Cependant, en 1395, le Saint-Siège accéda à la prière des
Lullistes qui demandaient une enquête : le cardinal de San Sesto fut envoyé
comme délégué à cet effet. On examina avec attention les registres de
Grégoire pour l'année 1376, et les archivistes certifièrent 'qu'on n'avait pu
trouver mention de la bulle en question. Pourtant la difficulté ne fut pas
résolue ; l'honneur de l'Ordre dominicain et de l'Inquisition était en jeu,
et une seconde enquête eut lieu en 1419. Le légat pontifical, cardinal Alamanni,
délégua Bernardo, évêque de Città di Castello, pour examiner définitivement
l'affaire. La décision du prélat déclarait que la bulle était évidemment
fausse et que toute mesure fondée sur l'autorité de ce faux était nulle et
non avenue ; mais l'évêque n'exprima pas d'opinion sur les écrits de Lulle,
laissant au Saint-Siège le soin de les juger. Depuis lors, l'authenticité de
la bulle reste une question chaudement débattue. Le P. Brémond la publie
comme authentique et déclare qu'après examen impartial il est convaincu de
son authenticité ; il dit que l'original est conservé aux archives de Girone
et il cite Bzovius pour prouver que les Lullistes eux-mêmes admettent la
présence de ce document dans les archives de Barcelone, de Tarragone et de
Valence ; les évêques de ces sièges n'auraient pas accepté ce dépôt, si la
pièce avait été un faux. Mais Bzovius était un Dominicain ; il avait prouvé
son hostilité en stigmatisant Lulle des noms de fourbe et de vagabond. Le
fait certain est que, dans le long et ardent débat qui s'engagea en cour
papale au sujet de l'orthodoxie de Lulle, les Dominicains, bien qu'ils
eussent pour eux la faveur des divers papes, ne purent jamais produire
l'original, ni fournir la preuve de l'authenticité du bref[8]. En
Aragon, on considéra la décision de 1419 comme concluante. Des lettres
royales en faveur du Lullisme furent lancées par Alphonse Ier en 1415 et
1449, par Ferdinand le Catholique en 1483 et 1503, par Charles-Quint en 1526,
par Philippe II en 1597. Ce dernier souverain manifesta, d'ailleurs, un goût
tout particulier pour les livres de Lulle, dont il emportait habituellement
certains volumes dans ses déplacements, pour les lire en chemin ; dans la
bibliothèque de l'Escurial, on trouva nombre d'exemplaires annotés de la main
même du roi. Cette haute faveur ne fut pas sans importance dans la curieuse
controverse qui s'engagea bientôt. Le nom de Lulle s'était glissé dans les
catalogues reçus d'hérétiques, et on le trouve encore en 1608 dans la liste
publiée par le docteur en Sorbonne Gabriel du Préau. Paul IV le plaça, en
1559, dans le premier Index Expurgatorius pontifical. Cette mesure
blessa vivement les Catalans ; l'évêque Jayme Cassador protesta contre cette
flétrissure auprès du conseil suprême de l'Inquisition et le nom ne figura
pas dans l'Index espagnol de 1559. Au concile de Trente, le Dr Juan Villeta,
agissant au nom de l'Espagne, présenta une pétition en faveur de Lulle ; la
requête fut examinée en congrégation le 1er septembre 1563, et on rendit à
l'unanimité une décision confirmant toutes les condamnations portées contre
Eymerich pour faux, et ordonnant que l'Index de Paul IV fût expurgé de tout
ce qui concernait Lulle. Ce fut là une détermination secrète du concile, qui
ne parut pas dans les décisions rendues publiques. L'affaire fut close
momentanément ; mais le débat se rouvrit en 1578, quand Francisco Pegna
réimprima le livre d'Eymerich, avec la sanction spéciale de Grégoire XIII,
remettant au jour la bulle de Grégoire XI et les erreurs condamnées dans les
écrits de Lulle. Grégoire XIII ordonna à Pegna de rechercher dans les
registres de la curie la bulle contestée. Les registres de Rome étaient
incomplets ; on fit venir d'Avignon les parties qui manquaient ; mais
l'enquête la plus diligente ne fit pas découvrir le document tant désiré ; il
est vrai qu'on allégua l'impossibilité de retrouver deux volumes de l'année
4386. La bataille était désormais engagée entre les partisans d'Eymerich et
ceux de Lulle. En 1583, la Congrégation de l'Index décida de placer Lulle au
nombre des écrivains dont la lecture est interdite ; mais, une fois de plus,
l'influence espagnole fut assez forte pour empêcher l'exécution de cette
décision. Sous Sixte V, un nouvel effort fut tenté ; mais Juan Arce de
Herrera, au nom de Philippe II, présenta à la Congrégation de l'Index une
Apologia, et le danger fut encore conjuré. Tandis qu'on préparait l'Index de
Clément VIII, la question fut de nouveau soulevée, le 3 juin 4594, et
abandonnée par égard pour l'Espagne ; à la requête de l'ambassadeur
d'Espagne, le pape fut prié d'ordonner l'envoi à Rome d'une collection
complète des œuvres de Lulle, afin qu'un examen définitif résolût le débat ;
mais on n'en fit rien et, en mars 1595, on annonça que le nom de Lulle était
exclu de l'Index. En 1611,
Philippe III fit revivre la controverse en demandant à Paul V la canonisation
de Lulle et l'expurgation du Directorium d'Eymerich, — requête qui fut
présentée à nouveau par Philippe IV. Après une controverse confuse, on décida
que certains articles admis comme extraits des œuvres de Lulle étaient
dangereux, audacieux et teintés d'hérésie, et que d'autres étaient manifestement
erronés et hérétiques. Dans une séance tenue le 29 août 1619, sous la
présidence du pape lui-même, on résolut d'envoyer cette censure au nonce
d'Espagne, avec l'ordre d'informer le roi et les inquisiteurs de l'interdit
lancé contre les livres de Lulle. Puis vint un appel émanant du royaume de
Majorque, demandant qu'il fût permis de corriger les livres ; Paul répondit,
le 6 août 1620, en imposant silence aux appelants. Le 30 août, le cardinal
Bellarmin dressa pour l'Inquisition un rapport final, concluant que la
doctrine de Lulle était interdite jusqu'à correction, ajoutant qu'à son avis
la correction était impossible et opinant pour que la condamnation fût conçue
en termes de nature à en atténuer la rigueur. Ainsi Lulle fut flétri comme
hérétique par le Saint-Siège, mais, par égard pour la cour d'Espagne, la
sentence ne fut jamais publiée officiellement. Le public supposa que l'affaire
restait en suspens et on continua sans interruption à vénérer Lulle comme un
saint. Sur la couverture d'une édition de son Arbor Scientiae, publié
en 1635, l'éditeur n'ose pas se risquer à l'appeler saint, mais affirme qu'il
était inspiré divinement : il l'appelle venerabilis et cœlitus illuminatua
pater. Raynald, écrivant en 1658, déclare que la question est encore sub
judice. Vers la même époque, certains Jésuites prirent sa cause en mains
contre les Dominicains, et, en 1662, parut à Paris une traduction de son
Triomphe de l'Amour où l'auteur est qualifié de « Saint Raymond Lully, Martyr
et Hermite ». La fureur des Dominicains s'enflamma ; on fit appel à la Congrégation
des Rites, qui répondit que Lulle figurait au martyrologe franciscain, à la
date du 20 mars, mais qu'il ne fallait pas le qualifier de saint, et qu'il
convenait d'examiner attentivement ses œuvres pour les interdire s'il y avait
lieu, — recommandation qui ne fut jamais mise en pratique. Pourtant
l'Inquisition condamna, en 4690, un livre publié à Palma, en 4688, par le Dr
Pedro Bennazar, à la gloire de Lulle, et l'on mit à l'Index un abrégé de la
théologie de Lulle, composé en 1755 par Sébastien Kreuzer ; mais on ne traita
pas de même les nombreux ouvrages de controverse qui continuèrent à paraître,
non plus que la grande édition de ses œuvres publiée de 1721 à 1742 et lui
attribuant, sur le titre, la qualification de Beatus. En 1744, le
savant Dr Amort l'appelle S. Raymundus Lullus. Benoît XIV, dans son
livre De Servorum Dei Beatificatione, après avoir scrupuleusement pesé
les autorités pour et contre, dit que les droits de Lulle à la canonisation
doivent être réservés jusqu'à la décision du Saint-Siège. Cette décision
était ajournée à un siècle. Ses compatriotes majorcains n'étaient pas
disposés à accepter ce délai. Deux évêques de Majorque, Lorenzo Despuig, en
1763, et Juan Diaz de la Guerra, en 1777, provoquèrent une ai tumultueuse
opposition en soutenant l'authenticité de la bulle de Grégoire XI qu'il fut
nécessaire de les transférer à des sièges continentaux. Les troubles
persistèrent et furent la principale préoccupation de l'évêque Bernardo Nadal
y Crespi, qui obtint l'épiscopat en 1794 ; cependant Villanueva, qui écrivit
en 1814, dit que le prélat avait réussi, dans une certaine mesure, à calmer
l'agitation. Le
triomphe du martyr, si longtemps différé, devait venir enfin. En 1847, Pie IX
approuva la célébration d'un office de « saint Raymond Lulle » à Majorque, où
le martyr avait été vénéré de temps immémorial ; le formulaire de l'office
rappelait que Lulle avait été pénétré de la sagesse divine, au point de
devenir capable, après avoir été complètement illettré, de discourir
excellemment sur-les choses divines. De plus, en 1858, Pie IX autorisa tout l'Ordre
Franciscain à célébrer la fête de Lulle le r novembre. Pourtant, les
Dominicains n'avaient pas oublié leur vieille rancune ; en 1857, un journal
qui paraissait à Rome avec l'approbation du maitre du Sacré Palais publia une
argumentation tendant à prouver que la fameuse bulle de Grégoire XI était
toujours en vigueur et que, par suite, les livres de Lulle étaient interdits,
bien que ne figurant pas à l'Index. Cette affaire, comme celle de Savonarole,
atteste combien était douteuse la ligne de démarcation entre l'hérésie et la
sainteté[9]. L'exemple
de Raymond Lulle montre quels pièges étaient semés sur la route des hommes
qui s'aventuraient dans les périlleux sentiers de la théologie. Cette science
prétendait connaitre et définir tous les secrets de l'univers, et pourtant
elle s'accroissait constamment de toutes les théories, de toutes les
déductions tirées de données déjà établies, qu'élaboraient d'ingénieux et
audacieux penseurs. Ces penseurs étaient condamnés en foule ; les annales
d'un centre intellectuel comme l'Université de Paris sont pleines de
sentences portées contre de nouveaux points de doctrine et contre les
malheureux auteurs de ces innovations. Parfois surgissait, cependant, quelque
dogme nouveau, qui était vivement débattu, qui ne se laissait pas écraser et
qui triomphait après une lutte plus ou moins prolongée, pour prendre place
alors au nombre des vérités éternelles à l'égard desquelles le doute devenait
crime d'hérésie. Cette curieuse évolution du dogme dans une Église qui se pré
tend infaillible est trop instructive pour que nous ne l'éclairions pas par
un ou deux exemples. Une
question qui pourrait paraître inaccessible à l'intelligence limitée des
hommes est celle-ci : les âmes des bienheureux sont-elles transportées au
ciel et jouissent-elles immédiatement de l'ineffable bénédiction de
contempler l'Essence Divine, ou bien doivent-elles attendre la Résurrection
et le Jour du Jugement ? Cette question, d'ailleurs, n'était pas purement
théorique ; elle avait même un aspect très pratique, car, étant donné
l'anthropomorphisme de la foi à cette époque, on avait le droit de penser que
l'efficacité de l'intercession des saints dépendait de leur admission auprès
de Dieu ; les gardiens des diverses châsses contenant de glorieuses reliques
voyaient leurs revenus attachés à la croyance populaire que le saint était
capable de plaider personnellement pour faire exaucer les prières de ses
clients. On
n'arriva à la solution désirée que pas à pas. Le sujet n'avait pas échappé à
l'attention des premiers Pères de l'Église, et saint. Augustin affirme que
l'âme ne peut pleinement jouir de la Vision de Dieu qu'après l'incarnation
dans le corps ressuscité. Parmi les erreurs condamnées en 1243 par Guillaume
d'Auvergne et l'Université de Paris se trouvaient deux propositions, dont
l'une soutenait que ni les anges, ni les âmes béatifiées ne voient ni ne
verront l'Essence divine ; l'autre proposition déclarait que, tandis que les
anges habitent les hauteurs de l'empyrée, les âmes humaines, même celle de la
Vierge, n'auront jamais accès au-delà du ciel aqueux. L'évêque et
l'Université firent preuve de réserve dans la décision relative à la Vision
Divine, se contentant d'affirmer que les âmes humaines et les anges
jouiraient de cette contemplation dans l'avenir, non dans le présent ; mais
ils n'hésitèrent pas à déclarer que tous, anges et âmes humaines, habitaient
la même région du ciel. Thomas d'Aquin discute cette question avec une
abondance qui en montre à la fois l'importance et la difficulté ; mais son
audace se borne à établir que les Bienheureux, après la résurrection, verront
Dieu face à face. N'oublions pas que l'attente de l'apparition prochaine de
l'Antéchrist et de la seconde venue du Christ fut une opinion dominante parmi
des générations successives ; cette conception rendait moins grave la
détermination exacte de l'époque à laquelle se réaliserait la Vision
Béatifique ; d'autre part, le développement de la théologie mystique tendait
à créer des relations de plus en plus intimes entre l'âme et le Créateur.
