HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME TROISIÈME — DOMAINES PARTICULIERS DE L'ACTIVITÉ INQUISITORIALE

 

CHAPITRE VIII. — LA RAISON ET LA FOI.

 

 

Les seules hérésies qui inquiétassent réellement l'Église étaient celles qui se répandaient parmi le peuple sans l'appui des subtilités ingénieuses de la dialectique. Peut-être trouverait-on une exception à cette règle dans les doctrines des Frères du Libre Esprit, qui paraissent avoir tiré leur origine des spéculations d'Amaury de Bène et de David de Dinant. Mais, en général, les doctrines des Cathares et des Vaudois, des Spirituels et des Fraticelli, des Hussites même, n'avaient rien ou presque rien de commun avec la finesse des discussions de l'école. Pour qu'une hérésie prenne racine et porte des fruits, il faut qu'elle soit capable d'inspirer le zèle du martyre, et, pour cela, il faut qu'elle naisse du cœur et non du cerveau. Nous avons vu comment, pendant des siècles, des multitudes d'illuminés acceptèrent d'affronter le plus affreux genre de mort, plutôt que d'abandonner des croyances auxquelles étaient liés leurs sentiments, leurs convictions et leur espoir en la vie future ; mais, depuis Abélard jusqu'à maitre Eckart et à Galilée, l'histoire offre peu d'exemples d'hommes usez fortement attachés à des conceptions purement intellectuelles pour se laisser mener, par elles et pour elles, au sacrifice. C'est moins la raison que le sentiment qui rend l'hérétique redoutable ; tout l'orgueil de l'intelligence ne pouvait donner au scolastique la force de soutenir sa thèse avec la résolution infrangible du paysan qui marchait au bûcher en chantant des hymnes et en saluant avec joie les flammes, auxiliaires et opératrices de son salut.

Aussi les écoles présentent-elles peu de cas où la lutte entre la pensée libre et l'autorité ait été poussée assez loin pour nécessiter l'emploi des méthodes inquisitoriales. Pourtant l'Inquisition, grâce aux facilités qu'elle offrait pour imposer partout l'uniformité de la foi, exerça, sur le développement intellectuel de l'Europe, une influence trop puissante pour que nous puissions nous dispenser d'étudier brièvement cette phase de son activité.

Deux tendances contribuèrent à provoquer des conflits entre les scolastiques et les inquisiteurs. D'une part, l'ardeur de la persécution, faisant de la pureté de la foi l'idéal le plus élevé du chrétien et le souci le plus impérieux du chef, séculier ou spirituel, créa une règle exagérée d'orthodoxie, qui considérait les plus infimes détails de théologie comme aussi importants que les doctrines fondamentales de la religion. Nous avons déjà trouvé la marque de cette intransigeance dans les discussions relatives à la pauvreté du Christ, comme dans les querelles élevées sur le point de savoir si Jésus était mort lorsqu'il fut percé de la lance et si le sang versé durant la Passion était demeuré sur le sol ou monté au ciel. Étienne Palecz prouva, par dialectique, au concile de Constance, qu'une doctrine comportant un point erroné sur mille points orthodoxes, était. par ce fait, entièrement hérétique. D'ailleurs, la croyance erronée n'était pas nécessaire pour qu'il y eût crime : le chrétien devait demeurer ferme dans sa foi et le doute seul était déjà une hérésie.

L'autre tendance était la folle ardeur avec laquelle les scolastiques s'attachaient à déterminer et à définir, avec une précision absolue, les moindres détails de l'univers et du monde invisible. Tant que cette curiosité se donna satisfaction dans les limites fixées à l'orthodoxie par une Église infaillible, il en résulta l'élaboration des plus complexes et des plus stupéfiants monuments de théologie que l'esprit humain ait jamais conçus. Aux Sentences de Pierre Lombard s'ajouta la Somme de Thomas d'Aquin, œuvre touffue que seuls peuvent comprendre des esprits doués de facultés spéciales et façonnés par une discipline appropriée. Quand cette doctrine eut été établie et acceptée comme orthodoxe, la théologie et la philosophie devinrent les plus périlleuses des sciences ; l'ingéniosité dévoyée des scolastiques, se plaisant aux subtilités de la dialectique, remettait sans cesse en discussion des 'points douteux, soulevait des questions nouvelles, ajoutait encore des raffinements à des problèmes que leur subtilité première rendait accessibles aux intelligences moyennes. L'historien, en secouant la poussière qui recouvre heureusement aujourd'hui les monuments de ces débats oubliés, ne peut se garder d'un sentiment de regret, à voir si sottement gaspillées cette merveilleuse finesse et cette vigueur de pensée qui, bien employées, eussent avancé de tant de siècles les progrès intellectuels et matériels de l'humanité.

L'histoire de Roger Bacon, le Doctor Mirabilis, met en lumière les tendances de l'époque. Cette intelligence herculéenne sembla sans cesse se heurter aux étroites barrières qu'élevait autour d'elle un siècle d'ignorance pédante et présomptueuse. Un jour, un rayon de lumière vint, en passant, filtrer à travers les ténèbres qui l'environnaient, lorsque Gui Foucoix, élu pape et devenu Clément IV, demanda à l'Anglais communication des 'découvertes dont il avait vaguement entendu parler. Il y a quelque chose de touchant dans l'empressement que mit le savant incompris à tirer parti de cette bonne fortune inattendue ; il épuisa les ressources de ses amis pour réunir l'argent nécessaire à la rémunération des scribes qui devaient condenser, en un manuscrit élégant, le tumultueux amoncellement de pensées où il cherchait à enfermer toute la somme des connaissances humaines ; en un peu plus d'un an, il accomplit ainsi la tâche énorme de composer l'Opus Majus, l'Opus Minus et l'Opus Tertium. Malheureusement, Clément se soucia plus, à ce moment, du destin de Charles d'Anjou que de la fantaisie passagère qui l'avait poussé à faire appel au savant ; quelque deux ans plus tard, le pape mourut, et l'on ne sait même pas s'il remboursa les sommes dépensées par Bacon pour répondre à son désir.

Il était inévitable que Bacon fut vaincu, dans cette lutte inégale contre l'ignorance et la fausse érudition de son siècle. Ses travaux et ses opinions étaient une protestation contre tout l'ensemble de la pensée et de la doctrine d'alors. Les scolastiques tiraient de leur conscience intime une théorie de l'univers et bataillaient ensuite sans répit pour la défense des subtilités où les entraînait le jargon barbare de leur dialectique. Il en était de même pour la théologie, qui avait supplanté la religion. Pierre Lombard était plus grand que tous les prophètes et évangélistes réunis. Comme le dit Bacon, on négligeait l'étude de l'Écriture pour celle des Sentences, sur lesquelles reposait toute la gloire du théologien. Le maitre qui enseignait les Sentences pouvait choisir à son gré l'heure de ses conférences ; on lui assurait tous les avantages imaginables. En revanche, celui qui enseignait l'Écriture devait mendier un moment pour se faire entendre et n'avait pas d'auditeurs. Le premier pouvait discuter publiquement et était tenu pour un maitre ; le second était condamné à garder le silence au milieu des controverses des écoles. Il est impossible, ajoute Bacon, que la. Parole de Dieu soit comprise, alors qu'on abuse des Sentences ; quiconque fait appel à l'Écriture pour éclaircir des questions, est traité d'homme frivole et ne peut se faire écouter. Bien plus, le texte de la Vulgate est honteusement altéré, et là où il n'est pas altéré, il est douteux, par suite de l'ignorance et de la présomption de correcteurs improvisés, car chacun se croit capable de remanier ce texte, alors que nul n'oserait changer un mot aux écrits d'un poète. De tous les modernes, Bacon fut le premier qui discerna l'importance de l'étymologie et de la philologie comparée : il démasqua sans pitié les grossières fautes habituelles aux prétendus érudits qui ne réussissaient qu'à induire leurs élèves en erreur. Les méthodes de Bacon étaient strictement scientifiques. Il exigeait des faits, des faits réels, comme base de tout raisonnement, qu'il s'agit de dogme ou d'observations physiques et morales. Pour lui, l'étude de la nature ou de l'homme était empirique : la connaissance devait précéder le raisonnement. Les mathématiques venaient en tête, dans l'ordre des sciences ; le second rang appartenait à la métaphysique ; mais, à ses yeux, la métaphysique ne consistait pas en un stérile effort pour édifier un système sur des postulats affirmés par caprice et appuyés de sophismes dialectiques ; c'était une solide série de déductions tirées d'observations contrôlées, car, d'après Avicenne : « les conclusions des autres sciences sont les principes de la métaphysique ».

Les vastes travaux qui remplirent la vie de ce génie ardent furent perdus pour un monde tout occupé de vaine et futile science, et incapable de reconnaître à quel point le novateur était en avance sur son temps. Tandis que tous s'attachaient avec amour aux mots, Bacon étudiait les faits ; les contemporains rejetaient le réel pour l'irréel, et une révolution intellectuelle, qui eût été pour l'humanité un bienfait inestimable, fut écrasée dans l'œuf. On eût dit que Caliban enchaînait Prospero et le jetait dans l'Océan. Pour apprécier à quel point Bacon était méconnu par une époque incapable de le comprendre et la lutte engagée par lui contre les méthodes en honneur, il suffit de constater la rareté des manuscrits de ses œuvres, l'état fragmentaire de quelques-uns et la disparition totale de certains autres. « Il est plus aisé, dit Leland, de réunir les feuillets jetés au vent par la Sibylle que les titres des œuvres de Roger Bacon ». Le mépris des contemporains est attesté, d'autre part, par l'absence de détails concernant sa vie, comme par les contes répandus au sujet de son talent dans les arts magiques. Même le tragique incident relatif à son emprisonnement par ses supérieurs franciscains et à l'interdiction qui lui fut faite de poursuivre ses études, est enveloppé d'une telle obscurité que les récits en sont contradictoires et que certains historiens en ont, non sans quelque apparence de raison, contesté la vérité. D'après une version, il fut accusé de spéculations contraires à l'orthodoxie et dénoncé, en 1278, à Geronimo d'Ascoli, général de l'Ordre ; ses opinions furent condamnées ; les Frères reçurent l'ordre d'éviter scrupuleusement ses erreurs ; lui-même fut jeté en prison, sans doute parce qu'il ne s'était pas soumis avec la sérénité d'Olivi à la sentence de Geronimo. Il devait avoir des disciples et des partisans, car Geronimo devança, dit-on, leurs plaintes en demandant promptement à Nicolas III confirmation du jugement. On ne sait quelle fut la durée de l'emprisonnement, bien qu'une tradition veuille qu'il ait péri dans sa prison, soit d'une maladie, soit à la suite des mauvais traitements que les Franciscains n'épargnaient pas, ainsi que nous l'avons vu, à leurs frères égarés. Un autre récit attribue la responsabilité de l'incarcération à l'ascète Raymond Gaufridi, qui fut général de l'Ordre de 1289 à 1295. Dans l'un et l'autre cas, il n'est pas difficile d'expliquer les motifs de cette disgrâce. Au milieu des luttes féroces des écoles, un homme qui combattait si délibérément contre l'ordre d'idées en honneur et qui démasquait si impitoyablement l'ignorance des érudits, ne pouvait manquer d'exciter d'âpres inimitiés. L'audacieux savant qui préférait l'Écriture aux Sentences, qui dénonçait les altérations apportées au texte de la Vulgate, devait avoir fourni plus d'un prétexte à. l'accusation d'hérésie, dans un temps où le dogme était devenu si complexe et où une hérésie capitale pouvait se cacher sous la plus infime divergence d'opinion. Le fin politique qu'était Geronimo était vraisemblablement disposé à écouter les ennemis nombreux et puissants dont Bacon avait dû exciter la haine. Un ascète tel que Raymond, dont le dessein était de ramener l'Ordre à sa rudesse et à sa simplicité primitive, devait envisager les travaux de Bacon avec une horreur égale à celle que manifestaient les premiers Spirituels à l'égard de la doctrine de Crescenzio Grizzi. C'était une doléance habituelle à la section spirituelle de l'Ordre, que Paris avait ruiné Assise. Comme disait une chanson de Jacopone da Todi :

Tal’é, qual'è, tal'è

Non religion c'è.

Mal vedemmo Parigi

Che n'a destrutto Assisi.

Aussi le Général pouvait-il saisir avec joie l'occasion de frapper le plus grand savant de l'Ordre.

Tandis que Bacon subissait ces épreuves pour avoir combattu les idées de son temps, beaucoup de violences scolastiques échappaient à. toute répression parce qu'elles n'étaient que le 555 développement des tendances de l'époque. Les controversistes pouvaient, le plus souvent, s'engager dans des querelles interminables sans s'exposer au moindre blâme. Le grand conflit entre les Nominalistes et les Réalistes n'est pas assez étroitement lié à notre sujet pour que nous puissions l'étudier en détail ; cependant, il occupe une place trop importante dans l'histoire de la pensée européenne pour qu'il soit possible de le passer entièrement sous silence.

D'après la doctrine des Réalistes, les genres et les espèces, c'est-à-dire les attributs distinctifs des individus, ou les définitions de ces attributs, sont des entités : réelles, sinon les seules réalités. Les individus sont des existences éphémères qui passent ; les seules choses qui durent sont celles qui sont universelles et communes à tous les êtres. Dans l'homme, c'est l'humanité, mais l'humanité même n'est qu'une portion d'une existence plus grande, l'animalité, et l'animalité n'est qu'une forme transitoire de l'Être infini, qui est Tout, sans être rien en particulier. C'est là le seul être immuable. Ces conceptions tiraient leur origine du traité Periphyseos, dans lequel, au IXe siècle, Jean Scot Erigène, réagissant contre l’anthropomorphisme dominant, fut entraîné à des visions sublimes de l'Être divin, côtoyant de fort près le Panthéisme. L'hérésie latente de cette œuvre ne fut découverte que lorsqu'elle eut été développée par les Amauriens ; le livre fut alors condamné par Honorius III, en 1225, près de quatre siècles après sa publication.

Le Nominalisme, de son côté, considérait l'individu comme la substance fondamentale ; les universaux ne sont que des abstractions, des concepts mentaux de qualités communes à des individus, sans autre réalité que le son des mots qui les traduisent (flatus vocis). Tout comme le Réalisme, manié par d'audacieux penseurs, allait au Panthéisme, le Nominalisme amenait par degrés ses adeptes à reconnaître l'originalité de l'individu et à tomber finalement dans l'Atomisme.

Les deux écoles rivales prirent nettement position, pour la première fois, au début du xii• siècle ; Roscelin, le maitre d'Abélard, était le chef des Nominalistes, tandis que Guillaume de Champeaux était à la tête des Réalistes. La discussion se poursuivit dans les écoles avec une âpreté toujours plus vive, bien qu'aucun des deux partis n'osât pousser ses théories jusqu'à leurs conclusions extrêmes. Le Réalisme triompha finalement, sous une forme modifiée, grâce à l'autorité suprême d'Albert le Grand et de Thomas d'Aquin. Duns Scot était Réaliste, mais se séparait de Thomas d'Aquin sur le problème de l'individuation, et les Réalistes se divisèrent en deux factions opposées, Thomistes et Scotistes. Tandis qu'ils étaient ainsi affaiblis par des dissensions, Guillaume d'Ockham faisait revivre le Nominalisme, qui devint plus audacieux que jamais. L'hostilité séculaire entre Dominicains et Franciscains porta les Ordres à se ranger sous des bannières différentes ; Ockham, en prenant la défense de Louis de Bavière contre la papauté, fit adopter à la nouvelle école de Nominalistes ses idées sur les relations de l'Église et de l'État.

Les écoles continuèrent à retentir de l'éclat des controverses, qui parfois s'échauffaient au point que les coups suppléaient à l'insuffisance des raisons ; on rapporte même qu'il y eut jusqu'à des meurtres. Sous Pierre d'Ailly et Jean Gerson, l'Université de Paris fut nominaliste. Avec la domination anglaise, les Réalistes triomphèrent et chassèrent leurs contradicteurs, qui revinrent seulement lorsque la monarchie française fut restaurée. En 1465 surgit, à l'Université de Louvain, une lutte qui dura dix ans, au sujet de diverses propositions émises par Pierre de la Rive et concernant le Destin et la Providence divine. Les sectes rivales prirent parti dans le conflit ; l'Université de Paris- intervint ; les Nominalistes triomphèrent en condamnant Pierre de la Rive, et les Réalistes se vengèrent en obtenant de Louis XI un édit qui interdisait de professer les doctrines nominalistes à l'Université et dans toutes les écoles du royaume ; tous les livres nominalistes furent enfermés dans des coffres scellés et y demeurèrent jusqu'en 1481. Un moment, on persuada à Louis de rappeler son édit et l'Université eut la joie de reconquérir sa liberté. Un incident tragique déjà rapporté par nous, le procès de Jean de Wesel, et la mort de l'accusé dans sa prison, montrent avec quelle aisance les ardents scolastiques prétendaient venger la foi en satisfaisant leurs rancunes. Le narrateur contemporain du procès affirme que la persécution fut provoquée par l'hostilité des Réalistes dominicains contre le Nominalisme de la victime, et il déplore la rage qui pousse les Thomistes à considérer quiconque nie l'existence des universaux comme coupable de péché contre le Saint-Esprit, comme traitre à Dieu, à la religion chrétienne, à la justice et à l'État.

Les annales des écoles sont pleines de faits qui montrent comment l'audace des controverses logiques conduisait le scolastique aux subtilités les plus périlleuses touchant les menus détails de la théologie, et avec quelle finesse les défenseurs de la foi discernaient tout ce dont une ingéniosité perverse pouvait tirer une présomption d'hérésie. Duns Scot ne leur échappa pas, non plus que Thomas Bradwardine ; Guillaume d'Ockham et Buridan furent associés dans une même condamnation prononcée par l'Université de Paris, dont Buridan avait été recteur. Il était impossible de tracer une ligne de démarcation nette entre la philosophie et la théologie, qui s'attachait à définir tous les éléments des mondes visible et invisible, et l'on dénonçait sans cesse, non sans raison, les intrusions continuelles des philosophes sur le domaine des théologiens. Quand leurs assertions audacieuses étaient insuffisamment orthodoxes, les philosophes cherchaient à se défendre en déclarant que, d'après les méthodes philosophiques, la religion catholique était erronée et fausse, mais qu'en tant qu'objet de foi, elle était vraie et qu'ils y adhéraient en conséquence. Ce raisonnement ne faisait que gâter les choses, car, ainsi que le remarquaient les autorités, il impliquait la coexistence de deux vérités inconciliables et contradictoires. On ne se contentait pas de faire appel à ces scrupules d'orthodoxie pour condamner de vains sophismes, tels que la conception d'une ligne longue d'un pied et n'ayant pourtant ni commencement ni fin, ou la possibilité de trouver en Angleterre un tout dont toutes les parties sont à Rome, sottises qu'eut à juger l'Université de Louvain en 1447, — ou encore des doctrines telles que celles de Jean Fabre, condamnées par l'Université de Paris en 1463, d'après laquelle toute partie d'un homme est un homme, un seul homme constitue l'infinité des hommes, aucun homme ne se corrompt jamais, bien qu'un homme se corrompe parfois,— propositions au fond desquelles se cachait la possibilité d'une évolution vers l'hérésie, — ou encore l'absurdité grammaticale, plus innocente encore, semble-t-il, consistant à ne voir aucune différence entre « le pot bout » et « pot, tu bous », absurdité qui, dit Érasme, était tenue pour un infaillible indice d'impiété. Les philosophes n'étaient pas satisfaits tant qu'ils n'avaient pu démontrer par la logique les plus profonds et les plus sacrés mystères de la théologie, et, si zélés qu'ils fussent dans leur foi, l'intrusion de la raison dans les domaines du dogme semblait, non seulement une ingérence indiscrète, mais encore une menace grosse de conséquences terribles. Alors que les philosophes arabes discutaient au sujet de la nature et de l'opération de la Divine Sagesse, Maimonide intervint avec son tranquille bon sens, en disant : « Essayer de comprendre la Sagesse Divine, c'est, pour nous, comme si nous essayions d'être Dieu lui-même, afin que notre perception devint semblable à la sienne... Il nous est absolument impossible d'atteindre à ce genre de perception. Si nous pouvions nous l'expliquer à nous-mêmes, nous posséderions l'intelligence qui nous donne ce genre de perception. » Cependant d'ambitieux scolastiques, et aussi des docteurs en théologie parfaitement orthodoxes, refusaient d'admettre que le fini ne pût saisir l'infini, et leur orgueil de logiciens éveillait assez naturellement la jalousie des hommes qui considéraient comme leur privilège exclusif la garde du Saint des Saints et l'explication de la volonté de Dieu à l'humanité. Ce sentiment trouve son expression dès 1201, dans l'histoire d'un savant docteur, Simon de Tournai, qui prouva, par d'ingénieux arguments, le mystère de la Trinité, puis, enorgueilli par les applaudissements de ses auditeurs, se vanta de pouvoir, s'il lui plaisait de se montrer pervers, ruiner la doctrine par des arguments plus solides encore ; propos téméraires dont il fut immédiatement puni, car il fut frappé de paralysie et d'idiotie. On ne pouvait guère se fier à la retenue de semblables controversistes ; on pouvait encore moins compter que l'intervention céleste dût toujours leur envoyer un avertissement aussi salutaire.

