HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME TROISIÈME — DOMAINES PARTICULIERS DE L'ACTIVITÉ INQUISITORIALE

 

CHAPITRE VII. — LES SORCIÈRES.

 

 

Tandis que les dangereux mystères des sciences occultes amusaient les princes et les chevaliers et influaient, comme nous l'avons vu, sur la destinée des États, la magie s'était, pendant un demi-siècle, développée peu à peu d'une façon différente parmi la population méprisée des campagnes. Cette forme particulière d'art réprouvé causa, avant d'épuiser son cours, des maux plus grands que toute autre superstition et marqua d'une tache indélébile la civilisation et l'intelligence de l'Europe. On ne saurait tracer une ligne de démarcation bien précise entre la magie scientifique et la sorcellerie vulgaire, car toutes deux étaient le produit de croyances identiques et se rejoignaient par d'imperceptibles gradations. Cependant, il existe entre elles une différence historique : la sorcellerie que nous allons étudier ici est une manifestation dont on ne trouve guère de symptômes avant le XVe siècle. D'autre part, ses adeptes n'étaient ni de savants ecclésiastiques, ni d'ingénieux fripons, mais des paysans ignorants, en majorité des femmes ; tantôt ces gens prétendaient posséder le don de secourir ou de perdre leurs semblables, tantôt leurs voisins leur attribuaient ce pouvoir, qui les faisait redouter et haïr.

On entend peu parler d'eux pendant la période ténébreuse du Moyen-Age ; mais à l'aurore de la civilisation moderne, ils paraissent comme un phénomène dont la cause est assez difficile à discerner. Peut-être faut-il voir dans ce développement de la magie le fruit des efforts tentés par les théologiens pour prouver le caractère hérétique de toutes les pratiques superstitieuses impliquant, d'après la définition de l'Université de Paris, un pacte tacite avec Satan. Par-là, les innocentes méthodes des « bonnes femmes », qui triaient des simples ou marmottaient des charmes, en arrivèrent â être tenues pour des artifices du culte des démons. Une fois que cette idée se fut profondément enracinée dans l'esprit des juges et des inquisiteurs, il était inévitable que, la torture aidant, ils obtinssent de leurs victimes des confessions répondant â leur attente. Tout nouveau procès ajoutait quelques embellissements aux données acquises, de sorte qu'a la tin on se trouva en présence d'une stupéfiante accumulation de faits que les démonologistes s'efforcèrent de classer scientifiquement pour faciliter la tâche des tribunaux.

Ce qui rend encore plus vraisemblable cette hypothèse relative à l'origine de la sorcellerie moderne, c'est que le trait distinctif de cette pratique était l'adoration de Satan au Sabbat, c'est-à-dire à l'assemblée, — généralement nocturne, — où hommes et femmes se rendaient à travers les airs, soit sans aide, soit à califourchon sur un bâton ou sur une chaise, ou bien encore montés sur un démon ayant pris la forme d'une chèvre, d'un chien ou de quelque autre animal. Dans ces réunions on célébrait des rites infernaux et l'on s'abandonnait à une débauche confuse. Exception faite de l'adoration du démon, qui parait ici pour la première fois, la croyance à ce genre de réunions se retrouve dans les superstitions de tous les peuples. Chez les Hindous, les sorcières, à l'aide de charmes mystiques, s'envolent nuitamment, toutes nues, vers les lieux de réunion où elles dansent, ou bien s'assemblent dans un cimetière, s'y gorgent de chair humaine ou ressuscitent les morts pour assouvir leurs passions. Chez les Hébreux, la sorcière partait pour le Sabbat les cheveux flottants, comme si elle était incapable d'exercer son pouvoir quand sa chevelure était nouée. Nous avons vu le Trolla-Thing des Scandinaves, où les sorcières se réunissaient pour accomplir leurs rites sacrilèges. Au Moyen-Age, on trouve pour la première fois une allusion à cette pratique, traitée d'illusion diabolique, dans un fragment qui n'est pas postérieur au IXe siècle : « Certaines femmes perverses, retournant, à Satan, séduites par les prestiges et les fantasmagories des dénions, croient et professent qu'elles chevauchent la nuit avec Diane, sur le dos de certaines bêtes, en compagnie d'une innombrable multitude de femmes parcourant d'immenses espaces, obéissant aux ordres de Diane comme à ceux d'une maîtresse qui les convoque, en de certaines nuits. Encore si elles étaient seules à périr dans leur impiété ! mais elles attirent à elles nombre de gens. Des foules innombrables, trompées par cette fausse croyance, ajoutent foi à tous ces mensonges et retombent ainsi dans les erreurs païennes. Aussi les prêtres devraient-ils prêcher partout qu'ils connaissent la fausseté de ces erreurs, que ces prestiges sont envoyés par l'Esprit du Mal, qui séduit les hommes en rêve. Qui de nous n'est égaré par des songes et ne voit en dormant bien des choses qu'il n'a jamais vues pendant la veille ? Qui peut être assez fou pour s'imaginer que le corps éprouve l'effet de ce qui se passe dans l'esprit seulement ? Il faut dire bien haut que quiconque croit à de telles choses a perdu la foi, et que quiconque ne conserve pas la vrai foi, n'appartient plus à Dieu, mais au Diable. » On ne sait trop comment cette déclaration fut attribuée à un concile d'Anquira dont on n'a jamais pu exactement établir l'existence ; mais la thèse fut adoptée par les canonistes et incorporée dans les collections successives de Regino, Burchard, Ivon et Gratien. Parmi les docteurs, cette déclaration fut désignée sous le nom de Cap. Episcopi. Le choix de Diane comme génie présidant aux assemblées fantastiques relie cette superstition à l'antiquité romaine ; Diane, identifiée à la lune, était naturellement noctambule, en même temps qu'elle incarnait une des formes de la triple Hécate, patronne favorite des magiciens. Cependant, sous la domination des Barbares, ses fonctions se modifièrent. Au VIe siècle, il est question du « démon que les paysans appellent Diane », qui tourmenta une jeune fille et la marqua de coups de fouet, jusqu'au jour où saint Césaire d’Arles l'exorcisa. Diane était le dœmonium meridianum et Jean XXII emploie son nom comme synonyme de succube. On ne peut s'expliquer comment, au XIe siècle, l'évêque Burchard, en copiant ce texte, fut amené à ajouter à Diane Hérodiade, dont le nom demeura dans les éditions ultérieures ; mais, dans un autre passage, Burchard substitue à Diane Holda, la déesse teutonique qui tantôt protège les mères de famille, tantôt s'associe à l'armée des Furies de Wuotan. Dans un traité attribué à saint Augustin, mais dont la paternité revient probablement à Hugues de Saint-Victor, abbé du "Lite siècle, la compagne de Diane est Minerve, et, dans certains canons conciliaires de date plus récente, on en trouve une autre appelée Benzozia ou Bizazia ; niais Jean de Salisbury, qui mentionne cette croyance comme un exemple des illusions du rêve, parle seulement d'Hérodiade qui préside aux cérémonies célébrées dans ces assemblées de minuit. On retrouve aussi Holda, dans son rôle bienfaisant, comme présidant aux réjouissances, sous le nom de Domina Abundia ou Dame Habonde. Elle était la reine des domina nocturnœ qui visitaient nuitamment les maisons et passaient pour dispenser en abondance les biens temporels. En l'année 1211, Gervais de Tilbury atteste la force croissante de cette superstition lorsqu'il parle des lamiœ ou mascœ qui volent la nuit, et entrent dans les Maisons pour y accomplir plutôt des tours malicieux que des méfaits ; mais il évite prudemment de se prononcer sur le point de savoir si c'est là une illusion ou un fait réel. Lui aussi connaissait personnellement des femmes qui s'envolaient nuitamment avec ces lamies ; quiconque d'entre elles, par imprudence, prononçait le nom du Christ, était précipitée sur le sol. Un demi-siècle plus tard, Jean de Meung raconte que ceux qui chevauchent en compagnie de Dame Habonde prétendent constituer le tiers de la population, et quand l'Inquisition entreprit la suppression de la magie, elle inséra, comme nous l'avons vu au chapitre précédent, dans ses formules d'interrogatoires, une question relative aux chevauchées nocturnes des « bonnes femmes »[1].

Ainsi l'Église, dans ses efforts pour détruire ces restes de paganisme, préféra considérer ces réunions nocturnes comme pure fiction et dénonça comme hérétiques ceux qui les croyaient réelles. Cette doctrine, en tant que partie du droit canon, demeura immuable ; mais à côté d'elles surgirent, avec le développement de l'hérésie, des fables relatives à certains conventicules secrets, fables d'un caractère généralement identique, dans lesquelles on montrait les sectaires adorant le démon sous la forme d'un chat ou de quelque autre bête, avec des rites sacrilèges et impurs. Des histoires de ce genre coururent sur le compte des Cathares frappés à Orléans en 1017, et plus tard sur le compte de leurs successeurs. Même le « docteur universel », Alain de Lille, tire le nom de Cathares de la coutume consistant à baiser sous la queue Lucifer qui se présentait à eux sous l'aspect d'un chat. Les confessions recueillies par Conrad de Marbourg auprès des Luciférains et certaines des confessions arrachées aux Templiers montrent que les hommes chargés de rechercher l'hérésie en arrivèrent à accepter comme chose toute naturelle ce genre de réunions, et que les accusés s'habituèrent à embellir sans cesse les récits qu'ils en faisaient ; à la fin, ces contes prirent un développement presque aussi considérable que les fables postérieures relatives au sabbat des sorcières.

Pourtant, la croyance aux chevauchées nocturnes conduites par Diane et Hérodiade persista jusqu'à la seconde moitié du xv siècle ; elle fut, à ce moment, dénoncée comme hérésie ; quiconque persistait à entretenir cette erreur après avoir appris la vérité était déclaré infidèle et pire qu'un païen. Saint Antonino, archevêque de Florence (mort en 1459) ; dans ses instructions aux confesseurs, leur ordonne de demander à leurs pénitents s'ils croient que des femmes puissent être changées en chats ou en d'autres bêtes, s'envoler la nuit et sucer le sang des enfants, toutes choses qui sont impossibles, dit-il, et auxquelles un fou seul peut ajouter foi. Quelque trente ans plus tard, Angelo de Chivasso et Bartolommeo de Chaimis reproduisent cette instruction[2]. Mais cette croyance était trop profondément implantée dans les superstitions du peuple, pour qu'on pût la déraciner. Au milieu du XIIIe siècle, le Dominicain orthodoxe Thomas de Cantimpré parle des démons, tels que Diane, qui transportent des hommes d'une région dans une autre et-les amènent à adorer comme dieux des mortels. D'autres démons, dit-il, enlèvent (les femmes et les remplacent par des effigies insensibles que parfois on enterre comme cadavres. Aussi, lorsque les « bonnes femmes » des campagnes étaient interrogées sur leurs relations avec Satan, elles ne pouvaient s'empêcher, sous la pression d'intolérables tortures, de satisfaire leurs juges en racontant leurs excursions nocturnes à travers les airs. Juge et victime arrivaient aisément à édifier de concert une histoire cohérente, combinant les vieilles croyances populaires et les calomnies relatives aux conventicules hérétiques ; bientôt l'on tint pour incomplète toute confession de sorcière ne comportant pas le récit de sa participation au Sabbat, épreuve finale de son abandon à Satan. Ces histoires se répandirent à tel point qu'on ne pouvait leur refuser créance sans compromettre tout l'édifice de la sorcellerie. La théorie de l'illusion était manifestement inadmissible ; les démonologistes et les inquisiteurs ne pouvaient arriver à concilier des faits qui semblaient indiscutables avec la doctrine de l'Eglise condamnant ces croyances comme hérétiques. Une chaude controverse s'éleva à ce sujet. Certains tenaient pour la vieille doctrine affirmant que le démon ne peut transporter un corps humain ou faire passer ce corps par une ouverture trop étroite ; mais ils s'efforçaient d'expliquer les faits admis en amplifiant la puissance du Diable, considéré comme créateur d'illusions. La sorcière se vouait à Satan par des paroles et en se frottant d'un onguent magique ; alors le Diable emportait l'apparence ou le fantôme de sa servante dans le lieu où elle voulait se rendre ; pendant cette excursion, le corps de la sorcière demeurait insensible et couvert d'une ombre diabolique qui le rendait invisible ; quand l'objet du voyage était accompli, le démon ramenait le fantôme, le réunissait au corps et dissipait le voile d'ombre. La difficulté, en cette affaire, reposait sur le point de savoir si le Diable était capable d'emporter des êtres humains ; sur cette question, la lutte était chaude. Albert le Grand, dans une discussion engagée à ce sujet devant l'évêque de Paris et relatée par Thomas de Cantimpré, citait le cas de la fille du comte de Schwalenberg, laquelle était enlevée régulièrement toutes les nuits pour plusieurs heures ; ce témoignage réjouit extrêmement les partisans de la nouvelle doctrine et on finit par accumuler une ample collection d'exemples accordant à Satan cette extension de pouvoir[3].

En 1458, l'Inquisiteur Nicolas Jaquerius trouva la vraie solution de la difficulté, en soutenant que les sorcières de son temps différaient totalement des hérétiques visés par le Cap. Episcopi ; pour prouver qu'elles assistaient matériellement au Sabbat, il citait une multitude de cas dont il avait eu connaissance comme magistrat ecclésiastique, notamment l'histoire d'un homme qui, cinquante-cinq ans auparavant, étant encore enfant, avait été mené au Sabbat par sa mère en compagnie d'un frère nouveau-né ; la mère l'avait présenté à Satan, qui avait revêtu la forme d'un bouc et qui, de ses sabots, avait imprimé sur la peau des néophytes une marque indélébile, le stigma diabolicum. Cependant Jaquerius ajoute, avec quelque couleur de raison, que même si l'affaire est une illusion, elle n'en est pas moins entachée d'hérésie, attendu que les disciples de Diane et d'Hérodiade sont nécessairement hérétiques pendant les heures de la veille. Ces spéculations de Jaquerius attirèrent alors peu d'attention. Trente ans plus tard, Sprenger, qui contribua tant à formuler la doctrine et à organiser la persécution, trouva dans le Cap. Episcopi une constante pierre d'achoppement, car les sceptiques pouvaient arguer que, si le Sabbat était une illusion, toute la sorcellerie était illusoire. Aussi s'efforça-t-il de ruiner l'autorité de cette déclaration, en soutenant que, si le Diable possédait incontestablement le pouvoir de transporter des corps, la présence de la sorcière n'était souvent que mentale. Dans ce cas, la sorcière se couchait sur le côté gauche et invoquait le Diable ; alors une vapeur blanchâtre s'échappait de sa bouche et elle discernait tout ce qui se passait ensuite. Mais si elle s'en allait réellement et qu'elle eût un mari, un démon complaisant prenait sa forme et sa place pour dissimuler son absence. Jean-François Pic de la Mirandole admet de même que la présence au Sabbat est tantôt réelle, tantôt imaginaire ; le lieu de réunion était au-delà du Jourdain, et la sorcière y était transportée instantanément. Pic de la Mirandole esquive la difficulté du Cap. Episcopi en affirmant que le Decretum de Gratien n'avait pas force de loi et était altéré en maints passages. Vers 1500, l'inquisiteur Bernard de Côme ajouta triomphalement à ces arguments le fait que nombre de gens avaient été brûlés pour participation au Sabbat, peine qui n'avait pu être infligée sans l'assentiment du pape et qui prouvait suffisamment la réalité de l'hérésie, puisque l'Église ne punit que les crimes avérés.