Bonaventure n'hésite pas à déclarer, comme un fait acquis, que les âmes des
justes verront Dieu, et il affirme que certaines sont déjà au ciel, tandis
que d'autres attendent avec confiance, dans la tombe, le moment fixé pour
leur ascension. La dernière étape fut franchie peu après, semble-t-il, par le
célèbre théologien dominicain, maitre Dietrich de Fribourg, lequel écrivit un
traité pour prouver que les Bienheureux sont immédiatement admis à la Vision
Béatifique : le fait lui a été révélé, dit-il, par une de ses pénitentes,
qui, sur l'ordre de Dieu, décidé à lever les doutes du moine, apparut à
celui-ci dix jours après sa mort et lui assura qu'elle jouissait de la
contemplation de la Trinité. Pourtant,
la doctrine n'était pas formellement acceptée par l'Église, et les tendances
mystiques de l'époque rendaient dangereux un trop rapide progrès dans cette
voie. L'Illuminisme des Frères du Libre Esprit était un mal contagieux et, en
1312, le concile de Vienne recula devant la nécessité de formuler une opinion
à ce sujet, se contentant de condamner comme erreur la doctrine des Béghards,
d'après laquelle il n'est pas nécessaire que l'homme soit illuminé de gloire
pour s'élever à la vision de Dieu. Condamner cette doctrine, c'était
d'ailleurs admettre, comme conséquence logique, que l'illumination de gloire
permettait aux âmes de jouir de la Vision Béatifique. Quand et comment se
propagea le dogme affirmant que les âmes des justes sont admises
immédiatement en présence de Dieu, on ne le sait ; mais cette croyance parait
avoir été généralement acceptée sans qu'elle eût reçu l'approbation formelle
du Saint-Siège., En 1317, le célèbre canoniste Astesanus dit que les saints,
durant leur vie et dans le Purgatoire, ne jouissent pas de la contemplation
du Verbe, ce qui implique qu'ils s'y élèvent au sortir du Purgatoire. En
octobre 1326, Jean XXII reconnut une hérésie, qu'il convenait d'extirper
parmi les Grecs, dans le fait de croire que les saints n'entreront pas au
Paradis avant le Jour du Jugement ; mais, peu après, il changea d'opinion :
son orgueilleuse confiance en son savoir théologique et en son érudition ne
lui laissa pas de repos tant qu'il n'eut pas contraint la Chrétienté â
changer d'avis en même temps que lui. Il exprima ses doutes au sujet de la
vérité du nouveau dogme et manifesta l'intention de le condamner ouvertement.
Son caractère rendait toute opposition périlleuse : aucun des cardinaux et
des docteurs de la cour pontificale n'osa discuter ce point avec lui,
jusqu'au jour où, en 1331, un Dominicain anglais, Thomas Walleys, prêchant
devant le Pape, soutint audacieusement l'opinion populaire et appela la
malédiction divine contre quiconque affirmait le contraire. La rage de Jean
se déchaîna. Walleys, arrêté et jugé par l'Inquisition, fut jeté au cachot et
faillit mourir de faim ; mais Philippe de Valois intervint et obtint sa mise
en liberté. Ayant ainsi imposé silence à ses adversaires, Jean résolut
d'afficher publiquement ses opinions. Pendant l'Avent de 1331, il prononça
plusieurs sermons, dans lesquels il déclarait que los saints admis au ciel
n'auraient pas la vision distincte de l’Essence Divine avant la Résurrection
des corps et le Jour du Jugement ; jusqu'à ce moment, ils ne verraient que la
nature humaine du Christ. « Je sais, disait-il, que certaines personnes
murmurent en nous entendant soutenir cette opinion, mais je ne puis penser
autrement ». La
persécution de l'hérésie avait exercé une telle influence sur l'esprit humain
à. cette époque, que cette déclaration de Jean fut un événement politique de
la plus haute importance. Nous avons vu avec quelle insistance on s'occupa,
dans la querelle entre l'Empire et la Papauté, de l'innovation de Jean
touchant la doctrine reçue de la pauvreté du Christ, et comment sa résolution
inébranlable avait imposé le dogme nouveau en dépit de toute opposition.
Cette fois, il se faisait le défenseur des anciennes opinions de l'Église ;
mais les circonstances politiques lui étaient défavorables. Non seulement
Louis de Bavière consolidait l'Empire au mépris de l'humeur agressive du
pape, mais la France, principal soutien des papes avignonnais, était mal
disposée. Philippe de Valois était offensé du rejet des demandes excessives
qu'il formulait pour remplir son vœu de croisade ; Jean s'était, de plus,
aliéné le roi de France en favorisant les projets de Jean de Bohème, qui
s'efforçait de s'assurer la possession des territoires impériaux (l'Italie.
Les deux monarques prirent d'actives mesures en vue de tirer le plus grand
parti possible de l'hérésie du pape. C'était un principe reçu que, tout comme
un homme mort n'est plus un homme, un pape pris en flagrant délit d'hérésie
n'était plus un pape, attendu qu'il avait, ipso facto, forfait sa dignité.
Rien ne pouvait mieux servir les desseins de Louis de Bavière et de son
cénacle de Franciscains exilés. Sur le conseil de Michele da Cesena, il
entreprit de convoquer un concile national allemand : Bonagrazia rédigea les
convocations en insistant sur l'hérésie papale, et le plan reçut
l'approbation du cardinal Orsini et de ses confrères mécontents. Cependant,
le projet n'aboutit à rien, par suite de la promptitude plus grande encore
avec laquelle Philippe de Valois profita de la situation. Il chargea le
célèbre Guillaume Durand, évêque de Mende, de composer un traité réfutant les
opinions de Jean, et il protégea le prélat que Jean voulait frapper. Il
assembla l'Université de Paris, qui, le 3 janvier 1333, se prononça nettement
en faveur de la Vision Béatifique et adressa au pape une lettre affirmant la
doctrine sans équivoque. Gérard Odo, le complaisant Général des Franciscains,
fut envoyé en hâte ; chargé, en apparence, de rétablir la paix entre
l'Angleterre et l'Écosse, il avait reçu l'ordre de s'arrêter à Paris et de
travailler à regagner l'opinion publique. Il se risqua à prêcher en faveur
des opinions rétrogrades de Jean ; mais il ne réussit qu'à déchaîner une
tempête sous laquelle il dut plier ; alors, il déclara humblement que son
argumentation avait la valeur d'une pure controverse et non d'une affirmation
positive. Philippe prit l'attitude la plus audacieuse et la plus agressive.