L'audace de ces téméraires intrus, pénétrant sur le domaine sacré du dogme, s'accrut démesurément quand parurent, dans le second quart du une siècle, les œuvres d'Averroès, qui menaçaient réellement de pervertir la pensée chrétienne. Entre les mains des commentateurs arabes, le théisme d'Aristote devint un matérialisme transcendant, porté à sa plus haute expression par le dernier d'entre eux, Ibn Roschd ou Averroès, qui mourut en 1198. D'après le système d'Averroès, la matière a existé de tout temps, ce qui rend impossible la doctrine de la Création. L'univers consiste en une hiérarchie de principes éternels, primordiaux et autonomes, vaguement liés à une unité suprême. Un de ces principes est l'Intellect actif, qui se manifeste sans cesse et constitue la conscience perpétuelle de l'humanité. C'est là l'unique forme d'immortalité. Comme l'âme de l'homme est un fragment d'un tout collectif, fragment détaché temporairement pour animer le corps, cette âme est absorbée à nouveau, après la mort, dans l'Intellect actif de l'univers. Par suite, il n'y a ni récompenses ni châtiments, ni sentiments, mémoire, sensibilité, amour ou haine après la mort. Le corps périssable a le pouvoir de se reproduire et jouit ainsi d'une immortalité matérielle dans ses descendants ; mais seule l'humanité collective est immortelle. Aux yeux de gens qui s'étaient faits, du Paradis et de la Résurrection, une conception aussi matérielle que le Swarga des Brahmanes ou les cieux Kama Loka des Bouddhistes, cette immortalité collective et immatérielle équivalait virtuellement à l'annihilation, comme le Moksha et le Nirvana ; aussi les Averroïstes furent-ils universellement stigmatisés comme matérialistes.

De semblables théories entraînaient nécessairement l'indifférentisme le plus absolu touchant les formules religieuses ; cependant, une crainte salutaire du fanatisme musulman, alors naissant, dont Averroès n'avait pu éviter entièrement les atteintes, le rendit prudent dans ses attaques contre la foi établie. « La religion spéciale des philosophes consiste, dit-il, à étudier ce qui existe, car le culte le plus sublime qu'on puisse rendre â Dieu est la contemplation de ses œuvres, qui nous conduit â connaître le Créateur dans toute sa réalité. C'est M, aux yeux de Dieu, la plus noble des actions, tandis que la plus vile est d'accuser d'erreur ou de présomption celui qui rend à la divinité ce culte, plus noble que tout autre, celui qui adore Dieu selon cette religion, la meilleure de toutes les religions. » En même temps, il acceptait les religions établies comme un excellent instrument de moralisation. Quiconque sème parmi un peuple des doutes touchant la foi nationale est un hérétique, qu'il faut punir comme tel en appliquant les peines édictées par la loi. L'homme sage ne proférera pas une 'parole hostile la religion nationale et évitera tout particulièrement de parler. de Dieu à la foule d'une manière équivoque. Quand plusieurs religions se trouvent en conflit, il convient de choisir la plus noble. Ainsi toutes les religions ont une origine humaine ; le choix entre elles est une question d'opinion ou de bonne politique ; mais cette bonne politique, à défaut de tout autre mobile, dut empêcher Averroès de prononcer la phrase qui lui est communément attribuée : « La foi chrétienne est impossible ; la foi judaïque est une religion d'enfants ; la foi de l'Islam est une religion de pourceaux ».

Il est encore plus difficile d'accorder quelque crédit à la tradition courante qui lui attribue le fameux mot sur Moise, Jésus-Christ et Mahomet, « ces trois imposteurs qui ont leurré la race humaine ». Cette assertion devint une formule commode, à l'aide de laquelle l'Église terrifia les fidèles, en l'attribuant successivement à tous les adversaires qu'elle voulait discréditer. Thomas de Cantimpré en impute la paternité à Simon de Tournai, dont l'attaque de paralysie, en 4201, aurait été provoquée par cette impiété. En Ire, Grégoire IX, lorsqu'il accusa Frédéric II à la face de l'Europe, n'hésita pas à affirmer que l'empereur était l'auteur de ce propos, accusation que Frédéric se hâta de démentir de la façon la plus solennelle. Un Dominicain renégat, nommé Thomas Scot, qui fut condamné et emprisonné en Portugal, passait pour avoir proféré ce blasphème, parmi d'autres propos du même genre. Cette phrase surnagea ainsi pendant des siècles, si bien qu'on en vint à croire généralement à l'existence d'un livre impie intitulé De Tribus Impostoribus, dont la paternité fut attribuée successivement à Petrus de Vineis, à Boccace, au Pogge, à Machiavel, à Érasme, à Servet, à Bernardino Ochino, à Rabelais, à Pierre l'Arétin, à Etienne Dolet, à Francesco Pucci, à Muret, à Vanini et à Milton. Vainement la reine Christine de Suède th rechercher ce livre dans toutes les bibliothèques d'Europe ; l'ouvrage demeura introuvable, jusqu'au jour où, au XVIIIe siècle, divers écrivains de bas étage publièrent des volumes ainsi intitulés pour satisfaire la curiosité publique[1].

Pourtant, c'est peut-être à Frédéric II qu'est due l'introduction de l'Averroïsme dans l'Europe centrale. En Espagne, la doctrine était à tel point dominante que, vers 1260, Alphonse X classe les hérésies en deux catégories principales, dont la plus pernicieuse est celle qui nie l'immortalité de l'âme et les récompenses et châtiments futurs. En 1291, on voit le concile de Tarragone ordonner de punir• quiconque ne croit pas à l'autre vie. Ce fut de Tolède que sortit Michel Scot, lorsqu'il alla porter ses traductions d'Aristote et d'Averroès à la cour de Frédéric. Il trouva le plus chaleureux accueil auprès de l'empereur, qu'une insatiable soif de connaissances et un médiocre respect pour les formules inclinaient vers ces sources de la philosophie nouvelle. Ce furent probablement ces traductions qui constituèrent le bagage d'aristotélisme que Frédéric distribua aux universités d'Italie. Hermannus Alemannus continua à Tolède l'œuvre de Michel et apporta des traductions d'autres ouvrages à Manfred, héritier des goûts paternels ; si bien que, vers le milieu du siècle, les principaux travaux d'Averroès étaient mis à la portée de tous les lettrés.

Le fléau de ces idées se propagea avec une rapidité presque incroyable. Dès 1243, Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris, et les maîtres de l'Université, condamnèrent une série d'erreurs scolastiques, qui, pour n'être pas nettement entachées d'Averroïsme, dénotaient, par leur audacieuse indépendance, l'influence naissante de la philosophie arabe. En 1247, le légat papal Otto, évêque de Frascati, condamna Jean de Brescain en raison de certaines spéculations hérétiques concernant la lumière et la matière ; Jean lut banni de Paris, avec défense de professer, de soutenir des controverses ou de vivre en un lieu où se trouvait un collège. A la même époque, un certain maitre Raymond, qui avait été emprisonné en raison de ses opinions erronées, fut pris en flagrant délit de rébellion et emprisonnée nouveau sur l'ordre de l'Université. On défendit désormais aux logiciens de discuter théologie et aux théologiens de s'occuper de logique, pratique qui devenait habituelle parmi ces gens. Cette mesure fut peu efficace, de même que les efforts d'Albert le Grand et de Thomas d'Aquin, qui consacrèrent toute la finesse de leur dialectique à enrayer la propagation de ces doctrines dangereuses. Bonaventure dénonça également la philosophie téméraire qui niait l'immortalité de l'âme et affirmait l'unité de l'intelligence et l'éternité de la matière, — ce qui montre que les Dominicains et les Franciscains savaient s'unir pour combattre un ennemi commun. En 1270, l'évêque de Paris, Étienne Tempier, fut appelé à condamner une série de treize erreurs, nettement entachées d'Averroïsme, qui trouvèrent des défenseurs dans les rangs des scolastiques. Ces doctrines affirmaient que l'intelligence de tous les hommes est identique et une dans la pluralité, que la volonté humaine est dirigée par la nécessité, que le monde est éternel et qu'il n'y a jamais eu de premier homme, que l'âme se corrompt avec le corps et n'est pas atteinte par le feu matériel, que Dieu ne connaît pas les choses personnelles aux individus, qu'il ne tonnait que sa propre essence et ne peut donner l'immortalité et l'incorruptibilité à ce qui est mortel et corruptible.

Cette condamnation ne réussit pas mieux que les tentatives antérieures. En 1277, on jugea nécessaire d'invoquer l'autorité de Jean XXI, en vertu de laquelle l'évêque Tempier condamna une liste de neuf cent dix-neuf erreurs, pour la plupart identiques à celles qu'il avait déjà condamnées, ou tirées, par déduction, de ces propositions et tendant à édifier en système le matérialisme et le fatalisme. Les audacieux progrès accomplis par la pensée libre apparaissent dans l'antagonisme nettement défini entre la philosophie et la théologie. D'après cette doctrine, en effet, le philosophe doit nier la création du monde, puisqu'il ne s'appuie que sur des causes naturelles, mais le croyant peut affirmer la création, parce qu'il fait appel à des causes surnaturelles ; les dires des théologiens sont fondés sur des fables et la théologie est une étude qui ne mérite pas qu'on s'y attache, car les philosophes sont les sages et la foi chrétienne entrave les progrès du savoir. La prière est naturellement inutile ; l'homme sensé ne saurait se préoccuper de sa sépulture ; mais on peut pratiquer la confession pour sauver les apparences. La théorie averroistique de l'univers et des sphères célestes était reproduite intégralement, ainsi que l'influence directrice des astres sur la volonté et la destinée des hommes, hérésies qui coûtèrent cher, ainsi qu'on l'a vu, à Pierre d'Abano et à Cecco d'Ascoli. En outre, on trouve dans cette série de propositions la doctrine que, tous les trente-six ans, les corps célestes reviennent aux mêmes positions relatives, entraînant la répétition de la même série d'événements.

Vers la même époque, l'archevêque de Canterbury, Robert Kilwarby, associé aux maitres d'Oxford, condamna certaines erreurs provenant évidemment de la même source, mais n'affirmant pas le matérialisme d'une façon aussi absolue. Cette condamnation fut confirmée, en 1284, par l'archevêque Peckham ; mais les seuls châtiments édictés étaient, pour le maitre, la déposition, et, pour l'étudiant, l'expulsion avec incapacité de promotion. Ces articles furent joints à ceux qu'avait condamnés l'évêque Tempier, et l'ensemble reçut une publicité fort étendue, à en juger par le nombre des manuscrits où figurent ces doctrines. On continua à y voir une source de réels dangers pour l'Église, comme l'atteste l'habitude, conservée pendant les Ive et Iule siècles, d'imprimer ces articles à la Sn du quatrième livre des Sentences ; on les trouve aussi dans une édition de Thomas d'Aquin, une de Duns Scot et une de Bonaventure.

Pourtant, après la mort de l'évêque Tempier, ces articles soulevèrent des plaintes nombreuses ; on leur reprocha de gêner la liberté de la discussion, et un débat considérable s'engagea à ce sujet. En fait, il était presque impossible qu'une si longue liste d'erreurs, dont beaucoup n'étaient guère compréhensibles que pour un esprit habitué à la scolastique, n'empiétât pas sur des doctrines tenues pour orthodoxes par une théologie devenue d'une complexité inaccessible à l'intelligence et à la mémoire des esprits moyens. On fut extrêmement troublé de constater que certains des articles attaquaient des positions défendues par Thomas d'Aquin lui-même ; d'autres étaient contredits par Guillaume d'Ockham et Jean de Poilly. D'ailleurs, les périls qui menaçaient la situation du savant théologien au milieu de cette guerre de dialectique apparaissent dans l'aventure du Doctor Fundatissimus, Egidio Colonna, plus souvent désigné sous le nom d'Egidio da Roma. Il n'y avait pas de plus ardent ni de plus actif adversaire de l'Averroïsme, et la liste, dressée par lui, des erreurs de cette doctrine continua longtemps à servir de base aux condamnations dont elle fut l'objet. Pourtant, il traduisit un commentaire sur Aristote et, en 1285, fut accusé, à Paris, d'entretenir certaines des erreurs condamnées en 1277. Après des discussions prolongées, l'affaire fut portée devant le Saint-Siège, et Honorius IV renvoya le prévenu devant l'Université de Paris, chargée de prononcer. Egidio réussit à rentrer si bien en grâce que Philippe le Bel, dont il avait été le précepteur, le présenta comme candidat au grand archevêché de Bourges.

A la fin du une siècle et au commencement du live, le personnage le plus notoire, dans la lutte contre Averroès, est Raymond Lulle, que Renan appelle fort heureusement le héros de cette croisade ; mais le lullisme fut une manifestation si importante qu'il conviendra de l'étudier spécialement plus loin. Aucun effort ne réussit à détruire cette philosophie qui offrait tant d'attraits aux énergies renaissantes de la pensée humaine. Il se forma une école avouée d'averroïstes, dont les doctrines, introduites vraisemblablement par Pierre d'Abano à l'Université de Padoue, y régnèrent souverainement jusqu'au IVID, siècle. L'Université de Bologne les adopta également. Jean de Jandun, le collaborateur de Marsilio de Padoue, fut un averroïste dissident, comme le furent aussi Walter Burleigh, Buridan, et les disciples d'Ockham. Jean de Baconthorpe qui mourut, en 1348, général des Carmes, se targuait du titre de Prince des Averroïstes, et, par lui, la philosophie réprouvée devint traditionnelle dans l'Ordre. Ces hommes pouvaient se dissimuler à eux-mêmes la dangereuse irréligion qui se cachait au fond de leurs théories favorites ; mais quand ces croyances, se répandant dans le peuple, se dépouillèrent de la subtile dialectique des écoles, elles aboutirent 'à un matérialisme peu équivoque. Dante nous décrit la partie de l'Enfer où se trouve « le cimetière de ceux qui, avec Épicure et tous ses disciples, veulent que l'âme meure en même temps que le corps ». (Inferno, X.)

Le nombre des personnages qu'il place en ce lieu montre que l'Averroïsme, sous sa forme la plus franche, était ouvertement professé par des hommes haut placés. Certaines affaires jugées par les Inquisitions de Carcassonne et de Pamiers, dans les vingt-cinq premières années du lave siècle, attestent que même dans les basses classes de la société ces croyances n'étaient pas ignorées. L'indignation de Pétrarque prouve à quel point, vers le milieu du siècle, cet indifférentisme était à la mode et exagéré dans les provinces vénitiennes, où certains hommes n'hésitaient pas à tourner le Christ en ridicule et à considérer Averroès comme la source de toute sagesse. A Florence, ce même mépris philosophique du dogme était devenu traditionnel, et Boccace le reflète dans son conte des Trois Anneaux, où le juif Melchisédec, par une ingénieuse parabole, démontre à Saladin que les trois religions doivent être placées sur le même plan et ont également droit au respect. En Espagne, où cependant la philosophie était peu cultivée, la tradition mauresque semble avoir fait survivre l'averroïsme. Les nobles révoltés qui, en 1464, présenteront leurs doléances au roi Enrique IV, déclarent ce souverain suspect en la foi, parce qu'il s'entoure d'ennemis du catholicisme et de personnages qui, chrétiens de nom, se vantent de ne pas croire à l'immortalité de l'âme.

Ainsi l'Averroïsme avait réussi à conquérir sa place. C'est un des insondables problèmes de l'histoire de savoir pourquoi l'Inquisition, si infatigable dans la répression d'erreurs moins graves, accorda l'impunité à des spéculations qui, non contentes de saper les fondements de la foi chrétienne, impliquaient clairement la négation de toutes les doctrines sur lesquelles reposaient la richesse et la puissance de la hiérarchie. Même l'Université de Paris, si vigilante gardienne de l'orthodoxie, semble, pendant la fin du XIVe siècle, s'être abstenue de condamner l'Averroïsme et les conclusions déduites de sa doctrine, bien qu'elle prît fréquemment des décisions contre de menues erreurs de théologie scolastique. Pourtant, aux yeux de Gerson, Averroès était toujours le plus insolent adversaire de la foi, l'homme qui avait condamné toutes les religions comme mauvaises et la religion des chrétiens comme la pire de toutes, parce que les fidèles dévorent journellement leur Dieu ; dans les peintures allégoriques d'Orcagna, de Traini, de Taddeo Gaddi et de leurs successeurs, Averroès figure généralement comme personnification de l'incrédulité rebelle.

Ce fut en 1512 seulement que l'Averroïsme fournit son premier martyr, depuis Pierre d'Abano, dans la personne de Hermann de Ryswick. Celui-ci avait été condamné, en 4499, pour avoir professé des doctrines matérialistes, affirmant que la matière est incréée et a toujours existé en même temps que Dieu, que l'âme meurt avec le corps et que les anges, bons ou mauvais, n'ont pas été créés par Dieu. Il abjura et fut frappé d'emprisonnement perpétuel ; mais il s'évada et persista à propager ses erreurs. Il fut arrêté de nouveau en 1512 et l'inquisiteur de La Haye n'hésita pas à le livrer, comme relaps, au bras séculier ; Hermann fut dûment brûlé.

Dans l'Europe septentrionale, où la théologie scolastique menait une lutte à mort contre l'Humanisme, une semblable rigueur n'avait rien d'inattendu ; mais les choses n'allaient pas de même en Italie, où les lettres avaient depuis longtemps triomphé de la foi. La contagion de la culture, de la philosophie, du paganisme élégant, avait envahi tous les rangs élevés de la société. Les divers papes, lettrés et princes temporels plutôt que vicaires du Christ, fiers d'être les Mécènes des scolastiques, pouvaient négliger les affaires d'État pour faire brûler de misérables sorcières, mais non pour condamner les erreurs des philosophes qui ornaient leur cour. Or, si Rome voulait rester maitresse du monde sous le règne de la Renaissance des lettres, elle n'avait pas le droit de se montrer négligente dans la répression des aspirations et des spéculations chères aux scolastiques et aux philosophes[2]. La bataille s'était livrée, et avait été perdue, dans l'affaire de Lorenzo Valla. Il est vrai que Lorenzo composa sa critique agressive de la Donation de Constantin vers 1440, à Naples, alors qu'Alphonse Ier était en conflit avec Eugène IV. Pourtant, comme il ne se contenta pas de faire table rase des principes sur lesquels était fondé le pouvoir temporel, mais qu'il affirma que la papauté devait être frustrée de ce pouvoir, l'impunité dont il jouit est un remarquable indice .de la liberté de langage permise à cette époque. Ce fut d'une autre cause que naquirent ses ennuis ; encore y eût-il probablement échappé s'il n'avait été d'un naturel querelleur et s'il ne s'était impitoyablement acharné à. couvrir de ridicule l'horrible jargon des écoles et même des premiers humanistes. Il se créa assez d'ennemis pour qu'on complotât sa ruine à la cour de Naples, où Alphonse avait étudié le latin sous sa direction, et il procura bientôt à ses adversaires l'occasion favorable. Il avait engagé un débat avec un prêtre ignorant qui affirmait que le Symbole était l'œuvre des Apôtres, et la discussion s'étendit à l'authenticité des relations entre le Christ et le roi Abgar d'Édesse. Valla afficha une liste des propositions attaquées et loua une salle où il comptait défendre ses idées contre tout venant ; mais ses ennemis obtinrent du roi l'interdiction de la controverse. Valla afficha alors à la porte de la salle ce triomphant distique :

Rex pacis miserans sternendas Marte Phalanges.

Victoria cupidum continuit gladium.

A ce moment, l'Inquisition intervint ; mais Alphonse, en vertu des prérogatives de la couronne de Naples, mit un terme à la persécution et Valla fut seulement obligé de prononcer une déclaration générale affirmant qu'il croyait ce que croyait sa Sainte Mère l'Eglise, déclaration dont la sincérité apparut 'quand, attaqué sur un détail de dialectique, il se défendit en disant : « En cela aussi, je crois ce que croit notre Mère l'Église, bien que notre Mère l'Église n'y connaisse rien ». En 1443, après la réconciliation d'Alphonse et d'Eugène, Valla voulut aller à Rome, mais ne put y réussir. La voie lui fut ouverte lorsqu'à l'ami des moines, Eugène, eut succédé l'humaniste Nicolas V. Nicolas, non content de lui faire bon accueil, lui donna une place au nombre des secrétaires apostoliques et lui fit verser une gratification de cinq cents ducats pour sa traduction de Thucydide. Calixte III lui accorda une prébende dans l'église pontificale de Saint-Jean de Latran, où Valla fut glorieusement enterré. En fait, on respectait si peu, à cette époque, les sujets les plus sacrés qu'Æneas Sylvius rapporte avec admiration, comme exemple de l'ingéniosité d'Alphonse, l'incident suivant. Un jour que le roi était las d'écouter le sermon d'un Dominicain sicilien, Frit Antonio, sur diverses questions relatives à l'Eucharistie, il posa au prédicateur cette déroutante question : « Un homme enferma une hostie consacrée dans un vase d'or ; un mois plus tard, ouvrant le vase, il ne trouva plus qu'un ver ; or, ce ver ne pouvait s'être formé, sans germe, de l'or pur ou des ornements qui s'y trouvaient ; donc il était né du corps du Christ ; mais, de la substance de Dieu ne peut procéder que Dieu ; donc le ver était Dieu ». Dans une telle atmosphère morale, ce fut bien inutilement que le Pogge, ennemi de Lorenzo, ridiculisé et injurié sans pitié par celui-ci, déclara qu'il fallait combattre par le feu plutôt que par des arguments les erreurs de l'audacieux critique touchant la nature de Dieu et le vœu de chasteté. Le commentaire de Valla sur le Nouveau Testament, dans lequel l'auteur corrigeait les fautes de la Vulgate en se référant au texte grec, bien que mis plus tard à l'Index par Paul IV, en 1559, ne fut pas condamné lors de sa publication. Nicolas V vit l'œuvre, Bessarion y collabora, Nicolas de Cuse en demanda un exemplaire et Érasme la publia, en 4505, avec des éloges enthousiastes, sous le patronage de Christophe Fischer, protonotaire apostolique. Nous savons par Bacon à quel point était altéré le texte de la Vulgate ; la tentative de Valla pour amender ce texte rencontra de grands obstacles ; mais, dans sa controverse avec le Pogge, il remporta la victoire et, depuis ce jour, le droit de corriger le texte fut reconnu[3].