Ce fut vers cette époque que le savant juriste Gianfrancesco Ponzinibio écrivit un traité sur la sorcellerie ; il soutenait la doctrine du Cap. Episcopi et l'appliquait audacieusement à tout l'ensemble de la magie et de la sorcellerie, qu'il tenait pour autant de fictions. Citant un grand nombre d'autorités, il exposait la faiblesse de la thèse qui prétendait voir dans les sorcières d'alors une secte différente ; il prétendait que les confessions de ces sorcières ne devaient pas être acceptées, attendu qu'elles rapportaient des choses illusoires et impossibles ; il fallait également rejeter leurs révélations concernant leurs complices, attendu que, dans leur erreur, elles ne pouvaient que tromper autrui. Il ajoutait que des hommes de loi devaient être appelés à participer aux procès inquisitoriaux, parce qu'ils ont l'expérience de la conduite des affaires criminelles. Ces affirmations provoquèrent une réponse de la part du savant théologien Silvestro Mozzolino de Prierio, maitre du Sacré Palais, plus tard général des Dominicains, qui, en 1521, consacra au canon contesté un volumineux traité. Comme il s'agit d'une déclaration émise par le concile d'Anquira et sans doute confirmée par le Saint-Siège, le controversiste n'ose pas en nier l'autorité ; mais il adopte la thèse déjà soutenue par Jaquerius et démontre laborieusement que les hérétiques visés par ce canon ont disparu, que les sorcières actuelles constituent une secte nouvelle remontant à 1404, et que, par suite, les définitions conciliaires sont inapplicables en l'espèce. Contester la présence matérielle des sorcières au Sabbat, c'est, dit-il, jeter le discrédit sur un nombre incalculable d'affaires jugées par l'Inquisition, et discréditer, du même coup, les lois elles-mêmes[4]. Son successeur au poste de maitre du Sacré Palais, Bartolomeo de Spina, suivit son exemple et consacra trois ouvrages à. la réfutation de Ponzinibio. Ce dernier avait fait remarquer, avec une logique quelque peu malicieuse, que, puisque le Cap. Episcopi avait qualifié d'hérétiques ceux qui croyaient que les sorcières fussent matériellement transportées au Sabbat, les inquisiteurs, en imposant l'abjuration à leurs pénitents, devraient leur faire abjurer cette hérésie en même temps que leurs autres erreurs. Cette théorie plaçait l'Inquisition dans une position si fausse que Spina s'en indigna vivement : « Ô stupéfiante présomption ! Ô détestable folie ! s'écria-t-il. « Seuls les hérétiques abjurent ; seules les hérésies font l'objet d'abjurations devant les inquisiteurs. Peut-on appeler hérésie la doctrine que défendent les inquisiteurs, et conformément à laquelle ils jugent les ennemis de la foi dignes de la ,pire condamnation ? une doctrine dont d'illustres théologiens et canonistes démontrent la vérité et l'orthodoxie ? Ô sottise extrême de cet homme ! Faut-il donc que tous les théologiens et juges, et jusqu'aux inquisiteurs eux-mêmes, par toute l'Italie, la France, l'Allemagne, l'Espagne, abjurent cette opinion devant l'Inquisition ? » Il concluait en invitant le Saint-Office à poursuivre Ponzinibio pour « suspicion véhémente » d'hérésie, comme fauteur et apologiste d'hérésie et comme coupable d'avoir fait obstacle au Saint-Office. On voit que la doctrine nouvelle avait complètement supplanté l'ancienne. La question n'était plus du domaine de la raison et de la discussion ; d'un bout à l'autre de l'Europe, le Sabbat des sorcières était accepté comme un fait avéré et qu'il était imprudent de contester. Les juristes et les canonistes pouvaient s'amuser à des débats théoriques ; mais, dans la pratique, c'était devenu un véritable lieu commun auprès des tribunaux ecclésiastiques et séculiers.

Si les détails du Sabbat varient peu suivant les différentes régions de l'Europe, cela tient sans doute à la nature des questions posées d'ordinaire par les juges et au désir des inculpés torturés de satisfaire leurs interrogateurs. Pourtant, à l'époque où nous sommes, cette concordance apparut comme l'irréfragable preuve de la vérité. La première condition du succès, pour la sorcière, était de s'assurer un azyme consacré, sous prétexte de recevoir la communion ; elle rapportait l'hostie chez elle, la donnait en pâture à un crapaud, puis brûlait la bête et mêlait aux cendres le sang d'un nouveau-né, non baptisé, si possible, les os pulvérisés d'un pendu et diverses herbes. De cette mixture, la sorcière s'enduisait la paume des mains ou le poignet ; elle en frottait également un bâton. ou un tabouret sur lequel elle s'asseyait à califourchon, et elle était aussitôt transportée au lieu de réunion. Comme variante, la sorcière chevauchait parfois un démon qui prenait la forme d'un cheval, d'un bouc ou d'un chien. L'assemblée pouvait se tenir en tout lieu, mais certaines lœalit1s y étaient spécialement consacrées : en Allemagne, le Brocken ; en Italie, un chêne voisin de Bénévent ; de plus, le rendez-vous mystérieux situé au-delà du Jourdain. A toutes ces assemblées, les sorcières se réunissaient par milliers. La nuit du jeudi était généralement choisie. Les sorcières festoyaient devant des tables chargées de mets et de vins, qui surgissaient de terre sur l'ordre du démon présidant à la cérémonie ; puis elles rendaient hommage au Diable qui assistait à la fête sous la forme d'un bouc, d'un chien ou d'un singe. Elles s'offraient à lui, corps et âme, et le baisaient sous la queue en tenant à la main un cierge allumé. Elles foulaient aux pieds et couvraient de crachats une croix, et tournaient le dos au ciel pour braver Dieu. Le Diable prononçait un sermon, commençant parfois par une parodie de la messe ; il déclarait à ses adeptes qu'ils n'avaient pas d'âme et que la vie future était une fiction ; qu’il ne fallait aller ni à l'église ni au confessionnal, ni se servir d'eau bénite, et que, si elles se soumettaient à ces observances pour éviter le soupçon, elles devaient dire : « Avec la permission de notre Maitre » ; enfin, que leur devoir consistait à amener à Satan le plus de prosélytes possible et à faire à autrui tout le mal dont elles étaient capables. Puis on se livrait d'ordinaire à des danses lascives, inconnues des réunions honnêtes. A Côme et à Brescia, nombre d'enfants de huit à douze ans, qui avaient été assidus au Sabbat et convertis par les inquisiteurs, donnèrent des exemples de ces danses, avec une sûreté et une adresse attestant qu'ils avaient été à l'école de Satan. La femme se tenait derrière son cavalier et tous deux dansaient en reculant ; quand ils venaient saluer le démon qui présidait, ils se renversaient en arrière et chacun lançait un pied en avant, comme un défi vers le ciel. La cérémonie s'achevait par une débauche confuse, dans laquelle les démons servaient, au gré des sorcières, d'incubes ou de succubes.

Ces inventions bizarres ne reposaient pas seulement sur les aveux des accusés. Vers 1450, l'inquisiteur de Côme, Bartolomeo de Homate, le podestat Lorenzo da Concorezzo et le notaire Giovanni da Fossato, soit par curiosité, soit parce qu'ils doutaient des récits faits par les sorcières traduites devant leur tribunal, se rendirent à une assemblée à Mendrisio et, du fond d'une cachette, assistèrent à la-scène. Le démon qui présidait affecta d'ignorer leur présence el, après le cérémonial d'usage, congédia les invités ; puis, rappelant soudain ses adeptes, il les lança contre les magistrats qui furent si durement battus qu'ils moururent moins de quinze jours après.

Tout cela était bien de nature à exciter l'horreur des fidèles et à stimuler le zèle des inquisiteurs ; mais pour la sorcière, ce n'était qu'un passe-temps, une récompense que lui accordait son maitre, en reconnaissance de ses travaux et de son dévouement. La besogne sérieuse consistait, pour elle, à faire du mal. Livrée, corps et âme, à Satan, elle lui servait d'instrument pour l'exécution de ses mauvais desseins. Les démonologistes soutenaient que la sorcière était aussi nécessaire au démon que le démon à la sorcière et qu'aucun des deux ne pouvait opérer sans le concours de l'autre. La sorcière différait du magicien et du sorcier ; tandis que ceux-ci se contentaient de gagner leur vie en rendant des services, pour mener à bien des projets parfois louables, parfois criminels, la sorcière, elle, était un être essentiellement mauvais ; elle se plaisait à exercer contre son prochain son pouvoir destructeur, et elle était constamment incitée à l'action par son maitre. D'ailleurs, sa puissance était assez étendue pour justifier la terreur qu'elle inspirait au peuple. Sprenger distingue trois catégories de sorcières : celtes qui peuvent faire le mal, mais non le guérir ; celles qui peuvent le guérir, mais non le causer ; celles qui peuvent à la fois provoquer et guérir le mal. Les plus dangereuses sont celles qui unissent ces deux facultés, car plus elles insultent et outragent Dieu, plus le Diable les rend puissantes. Elles tuent et mangent des enfants, ou, si les nouveau-nés ne sont pas baptisés, les vouent à Satan. Par leur seul toucher, elles font avorter une femme ou tarissent le lait d'une mère. En faisant tournoyer une baguette mouillée, ou en jetant des cailloux par-dessus leur épaule dans la direction de l'est, ou en faisant bouillir dans une marmite des soies de porc, ou en agitant avec le doigt l'eau d'une mare, elles soulèvent des tempêtes et des orages de grêle qui dévastent des régions entières ; elles déchaînent le fléau des sauterelles et des chenilles qui dévorent les récoltes ; elles frappent les hommes d'impuissance et les femmes de stérilité ; elles font prendre le mors aux dents à des chevaux montés. Elles peuvent dévoiler des choses cachées et prédire l'avenir, faire naitre à leur gré l'amour ou la haine, causer des maladies mortelles, tuer des hommes d'un coup de foudre ou d'un seul regard, ou même changer leurs victimes en bêtes. L'autorité indiscutable d'Eugène IV atteste que d'un mot, d'un contact ou d'un signe elles peuvent ensorceler qui leur plait, provoquer ou guérir les maladies et commander à l'atmosphère. Parfois elles répandent sur les pâturages des poudres qui détruisent les troupeaux. Elles entrent constamment, la nuit, dans les maisons, répandent sur l'oreiller des parents des poudres qui rendent les dormeurs insensibles, puis touchent les enfants de leurs doigts imprégnés d'un onguent empoisonné qui cause la mort en peu de jours ; ou bien elles enfoncent des aiguilles sous les ongles d'un nouveau-né et sucent le sang dont elles avalent une partie, crachent le reste dans un récipient où ce sang sert à la confection de leurs philtres infernaux ; ou bien elles placent 'l'enfant sur le feu et recueillent la graisse de la victime pour l'employer aux mêmes fins. De plus, elles peuvent prendre la forme de chats ou d'autres animaux et Bernard de Côme cite gravement, pour prouver la réalité de ces prestiges, le cas des compagnons d'Ulysse, rapporté par Saint-Augustin. Si ridicule que puissent sembler toutes ces inventions, chacun de ces détails servit de base à des accusations qui firent livrer aux flammes un nombre incalculable d'êtres humains[5].

Un pouvoir tout à fait particulier, attribué à la sorcière, consistait à se repaitre, au Sabbat, d'enfants et de bœufs auxquels elle rendait ensuite la vie. Nous avons déjà trouvé, anciennement et parmi des peuples divers, cette croyance que des magiciennes pouvaient ronger et dévorer les entrailles des hommes, croyance provenant sans doute de douloureuses maladies d'entrailles attribuées aux effets de la magie. Dans la genèse du Sabbat, cette superstition prit une forme spéciale que l'évêque Burchard décrivit au XIe siècle. Autour des assemblées nocturnes que présidait Holda, il arrivait, croyait-on, que des hommes fussent tués sans blessure d'arme ; les sorcières faisaient cuire et mangeaient la chair des victimes, après quoi elles les ramenaient à la vie, en remplaçant le cœur par de la paille ou par un morceau de bois. L'Église n'était pas encore mûre pour admettre ces contes. Burchard punit du jeûne au pain et à l'eau, pendant sept Carêmes, quiconque ajoutait foi à ces fables. Au siècle suivant, Jean de Salisbury tient pour une illusion du rêve la croyance populaire que les lamies mettaient en pièces et dévoraient des enfants et les rapportaient ensuite dans leurs berceaux ; vers 1240, Guillaume d'Auvergne parle de la superstition propagée par des racontars de vieilles femmes, concernant les « dames de la nuit » ou « bonnes femmes » qui viennent mettre en pièce des enfants ou les faire cuire sur le feu. Naturellement ce détail fit partie des récits relatifs au Sabbat, lorsque ces contes eurent définitivement pris corps. Dans divers procès de sorcières au Tyrol, en 1506, il est fréquemment question d'enfants et d'animaux domestiques emportés au Sabbat et dévorés ; bien que ces victimes demeurassent en vie, elles étaient condamnées à une mort imminente. Les sorcières du Canavèse avouèrent qu'elles avaient coutume de choisir, parmi les troupeaux d'un fermier voisin, des bœufs gras qu'elles tuaient et mangeaient ; puis, rassemblant les os et les débris de cuir, elles ressuscitaient les animaux en prononçant cette simple formule : Sorge, Rancola. Il arriva qu'un fermier de Levone, nommé Perino Pasquale, tua un bœuf malade, l'écorcha et périt lui-même, de mort assez naturelle, au bout d'une semaine, ainsi que son chien qui avait lapé quelques gorgées du sang du bœuf ; ce fait fut expliqué plus tard, suivant la coutume, par une sorcière, qui avoua à ses juges que le bœuf était précisément un de ces animaux dévorés et ressuscités par les sorcières ; celles-ci avaient condamné à périr l'individu qui tuerait la bête et le premier qui la mangerait. Ce genre de prodiges offrait, il est vrai, aux adversaires de la magie l'avantage de prétendre que c'était attribuer à Satan le pouvoir de ressusciter les morts, prérogative de Dieu ; alors les démonologistes, poussés ainsi dans leurs derniers retranchements, étaient obligés d'admettre que cette partie du Sabbat était illusoire ; mais ils ajoutaient triomphalement que cette illusion même prouvait la puissance de Satan sur les esprits[6].