Il écrivit à Jean que nier la Vision Béatifique, c'était non seulement
détruire la foi en l'intercession de la Vierge et des saints, mais frapper de
caducité tous les pardons et toutes les indulgences émanant de l'Église ;
pour lui, il était si fortement convaincu de la vérité du dogme qu'il se
mettrait en mesure de brûler quiconque y contredirait, fût-ce le pape
lui-même. Il n'y eut pas jusqu'à Robert de Naples qui ne s'associât aux
remontrances. Si hautain et si têtu que se fût montré Jean, il ne pouvait
résister seul à l'indignation de l'Europe entière : il céda. Il acheta la
paix au prix : ; :de concessions politiques et écrivit à Philippe et à Robert
qu'il n'avait jamais nié positivement la Vision Béatifique,' qu'il avait
simplement vu en ce point une question pendante, ouverte à la discussion. Mais
il n'était pas au bout de ses épreuves. Tous ses plans ambitieux étaient
ruinés. En Allemagne, Louis de Bavière se posait en défenseur de la foi. En
France, le faible Philippe de Valois avait établi sa suprématie à Avignon. En
Italie, le fils de Jean, le cardinal Bertrand, avait été contraint à la fuite
et la Lombardie s'était affranchie. Il ne restait plus au malheureux
vieillard qu'à se rétracter et à mourir. Il avait convoqué, pour te 2
décembre, un consistoire chargé de choisir un successeur à Louis de Bavière ;
mais avant l'aube, il fut pris d'une dysenterie mortelle qui le cloua,
condamné, sur son lit. Vers le soir du lendemain, il assembla les cardinaux
et les exhorta à lui choisir un digne successeur à la chaire de saint Pierre
; ses parents le pressèrent de sauver son âme et la gloire de l'Église en
renonçant à ses opinions sur la Vision Béatifique. Les secrets de cette
atroce agonie n'ont jamais été révélés ; mais quand Jean eut rendu l'âme, le
5 décembre, on promulgua sous le nom du défunt une bulle dans laquelle il
affirmait sa foi en la Vision Divine ; si, sur ce point ou sur d'autres, il
avait entretenu des opinions contraires à celles de l'Église, il révoquait
tout ce qu'il avait pu dire ou faire et se soumettait au jugement de
l'Église. Si humble que frit cette déclaration, Michele da Cesena la jugea
insuffisante, attendu qu'elle rie comportait pas la confession formelle et la
rétractation de l'erreur ; aussi devait-on conclure que Jean était mort
hérétique impénitent. Paris même ne fut pas satisfait, bien que, de ce côté,
on n'allât pas aussi loin que le chef des Franciscains dissidents. Benoit
XII, qui fut élu le 20 décembre, était un zélé défenseur de la foi. Il
s'était montré décidé à extirper toutes les formes d'hérésie, quand, en
qualité d'évêque de Pamiers, il avait mené personnellement une inquisition
épiscopale très active pour seconder les travaux de Jean de Beaune et de
Bernard Gui. Un tel homme ne devait vraisemblablement pas se dissimuler la
gravité de l'erreur commise par son prédécesseur, et, en fait, il se hâta de
la corriger. Le 22, il invita Gérard Odo à être prudent, en lui annonçant, de
façon significative, qu'il ne tolérerait aucune hérésie ; c'était là un
avertissement à quiconque s'était soumis à l'impérieuse autorité de Jean. Le
2 février 1335, Benoît prononça un sermon, en prenant pour texte : «
Regardez, voici venir le fiancé » ; il y affirma clairement que les saints
ont la vision de l'Essence Divine. Deux jours plus tard, il cita devant le
consistoire tous ceux qui avaient adhéré à l'opinion de Jean et demanda un
exposé de leurs raisons, sans doute afin de les ramener plus facilement au
bercail. Un an après, le 29 janvier 1336, il tint un consistoire public dans
lequel il publia définitivement que les saints jouissaient de la Vision
Béatifique et décréta que quiconque soutiendrait l’opinion adverse serait
puni comme hérétique. Benoit s'était acquis la réputation d'un impitoyable
soutien de l'orthodoxie et d'un persécuteur des dissidents ; aussi ne fut-il
pas nécessaire de sacrifier des victimes pour imposer l'admission du nouvel
article de foi. Le dogme fut reçu si complètement qu'il figura dans les
formulaires de l'Inquisition, au nombre des points sur lesquels on
interrogeait les gens soupçonnés d'hérésie. Quand, en 1439, au concile de
Florence, une union nominale fut conclue avec l'Église grecque, un des
articles que devait accepter l'Église schismatique déclarait que les âmes qui
n'ont pas commis de péché après le baptême ou qui, après avoir péché, se sont
dûment purifiées, sont admises d'emblée au ciel et jouissent de la vue de la
Sainte Trinité. Ainsi l'Église avait accepté un nouveau dogme, malgré
l'opposition qu'y avait faite un des plus autoritaires et des plus tenaces
parmi les successeurs de saint Pierre[10]. Un
exemple plus significatif encore du développement de la doctrine théologique
est l'histoire du dogme de l'Immaculée Conception de la Vierge. Jusqu'au lote
siècle, nul ne mit en doute que la Vierge eût été conçue et enfantée dans le
péché. Saint Augustin dit positivement que seul le Christ naquit, vécut' et
mourut sans péché. Des docteurs, comme saint Anselme, ne rencontraient qu'une
seule difficulté, consistant à expliquer comment le Christ était né sans
péché d'une mère entachée de péché. Cependant, avec le développement du
Marianisme, se dessina une tendance populaire à considérer la Vierge comme
affranchie de toute corruption humaine, et vers le milieu du XIIe siècle,
l'Église de Lyon se risqua à placer dans le calendrier une fête nouvelle en
l'honneur de la Conception de la Vierge ; on alléguait que, puisqu'on fêtait
la Nativité comme sainte, la Conception, condition nécessaire de la Nativité,
était sainte également et digne d'être célébrée. Saint Bernard, qui était
alors le grand défenseur des vieilles idées, s'employa aussitôt à détruire
cette doctrine nouvelle. Il écrivit des lettres enflammées aux chanoines de
Lyon, leur montrant que leur argumentation s'appliquait également à la
nativité et à la conception de tous les ancêtres de la Vierge, hommes et
femmes ; il les suppliait de ne pas introduire de nouveautés dans l'Église et
de s'en tenir aux Pères ; il soutenait que la seule Conception Immaculée
était celle du Christ, opération du Saint-Esprit ; et il prouvait que Marie,
née de l'union d'un homme et d'une femme, avait été nécessairement conçue
dans le péché originel. Il admettait qu'en naissant elle fût déjà sanctifiée,
ce qui justifiait la célébration de la Nativité par l'Église ; mais cette
sanctification avait été opérée dans le sein de sainte Anne, tout comme le
Seigneur avait dit à Jérémie : « Avant que tu fusses sorti du sein de ta
mère, je t'ai sanctifié[11] ». Notons, comme exemple
de l'audace de la controverse théologique, que saint Bernard a été cité plus
tard au nombre des défenseurs de l'Immaculée Conception, et qu'on attribua à
saint Anselme la fondation de la fête de la Conception ; le saint avait, disait-on,
rempli un vœu fait, à l'exemple de saint Nicolas, en mer, durant une tempête
qui s'était miraculeusement apaisée. Pierre Lombard, l'illustre Maitre des
Sentences, n'allait même pas aussi loin que saint Bernard dans la voie des
concessions ; il citait Jean de Damas pour prouver que la Vierge n'avait pas
été purifiée du péché originel avant d'avoir accepté la mission d'enfanter le
Christ. Innocent Ill appuya cette opinion de son autorité suprême en
l'affirmant de la façon la plus positive. La
théorie enseignée par saint Bernard prévalut longtemps. Alexandre de Hales,
le Docteur Irréfragable, et le cardinal Henri de Suze, fons et
splendor juris, professaient tous deux la doctrine de la sanctification
après la conception ; comme le dit Henri de Suze, nul être né d'un homme et
d'une femme n'est affranchi du péché originel ; mais certains ont été
sanctifiés dans le sein de leur mère, comme Jérémie, Jean-Baptiste et Notre
sainte et glorieuse Dame[12]. Ces
autorités indiscutables résolurent pour un temps la question en tant que
point de dogme ; mais l'idée même avait un attrait pour le peuple ; le culte
de Marie devenait chaque jour plus ardent et tout ce qui semblait de nature à
grandir la dignité de la Vierge, comme déesse et comme médiatrice, était
favorablement accueilli de ceux pour qui son culte était une source de
revenus. Il y a quelque chose d'inexprimablement gracieux dans l'idée que le
Moyen-Age se faisait de là Vierge ; à cette époque, l'extension de son culte
était inévitable. Dieu était trop redoutable pour qu'on pût arriver jusqu'à
lui ; le Saint-Esprit était une abstraction inaccessible à l'esprit de la
foule ; Jésus, en dépit de son amour sans bornes et de son sacrifice
volontaire, était trop souvent invoqué comme juge et comme persécuteur, pour
qu'on [mit trouver en lui la parfaite miséricorde ; la Vierge, au contraire,
était la personnification du pur amour maternel ; les souffrances qu'elle
avait endurées pour son divin Fils n'avait fait que la rendre plus douce
encore, qu'enflammer son désir de sauver les hommes pour lesquels Jésus était
mort. Elle était humaine et divine à la fois ; par sa nature humaine, elle
partageait les sentiments de ses semblables ; et tout ce qui exaltait sa divinité
la rendait plus secourable, sans la détourner de sa sympathie pour les
hommes. « La Vierge, dit Pierre de Blois, est la seule médiatrice entre
l'homme et le Christ. Nous étions des pécheurs et nous redoutions de faire
appel au Père, car il est terrible ; mais nous avons la Vierge, en qui il n'y
a rien de terrible, car en elle est la plénitude de la grâce et de la pureté ».
Il prouve ensuite virtuellement la divinité de Marie en montrant que, si le
Fils est consubstantiel avec le Père, la Vierge est consubstantielle avec le
Fils. « En fait, s'écrie-t-il, si Marie était exclue du ciel, il ne resterait
plus au genre humain que la noirceur des ténèbres n. « Dieu, dit saint
Bonaventure, aurait pu faire la terre plus grande ou le ciel plus grand ;
mais, en créant Marie, il est allé jusqu'aux limites de sa puissance s.
Pourtant Bonaventure, comme docteur de l'Église, avait soin de limiter
l'impeccabilité de la Vierge à ses propres actes et ne concluait pas à
l'absence d'un péché héréditaire. Elle avait été sanctifiée, mais non pas
conçue sans péché[13]. En
dépit des remontrances de saint Bernard, la célébration de la fête de la
Conception se répandit peu à peu. Thomas d'Aquin dit qu'elle était observée
dans beaucoup d'églises, mais non dans celles de Rome, et qu'elle n'était pas
interdite ; mais il observe qu'il ne faut pas conclure, de la sainteté d'une
fête, à la sainteté de la Conception de Marie. D'ailleurs, il nie la
possibilité de sa Conception Immaculée, tout en admettant sa sanctification à
une époque qu'on ne saurait déterminer. Cette déclaration résolvait la
question pour les Dominicains ; leur vénération pour le Docteur Angélique
leur interdisait de s'écarter de sa doctrine. Pendant quelque temps, chose
assez étrange, les Franciscains furent, d'accord- sur ce point avec leurs
rivaux. Une tradition rapporte que Duns Scot défendit la doctrine nouvelle
contre les Dominicains à l'Université de Paris, en 1304, et que l'Université
se déclara en faveur de cette doctrine par un décret solennel en 1333 ; mais
cette histoire n'apparaît que vers 1480, dans Bernardin de Bustis, et les
registres ne portent pas trace du fait ; quant à Duns Scot, il disait
seulement que la chose était possible à Dieu et que Dieu seul savait la
vérité. On aurait trouvé peu de Franciscains plus zélés qu'Alvaro Pelayo,
pénitencier de Jean XXII ; or, en réfutant l'illuminisme des Béghards, il
traite la Conception de la Vierge dans le péché comme un fait admis dont il
tire un argument ; il ajoute que c'est là l'opinion universelle des autorités
reçues, de Bernard, de Thomas d'Aquin, de Bonaventure et de Richard de
Saint-Victor. Il est vrai, dit-il, que certains théologiens plus récents,
abandonnant les doctrines professées par l'Église, ont contesté cette
opinion, par une fausse dévotion à la Vierge qu'ils cherchent à assimiler
ainsi à Dieu et au Christ. Pourtant,
le nouveau dogme devait se propager rapidement, car, vers cette époque même,
en 1327, l'église de Narbonne commença à célébrer la fête de la Conception ;
en 13±8, le concile de Londres en ordonna l'observance dans toutes les
églises de la province de Canterbury ; en 1330, la solennité fut instituée à
Girone. Mais, en 1340, lorsque Gui, évêque d'Elne, ordonna la célébration de
la fête dans son diocèse, il eut soin de l'intituler Fête de la
sanctification de la Conception de la Vierge, en rappelant que Marie
avait été sanctifiée dans le sein d'Anne. En 1371, à Majorque, la fête
portait encore le nom de Sanctification. En 1404 encore, on voit le
roi d'Aragon. Martin, exhorter l'évêque et le chapitre de Barcelone à
introduire la fête de la Conception. Comme
les Dominicains ne pouvaient modifier leur façon de voir, il était inévitable
qu'avec le temps les Franciscains prissent rang sous la bannière opposée. La
rupture entre eux s'opéra pour la première fois en 1387, et la lutte
s'engagea avec toute la férocité de l’odium theologicum. Juan de
Monçon, Dominicain, maitre à l'Université de Paris, professait que la Vierge
avait été conçue dans le péché. Il souleva ainsi un grand tumulte et, devant
la menace d'une condamnation, s'enfuit à Avignon. Puis, à Rouen, un autre
Dominicain prêcha une doctrine analogue et fut, nous dit-on, l'objet de la
risée générale. L'Université envoya à Avignon une délégation dont le chef,
Pierre d'Ailly, prétendit avoir obtenu la condamnation de Juan ; mais
celui-ci s'enfuit dans l'Aragon, son pays natal, tandis que les Dominicains
de Paris déclaraient que la décision pontificale leur avait été favorable. Si
le chroniqueur dit vrai, ils prêchèrent, sur la conception de la Vierge, en
termes de la plus scandaleuse grossièreté et se complurent aux descriptions
les plus brutales, si bien qu'a la fin la fureur de l'Université ne connut
plus de bornes. Les Dominicains furent chassés de tous leurs postes en Sorbonne,
et le pape d'Avignon, Clément VII, entièrement soumis à la France, ne put
refuser une bulle proclamant hérétiques Juan et tous ses défenseurs. Charles
VI se laissa persuader, non seulement de contraindre les Dominicains de Paris
à célébrer tous les ans la fête de la Conception, mais encore d'ordonner que
l'on arrêtât, par tout le royaume, ceux qui niaient l'Immaculée Conception,
afin qu'ils fussent amenés à Paris et contraints à rétracter l'erreur devant
l'Université. Ce fut en 1403 seulement que les Dominicains furent de nouveau
admis à la Sorbonne, au grand déplaisir des Mendiants, qui avaient amplement
profité de l'exil de leurs rivaux. Il était naturel que les Dominicains
s'abandonnassent volontiers aux représailles partout où ils avaient du
crédit. Les Lullistes furent d'ardents défenseurs de l'Immaculée Conception,
ce qui explique en partie l'hostilité dont ils furent l'objet. L'Université
de Paris était la citadelle de la nouvelle doctrine ; mais son activité et
son influence furent considérablement 600 amoindries par les désordres qui
précédèrent l'invasion de. Henri V et par la domination anglaise. Aussi
n'entend-on guère parler de la question jusqu'à la restauration de la
monarchie française. Cependant la croyance avait continué à se propager. En
1438, le clergé et les magistrats de Madrid, à l'occasion d'une peste, firent
vœu d'observer dorénavant la fête de la Conception. L'année suivante, le
concile de Bâle, après avoir longtemps discuté l'affaire de façon peu
méthodique, se décida en faveur de l'Immaculée Conception, interdit toute
assertion contraire et ordonna que la fête fût célébrée, en tous lieux, le 8
décembre et que des indulgences spéciales fussent la récompense des fidèles.