Désormais, en Italie, les scolastiques, si hérétiques qu'ils 568 fussent, n'avaient guère sujet de trembler. La tolérance ainsi accordée aux plus audacieuses spéculations est un ample sujet de méditation lorsqu'on songe qu'a ce moment même les Franciscains et les Dominicains s'efforçaient tumultueusement de s'envoyer au bûcher, au sujet de l'infime question de savoir si le sang du Christ, répandu pendant la Passion, était, ou non, resté sur le sol. Il est vrai qu'en tes l'inquisiteur lombard Jacopo da Brescia condamna à la dégradation et à. l'emprisonnement perpétuel le Dr Zanino da Solcia, chanoine de Bergame, qui entretenait des théories extravagantes, déclarant que la fin du monde était proche, que Dieu avait créé un autre monde peuplé d'êtres humains, de sorte qu'Adam n'était pas le premier homme. Ce même Zanino partageait aussi certaines doctrines d'Averroès : c'était le pouvoir des astres et non l'amour de l'humanité qui avait mené le Christ à la croix, et Jésus, Moïse et Mahomet gouvernaient à leur gré le genre humain. Mais Pie II, en confirmant la sentence, l'atténua avec l'intention évidente de remédier, un jour, au zèle excessif de l'inquisiteur. Il intervint également quand l'Inquisition eut condamné un haut fonctionnaire d'Udine, coupable de nier virtuellement l'immortalité en prétendant que le sang constitue l'âme ; la sentence fut révoquée et on offrit au criminel la facilité d'échapper au châtiment de son hérésie en reconnaissant publiquement l'erreur. Cependant Pie II montrait son orthodoxie en réprouvant la faiblesse d'Eugène IV à l'égard de Braccio da Montone, le condottiere seigneur de Pérouse, infidèle avéré, qui était mort en 1424 au siège d'Aquila et dont le cadavre avait été porté à Rome et jeté en terre non consacrée, jusqu'au jour où Eugène l'avait fait transférer et ensevelir avec honneur dans la cathédrale de Pérouse. Un cas plus remarquable encore fut celui de Gismondo Malatesta, seigneur de Rimini. C'était un homme de haute culture, ardent adepte de la nouvelle philosophie, qui manifesta son zèle en apportant du Péloponnèse et en enterrant dans la cathédrale de Rimini, avec une inscription élogieuse, Gemistus Plethon, le fondateur à demi païen d'une nouvelle religion philosophique. Tout cela aurait peut-être échappé à la répression, si Gismondo n'avait pas ambitieusement tenté d'agrandir ses domaines aux dépens des territoires pontificaux. Dans la querelle qui s'engagea alors, son hétérodoxie servit de cible aux attaques. En 1461, Pie II le condamna comme hérétique niant l'immortalité de l'âme, et, à défaut du coupable en personne, le brûla en effigie devant la foule de Rome. Cette exécution eut si peu d'effet que les Vénitiens demeurèrent les alliés de Gismondo et que l'évêque de Trévise faillit perdre son siège, pour avoir publié la sentence papale. Une croisade menée, en 1463, par le cardinal de Theane et Federigo d'Urbin, eut un meilleur succès ; Gismondo, dépouillé de presque tous ses domaines, dut demander humblement la paix. On se soucia si peu de son hérésie, à ce moment, qu'on lui permit d'abjurer par la bouche d'un délégué et qu'on le réconcilia en lui infligeant la dérisoire pénitence du jeûne au pain et à l'eau, tous les vendredis.

En somme, comme le déclare amèrement Grégoire de Heimburg, il était moins dangereux de discuter le pouvoir de Dieu que celui des papes. C'est ce que prouva péremptoirement la persécution menée par Paul Il contre l'Académie. 570 Pie II avait réuni, à la Curie, un collège de soixante abréviateurs, chargés de rédiger les brefs pontificaux. Ces fonctions devinrent un refuge pour les gens de lettres besogneux. Platina, le biographe des papes, qui faisait partie de ce corps, rapporte que philosophes et théologiens avaient coutume de discuter sur la nature de l'âme, l'existence de Dieu, les essences distinctes et autres sujets analogues ; il cherche à pallier le mauvais renom que leur avaient valu ces controverses en disant que le peuple confondait la recherche de la vérité avec le doute hérétique. Le peuple avait probablement lieu de se scandaliser de voir de semblables débats s'engager entre des fonctionnaires pontificaux ; le scandale ne fit que croître lorsque Pomponio Leto fonda, en l'honneur de Platon, une Académie composée des principaux humanistes ; ceux-ci honoraient leur chef du titre dé Pontifex Maximus, offraient des sacrifices lors de l'anniversaire de la fondation de Rome et abandonnaient leurs noms de baptême pour prendre des noms classiques. Pomponio, lui, se refusait à étudier aucun auteur postérieur à l'âge d'or de la littérature latine, rejetant ainsi avec dédain les Écritures et les Pères ; il s'agenouillait quotidiennement devant un autel dédié à Romulus. Les prescriptions de l'Église étaient négligées avec une sorte d'ostentation ; on rapportait que les philosophes traitaient ouvertement Moise d'imposteur, Jésus-Christ de séducteur du peuple, Mahomet d'homme de génie qui avait attiré à lui les nations.

Toutes ces erreurs auraient été pardonnables, si ces ardents humanistes avaient supporté avec résignation le retrait de la protection papale. Un des premiers actes de Paul II fut le renvoi d'un certain nombre d'humanistes nommés par Pie II au collège des abréviateurs, à la suite de fâcheuses rumeurs de vénalité et d'extorsion. Les gens de lettres, dont beaucoup avaient acheté leur charge, s'indignèrent de se voir ainsi privés de leurs moyens d'existence ; on leur promettait bien de leur rembourser les sommes versées par eux, mais l'état du trésor papal ne-contribuait pas à leur donner l'espoir que cette promesse tilt jamais tenue. Platina poussa la hardiesse jusqu'à demander au pape de faire juger leurs droits par les Auditeurs de Rote ; sa requête fut rejetée en termes formels. Ces lettrés avaient un sentiment si exagéré de leur importance que Platina eut alors l'incroyable audace d'écrire à Paul, en le menaçant de faire appel aux princes de la Chrétienté pour obtenir la convocation d'un concile à ce sujet. Depuis Constance et Bâle, il était périlleux de prononcer le mot de concile à portée de l'oreille d'un pape ; Platina fut promptement arrêté, sous l'accusation de haute trahison, et jeté dans une prison où il languit dans les chaînes et sans feu pendant quatre mois d'hiver ; après quoi il fut relâché à la prière du cardinal Gonzague. Tout cela ne devait pas vraisemblablement rétablir l'harmonie entre Paul et les humanistes ; on imagine sans peine avec quelle libéralité ces derniers mirent en circulation des épigrammes et des satires dirigées contre le pape ; la brèche s'élargit de plus en plus. Mais si l'on laissa mourir de faim les gens de lettres, on ne les molesta pas, jusqu'au jour où, au début de 1468, Paul apprit que les membres de l'Académie ourdissaient un complot pour le mettre à mort et pour tuer tous les prêtres de la ville. Il n'était pas impossible que l'admiration extravagante de l'antiquité aboutît à un effort pour restaurer la liberté romaine ; la situation de l'Italie était telle qu'un semblable projet pouvait causer de grands désordres. Paul, vivement alarmé, fit emprisonner les' conspirateurs suspects. Le malheureux Platina, qui se trouvait parmi eux, a raconté les incessantes tortures auxquelles, pendant deux jours, on soumit une vingtaine de ces malheureux, tandis que Pomponio, alors à Venise, était tramé à Rome comme un nouveau Jugurtha. On ne découvrit aucune preuve de trahison ; mais on tint les accusés en suspens pendant un an, et, afin de donner à l'affaire quelque couleur da raison, vu les controverses qu'elle avait suscitées partout, on les accusa d'hérésie, de disputes relatives à l'immortalité de l'âme et d'adoration de Platon. La mansuétude avec laquelle on envisageait ce genre d'erreurs appareil dans ce fait qu'ils furent finalement acquittés du chef d'hérésie ; bien que Paul interdit l'étude des poètes païens dans les écoles et abolit l'Académie en prohibant même d'en mentionner le nom, son successeur, Sixte IV, protecteur des lettres, autorisa la restauration de l'Académie et lorsqu'il fonda la bibliothèque du Vatican, nomma Platina bibliothécaire[4].

La tolérance dont jouissait ainsi le paganisme de ces enthousiastes adeptes de la Renaissance littéraire produisit, parmi eux, une curieuse déviation du sentiment religieux, qui, tout en n'exerçant pas un si grand attrait sur la masse de la population, n'était pas moins dangereuse pour la foi que les doctrines exterminées par Pierre Martyr et François Borel. Le platonicien Marsile Ficin se considérait évidemment, et était universellement considéré comme un des champions du christianisme et comme le plus digne fils de l'Église ; pourtant, il tenait une lampe allumée en l'honneur de Platon, qu'il nommait souvent un Moïse de langue grecque. Il plaçait au même niveau toutes les religions. Le culte des dieux de l'antiquité païenne était le culte du vrai Dieu, et non, comme le pensait l'Église, l'adoration des démons. Marsile voyait, dans les Champs-Élysées, le Paradis et dans l'Hadès le Purgatoire. Zoroastre. Orphée, Hermès Trismégiste, Socrate, Platon et Virgile étaient des prophètes sur le témoignage desquels il s'appuyait pour prouver la divinité du Christ. Le Criton confirme l'Évangile et contient les éléments de la religion. Mème les néo-platoniciens, Plotin. Proclus et Jamblique, sont représentés par lui comme les défenseurs de la foi qu'ils combattirent si ardemment de leur vivant. Pour des doctrines bien moins redoutables que celles-là, des centaines d'hommes avaient été mis en demeure de choisir entre la rétractation et le bûcher ; mais Marsile fut honoré comme une des lumières de son temps. Il est vrai qu'il évita les erreurs de l'Averroïsme ; mais comme ces erreurs étaient également tolérées, son impunité ne fut pas due à cette cause. Tout en admettant l'importance de l'astrologie, il estimait que les astres n'ont pas de puissance par eux-mêmes ; ils ont simplement la valeur d'indices, et s'ils annoncent l'avenir par leurs révolutions régulières, c'est une preuve que les affaires humaines ne sont pas abandonnées au hasard, mais sont dirigées par une Providence. Aussi le caractère de l'homme, s'il est affecté par la position des astres à l'heure de sa naissance, est bien plutôt le résultat de l'hérédité et de l'éducation. De tous les témoignages que fournit Marsile sur la confusion et le bouleversement des idées religieuses pendant la Renaissance, le plus curieux est peut-être une lettre adressée à Eberhard, comte de Würtemberg, dans laquelle il prouvait gravement qu'il ne convient pas d'adorer le soleil comme Dieu. A certains égards, il était plus orthodoxe que la plupart de ses confrères de la Renaissance, car il croyait à l'immortalité de l'aine et la défendit dans un laborieux traité ; niais il ne put convaincre son disciple favori, Michele Mercato, et il conclut avec lui une entente : celui des deux qui mourrait le premier, reviendrait dire à l'autre s'il y avait une vie future. Un matin, Mercato fut éveillé par le trot d'un cheval et entendit une voix qui l'appelait ; il courut à la fenêtre et le cavalier lui cria : « Mercato, c'est vrai ! » Marsile mourait à cette heure même[5].

Un a communément voulu voir une exception à cette tolérance générale dans le cas de Matteo Palmiere de Pise, qui aurait été brûlé en 1483 pour avoir soutenu, dans son poème la Città di Vita, que les Ames des hommes sont les anges qui restèrent neutres dans la révolte de Satan. En réalité, si l'Inquisition réprouva ce livre, l'auteur ne fut jamais persécuté ; il reçut à Florence une sépulture honorable et son portrait, peint par Sandro Botticelli, fut placé sur l'autel de San Pietro Maggiore.

Mais il n'était pas toujours prudent de trop compter sur la faveur témoignée à l'Humanisme. C'est ce dont put juger Jean Pic de la Mirandole, la merveille de son temps, qui, en 1487, à peine Agé de vingt-quatre ans, publia une série de neuf cents propositions, offrant de les défendre à Rome contre tout venant, et de payer les frais de voyage des scolastiques qui viendraient, à cet effet, de pays éloignés. Cette liste était, en fait, un travail de omni scibiti, comprenant tout ce qu'on pouvait savoir, à l'époque, en théologie, en philosophie, en science, jusqu'aux mystères de l'Orient. Ce fut sans doute la présomption du jeune savant qui provoqua l'inimitié et poussa ses adversaires à mettre en question son orthodoxie il ne fut pas difficile de trouver, dans un tel amoncellement de définitions, douze ou treize propositions sentant l'hérésie. Pour nous, dire que la foi est indépendante de la volonté, parait, en vérité, un truisme ; nous hésiterions peut-être à décider positivement si le Christ descendit aux enfers en personne ou simplement en puissance ; nous accorderions peut-être, comme Pic l'affirme, que le péché mortel, limité et fini, ne saurait comporter un châtiment, illimité et infini ; mais nous ne nous embarquerions pas volontiers dans ses abstruses recherches sur le mystère de la transsubstantiation. Ces opinions spéculatives de l'outrecuidant philosophe furent condamnées comme hérétiques par les théologiens chargés de les examiner sur l'ordre d'Innocent VIII : « Ce jeune homme, dit le pape, désire mal finir et se faire brûler quelque jour, pour devenir, comme tant d'autres, infâme à jamais. » On pressait Pic de résister et de susciter un schisme ; mais rien n'était plus éloigné de sa pensée. Il s'enfuit : on supposait qu'il s'était réfugié en Espagne, et Innocent envoya, en 1487, un bref à Ferdinand et Isabelle, représentant Pic comme un hérétique rebelle qui, sous prétexte d'excuser ses erreurs, n'avait fait que les défendre, et devait être arrêté et contraint à la rétractation en quelque lieu qu'on le découvrit. Finalement, il fut obligé de faire entière soumission et obtint ainsi d'Alexandre VI, en 1493, une bulle affirmant son orthodoxie et interdisant à l'Inquisition de le molester. Il n'avait, d'ailleurs, nullement dessein de prolonger une lutte sans issue contre le Saint-Siège. Il passa les dernières années de sa vie dans l'étude assidue de l'Écriture ; il avait projeté, une fois qu'il aurait achevé certains travaux en cours, de parcourir l'Europe, nu-pieds, en prêchant la parole du Christ ; puis, changeant de dessein, il résolut d'entrer dans l'Ordre des Dominicains ; mais tous ses projets, furent ruinés par une mort prématurée. Une fièvre l'emporta à l'âge de trente-deux ans ; fut gratifié, dans ses derniers moments, d'une apparition de la Vierge.

Il est piquant de rapprocher de cette rigueur exceptionnelle la tolérance qu'on témoignait à l'Averroïsme. Sans doute Léon X, au concile de Latran, le 21 décembre 1531, obtint confirmation d'une bulle dans laquelle il déplorait la propagation de la doctrine, soutenant que l'âme est mortelle et qu'il n'existe qu'une seule âme, commune à tout le genre humain. Il condamna également les opinions qui voulaient que la terre fût éternelle et que l'âme n'eût pas la forme du corps ; en interdisant dans les écoles l'enseignement de ces théories, il fit spécialement allusion à l'ingénieux artifice employé par les professeurs et consistant à combattre ces doctrines de façon équivoque, afin d'amener les auditeurs à la conviction qu'elles étaient vraies. De plus, en 1510, en nommant inquisiteur général de Lombardie maitre Leonardo Crivelli, il appelle spécialement l'attention de son subordonné sur les hommes qui cherchent à connaitre plus de choses qu'il n'est bon d'en savoir, et qui nourrissent, à l'égard du Saint-Siège, des pensées mauvaises ; l'inquisiteur punira ces coupables en usant largement de la torture, de l'incarcération et des autres pénalités et versera à la Chambre apostolique le produit des confiscations opérées contre eux, quelle que soit leur position ou leur dignité. Pourtant, les débats sur des points de philosophie averroistique étaient le plaisir favori des philosophes à demi-païens qui remplissaient la cour de Léon ; ces hommes pensaient qu'il suffisait, pour se garder contre les coups de l'Inquisition, de présenter à la fois la thèse et l'antithèse, de déclarer les questions insolubles à la raison humaine et de conclure par une hypocrite soumission à l'Église. Tels étaient les artifices employés par Pomponazio (1443-1525) ; grâce â lui, l'Averroïsme devint plus populaire encore, bien que le philosophe tournât Averroès en ridicule et s'intitulât l'Alexandrin, du nom d'Alexandre d'Aphrodisias, commentateur d'Aristote, auquel Averroès avait fait de nombreux emprunts. Ce fut Pomponazio qui inventa ce dilemme : « Si les trois religions sont fausses, tous les hommes se trompent ; si une seule est vraie, la plupart des hommes se trompent ». Il soutenait ceci : « S'il y a une volonté supérieure à la mienne, pourquoi serais-je responsable de mes faits et gestes ? Or, il existe une volonté, un ordre supérieur ; donc il faut que tout ce qui arrive soit conforme à une cause préétablie ; que j'agisse bien ou mal, il n'y a ni mérite ni péché ». Dans son traité De Incantationibus, il ruinait, par ses arguments, la croyance au miracle. Les os d'un chien opéreraient des cures tout aussi facilement que les reliques d'un saint, si l'imagination du malade entretenait une foi égale en l'efficacité de ces os. De plus, comme Pierre d'Abano, il soutenait que tout est soumis à l'ordre de la nature ; les évolutions des empires et des religions suivent le cours des astres ; les thaumaturges sont simplement d'habiles naturalistes qui prévoient les influences occultes en action et profitent de l’intermittence des lois naturelles pour fonder des religions nouvelles ; quand les influences occultes cessent de se faire sentir, les miracles cessent, les religions déclinent et l'incrédulité triomphe, si de nouvelles conjonctions planétaires ne provoquent pas l'apparition de nouveaux miracles et de nouveaux thaumaturges. De telles doctrines étaient plus détestables que tout ce que Cecco d'Ascoli avait payé de sa vie. Mais Pomponazio évita un destin pareil en exceptant prudemment de ses spéculations la foi chrétienne[6].

En fait, le seul ouvrage qui lui valut de sérieux ennuis fut son traité De Immortalitate Animæ, composé après la dénonciation de Latran, en 1516, livre qui, dit Priérias, aurait plutôt mérité d'être intitulé De Mortalitate. Il est vrai que, dans ce traité, Pomponazio rejette la théorie averroistique de l’intelligence universelle comme indigne de réfutation, en raison de la sottise extrême et incompréhensible qui l'a inspirée ; mais après avoir produit divers arguments pour et contre l'immortalité, avec une tendance évidente vers la négative, il se résume en déclarant que ce problème est « neutre », comme la question de l'éternité de la terre ; il n'y a pas de raisons naturelles prouvant que l'âme soit immortelle ou mortelle, mais Dieu et l'Écriture affirment l'immortalité ; il faut donc tenir pour fausses les raisons qui prouvent la mortalité. Il cherche manifestement à faire entendre que l'immortalité est une question de foi et non de raison ; il va même jusqu'à attribuer aux fraudes de prêtres corrompus la croyance populaire aux âmes errantes et aux fantômes, dont, dit-il, les exemples n'étaient pas rares de son temps. Le voile transparent qu'il jetait ainsi sur son impiété ne sauva pas le livre à Venise ; le patriarche brûla publiquement l'œuvre et écrivit au cardinal Bembo d'en obtenir la condamnation à Rome. Bembo lut le traité et en fut charmé, le déclara conforme à la foi et le donna au maitre du Sacré-Palais, qui fut de même avis. Pourtant, le successeur de ce fonctionnaire, Priérias, fut moins indulgent. Dans son traité sur les sorcières (1521), déclare que l'exemple donné par les Vénitiens devrait être suivi en tous lieux ; d'autre part, le soin avec lequel il accumule les arguments pour prouver que l'âme est immortelle et que les âmes des bêtes brutes diffèrent de l'âme humaine, montre quelle popularité avaient alors les opinions irréligieuses et avec quelle indépendance on discutait ces questions. C'est ce qu'atteste, d'autre part, la confession d'Eugenio Tarralba devant l'Inquisition espagnole, en 1528 : Tarralba affirma qu'étant jeune il avait fait ses études à Rome, et que, là, ses trois maîtres, Mariana, Avanselo et Maguera, professaient unanimement que l'âme est mortelle ; le jeune étudiant était incapable de réfuter leurs arguments.

Les assertions de Pomponazio ne restèrent pas sans réplique. Agostino Nifo, professeur à Padoue, avait, en 1492, dans son traité De Intellectu et Dœmonibus, défendu la théorie averroïste de l'unité de l'intelligence, en affirmant qu'une pensée unique remplit l'univers et transforme à son gré toutes choses. Il avait eu déjà des ennuis du fait des Dominicains, et, cette œuvre nouvelle donnait l'avantage à ses adversaires ; la situation se serait aggravée pour lui, si Pietro Barozzi, le savant évêque de Padoue, ne l'avait sauvé et ne l'avait amené à modifier sa doctrine. En dépit de sa philosophie, Nifo était un adroit courtisan et devint un des favoris de Léon X, qui le créa Comte du Palais et le paya pour démontrer, contre Pomponazio, qu'Aristote affirmait l'immortalité de l'âme. Il devint l'interprète reçu d'Averroès par toute l'Italie, et son Averroïsme mitigé continua à être professé à Padoue pendant le reste du siècle.