Le meurtre des enfants non baptisés était une des obligations spéciales qu'imposait Satan à ses serviteurs, parce que, disait-on, les victimes étaient ainsi damnées, n'ayant pas été rachetées du péché originel ; on retardait de la sorte le jour du Jugement, en reculant l'instant où le nombre des élus aurait atteint le total fixé pour la destruction du monde. Dans une petite ville voisine de Bille, on brûla une sage-femme qui confessa avoir tué plus de quarante enfants en leur enfonçant une aiguille dans la fontanelle du crâne. Une autre, du diocèse de Strasbourg, avait ainsi fait périr un nombre incalculable d'enfants ; un accident la trahit : comme elle franchissait la porte d'une ville où elle venait d'exercer son art maudit, elle laissa tomber le bras d'un nouveau-né. Les sage-femmes sorcières avaient coutume, lorsqu'elles ne tuaient pas leurs victimes, de les consacrer à Satan. On ne savait pas exactement si cette pratique livrait réellement les créatures au Démon ; mais du moins ces êtres étaient soumis à une influence infernale et destinés, en grandissant, à devenir vraisemblablement des sorcières. Cette pratique et celle des sorcières qui vouaient à Satan leurs propres enfants, expliquent comment des fillettes de huit et dix ans étaient capables d'ensorceler les gens et de soulever des tempêtes de grêle ou de pluie. En Souabe se présenta le cas d'une de ces sorcières qui, âgée de huit ans, révéla innocemment son pouvoir à son père ; la mère, qui avait ainsi voué sa fille à Satan, fut brûlée. Les sage-femmes sorcières étaient si nombreuses qu'il n'existait presque aucun hameau qui n'eût la sienne.

Il n'y avait pas de limite au mal que causait Satan par l'entremise des êtres qui s'étaient livrés à lui. Sprenger rapporte qu'un de ses collègues, dans une tournée inquisitoriale, arriva dans une ville presque entièrement dépeuplée par une peste. On lui raconta qu'une femme récemment enterrée dévorait son linceul et que, tant qu'elle ne l'aurait pas entièrement avalé, la mortalité ne cesserait pas de sévir : l'inquisiteur fit ouvrir le tombeau et constata que le linceul était à moitié avalé. Le maire de la ville tira son épée, trancha la tête du cadavre et le jeta hors de la fosse ; aussitôt la peste cessa. Une inquisition fut entamée et on découvrit que la morte avait longtemps été une sorcière. Sprenger pouvait à bon droit déplorer les maux dont la chrétienté était menacée du fait de la négligence que montraient les autorités à réprimer ces crimes avec la sévérité voulue.

Pour comprendre la crédulité avec laquelle on acceptait ces fables comme les plus menaçantes et les plus terrifiantes des réalités, il faut se rappeler que ce n'était pas là des inventions fantaisistes des démonologistes, mais des faits établis par des témoignages irréfragables, du moins selon la jurisprudence de l'époque. Depuis longtemps la torture était universellement employée, en cas de besoin, dans les procès criminels ; aucun juriste n'imaginait qu'on pût obtenir la vérité, dans les cas douteux, sans recourir à ce procédé. Le criminel, que l'application indéfiniment renouvelée de la torture avait réduit à l'hébétement et au désespoir, cherchait naturellement à faire cadrer sa confession avec les exigences de son juge ; une fois la confession faite, il était condamné et savait que toute rétractation, loin de le sauver, ne provoquerait qu'un renouvellement et une prolongation de souffrances. Aussi adhérait-il à sa confession ; lorsqu'on lui en donnait lecture en public au moment de la condamnation, il en reconnaissait la vérité[7]. En mainte occasion, d'ailleurs, la torture et l'emprisonnement prolongé dans un donjon immonde devaient produire un certain dérangement d'esprit chez le patient, qui finissait par s'imaginer avoir commis les actes qu'on lui reprochait avec tant d'insistance. En tout cas, le désir de recevoir les derniers sacrements, qui étaient essentiels à son salut et qu'on administrait seulement aux pécheurs contrits et repentants, le poussait à soutenir jusqu'à la fin la vérité de sa confession. Ainsi le préjugé se transforma en doctrine. D'ailleurs, le doute était, sinon hérésie même, du moins motif à suspicion « véhémente ». L'Église contribua, par son autorité toute-puissante, à imposer cette croyance néfaste aux esprits. Le pouvoir malfaisant des sorcières fut décrit à plusieurs reprises dans les bulles de divers papes, pour l'édification complète des fidèles ; en 1487, l'université de Cologne, en approuvant le Malleus Maleficarum de Sprenger, spécifiait que quiconque contesterait la réalité de l'art des sorcières devrait être poursuivi comme « faisant obstacle » à l'Inquisition.

Ce qui rendait particulièrement redoutables les artifices des sorcières, c'était la déplorable pénurie de remèdes que l'Église pouvait opposer aux maux causés par cette audacieuse engeance. Sans doute le signe de la croix, l'eau bénite, l'huile consacrée, les rameaux, les cierges, la cire et le sel, enfin l'observance rigoureuse des rites religieux étaient, à certains égards, une sauvegarde et une protection. Une sorcière avoua qu'on avait eu recours à ses soins pour tuer un homme, mais que le démon, invoqué par elle à cet effet, s'était déclaré incapable d'agir, la victime désignée se gardant de toute atteinte à l'aide du signe de la croix ; on ne put faire subir à l'homme d'autre dommage que la ruine de la onzième partie de sa récolte. Une autre sorcière rapporta que ses sœurs et elle, dans leurs rondes nocturnes à la recherche d'enfants à tuer, ne pouvaient entrer dans les maisons où l'on conservait soit des rameaux et du pain bénit, soit des croix faites de buis béni ou d'olivier ; elles ne pouvaient non plus blesser les gens qui avaient coutume de conjurer le mauvais sort en se signant. Mais on reconnaissait que, le sortilège une fois lancé, la victime ne pouvait trouver d'assistance ni sur terre ni au ciel ; même l'exorcisme et l'invocation des saints n'étaient efficaces qu'en cas de possession démoniaque. Le seul remède était de faire appel au démon même par l'entremise d'autres sorcières. La magie curative avait été longtemps l'objet de discussions comme point de morale théologique, mais elle avait été finalement condamnée comme inadmissible. Outre que c'était là un pacte, tacite ou explicite, avec Satan, on avait reconnu qu'un des desseins du Démon, en poussant ses serviteurs à faire du mal à leur prochain, était d'obliger la victime à recourir, dans son désespoir, à la magie même, et à tomber ainsi dans le mal. Le fait était clairement prouvé par l'exemple suivant, célèbre parmi les démonologistes. Un évêque allemand, se trouvant à Rome, tomba éperdument amoureux d'une jeune fille et la décida à le suivre dans son pays. Pendant le voyage, la jeune fille entreprit de tuer son amant par magie, afin de pouvoir vendre les bijoux dont il l'avait généreusement parée : il fut saisi pendant la nuit d'une douleur aiguë à la poitrine et toutes les ressources de ses médecins ne purent avoir raison du mal. On désespérait de sauver le malade lorsqu'on eut recours à une vieille femme qui discerna la cause de l'indisposition et annonça à l'évêque qu'il pouvait être guéri à l'aide des mêmes méthodes, impliquant la mort de l'ensorceleuse. La conscience de l'ecclésiastique ne lui permit pas de consentir à cet expédient sans avoir demandé l'autorisation apostolique : il s'adressa au pape Nicolas V, qui lui accorda une dispense. Alors il ordonna à la vieille de mettre exécution son projet. Le soir même, il était entièrement rétabli et l'on vint lui dire que sa jeune maitresse se mourait. IL alla la consoler, mais elle l'accueillit naturellement par des malédictions et, en mourant, se voua elle-même à Satan. Comme le remarque avec admiration Bodin, le démon avait été assez habile pour se faire obéir d'un pape, d'un évêque et d'une sorcière tout à la fois, et pour amener ces gens de Dieu à s'associer à un homicide.

Ainsi, la magie curative était un commerce lucratif, auquel se consacraient exclusivement nombre de sorcières ; cependant elles étaient, comme leurs adversaires, exposées à se voir condamner pour avoir conclu un pacte avec le Diable, car on tenait pour un fait qu'elles ne pouvaient soulager un malade qu'en transmettant le mal à quelque autre personne à l'aide de pratiques également réprouvées. Sprenger déclare qu'en Allemagne on ne pouvait faire une ou deux lieues sans rencontrer des sorcières de ce genre. A Reichshoffen, il y en avait une dont l'industrie était si florissante que le seigneur du lieu imposa un péage d'un denier à tous les malades qui venaient chercher un soulagement auprès d'elle ; il se vantait couramment de tirer de cette taxe un revenu important. Un homme, nommé Hengst, domicilié à Eningen, près de Constance, recevait plus de visites qu'aucun autel de la Vierge, sans en excepter l'autel d'Aix ; en hiver, quand la neige rendait les grandes routes impraticables, les chemins qui menaient à la maison du sorcier étaient battus et aplanis par les pas de ses innombrables clients.

Il était inévitable que ces folies prissent un développement considérable sous l'aiguillon de la persécution. Toute mésaventure, tout accident qui survenait dans un hameau était imputé aux sorcières. Le soupçon s'attachait peu à peu à quelque vieille femme d'humeur acariâtre ; aussitôt on l'arrêtait, car, aux yeux des inquisiteurs, une simple menace telle que « Tu t'en repentiras », lancée négligemment, mais suivie du moindre malheur, suffisait à justifier l'arrestation et le procès. Tous les voisins accouraient en foule et se constituaient accusateurs ; celui-ci avait perdu une vache ; cet autre avait vu sa récolte de vigne ruinée par la grêle ; les chenilles avaient ravagé le jardin d'un troisième ; telle femme avait souffert d'un avortement ; le lait de telle autre s'était subitement tari ; une autre encore avait perdu un enfant plein de vie. ; deux amants s'étaient querellés ; un homme était tombé d'un pommier et s'était rompu le cou. Sous l'influence persuasive de la faim ou de la roue, la malheureuse femme inventait quelque histoire, répondait sur chacun des faits incriminés, nommait ses complices dans chaque affaire, citait les noms des gens qu'elle avait rencontrés au Sabbat où elle assistait régulièrement. On ne saurait lire les témoignages recueillis dans un procès de sorcellerie, ou les confessions arrachées à l'accusée, sans observer comment sont ainsi expliqués les moindres accidents, les moindres mésaventures, les moindres cas de maladie ou de mort qui sont survenus, depuis des années, dans le pays ; les soupçons s'étendaient de telle sorte que toute condamnation entraînait la perte de nouvelles victimes. Les bûchers se multipliaient ; la communauté terrifiée était portée à croire que la moitié de ses membres, — sinon plus, — étaient esclaves de Satan et qu'elle ne pourrait être délivrée de leur malfaisante engeance tant que ces ennemis n'auraient pas été tous exterminés. Pendant plus de deux siècles cette terreur effroyable ne cessa de régner dans les diverses régions de l'Europe ; la superstition était soigneusement entretenue et stimulée par les papes et les inquisiteurs, par Innocent VIII et Léon X, par Sprenger et Institoris, Bernard de Côme et l'évêque Binsfeld ; il est impossible de calculer la somme de souffrances auxquelles cette folie furieuse a donné lieu.

Heureusement, les pouvoirs de la sorcière, illimités en toute autre matière, se heurtaient à un obstacle. Entre les moyens dont elle disposait et son impuissance absolue à se défendre contre les hommes qui la torturaient et la brûlaient impunément, le contraste était si absurde qu'il fallut chercher à l'expliquer. A cette fin, les démonologistes inventèrent cette rassurante théorie que, par la grâce de Dieu, la sorcière perdait son pouvoir dès que la main d'un officier de justice se posait sur elle. En vérité, sans cette réconfortante conviction, il aurait été difficile de trouver des gens assez hardis pour arrêter, emprisonner, juger et exécuter ces émissaires de Satan, dont la moindre marque d'animosité était si redoutable. Les juges et leurs auxiliaires furent ainsi encouragés à remplir leur mission, ayant reçu l'assurance qu'ils n'avaient à craindre aucunes représailles. Il est vrai que, comme toutes les théories édifiées sur des données fictives, cette doctrine ne s'accordait pas toujours avec la réalité. L'étrange force d'âme avec laquelle certaines accusées résistaient parfois aux tortures les plus cruelles et les plus prolongées, loin de constituer une preuve d'innocence, montrait simplement, disait-on, que le Diable était, à l'occasion, capable de protéger ses servantes, même une fois tombées aux mains de la justice, en leur accordant ce qu'on appelait le don de « taciturnité » ; cet artifice du démon mettait à la plus rude épreuve l'ingéniosité des inquisiteurs. Quand on eut admis cette première intervention du démon, il fut difficile de nier que Satan pût assister ses adeptes par d'autres moyens ; aussi recommanda-t-on aux officiers chargés d'opérer l'arrestation de ne permettre, sous aucun prétexte, que la sorcière entrât dans sa chambre, de peur qu'elle ne s'armât de quelque charme lui permettant de résister à la torture. Elle pouvait cacher quelque talisman de ce genre sur sa personne, ou sous sa peau, ou même dans les cavités naturelles de son corps ; aussi la première formalité à remplir était de raser la prisonnière de la tête aux pieds et de la soumettre à un examen des plus indécents. On rapportait qu'à Ratisbonne certains hérétiques condamnés au bûcher étaient demeurés sains et saufs au milieu des flammes ; c'est en vain qu'on les jeta à la rivière pour les replacer ensuite sur les fagots. On imposa à la cité entière trois jours de jeûne ; on apprit alors que les hérétiques étaient protégés par des charmes, cachés sous leur peau en un certain endroit ; quand on leur eut arraché ces talismans, il fut aisé de les réduire en cendres. Ces sortilèges pouvaient aussi opérer à distance. A Innsbruck une sorcière se vanta d'être capable d'amener un prisonnier à subir, sans se confesser, la torture jusqu'à la mort ; il lui suffisait qu'on lui mit entre les mains un simple fil du vêtement de la victime. Certains inquisiteurs, pour rompre le charme de « taciturnité », avaient coutume d'employer la magie sacrée, en administrant à jeun, au prisonnier, après avoir invoqué la Trinité, trois gorgées d'eau bénite dans laquelle on avait fait fondre de la cire bénite. Une fois, la torture la plus raffinée, poursuivie pendant deux jours entiers, n'avait pas réussi à obtenir une confession ; mais le troisième jour se trouva être la fête de la Vierge, et, pendant la célébration des saints rites, le Diable perdit le pouvoir à l'aide duquel il avait jusqu'alors soutenu la captive. Celle-ci avoua alors qu'un complot avait été tramé en vue de faire périr par magie l'implacable juge, Pierre de Berne. C'étaient là des moyens assez simples ; un procédé plus laborieux consistait à prendre une feuille de papier d'une longueur égale à la taille du Christ et d'y inscrire les sept paroles prononcées sur la croix ; puis, un jour de fête, à l'heure de la messe, on attachait ce papier, avec des reliques, autour de la sorcière, on lui faisait boire de l'eau bénite et on la mettait aussitôt sur la roue. Quand tous ces efforts échouaient, fallait-il, en cette extrémité, avoir recours au démon lui-même en demandant à d'autres magiciens de rompre le charme ? C'était là une question débattue, que Priérias, à l'aide d'une casuistique ingénieuse, réussit à résoudre par l'affirmative. Certains praticiens expérimentés recommandaient, comme précaution indispensable, de placer immédiatement la sorcière arrêtée dans un panier pour la porter en prison, en veillant ce qu'elle ne pût toucher la terre du pied ; car si elle y parvenait, elle devenait capable de tuer d'un coup de foudre ses gardiens et de s'évader.