Mais comme le concile avait, auparavant, déposé Eugène IV, ses proclamations
ne furent pas reçues comme inspirées par le Saint-Esprit, et la doctrine,
bien que fortifiée par cette décision, ne fut pas acceptée de l'Église.
D'ailleurs, en 1444, le concile rival de Florence, dans son décret d'union
avec les Jacobites, parlait bien de la nature humaine du Christ dans le sein
immaculé de la Vierge ; mais c'était là évidemment une simple figure de rhétorique,
car il déclarait, comme article de foi, que nul être né d'un homme et d'une femme
n'a jamais échappé à la domination de Satan, si ce n'est grâce aux mérites du
Christ. Saint Antonino de Florence avait donc parfaitement le droit de
prétendre que la Vierge avait été souillée du péché originel, dont elle se
libéra en mourant ; cette assertion n'empêcha nullement Antonino d'être
canonisé en 1523. Il
était impossible d'introduire dans la foi un nouvel article sans créer une
nouvelle hérésie. C'était là un dogme sur lequel l'Église était divisée ; les
adhérents des deux thèses contraires se dénoncèrent mutuellement comme
hérétiques et usèrent de persécution les uns contre les autres. Sur ce
terrain, les Dominicains eurent nettement le dessous ; leurs adversaires
avaient une prépondérance considérable et se fortifiaient chaque jour
davantage. En 1457, le concile d'Avignon, sous la présidence du cardinal de
Foix, légat du pape et Franciscain, confirma le décret de Bille et interdit à
tous, sous peine d'excommunication, de professer l'opinion contraire. La même
année, l'Université de Paris fut informée qu'un Dominicain prêchait
l'ancienne doctrine en Bretagne. Immédiatement, elle tint séance, écrivit au
duc de Bretagne pour demander que le moine, s'il était coupable, fût puni
comme hérétique, et manifesta l'intention de formuler un 'article concernant
le dogme. Plus menaçante encore fut une loi formellement adoptée par les
Cortés de Catalogne en 1456, interdisant toute expression de doute au sujet
de l'Immaculée Conception, de la part de laïques ou d'ecclésiastiques, gons
peine d'exil perpétuel et irrévocable. Jusqu'à
ce moment, les papes avaient habilement évité de se compromettre dans le
débat. Au cours des querelles entre les Ordres mendiants, les pontifes ne
pouvaient s'exposer à s'aliéner l'un ou l'autre des partis et nous avons vu
comment, dans le conflit relatif au sang du Christ, ils se gardèrent de toute
ingérence et laissèrent la dispute s'éteindre d'elle-même. Le débat actuel
était trop vif et trop général pour qu'ils pussent se dispenser d'intervenir
et ils s'efforcèrent d'appliquer la politique qui leur avait si bien réussi
auparavant. En 1474, un Dominicain, Vincenzo Bandello, plus tard général de
son Ordre, provoqua une discussion ardente en Lombardie en publiant un livre
sur la Conception. La lutte se poursuivit pendant deux ans et souleva de tels
scandales qu'en 1477 Sixte IV évoqua l'affaire. Bandello soutint chaudement
l'opinion des Dominicains ou Maculistæ, tandis que Francesco, général
des Franciscains, défendait l'Immaculée Conception. Le seul résultat fut,
semble-t-il, la publication d'une bulle par laquelle Sixte ordonnait la
célébration de la fête de la Conception dans toutes les églises, avec
distribution d'indulgences appropriées. Cette solution était une véritable
défaite pour les Dominicains, qui jugèrent excessivement douloureux de célébrer
cette fête et de reconnaître ainsi, aux yeux du peuple, qu'ils avaient eu
tort, Ils tentèrent d'éluder la difficulté, dans certaines localités, en
intitulant la fête Sanctification de la Vierge ; mais cette liberté leur fut
refusée et ils durent se soumettre. D'autre part, en 1481, à Mantoue, Fra
Bernardino de Feltre fut formellement accusé d'hérésie, devant le tribunal
épiscopal, pour avoir prêché l'Immaculée Conception, mais il se défendit
victorieusement ; l'année suivante, à Ferrare, Franciscains et Dominicains
prêchèrent sur ce sujet avec une telle ardeur et se traitèrent les uns les
autres si violemment d'hérétiques que des troubles éclatèrent parmi le
peuple. Pour rétablir le calme, Ercole d'Este provoqua une controverse qui
fut soutenue en sa présence, mais qui n'aboutit pas. Sixte IV dut intervenir
de nouveau. Après avoir entendu les deux parties, il lança une autre bulle,
excommuniant quiconque affirmait que la fête était consacrée à la
Sanctification de la Vierge et prononçant la même censure contre quiconque,
de part et d'autre, traiterait son adversaire d'hérétique. Comme
expédient pour éluder la décision sans exaspérer aucun des deux Ordres,
c'était là une politique adroite ; mais, comme mesure pacificatrice, ce fut
un échec complet. Des troubles éclatèrent de nouveau et contraignirent
Alexandre VI à confirmer la bulle de Sixte IV, en ajoutant une clause pour
inviter le bras séculier à maintenir la paix, s'il y avait lieu ; mais, en
France, l'Université de Paris ne tint nul compte des prescriptions des deux
papes et traita d'hérétique quiconque niait l'Immaculée Conception. En 1495,
lors de la fête de la Conception, le 8 décembre, un Franciscain nommé Jean
Grillot oublia sa fidélité à son Ordre au point de nier le dogme dans un
sermon prêché à Saint-Germain-l'Auxerrois. Il fut immédiatement appréhendé et
si énergiquement traité que, le 25, il prononça, dans la même église, une
rétractation publique. L'Université se piqua d'honneur et, le 3 mars 1496,
adopta un statut, signé de cent douze docteurs en théologie, affirmant la
doctrine et ordonnant qu'à l'avenir nul ne fût reçu dans son sein avant
d'avoir prêté serment de la soutenir ; si le membre admis était ensuite
reconnu apostat, il serait expulsé, dégradé de tous ses honneurs et traité en
païen et en publicain. Cet exemple fut suivi par les Universités de Cologne,
Tubingue, Mayence et autres lieux ; presque tous les corps savants prirent
ainsi position contre les Dominicains et inculquèrent la doctrine à la
majorité des futurs théologiens. Partout, la plupart des cardinaux et des
prélats donnèrent leur adhésion ; les rois et les princes s'associèrent au
mouvement ; les Carmes se rangèrent sous la même bannière et les Dominicains
restèrent presque seuls à soutenir cette partie inégale. En 1451, à
Heidelberg, comme les Dominicains avaient convié à une discussion sur ce sujet
les Franciscains, qui avaient relevé le défi avec empressement, l'opinion
publique parut si menaçante qu'ils furent obligés d'obtenir, du comte palatin
et des magistrats, l'interdiction du débat. Il est vrai que, vers cette
époque, l'Augustine sainte Véronique de Binasco eut une vision dans laquelle
la Vierge déclara expressément qu'elle avait été sanctifiée dans le sein de
sa mère ; mais cette révélation divine elle-même ne suffit pas à enrayer les
progrès du dogme nouveau. Les
défenseurs de l'Immaculée Conception devinrent si irritables que tout
Dominicain, prêchant le 8 décembre, était tenu de surveiller ses paroles
lorsqu'il faisait allusion à la Vierge, sujet inévitable en ce jour qui
marquait l'humiliation de l'Ordre. A Dieppe, lors de la fête de 1496, le
Dominicain Jean de Ver employa des expressions qui parurent faire
indirectement opposition au dogme ; il fut aussitôt pris à partie, dut
prononcer une confession publique et jurer de défendre la doctrine à
l'avenir. A l'anniversaire suivant, Frère Jean Moutier soutint que la Vierge
n'avait jamais commis de péché, même véniel, bien que saint Jean Chrysostôme
déclarât qu'elle avait péché par vaine gloire, le jour de ses noces. On
considéra ce propos comme une attaque voilée et Frère Jean reçut la
discipline, mais non en public. Peu après, un autre Dominicain, Jean
Morselle, dit, dans un sermon, qu'on ne savait laquelle était plus belle,
d'Êve ou de la Vierge ; on ignorait si le Christ était vraiment venu
au-devant de la Vierge lorsqu'elle était montée au Paradis ; l'Assomption de
Marie, corps et âme, au ciel, n'était 'pas un article de foi ; en douter
n'était pas péché mortel. Tout cela parait assez innocent, de tels sujets ne
comportant guère d'affirmations positives ; mais Frère Jean fut contraint à
déclarer publiquement que sa première proposition était suspecte d'hérésie,
la seconde fausse et la troisième hérétique. Cette
exagération de susceptibilité doctrinale peut seule expliquer les mesures de
rigueur prises contre un chanoine de Saint-Augustin, Piero da Lucca, lequel,
en 1504, à Mantoue, dit dans un sermon que le Christ avait été conçu non dans
les entrailles, mais dans le- cœur de Marie, et formé de trois gouttes du
plus pur de son sang. Immédiatement arrêté par l'Inquisition et condamné
comme hérétique, le prédicateur échappa de peu au bûcher. Une controverse
s'engagea alors, au grand scandale des fidèles. Baptiste de Mantoue écrivit
un livre pour établir la place véritable de la Conception de Jésus. Jules II
évoqua l'affaire à Rome et la confia aux cardinaux de Porto et de San Vitale,
qui réunirent une assemblée de savants théologiens. En 1511, après mûre
délibération, ces personnages condamnèrent la nouvelle théorie comme
hérétique ; la pureté de la foi était sauve. Ces
efforts des hommes pour imposer le dogme furent secondés par des
manifestations miraculeuses. En 1440, dans une ville d'Allemagne, un
Dominicain, prêchant contre l'Immaculée Conception, appela sur sa propre tête
la malemort en ce jour même, s'il ne professait pas la vérité ; or, à vêpres,
alors que les moines étaient assemblés dans le chœur, un loup monstrueux
entra, tua l'infortuné prédicateur et disparut. A Mantoue, un autre
Dominicain entreprit une discussion publique contre le dogme ; mais la Vierge
changea les paroles dans la bouche même du moine, et il ne put qu'affirmer
les vérités qu'il voulait nier. Maitre Giovanni da Viterbo, argumentant
contre le dogme, tomba gravement malade ; se rappelant comment Alexandre de
Hales avait été puni de la même façon pour avoir refusé de célébrer la fête
de la Conception, et comment le rebelle avait été guéri après avoir fait vœu
de célébrer cette solennité, il demanda à la Vierge de lui envoyer la santé
pour attester son Immaculée Conception, et il fut guéri. Tandis qu'un autre
Dominicain prêchait contre le dogme, une image de la Vierge, qui surmontait
le portail de l'église, tomba à terre et fut réduite en poussière. Ce miracle
excita la colère de la populace, au point qu'on put à grand'peine l'empêcher
de tuer le moine et de détruire le couvent. La
situation des Dominicains devenait désespérée. La Chrétienté s'unissait
contre eux. Seul, le refus persistant de la papauté de se prononcer en
dernier ressort leur épargnait la honte d'adopter un article de foi dont
Thomas d'Aquin avait prouvé la fausseté. Thomas d'Aquin était leur rempart,
et la tradition de l'Ordre le tenait pour inspiré. Il ne leur vint jamais à
l'esprit de soutenir, comme l'ont fait ses commentateurs modernes, qu'il
n'avait pas voulu donner à ses paroles le sens qu'elles semblent avoir. A
défaut de cette ressource, céder sur la question de l'Immaculée Conception,
c'était admettre la faillibilité du Docteur Angélique. L'alternative 604