Il était impossible que les ministres de l'Église échappassent à la contagion de cette incrédulité en vogue, bien que, dans leur égoïsme mondain, ils se souciassent médiocrement des théories de l'Averroïsme. Savonarole, dans ses sermons sur Ézéchiel, durant le Carême de 1497, montre les prêtres de l'époque tuant les âmes de leurs ouailles par leurs mauvais exemples ; leur culte consiste, dit-il, à passer la nuit auprès des prostituées et, le jour, à chanter dans le chœur ; l'autel est leur boutique ; ils affirment publiquement que le monde est mené par le hasard, non par la Providence divine, et que le Christ n'est pas présent dans l'hostie. Aussi n'était-il pas surprenant que ces spéculations philosophiques, réduisant virtuellement au néant le Christianisme, fussent le seul refuge de la portion éclairée de la société laïque, des gens qui, ayant conscience des vices de la religion dominante, ne pouvaient, sous l'œil vigilant de l'Inquisition, chercher un remède hors de l'indifférentisme ou de l'athéisme pratique, et qui, aspirant désespérément à quelque chose de mieux que la situation présente, étaient pourtant incapables de dégager les principes essentiels du Christianisme de la théologie scolastique où' ils étaient enfouis. Si la Réforme n'avait pas eu lieu, l'Europe aurait inévitablement adopté une culture athéistique ou se serait attachée à un déisme nébuleux, très proche de l'athéisme. L'Église n'autorisait aucune dissidence dans son sein ; pourtant elle se montrait singulièrement tolérante à l'égard des aberrations de l'Humanisme à la mode. Elle persécutait les Fraticelli, qui osaient soutenir la pauvreté du Christ ; mais elle permettait que la diffusion de l'Hellénisme païen renaissant ne rencontrât presque aucun obstacle. Parfois, quelque Dominicain zélé, empressé à défendre les doctrines inspirées du Docteur Angélique, menaçait d'inquiéter les coupables, brûlait un ou deux livres audacieux ; mais l'auteur trouvait facilement des protecteurs dans les hautes sphères de l'Église, — des Barozzi ou des Bembo, — qui conjuraient la tempête.

La Réforme réalisa un double objet en tenant en échec cette tendance à de dangereuses spéculations. Elle rompit les lignes compactes de la rigide théologie scolastique et ouvrit aux intelligences actives un vaste champ de discussion, sans sortir des limites de la foi chrétienne. Aux attaques de Luther, de Mélanchton et de Calvin, il fallut opposer non la dialectique des écoles, mais un ordre d'arguments plus libres et d'une portée plus haute. Les débats usés sur Aristote, Alexandre et Averroès, sur le Nominalisme et le Réalisme, firent place à de nouveaux systèmes d'exégèse sacrée, à une recherche ardente de la place assignée à l'homme dans l'univers et de ses rapports avec son prochain et avec bleu. Puis la Contre-Réforme fit éclater un zèle qui repoussa les subtilités philosophiques aboutissant à des spéculations hostiles à la foi reçue. Servet et Giordano Bruno appartiennent à une période postérieure à celle qui fait l'objet de notre étude actuelle, mais leur destin montre combien Protestants et Catholiques, dans la lutte farouche où ils apportaient une ardeur si intraitable, étaient peu disposés à prêter l'oreille aux discussions philosophiques sur des articles de foi.

 

Avant de passer à un autre ordre de faits, il convient de revenir sur ce curieux épisode que constitue la carrière de Raymond Lulle, le Docteur Illuminé. Le P. Feyjoo dit avec raison : « Raymond Lulle, de quelque côté qu'on l'envisage, est un personnage très énigmatique. Certains font de lui un saint, d'autres un hérétique ; pour les uns, c'est un savant homme, pour d'autres, un ignorant ; certains le tiennent pour un illuminé, d'autres pour un halluciné ; certains lui attribuent la connaissance de la transmutation des métaux, d'autres lui contestent cette science ; enfin, les uns font l'éloge de son Ars Magna, d'autres la déprécient. »

Cet homme singulier naquit à Palma, capitale de Majorque, le 25 janvier 1233. Issu d'une famille noble, il fut élevé à la cour royale, où il parvint au poste de sénéchal. Il se maria et eut des enfants, mais mena une existence joyeuse et dissolue jusqu'au jour où, comme Pierre Waldo et Jacopone de Todi, il fut soudain converti par une épreuve qui lui montra la vanité de l'existence humaine. Éperdument épris de Léonor del Castello, il eut l'audace de poursuivre cette femme, à cheval, jusque dans l'église de Sainte-Eulalie, où il troubla l'office dominical, au grand scandale du prêtre et des fidèles. Pour se débarrasser de cette cour importune, Léonor, avec l'assentiment de son mari, montra son sein rongé par un horrible cancer. Ce coup imprima si profondément en Raymond la conviction du néant des choses humaines qu'il renonça au monde et distribua sa fortune en aumônes, après avoir disposé de certaines sommes en faveur de sa famille. L'ardeur indomptable qui l'avait porté à l'extravagance dans les plaisirs, le soutint jusqu'au bout dans sa vocation nouvelle. Depuis lors, il consacra sa vie à la délivrance du Saint-Sépulcre, à la conversion des Juifs et des Sarrasins, à l'élaboration d'une doctrine qui devait démontrer rationnellement la vérité de la foi chrétienne et ruiner ainsi l'Averroïsme, qu'il reconnaissait comme le plus dangereux ennemi du Christianisme.

Pendant plus de dix années, il se prépara à cette nouvelle carrière. On dit qu'il alla en pèlerinage à Compostelle, en 1266, et qu'il se retira sur le Monte de Randa, près de Palma, en 1275. Il était illettré au point d'ignorer même le latin, clef du savoir de l'époque. Il étudia cette langue, ainsi que l'arabe, sous la direction d'un esclave sarrasin acheté à cet effet ; le labeur acharné d'un esprit infatigable explique l'énorme savoir qu'il déploya par la suite, érudition si merveilleuse qu'aux yeux des disciples, elle parut être le résultat d'une inspiration divine. Dans sa retraite du Monte de Randa, où il conçut son Ars Universalis, il eut, dit-on, de fréquentes visions du Christ et de la Vierge, et ces apparitions illuminèrent son esprit ; le lentisque sous lequel il avait coutume d'écrire attestait le miracle, car ses feuilles portaient des caractères latins, grecs, chaldéens et arabes. L'arbre continua à produire de semblables feuilles. Au XVIIe siècle, Vincente Mut se porte garant du fait et déclare qu'il en possède plusieurs. Wadding raconte que, de son temps, on les porta à Rome, où elles excitèrent un vif étonnement. Quand l'œuvre fut achevée, un ange, déguisé en berger, vint à diverses reprises baiser k livre et prédit que ce serait une arme invincible pour la défense de la foi.

Sortant de sa retraite, Lulle mena, pendant quarante ans, une existence errante, donnant partout l'exemple d'une débordante activité ; tantôt, il excitait papes et rois à reprendre 580 les croisades ou à fonder des collèges de langues orientales pour seconder l'effort des missions ; tantôt, il publiait volume sur volume avec une incroyable fécondité ; tantôt, il discutait et professait contre l'Averroïsme à Montpellier, à Paris ou ailleurs ; tantôt encore, il s'aventurait parmi les Infidèles pour répandre chez eux les lumières du Christianisme. Dans chacune de ces tâches, il déployait une ardeur qui aurait suffi à épuiser les forces d'un homme ordinaire. En 1311, tandis qu'il se rendait au concile de Vienne, comme il nourrissait des projets divers, fondation d'écoles de langues orientales, fusion de tons les Ordres militaires en un seul, guerre sainte contre les Infidèles, extermination de l'Averroïsme, enseignement de son art dans toutes les universités, il résuma ainsi sa vie : « J'étais marié et père de famille, assez riche, mondain et licencieux. Pour l'honneur de Dieu, pour le bien public et pour l'avancement de la foi, j'abandonnai tout. J'ai étudié l'arabe et suis souvent allé parmi les Sarrasins, prêcher à ces mécréants qui m'ont brutalisé et emprisonné. Pendant quarante-cinq ans, j'ai travaillé à exciter les chefs de l'Église et les princes de la Chrétienté en faveur du bien public. Aujourd'hui, je suis vieux, je suis pauvre, et je conserve toujours le même dessein auquel, avec l'aide de Dieu, je m'attacherai jusqu'à ma mort. » A Vienne, son succès se borna à obtenir un décret fondant des écoles d'hébreu, d'arabe et de chaldéen à la cour papale et dans les universités de Paris, Oxford, Bologne et Salamanque. De là, il se rendit, pour la seconde fois, en Alger, et, à Bougie, opéra nombre de conversions, jusqu'à ce qu'il fùt jeté en prison et privé de nourriture ; puis il fut relâché et reçut l'ordre de quitter le pays. Mais il continua à faire des prosélytes. Avec une singulière longanimité, les Maures se contentèrent de le mettre à bord d'un navire en partance pour Gènes, en lui intimant défense de revenir. Il fit naufrage en vue de la côte, se sauva à la nage, mais perdit ses livres. Résolu à conquérir la gloire du martyre, il s'embarqua de nouveau, à Palma, pour Bougie, en août 1314. Bientôt découvert, il fut jeté en prison, battu et affamé ; mais, dans sa prison, il continua à évangéliser ses compagnons de captivité ; à la fin, les Maures, voyant qu'on ne pouvait le dompter, le tirèrent de prison et le lapidèrent le 30 juin 1315. Des marchands génois qui mettaient à la voile portèrent le martyr, respirant encore, à bord de leur navire et partirent pour Gênes ; mais, à leur grande surprise, ils se trouvèrent à l'entrée du port de Palma. Reconnaissant la volonté du Ciel, ils débarquèrent le corps de Lulle. Immédiatement, les miracles éclatèrent et le culte 581 du martyr prit naissance. En 1448, une superbe chapelle fut érigée en son honneur dans l'église des Franciscains, qui l'avaient compté au nombre des Tertiaires de leur Ordre ; une autre chapelle lui fut dédiée au commencement du XVIIe siècle. En 1487, ses restes furent recueillis dans une urne d'albâtre magnifiquement sculptée, qui tilt placée dans une niche, au mur de l'église, au-dessus d'un monument funéraire richement travaillé ; les reliques du martyr y sont encore conservées aujourd'hui.

Le dévouement de cette noble et infatigable intelligence n'eut pas, sur le moment, de résultats bien effectifs. L'Averroïsme continua à se fortifier ; les princes chrétiens ne se laissèrent pas amener à entreprendre une nouvelle croisade ; la conversion des Juifs et des Infidèles ne fit aucun progrès. La seule récompense de travaux si ardents et si longs fut l'établissement d'écoles orientales à Majorque et en Sicile et l'ordre, donné par le concile de Vienne, de fonder d'autres institutions identiques. Pourtant, la prodigieuse fécondité littéraire de Lulle laissa une quantité d'écrits destinés à exercer une influence considérable sur les générations suivantes. Juan Llobet, qui, au milieu du XVe siècle, enseignait l'Art de Lulle à l'Université de Palma, avait lu cinq cents livres du maitre ; certains affirment que le nombre total de ses œuvres atteignait un millier, d'autres trois mille. Beaucoup furent perdues, beaucoup lui furent attribuées faussement, et la bibliographie qui le concerne est d'une confusion désespérante. Pourtant, Nicolas Antonio, après un choix scrupuleux, donne les titres de trois cent vingt et un livres, dont on peut sans crainte affirmer l'authenticité. Parmi ces livres, soixante et- un sont consacrés à l'art d'apprendre et à des sujets généraux, quatre à la grammaire et à la rhétorique, quinze à la logique, vingt et un à la philosophie, cinq à la métaphysique, treize à diverses sciences, — astrologie, géométrie, politique, art stratégique, quadrature du cercle, Connaissance de Dieu par la grâce, — sept à la médecine, quatre au droit, soixante-deux à la contemplation spirituelle et â d'autres questions religieuses, six à l'homilétique, treize à l'Antéchrist, à la conquête de la Terre Sainte et à d'autres sujets variés, quarante-six à des controverses contre les Sarrasins, les Juifs, les Grecs, les Averroïstes, enfin, soixante-quatre à la théologie, â ses problèmes les plus abstrus et à la poésie religieuse. La grande collection de ses œuvres, éditée à Mayence de 1721 à 1742, forme dix in-folio. Son nom, comme celui de tous les illustres savants de l'époque, était volontiers placé en tête d'ouvrages d'alchimie et de magie, mais tous les écrits de ce genre sont apocryphes. Sa réputation d'alchimiste apparait dans une tradition d'après laquelle, en Angleterre, il aurait fabriqué six millions de florins d'or et les aurait donnés au roi pour l'exciter à la croisade ; en réalité, son opinion sur l'alchimie est exprimée dans un passage de l'Ars Magna : « Chaque élément a ses particularités propres, de sorte qu'une espèce ne peut être innée en une autre ; c'est là ce qui désole les alchimistes et tait couler leurs larmes. » Cette même opinion se retrouve aussi nettement affirmée en d'autres endroits de ces écrits.

Une seule phase de cette merveilleuse production a trait au sujet qui nous occupe. Dans la solitude du Monte de Banda Lulle conçut l'Art auquel il a laissé son nom, méthode pour déduire et remettre en mémoire, â l'aide de diagrammes et de symboles, les plus sublimes vérités de la théologie et de la philosophie. L'Ars Brevis est le résumé du système ; l'Ars Magna l'expose avec plus de détails et édifie sur cette base une théorie de l'univers. Pour être d'un homme qui demeura complètement illettré jusqu'à plus de trente ans, c'est là une œuvre extraordinaire, révélant une connaissance approfondie et sûre de tous les mystères du monde matériel et du monde spirituel, des pouvoirs, des attributs, des motifs et des mobiles de Dieu et de ses créatures. On comprend que les Lullistes y aient vu un produit d'inspiration divine. Il professa lui-même cet Art à Montpellier et à Paris, et en 1309, quarante membres de l'Université de Paris s'unirent pour le recommander chaudement comme utile et nécessaire à la défense de la foi. Dans sa patrie, ru-ivre eut une vogue considérable et prolongée. Grâce à la faveur de souverains successifs, l'Art fut professé dans les Universités d'Aragon et de Valence. Au milieu du XVe siècle on fonda, à Palma, l'Estudio Lulliano, agrandi plus tard en Universidad Lulliana, où la tradition de sa doctrine s'est conservée presque jusqu'à nos jours. Le cardinal Ximenès était un grand admirateur de Lulle Ange Politien dit qu'il doit à son Art une aptitude à discuter sur tous sujets ; Jean Lefèvre d'Estaples en fait un grand éloge ; nombre d'autres hommes notoires s'associèrent à ces louanges. En revanche, Gerson condamna l'œuvre et en interdit l'usage à l'Université de Paris ; Cornelius Agrippa et Jérôme Cardan la jugèrent mauvaise. Mariana rapporte que, de son temps, nombre de gens la tenaient pour inutile et même nuisible, tandis que d'autres la prisaient très haut, comme un don du Ciel, pour remédier à l'ignorance. En 1586, l'usage du livre fut prohibé à l'Université de Valence.

Dans cette œuvre, comme dans beaucoup d'autres travaux, Lulle s'était proposé de prouver, par des déductions logiques, les vérités du Christianisme et les affirmations de la théologie. Nous avons vu comment l'Église comprit le danger qu'impliquait ce genre de recherches. Lulle sentait qu'il s'aventurait sur un terrain peu sûr. Aussi ne laissa-t-il échapper aucune occasion de déclarer que la foi est supérieure à la raison et que c'est une erreur de croire que la foi, appuyée par la raison, perde de son mérite. Vouant sa vie à la lutte contre l'Averroïsme et à la conversion des Infidèles, il savait qu'on ne pouvait propager le Christianisme que par l'argumentation, et que, pour convertir les hommes, il fallait les convaincre. Sans cet effort de persuasion, la tâche demeurerait vaine, et Lulle soutient que les païens auraient le droit de se plaindre de Dieu s'il était impossible d'imposer à leur raison la connaissance de la vérité. Ce fut un effort semblable que Savonarole tenta, deux siècles plus tard, dans son Crucis Triumphus, pour combattre l'incrédulité des derniers Averroïstes et de la Renaissance.

Le résultat montra les périls que dissimulait cette bonne volonté sincère. Comme la réputation de Lulle croissait et que ses disciples devenaient nombreux, l'inquisiteur d'Aragon, Nicolas Eymerich, dont nous avons eu souvent l'occasion de parler, entreprit de condamner la mémoire du maitre. Peut-être se trouvait-il, parmi les Lullistes, des hommes d'un zèle indiscret. Eymerich parle d'un certain Pedro Rosell, dont les erreurs sont un curieux écho de celles des Joachites et des Olivistes : il professait que, de même que la doctrine de l'Ancien Testament émane du Père et celle du Nouveau Testament du Fils, de même la doctrine de Lulle émane du Saint-Esprit : à l'époque de l'Antéchrist, tous les théologiens deviendront apostats, les Lullistes convertiront le monde et toute théologie autre que celle de leur maitre disparaitra. Peut-être aussi Eymerich, en tant que Dominicain, était-il disposé à attaquer un homme que les Franciscains glorifiaient comme le plus grand de leurs fils. Il doit y avoir, également, quelque vérité dans l'assertion des Lullistes, qui déclaraient qu'en défendant l'Immaculée Conception, ils avaient inspiré à Eymerich le désir de les exterminer. Quoi qu'il en soit, dans une somme d'écrits embrassant tous les détails imaginables de la doctrine ou de la foi, il n'était pas difficile, pour un inquisiteur-expert, de relever des semblants d'erreurs. Un privilège royal pour l'enseignement du Lullisme, publié en 1369 par Pierre IV, montre que déjà avait surgi une opposition. En 1374, Eymerich se rendit à Avignon, où il obtint de Grégoire XI l'ordre d'examiner les écrits de Lulle. Quand Eymerich revint, le roi interdit péremptoirement la publication du mandat pontifical ; mais l'indomptable inquisiteur envoya en 1374, à Grégoire, vingt des livres incriminés, et, en 1376, il eut la satisfaction de produire au grand jour une bulle déclarant que ces livres avaient été soigneusement étudiés par le cardinal d'Ostie et par vingt théologiens, et que ces censeurs y avaient trouvé deux cents — Eymerich dit cinq cents — erreurs manifestement hérétiques. Comme il était à présumer que les autres édits de Lulle étaient entachés des mêmes erreurs, l'archevêque de Tarragone avait l'ordre 'de se faire livrer tous ces livres et de les envoyer à Rome, où ils seraient examinés. A ce moment, le roi Pierre s'interposa de nouveau et demanda au pape que toute poursuite eût lieu désormais à Barcelone, attendu que les œuvres de Lulle, écrites généralement en catalan, pouvaient être mieux comprises dans le pays même.

Eymerich triomphait momentanément : dans son Directorium Inquisitorum, il donna libre cours à sa haine. Il y déclara que Lulle avait appris du diable sa doctrine ; mais, pour éviter le reproche de prolixité, il n'énuméra que cent erreurs, sur les cinq cents que Grégoire avait condamnées. Certaines touchent à l'illuminisme mystique, d'autres consistent simplement à présenter, de façon extravagante, des propositions courantes. Le plus grand nombre repose sur cette assertion, condamnée avec la quatre-vingt-seizième erreur, « que tous les points de foi, les sacrements, le pouvoir du pape, peuvent être prouvés et sont prouvés par raisonnement nécessaire, démonstratif et évident » ; en effet, ces propositions tendent à définir logiquement les mystères de la foi, trop subtils pour admettre de semblables définitions. Deux ou trois propositions sont plus manifestement hérétiques ; l'une affirme que la foi peut se tromper, mais non la raison ; une autre qu'il est mal de tuer les hérétiques ; une autre que le genre humain sera sauvé en masse, sans excepter ceux des Juifs et des Sarrasins qui ne sont pas en état de péché mortel. Les Lullistes ne s'étaient pas montrés disposés â se soumettre de bonne grâce. Eymerich déclare qu'ils sont nombreux et insolents ; ils entretiennent la coupable erreur de prétendre que Grégoire s'est grossièrement trompé en condamnant leur maitre, dont la doctrine, divinement révélée, l'emporterait sur toute autre, même sur celle de sailli Augustin ; ils soutiennent en outre que cette doctrine n'est pas née de l'étude, mais de l'inspiration du Saint-Esprit, opérant en trente, quarante, cinquante ou soixante heures ; que les théologiens modernes ne possèdent aucune parcelle de vraie science, car, en raison de leurs péchés, Dieu a transféré tout savoir aux Lullistes, qui constitueront l'Église au temps' de l'Antéchrist[7].

Il y avait là, évidemment, les éléments d'une nouvelle hérésie : il suffisait que ces éléments mûrissent et que quelque provocation vint servir les persécuteurs, pour que l'hérésie devint formidable et tombât sous le coup des méthodes inquisitoriales. Heureusement, le roi et une grande partie de la population étaient favorables aux Lullistes ; le Grand Schisme éclata en 4378 et Pierre né reconnut ni Urbain VI, ni Clément VIL Le royaume resta ainsi virtuellement indépendant ; les Lullistes affirmèrent hautement que la bulle de Grégoire X1 avait été forgée par Eymerich et, en 1385, on entama une enquête qui aboutit au bannissement de l'inquisiteur. Eymerich eut pour successeur, à l'inquisition d'Aragon, son ennemi, Bernardo Ermengaudi, qui était tout dévoué au roi et qui se hâta de déclarer que l'on ne pouvait trouver, dans la Philosophia Amoris de Lulle, les erreurs reprochées à cette œuvre par Eymerich. Pourtant l'exil de ce dernier ne fut pas de longue durée. Il revint et reprit possession de sa charge, qu'il exerça avec une rigueur impitoyable contre les Lullistes. Par-là, il excita une vive agitation. En 1391, la cité de Valence envoya le Dr Jayme de Xiva se plaindre au pape des crimes énormes commis par Eymerich et demander en grâce la révocation de l'inquisiteur. Le messager s'arrêta à Barcelone pour solliciter la coopération de cette puissante commune ; le conseil de ville, après l'avoir entendu, décida que si l'intervention de Valence était générale et non spéciale, Barcelone ferait « bras et cœur commun » avec la cité sœur ; de plus, on pria le pape d'ordonner à quelque prélat du royaume de faire une enquête et de décider, au nom du Saint-Siège, si les articles attribués à Lulle avaient été justement ou injustement condamnés par Eymerich.