D'après une autre théorie, également rassurante, ceux qui, en vertu de fonctions publiques, travaillaient à l'extermination des sorcières, n'étaient pas sujets à l'influence de celles-ci, non plus qu'aux pièges des démons. Sprenger déclare que ses collègues et lui furent plus d'une fois assaillis par des démons déguisés en singes, chiens ou boucs ; mais, avec l'aide de Dieu, ils surent toujours vaincre l'ennemi. Pourtant cette règle souffrait des exceptions, comme nous l'avons vu dans le cas de l'inquisiteur et du podestat de Côme, si malheureusement roués de coups par les sorcières. La mansuétude de certains juges s'explique par le fait que la sorcière était parfois assez habile pour influencer l'esprit des magistrats de façon à les mettre hors d'état de condamner. Aussi l'inquisiteur consciencieux se cuirassait-il le cœur et réprimait toute velléité de compassion, sentiment qui lui était, croyait-il, inspiré par Satan. La sorcière était particulièrement armée pour exercer son pouvoir sur le juge lorsqu'elle le regardait avant qu'elle eût été aperçue de lui ; par une sage mesure de précaution, il était bon de la mener à reculons devant le tribunal ; afin que le magistrat eût l'avantage de la voir le premier. Le juge et ses assesseurs devaient aussi prendre grand soin de ne pas se laisser toucher par une sorcière, surtout au poignet ou à quelque autre jointure, et de porter autour du cou une enveloppe contenant du sel exorcisé le jour des Rameaux, ainsi que des herbes consacrées enfermées dans de la cire bénite ; de plus, ils devaient sans cesse se défendre en faisant le signe de la croix. On avait sans doute négligé de prendre ces salutaires précautions à l'égard d'une sorcière de la Forêt-Noire, car le jour où on la mena au bûcher, tandis que le bourreau la portait sur les fagots, elle souffla au visage de l'homme en disant : « Voici ta récompense », et aussitôt se déclara une horrible lèpre qui gagna le corps entier du malheureux et le fit périr au bout de quelques jours. De plus, il arrivait que le démon familier de la sorcière prît la forme d'un corbeau, suivit la condamnée jusqu'au lieu du supplice et empêchât le bois de prendre feu, jusqu'à ce qu'on eût réussi à le mettre en fuite.

Pour combattre un mal aussi répandu et aussi contagieux, il fallait l'effort combiné de l'Église et de l'État. En l'espèce, les tribunaux séculiers et épiscopaux avaient également une incontestable• compétence ; peut-être la mesure prise, en 1330, par Jean XXII, avait-elle rendu quelque peu discutable la juridiction de l'Inquisition ; mais, s'il en avait été ainsi, la question était résolue dès 1374, car, à cette époque, l'inquisiteur de France poursuivit certains sorciers sans qu'on discutât sa compétence et Grégoire XI, à qui l'affaire fut soumise, invita l'inquisiteur à mener les poursuites avec toute la sévérité des lois. Des mandats décernés, en 1409 et 1418, à Pons Feugeyron, inquisiteur de Provence, mentionnent, au nombre des criminels qu'il convient d'exterminer, les magiciens, conjurateurs et invocateurs de démons. En 1437, comme les progrès de la sorcellerie devenaient alarmants, Eugène IV excita les inquisiteurs à un nouveau déploiement d'activité ; les mêmes instructions furent lancées une seconde fois en 1445. En 1451, Nicolas V augmenta même les privilèges de Hugues le Noir, inquisiteur de France, en lui accordant la connaissance des crimes de divination avec ou sans saveur d'hérésie. Bien entendu, il y eut, à l'occasion, quelques froissements entre les magistrats épiscopaux et les inquisiteurs ; mais on admit généralement, semble-t-il, que les deux juridictions pouvaient agir séparément, tout en observant la disposition des Clémentines qui exigeait leur coopération pour l'application de la torture, l'emprisonnement afflictif et la sentence finale. De plus, les évêques affirmaient que leur approbation était indispensable à l'action des tribunaux séculiers. Dans le cas de Guillaume Edeline, condamné à l'emprisonnement perpétuel à Evreux, en 1453, quand le magistrat épiscopal eut donné lecture de la sentence, l'évêque ajouta : « Nous réservons notre droit de grâce » ; mais l'inquisiteur éleva aussitôt une protestation en règle, réclamant que la mise en liberté ne fût pas décidée sans le consentement de l'inquisition.

Pourtant, en France, à cette époque, la juridiction royale, représentée par le Parlement, avait réussi, comme nous l'avons vu dans un chapitre précédent, &affirmer sa supériorité tint sur les évêques que sur les inquisiteurs. Un cas assez curieux, qui se présente en 1460, met en lumière à la fois ce transfert de juridiction et le genre de superstitions alors en vogue. Un prêtre du diocèse de Soissons, nommé Yves Farina, intenta une action contre un fermier nommé Jean Rogier, dépendant des Hospitaliers, qui refusait de hi payer des dîmes. Les Hospitaliers, comme les Templiers, étaient exempts de dîmes ; aussi Favius perdit-il son procès. Condamné aux dépens, qui se montaient à une forte somme, il brillait de se venger. Une pauvre villageoise, qui était venue de Merville-en-Hainaut, s'était querellée avec la femme de Rogier au sujet du prix d'un travail de filage. Ce fut à elle qu'Yves eut recours. Elle lui donna un grand crapaud qu'elle avait gardé dans un pot, et l'invita à baptiser l'animal et ale nourrir d'une hostie consacrée ; le prêtre suivit ses conseils et donna au crapaud le nom de Jean. Puis la femme tua la bête et s'en servit pour confectionner un sorceron ; sa fille emporta le sorceron chez Rogier, sous prétexte de venir réclamer l'argent que l'autre refusait de payer, et jeta la mixture infernale sous la table où Roger, sa femme et son fils étaient en train de dîner. Les trois victimes périrent en trois jours. Les soupçons s'éveillèrent ; on arrêta les deux femmes, qui avouèrent. La mère frit brûlée, mais la fille allégua son état de grossesse, obtint un délai et s'enfuit en Hainaut, où elle fut capturée à nouveau et ramenée à Paris pour y être jugée. Yves avait de l'argent et de puissantes relations. Arrêté et incarcéré dans la prison de l'évêque de Paris, il obtint le secours d'un avocat, et fit appel au Parlement, qui agréa l'appel, jugea l'accusé et l'acquitta[8].

Tous les tribunaux séculiers ne possédaient pas la saine raison du Parlement ; cependant ils semblent avoir fait parfois un effort pour rendre équitablement la justice.

Vers cette époque, à Constance, un homme rencontra un paysan chevauchant un loup et fut immédiatement frappé de paralysie, II s'adressa à l'auteur du mal, qui le guérit. Puis, remarquant que le sorcier nuisait à d'autres individus, il jugea de son devoir d'intenter une action contre lui. L'affaire fut discutée abondamment devant les magistrats par deux éloquents avocats, Conrad Rebats et Ulric Blaser, l'un accusateur, l'autre défendeur. On n'employa pas la torture, mais l'accusé fut condamné et brûlé sur dépositions de témoins.

Devant les tribunaux ecclésiastiques, les criminels n'étaient pas traités de cette façon. Nous avons vu, dans un chapitre précédent, avec quelle habileté la procédure inquisitoriale était organisée en vue d'obtenir la condamnation. Quand, après une longue période d'inactivité relative, l'Inquisition fut de nouveau engagée dans la lutte contre les légions de Satan, elle aiguisa ses armes rouillées et les rendit plus tranchantes encore. On avait cessé d'entretenir des doutes au sujet des sentences d'acquittement ; on pouvait renvoyer l'accusé avec un verdict de « non prouvé », c'est-à-dire reconnaître que les griefs n'étaient pas établis ; mais l'inquisiteur avait pour stricte consigne de ne jamais déclarer l'inculpé innocent. Encore ceux qui bénéficiaient de cette douteuse clémence étaient-ils bien peu nombreux, car on épuisait toutes les ressources de la fraude et de la violence, de la ruse et de la torture pour établir la culpabilité ; en cela, on montrait moins de réserve encore que par le passé. Engagé dans une lutte personnelle contre Satan, l'inquisiteur était convaincu d'avance de la culpabilité des gens qui comparaissaient devant lui avec la réputation d'être adonnés à la magie ; en outre, on avait encore perfectionné les vieilles méthodes. Jadis, la résistance à la torture pouvait passer pour une preuve d'innocence ; désormais, ce ne fut qu'une preuve de plus de culpabilité, car Satan manifestait ainsi ses efforts en vue de sauver son serviteur ; il était du devoir du juge de vaincre le Démon, bien que fréquemment, comme le dit Sprenger, la sorcière se laissât déchirer en pièces plutôt que d'avouer. Si, comme autrefois, la torture ne pouvait être répétée, elle pouvait être continuée indéfiniment, avec des intervalles prolongés d'emprisonnement dans ces donjons dont l'horreur était à dessein aggravée afin d'épuiser les forces morales et physiques de la victime. Il est vrai que la confession n'était pas absolument indispensable : quand les témoignages étaient suffisamment probants, on pouvait condamner l'accusé sans aveux ; mais on estimait que le droit commun exigeait l'aveu du criminel lui-même ; c'est pourquoi on employait universellement la torture lorsqu'il était impossible d'obtenir une confession par d'autres moyens. Pourtant, en raison du don satanique de taciturnité, il valait mieux éviter d'y avoir recours ; aussi devait-on user librement de promesses de pardon, non plus vagues et dissimulées, comme autrefois, sous la trame suspecte des mots, mais positives et spécifiant une pénitence légère ou l'exil. Si la fraude réussissait, l'inquisiteur pouvait remettre à quelque autre magistrat le soin de prononcer la sentence, ou bien laisser s'écouler un laps de temps convenable, avant d'envoyer lui-même au bûcher la victime prise au piège. On recommandait également tous les autres moyens que nous avons vu employer par les premiers inquisiteurs, pour tromper le prisonnier et l'amener à la confession. Un signe nouveau et infaillible de culpabilité était l'impossibilité, pour la sorcière, de verser des pleurs durant la torture ou devant ses juges, bien qu'elle fût capable de pleurer abondamment en toute autre circonstance. En ce cas, il était recommandé à l'inquisiteur de l'adjurer, de pleurer, en rappelant les larmes d'attendrissement répandues sur le monde par le Christ en croix ; mais plus étaient pressantes les adjurations, plus, nous dit-on, les yeux de la sorcière devenaient secs. Cependant, telle était la logique ordinaire des démonologistes que, si la victime pleurait, c'était, à leur avis, une ruse du démon et ces larmes elles-mêmes ne pouvaient que nuire à l'accusée !

Mais le changement le plus significatif intervenu entre la vieille procédure et la nouvelle, avait trait à la peine capitale. Nous avons vu qu'en ce qui concernait l'hérétique, l'objet de la persécution était le souci de sauver l'âme du coupable ; à moins qu'il ne fût relaps, l'hérétique pouvait toujours racheter sa vie par la rétractation, au prix de l'emprisonnement perpétuel, avec la perspective d'une libération éventuelle, méritée par une docilité exemplaire. On ne saurait dire à quelle époque la règle se modifia à l'égard des sorcières. Quand elles étaient reconnues coupables par les tribunaux séculiers, elles étaient invariablement livrées au bûcher, et l'Inquisition en arriva à adopter le même système. En 1445, le concile de Rouen traite encore les sorcières avec une singulière mansuétude. Il prescrit d'adresser un sermon public aux invocateurs de démons, après les avoir coiffés de la mitre eu papier ; puis, s'ils abjurent, les évêques sont autorisés à les mettre en liberté après accomplissement d'une pénitence appropriée au crime ; après quoi, en cas de « rechute », il convient d'emprisonner à vie les ecclésiastiques et d'abandonner les laïques au bras séculier ; quant aux pratiques superstitieuses de gravité moindre et aux incantations, un mois de prison et de jeûne suffit, avec application d'une pénitence plus sévère encas de rechute. En 1448, le concile de Lisieux se contenta d'ordonner aux prêta-es de dénoncer comme excommuniés, les dimanches et jours de fêtes, tous les usuriers, sorciers et devins. En 1453, Guillaume Edeline se tira d'affaire par l'abjuration et la prison. En 1458, Jaquerius établit laborieusement que la sorcière ne mérite pas d'être traitée comme les autres hérétiques et d'être épargnée en cas de rétractation ; son argumentation même atteste que le changement était encore récent et exigeait une justification. En 1484, Sprenger déclare positivement que si, après rétractation, il convient d'emprisonner l'hérétique, il faut mettre à mort la sorcière, même si elle se repent ; apparemment, à cette époque, la doctrine nouvelle n'était plus contestée. Comme toujours, on affectait de rejeter la responsabilité de l'exécution sur les autorités séculières, car Sprenger ajoute que le juge ecclésiastique ne peut que se contenter d'absoudre la sorcière repentante et convertie de l'excommunication qui pesait sur elle ipso facto, et de la « libérer », en la livrant aux tribunaux laïques, pour qu'elle expie sur le bûcher les maux qu'elle a causés. Silvestre Priérias laisse transparaître l'inanité de cette réserve hypocrite dans ses conseils à l'inquisiteur. Si la sorcière se confesse et se repent, elle recevra le pardon et ne sera pas remise au bras séculier ; elle devra abjurer, bénéficiera de l'absolution et sera condamnée à l'emprisonnement perpétuel et au port d'une robe noire ; on lui fera revêtir cette robe et on la mènera jusqu'à la porte de l'église, — mais non en prison. L'Inquisition n'a plus désormais à s'occuper de la condamnée ; si le tribunal séculier est satisfait, tant mieux ; sinon, le juge séculier agira à sa guise. Ce qu'auraient dit les inquisiteurs, si le bon plaisir du juge avait été de mettre en liberté la sorcière, on peut s'en faire une idée par les imprécations de Sprenger contre les incrédules talques qui nient la réalité de la sorcellerie et dont l'indifférence, pesant sur le bras séculier, a laissé la secte maudite se développer à tel point que l'extirpation en parait presque impossible. Nous verrons plus loin l'indignation, plus édifiante encore, de Léon X, lorsque la seigneurie de Venise refusa de brûler les sorcières de Brescia, condamnées par l'Inquisition.