était cruelle ; mais ils n'avaient pas le choix. Leur seul espoir était
d'obtenir la neutralité de la papauté et de prolonger cette lutte sans issue
contre la nouvelle doctrine toujours plus puissante, propagée par leurs
ennemis coalisés avec tout l'enthousiasme que peut inspirer une victoire
prochaine. Ils sentaient • d'autant plus vivement l'ambiguïté de leur
situation, que la Vierge était revendiquée par eux comme patronne spéciale de
leur Ordre ; la dévotion du Rosaire, honneur particulier de Marie, était une
institution purement dominicaine. Alors qu'ils avaient toujours honoré la
Vierge du culte le plus exagéré, ils se voyaient obligés de devenir, en
apparence, ses détracteurs, et ils étaient partout stigmatisés du nom de maculistæ
« tachistes ». Marie ne condescendrait-elle pas à tirer ses fidèles
ru cruel embarras où elle les voyait plongés ? Soudain
se répandit, en 1507, le bruit que la Vierge était intervenue, Berne, à pour
sauver ses serviteurs. Dans un couvent de Dominicains Observantins, elle
s'était montrée plusieurs fois à un saint moine et lui avait révélé combien
elle était affligée par le crime que commettaient les Franciscains, en
affirmant l'Immaculée Conception. Après avoir conçu, elle était demeurée
pendant trois heures en l'état de péché originel, avant sa sanctification ;
la doctrine de saint Thomas était vraie et inspirée de Dieu ; Alexandre de
Hales, Duns Scot et nombre d'autres Franciscains expiaient dans le Purgatoire
le crime d'avoir soutenu le contraire. Jules II résoudrait la question et
instituerait, en l'honneur de la vérité, une fête plus grande que celle du 8
décembre. Pour hâter ce succès, la Vierge donna au moine une croix teinte du
sang de son Fils, trois des larmes que Jésus avait versées sur le sort de
Jérusalem, les langes qui avaient enveloppé l'Enfant lors de la fuite en
Égypte et une fiole contenant une partie du sang qui avait coulé, pendant la
Passion, pour le salut des hommes ; en même temps, elle lui remit une lettre
adressée à Jules II, dans laquelle elle promet tait au pape une gloire égale
à celle de saint Thomas d'Aquin, en retour du service qu'elle attendait de ce
pontife. Cette lettre, dûment légalisée du sceau des prieurs dominicains de
Berne, Bâle et Nuremberg, fut envoyée au pape. Les
récits relatifs à l'apparition divine produisirent une émotion immense ; une
foule innombrable s'assembla dans la chapelle des Dominicains, pour regarder
le moine favorisé de la Vierge. Comme il accomplit, en outre, des prodiges de
jeûne, de prière et de mortification, la réputation de sainteté que lui
avaient value ses visions s'accrut encore. Après une extase, il apparut
revêtu des stigmates du Christ ; on disposa l'église de façon à lui permettre
de représenter, dans ses dévotions, les divers actes de la Passion, et une
multitude de spectateurs contemplèrent cette cérémonie avec un mélange
d'admiration et de terreur. Puis
une image de la Vierge se mit à pleurer ; et on expliqua que sa douleur
venait du mépris avec lequel on traitait ses avertissements, car elle avait
prédit les malheurs qui assailliraient la cité, si Berne ne cessait de
recevoir une pension de la France, n'expulsait les Franciscains et ne
renonçait à toute foi en l'Immaculée Conception. Les
gens accouraient par troupeaux de toute la région avoisinante, et la renommée
des apparitions miraculeuses se propageait, quand les magistrats de Berne
virent avec surprise le moine honoré de ces visites, Letser, se réfugier
auprès d'eux en demandant protection contre ses supérieurs qui le torturaient
et voulaient l'empoisonner. Une enquête révéla toute la fraude. Wigand Wirt,
maitre des Dominicains Observantins et professeur de théologie, s'était pris
de querelle, en 1501, avec un prêtre paroissial de Francfort ; les deux
ecclésiastiques avaient échangé des injures du haut de leurs chaires
respectives. Dans un sermon, le prêtre remercia Dieu d'avoir permis qu'il
n'appartint pas à un Ordre coupable d'avoir tué l'empereur Henri VII à l'aide
d'une hostie empoisonnée et de nier l'immaculée Conception. Wirt, qui était
présent, lui cria qu'il était un menteur et un hérétique. Un tumulte
s'ensuivit ; l'ordre soutint Wirt et fit appel à Jules II, qui nomma une
commission. Le résultat fut défavorable à Wirt qui, plein de rage, quitta
Francfort et publia un violent pamphlet contre ses adversaires : l'archevêque
de Mayence fit brûler publiquement le livre, et tous ses suffragants en
interdirent la propagation. Les Dominicains, vivement irrités, tinrent à
Wimpffen un chapitre dans lequel on résolut de prouver, par un miracle, la
fausseté de l'Immaculée Conception. On choisit d'abord Francfort comme
terrain d'action, puis on redouta l'archevêque et on songea à Nuremberg ;
mais on craignit de rencontrer un obstacle dans les nombreux savants que
comptait cette ville. Finalement, on choisit Berne, cité populeuse et
puissante, mais simple et illettrée. Les fonctionnaires du couvent dominicain
de cette ville, le prieur Jean Vetter, le vice-prieur François Ulchi, le
lecteur Étienne Bolshorst et le procureur Henri Sternecker entreprirent d'exécuter le projet et choisirent
comme instrument un tailleur de Zuizach, Jean Letser, récemment admis dans
l'Ordre. Pour satisfaire les goûts de l'époque, il fut prouvé au procès
qu'ils avaient commencé par invoquer l'aide du Démon et avaient signé de leur
sang des pactes avec lui ; mais leur ingéniosité propre suffisait à machiner
la farce, bien que, dit-on, pour produire les stigmates sur la peau de
Letser, ils l'eussent d'abord rendu insensible à l'aide d'une potion magique
faite du sang tiré du nombril d'un Juif nouveau-né 606 et de dix-neuf poils
de ses sourcils. La dupe fut soigneusement préparée par une série
d'apparitions commençant par un simple fantôme et s'achevant par celle de la
Vierge. D'après ses déclarations, Letser avait cru à la vérité des visions
jusqu'au jour où, entrant à l'improviste dans la chambre de Bolshorst, il
avait trouvé celui-ci vêtu d'un costume féminin semblable à celui de la
Vierge et s'apprêtant à faire son entrée en scène, Par des menaces et des
promesses, on avait obtenu de Letser qu'il continuât à seconder l'imposture
pendant quelque temps encore ; mais, à la Sn, tremblant pour sa vie, il
s'était sauvé et était venu conter son histoire aux magistrats. Letser
fut envoyé à l'évêque de Lausanne qui écouta son récit et autorisa les
magistrats de Berne à agir. Les quatre Dominicains furent chargés de chaines
et confinés dans des cellules séparées ; on envoya à Rome des messagers qui
obtinrent, non sans peine, une audience du pape. Une commission pontificale
se rendit sur les lieux avec des pouvoirs insuffisants ; la nomination d'une
seconde commission fut longue ; enfin les commissaires arrivèrent, ayant à
leur tête Achille, plus tard cardinal de San Sesto, l'un des plus savants
juristes de l'époque. On employa largement la torture tant à l'égard de
Letser que des accusés, et l'on obtint des confessions complètes. Ces aveux
étaient si scandaleux que les commissaires voulurent les dissimuler même aux
magistrats séculiers ; lorsque ceux-ci manifestèrent leur mécontentement, on
décida de montrer les confessions à un comité choisi composé de huit
personnages, moyennant promesse formelle du secret ; pour accorder
satisfaction au peuple, on se contenterait de donner publiquement lecture de
certaines charges suffisant à justifier la condamnation au bûcher. Ces griefs
furent au nombre de quatre : reniement de Dieu, profanation consistant à
peindre en rouge l'hostie, fausse représentation de la Vierge versant des
pleurs, contrefaçon des stigmates. Les quatre coupables furent abandonnés au
bras séculier et, huit jours plus tard, si le pieux souhait de Nicolas
Glassberger fut exaucé, ils gagnèrent le ciel à travers les flammes ; ils
furent en effet brillés dans une prairie située au-delà de l'Aar ; leurs
cendres furent jetées dans la rivière afin d'éviter qu'on les vénérât comme
des reliques, précaution raisonnable, car l'Ordre s'empressa de proclamer
martyrs les quatre imposteurs. Notons que la sentence rendue publique laisse
entièrement de côté l'Immaculée Conception. Dans l'état d'irritation mutuelle
des Ordres mendiants, les représentants pontificaux jugèrent évidemment utile
de laisser cette question au second plan. Paulus Langius rapporte que
l'affaire causa une profonde émotion ; les maculistæ essayèrent
vainement de réagir contre l'hostilité populaire en répandant toutes sortes
de versions dénaturées et mensongères. Jules II, loin d'obéir aux visions de
Letser, confirma, en 1514, l'Ordre religieux de l'Immaculée Conception, fondé
à Tolède, en 4484, par la pieuse Béatrix de Silva[14]. Wigand
Wirt ne sortit pas indemne de l'affaire, bien qu'il ne Mt pas, semble-t-il,
impliqué directement dans la fraude. Les Dominicains Observantins le
poursuivirent devant le Saint-Siège pour son injurieux pamphlet contre ses
adversaires. Le procès fut mené successivement par deux commissions de
cardinaux ; finalement, le 25 octobre 4512, Wirt renonça à se défendre et fut
condamné à la plus humiliante rétractation. Publiquement, il révoqua, abolit,
répudia et extirpa son livre comme scandaleux, injurieux, diffamatoire,
inutile et nuisible ; il confessait avoir, dans cet écrit, offensé la
doctrine théologique et blessé la charité fraternelle de nombreuses
personnes, notamment des vénérables Franciscains, et fait tort à l'honneur et
à la renommée de Conrad Henselin, de Thomas Wolff, de Sébastien Brandt et de
Jacob de Schlestadt (Wimpheling) ; il déclarait qu'il croyait que les partisans de
la doctrine de l'Immaculée Conception ne se trompaient pas. De plus, il
promettait, sous peine d'emprisonnement perpétuel, de répéter publiquement sa
rétraction à Heidelberg, avant quatre mois à compter du 1er novembre, après
trois jours de préavis au couvent franciscain du lieu ; il demandait pardon à
tous ceux qu'il avait offensés et s'engageait à subir l'emprisonnement
perpétuel s'il renouvelait son crime de quelque façon, directement ou
indirectement. Le général des Dominicains, qui s'associa à la sentence,
ordonna à tous les prieurs et prélats de l'Ordre d'incarcérer à vie le
pénitent, en quelque lieu qu'on le trouvât, au cas où il ne tiendrait pas ses
promesses. Comme il était convenu, Wirt se présenta, le mercredi des Cendres,
24 février 1513, dans l'église du Saint-Esprit, à Heidelberg, à l'heure où le
concours des fidèles était le plus grand, et réitéra son humiliante
rétractation. L'épreuve était si douloureuse qu'il ne put s'empêcher de
s'écrier que c'était pour lui un pénible châtiment. Les Franciscains firent
officiellement rédiger par un notaire présent la minute de toute la cérémonie
; ce document fut ensuite imprimé et répandu partout, afin de publier
universellement la dégradation de l'infortuné controversiste. Le sort
des martyrs de Berne n'empêcha pas les Dominicains de continuer à soutenir
vaillamment la lutte contre leurs adversaires de jour en jour plus puissants.