L'effervescence populaire devint si vive qu'Eymerich fut de nouveau banni par Juan Ier en 1393. Il acheva ses jours dans l'exil et soutint jusqu'à sa dernière heure l'énormité de l'hérésie de Lulle et l'authenticité de la bulle de Grégoire. Il déclara qu'Antonio Riera, Lulliste qui avait pris une part active au débat, était un hérétique ; ce personnage avait prédit, affirmait-il, qu'avant la fin du siècle tout service divin cesserait, les églises seraient transformées en étables, les lois des Chrétiens, des Juifs et des Sarrasins seraient converties en une seule loi, sans qu'on pût dire laquelle des trois triompherait. Cependant, en 1395, le Saint-Siège accéda à la prière des Lullistes qui demandaient une enquête : le cardinal de San Sesto fut envoyé comme délégué à cet effet. On examina avec attention les registres de Grégoire pour l'année 1376, et les archivistes certifièrent 'qu'on n'avait pu trouver mention de la bulle en question. Pourtant la difficulté ne fut pas résolue ; l'honneur de l'Ordre dominicain et de l'Inquisition était en jeu, et une seconde enquête eut lieu en 1419. Le légat pontifical, cardinal Alamanni, délégua Bernardo, évêque de Città di Castello, pour examiner définitivement l'affaire. La décision du prélat déclarait que la bulle était évidemment fausse et que toute mesure fondée sur l'autorité de ce faux était nulle et non avenue ; mais l'évêque n'exprima pas d'opinion sur les écrits de Lulle, laissant au Saint-Siège le soin de les juger. Depuis lors, l'authenticité de la bulle reste une question chaudement débattue. Le P. Brémond la publie comme authentique et déclare qu'après examen impartial il est convaincu de son authenticité ; il dit que l'original est conservé aux archives de Girone et il cite Bzovius pour prouver que les Lullistes eux-mêmes admettent la présence de ce document dans les archives de Barcelone, de Tarragone et de Valence ; les évêques de ces sièges n'auraient pas accepté ce dépôt, si la pièce avait été un faux. Mais Bzovius était un Dominicain ; il avait prouvé son hostilité en stigmatisant Lulle des noms de fourbe et de vagabond. Le fait certain est que, dans le long et ardent débat qui s'engagea en cour papale au sujet de l'orthodoxie de Lulle, les Dominicains, bien qu'ils eussent pour eux la faveur des divers papes, ne purent jamais produire l'original, ni fournir la preuve de l'authenticité du bref[8].

En Aragon, on considéra la décision de 1419 comme concluante. Des lettres royales en faveur du Lullisme furent lancées par Alphonse Ier en 1415 et 1449, par Ferdinand le Catholique en 1483 et 1503, par Charles-Quint en 1526, par Philippe II en 1597. Ce dernier souverain manifesta, d'ailleurs, un goût tout particulier pour les livres de Lulle, dont il emportait habituellement certains volumes dans ses déplacements, pour les lire en chemin ; dans la bibliothèque de l'Escurial, on trouva nombre d'exemplaires annotés de la main même du roi. Cette haute faveur ne fut pas sans importance dans la curieuse controverse qui s'engagea bientôt. Le nom de Lulle s'était glissé dans les catalogues reçus d'hérétiques, et on le trouve encore en 1608 dans la liste publiée par le docteur en Sorbonne Gabriel du Préau. Paul IV le plaça, en 1559, dans le premier Index Expurgatorius pontifical. Cette mesure blessa vivement les Catalans ; l'évêque Jayme Cassador protesta contre cette flétrissure auprès du conseil suprême de l'Inquisition et le nom ne figura pas dans l'Index espagnol de 1559. Au concile de Trente, le Dr Juan Villeta, agissant au nom de l'Espagne, présenta une pétition en faveur de Lulle ; la requête fut examinée en congrégation le 1er septembre 1563, et on rendit à l'unanimité une décision confirmant toutes les condamnations portées contre Eymerich pour faux, et ordonnant que l'Index de Paul IV fût expurgé de tout ce qui concernait Lulle. Ce fut là une détermination secrète du concile, qui ne parut pas dans les décisions rendues publiques. L'affaire fut close momentanément ; mais le débat se rouvrit en 1578, quand Francisco Pegna réimprima le livre d'Eymerich, avec la sanction spéciale de Grégoire XIII, remettant au jour la bulle de Grégoire XI et les erreurs condamnées dans les écrits de Lulle. Grégoire XIII ordonna à Pegna de rechercher dans les registres de la curie la bulle contestée. Les registres de Rome étaient incomplets ; on fit venir d'Avignon les parties qui manquaient ; mais l'enquête la plus diligente ne fit pas découvrir le document tant désiré ; il est vrai qu'on allégua l'impossibilité de retrouver deux volumes de l'année 4386. La bataille était désormais engagée entre les partisans d'Eymerich et ceux de Lulle. En 1583, la Congrégation de l'Index décida de placer Lulle au nombre des écrivains dont la lecture est interdite ; mais, une fois de plus, l'influence espagnole fut assez forte pour empêcher l'exécution de cette décision. Sous Sixte V, un nouvel effort fut tenté ; mais Juan Arce de Herrera, au nom de Philippe II, présenta à la Congrégation de l'Index une Apologia, et le danger fut encore conjuré. Tandis qu'on préparait l'Index de Clément VIII, la question fut de nouveau soulevée, le 3 juin 4594, et abandonnée par égard pour l'Espagne ; à la requête de l'ambassadeur d'Espagne, le pape fut prié d'ordonner l'envoi à Rome d'une collection complète des œuvres de Lulle, afin qu'un examen définitif résolût le débat ; mais on n'en fit rien et, en mars 1595, on annonça que le nom de Lulle était exclu de l'Index.

En 1611, Philippe III fit revivre la controverse en demandant à Paul V la canonisation de Lulle et l'expurgation du Directorium d'Eymerich, — requête qui fut présentée à nouveau par Philippe IV. Après une controverse confuse, on décida que certains articles admis comme extraits des œuvres de Lulle étaient dangereux, audacieux et teintés d'hérésie, et que d'autres étaient manifestement erronés et hérétiques. Dans une séance tenue le 29 août 1619, sous la présidence du pape lui-même, on résolut d'envoyer cette censure au nonce d'Espagne, avec l'ordre d'informer le roi et les inquisiteurs de l'interdit lancé contre les livres de Lulle. Puis vint un appel émanant du royaume de Majorque, demandant qu'il fût permis de corriger les livres ; Paul répondit, le 6 août 1620, en imposant silence aux appelants. Le 30 août, le cardinal Bellarmin dressa pour l'Inquisition un rapport final, concluant que la doctrine de Lulle était interdite jusqu'à correction, ajoutant qu'à son avis la correction était impossible et opinant pour que la condamnation fût conçue en termes de nature à en atténuer la rigueur. Ainsi Lulle fut flétri comme hérétique par le Saint-Siège, mais, par égard pour la cour d'Espagne, la sentence ne fut jamais publiée officiellement. Le public supposa que l'affaire restait en suspens et on continua sans interruption à vénérer Lulle comme un saint. Sur la couverture d'une édition de son Arbor Scientiae, publié en 1635, l'éditeur n'ose pas se risquer à l'appeler saint, mais affirme qu'il était inspiré divinement : il l'appelle venerabilis et cœlitus illuminatua pater. Raynald, écrivant en 1658, déclare que la question est encore sub judice. Vers la même époque, certains Jésuites prirent sa cause en mains contre les Dominicains, et, en 1662, parut à Paris une traduction de son Triomphe de l'Amour où l'auteur est qualifié de « Saint Raymond Lully, Martyr et Hermite ». La fureur des Dominicains s'enflamma ; on fit appel à la Congrégation des Rites, qui répondit que Lulle figurait au martyrologe franciscain, à la date du 20 mars, mais qu'il ne fallait pas le qualifier de saint, et qu'il convenait d'examiner attentivement ses œuvres pour les interdire s'il y avait lieu, — recommandation qui ne fut jamais mise en pratique. Pourtant l'Inquisition condamna, en 4690, un livre publié à Palma, en 4688, par le Dr Pedro Bennazar, à la gloire de Lulle, et l'on mit à l'Index un abrégé de la théologie de Lulle, composé en 1755 par Sébastien Kreuzer ; mais on ne traita pas de même les nombreux ouvrages de controverse qui continuèrent à paraître, non plus que la grande édition de ses œuvres publiée de 1721 à 1742 et lui attribuant, sur le titre, la qualification de Beatus. En 1744, le savant Dr Amort l'appelle S. Raymundus Lullus. Benoît XIV, dans son livre De Servorum Dei Beatificatione, après avoir scrupuleusement pesé les autorités pour et contre, dit que les droits de Lulle à la canonisation doivent être réservés jusqu'à la décision du Saint-Siège. Cette décision était ajournée à un siècle. Ses compatriotes majorcains n'étaient pas disposés à accepter ce délai. Deux évêques de Majorque, Lorenzo Despuig, en 1763, et Juan Diaz de la Guerra, en 1777, provoquèrent une ai tumultueuse opposition en soutenant l'authenticité de la bulle de Grégoire XI qu'il fut nécessaire de les transférer à des sièges continentaux. Les troubles persistèrent et furent la principale préoccupation de l'évêque Bernardo Nadal y Crespi, qui obtint l'épiscopat en 1794 ; cependant Villanueva, qui écrivit en 1814, dit que le prélat avait réussi, dans une certaine mesure, à calmer l'agitation.

Le triomphe du martyr, si longtemps différé, devait venir enfin. En 1847, Pie IX approuva la célébration d'un office de « saint Raymond Lulle » à Majorque, où le martyr avait été vénéré de temps immémorial ; le formulaire de l'office rappelait que Lulle avait été pénétré de la sagesse divine, au point de devenir capable, après avoir été complètement illettré, de discourir excellemment sur-les choses divines. De plus, en 1858, Pie IX autorisa tout l'Ordre Franciscain à célébrer la fête de Lulle le r novembre. Pourtant, les Dominicains n'avaient pas oublié leur vieille rancune ; en 1857, un journal qui paraissait à Rome avec l'approbation du maitre du Sacré Palais publia une argumentation tendant à prouver que la fameuse bulle de Grégoire XI était toujours en vigueur et que, par suite, les livres de Lulle étaient interdits, bien que ne figurant pas à l'Index. Cette affaire, comme celle de Savonarole, atteste combien était douteuse la ligne de démarcation entre l'hérésie et la sainteté[9].

 

L'exemple de Raymond Lulle montre quels pièges étaient semés sur la route des hommes qui s'aventuraient dans les périlleux sentiers de la théologie. Cette science prétendait connaitre et définir tous les secrets de l'univers, et pourtant elle s'accroissait constamment de toutes les théories, de toutes les déductions tirées de données déjà établies, qu'élaboraient d'ingénieux et audacieux penseurs. Ces penseurs étaient condamnés en foule ; les annales d'un centre intellectuel comme l'Université de Paris sont pleines de sentences portées contre de nouveaux points de doctrine et contre les malheureux auteurs de ces innovations. Parfois surgissait, cependant, quelque dogme nouveau, qui était vivement débattu, qui ne se laissait pas écraser et qui triomphait après une lutte plus ou moins prolongée, pour prendre place alors au nombre des vérités éternelles à l'égard desquelles le doute devenait crime d'hérésie. Cette curieuse évolution du dogme dans une Église qui se pré tend infaillible est trop instructive pour que nous ne l'éclairions pas par un ou deux exemples.

Une question qui pourrait paraître inaccessible à l'intelligence limitée des hommes est celle-ci : les âmes des bienheureux sont-elles transportées au ciel et jouissent-elles immédiatement de l'ineffable bénédiction de contempler l'Essence Divine, ou bien doivent-elles attendre la Résurrection et le Jour du Jugement ? Cette question, d'ailleurs, n'était pas purement théorique ; elle avait même un aspect très pratique, car, étant donné l'anthropomorphisme de la foi à cette époque, on avait le droit de penser que l'efficacité de l'intercession des saints dépendait de leur admission auprès de Dieu ; les gardiens des diverses châsses contenant de glorieuses reliques voyaient leurs revenus attachés à la croyance populaire que le saint était capable de plaider personnellement pour faire exaucer les prières de ses clients.

On n'arriva à la solution désirée que pas à pas. Le sujet n'avait pas échappé à l'attention des premiers Pères de l'Église, et saint. Augustin affirme que l'âme ne peut pleinement jouir de la Vision de Dieu qu'après l'incarnation dans le corps ressuscité. Parmi les erreurs condamnées en 1243 par Guillaume d'Auvergne et l'Université de Paris se trouvaient deux propositions, dont l'une soutenait que ni les anges, ni les âmes béatifiées ne voient ni ne verront l'Essence divine ; l'autre proposition déclarait que, tandis que les anges habitent les hauteurs de l'empyrée, les âmes humaines, même celle de la Vierge, n'auront jamais accès au-delà du ciel aqueux. L'évêque et l'Université firent preuve de réserve dans la décision relative à la Vision Divine, se contentant d'affirmer que les âmes humaines et les anges jouiraient de cette contemplation dans l'avenir, non dans le présent ; mais ils n'hésitèrent pas à déclarer que tous, anges et âmes humaines, habitaient la même région du ciel. Thomas d'Aquin discute cette question avec une abondance qui en montre à la fois l'importance et la difficulté ; mais son audace se borne à établir que les Bienheureux, après la résurrection, verront Dieu face à face. N'oublions pas que l'attente de l'apparition prochaine de l'Antéchrist et de la seconde venue du Christ fut une opinion dominante parmi des générations successives ; cette conception rendait moins grave la détermination exacte de l'époque à laquelle se réaliserait la Vision Béatifique ; d'autre part, le développement de la théologie mystique tendait à créer des relations de plus en plus intimes entre l'âme et le Créateur. Bonaventure n'hésite pas à déclarer, comme un fait acquis, que les âmes des justes verront Dieu, et il affirme que certaines sont déjà au ciel, tandis que d'autres attendent avec confiance, dans la tombe, le moment fixé pour leur ascension. La dernière étape fut franchie peu après, semble-t-il, par le célèbre théologien dominicain, maitre Dietrich de Fribourg, lequel écrivit un traité pour prouver que les Bienheureux sont immédiatement admis à la Vision Béatifique : le fait lui a été révélé, dit-il, par une de ses pénitentes, qui, sur l'ordre de Dieu, décidé à lever les doutes du moine, apparut à celui-ci dix jours après sa mort et lui assura qu'elle jouissait de la contemplation de la Trinité.

Pourtant, la doctrine n'était pas formellement acceptée par l'Église, et les tendances mystiques de l'époque rendaient dangereux un trop rapide progrès dans cette voie. L'Illuminisme des Frères du Libre Esprit était un mal contagieux et, en 1312, le concile de Vienne recula devant la nécessité de formuler une opinion à ce sujet, se contentant de condamner comme erreur la doctrine des Béghards, d'après laquelle il n'est pas nécessaire que l'homme soit illuminé de gloire pour s'élever à la vision de Dieu. Condamner cette doctrine, c'était d'ailleurs admettre, comme conséquence logique, que l'illumination de gloire permettait aux âmes de jouir de la Vision Béatifique. Quand et comment se propagea le dogme affirmant que les âmes des justes sont admises immédiatement en présence de Dieu, on ne le sait ; mais cette croyance parait avoir été généralement acceptée sans qu'elle eût reçu l'approbation formelle du Saint-Siège., En 1317, le célèbre canoniste Astesanus dit que les saints, durant leur vie et dans le Purgatoire, ne jouissent pas de la contemplation du Verbe, ce qui implique qu'ils s'y élèvent au sortir du Purgatoire. En octobre 1326, Jean XXII reconnut une hérésie, qu'il convenait d'extirper parmi les Grecs, dans le fait de croire que les saints n'entreront pas au Paradis avant le Jour du Jugement ; mais, peu après, il changea d'opinion : son orgueilleuse confiance en son savoir théologique et en son érudition ne lui laissa pas de repos tant qu'il n'eut pas contraint la Chrétienté â changer d'avis en même temps que lui. Il exprima ses doutes au sujet de la vérité du nouveau dogme et manifesta l'intention de le condamner ouvertement. Son caractère rendait toute opposition périlleuse : aucun des cardinaux et des docteurs de la cour pontificale n'osa discuter ce point avec lui, jusqu'au jour où, en 1331, un Dominicain anglais, Thomas Walleys, prêchant devant le Pape, soutint audacieusement l'opinion populaire et appela la malédiction divine contre quiconque affirmait le contraire. La rage de Jean se déchaîna. Walleys, arrêté et jugé par l'Inquisition, fut jeté au cachot et faillit mourir de faim ; mais Philippe de Valois intervint et obtint sa mise en liberté. Ayant ainsi imposé silence à ses adversaires, Jean résolut d'afficher publiquement ses opinions. Pendant l'Avent de 1331, il prononça plusieurs sermons, dans lesquels il déclarait que los saints admis au ciel n'auraient pas la vision distincte de l’Essence Divine avant la Résurrection des corps et le Jour du Jugement ; jusqu'à ce moment, ils ne verraient que la nature humaine du Christ. « Je sais, disait-il, que certaines personnes murmurent en nous entendant soutenir cette opinion, mais je ne puis penser autrement ».

La persécution de l'hérésie avait exercé une telle influence sur l'esprit humain à. cette époque, que cette déclaration de Jean fut un événement politique de la plus haute importance. Nous avons vu avec quelle insistance on s'occupa, dans la querelle entre l'Empire et la Papauté, de l'innovation de Jean touchant la doctrine reçue de la pauvreté du Christ, et comment sa résolution inébranlable avait imposé le dogme nouveau en dépit de toute opposition. Cette fois, il se faisait le défenseur des anciennes opinions de l'Église ; mais les circonstances politiques lui étaient défavorables. Non seulement Louis de Bavière consolidait l'Empire au mépris de l'humeur agressive du pape, mais la France, principal soutien des papes avignonnais, était mal disposée. Philippe de Valois était offensé du rejet des demandes excessives qu'il formulait pour remplir son vœu de croisade ; Jean s'était, de plus, aliéné le roi de France en favorisant les projets de Jean de Bohème, qui s'efforçait de s'assurer la possession des territoires impériaux (l'Italie. Les deux monarques prirent d'actives mesures en vue de tirer le plus grand parti possible de l'hérésie du pape. C'était un principe reçu que, tout comme un homme mort n'est plus un homme, un pape pris en flagrant délit d'hérésie n'était plus un pape, attendu qu'il avait, ipso facto, forfait sa dignité. Rien ne pouvait mieux servir les desseins de Louis de Bavière et de son cénacle de Franciscains exilés. Sur le conseil de Michele da Cesena, il entreprit de convoquer un concile national allemand : Bonagrazia rédigea les convocations en insistant sur l'hérésie papale, et le plan reçut l'approbation du cardinal Orsini et de ses confrères mécontents. Cependant, le projet n'aboutit à rien, par suite de la promptitude plus grande encore avec laquelle Philippe de Valois profita de la situation. Il chargea le célèbre Guillaume Durand, évêque de Mende, de composer un traité réfutant les opinions de Jean, et il protégea le prélat que Jean voulait frapper. Il assembla l'Université de Paris, qui, le 3 janvier 1333, se prononça nettement en faveur de la Vision Béatifique et adressa au pape une lettre affirmant la doctrine sans équivoque. Gérard Odo, le complaisant Général des Franciscains, fut envoyé en hâte ; chargé, en apparence, de rétablir la paix entre l'Angleterre et l'Écosse, il avait reçu l'ordre de s'arrêter à Paris et de travailler à regagner l'opinion publique. Il se risqua à prêcher en faveur des opinions rétrogrades de Jean ; mais il ne réussit qu'à déchaîner une tempête sous laquelle il dut plier ; alors, il déclara humblement que son argumentation avait la valeur d'une pure controverse et non d'une affirmation positive. Philippe prit l'attitude la plus audacieuse et la plus agressive. Il écrivit à Jean que nier la Vision Béatifique, c'était non seulement détruire la foi en l'intercession de la Vierge et des saints, mais frapper de caducité tous les pardons et toutes les indulgences émanant de l'Église ; pour lui, il était si fortement convaincu de la vérité du dogme qu'il se mettrait en mesure de brûler quiconque y contredirait, fût-ce le pape lui-même. Il n'y eut pas jusqu'à Robert de Naples qui ne s'associât aux remontrances. Si hautain et si têtu que se fût montré Jean, il ne pouvait résister seul à l'indignation de l'Europe entière : il céda. Il acheta la paix au prix : ; :de concessions politiques et écrivit à Philippe et à Robert qu'il n'avait jamais nié positivement la Vision Béatifique,' qu'il avait simplement vu en ce point une question pendante, ouverte à la discussion. Mais il n'était pas au bout de ses épreuves. Tous ses plans ambitieux étaient ruinés. En Allemagne, Louis de Bavière se posait en défenseur de la foi. En France, le faible Philippe de Valois avait établi sa suprématie à Avignon. En Italie, le fils de Jean, le cardinal Bertrand, avait été contraint à la fuite et la Lombardie s'était affranchie. Il ne restait plus au malheureux vieillard qu'à se rétracter et à mourir. Il avait convoqué, pour te 2 décembre, un consistoire chargé de choisir un successeur à Louis de Bavière ; mais avant l'aube, il fut pris d'une dysenterie mortelle qui le cloua, condamné, sur son lit. Vers le soir du lendemain, il assembla les cardinaux et les exhorta à lui choisir un digne successeur à la chaire de saint Pierre ; ses parents le pressèrent de sauver son âme et la gloire de l'Église en renonçant à ses opinions sur la Vision Béatifique. Les secrets de cette atroce agonie n'ont jamais été révélés ; mais quand Jean eut rendu l'âme, le 5 décembre, on promulgua sous le nom du défunt une bulle dans laquelle il affirmait sa foi en la Vision Divine ; si, sur ce point ou sur d'autres, il avait entretenu des opinions contraires à celles de l'Église, il révoquait tout ce qu'il avait pu dire ou faire et se soumettait au jugement de l'Église. Si humble que frit cette déclaration, Michele da Cesena la jugea insuffisante, attendu qu'elle rie comportait pas la confession formelle et la rétractation de l'erreur ; aussi devait-on conclure que Jean était mort hérétique impénitent. Paris même ne fut pas satisfait, bien que, de ce côté, on n'allât pas aussi loin que le chef des Franciscains dissidents.