Tout aussi peu fondée était la prétention affichée par les inquisiteurs de n'infliger la peine du bûcher que pour faire expier aux sorcières le mal qu'elles avaient causé. Nous verrons, en effet, dans le cas des « Vaudois » d'Arras, que les condamnés furent brûlés sans hésitation, bien que le seul crime reproché à la plupart de ces malheureux fût la participation au Sabbat ; le tribunal ecclésiastique les livrait, à cet effet, aux magistrats séculiers, ou, parfois même, les brillait sans remplir cette formalité. En outre, Sprenger rapporte que, lorsqu'il s'agissait de sorcières puissantes, la peine de mort était souvent commuée en celle de l'emprisonnement perpétuel an pain et à l'eau, comme récompense pour celles qui trahissaient leurs complices, ce qui prouve qu'en réalité le sort de l'accusée était entièrement entre les mains de l'inquisiteur. Pourtant, dans un cas tout tau moins, il y eut, semble-t-il, un simulacre de jugement par le tribunal séculier, fait dont j'ai trouvé bien peu d'exemples dans des affaires d'hérésie. Le 5 novembre 1474, à Levone, en Piémont, Francesca Viloni et Antonia d'Alberto furent condamnées par l'inquisiteur en fonctions, Francesco Chiabaudi. La sentence ordonnait que les coupables fussent livrées au bras séculier, en déclarant qu'aucun châtiment corporel, direct ou indirect, n'était nécessaire, bien que les biens des condamnées fussent déclarés confisqués. Le jour même, l'inquisiteur-adjoint, Fra Lorenzo Butini, remit les deux femmes au podestat, Bartolomeo Pasquale, en rappelant, pour se protéger contre le reproche d' c irrégularité s, qu'il ne jugeait pas à propos de requérir un châtiment corporel, et qu'il ne consentirait pas à ce qu'on appliquât une semblable peine. Le podestat laissa passer deux jours ; puis, le 7 novembre, il tint une séance solennelle à laquelle la population fut convoquée à son de trompe. Les condamnées comparurent devant lui, et son consultore, ou conseiller légal, Lorenzo di Front, lui fit savoir que les femmes avaient été condamnées par l'Inquisition pour sorcellerie, hérésie et apostasie, et que, conformément aux lois, le podestat devait prononcer contre elles le châtiment légal du bûcher, ce qui fut fait incontinent. C'était évidemment une simple formalité ; le podestat, qui attribuait à l'une des sorcières la mort de deux de ses enfants, ne fut peut-être pas fâché de prendre une bonne part à la répression.

Comme autrefois, le seul moyen de défense était pour l'accusée de disqualifier les témoins comme ennemis personnels ; mais les juges avaient l'ordre de n'accepter que les motifs tirés d'une inimitié extrêmement violente, car, avec leur disposition habituelle à affirmer d'avance la culpabilité, ils étaient avertis que, presque toujours, l'affaire comportait quelque inimitié de la part des témoins, puisque les sorcières étaient odieuses à tout le Inonde. En même temps on respectait et l'on aggravait même les vieilles méthodes réduisant à un minimum cette faible chance de récusation. On taisait d'ordinaire les noms des témoins, ou, si on communiquait ces noms à l'accusée, on les brouillait de façon à la tromper ; on s'efforçait de l'empêcher de récuser les témoins les plus accablants en l'amenant soit à nier qu'elle les connût, soit, au contraire, à déclarer qu'ils étaient ses amis. Si elle insistait pour avoir connaissance des dépositions, on pouvait les lui montrer, mais non sans y avoir inséré des faits et des accusations étrangères à la cause, dans le pieux dessein de l'égarer.

Il fallait toujours, si possible, rejeter les appels. Hors de France, on ne pouvait faire appel qu'à Rome, soit pour refus de conseil, soit pour torture injustifiée, soit pour quelque autre procédure incorrecte. Encore l'inquisiteur avait-il le droit, comme nous l'avons vu, soit de refuser les apostoli, soit de remettre des lettres d'appel négatives. S'il avait, conscience du déni de justice et s'il prévoyait l'appel, il pouvait l'éviter en nommant un délégué chargé d'occuper sa place. Le danger des appels était, d'ailleurs, peu redoutable, car si l'accusée réclamait l'assistance d'un avocat, on ne lui permettait pas de le choisir. C'était l'inquisiteur qui le 5i8 désignait, et l'avocat était tenu de renoncer à la défense s'il savait que la cause était mauvaise ; il n'était pas autorisé à connaître les noms des témoins, et ses fonctions se bornaient à exhorter sa cliente soit à confesser sa faute, soit à récuser les témoins. S'il faisait des difficultés, causait des retards ou interjetait appel, il s'exposait à l'excommunication comme fauteur d'hérésie et devenait plus coupable que la sorcière elle-même. Avant qu'il acceptât sa mission, on devait dûment l'avertir de ses devoirs et des dangers qu'il encourait.

Deux procès jugés, en 1474, à Rivera, dans le Piémont, montrent quelles conséquences entrainait la méconnaissance de ces précautions salutaires. Nombre de sorcières avaient été brûlées, après en avoir, comme à l'ordinaire, dénoncé d'autres. L'affaire avait été instruite par Francesço Chiabaudi, chanoine régulier, qui tenait son mandat à la fois de l'évêque de Turin et de Michele de Valenti, inquisiteur de Lombardie. Inexpert et malhabile, il avait chargé Tommaso Balardi, prêtre paroissial de Rivera, de recueillir les informations préliminaires au sujet de cinq accusations nouvelles. Comme toujours, les preuves furent accablantes : Balardi arrêta les inculpées et leur donna dix jours pour produire des motifs les dispensant de la torture. En même temps, par une singulière ignorance de ses devoirs, il leur permettait de choisir des défenseurs ; elles confièrent leur défense à leurs maris, frères ou fils. Pour trois d'entre elles, ces défenseurs n'agirent pas et les procès furent menés comme A l'ordinaire, bien que les documents fragmentaires qui subsistent n'en fassent pas connaître l'issue. Les deux autres accusées, Guglielmina Ferreri et Margherita Cortina, furent plus heureuses. C'étaient, semble-t-il, de riches paysannes ; leurs familles obtinrent pour elles l'assistance de trois habiles légistes. Quand ces avocats furent admis devant le tribunal, toute l'accusation fut immédiatement ruinée. Chiabaudi, ignorant les privilèges (lue lui conférait la procédure inquisitoriale, fut absolument incapable de réprimer leur insolence. Il les laissa introduire des protestations contre l'irrégularité de l'instruction préliminaire et leur permit même, au mépris de tout précédent, de présenter des témoins à décharge. Ils poussèrent l'audace jusqu'à citer Balardi lui-même et lui tirent attester que les accusées étaient assidues à toutes les observances de la religion ; après quoi, ils prouvèrent surabondamment que les sorcières étaient pieuses et charitables, que des bruits fâcheux ne s'étaient élevés sur leur compte que depuis deux ans, lorsqu'on avait brûlé trois sœurs qui, disait-on, les avaient dénoncées dans leurs confessions. Chiabaudi chercha à se tirer d'affaire en nommant Antonio Valo, une des lumières juridiques de l'endroit, procurateur-fiscal ou accusateur — fonction inconnue de l'Inquisition à cette époque — ; mais les avocats des accusées le mirent promptement hors de combat. A chaque audience nouvelle, ils devenaient plus agressifs. Ils citaient carrément le Digeste et les règles du droit et de la justice, comme si ce genre de discussion n'avait pas été expressément interdit dans les procès inquisitoriaux. Finalement, ils déclarèrent à Chiabaudi que lui-même était suspect : comme chanoine, il n'avait pas le droit de quitter son couvent pour se charger d'une telle mission, et tous ses actes étaient entachés de nullité. L'ensemble des poursuites n'était, déclarèrent-ils, qu'une tentative pour extorquer de l'argent aux accusées et se partager ensuite le butin ; ils en appelèrent au vicaire épiscopal de Turin, en menaçant d'obtenir, au besoin, l'intervention du duc de Savoie lui-même. Chiabaudi plia sous la tempête qu'il avait imprudemment contribué à déchainer : en février 1375, il autorisa le transfert du procès au tribunal épiscopal de Turin. On ne saura sans doute jamais si, devant ces nouveaux juges, les malheureuses femmes eurent un sort meilleur ; mais cette affaire suffit à montrer la perfide habileté des dispositions recommandant aux inquisiteurs ordinaires de choisir prudemment les avocats et de menacer d'excommunication ceux qui défendraient leurs clientes. Un autre intérêt de cette affaire est que seule, peut-être, en exceptant le procès de Gilles de Rais, elle comporte la titis contestatio, élément proscrit de la procédure inquisitoriale.

Un cas beaucoup plus caractéristique et plus instructif, dont on possède par hasard, les détails, fut le procès des « Vaudois »[9], ou sorciers et sorcières d'Arras. Cette affaire montre l'affolement général qu'avait causé la sorcellerie, en même temps que l'efficacité des méthodes inquisitoriales, là même où le tribunal était subordonné à la juridiction suprême du Parlement de Paris.

En 1459, tandis qu'un chapitre général de l'Ordre dominicain siégeait à Langres, on brûla comme sorcier en cette ville un ermite nommé Robinet de Vaulx. Il avait été contraint à nommer tous les gens qu'il avait rencontrés au Sabbat ; parmi les individus dénoncés se trouvaient une jeune femme de folle vie, originaire de Douai, nommée Deniselle, et un certain Jean la Vitte, résidant à Arras. C'était un homme d'âge avancé, peintre et poète, qui avait écrit beaucoup de ballades en l'honneur de la Vierge et était généralement aimé, bien que, si l'on en juge par son surnom d'Abbé-de-peu-de-sens, il ne dût pas jouir de toutes ses facultés[10]. Pierre le Brousart, inquisiteur d'Arras, était présent au chapitre : à son retour dans son district, il fit, sans retard, rechercher les accusés. Deniselle fut vite arrêtée et jetée dans la prison épiscopale. Jean, l'évêque d'Arras, que nous avons vu promu au cardinalat en reconnaissance de l'activité qu'il déploya pour obtenir la révocation de la Pragmatique Sanction, était alors à Rome ; il avait pour suffragant un Dominicain, Jean, évêque in partibus de Beyrouth, ancien pénitencier du pape, et pour vicaires Pierre du Hamel, Jean Thibault, Jean Pochon et Mathieu du Hamel. Ces personnages prirent activement l'affaire en mains et trouvèrent un auxiliaire ardent en la personne d'un docteur en droit, doyen du chapitre, Jacques du Boys, qui s'ingéra dans le débat et poussa l'instruction avec une vigueur infatigable. Après application répétée de la torture, Deniselle confessa qu'elle avait assisté au Sabbat et nomma diverses personnes qu'elles y avait vues, entre autres Jean la Vitte. Celui-ci, déjà mis en cause par Robinet, s'était tenu caché, mais l'inquisiteur le découvrit à Abbeville, l'arrêta et l'emmena à Arras. Là, dans son désespoir, l'accusé, dès qu'il se vit en prison, essaya de se trancher la -langue avec un canif pour se mettre hors d'état d'avouer. Il ne réussit pas, et, bien qu'il demeurât longtemps incapable de parler, il n'échappa pas à la torture, car il pouvait tenir une plume et on l'obligea à fournir par écrit sa confession. Contraint de nommer tous les gens qu'il avait vus au Sabbat, il compromit un grand nombre de personnes, des nobles, des ecclésiastiques, des gens du bas peuple. Six nouvelles arrestations furent opérées dans cette dernière catégorie d'inculpés ; plusieurs femmes de la ville étaient du nombre. L'affaire menaçant de prendre des proportions inattendues, les vicaires s'effrayèrent et décidèrent de libérer tous les prisonniers. Alors Jacques du Boys et l'évêque de Beyrouth se constituèrent formellement plaignants ; l'évêque de Beyrouth se rendit à Péronne et ramena à Arras le comte d'Estampes, capitaine général de Picardie au nom de Philippe le Bon de Bourgogne. Ce fonctionnaire ordonna aux vicaires de faire leur devoir, en menaçant de les poursuivre s'ils s'y refusaient.

Sur les six accusés arrêtés en dernier lieu, quatre femmes confessèrent leur crime sous la pression de la torture et mirent en cause un grand nombre d'autres personnes. Les vicaires, incertains sur la procédure à suivre, transmirent les confessions à deux ecclésiastiques notables, Gilles Cartier, doyen de Cambrai, et Grégoire Nicolaï, official de la même ville ; ceux-ci répondirent que si les accusées n'étaient pas relapses et si elles prononçaient une rétractation, il ne fallait pas les mettre à mort, pourvu qu'elles n'eussent point commis de meurtre ni profané l'Eucharistie. — Notons ici une étape de transition entre la vieille procédure usitée contre les hérétiques et le nouveau système adopté contre les sorciers —. Mais Du Boys et l'évêque de Beyrouth étaient profondément imbus des idées nouvelles et insistèrent pour que tous les accusés fussent brûlés.11s déclarèrent que quiconque contestait la régularité de ce châtiment était également coupable de sorcellerie, et qu'il fallait associer au sort des prisonniers quiconque oserait les secourir ou les conseiller. Le salut de la Chrétienté était en jeu ; un bon tiers de ceux qui s'intitulaient chrétiens étaient secrètement adonnés à la sorcellerie, notamment nombre d'évêques, de cardinaux et de Grands Maîtres ; si ces criminels réussissaient à s'unir sons la conduite d'un chef, personne ne pouvait dire quels maux ils pourraient causer à la religion et à la société. Peut-être faut-il attribuer à l'un de ces personnages la paternité d'un traité rédigé sur ce sujet et dont un exemplaire, jadis propriété de Philippe-le-Bon, se trouve aujourd'hui à la Bibliothèque Royale de Bruxelles. L'auteur anonyme, qui signe « un prêtre », parle de la Vauderie comme d'une chose nouvelle et inouïe, dépassant en horreur les plus détestables erreurs entretenues par le paganisme depuis la naissance du monde. Il invite les prélats à se lever pour purger la Chrétienté de ces abominables sectaires, à exciter la population en dénonçant les plus damnables crimes de ces sorcières ; son éloquence s'enflamme surtout lorsqu'il s'adresse aux princes. Ce n'est pas sans motif qu'on porte le glaive devant ces derniers ; c'est pour leur rappeler qu'ils sont les ministres et les soldats de Dieu, et que leur devoir est de frapper sans pitié les criminels. Si l'on permet aux sectaires de se multiplier, il faut s'attendre aux plus effroyables catastrophes, dont se réjouit d'avance le Prince des Ténèbres. Les guerres et les haines se multiplieront ; la discorde et la sédition feront rage dans les campagnes, dans les cités, dans les royaumes ; les hommes tomberont morts par monceaux dans le massacre universel ; les enfants se soulèveront contre leurs parents, les vilains attaqueront les nobles. Ce n'était pas la religion seule, mais tout l'ordre social, que menaçaient les crimes de quelques prostituées et du pauvre homme dit l'Abbé-de-peu-de-sens !

Comme l'agent de Conrad Tors, au temps de Conrad de Marbourg, l'évêque de Beyrouth se flattait de reconnaître à première vue un « Vaudois » ou sorcier. S'unissant à Du Boys, il obtint une autre arrestation et amena le comte d'Estampes à stimuler l'activité des vicaires. Sous cette impulsion, une assemblée de tous les principaux ecclésiastiques d'Arras, auxquels se joignirent quelques juristes, se tint le 9 mai 1460, pour étudier les témoignages recueillis. Après une courte délibération, les accusés furent condamnés. Le lendemain, devant le palais épiscopal, en présence d'une foule qui était accourue de douze lieues à la ronde, les condamnés furent menés sur un échafaud, ainsi que le cadavre d'un d'entre eux, Jean le Febvre, qu'on avait trouvé pendu dans sa cellule. On les coiffa de mitres ornées de peintures qui les représentaient adorant le Diable. L'inquisiteur prononça le sermon, lut une description du Sabbat et des visites qu'y avaient faites les condamnés et demanda à chacun d'eux si cette relation était exacte : toué répondirent affirmativement. Ensuite, il donna lecture de la sentence les abandonnant au bras séculier, confisquant leurs biens immobiliers au profit du seigneur et leurs biens meubles au profit de l'évêque. Puis on les livra à leurs juridictions respectives : Deniselle fut remise aux autorités de Douai, qui étaient présentes à cet effet ; les autres furent réclamés par les autorités d'Arras. Aussitôt ils se mirent à pousser des cris, à affirmer qu'on les avait cruellement trompés, qu'on leur avait promis, s'ils se confessaient, de les renvoyer absous au prix d'un pèlerinage de dix à douze lieues, et qu'on les avait menacés du bûcher s'ils persistaient dans leurs dénégations. D'une seule voix, ils déclarèrent qu'ils n'étaient jamais allés à la Vauderie, que leurs confessions avaient été arrachées par la violence de la torture et par la séduction de promesses mensongères ; jusqu'au moment où les flammes étouffèrent leurs cris, ils supplièrent le peuple de prier pour eux et demandèrent à leurs amis de faire dire des messes pour le salut de leurs âmes. Les dernières paroles que put faire entendre l'Abbé-de-peu-de-sens furent celles-ci : Jesus autem transiens per medium illorum... Gilles Flameng, un avocat qui s'était activement mêlé à toute la procédure, fut particulièrement l'objet des reproches de ces malheureux ; ils le flétrirent comme un traître qui, par ses promesses frauduleuses, les avait poussés à leur perte.