J'ai sous les yeux un opuscule évidemment publié vers cette époque par un
Dominicain, comme manuel à l'usage des controversistes, où se trouvent
recueillies les opinions de deux cent seize docteurs de l'Église, attestant
que la Vierge a été conçue dans le péché originel. C'est une formidable liste
où figurent les plus grands noms de l'Église, notamment plusieurs papes. Le
compilateur a pris manifestement plaisir à grouper ensemble les autorités les
plus vénérées de l'Ordre franciscain, saint Antoine de Padoue, Alexandre de
Hales, saint Bonaventure, Richard Middleton, Duns Scot, Guillaume d'Ockham, Nicolas
de Lyre, Jacopone da Todi, Alvar Pelayo, Bartolomeo di Pisa, d'autres encore.
En 1515, le cardinal Caietano adressa à Léon X un traité sur ce sujet, dans
lequel il citait saint Augustin, Chrysostôme, Rémi, Bède, Anselme, Thomas
d'Aquin, Bernardin de Sienne et divers autres, pour prouver à ses yeux que la
Conception de la Vierge dans le péché originel était l'opinion raisonnable et
probable. En dépit de ces autorités prépondérantes, les Dominicains eurent à
soutenir une lutte difficile au concile de Trente ; mais ils conservaient
assez de force pour obtenir, après une vive discussion, que la question
restât ouverte et que le concile s'en tint à confirmer la prudente bulle de
Sixte IV. Pourtant, la controverse se poursuivait, aussi ardente, provoquant
des tumultes et des scandales que l'Église déplorait et ne pouvait apaiser.
En 1570, Paul IV tenta de supprimer le mal en supprimant la discussion
publique. Il lança à nouveau la bulle de Sixte IV, en spécifiant que le
concile de Trente permettait à chacun de conserver son opinion personnelle,
et il autorisa les savants à agiter la question dans les Universités et les
chapitres en attendant la décision du Saint-Siège. Mais toute discussion
publique, toute assertion de l'une ou l'autre opinion dans les sermons et
mandements était interdite, sous peine de destitution et d'incapacité
perpétuelle ipso facto. Cette tentative pour maintenir la paix de l'Église
fut aussi infructueuse que les efforts antérieurs. En 1616, Paul V déplora
qu'en dépit des dispositions salutaires prises par lui à ce sujet, les
querelles et les scandales persistassent, menaçant de devenir de plus en plus
dangereux. En conséquence, il ajoutait aux pénalités existantes
l'interdiction perpétuelle de professer ou de prêcher et ordonnait aux évêques
et inquisiteurs de punir sévèrement, en tous lieux, les contraventions à ces
ordres. Pourtant, la chance tournait de plus en plus contre les Dominicains.
Un an plus tard, en août 1617, dans une congrégation générale de
l'Inquisition romaine, Paul publia une autre décrétale, dans laquelle il
étendait les pénalités à quiconque affirmerait publiquement que la Vierge
avait été conçue dans le péché originel. Il ne réprouva pas cette opinion, ne
prit pas de décision positive et ordonna à ceux qui affirmaient publiquement
l'Immaculée Conception de se contenter de soutenir leur thèse sans attaquer
leurs contradicteurs ; comme auparavant, les évêques et inquisiteurs furent
chargés de punir toutes les infractions. Philippe III prenait alors une part
si active au débat qu'il en fit une affaire d'État et de diplomatie ; il
pressa très vivement le Saint-Siège de se prononcer définitivement et entama
des négociations, en vue d'une action combinée, avec la Cour de France,
laquelle répondit simplement, nous dit-on, par de pieuses paroles. En 1622,
Grégoire XV alla plus loin dans la répression de ces dissentiments
perpétuels, en étendant les pénalités à tous ceux qui soutiendraient dans des
réunions privées la conception de la Vierge dans le péché ; mais enracine
temps il interdit l'usage du mot immaculée dans l'office de la fête de
la Conception. Les Dominicains ne purent supporter de se voir ainsi
bâillonner : deux mois plus tard, ils obtinrent une atténuation de la
prohibition et furent autorisés à soutenir et à défendre leur opinion entre
eux, dans l'intimité. Ces bulles procurèrent une besogne considérable à
l'Inquisition, car on ne pouvait contenir l'ardeur des discussions. Un manuel
de l'époque déclare que le débat se poursuivait en dépit de l'interdiction et
que les coupables, quelle que fait leur opinion, étaient envoyés à Rome et
jugés par le tribunal suprême, où l'on prenait soin, autant que possible, de
ne pas avoir pour témoins des Dominicains lorsque le prévenu était un
Franciscain, et vice versa. Néanmoins, le Dominicain Thomas Gage, qui voyagea
dans les colonies espagnoles vers 1630, dit qu'il tint, sur ce sujet, dans le
Guatemala, des conférences publiques, où il défendit la doctrine thomiste
contre les opinions des Franciscains, des Scotistes et des Jésuites. Il
n'aurait pas risqué un acte aussi audacieux en Espagne, car, en 1636, un
homme qui avait déclaré, à Madrid, devant le portail de San Felipe, que la
Vierge avait été conçue dans le péché originel., fut blessé par plusieurs
soldats qui se trouvaient près de lui. Arrêté par l'Inquisition, il fut mis
au secret, une fois guéri de ses blessures, en attendant le procès. Pourtant,
les Dominicains tenaient encore bon ; un quart de siècle environ plus tard,
les évêques espagnols se plaignirent personnellement à Alexandre VII qu'on
trouvât encore des gens qui niaient publiquement le dogme ; aussi, en 1661,
Alexandre lança une nouvelle bulle, confirmant celles de Paul V et de
Grégoire XV et comportant des pénalités additionnelles. Il mit également à
l'Index tous les livres dans lesquels le dogme était attaqué ; mais, comme
ses prédécesseurs, il interdit les écrits dans lesquels on taxait d'hérésie
les adversaires de la doctrine. Vers ce
temps-là, ce devint une hérésie de se déclarer prêt à affronter la mort pour
la défense de la doctrine de l'Imma 640 culée Conception. En 1544, Alonso de
Castro, bien que Franciscain, se sert de cet exemple pour prouver qu'il y a
hérésie à apporter son adhésion à un point qui n'est pas admis comme article
de foi. Mais la controverse était si ardente en tous lieux que nombre de
gens, dans l'emportement de la polémique, manifestaient leur zèle en offrant
leur existence pour témoigner de leur conviction. C'est ainsi que, le 6 mai 1618,
les autorités et les dignitaires de Salamanque s'assemblèrent et, après une
procession solennelle, firent vœu, au nom de la population entière, de
défendre la doctrine jusqu'à la dernière goutte de leur sang. Cette
déclaration fut enregistrée par un acte notarié. Une autre exagération
consistait à croire que celui qui périrait pour la défense de l'Immaculée
Conception serait un martyr ; mais en 4619, l'Inquisition de Portugal, avec
l'assentiment de Paul V, déclara cette opinion hérétique et, quand le
belliqueux père jésuite Théophile Raynaud, dans son De Martyrio per pestem,
soutint que la gloire du martyre peut s'acquérir par une telle action, la
Congrégation de l'Index, qui subissait toujours l'influence des Dominicains,
lui ordonna de supprimer ce passage. Comme l'Inquisition était en grande
partie entre les mains des Dominicains, elle dut tirer largement partie de
cette nouvelle hérésie pour persécuter les trop zélés défenseurs de la
doctrine. Ce fut pour cette raison sans doute qu'on adopta en de pareilles
affaires la coutume d'envoyer la dénonciation à l'Inquisition suprême de Rome
et d'attendre la décision de ce tribunal ; ainsi, on enchainait l'initiative
des inquisiteurs locaux. D'après les remarques de Carena, il est évident que
ces affaires étaient assez fréquentes et causaient beaucoup de troubles et
d'ennuis[15]. Les
Jésuites apportèrent au dogme de l'Immaculée Conception l'appoint
considérable de leur influence et, avec le temps, on les vit parfois, dans
certaines localités du moins, prononcer le vœu — jugé hérétique — de défendre
la doctrine au prix de leur vie et de leur sang. En 1715, Muratori,
prudemment abrité sous le pseudonyme de Lamindus Pritanius, publia un livre
contre cette pratique. Il s'attira, en FM, une réplique de la part du Jésuite
Francesco Burgi, auquel il répondit sous le nom d'Antonius Lampridius. Une
ardente controverse s'engagea, qui dura plus d'un quart de siècle. En 1750,
Bernardes de Moraes publia à Lisbonne une œuvre compacte en deux volumes
in-folio pour défendre ses vues, et, en 1765, le second livre de Muratori fut
mis à l'Index espagnol. Benoit XIV, dans son important ouvrage De Beatiflcatione,
dit que l'Église penche vers la doctrine de l'immaculée Conception, mais
qu'elle n'en a pas encore fait un article de foi ; il laisse même sans
solution le point de savoir si celui qui meurt pour la défense de cette
doctrine doit être tenu pour un martyr. D'ailleurs, dans l'Index de 1738, il
interdisait tous les livres, écrits depuis 1617, qui affirmaient la
conception de la Vierge dans le péché originel, ou qui, par contre, taxaient
d'hérésie, d'impiété ou de péché mortel les défenseurs de cette opinion.