Benoit XII, qui fut élu le 20 décembre, était un zélé défenseur de la foi. Il s'était montré décidé à extirper toutes les formes d'hérésie, quand, en qualité d'évêque de Pamiers, il avait mené personnellement une inquisition épiscopale très active pour seconder les travaux de Jean de Beaune et de Bernard Gui. Un tel homme ne devait vraisemblablement pas se dissimuler la gravité de l'erreur commise par son prédécesseur, et, en fait, il se hâta de la corriger. Le 22, il invita Gérard Odo à être prudent, en lui annonçant, de façon significative, qu'il ne tolérerait aucune hérésie ; c'était là un avertissement à quiconque s'était soumis à l'impérieuse autorité de Jean. Le 2 février 1335, Benoît prononça un sermon, en prenant pour texte : « Regardez, voici venir le fiancé » ; il y affirma clairement que les saints ont la vision de l'Essence Divine. Deux jours plus tard, il cita devant le consistoire tous ceux qui avaient adhéré à l'opinion de Jean et demanda un exposé de leurs raisons, sans doute afin de les ramener plus facilement au bercail. Un an après, le 29 janvier 1336, il tint un consistoire public dans lequel il publia définitivement que les saints jouissaient de la Vision Béatifique et décréta que quiconque soutiendrait l’opinion adverse serait puni comme hérétique. Benoit s'était acquis la réputation d'un impitoyable soutien de l'orthodoxie et d'un persécuteur des dissidents ; aussi ne fut-il pas nécessaire de sacrifier des victimes pour imposer l'admission du nouvel article de foi. Le dogme fut reçu si complètement qu'il figura dans les formulaires de l'Inquisition, au nombre des points sur lesquels on interrogeait les gens soupçonnés d'hérésie. Quand, en 1439, au concile de Florence, une union nominale fut conclue avec l'Église grecque, un des articles que devait accepter l'Église schismatique déclarait que les âmes qui n'ont pas commis de péché après le baptême ou qui, après avoir péché, se sont dûment purifiées, sont admises d'emblée au ciel et jouissent de la vue de la Sainte Trinité. Ainsi l'Église avait accepté un nouveau dogme, malgré l'opposition qu'y avait faite un des plus autoritaires et des plus tenaces parmi les successeurs de saint Pierre[10].

 

Un exemple plus significatif encore du développement de la doctrine théologique est l'histoire du dogme de l'Immaculée Conception de la Vierge. Jusqu'au lote siècle, nul ne mit en doute que la Vierge eût été conçue et enfantée dans le péché. Saint Augustin dit positivement que seul le Christ naquit, vécut' et mourut sans péché. Des docteurs, comme saint Anselme, ne rencontraient qu'une seule difficulté, consistant à expliquer comment le Christ était né sans péché d'une mère entachée de péché. Cependant, avec le développement du Marianisme, se dessina une tendance populaire à considérer la Vierge comme affranchie de toute corruption humaine, et vers le milieu du XIIe siècle, l'Église de Lyon se risqua à placer dans le calendrier une fête nouvelle en l'honneur de la Conception de la Vierge ; on alléguait que, puisqu'on fêtait la Nativité comme sainte, la Conception, condition nécessaire de la Nativité, était sainte également et digne d'être célébrée. Saint Bernard, qui était alors le grand défenseur des vieilles idées, s'employa aussitôt à détruire cette doctrine nouvelle. Il écrivit des lettres enflammées aux chanoines de Lyon, leur montrant que leur argumentation s'appliquait également à la nativité et à la conception de tous les ancêtres de la Vierge, hommes et femmes ; il les suppliait de ne pas introduire de nouveautés dans l'Église et de s'en tenir aux Pères ; il soutenait que la seule Conception Immaculée était celle du Christ, opération du Saint-Esprit ; et il prouvait que Marie, née de l'union d'un homme et d'une femme, avait été nécessairement conçue dans le péché originel. Il admettait qu'en naissant elle fût déjà sanctifiée, ce qui justifiait la célébration de la Nativité par l'Église ; mais cette sanctification avait été opérée dans le sein de sainte Anne, tout comme le Seigneur avait dit à Jérémie : « Avant que tu fusses sorti du sein de ta mère, je t'ai sanctifié[11] ». Notons, comme exemple de l'audace de la controverse théologique, que saint Bernard a été cité plus tard au nombre des défenseurs de l'Immaculée Conception, et qu'on attribua à saint Anselme la fondation de la fête de la Conception ; le saint avait, disait-on, rempli un vœu fait, à l'exemple de saint Nicolas, en mer, durant une tempête qui s'était miraculeusement apaisée. Pierre Lombard, l'illustre Maitre des Sentences, n'allait même pas aussi loin que saint Bernard dans la voie des concessions ; il citait Jean de Damas pour prouver que la Vierge n'avait pas été purifiée du péché originel avant d'avoir accepté la mission d'enfanter le Christ. Innocent Ill appuya cette opinion de son autorité suprême en l'affirmant de la façon la plus positive.

La théorie enseignée par saint Bernard prévalut longtemps. Alexandre de Hales, le Docteur Irréfragable, et le cardinal Henri de Suze, fons et splendor juris, professaient tous deux la doctrine de la sanctification après la conception ; comme le dit Henri de Suze, nul être né d'un homme et d'une femme n'est affranchi du péché originel ; mais certains ont été sanctifiés dans le sein de leur mère, comme Jérémie, Jean-Baptiste et Notre sainte et glorieuse Dame[12].

Ces autorités indiscutables résolurent pour un temps la question en tant que point de dogme ; mais l'idée même avait un attrait pour le peuple ; le culte de Marie devenait chaque jour plus ardent et tout ce qui semblait de nature à grandir la dignité de la Vierge, comme déesse et comme médiatrice, était favorablement accueilli de ceux pour qui son culte était une source de revenus. Il y a quelque chose d'inexprimablement gracieux dans l'idée que le Moyen-Age se faisait de là Vierge ; à cette époque, l'extension de son culte était inévitable. Dieu était trop redoutable pour qu'on pût arriver jusqu'à lui ; le Saint-Esprit était une abstraction inaccessible à l'esprit de la foule ; Jésus, en dépit de son amour sans bornes et de son sacrifice volontaire, était trop souvent invoqué comme juge et comme persécuteur, pour qu'on [mit trouver en lui la parfaite miséricorde ; la Vierge, au contraire, était la personnification du pur amour maternel ; les souffrances qu'elle avait endurées pour son divin Fils n'avait fait que la rendre plus douce encore, qu'enflammer son désir de sauver les hommes pour lesquels Jésus était mort. Elle était humaine et divine à la fois ; par sa nature humaine, elle partageait les sentiments de ses semblables ; et tout ce qui exaltait sa divinité la rendait plus secourable, sans la détourner de sa sympathie pour les hommes. « La Vierge, dit Pierre de Blois, est la seule médiatrice entre l'homme et le Christ. Nous étions des pécheurs et nous redoutions de faire appel au Père, car il est terrible ; mais nous avons la Vierge, en qui il n'y a rien de terrible, car en elle est la plénitude de la grâce et de la pureté ». Il prouve ensuite virtuellement la divinité de Marie en montrant que, si le Fils est consubstantiel avec le Père, la Vierge est consubstantielle avec le Fils. « En fait, s'écrie-t-il, si Marie était exclue du ciel, il ne resterait plus au genre humain que la noirceur des ténèbres n. « Dieu, dit saint Bonaventure, aurait pu faire la terre plus grande ou le ciel plus grand ; mais, en créant Marie, il est allé jusqu'aux limites de sa puissance s. Pourtant Bonaventure, comme docteur de l'Église, avait soin de limiter l'impeccabilité de la Vierge à ses propres actes et ne concluait pas à l'absence d'un péché héréditaire. Elle avait été sanctifiée, mais non pas conçue sans péché[13].

En dépit des remontrances de saint Bernard, la célébration de la fête de la Conception se répandit peu à peu. Thomas d'Aquin dit qu'elle était observée dans beaucoup d'églises, mais non dans celles de Rome, et qu'elle n'était pas interdite ; mais il observe qu'il ne faut pas conclure, de la sainteté d'une fête, à la sainteté de la Conception de Marie. D'ailleurs, il nie la possibilité de sa Conception Immaculée, tout en admettant sa sanctification à une époque qu'on ne saurait déterminer. Cette déclaration résolvait la question pour les Dominicains ; leur vénération pour le Docteur Angélique leur interdisait de s'écarter de sa doctrine. Pendant quelque temps, chose assez étrange, les Franciscains furent, d'accord- sur ce point avec leurs rivaux. Une tradition rapporte que Duns Scot défendit la doctrine nouvelle contre les Dominicains à l'Université de Paris, en 1304, et que l'Université se déclara en faveur de cette doctrine par un décret solennel en 1333 ; mais cette histoire n'apparaît que vers 1480, dans Bernardin de Bustis, et les registres ne portent pas trace du fait ; quant à Duns Scot, il disait seulement que la chose était possible à Dieu et que Dieu seul savait la vérité. On aurait trouvé peu de Franciscains plus zélés qu'Alvaro Pelayo, pénitencier de Jean XXII ; or, en réfutant l'illuminisme des Béghards, il traite la Conception de la Vierge dans le péché comme un fait admis dont il tire un argument ; il ajoute que c'est là l'opinion universelle des autorités reçues, de Bernard, de Thomas d'Aquin, de Bonaventure et de Richard de Saint-Victor. Il est vrai, dit-il, que certains théologiens plus récents, abandonnant les doctrines professées par l'Église, ont contesté cette opinion, par une fausse dévotion à la Vierge qu'ils cherchent à assimiler ainsi à Dieu et au Christ.

Pourtant, le nouveau dogme devait se propager rapidement, car, vers cette époque même, en 1327, l'église de Narbonne commença à célébrer la fête de la Conception ; en 13±8, le concile de Londres en ordonna l'observance dans toutes les églises de la province de Canterbury ; en 1330, la solennité fut instituée à Girone. Mais, en 1340, lorsque Gui, évêque d'Elne, ordonna la célébration de la fête dans son diocèse, il eut soin de l'intituler Fête de la sanctification de la Conception de la Vierge, en rappelant que Marie avait été sanctifiée dans le sein d'Anne. En 1371, à Majorque, la fête portait encore le nom de Sanctification. En 1404 encore, on voit le roi d'Aragon. Martin, exhorter l'évêque et le chapitre de Barcelone à introduire la fête de la Conception.

Comme les Dominicains ne pouvaient modifier leur façon de voir, il était inévitable qu'avec le temps les Franciscains prissent rang sous la bannière opposée. La rupture entre eux s'opéra pour la première fois en 1387, et la lutte s'engagea avec toute la férocité de l’odium theologicum. Juan de Monçon, Dominicain, maitre à l'Université de Paris, professait que la Vierge avait été conçue dans le péché. Il souleva ainsi un grand tumulte et, devant la menace d'une condamnation, s'enfuit à Avignon. Puis, à Rouen, un autre Dominicain prêcha une doctrine analogue et fut, nous dit-on, l'objet de la risée générale. L'Université envoya à Avignon une délégation dont le chef, Pierre d'Ailly, prétendit avoir obtenu la condamnation de Juan ; mais celui-ci s'enfuit dans l'Aragon, son pays natal, tandis que les Dominicains de Paris déclaraient que la décision pontificale leur avait été favorable. Si le chroniqueur dit vrai, ils prêchèrent, sur la conception de la Vierge, en termes de la plus scandaleuse grossièreté et se complurent aux descriptions les plus brutales, si bien qu'a la fin la fureur de l'Université ne connut plus de bornes. Les Dominicains furent chassés de tous leurs postes en Sorbonne, et le pape d'Avignon, Clément VII, entièrement soumis à la France, ne put refuser une bulle proclamant hérétiques Juan et tous ses défenseurs. Charles VI se laissa persuader, non seulement de contraindre les Dominicains de Paris à célébrer tous les ans la fête de la Conception, mais encore d'ordonner que l'on arrêtât, par tout le royaume, ceux qui niaient l'Immaculée Conception, afin qu'ils fussent amenés à Paris et contraints à rétracter l'erreur devant l'Université. Ce fut en 1403 seulement que les Dominicains furent de nouveau admis à la Sorbonne, au grand déplaisir des Mendiants, qui avaient amplement profité de l'exil de leurs rivaux. Il était naturel que les Dominicains s'abandonnassent volontiers aux représailles partout où ils avaient du crédit. Les Lullistes furent d'ardents défenseurs de l'Immaculée Conception, ce qui explique en partie l'hostilité dont ils furent l'objet.

L'Université de Paris était la citadelle de la nouvelle doctrine ; mais son activité et son influence furent considérablement 600 amoindries par les désordres qui précédèrent l'invasion de. Henri V et par la domination anglaise. Aussi n'entend-on guère parler de la question jusqu'à la restauration de la monarchie française. Cependant la croyance avait continué à se propager. En 1438, le clergé et les magistrats de Madrid, à l'occasion d'une peste, firent vœu d'observer dorénavant la fête de la Conception. L'année suivante, le concile de Bâle, après avoir longtemps discuté l'affaire de façon peu méthodique, se décida en faveur de l'Immaculée Conception, interdit toute assertion contraire et ordonna que la fête fût célébrée, en tous lieux, le 8 décembre et que des indulgences spéciales fussent la récompense des fidèles. Mais comme le concile avait, auparavant, déposé Eugène IV, ses proclamations ne furent pas reçues comme inspirées par le Saint-Esprit, et la doctrine, bien que fortifiée par cette décision, ne fut pas acceptée de l'Église. D'ailleurs, en 1444, le concile rival de Florence, dans son décret d'union avec les Jacobites, parlait bien de la nature humaine du Christ dans le sein immaculé de la Vierge ; mais c'était là évidemment une simple figure de rhétorique, car il déclarait, comme article de foi, que nul être né d'un homme et d'une femme n'a jamais échappé à la domination de Satan, si ce n'est grâce aux mérites du Christ. Saint Antonino de Florence avait donc parfaitement le droit de prétendre que la Vierge avait été souillée du péché originel, dont elle se libéra en mourant ; cette assertion n'empêcha nullement Antonino d'être canonisé en 1523.

Il était impossible d'introduire dans la foi un nouvel article sans créer une nouvelle hérésie. C'était là un dogme sur lequel l'Église était divisée ; les adhérents des deux thèses contraires se dénoncèrent mutuellement comme hérétiques et usèrent de persécution les uns contre les autres. Sur ce terrain, les Dominicains eurent nettement le dessous ; leurs adversaires avaient une prépondérance considérable et se fortifiaient chaque jour davantage. En 1457, le concile d'Avignon, sous la présidence du cardinal de Foix, légat du pape et Franciscain, confirma le décret de Bille et interdit à tous, sous peine d'excommunication, de professer l'opinion contraire. La même année, l'Université de Paris fut informée qu'un Dominicain prêchait l'ancienne doctrine en Bretagne. Immédiatement, elle tint séance, écrivit au duc de Bretagne pour demander que le moine, s'il était coupable, fût puni comme hérétique, et manifesta l'intention de formuler un 'article concernant le dogme. Plus menaçante encore fut une loi formellement adoptée par les Cortés de Catalogne en 1456, interdisant toute expression de doute au sujet de l'Immaculée Conception, de la part de laïques ou d'ecclésiastiques, gons peine d'exil perpétuel et irrévocable.

Jusqu'à ce moment, les papes avaient habilement évité de se compromettre dans le débat. Au cours des querelles entre les Ordres mendiants, les pontifes ne pouvaient s'exposer à s'aliéner l'un ou l'autre des partis et nous avons vu comment, dans le conflit relatif au sang du Christ, ils se gardèrent de toute ingérence et laissèrent la dispute s'éteindre d'elle-même. Le débat actuel était trop vif et trop général pour qu'ils pussent se dispenser d'intervenir et ils s'efforcèrent d'appliquer la politique qui leur avait si bien réussi auparavant. En 1474, un Dominicain, Vincenzo Bandello, plus tard général de son Ordre, provoqua une discussion ardente en Lombardie en publiant un livre sur la Conception. La lutte se poursuivit pendant deux ans et souleva de tels scandales qu'en 1477 Sixte IV évoqua l'affaire. Bandello soutint chaudement l'opinion des Dominicains ou Maculistæ, tandis que Francesco, général des Franciscains, défendait l'Immaculée Conception. Le seul résultat fut, semble-t-il, la publication d'une bulle par laquelle Sixte ordonnait la célébration de la fête de la Conception dans toutes les églises, avec distribution d'indulgences appropriées. Cette solution était une véritable défaite pour les Dominicains, qui jugèrent excessivement douloureux de célébrer cette fête et de reconnaître ainsi, aux yeux du peuple, qu'ils avaient eu tort, Ils tentèrent d'éluder la difficulté, dans certaines localités, en intitulant la fête Sanctification de la Vierge ; mais cette liberté leur fut refusée et ils durent se soumettre. D'autre part, en 1481, à Mantoue, Fra Bernardino de Feltre fut formellement accusé d'hérésie, devant le tribunal épiscopal, pour avoir prêché l'Immaculée Conception, mais il se défendit victorieusement ; l'année suivante, à Ferrare, Franciscains et Dominicains prêchèrent sur ce sujet avec une telle ardeur et se traitèrent les uns les autres si violemment d'hérétiques que des troubles éclatèrent parmi le peuple. Pour rétablir le calme, Ercole d'Este provoqua une controverse qui fut soutenue en sa présence, mais qui n'aboutit pas. Sixte IV dut intervenir de nouveau. Après avoir entendu les deux parties, il lança une autre bulle, excommuniant quiconque affirmait que la fête était consacrée à la Sanctification de la Vierge et prononçant la même censure contre quiconque, de part et d'autre, traiterait son adversaire d'hérétique.

Comme expédient pour éluder la décision sans exaspérer aucun des deux Ordres, c'était là une politique adroite ; mais, comme mesure pacificatrice, ce fut un échec complet. Des troubles éclatèrent de nouveau et contraignirent Alexandre VI à confirmer la bulle de Sixte IV, en ajoutant une clause pour inviter le bras séculier à maintenir la paix, s'il y avait lieu ; mais, en France, l'Université de Paris ne tint nul compte des prescriptions des deux papes et traita d'hérétique quiconque niait l'Immaculée Conception. En 1495, lors de la fête de la Conception, le 8 décembre, un Franciscain nommé Jean Grillot oublia sa fidélité à son Ordre au point de nier le dogme dans un sermon prêché à Saint-Germain-l'Auxerrois. Il fut immédiatement appréhendé et si énergiquement traité que, le 25, il prononça, dans la même église, une rétractation publique. L'Université se piqua d'honneur et, le 3 mars 1496, adopta un statut, signé de cent douze docteurs en théologie, affirmant la doctrine et ordonnant qu'à l'avenir nul ne fût reçu dans son sein avant d'avoir prêté serment de la soutenir ; si le membre admis était ensuite reconnu apostat, il serait expulsé, dégradé de tous ses honneurs et traité en païen et en publicain. Cet exemple fut suivi par les Universités de Cologne, Tubingue, Mayence et autres lieux ; presque tous les corps savants prirent ainsi position contre les Dominicains et inculquèrent la doctrine à la majorité des futurs théologiens. Partout, la plupart des cardinaux et des prélats donnèrent leur adhésion ; les rois et les princes s'associèrent au mouvement ; les Carmes se rangèrent sous la même bannière et les Dominicains restèrent presque seuls à soutenir cette partie inégale. En 1451, à Heidelberg, comme les Dominicains avaient convié à une discussion sur ce sujet les Franciscains, qui avaient relevé le défi avec empressement, l'opinion publique parut si menaçante qu'ils furent obligés d'obtenir, du comte palatin et des magistrats, l'interdiction du débat. Il est vrai que, vers cette époque, l'Augustine sainte Véronique de Binasco eut une vision dans laquelle la Vierge déclara expressément qu'elle avait été sanctifiée dans le sein de sa mère ; mais cette révélation divine elle-même ne suffit pas à enrayer les progrès du dogme nouveau.

Les défenseurs de l'Immaculée Conception devinrent si irritables que tout Dominicain, prêchant le 8 décembre, était tenu de surveiller ses paroles lorsqu'il faisait allusion à la Vierge, sujet inévitable en ce jour qui marquait l'humiliation de l'Ordre. A Dieppe, lors de la fête de 1496, le Dominicain Jean de Ver employa des expressions qui parurent faire indirectement opposition au dogme ; il fut aussitôt pris à partie, dut prononcer une confession publique et jurer de défendre la doctrine à l'avenir. A l'anniversaire suivant, Frère Jean Moutier soutint que la Vierge n'avait jamais commis de péché, même véniel, bien que saint Jean Chrysostôme déclarât qu'elle avait péché par vaine gloire, le jour de ses noces. On considéra ce propos comme une attaque voilée et Frère Jean reçut la discipline, mais non en public. Peu après, un autre Dominicain, Jean Morselle, dit, dans un sermon, qu'on ne savait laquelle était plus belle, d'Êve ou de la Vierge ; on ignorait si le Christ était vraiment venu au-devant de la Vierge lorsqu'elle était montée au Paradis ; l'Assomption de Marie, corps et âme, au ciel, n'était 'pas un article de foi ; en douter n'était pas péché mortel. Tout cela parait assez innocent, de tels sujets ne comportant guère d'affirmations positives ; mais Frère Jean fut contraint à déclarer publiquement que sa première proposition était suspecte d'hérésie, la seconde fausse et la troisième hérétique.