Ce premier résultat mit en appétit les persécuteurs. L'exécution fut immédiatement suivie de l'arrestation de treize personnes, dont six filles publiques, mises en cause par les confessions et appréhendées à la requête des inquisiteurs. Cependant les organisateurs de l'affaire commençaient à se lasser de poursuivre un si pauvre gibier ; ils eurent l'audace de frapper plus haut. Le 22 juin, les citoyens d'Arras furent stupéfiés par l'arrestation de l'échevin Jean Tacquet, l'un des plus riches d'entre eux ; le lendemain fut arrêté à son tour Pierre des Carieulx, homme également fort riche ; le jour suivant, on s'attaqua au chevalier Payen de Beauffort, un septuagénaire, chef d'une des plus anciennes et des plus riches familles de la province, qui avait prouvé sa piété en fondant trois couvents. Ayant appris que son nom figurait sur la liste des accusés, il déclara que, fût-il-éloigné de mille lieues, il reviendrait affronter les accusations ; en effet, il était revenu à la ville dans cette intention. Dans son hôtel de la Chevrette, ses enfants et ses amis lui avaient instamment conseillé de fuir s'il se jugeait coupable ; mais il avait affirmé son innocence sous les serments les plus solennels. On n'avait pas osé l'arrêter sans avoir obtenu, par l'entremise de Philippe de Saveuse, l'assentiment de Philippe-le-Bon ; le comte d'Estampes s'était rendu à Arras pour procéder à l'arrestation et refusa de recevoir le prisonnier qui sollicitait une entrevue. Le 7 juillet eu lieu un autodafé où fut réglé le sort de sept des prévenus arrêtés le 9 mai ; cinq furent brûlés ; comme les premières victimes, ils affirmèrent que leurs confessions avaient été arrachées par la torture, et moururent en réclamant les prières de tous les bons chrétiens. Les deux autres furent condamnés à un emprisonnement de durée limitée, sous prétexte qu'ils n'étaient pas revenus sur leur première confession ; cette procédure tout à fait incorrecte avait pour objet de faciliter les condamnations futures.

L'affaire commençait à soulever l'attention et la colère publique. Philippe-le-Bon était inquiet, ayant appris qu'à Paris et ailleurs on l'accusait d'empoisonner les plus riches de ses sujets pour confisquer leurs biens. Aussi envoya-t-il, comme surveillants, à Arras, son confesseur, Dominicain et évêque in partibus de Selimbris, et le chevalier Baudouin de Noyelles, gouverneur de Péronne ; de son côté, le comte d'Estampes délégua son secrétaire, Jean Forme, ainsi que Philippe de Saveuse, le seigneur de Crèvecœur, bailli d'Amiens et le lieutenant de ce dernier, Guillaume de Berri. Le premier soin des nouveaux venus semble avoir été de s'assurer une part dans les dépouilles. Le 16 juillet, Baudoin de Noyelles arrêta Antoine Sacquespée, l'un des échevins et des plus riches citoyens, qu'on avait vivement engagé à fuir, mais qui, comme Beauffort, avait déclaré qu'il aurait fait un millier de lieues pour venir tenir tête aux accusateurs. Le lendemain, on arrêta un autre échevin, Jean Josset, ainsi qu'un sergent-de-ville nommé Henriot Royville ; trois autres citoyens, dont l'arrestation était imminente, prirent la fuite ; deux d'entre eux étaient des hommes riches, Martin Cornille et Willaume le Febvre, et le comte d'Estampes les poursuivit, sans succès, jusqu'à Paris. A ce moment une terreur panique envahit la population ; nul ne savait si son tour n'allait pas bientôt venir ; on osait à peine sortir de la ville, de peur qu'un départ ne fût interprété comme un aveu ; d'autre part, les citoyens absents étaient partout mal reçus et pouvaient à peine trouver un gîte. De même, les étrangers ne se risquaient plus à se rendre dans la ville. Arras, centre manufacturier prospère, souffrait énormément dans sa richesse industrielle. Les marchands perdaient tout crédit ; les créanciers réclamaient importunément le règlement des comptes, car tout homme courait le risque de la confiscation, et nous savons qu'en pareille occurrence les droits des créanciers étaient abolis. Les vicaires s'efforcèrent de calmer l'alarme et le désarroi de la cité, en proclamant que nul innocent ne devait redouter l'arrestation, attendu qu'on arrêtait seulement les gens que huit ou dix témoins juraient avoir vus au Sabbat : en réalité, on constata plus tard que nombre d'accusés avaient été appréhendés sur le témoignage d'un seul ou de deux dénonciateurs.

A la fin, on envoya, aux frais des prisonniers, l'inquisiteur, les vicaires et Gilles Flameng soumettre au duc de Bourgogne, à Bruxelles, l'ensemble des témoignages recueillis. Le duc convoqua une grande assemblée d'ecclésiastiques et de docteurs de Louvain, qui discutèrent gravement refaire. Certains soutenaient, d'après le Cap. Episcopi, que le Sabbat n'était qu'une fiction ; d'autres le tenaient pour use réalité. On n'arriva à aucune conclusion : le due finit par congédier les vicaires, en les faisant accompagner de son héraut, Toison d'Or — Lefebvre, seigneur de Saint-Rémy —, en qui il avait grande confiance, et qui devait assister à tous les interrogatoires. Ces personnages arrivèrent à Arras le 14 août, et, à partir de cette époque, on n'opéra plus d'arrestations, bien que la liste des citoyens incriminés comprit encore un grand nombre de noms. Les prisonniers furent traités avec moins de cruauté et, sur les procès en cours, quatre seulement furent retenus et achevés. Les procès-verbaux furent envoyés à Bruxelles pour que le duc en prit connaissance, et furent rapportés à Arras, le 12 octobre, par le président de la chambre ducale, Adrien Colin, en présence duquel les accusés furent interrogés à nouveau. Finalement, le 21 octobre, on réunit l'assemblée ordinaire, immédiatement suivie de l'autodafé ; le sermon ut prononcé par l'inquisiteur de Cambrai : les sentences furent lues par l'inquisiteur d'Arras et par Michel du Hamel.

Les quatre coupables n'eurent pas tous le même sort. La sentence concernant le chevalier de Beaufort déclarait que l'accusé avait confessé être allé trois fois au Sabbat, deux fois à pied, une autre fois en volant dans l'air sur un bâton enduit d'un onguent magique. Il avait refusé de livrer son âme à Satan, mais il avait donné au Démon quatre de ses cheveux. L'inquisiteur lui demanda si ces faits étaient exacts ; Beaufort répondit affirmativement et implora la pitié des juges. L'inquisiteur annonça alors que, puisque l'accusé avait avoué sans torture et n'avait jamais rétracté sa confession, il ne serait pas coiffé de la mitre, ni livré au bûcher, mais simplement fouetté (peine que l'inquisiteur lui infligea sur le champ, sans cependant dépouiller le pénitent de ses vêtements) ; de plus, il subirait sept ans d'emprisonnement et paierait toute une série d'amendes destinées à des œuvres pies, se montant à un total de huit mille deux cents livres, dont quinze cents pour l'Inquisition. Mais, outre ces amendes publiquement annoncées, Beauffort dut payer quatre mille livres au duc de Bourgogne, deux mille au comte d'Estampes, mille au seigneur de Crèvecœur et cent au lieutenant de ce dernier, Guillaume de Berri[11].

Puis vint le riche échevin Jean Tacquet. Il reconnaissait être allé au Sabbat dix fois ou davantage. Il s'était efforcé de secouer le joug de Satan, mais le Démon l'avait-contraint à l'obéissance en le frappant cruellement à coups de nerf de bœuf. Il fut condamné à être fouetté, pénitence qui lui fut infligée comme à Beauffort, à dix ans de prison et à des amendes se montant à un total de quatorze cents livres, dont deux cents revenaient à l'Inquisition. Mais on lui extorqua, comme à Beauffort ; des amendes non prévues par le jugement.

Le troisième condamné était Pierre du Carieulx, autre citoyen fortuné. La sentence rapportait qu'il avait assisté au Sabbat un nombre incalculable de fois ; tenant un cierge Allumé, il avait baisé sous la queue le Démon qui avait pris la forme d'un singe ; il avait livré son âme à Satan par un pacte signé de son sang ; il avait remis trois fois à l'Abbé-de-peu-de-sens des azymes consacrés reçus à l'occasion de Pâques. Ces hosties, mêlées A des os de pendus, qu'il avait recueillis sous les gibets, et au sang de jeunes enfants, dont quatre avaient été tués par lui, avaient servi à préparer une pommade infernale et certaines poudres, à l'aide desquelles les deux sorciers blessèrent des hommes et des bêtes. Quand on lui demanda de confirmer ces aveux, il les révoqua, en déclarant qu'on les lui avait arrachés par la torture ; il aurait poussé plus loin les récriminations si on ne lui avait imposé silence. Il fut abandonné à la justice séculière ; les échevins le réclamèrent comme leur administré ; ils pigèrent les frais de son emprisonnement et prirent livraison du condamné. A l'Hôtel de Ville, ils lui accordèrent la parole ; il disculpa alors tous les citoyens qu'il avait accusés et dont beaucoup, échevins et simples particuliers, étaient présents, disait-il ; il ajouta que, sous l'effet de la torture, il avait mis en cause tous les gens qu'il connaissait ; la liste eût été plus longue encore, s'il avait connu plus de personnes. Il fut brûlé le jour même.

Le quatrième condamné était Huguet Aubry, homme d'une vigueur et d'une résolution peu communes. En dépit de la torture la plus cruelle et la plus longue, il n'avait rien avoué. Il avait été accusé par neuf témoins ; on lui promit de le traiter avec pitié s'il consentait à avouer ; mais il répéta qu'il ne savait ce qu'était la Vauderie et qu'il n'était jamais allé au Sabbat. L'inquisiteur lui rappela alors qu'il avait rompu son ban et avait été repris, ce qui constituait un chef de culpabilité. Il se jeta à genoux et implora la merci des juges ; il fut condamné à vingt ans d'emprisonnement, au pain et à l'eau. C'était là un verdict tout à fait irrégulier que n'aurait jamais permis le strict respect de la procédure ordinaire ; en effet, il y avait contre lui des témoignages probants, et son endurance de la torture prouvait uniquement que Satan l'avait favorisé du don de taciturnité.

La persécution n'alla pas plus loin. Il n'y avait eu que vingt-quatre arrestations et douze exécutions. Ce résultat aurait semblé dérisoire plus tard, à l'époque où la sorcellerie fit rage ; mais la nouveauté du fait en Picardie, le caractère des victimes et l'intervention ultérieure du Parlement attirèrent sur cette affaire une attention peu proportionnée à son importance. Si la poursuite se termina si brusquement, la faute en est peut-être imputable à Philippe de Saveuse. Ce dernier, en faisant torturer les femmes, cherchait non seulement à condamner Beauffort, mais à incriminer les seigneurs de Croy et d'autres personnages dont la perte servait sa cupidité et, probablement, ses intérêts, politiques. Les seigneurs de Croy étaient alors tout-puissants à la cour ducale, et assurément ils usèrent de leur crédit pour faire obstacle à ce mécanisme ecclésiastique qui était assez fort pour les broyer eux-mêmes. Ce fut, selon toute apparence, la répétition de ce qui se passa lors des poursuites entamées par Conrad de Marbourg contre le comte de Sayn.

Quel que fût le motif de cette interruption, l'inquisiteur et les vicaires mirent un terme aux poursuites, sans consulter l'évêque de Beyrouth, Jacques du Boys, Philippe de Saveuse, ni les autres personnages qui les pressaient d'achever leur bonne besogne. En vain Saveuse insista-t-il sur les terribles dangers dont la Chrétienté était menacée, du fait des innombrables sorciers, dont beaucoup occupaient une situation élevée dans la hiérarchie de l'Église ou à la cour des princes. En vain joua-t-on la dernière carte, en faisant courir, pour terrifier les gens superstitieux, le bruit que l'Antéchrist était né et que les sorciers seraient ses auxiliaires[12].

Un à un, les accusés furent mis en liberté, dès que chacun d'eux eut réussi à recueillir l'argent nécessaire pour payer les frais de l'emprisonnement et de la procédure. Ce fut là une des conditions de la mise en liberté pour tous, sauf pour ceux qui se trouvaient absolument dénués de ressources. Quelques-uns durent subir la formalité de la « purgation » par des cojureurs, Antoine Sacquespée, notamment, qui s'était laissé torturer sans avouer dut fournir sept compurgateurs, et ne se tira d'affaire qu'en abandonnant une partie de son avoir. D'autres reçurent des pénitences légères ; c'est ainsi qu'une certaine Jennon d'Amiens, qui avait avoué après plusieurs applications de la torture, fut tenue seulement d'accomplir un pèlerinage à Notre-Dame d'Esquerchin, sanctuaire distant de cinq lieues. Un pareil dénouement prouve que toute l'affaire n'était qu'une fraude. Mais un cas plus singulier encore fut celui d'une fille de joie nommée Belotte, qui, torturée à plusieurs reprises, avait confessé ses crimes. On l'aurait brillée, avec les autres femmes, le 9 mai, si le hasard, on quelque intervention bienveillante n'avait voulu que sa mitre ne fut pas prête. L'exécution avait été différée ; finalement, Belotte fut simplement bannie du diocèse, avec ordre d'accomplir un pèlerinage à Notre-Dame-de-Boulogne. Sur la totalité des personnes arrêtées, neuf eurent la constance de subir une torture généralement longue et cruelle, sans confesser les crimes qu'on leur imputait. Quand la terreur se fut dissipée, le sentiment populaire se traduisit en couplets satiriques qui coururent les rues, tournant en ridicule les principaux acteurs du drame. La strophe consacrée à Pierre le Brousart dépeignait l'inquisiteur, avec sa blanche barrette, « son nez velu et sa trogne maugrinne » prenant place au premier rang dans la partie, pour torturer ces pauvres gens, qu'il appelait sorciers et sorcières. « Mais il ne sait que ce qu'on lui a dit ; sa seule pensée, en tout cela, est de prendre et de garder, à tout hasard, les biens et les effets des victimes. En cela, d'ailleurs, il a manqué son but et s'est laissé jouer. » Les vicaires, leurs avocats et l'assemblée d'experts sont tous considérés comme coupables et les couplets s'achèvent par des menaces à leur adresse : « Mais vous serez tous punis en un tas, [et saurons tous qui émeut la merveille] de mettre sur les Vaudois en Arras »[13].