Ainsi la papauté tenait toujours la balance égale ; mais le Saint-Siège
laissa voir ses préférences lorsque, le 21 novembre 1793, Pie VI offrit cent
jours d'indulgence à ceux qui réciteraient cette pieuse éjaculation : « Bénie
soit la Sainte et Immaculée Conception de la Vierge Marie à jamais bénie ! »
Ainsi l'on s'explique facilement que l'évêque Pierre A. Baines, vicaire
apostolique en Angleterre, ayant, en 1840, tenu des propos inconsidérés à ce
sujet dans une lettre pastorale, fut vivement réprimandé et forcé de promettre,
par écrit, de faire publiquement adhésion, dès que l'occasion se
présenterait, à toute définition formulée sur ce point par le Saint-Siège. La
décision vint bientôt. En 1849, Pie IX consulta tous les évêques sur
l'opportunité d'une proclamation définissant, comme dogme de l'Église,
l'Immaculée Conception. Les prélats d'Italie, d'Espagne et de Portugal, au
nombre de quatre cent quatre-vingt-dix environ, furent presque unanimement
M'ombres au projet ; nombre d'autres, dans divers pays, hésitèrent et
déconseillèrent cette mesure. L'avis de ces derniers fut négligé ; le 8
décembre 1854, Pie IX publia une définition solennelle déclarant l'Immaculée
Conception article de foi. Ainsi, après une vaillante lutte, soutenue pendant
cinq siècles avec une infatigable ténacité, les Dominicains furent finalement
vaincus. Ils s'empressèrent de déclarer, par la bouche de leur
procureur-général le P. Gaude, qu'ils acceptaient cette décision avec joie,
sans contrainte, et qu'il ne fallait pas voir en eux des captifs enchaînés,
suivant le char du triomphateur ; après quoi il leur resta, comme seule
consolation, de prouver, par d'ingénieuses gloses, que Thomas d'Aquin n'avait
jamais contesté cette doctrine[16]. L'évolution
de ce dogme est intéressante à retracer, bien que le résultat ne puisse être
regardé comme définitif. En effet, l'insatiable désir d'expliquer les
moindres secrets du monde invisible fait .de toute décision le point de
départ d'une controverse nouvelle. Il s'agit désormais d'établir dans quelles
conditions se produisit l'Immaculée Conception et ce point a déjà été abordé.
En 4876, une condamnation frappa Joseph de Félicité (Vercruysse ?), qui, entre autres erreurs,
déclarait que Marie avait été conçue par l'opération du Saint Esprit, sans
l'intervention de saint Joachim[17]. Pourtant, qui sait si, dans
quelques siècles, ce :dogme n'acquerra pas droit de cité et si la Vierge ne
sera pas ainsi mise au niveau de son Fils ? Il nous
reste à considérer une des fonctions de l'Inquisition, la censure littéraire,
qu'elle n'exerça avec une pleine autorité qu'à une époque assez récente. Nous
avons vu Bernard Gui brûler par pleines charrettes des exemplaires du Talmud,
et il semble que la pratique spéciale des inquisiteurs dût les désigner comme
les plus précieux auxiliaires pour la défense de la foi contre les dangereux
excès de la plume. Pourtant, cette censure demeura longtemps sans organisation
définie. Les Universités étaient à peu près les seuls centres de vie
intellectuelle et elles exerçaient d'ordinaire un contrôle attentif sur les
erreurs de leurs membres. Quand il s'agissait :de condamner quelque œuvre
d'importance, on invoquait souvent l'autorité du Saint-Siège ; ce fut le cas
pour le Periphyseos d'Erigène, pour l'Introduction à l'Évangile
Éternel, pour le pamphlet de Guillaume de Saint-Amour contre les
Mendiants et pour le Defensor Pacis de Marsiglio de Padoue. D'autre
part, nous avons vu comment, en 1316, le vicaire épiscopal de Tarragone
n'hésita pas à assembler des moines pour condamner nombre d'écrits d'Arnaud
de Villeneuve ; vers la même époque, les inquisiteurs de Bologne prirent une
mesure similaire contre le commentaire de Cecco d'Ascoli sur la Sphœra
de Sacrobosco. Pourtant, on ne songea pas, semble-t-il, à se servir de
l'Inquisition à cette fin, jusqu'au jour où Charles IV tenta d'établir le
Saint-Office en Allemagne. Les Frères du Libre Esprit propageaient
abondamment leur hérésie à l'aide de livres pieux rendus accessibles à la
masse du peuple ; pour enrayer le mal et empêcher que la société laïque fit
indûment usage de traductions de l'Écriture en langue vulgaire, l'empereur,
en 1369, donna mandat aux inquisiteurs de saisir et de brûler ces livres et
d'appliquer les censures inquisitoriales ordinaires pour briser toute
résistance. Les sujets de l'Empire, civils et ecclésiastiques, du plus grand
au plus humble, reçurent l'ordre de prêter leur concours à l'inquisiteur,
sous peine d'encourir le mécontentement de l'empereur. En 1376, Grégoire XI
vint à la rescousse en lançant une bulle dans laquelle il déplorait la
vulgarisation de livres hérétiques en Allemagne et ordonnait aux inquisiteurs
d'examiner tous les écrits suspects et de condamner ceux où ils relèveraient des
erreurs ; après cette condamnation, le fait de copier ces livres, de les
posséder, de les acheter ou de les vendre, devenait un délit relevant de
l'Inquisition. On n'est pas informé du résultat de cette réglementation, dont
le seul intérêt réside en ceci, qu'elle -fut la première censure littéraire
systématiquement organisée. Vers la même époque, Eymerich était occupé à
condamner les œuvres de Raymond Lulle de Raymond de Tarraga et de divers
autres ; mais il semble avoir toujours soumis l'affaire au Saint-Siège et
n'avoir agi que sur mandat spécial du pape. Nous avons vu que, lorsque
l'archevêque Zbinco eût brûlé à Prague les écrits de Wickleff, une commission
pontificale estima l'acte injustifié, et que la condamnation finale de ces
œuvres fut prononcée par le concile de Borne en 1413. Avec la
renaissance graduelle des lettres, le livre prit une importance de plus en
plus grande comme véhicule de la pensée ; cette importance s'accrut
rapidement après l'invention de l'imprimerie. L'Inquisition adopta comme
règle de tenir pour « véhémentement » suspect d'hérésie quiconque, ayant
entre les mains un livre hérétique, ne brûlait pas ce livre aussitôt ou ne le
livrait pas avant huit jours à son évêque ou à l'inquisiteur. La traduction
en langue vulgaire d'une partie quelconque de l'Écriture était également
interdite. Cependant, ce fut, semble-t-il, en 1501 seulement qu'on eut l'idée
d'organiser véritablement une censure de la presse ; encore l'Allemagne
était-elle le seul pays où la publication de livres dangereux et hérétiques
parût nécessiter de semblables mesures. Tous les imprimeurs reçurent l'ordre,
sous peine d'excommunication et d'amendes, à percevoir par la Chambre
apostolique, de soumettre dorénavant à l'archevêque de la province ou à son
Ordinaire tous les livres sous presse et d'éditer seulement ceux auxquels les
prélats auraient, après examen, accordé une licence ; on faisait, appel à la
conscience de ces censeurs en leur ordonnant de n'exiger aucune rémunération
pour leur visa. De plus, tous les livres actuellement en librairie devaient
être soumis à l'inspection et, s'il s'en trouvait qui continssent des
erreurs, tous les exemplaires qu'on en pourrait découvrir seraient livrés aux
censeurs et brûlés par leurs soins. L'Inquisition était tombée, en Allemagne, dans un discrédit tel qu'on ne parait pas avoir songé à faire appel à ses services lorsqu'on prit cette importante mesure pour restreindre la liberté de la presse. On comptait exclusivement sur l'organisation épiscopale. Cependant les archevêques étaient, comme toujours, beaucoup trop attachés aux intérêts temporels de leurs provinces pour se soucier de semblables détails et l'effort resta apparemment sans résultat appréciable. Le mal continua à croître et, en 1515, au concile de Latran, Léon X s'efforça d'y remédier par une réglementation générale plus sévère encore. La bulle qu'il élabora à cet effet fut approuvée par tous les Pères ; seul Alexis, évêque d'Amalfi, déclara qu'il y adhérait en ce qui touchait les livres nouveaux, mais non en ce qui touchait les œuvres anciennes. Après une allusion aux bienfaits de l'art de l'imprimerie, la bulle rappelait les nombreuses plaintes adressées au Saint-Siège, contre des imprimeurs qui, en beaucoup de lieux, publiaient et vendaient des livres traduits du grec, de l'hébreu, de l'arabe et du chaldéen, tant en latin qu'en langues profanes, livres contenant des erreurs de foi et des dogmes pernicieux ; ces imprimeurs éditaient aussi des libelles diffamatoires contre des personnes de haut rang, publications qui causaient de nombreux scandales et menaçaient d'en provoquer d'autres. Donc, à l'avenir, nul n'aura le droit d'imprimer un livre sans qu'il ait été procédé à un examen préalable, certifié par une note manuscrite émanant, à Rome, du vicaire pontifical et du maître du Sacré Palais, et, dans les autres villes, de l'Inquisition, de l'évêque et d'un expert nommé par l'évêque. Toute méconnaissance de ces formalités entrainait l'excommunication, la perte de l'édition qui serait brûlée, une amende de cent ducats à la fabrique de saint Pierre et la fermeture de la librairie pendant un an. La rébellion soutenue serait frappée de pénalités aptes à servir d'avertissement à tous[18]. Ces mesures arrivaient trop tard. Le mécanisme de persécution, encore capable de torturer des sorcières, était, par ailleurs, trop complètement désorganisé pour tenir tête au flot montant de l'intelligence humaine ; toutes ces fragiles barrières furent promptement renversées. Nous avons vu comment échoua, après une longue lutte, l'effort tenté pour imposer silence à Reuchlin. La presse à imprimer multiplia à l'infini les satires d'Érasme et d'Ulric Hutten, et quand Luther parut, elle répandit universellement parmi le peuple les vigoureuses attaques du réformateur contre l'ordre établi. Il fallut du temps pour que les nécessités de la Contre-Réforme fissent perfectionner un système destiné à préserver les fidèles, dans les pays soumis à Rome, contre les insidieux poisons que répand la presse à imprimer. |
[1]
Un de ces écrits apocryphes, Traité des Trois Imposteurs, publié à
Yverdon en 1788, s'inspirait des données du panthéisme, non sans quelque
déploiement d'érudition. Bien que l'auteur cite Descartes, il essaie assez
maladroitement de représenter son œuvre comme la traduction d'un traité envoyé
par Frédéric II à Othon de Bavière.