Cette exagération de susceptibilité doctrinale peut seule expliquer les mesures de rigueur prises contre un chanoine de Saint-Augustin, Piero da Lucca, lequel, en 1504, à Mantoue, dit dans un sermon que le Christ avait été conçu non dans les entrailles, mais dans le- cœur de Marie, et formé de trois gouttes du plus pur de son sang. Immédiatement arrêté par l'Inquisition et condamné comme hérétique, le prédicateur échappa de peu au bûcher. Une controverse s'engagea alors, au grand scandale des fidèles. Baptiste de Mantoue écrivit un livre pour établir la place véritable de la Conception de Jésus. Jules II évoqua l'affaire à Rome et la confia aux cardinaux de Porto et de San Vitale, qui réunirent une assemblée de savants théologiens. En 1511, après mûre délibération, ces personnages condamnèrent la nouvelle théorie comme hérétique ; la pureté de la foi était sauve.

Ces efforts des hommes pour imposer le dogme furent secondés par des manifestations miraculeuses. En 1440, dans une ville d'Allemagne, un Dominicain, prêchant contre l'Immaculée Conception, appela sur sa propre tête la malemort en ce jour même, s'il ne professait pas la vérité ; or, à vêpres, alors que les moines étaient assemblés dans le chœur, un loup monstrueux entra, tua l'infortuné prédicateur et disparut. A Mantoue, un autre Dominicain entreprit une discussion publique contre le dogme ; mais la Vierge changea les paroles dans la bouche même du moine, et il ne put qu'affirmer les vérités qu'il voulait nier. Maitre Giovanni da Viterbo, argumentant contre le dogme, tomba gravement malade ; se rappelant comment Alexandre de Hales avait été puni de la même façon pour avoir refusé de célébrer la fête de la Conception, et comment le rebelle avait été guéri après avoir fait vœu de célébrer cette solennité, il demanda à la Vierge de lui envoyer la santé pour attester son Immaculée Conception, et il fut guéri. Tandis qu'un autre Dominicain prêchait contre le dogme, une image de la Vierge, qui surmontait le portail de l'église, tomba à terre et fut réduite en poussière. Ce miracle excita la colère de la populace, au point qu'on put à grand'peine l'empêcher de tuer le moine et de détruire le couvent.

La situation des Dominicains devenait désespérée. La Chrétienté s'unissait contre eux. Seul, le refus persistant de la papauté de se prononcer en dernier ressort leur épargnait la honte d'adopter un article de foi dont Thomas d'Aquin avait prouvé la fausseté. Thomas d'Aquin était leur rempart, et la tradition de l'Ordre le tenait pour inspiré. Il ne leur vint jamais à l'esprit de soutenir, comme l'ont fait ses commentateurs modernes, qu'il n'avait pas voulu donner à ses paroles le sens qu'elles semblent avoir. A défaut de cette ressource, céder sur la question de l'Immaculée Conception, c'était admettre la faillibilité du Docteur Angélique. L'alternative 604 était cruelle ; mais ils n'avaient pas le choix. Leur seul espoir était d'obtenir la neutralité de la papauté et de prolonger cette lutte sans issue contre la nouvelle doctrine toujours plus puissante, propagée par leurs ennemis coalisés avec tout l'enthousiasme que peut inspirer une victoire prochaine. Ils sentaient • d'autant plus vivement l'ambiguïté de leur situation, que la Vierge était revendiquée par eux comme patronne spéciale de leur Ordre ; la dévotion du Rosaire, honneur particulier de Marie, était une institution purement dominicaine. Alors qu'ils avaient toujours honoré la Vierge du culte le plus exagéré, ils se voyaient obligés de devenir, en apparence, ses détracteurs, et ils étaient partout stigmatisés du nom de maculistæ « tachistes ». Marie ne condescendrait-elle pas à tirer ses fidèles ru cruel embarras où elle les voyait plongés ?

Soudain se répandit, en 1507, le bruit que la Vierge était intervenue, Berne, à pour sauver ses serviteurs. Dans un couvent de Dominicains Observantins, elle s'était montrée plusieurs fois à un saint moine et lui avait révélé combien elle était affligée par le crime que commettaient les Franciscains, en affirmant l'Immaculée Conception. Après avoir conçu, elle était demeurée pendant trois heures en l'état de péché originel, avant sa sanctification ; la doctrine de saint Thomas était vraie et inspirée de Dieu ; Alexandre de Hales, Duns Scot et nombre d'autres Franciscains expiaient dans le Purgatoire le crime d'avoir soutenu le contraire. Jules II résoudrait la question et instituerait, en l'honneur de la vérité, une fête plus grande que celle du 8 décembre. Pour hâter ce succès, la Vierge donna au moine une croix teinte du sang de son Fils, trois des larmes que Jésus avait versées sur le sort de Jérusalem, les langes qui avaient enveloppé l'Enfant lors de la fuite en Égypte et une fiole contenant une partie du sang qui avait coulé, pendant la Passion, pour le salut des hommes ; en même temps, elle lui remit une lettre adressée à Jules II, dans laquelle elle promet tait au pape une gloire égale à celle de saint Thomas d'Aquin, en retour du service qu'elle attendait de ce pontife. Cette lettre, dûment légalisée du sceau des prieurs dominicains de Berne, Bâle et Nuremberg, fut envoyée au pape.

Les récits relatifs à l'apparition divine produisirent une émotion immense ; une foule innombrable s'assembla dans la chapelle des Dominicains, pour regarder le moine favorisé de la Vierge. Comme il accomplit, en outre, des prodiges de jeûne, de prière et de mortification, la réputation de sainteté que lui avaient value ses visions s'accrut encore. Après une extase, il apparut revêtu des stigmates du Christ ; on disposa l'église de façon à lui permettre de représenter, dans ses dévotions, les divers actes de la Passion, et une multitude de spectateurs contemplèrent cette cérémonie avec un mélange d'admiration et de terreur.

Puis une image de la Vierge se mit à pleurer ; et on expliqua que sa douleur venait du mépris avec lequel on traitait ses avertissements, car elle avait prédit les malheurs qui assailliraient la cité, si Berne ne cessait de recevoir une pension de la France, n'expulsait les Franciscains et ne renonçait à toute foi en l'Immaculée Conception.

Les gens accouraient par troupeaux de toute la région avoisinante, et la renommée des apparitions miraculeuses se propageait, quand les magistrats de Berne virent avec surprise le moine honoré de ces visites, Letser, se réfugier auprès d'eux en demandant protection contre ses supérieurs qui le torturaient et voulaient l'empoisonner. Une enquête révéla toute la fraude. Wigand Wirt, maitre des Dominicains Observantins et professeur de théologie, s'était pris de querelle, en 1501, avec un prêtre paroissial de Francfort ; les deux ecclésiastiques avaient échangé des injures du haut de leurs chaires respectives. Dans un sermon, le prêtre remercia Dieu d'avoir permis qu'il n'appartint pas à un Ordre coupable d'avoir tué l'empereur Henri VII à l'aide d'une hostie empoisonnée et de nier l'immaculée Conception. Wirt, qui était présent, lui cria qu'il était un menteur et un hérétique. Un tumulte s'ensuivit ; l'ordre soutint Wirt et fit appel à Jules II, qui nomma une commission. Le résultat fut défavorable à Wirt qui, plein de rage, quitta Francfort et publia un violent pamphlet contre ses adversaires : l'archevêque de Mayence fit brûler publiquement le livre, et tous ses suffragants en interdirent la propagation. Les Dominicains, vivement irrités, tinrent à Wimpffen un chapitre dans lequel on résolut de prouver, par un miracle, la fausseté de l'Immaculée Conception. On choisit d'abord Francfort comme terrain d'action, puis on redouta l'archevêque et on songea à Nuremberg ; mais on craignit de rencontrer un obstacle dans les nombreux savants que comptait cette ville. Finalement, on choisit Berne, cité populeuse et puissante, mais simple et illettrée. Les fonctionnaires du couvent dominicain de cette ville, le prieur Jean Vetter, le vice-prieur François Ulchi, le lecteur Étienne Bolshorst et le procureur Henri Sternecker entreprirent d'exécuter le projet et choisirent comme instrument un tailleur de Zuizach, Jean Letser, récemment admis dans l'Ordre. Pour satisfaire les goûts de l'époque, il fut prouvé au procès qu'ils avaient commencé par invoquer l'aide du Démon et avaient signé de leur sang des pactes avec lui ; mais leur ingéniosité propre suffisait à machiner la farce, bien que, dit-on, pour produire les stigmates sur la peau de Letser, ils l'eussent d'abord rendu insensible à l'aide d'une potion magique faite du sang tiré du nombril d'un Juif nouveau-né 606 et de dix-neuf poils de ses sourcils. La dupe fut soigneusement préparée par une série d'apparitions commençant par un simple fantôme et s'achevant par celle de la Vierge. D'après ses déclarations, Letser avait cru à la vérité des visions jusqu'au jour où, entrant à l'improviste dans la chambre de Bolshorst, il avait trouvé celui-ci vêtu d'un costume féminin semblable à celui de la Vierge et s'apprêtant à faire son entrée en scène, Par des menaces et des promesses, on avait obtenu de Letser qu'il continuât à seconder l'imposture pendant quelque temps encore ; mais, à la Sn, tremblant pour sa vie, il s'était sauvé et était venu conter son histoire aux magistrats.

Letser fut envoyé à l'évêque de Lausanne qui écouta son récit et autorisa les magistrats de Berne à agir. Les quatre Dominicains furent chargés de chaines et confinés dans des cellules séparées ; on envoya à Rome des messagers qui obtinrent, non sans peine, une audience du pape. Une commission pontificale se rendit sur les lieux avec des pouvoirs insuffisants ; la nomination d'une seconde commission fut longue ; enfin les commissaires arrivèrent, ayant à leur tête Achille, plus tard cardinal de San Sesto, l'un des plus savants juristes de l'époque. On employa largement la torture tant à l'égard de Letser que des accusés, et l'on obtint des confessions complètes. Ces aveux étaient si scandaleux que les commissaires voulurent les dissimuler même aux magistrats séculiers ; lorsque ceux-ci manifestèrent leur mécontentement, on décida de montrer les confessions à un comité choisi composé de huit personnages, moyennant promesse formelle du secret ; pour accorder satisfaction au peuple, on se contenterait de donner publiquement lecture de certaines charges suffisant à justifier la condamnation au bûcher. Ces griefs furent au nombre de quatre : reniement de Dieu, profanation consistant à peindre en rouge l'hostie, fausse représentation de la Vierge versant des pleurs, contrefaçon des stigmates. Les quatre coupables furent abandonnés au bras séculier et, huit jours plus tard, si le pieux souhait de Nicolas Glassberger fut exaucé, ils gagnèrent le ciel à travers les flammes ; ils furent en effet brillés dans une prairie située au-delà de l'Aar ; leurs cendres furent jetées dans la rivière afin d'éviter qu'on les vénérât comme des reliques, précaution raisonnable, car l'Ordre s'empressa de proclamer martyrs les quatre imposteurs. Notons que la sentence rendue publique laisse entièrement de côté l'Immaculée Conception. Dans l'état d'irritation mutuelle des Ordres mendiants, les représentants pontificaux jugèrent évidemment utile de laisser cette question au second plan. Paulus Langius rapporte que l'affaire causa une profonde émotion ; les maculistæ essayèrent vainement de réagir contre l'hostilité populaire en répandant toutes sortes de versions dénaturées et mensongères. Jules II, loin d'obéir aux visions de Letser, confirma, en 1514, l'Ordre religieux de l'Immaculée Conception, fondé à Tolède, en 4484, par la pieuse Béatrix de Silva[14].

Wigand Wirt ne sortit pas indemne de l'affaire, bien qu'il ne Mt pas, semble-t-il, impliqué directement dans la fraude. Les Dominicains Observantins le poursuivirent devant le Saint-Siège pour son injurieux pamphlet contre ses adversaires. Le procès fut mené successivement par deux commissions de cardinaux ; finalement, le 25 octobre 4512, Wirt renonça à se défendre et fut condamné à la plus humiliante rétractation. Publiquement, il révoqua, abolit, répudia et extirpa son livre comme scandaleux, injurieux, diffamatoire, inutile et nuisible ; il confessait avoir, dans cet écrit, offensé la doctrine théologique et blessé la charité fraternelle de nombreuses personnes, notamment des vénérables Franciscains, et fait tort à l'honneur et à la renommée de Conrad Henselin, de Thomas Wolff, de Sébastien Brandt et de Jacob de Schlestadt (Wimpheling) ; il déclarait qu'il croyait que les partisans de la doctrine de l'Immaculée Conception ne se trompaient pas. De plus, il promettait, sous peine d'emprisonnement perpétuel, de répéter publiquement sa rétraction à Heidelberg, avant quatre mois à compter du 1er novembre, après trois jours de préavis au couvent franciscain du lieu ; il demandait pardon à tous ceux qu'il avait offensés et s'engageait à subir l'emprisonnement perpétuel s'il renouvelait son crime de quelque façon, directement ou indirectement. Le général des Dominicains, qui s'associa à la sentence, ordonna à tous les prieurs et prélats de l'Ordre d'incarcérer à vie le pénitent, en quelque lieu qu'on le trouvât, au cas où il ne tiendrait pas ses promesses. Comme il était convenu, Wirt se présenta, le mercredi des Cendres, 24 février 1513, dans l'église du Saint-Esprit, à Heidelberg, à l'heure où le concours des fidèles était le plus grand, et réitéra son humiliante rétractation. L'épreuve était si douloureuse qu'il ne put s'empêcher de s'écrier que c'était pour lui un pénible châtiment. Les Franciscains firent officiellement rédiger par un notaire présent la minute de toute la cérémonie ; ce document fut ensuite imprimé et répandu partout, afin de publier universellement la dégradation de l'infortuné controversiste.

Le sort des martyrs de Berne n'empêcha pas les Dominicains de continuer à soutenir vaillamment la lutte contre leurs adversaires de jour en jour plus puissants. J'ai sous les yeux un opuscule évidemment publié vers cette époque par un Dominicain, comme manuel à l'usage des controversistes, où se trouvent recueillies les opinions de deux cent seize docteurs de l'Église, attestant que la Vierge a été conçue dans le péché originel. C'est une formidable liste où figurent les plus grands noms de l'Église, notamment plusieurs papes. Le compilateur a pris manifestement plaisir à grouper ensemble les autorités les plus vénérées de l'Ordre franciscain, saint Antoine de Padoue, Alexandre de Hales, saint Bonaventure, Richard Middleton, Duns Scot, Guillaume d'Ockham, Nicolas de Lyre, Jacopone da Todi, Alvar Pelayo, Bartolomeo di Pisa, d'autres encore. En 1515, le cardinal Caietano adressa à Léon X un traité sur ce sujet, dans lequel il citait saint Augustin, Chrysostôme, Rémi, Bède, Anselme, Thomas d'Aquin, Bernardin de Sienne et divers autres, pour prouver à ses yeux que la Conception de la Vierge dans le péché originel était l'opinion raisonnable et probable. En dépit de ces autorités prépondérantes, les Dominicains eurent à soutenir une lutte difficile au concile de Trente ; mais ils conservaient assez de force pour obtenir, après une vive discussion, que la question restât ouverte et que le concile s'en tint à confirmer la prudente bulle de Sixte IV. Pourtant, la controverse se poursuivait, aussi ardente, provoquant des tumultes et des scandales que l'Église déplorait et ne pouvait apaiser. En 1570, Paul IV tenta de supprimer le mal en supprimant la discussion publique. Il lança à nouveau la bulle de Sixte IV, en spécifiant que le concile de Trente permettait à chacun de conserver son opinion personnelle, et il autorisa les savants à agiter la question dans les Universités et les chapitres en attendant la décision du Saint-Siège. Mais toute discussion publique, toute assertion de l'une ou l'autre opinion dans les sermons et mandements était interdite, sous peine de destitution et d'incapacité perpétuelle ipso facto. Cette tentative pour maintenir la paix de l'Église fut aussi infructueuse que les efforts antérieurs. En 1616, Paul V déplora qu'en dépit des dispositions salutaires prises par lui à ce sujet, les querelles et les scandales persistassent, menaçant de devenir de plus en plus dangereux. En conséquence, il ajoutait aux pénalités existantes l'interdiction perpétuelle de professer ou de prêcher et ordonnait aux évêques et inquisiteurs de punir sévèrement, en tous lieux, les contraventions à ces ordres. Pourtant, la chance tournait de plus en plus contre les Dominicains. Un an plus tard, en août 1617, dans une congrégation générale de l'Inquisition romaine, Paul publia une autre décrétale, dans laquelle il étendait les pénalités à quiconque affirmerait publiquement que la Vierge avait été conçue dans le péché originel. Il ne réprouva pas cette opinion, ne prit pas de décision positive et ordonna à ceux qui affirmaient publiquement l'Immaculée Conception de se contenter de soutenir leur thèse sans attaquer leurs contradicteurs ; comme auparavant, les évêques et inquisiteurs furent chargés de punir toutes les infractions. Philippe III prenait alors une part si active au débat qu'il en fit une affaire d'État et de diplomatie ; il pressa très vivement le Saint-Siège de se prononcer définitivement et entama des négociations, en vue d'une action combinée, avec la Cour de France, laquelle répondit simplement, nous dit-on, par de pieuses paroles. En 1622, Grégoire XV alla plus loin dans la répression de ces dissentiments perpétuels, en étendant les pénalités à tous ceux qui soutiendraient dans des réunions privées la conception de la Vierge dans le péché ; mais enracine temps il interdit l'usage du mot immaculée dans l'office de la fête de la Conception. Les Dominicains ne purent supporter de se voir ainsi bâillonner : deux mois plus tard, ils obtinrent une atténuation de la prohibition et furent autorisés à soutenir et à défendre leur opinion entre eux, dans l'intimité. Ces bulles procurèrent une besogne considérable à l'Inquisition, car on ne pouvait contenir l'ardeur des discussions. Un manuel de l'époque déclare que le débat se poursuivait en dépit de l'interdiction et que les coupables, quelle que fait leur opinion, étaient envoyés à Rome et jugés par le tribunal suprême, où l'on prenait soin, autant que possible, de ne pas avoir pour témoins des Dominicains lorsque le prévenu était un Franciscain, et vice versa. Néanmoins, le Dominicain Thomas Gage, qui voyagea dans les colonies espagnoles vers 1630, dit qu'il tint, sur ce sujet, dans le Guatemala, des conférences publiques, où il défendit la doctrine thomiste contre les opinions des Franciscains, des Scotistes et des Jésuites. Il n'aurait pas risqué un acte aussi audacieux en Espagne, car, en 1636, un homme qui avait déclaré, à Madrid, devant le portail de San Felipe, que la Vierge avait été conçue dans le péché originel., fut blessé par plusieurs soldats qui se trouvaient près de lui. Arrêté par l'Inquisition, il fut mis au secret, une fois guéri de ses blessures, en attendant le procès. Pourtant, les Dominicains tenaient encore bon ; un quart de siècle environ plus tard, les évêques espagnols se plaignirent personnellement à Alexandre VII qu'on trouvât encore des gens qui niaient publiquement le dogme ; aussi, en 1661, Alexandre lança une nouvelle bulle, confirmant celles de Paul V et de Grégoire XV et comportant des pénalités additionnelles. Il mit également à l'Index tous les livres dans lesquels le dogme était attaqué ; mais, comme ses prédécesseurs, il interdit les écrits dans lesquels on taxait d'hérésie les adversaires de la doctrine.

Vers ce temps-là, ce devint une hérésie de se déclarer prêt à affronter la mort pour la défense de la doctrine de l'Imma 640 culée Conception. En 1544, Alonso de Castro, bien que Franciscain, se sert de cet exemple pour prouver qu'il y a hérésie à apporter son adhésion à un point qui n'est pas admis comme article de foi. Mais la controverse était si ardente en tous lieux que nombre de gens, dans l'emportement de la polémique, manifestaient leur zèle en offrant leur existence pour témoigner de leur conviction. C'est ainsi que, le 6 mai 1618, les autorités et les dignitaires de Salamanque s'assemblèrent et, après une procession solennelle, firent vœu, au nom de la population entière, de défendre la doctrine jusqu'à la dernière goutte de leur sang. Cette déclaration fut enregistrée par un acte notarié. Une autre exagération consistait à croire que celui qui périrait pour la défense de l'Immaculée Conception serait un martyr ; mais en 4619, l'Inquisition de Portugal, avec l'assentiment de Paul V, déclara cette opinion hérétique et, quand le belliqueux père jésuite Théophile Raynaud, dans son De Martyrio per pestem, soutint que la gloire du martyre peut s'acquérir par une telle action, la Congrégation de l'Index, qui subissait toujours l'influence des Dominicains, lui ordonna de supprimer ce passage. Comme l'Inquisition était en grande partie entre les mains des Dominicains, elle dut tirer largement partie de cette nouvelle hérésie pour persécuter les trop zélés défenseurs de la doctrine. Ce fut pour cette raison sans doute qu'on adopta en de pareilles affaires la coutume d'envoyer la dénonciation à l'Inquisition suprême de Rome et d'attendre la décision de ce tribunal ; ainsi, on enchainait l'initiative des inquisiteurs locaux. D'après les remarques de Carena, il est évident que ces affaires étaient assez fréquentes et causaient beaucoup de troubles et d'ennuis[15].