La prophétie ne laissa pas de se réaliser en partie. Il y avait heureusement, en France, un Parlement qui avait réussi à établir sa juridiction tant sur les grands vassaux que sur l'inquisition, et les relations entre les cours de Paris et de Bruxelles étaient de nature à encourager son intervention. Beauffort, avant son interrogatoire, avait fait appel à ce tribunal suprême ; l'appel avait été méprisé et supprimé, mais la fils du prévenu, Philippe, était allé porter à Paris le récit des injustes traitements subis par son père. Le Parlement fut lent à agir ; cependant, le 16 janvier 1461, Philippe revint à Arras en compagnie d'un huissier chargé d'amener Beauffort devant le Parlement après avoir procédé à une enquête. Cet huissier recueillit des dépositions et, le 25, suivi des quatre fils de Beauffort et de trente hommes bien armés, se présenta devant les vicaires. Ceux-ci, effrayés de cette imposante démonstration, refusèrent de le recevoir ; mais il se rendit au palais épiscopal, prit, de vive force, les clefs de la prison et emmena Beauffort à la Conciergerie de Paris, après avoir notifié aux vicaires de venir répondre de leurs actes, devant le Parlement, le 25 février. L'affaire était désormais assez avancée pour qu'on et entamer une instruction légale où seraient entendues les deux parties. Les condamnés punis de prison furent mis en liberté et menés à Paris, où leur témoignage confirma celui de Beauffort. Les conspirateurs étaient fort alarmés. Jacques du Boys, le doyen, qui avait été le promoteur de toute la poursuite, devint fou lorsqu'il vit approcher la date fixée pour sa comparution ; il recouvra ensuite la raison, mais sa force physique l'abandonna ; il s'alita, et le séjour au lit lui donna des ulcères qui creusèrent horriblement sa chair. Il mourut au bout d'un an environ ; certaines personnes attribuèrent à des maléfices, d'autres à la vengeance divine ce qui n'était qu'un trouble mental, ayant provoqué une démence temporaire suivie d'une atonie physique complète. L'évêque de Beyrouth, jeté en prison et accusé d'avoir organisé tout le complot, réussit à s'échapper, — par miracle, affirma-t-il. Il accomplit un pèlerinage à Compostelle, et, à son retour, obtint le poste de confesseur de la reine douairière, Marie, veuve de Charles VII, auprès de laquelle il fut en sûreté. D'autres personnages, qui avaient joué des rôles importants dans la tragédie, quittèrent Arras pour se soustraire à la haine de leurs concitoyens. Cependant, la procédure légale traînait en longueur, avec ces interminables délais dont le Parlement était coutumier et qu'augmentaient encore, en l'espèce, les vicissitudes politiques du moment. La décision finale fut rendue seulement en 1491, trente ans après les premiers actes, alors que toutes les victimes avaient disparu de la scène, à l'exception de l'indomptable Huguet Aubry, qui survécut pour jouir d'une imposante réhabilitation. Le 18 juillet, le décret fut proclamé du haut d'une estrade dressée sur la place même où avaient été prononcées les sentences. Les magistrats avaient reçu l'ordre de déclarer cette journée jour férié, d'offrir des prix à la meilleure folie moralisée et à la meilleure pure folie, et d'envoyer avis de la fête à toutes les villes avoisinantes, si bien qu'une foule de huit à neuf mille personnes se trouva réunie. Après un sermon qui dura deux heures et demie et que prononça le célèbre Geoffroi Broussart, plus tard chancelier de l'Université, on procéda à la lecture du décret. Le duc de Bourgogne était condamné â payer les dépens ; les procédures et les formules de condamnation seraient déchirées et détruites comme injustes et entachées d'abus ; les accusés et condamnés seraient réhabilités : toutes les confiscations et amendes seraient restituées ; chacun des vicaires paierait douze cents livres, Gilles Flameng mille livres, Saveuse cinq cents, d'autres des sommes moins fortes, en tout six mille cinq cents livres ; sur ce total, quinze cents livres seraient consacrées à l'institution d'une messe quotidienne pour le repos de l'âme des victimes exécutées et à l'érection d'une croix sur l'emplacement du bûcher. De plus, les tortures cruelles et inusitées employées dans ces procès étaient dorénavant interdites à tous les tribunaux séculiers et ecclésiastiques. Ce fut peut-être la seule occasion où l'on vit un inquisiteur comparaître comme prévenu devant un tribunal laïque pour défendre les actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions. On ne peut s'empêcher de penser que, si le concile de Vienne avait fait son devoir avec le courage que montra alors le Parlement, l'affaire des Templiers, analogue à celle-ci sur beaucoup de points, aurait pu se terminer autrement. Le contraste entre cette décision du Parlement et la procédure de, réhabilitation suivie à l'égard de Jeanne Darc, montre combien, pendant l'intervalle, l'Inquisition avait perdu de son prestige[14].

Ces événements présentent, outre leur intérêt général dans l'histoire de la sorcellerie et de la persécution des sorcières, certains traits qui méritent une attention spéciale, parce qu'ils montrent l'application pratique des méthodes de procédure étudiées plus haut. En premier lieu, il est évident qu'à aucun moment on ne permit aux accusés de faire appel aux services d'un avocat. Puis, ce tribunal épiscopal et inquisitorial n'admit pas que les prévenus en appelassent même au Parlement, dont nul ne contestait, pourtant, la juridiction suprême. On sait que la tentative de Beauffort, pour interjeter appel, fut repoussée avec mépris. Quand Willaume le Febvre, qui s'était enfui à Paris et s'y était constitué prisonnier pour répondre à toutes les accusations, envoya son fils Willemet signifier appel, en compagnie d'un notaire, la mission parut, à juste titre, des plus périlleuses. Après avoir guetté l'instant propice, Willemet et le notaire remirent signification de l'appel à un des vicaires, puis sautèrent en selle et partirent à bride abattue pour Paris. Mais les vicaires envoyèrent à leur poursuite des cavaliers bien montés qui les surprirent à Montdidier et les ramenèrent à Arras. Jetés en prison ainsi que nombre d'amis et de parents qui avaient eu connaissance de leur projet et ne les avaient pas trahis, ils ne furent remis en liberté que lorsqu'ils eurent consenti à retirer l'appel. Ainsi cette démarche légale était considérée comme un délit justifiant des mesures de rigueur. Mais on comprend moins facilement la méprisante indifférence avec laquelle fut accueillie une bulle papale. Martin Cornille, l'autre fugitif, avait adopté un plan différent. Il portait sur lui une forte somme d'argent dont il consacra une partie à l'obtention d'une bulle de Pie II, bulle renvoyant toute l'affaire devant Gilles Chartier, Grégoire Nicolaï de Cambrai et deux des vicaires d'Arras. Ces ordres pontificaux furent apportés à Arras, en août 1460, par le doyen de Soignies, et l'on n'en entendit plus parler ; cependant cette intervention contribua peut-être à tempérer l'ardeur de ceux qui espéraient tirer profit des poursuites.

Les moyens employés pour obtenir les confessions montrent que Sprenger ne faisait que rapporter l'usage de l'époque lorsqu'il conseillait de recourir, en cas de besoin, à toutes les ressources de la fraude ou de la violence. - Les promesses d'impunité ou de pénitence légère furent prodiguées à des gens qu'on avait résolu de briller, et l'on ajoutait à ces offres séduisantes la menace du bûcher comme châtiment de la taciturnité. La confession arrachée sans torture à Beauffort excita l'étonnement général, jusqu'au jour où l'on sut que, lors de son arrestation, après qu'il eut attesté sous serment son innocence, Jacques du Boys l'avait supplié de confesser son crime, allant jusqu'à se jeter à genoux pour le conjurer de céder, lui assurant que, s'il refusait, rien ne pourrait le sauver du bûcher, que tous ses biens seraient confisqués et ses enfants réduits A la mendicité, au lieu que, s'il avouait, il serait mis en liberté avant quatre jours sans humiliation publique ni dommage. Comme Beauffort faisait observer qu'en agissant ainsi il commettait un parjure, Du Boys l'invita A ne point se mettre en peine, attendu qu'on lui donnerait l'absolution. Ceux dont la force d'âme était capable de résister A ces procédés furent torturés sans pitié ni mesure. Les femmes furent fouettées avec une effroyable brutalité. Huguet Aubry fut retenti en prison pendant onze mois : on le tortura à quinze reprises, espacées par des intervalles de repos ; quand les bourreaux ne surent plus quels supplices imaginer, ils le menacèrent de le noyer et le jetèrent dans la rivière, puis le menacèrent de la potence et le suspendirent à un arbre après lui avoir bandé les yeux. La résolution du petit Henriot fut éprouvée par sept mois d'incarcération ; il fut également torturé quinze fois ; on lui « chauffa » la plante des pieds, au point qu'il demeura estropié toute sa vie. On cite également d'autres malheureux dont l'endurance fut mise à forte épreuve ; il est question de procédés nouveaux, tels que d'entonner par le gosier de l'huile et du vinaigre, et d'autres formes de torture que la loi ne reconnaissait pas.

En ce qui touche la peine capitale, notons qu'aucun des condamnés n'était relaps et que, d'après l'ancienne pratique inquisitoriale, tous auraient dû être frappés de simple emprisonnement. On ne put même pas alléguer que leur exécution était le châtiment des maux qu'ils avaient fait subir à autrui, puisque, exception faite de Pierre du Carieulx, le seul délit qu'on leur reprochât était la participation au Sabbat. D'autre part, on ne pouvait recourir au subterfuge, imaginé plus tard par certains auteurs, d'assigner une pénitence sans s'enquérir de la peine que le pouvoir séculier jugerait bon d'appliquer. En effet, les condamnés furent formellement livrés aux magistrats pour être brûlés, et si, lors du premier autodafé, la sentence de mort fut prononcée par les échevins, cette formalité fut même négligée lors de la seconde exécution et les victimes furent directement traînées du lieu où avait été proclamée la sentence au lieu du supplice.

Un détail curieux de toute cette affaire fut l'incrédulité absolue qu'elle rencontra partout. De même que les charges accumulées contre les Templiers n'avaient trouvé crédit en aucun lieu hors de France, il n'y avait pas, dit-on, hors des murs d'Arras, une personne sur mille qui crût à la réalité des accusations. Ce fut un grand bonheur, car les victimes avaient naturellement désigné 'parmi leurs complices nombre d'individus résidant en d'autres localités, et l'incendie se serait rapidement propagé par tout le pays, s'il s'était trouvé des agents aussi actifs que ce Pierre le Brousart, qui avait apporté le brandon de Langres à Arras. Sur la foi de révélations arrachées à ceux qui avouèrent, on arrêta quelques personnes à Amiens ; mais l'évêque, ecclésiastique cultivé qui avait longtemps résidé à Rome, remit promptement les prisonniers en liberté et déclara qu'il mettrait hors de cause quiconque serait traduit devant son tribunal, attendu qu'il ne croyait pas à la possibilité de semblables crimes. A Tournai, des arrestations furent également opérées et un ardent débat s'engagea à ce sujet ; le résultat fut la mise en liberté des prévenus, bien qu'un ecclésiastique des plus réputés, Jean Taincture, eût composé un traité où il établissait minutieusement leur culpabilité. Il en fut de même des accusés qui réussirent à prendre la fuite. Martin Cornille, arrêté en Bourgogne et traduit devant l'archevêque de Besançon, fut acquitté sur la foi d'informations recueillies à Arras. Willaume le Febvre se constitua prisonnier entre les mains de l'évêque de Paris ; l'inquisiteur de Paris se rendit à Arras pour prendre connaissance des témoignages relatifs à cet inculpé ; les vicaires lui soumirent les confessions qui incriminaient Willaume. Le résultat fut que le tribunal, composé de l'archevêque de Reims, de l'évêque de Paris, de l'inquisiteur de France et de divers docteurs en théologie, acquitta le prévenu et, de plus, l'autorisa à poursuivre les vicaires en réclamant une réparation d'honneur et des mages et intérêts[15]. Évidemment, jusqu'à ce moment, l'excitation causée par la sorcellerie était en grande partie factice ; c'était une invention due à un nombre assez restreint d'ecclésiastiques et de juges crédules. La masse des ecclésiastiques et des juristes instruits étaient disposés à accepter la définition du Cap. Episcopi et à regarder la sorcellerie comme une fiction. Si l'Eglise, au lieu de stimuler la superstition croissante avec toute l'autorité du Saint-Siège, avait résolument réprimé cette erreur, elle aurait pu épargner à la, Chrétienté une somme infinie de souffrances et l'effusion de torrents de sang.

 

D'ailleurs, l'épidémie de sorcellerie ne s'était pas développée rapidement. La première description détaillée que l'on en possède se trouve dans le Formicarius de Nider, écrit en 1337. Bien que Nider lui-même semble avoir parfois agi en qualité d'inquisiteur, il déclare tirer principalement ses informations des travaux de Pierre de Berne, juge séculier qui avait brûlé un grand nombre de sorciers et de sorcières et en avait chassé un grand nombre d'autres du territoire bernois, infesté de ce fléau depuis une soixantaine d'années. Cela placerait l'origine de la sorcellerie en cette région vers la fin du XVe siècle ; Silvestre Priérias la fait dater, comme nous l'avons vu, des premières années du ive. Bernard de Côme, qui écrivait en 1510, indique une date quelque peu antérieure ; d'après lui, les registres de l'Inquisition de Côme attestent que l'existence de la sorcellerie remontait à cent cinquante ans. Il est fort vraisemblable, en effet, que la transformation graduelle de la magie ordinaire en sorcellerie dut commencer vers le milieu du XIVe siècle. Le grand juriste Bartolo, qui mourut en 1357, avait, en qualité de juge à Novare, jugé et condamné une femme qui confessa avoir adoré le Diable, foulé aux pieds la croix et tué des enfants en les touchant ou- en les fascinant. Ce symptôme de la sorcellerie nouvelle était si inattendu pour lui qu'il fit appel aux lumières des théologiens. Il ne fut pas question, semble-t-il, du Sabbat ; mais les croyances populaires relatives à Roide, à dame l'abonde et à leurs compagnes étaient déjà répandues et l'épanouissement de ces diverses superstitions n'était plus qu'une question de temps. Dès 1353 on trouve une allusion à la danse des sorcières dans un procès jugé à Toulouse. Ainsi les contes s'amplifièrent grâce à l'adroite action de juges comme Pierre de Berne et finirent par prendre la forme complète et définie qu'ils ont dans Nider. Ce dernier reconnaît également tout ce qu'il doit aux travaux de l'inquisiteur d'Autun, ce qui donne à croire que la sorcellerie était dominante en Bourgogne à une époque relativement reculée. En 1424, il est question d'une sorcière nommée Finicella, brûlée à Rome pour avoir causé la mort de plusieurs personnes et en avoir ensorcelé d'autres. D'après Pierre de Berne, le mal avait eu pour premier auteur un certain Scavius, qui se vantait ouvertement de sa puissance et échappait toujours au châtiment en se métamorphosant en souris, jusqu'au jour où, ayant eu l'imprudence de s'asseoir auprès d'une fenêtre, il avait été assassiné du dehors. Son principal disciple fut Poppo, qui lui—même fut le maitre de Staedelin ; ce dernier tomba aux mains de Pierre et, après quatre applications énergiques de la torture, confessa tous les secrets de la secte. Les détail fournis par lui sont à peu près ceux que nous avons rapportés plus haut, ce qui montre que les inquisiteurs suivants, s'inspirant de Nider, étaient versés dans leur art et savaient obtenir des confessions répondant à leurs idées préconçues. Il y a, naturellement, quelques variantes sans importance ; comme nous l'avons déjà vu, on faisait bouillir les enfants tués et le brouet magique servait à opérer des conversions ; avec la partie solide, on composait un onguent employé dans les rites sacrilèges. D'autre part, on ne devait pas avoir encore adopté la théorie de l'impuissance de la sorcière contre les officiers de justice, car ceux-ci passèrent pour courir de grands dangers dans l'accomplissement de leurs fonctions. Ce fut seulement par l'observance rigoureuse de ses devoirs religieux et par l'usage constant du signe de la croix, que Pierre de Berne eut la vie sauve ; un jour même, au château de Blankenburg, il faillit périr : comme il montait précipitamment, le soir, un escalier élevé, il oublia de se signer et fut violemment précipité au bas des marches, — par une intervention évidente de la sorcellerie, comme il l'apprit, par la suite, d'un prisonnier qu'il tortura[16].