[2]
On trouvera dans Creighton (History of the Popes, II, 333 sqq.) un
tableau lumineux de l'influence exercée par l'humanisme sur la politique de
l'Eglise. Ce fut un des sujets de plainte de Savonarole que l'érudition et les
belles-lettres eussent supplanté la religion dans l'esprit des gens à qui
étaient confiées les destinées de l'Église, si bien qu'ils étaient devenus des
infidèles. « Vas à Rome, parcours la Chrétienté entière ; dans les
demeures des grands prélats et des grands chefs, on ne se soucie plus que de
poésie et d'art oratoire... Ils ont introduit parmi nous les réjouissantes du
Diable ; ils ne croient pas en Dieu et se moquent des mystères de notre
religion ». (Villari, Storia di Savonarola, Ed. 1887, I, 197, 199.)
[3]
L'effet convaincant produit immédiatement par Valla, dans sa critique de la
Donation de Constantin, est attesté par le plaidoyer d'Æneas Sylvius en faveur
du pouvoir temporel. En effet, Æneas Sylvius abandonne entièrement Constantin
et fonde les droits territoriaux du Saint-Siège sur les donations de
Charlemagne ; l'autorité du pape sur les rois émane, dit-il, du pouvoir des
clefs et de la suprématie accordée à Pierre (Æn. Sylvii Opera ined. p.
571-81). Pourtant l'Eglise rallia bientôt ses forces et reprit ses anciennes
revendications. Arnaldo Albertina, inquisiteur de Valence, faisant allusion à
la Donation de Constantin, dit, en 1553, que Lorenzo a essayé d'en contester
l'authenticité, mais que tous les autres hommes sont d'accord pour la défendre,
de sorte que la nier c'est côtoyer de fort près l'hérésie (Am. Albertini Repetitio
nova. Valencia, 1534, col. 32-3). Chose assez curieuse, il ajoute que cette
vérité est affirmée dans la bulle Unam Sanctam, ce qui n'est pas exact.
(I. Extrav. Commun. Lib. I, tit. VIII). D'ailleurs Boniface VIII, dans ses
revendications, se réclamait du Christ, et une allusion à Constantin n'aurait
pu qu'affaiblir l'autorité de ses arguments. — Les critiques amères et
captieuses de Valla firent naître, après sa mort, diverses épigrammes (Bayle, s.
v. Valle.)
[4]
Creighton (Hist. of the Popes, III, 276 sqq.) a publié, d'après un
manuscrit de Cambridge, une curieuse correspondance entre Pomponio, emprisonné
au château Saint-Ange, et son geôlier, Rodrigo de Amato, plus tard évêque de
Zamora. On y voit la fragilité de la philosophie de ces platoniciens, en face
de privations et de souffrances réelles.
[5]
Pourtant on voit Marsile attribuer une fièvre et une diarrhée à l'influence de
Saturne dans la mansion du Cancer, car Saturne avait fait partie de son
ascendance depuis sa naissance ; il attribua sa guérison à un vœu fait à la
Vierge. (Epist. Op. I, 644, 743.)
[6]
L'artifice grâce auquel les philosophes échappaient à la responsabilité de
leurs spéculations apparait dans la conclusion du traité d'Agostino Niro, De
Cœlo et Mundo, écrit en 1514.
[7]
Eymeric. Direct. p. 453-61. Pegna déclare (p. 262) que dans les
manuscrits d'Eymerich la liste des erreurs est plus courte que dans le texte
imprimé ; cette assertion est confirmée par le P. Denifle (Archiv für
Litt.-u. K. 1885, p. 143). Apparemment les Dominicains du XVe siècle, en
imprimant le Direstorium, ajoutèrent des erreurs pour fortifier leur
controverse contre Lulle.
[8]
Le P. Villanueva (Viage Literario, XIV, 23) affirme que la bulle est
authentique, attendu qu'il l’a vue, de ses yeux, dument insérée dans les
registres de Girone, comme reçue le 29 juillet 1388. Comme la bulle est datée
du 25 janvier 1376, le fait ne prouve rien, si ce n'est qu’Eymerich, à son
retour d'exil, envoya, douze ans après la date de la prétendue publication, des
exemplaires aux divers évêques de son district. Villanueva mentionne,
d'ailleurs, que l'évêque de Girone refusa prudemment de la publier en raison du
long retard intervenu. — Le P. Denifle, Dominicain, a récemment étudié à
nouveau la question sans l'éclaircir : il note seulement que l'absence de
mention de la bulle sur les registres pontificaux n'implique pas absolument la
fausseté de ce document. (Archiv. Für Litt. u. Kirchengeschichte, IV,
352.)
[9]
En 1533, Amalio Albertino, inquisiteur de Valence, se plaignit amèrement de
l'injustice avec laquelle on classait parmi les hérétiques un homme tel que
Lulle, inspiré de Dieu et digne plutôt d'être vénéré comme un saint. (Albertini
Repetitio nova, Valentia, 1534, col. 4, 6.) — La publication d'une
édition complète et critique des œuvres de Lulle a été commencée récemment, à
Padoue, par D. Jéron. Rosello, sous le patronage de l'archiduc Louis Salvator
d'Autriche.
[10]
Une remarque, faite par Æneas Sylvius en 1453, montre que, malgré ces
définitions péremptoires, certaines gens croyaient encore que la gloire des
saints était différée jusqu'au jour du Jugement (Opera ined. — Atti
della decad. dei Lincei, 1883, p. 567).
[11]
Jérémie, I, 5.
[12]
Il n'est peut-être pas inutile, en raison de la part que prit l'Espagne à la
constitution du dogme, de remarquer que les lois des Wisigoths contiennent une
liste de jours fériée, publiée, en 650, par le roi Erwig, où figure la fête de
la Vierge (Leges Wisigoth. Lib. XII, Tit. III, l. 6). C'est là, d'ailleurs, une
manifeste falsification du texte, car le passage correspondant du Fuero Juzgo
porte l'indication de l'Assomption de la Vierge et de l'Annonciation. — Fait
extrêmement significatif : dans les premiers calendriers romains des IVe et Ve
siècles, on ne trouve aucune fête de la Vierge (Muratori, Opera. T. III.
P. I. d. 63-8).
[13]
La conception médiévale de la Vierge, médiatrice entre Dieu et l'homme et
source de tout bien, est ainsi exprimée par Fezio degli Uberti :
Tu sola mitigasti la
discordia
Che fu tra Dio e l’uomo ; e
tu cagione
Sei d'ogni bene che quaggià
si esordia.
[14]
J'ai suivi ici une relation contemporaine de cette curieuse affaire, De
quatuor Heresiarchs in civitate Bernensis nuper combustis, A. D. 1509,
in-4°, sine nota (Strasbourg, 1509), ouvrage attribué à Thomas Murner. Cette
relation est assez conforme aux récits plus abrégés de Trithemius (Chron.
Hirsaug. ann. 1509), de Sébastien Brandt (Pauli Langia Chron. Citicens.
ann. 1309) et de la Chron. de Glassberger, ann. 1501, 1506, 1507, 1509. —
Garibay, Compendio Historial de Españo, Lib. XX, cap. 13. — La communauté
bernoise était pieusement attachée à la Vierge. En 1489, un certain Nicolas
Rotelfinger eut l'imprudence de déclarer que Marie secourait les méchants aussi
bien que les bons. Il fut, pour sa peine, obligé de subir, un jour entier, le
supplice du collier de fer, et de jurer qu'il irait personnellement trouver le
pape et rapporterait une absolution écrite. (Valerius Anshelm, Berner
Chronik, Bern, 1884, I, 355.)
[15]
En Espagne, l'ardente dévotion du peuple à la Vierge rendait l'Inquisition très
sévère dans son respect pour Marie. En 1642, un inquisiteur, Diego de Narbona,
dans ses Annales Tractatus Juris, cita un passage de Clément
d'Alexandrie (Stromat, Lib. VII), où il était dit que certaines
personnes croyaient que la Vierge, après la Nativité, avait subi l'examen d'une
sage-femme pour prouver sa virginité. Bien que Narbona condamnât cette
assertion comme très indécente et offensante pour la Vierge, le livre fut dénoncé
à l'Inquisiteur de Grenade, qui renvoya l'affaire devant l'inquisiteur général.
Vainement, Narbona tenta de se défendre. On lui montra que dans l'Index
Expurnatorius de 1640, il était ordonné que le passage de Clément fût borrado
(raturé), ainsi que les passages d'autres auteurs y faisant allusion, afin que
l'on perdît jusqu'au souvenir d'une histoire si scandaleuse. Narbona allégua à
sa décharge un passage du Père Basilio Ponce de Léon ; mais l'Inquisition lui
montra que ce passage avait été borrado de même, et, comme toute
personne possédant un exemplaire du livre où se trouvait le passage condamné
était tenue d'effacer les lignes et de rendre le passage illisible, Narbona
était coupable de n'avoir pas obéi à cet ordre. (Mss. Bibl. Bodleian. Arch. S,
130.)
[16]
Dès 1695, le cardinal Sfrondati publia un volume in-folio intitulé Innocentia
Vindicata, pour prouver que Thomas d'Aquin avait défendu l'Immaculée
Conception. Il faisait largement intervenir à l'appui de sa thèse des œuvres
apocryphes attribuées au Docteur Angélique.
[17]
Remarquons que c'est là le renouvellement d'une erreur entretenue par une secte
cathare qui croyait que la Vierge était née d’une femme sans intervention
masculine. (Moneta, adv. Catharos, Lib. III, cap. 2.)
[18]
Ces règles ne furent probablement appliquées que dans les localités où
l'Inquisition était encore en activité. L'édition du traite De Cœlo et Mundo,
de Nifo, publiée à Naples en 1517, porte un imprimatur signé par Antonio
Calatano, prieur du couvent dominicain, rappelant le décret conciliaire et
déclarant qu'nu l'absence de l'inquisiteur, il a été chargé, par le vicaire de
Naples, d'examiner l'œuvre, dans laquelle il n'a rien trouvé de blâmable. —
Dans les éditions vénitiennes de Joachim de Flore, publiées en 1515 et 1517, on
relève non seulement la permission de l'inquisiteur et du patriarche de Venise,
mais encore celle du Conseil des Dix, preuve que la presse était rigoureusement
enchainée. — Cependant, à la même époque, l’édition lyonnaise du De Planctu
Ecclesiæ d'Alvar Petayo (1517) ne porte pas d'imprimatur :
évidemment, il n'y avait pas de censeurs à Lyon ; il en est de même de tous les
livres allemands de cette période qu'il m'a été donné d'examiner.