Les Jésuites apportèrent au dogme de l'Immaculée Conception l'appoint considérable de leur influence et, avec le temps, on les vit parfois, dans certaines localités du moins, prononcer le vœu — jugé hérétique — de défendre la doctrine au prix de leur vie et de leur sang. En 1715, Muratori, prudemment abrité sous le pseudonyme de Lamindus Pritanius, publia un livre contre cette pratique. Il s'attira, en FM, une réplique de la part du Jésuite Francesco Burgi, auquel il répondit sous le nom d'Antonius Lampridius. Une ardente controverse s'engagea, qui dura plus d'un quart de siècle. En 1750, Bernardes de Moraes publia à Lisbonne une œuvre compacte en deux volumes in-folio pour défendre ses vues, et, en 1765, le second livre de Muratori fut mis à l'Index espagnol. Benoit XIV, dans son important ouvrage De Beatiflcatione, dit que l'Église penche vers la doctrine de l'immaculée Conception, mais qu'elle n'en a pas encore fait un article de foi ; il laisse même sans solution le point de savoir si celui qui meurt pour la défense de cette doctrine doit être tenu pour un martyr. D'ailleurs, dans l'Index de 1738, il interdisait tous les livres, écrits depuis 1617, qui affirmaient la conception de la Vierge dans le péché originel, ou qui, par contre, taxaient d'hérésie, d'impiété ou de péché mortel les défenseurs de cette opinion. Ainsi la papauté tenait toujours la balance égale ; mais le Saint-Siège laissa voir ses préférences lorsque, le 21 novembre 1793, Pie VI offrit cent jours d'indulgence à ceux qui réciteraient cette pieuse éjaculation : « Bénie soit la Sainte et Immaculée Conception de la Vierge Marie à jamais bénie ! » Ainsi l'on s'explique facilement que l'évêque Pierre A. Baines, vicaire apostolique en Angleterre, ayant, en 1840, tenu des propos inconsidérés à ce sujet dans une lettre pastorale, fut vivement réprimandé et forcé de promettre, par écrit, de faire publiquement adhésion, dès que l'occasion se présenterait, à toute définition formulée sur ce point par le Saint-Siège. La décision vint bientôt. En 1849, Pie IX consulta tous les évêques sur l'opportunité d'une proclamation définissant, comme dogme de l'Église, l'Immaculée Conception. Les prélats d'Italie, d'Espagne et de Portugal, au nombre de quatre cent quatre-vingt-dix environ, furent presque unanimement M'ombres au projet ; nombre d'autres, dans divers pays, hésitèrent et déconseillèrent cette mesure. L'avis de ces derniers fut négligé ; le 8 décembre 1854, Pie IX publia une définition solennelle déclarant l'Immaculée Conception article de foi. Ainsi, après une vaillante lutte, soutenue pendant cinq siècles avec une infatigable ténacité, les Dominicains furent finalement vaincus. Ils s'empressèrent de déclarer, par la bouche de leur procureur-général le P. Gaude, qu'ils acceptaient cette décision avec joie, sans contrainte, et qu'il ne fallait pas voir en eux des captifs enchaînés, suivant le char du triomphateur ; après quoi il leur resta, comme seule consolation, de prouver, par d'ingénieuses gloses, que Thomas d'Aquin n'avait jamais contesté cette doctrine[16].

L'évolution de ce dogme est intéressante à retracer, bien que le résultat ne puisse être regardé comme définitif. En effet, l'insatiable désir d'expliquer les moindres secrets du monde invisible fait .de toute décision le point de départ d'une controverse nouvelle. Il s'agit désormais d'établir dans quelles conditions se produisit l'Immaculée Conception et ce point a déjà été abordé. En 4876, une condamnation frappa Joseph de Félicité (Vercruysse ?), qui, entre autres erreurs, déclarait que Marie avait été conçue par l'opération du Saint Esprit, sans l'intervention de saint Joachim[17]. Pourtant, qui sait si, dans quelques siècles, ce :dogme n'acquerra pas droit de cité et si la Vierge ne sera pas ainsi mise au niveau de son Fils ?

 

Il nous reste à considérer une des fonctions de l'Inquisition, la censure littéraire, qu'elle n'exerça avec une pleine autorité qu'à une époque assez récente. Nous avons vu Bernard Gui brûler par pleines charrettes des exemplaires du Talmud, et il semble que la pratique spéciale des inquisiteurs dût les désigner comme les plus précieux auxiliaires pour la défense de la foi contre les dangereux excès de la plume. Pourtant, cette censure demeura longtemps sans organisation définie. Les Universités étaient à peu près les seuls centres de vie intellectuelle et elles exerçaient d'ordinaire un contrôle attentif sur les erreurs de leurs membres. Quand il s'agissait :de condamner quelque œuvre d'importance, on invoquait souvent l'autorité du Saint-Siège ; ce fut le cas pour le Periphyseos d'Erigène, pour l'Introduction à l'Évangile Éternel, pour le pamphlet de Guillaume de Saint-Amour contre les Mendiants et pour le Defensor Pacis de Marsiglio de Padoue. D'autre part, nous avons vu comment, en 1316, le vicaire épiscopal de Tarragone n'hésita pas à assembler des moines pour condamner nombre d'écrits d'Arnaud de Villeneuve ; vers la même époque, les inquisiteurs de Bologne prirent une mesure similaire contre le commentaire de Cecco d'Ascoli sur la Sphœra de Sacrobosco. Pourtant, on ne songea pas, semble-t-il, à se servir de l'Inquisition à cette fin, jusqu'au jour où Charles IV tenta d'établir le Saint-Office en Allemagne. Les Frères du Libre Esprit propageaient abondamment leur hérésie à l'aide de livres pieux rendus accessibles à la masse du peuple ; pour enrayer le mal et empêcher que la société laïque fit indûment usage de traductions de l'Écriture en langue vulgaire, l'empereur, en 1369, donna mandat aux inquisiteurs de saisir et de brûler ces livres et d'appliquer les censures inquisitoriales ordinaires pour briser toute résistance. Les sujets de l'Empire, civils et ecclésiastiques, du plus grand au plus humble, reçurent l'ordre de prêter leur concours à l'inquisiteur, sous peine d'encourir le mécontentement de l'empereur. En 1376, Grégoire XI vint à la rescousse en lançant une bulle dans laquelle il déplorait la vulgarisation de livres hérétiques en Allemagne et ordonnait aux inquisiteurs d'examiner tous les écrits suspects et de condamner ceux où ils relèveraient des erreurs ; après cette condamnation, le fait de copier ces livres, de les posséder, de les acheter ou de les vendre, devenait un délit relevant de l'Inquisition. On n'est pas informé du résultat de cette réglementation, dont le seul intérêt réside en ceci, qu'elle -fut la première censure littéraire systématiquement organisée. Vers la même époque, Eymerich était occupé à condamner les œuvres de Raymond Lulle de Raymond de Tarraga et de divers autres ; mais il semble avoir toujours soumis l'affaire au Saint-Siège et n'avoir agi que sur mandat spécial du pape. Nous avons vu que, lorsque l'archevêque Zbinco eût brûlé à Prague les écrits de Wickleff, une commission pontificale estima l'acte injustifié, et que la condamnation finale de ces œuvres fut prononcée par le concile de Borne en 1413.

Avec la renaissance graduelle des lettres, le livre prit une importance de plus en plus grande comme véhicule de la pensée ; cette importance s'accrut rapidement après l'invention de l'imprimerie. L'Inquisition adopta comme règle de tenir pour « véhémentement » suspect d'hérésie quiconque, ayant entre les mains un livre hérétique, ne brûlait pas ce livre aussitôt ou ne le livrait pas avant huit jours à son évêque ou à l'inquisiteur. La traduction en langue vulgaire d'une partie quelconque de l'Écriture était également interdite. Cependant, ce fut, semble-t-il, en 1501 seulement qu'on eut l'idée d'organiser véritablement une censure de la presse ; encore l'Allemagne était-elle le seul pays où la publication de livres dangereux et hérétiques parût nécessiter de semblables mesures. Tous les imprimeurs reçurent l'ordre, sous peine d'excommunication et d'amendes, à percevoir par la Chambre apostolique, de soumettre dorénavant à l'archevêque de la province ou à son Ordinaire tous les livres sous presse et d'éditer seulement ceux auxquels les prélats auraient, après examen, accordé une licence ; on faisait, appel à la conscience de ces censeurs en leur ordonnant de n'exiger aucune rémunération pour leur visa. De plus, tous les livres actuellement en librairie devaient être soumis à l'inspection et, s'il s'en trouvait qui continssent des erreurs, tous les exemplaires qu'on en pourrait découvrir seraient livrés aux censeurs et brûlés par leurs soins.

L'Inquisition était tombée, en Allemagne, dans un discrédit tel qu'on ne parait pas avoir songé à faire appel à ses services lorsqu'on prit cette importante mesure pour restreindre la liberté de la presse. On comptait exclusivement sur l'organisation épiscopale. Cependant les archevêques étaient, comme toujours, beaucoup trop attachés aux intérêts temporels de leurs provinces pour se soucier de semblables détails et l'effort resta apparemment sans résultat appréciable. Le mal continua à croître et, en 1515, au concile de Latran, Léon X s'efforça d'y remédier par une réglementation générale plus sévère encore. La bulle qu'il élabora à cet effet fut approuvée par tous les Pères ; seul Alexis, évêque d'Amalfi, déclara qu'il y adhérait en ce qui touchait les livres nouveaux, mais non en ce qui touchait les œuvres anciennes. Après une allusion aux bienfaits de l'art de l'imprimerie, la bulle rappelait les nombreuses plaintes adressées au Saint-Siège, contre des imprimeurs qui, en beaucoup de lieux, publiaient et vendaient des livres traduits du grec, de l'hébreu, de l'arabe et du chaldéen, tant en latin qu'en langues profanes, livres contenant des erreurs de foi et des dogmes pernicieux ; ces imprimeurs éditaient aussi des libelles diffamatoires contre des personnes de haut rang, publications qui causaient de nombreux scandales et menaçaient d'en provoquer d'autres. Donc, à l'avenir, nul n'aura le droit d'imprimer un livre sans qu'il ait été procédé à un examen préalable, certifié par une note manuscrite émanant, à Rome, du vicaire pontifical et du maître du Sacré Palais, et, dans les autres villes, de l'Inquisition, de l'évêque et d'un expert nommé par l'évêque. Toute méconnaissance de ces formalités entrainait l'excommunication, la perte de l'édition qui serait brûlée, une amende de cent ducats à la fabrique de saint Pierre et la fermeture de la librairie pendant un an. La rébellion soutenue serait frappée de pénalités aptes à servir d'avertissement à tous[18]. Ces mesures arrivaient trop tard. Le mécanisme de persécution, encore capable de torturer des sorcières, était, par ailleurs, trop complètement désorganisé pour tenir tête au flot montant de l'intelligence humaine ; toutes ces fragiles barrières furent promptement renversées. Nous avons vu comment échoua, après une longue lutte, l'effort tenté pour imposer silence à Reuchlin. La presse à imprimer multiplia à l'infini les satires d'Érasme et d'Ulric Hutten, et quand Luther parut, elle répandit universellement parmi le peuple les vigoureuses attaques du réformateur contre l'ordre établi. Il fallut du temps pour que les nécessités de la Contre-Réforme fissent perfectionner un système destiné à préserver les fidèles, dans les pays soumis à Rome, contre les insidieux poisons que répand la presse à imprimer.

 

 

 



[1] Un de ces écrits apocryphes, Traité des Trois Imposteurs, publié à Yverdon en 1788, s'inspirait des données du panthéisme, non sans quelque déploiement d'érudition. Bien que l'auteur cite Descartes, il essaie assez maladroitement de représenter son œuvre comme la traduction d'un traité envoyé par Frédéric II à Othon de Bavière.

[2] On trouvera dans Creighton (History of the Popes, II, 333 sqq.) un tableau lumineux de l'influence exercée par l'humanisme sur la politique de l'Eglise. Ce fut un des sujets de plainte de Savonarole que l'érudition et les belles-lettres eussent supplanté la religion dans l'esprit des gens à qui étaient confiées les destinées de l'Église, si bien qu'ils étaient devenus des infidèles. « Vas à Rome, parcours la Chrétienté entière ; dans les demeures des grands prélats et des grands chefs, on ne se soucie plus que de poésie et d'art oratoire... Ils ont introduit parmi nous les réjouissantes du Diable ; ils ne croient pas en Dieu et se moquent des mystères de notre religion ». (Villari, Storia di Savonarola, Ed. 1887, I, 197, 199.)

[3] L'effet convaincant produit immédiatement par Valla, dans sa critique de la Donation de Constantin, est attesté par le plaidoyer d'Æneas Sylvius en faveur du pouvoir temporel. En effet, Æneas Sylvius abandonne entièrement Constantin et fonde les droits territoriaux du Saint-Siège sur les donations de Charlemagne ; l'autorité du pape sur les rois émane, dit-il, du pouvoir des clefs et de la suprématie accordée à Pierre (Æn. Sylvii Opera ined. p. 571-81). Pourtant l'Eglise rallia bientôt ses forces et reprit ses anciennes revendications. Arnaldo Albertina, inquisiteur de Valence, faisant allusion à la Donation de Constantin, dit, en 1553, que Lorenzo a essayé d'en contester l'authenticité, mais que tous les autres hommes sont d'accord pour la défendre, de sorte que la nier c'est côtoyer de fort près l'hérésie (Am. Albertini Repetitio nova. Valencia, 1534, col. 32-3). Chose assez curieuse, il ajoute que cette vérité est affirmée dans la bulle Unam Sanctam, ce qui n'est pas exact. (I. Extrav. Commun. Lib. I, tit. VIII). D'ailleurs Boniface VIII, dans ses revendications, se réclamait du Christ, et une allusion à Constantin n'aurait pu qu'affaiblir l'autorité de ses arguments. — Les critiques amères et captieuses de Valla firent naître, après sa mort, diverses épigrammes (Bayle, s. v. Valle.)

[4] Creighton (Hist. of the Popes, III, 276 sqq.) a publié, d'après un manuscrit de Cambridge, une curieuse correspondance entre Pomponio, emprisonné au château Saint-Ange, et son geôlier, Rodrigo de Amato, plus tard évêque de Zamora. On y voit la fragilité de la philosophie de ces platoniciens, en face de privations et de souffrances réelles.

[5] Pourtant on voit Marsile attribuer une fièvre et une diarrhée à l'influence de Saturne dans la mansion du Cancer, car Saturne avait fait partie de son ascendance depuis sa naissance ; il attribua sa guérison à un vœu fait à la Vierge. (Epist. Op. I, 644, 743.)

[6] L'artifice grâce auquel les philosophes échappaient à la responsabilité de leurs spéculations apparait dans la conclusion du traité d'Agostino Niro, De Cœlo et Mundo, écrit en 1514.

[7] Eymeric. Direct. p. 453-61. Pegna déclare (p. 262) que dans les manuscrits d'Eymerich la liste des erreurs est plus courte que dans le texte imprimé ; cette assertion est confirmée par le P. Denifle (Archiv für Litt.-u. K. 1885, p. 143). Apparemment les Dominicains du XVe siècle, en imprimant le Direstorium, ajoutèrent des erreurs pour fortifier leur controverse contre Lulle.

[8] Le P. Villanueva (Viage Literario, XIV, 23) affirme que la bulle est authentique, attendu qu'il l’a vue, de ses yeux, dument insérée dans les registres de Girone, comme reçue le 29 juillet 1388. Comme la bulle est datée du 25 janvier 1376, le fait ne prouve rien, si ce n'est qu’Eymerich, à son retour d'exil, envoya, douze ans après la date de la prétendue publication, des exemplaires aux divers évêques de son district. Villanueva mentionne, d'ailleurs, que l'évêque de Girone refusa prudemment de la publier en raison du long retard intervenu. — Le P. Denifle, Dominicain, a récemment étudié à nouveau la question sans l'éclaircir : il note seulement que l'absence de mention de la bulle sur les registres pontificaux n'implique pas absolument la fausseté de ce document. (Archiv. Für Litt. u. Kirchengeschichte, IV, 352.)

[9] En 1533, Amalio Albertino, inquisiteur de Valence, se plaignit amèrement de l'injustice avec laquelle on classait parmi les hérétiques un homme tel que Lulle, inspiré de Dieu et digne plutôt d'être vénéré comme un saint. (Albertini Repetitio nova, Valentia, 1534, col. 4, 6.) — La publication d'une édition complète et critique des œuvres de Lulle a été commencée récemment, à Padoue, par D. Jéron. Rosello, sous le patronage de l'archiduc Louis Salvator d'Autriche.

[10] Une remarque, faite par Æneas Sylvius en 1453, montre que, malgré ces définitions péremptoires, certaines gens croyaient encore que la gloire des saints était différée jusqu'au jour du Jugement (Opera ined. — Atti della decad. dei Lincei, 1883, p. 567).

[11] Jérémie, I, 5.

[12] Il n'est peut-être pas inutile, en raison de la part que prit l'Espagne à la constitution du dogme, de remarquer que les lois des Wisigoths contiennent une liste de jours fériée, publiée, en 650, par le roi Erwig, où figure la fête de la Vierge (Leges Wisigoth. Lib. XII, Tit. III, l. 6). C'est là, d'ailleurs, une manifeste falsification du texte, car le passage correspondant du Fuero Juzgo porte l'indication de l'Assomption de la Vierge et de l'Annonciation. — Fait extrêmement significatif : dans les premiers calendriers romains des IVe et Ve siècles, on ne trouve aucune fête de la Vierge (Muratori, Opera. T. III. P. I. d. 63-8).

[13] La conception médiévale de la Vierge, médiatrice entre Dieu et l'homme et source de tout bien, est ainsi exprimée par Fezio degli Uberti :

Tu sola mitigasti la discordia

Che fu tra Dio e l’uomo ; e tu cagione

Sei d'ogni bene che quaggià si esordia.

[14] J'ai suivi ici une relation contemporaine de cette curieuse affaire, De quatuor Heresiarchs in civitate Bernensis nuper combustis, A. D. 1509, in-4°, sine nota (Strasbourg, 1509), ouvrage attribué à Thomas Murner. Cette relation est assez conforme aux récits plus abrégés de Trithemius (Chron. Hirsaug. ann. 1509), de Sébastien Brandt (Pauli Langia Chron. Citicens. ann. 1309) et de la Chron. de Glassberger, ann. 1501, 1506, 1507, 1509. — Garibay, Compendio Historial de Españo, Lib. XX, cap. 13. — La communauté bernoise était pieusement attachée à la Vierge. En 1489, un certain Nicolas Rotelfinger eut l'imprudence de déclarer que Marie secourait les méchants aussi bien que les bons. Il fut, pour sa peine, obligé de subir, un jour entier, le supplice du collier de fer, et de jurer qu'il irait personnellement trouver le pape et rapporterait une absolution écrite. (Valerius Anshelm, Berner Chronik, Bern, 1884, I, 355.)

[15] En Espagne, l'ardente dévotion du peuple à la Vierge rendait l'Inquisition très sévère dans son respect pour Marie. En 1642, un inquisiteur, Diego de Narbona, dans ses Annales Tractatus Juris, cita un passage de Clément d'Alexandrie (Stromat, Lib. VII), où il était dit que certaines personnes croyaient que la Vierge, après la Nativité, avait subi l'examen d'une sage-femme pour prouver sa virginité. Bien que Narbona condamnât cette assertion comme très indécente et offensante pour la Vierge, le livre fut dénoncé à l'Inquisiteur de Grenade, qui renvoya l'affaire devant l'inquisiteur général. Vainement, Narbona tenta de se défendre. On lui montra que dans l'Index Expurnatorius de 1640, il était ordonné que le passage de Clément fût borrado (raturé), ainsi que les passages d'autres auteurs y faisant allusion, afin que l'on perdît jusqu'au souvenir d'une histoire si scandaleuse. Narbona allégua à sa décharge un passage du Père Basilio Ponce de Léon ; mais l'Inquisition lui montra que ce passage avait été borrado de même, et, comme toute personne possédant un exemplaire du livre où se trouvait le passage condamné était tenue d'effacer les lignes et de rendre le passage illisible, Narbona était coupable de n'avoir pas obéi à cet ordre. (Mss. Bibl. Bodleian. Arch. S, 130.)

[16] Dès 1695, le cardinal Sfrondati publia un volume in-folio intitulé Innocentia Vindicata, pour prouver que Thomas d'Aquin avait défendu l'Immaculée Conception. Il faisait largement intervenir à l'appui de sa thèse des œuvres apocryphes attribuées au Docteur Angélique.

[17] Remarquons que c'est là le renouvellement d'une erreur entretenue par une secte cathare qui croyait que la Vierge était née d’une femme sans intervention masculine. (Moneta, adv. Catharos, Lib. III, cap. 2.)

[18] Ces règles ne furent probablement appliquées que dans les localités où l'Inquisition était encore en activité. L'édition du traite De Cœlo et Mundo, de Nifo, publiée à Naples en 1517, porte un imprimatur signé par Antonio Calatano, prieur du couvent dominicain, rappelant le décret conciliaire et déclarant qu'nu l'absence de l'inquisiteur, il a été chargé, par le vicaire de Naples, d'examiner l'œuvre, dans laquelle il n'a rien trouvé de blâmable. — Dans les éditions vénitiennes de Joachim de Flore, publiées en 1515 et 1517, on relève non seulement la permission de l'inquisiteur et du patriarche de Venise, mais encore celle du Conseil des Dix, preuve que la presse était rigoureusement enchainée. — Cependant, à la même époque, l’édition lyonnaise du De Planctu Ecclesiæ d'Alvar Petayo (1517) ne porte pas d'imprimatur : évidemment, il n'y avait pas de censeurs à Lyon ; il en est de même de tous les livres allemands de cette période qu'il m'a été donné d'examiner.