Bien qu'une sorcière jugée à Provins en 1452 déclarât que, dans toute la France et la Bourgogne, le nombre total des sorcières ne dépassait pas une soixantaine, aucune personne superstitieuse n'acceptait un chiffre aussi modéré. En 1453 on voit surgir une épidémie de sorcellerie en Normandie, où les sorcières étaient communément appelées Scobaces, du mot scoba, balai, rappelant leur mode favori pour se rendre au sabbat. La même année se présenta le cas de Guillaume Edeline, qui excita une grande surprise en raison du caractère de l'inculpé, célèbre docteur en théologie et prieur de Clairvaux, en Franche-Comté. Dans son abjuration, il déclare que, pour se réconcilier avec un noble du voisinage dont il redoutait la haine, il avait sollicité l'admission au Sabbat en 1438, et, là, avait rendu hommage au Démon et renoncé à la foi chrétienne. Un jour, le Démon s'était présenté à lui sous la forme d'un homme de haute stature ; d'autres fois, il avait pris l'aspect d'un bouc et Guillaume l'avait baisé sous la queue. Le néophyte s'était vu promettre divers avantages terrestres, s'il consentait à affirmer dans ses sermons la fausseté des récits relatifs aux sorciers ; cette prédication accrut grandement, dit-on, le nombre des sorciers en empêchant les juges de les punir. Poursuivi devant Guillaume de Floques, évêque d'Evreux et Roland Lecozie, inquisiteur de France, il persuada à l'Université de Caen de prendre sa défense ; mais l'évêque obtint l'appui de l'Université de Paris et le prévenu fut reconnu coupable. Sa confession atteste la rigueur des méthodes employées dans son procès ; sa sentence trahit l'incertitude de la procédure à ce moment, car il ne fut pas brûlé, mais autorisé à abjurer et puni d'emprisonnement perpétuel au pain et à l'eau. A l'autodafé, l'inquisiteur rappela la haute dignité naguère occupée par le condamné et le caractère édifiant de ses enseignements ; le malheureux fondit en larmes et implora le pardon de Dieu. Il fut jeté dans une basse-fosse, où il languit pendant quatre ans, en donnant tous les signes de la plus vive contrition. Un jour on le trouva mort, dans son cachot, dans l'attitude de la prière.

L'épidémie gagnait du terrain : en 1446, plusieurs sorcières furent brûlées à Heidelberg par l'inquisiteur, qui exécuta en 4447 une autre sorcière passant pour l'éducatrice des premières. Mais on n'avait pas encore adopté, en ce genre d'affaires, une pratique uniforme, car en cette même année 1447, à Braunsberg, une femme convaincue de sorcellerie fut simplement envoyée en exil à une distance de deux mille allemands, après qu'on eût exigé d'elle trois cautions formant une somme totale de dix marcs.

Ce fut probablement vers cette époque que les inquisiteurs de Toulouse brûlèrent activement les nombreuses sorcières de Dauphiné et de Gascogne, comme le rapporte Alonso de Spina qui admira, sur les murs de l'Inquisition toulousaine, des peintures composées d'après les données fournies par les confessions ; on y voyait le Sabbat et ses adeptes, porteurs de cierges allumés, adorant Satan sous la forme d'un bouc. Par des allusions de Bernard de Côme, on sait qu'au même moment la persécution battait son plein à Côme. En 1456, deux victimes furent brillées à Cologne. Ces sorcières avaient provoqué, au mois de mai, une gelée si forte que toute la végétation fut détruite. L'intendant de l'archevêque demanda à l'une des deux sorcières de lui donner un exemple de son art. Elle prit une coupe pleine d'eau et murmura au-dessus des incantations qui durèrent le temps de réciter deux Pater ; aussitôt l'eau se' congela si solidement qu'on ne put briser la glace avec un poignard. Cette fois, du moins, la main de la justice n'avait pas affaibli le pouvoir de la sorcière ; mais l'histoire n'explique pas pourquoi cette malheureuse se laissa livrer aux flammes. En 1459, Pie Il appela l'attention de l'abbé de Tréguier sur des pratiques analogues répandues en Bretagne, et donna à l'ecclésiastique mandat pontifical pour entreprendre la répression. Cette intervention papale montre l'inutilité du zèle déployé par le duc Artus Hl qui pourtant, lors de sa mort, en 1457, mérita d'être loué comme l'homme de son temps qui avait fait brûler le plus de sorciers en France, en Bretagne et dans le Poitou.

Ces incidents attestent le développement et la propagation de la superstition par toute l'Europe ; mais il ne faut pas perdre de vue que ce ne sont là que des indications éparses sur tout un ensemble de faits qui n'attirèrent jamais l'attention publique ou ne furent pas enregistrés par les historiens. Dans une plaidoirie de 1455, une allusion passagère montre quelles influences secrètes se faisaient sentir alors dans toutes les régions de la Chrétienté., Dans la paroisse de Torcy, en Normandie, on avait cru, pendant quarante ans, que tous le membres d'une famille de journaliers, — Huguenin de la Men et avant lui, son défunt père, et sa femme Jeanne — étaient des sorciers qui avaient tué ou frappé de maladies nombre d'hommes et de bêtes. Assurément, si l'on avait fait appel à l'Inquisition, les juges auraient su tirer de ces gens des confessions relatives au Sabbat et à l'adoration du Démon, ainsi que de longues listes de complices qui auraient propagé au loin l'épidémie ; mais les simples paysans trouvèrent un remède plus expéditif, consistant à battre Huguenin et sa femme ; Immédiatement, la personne ou la bête ensorcelée recouvrait la santé. Un certain André soupçonnait le couple d'avoir causé la mort d'une partie de son bétail, et Jeanne dit à Alayre, femme de cet André : ct Votre mari a mal agi en déclarant que j'avals tué ses bêtes ; il s'apercevra de son tort avant qu'il soit longtemps. » Le jour même, Alayre tomba malade et on crut qu'elle ne passerait pas la nuit. Pour guérir sa femme, André alla le lendemain matin chez Jeanne et la menaça, si elle ne rendait la santé à la malade, de la battre de telle sorte qu'elle ne se remettrait jamais de ses blessures. Alayre se rétablit le lendemain.

On voit qu'en tous lieux la persécution, une fois confiée aux soins habiles de l'Inquisition, pouvait trouver des éléments favorables à son développement. Le Flagellum Hæreticorum Fascinariorum, écrit, en 1458, par l'inquisiteur Nicolas Jaquerius, montre que le Saint Office commençait à comprendre la nécessité d'organiser ses efforts. Peut-être le résultat fâcheux de l'affaire d'Arras, échec causé par le zèle exagéré et la cupidité éhontée des persécuteurs, amena-t-il quelque retard ; mais, s'il se produisit alors une réaction, cette réaction fut peu importante et peu durable. Toute la somme accumulée des croyances aux pouvoirs occultes des émissaires diaboliques, héritage de tant de religions et de races, florissait avec une vigueur encore indomptée. Parmi la classe misérable des paysans, d'un bout à l'autre de l'Europe, l'insouciance du présent et l'absence d'espoir en l'avenir portaient des millions de malheureux à souhaiter de pouvoir, en transférant leur culte à Satan, trouver quelque soulagement aux misères de leur sordide existence. Les contes relatifs aux joies sensuelles du Sabbat, où étaient offerts en• abondance les boissons et les mets exquis, exerçaient un attrait irrésistible sur ceux qui pouvaient à peine soutenir leur vie par un morceau de pain noir, une rave ou quelques fèves. D'autre part, comme je l'ai déjà dit, Sprenger voyait, dans l'appât des relations avec les incubes et les succubes, une des principales causes qui menaient les âmes à la perdition. Les guerres désolantes, au cours desquelles des bandes d'écorcheurs et de condottieri multipliaient leurs ravages avec une sauvage cruauté, réduisaient au désespoir des populations entières ; les gens qui croyaient être -abandonnés de Dieu pouvaient bien chercher un appui auprès de Satan. D'après Sprenger, les sorcières se montraient en grande quantité parmi les jeunes filles séduites auxquelles leurs séducteurs refusaient le mariage et qui, désormais sans espoir, cherchaient à se venger de la société en acquérant du moins la puissance du mal.

Ainsi, non seulement nombre de gens étaient animés du désir d'adhérer à la secte réprouvée de ces adorateurs de Satan, que l'Église disait si nombreux et si puissants, mais plus d'un, assurément, accomplissait les rites nécessaires à l'admission ; parfois, la réalisation de quelque mauvais souhait les convainquait que Satan avait réellement accepté leur hommage et leur accordait le pouvoir qu'ils convoitaient. Même, dans des moments d'exaltation folle, certains esprits pouvaient s'imaginer avoir été admis à la connaissance des mystères infâmes dont la réalité devenait peu à peu un article de la foi orthodoxe. D'autres encore, faibles et pauvres, trouvaient une protection et un appui dans la réputation de posséder un pouvoir diabolique, et encourageaient plutôt qu'ils ne combattaient la crédulité de leurs voisins. Ajoutons enfin la multitude des gens qui se créaient des ressources en remédiant aux maux magiques que l'Église se déclarait incapable de guérir. Ainsi, dans les classes les plus humbles et les plus méprisées de la société, les éléments ne faisaient pas défaut pour constituer cette innombrable armée de sorcières que fit surgir l'imagination échauffée des démonologistes.

Par malheur l'Église, alarmée des progrès de cette hérésie nouvelle, la stimula au plus haut point dans son effort pour la détruire. Tous les inquisiteurs qui reçurent mandat d'étouffer la sorcellerie furent d'actifs missionnaires qui contribuèrent à la répandre. Nous avons vu comment, d'une sorcière brûlée à Langres, Pierre le Brousart fit éclore à Arras toute une couvée de sorcières, et comment Chiabaudi réussit à infecter les vallées du Canavèse. Peu importait que Brousart eût été victime de son excès de zèle et que Chiabaudi eût subi une défaite. Les esprits se familiarisaient de plus en plus avec l'idée que les sorcières entouraient les hommes de tous côtés et que la moindre infortune, le moindre accident était le résultat de leur malignité. On enseignait avec soin aux gens qu'il fallait, s'ils perdaient un bœuf, un enfant, une récolte, où s'ils étaient soudain frappés d'une maladie, soupçonner leurs voisins et chercher des preuves à l'appui de leurs soupçons ; aussi, en quelque lieu que passât un inquisiteur, il se voyait accablé de dénonciations accusant quiconque pouvait être présumé coupable, depuis les enfants de l'âge le plus tendre jusqu'aux vieilles femmes épuisées par les années. Quand Girolamo Visconti fut envoyé à Côme, il souleva bientôt une telle tempête de sorcellerie qu'en 1485 il ne brûla pas moins de quarante et une victimes dans le petit district de Wormserbad, dans les Grisons, exploit rappelé plusieurs fois par Sprenger avec la satisfaction orgueilleuse d'un homme du métier.

L'épidémie reçut une impulsion particulièrement forte de la bulle Summis desiderantes, lancée par Innocent VIII le 5 décembre 1484. Le pape constate avec douleur que tous les territoires teutoniques sont remplis d'hommes et de femmes exerçant contre les fidèles le pouvoir malfaisant attribué à la sorcellerie et en décrit les effets avec une terrifiante abondance de détails. Henri Institoris et Jacob Sprenger avaient, pendant un certain temps, rempli l'office d'inquisiteurs dans ces régions ; mais leurs mandats ne mentionnaient pas spécialement la sorcellerie au nombre des crimes soumis à leur juridiction, et, sur ce point, ils rencontraient des obstacles de la part de clercs et de laïcs subtils qui arguaient de ce prétexte pour protéger les coupables. Aussi Innocent leur donne-t-il plein pouvoir en l'espèce, ordonnant à l'évêque de Strasbourg de réprimer toute tentative d'obstruction ou d'intervention et de requérir, au besoin, le concours du bras séculier. Après une telle décision, contester la réalité de la sorcellerie, c'était mettre en question l'autorité du Vicaire du Christ ; venir en aide à quelque accusé, c'était faire obstacle à l'Inquisition. Armés de ces pouvoirs, les deux inquisiteurs, pleins de zèle, traversèrent le pays, laissant derrière eux un sillon de sang et de feu, inculquant aux populations la croyance absolue à toutes les horreurs de la sorcellerie et éveillant dans tous les cœurs une terreur affreuse. Ils se vantèrent d'avoir brûlé, dans la seule petite ville de Ravenspurg, quarante-huit victimes en cinq ans[17].

Il est vrai qu'ils ne furent pas partout aussi heureux. Dans le Tyrol, l'évêque de Brixen publia la bulle d'Innocent le 23 juillet 1485, et, le 21 septembre, donna à l'inquisiteur. Henri Institoris un mandat investissant ce magistrat de toute la juridiction épiscopale, mais lui recommandant de s'adjoindre un représentant séculier du suzerain, Sigismond d'Autriche. Ce dernier chargea l'évêque de nommer un délégué, et le prélat choisit Sigismond Semer, curé d'Axams, près d'Innsbrück. Les deux hommes entamèrent leurs opérations le 14 octobre ; mais leur campagne, bien que vigoureuse, fut courte et peu brillante. Il se trouva que certains courtisans de l'archiduc, désireux de séparer leur maitre de sa femme Catherine de Saxe, firent courir le bruit qu'elle avait tenté d'empoisonner Sigismond. Puis ils placèrent dans un four une femme de rien qui incarnait un prétendu démon et qui dénonça nombre de gens. Institoris arrêta immédiatement les accusés et employa sans réserve la torture. A ce moment l'évêque s'interposa et, vers le milieu de novembre, ordonna à l'inquisiteur de quitter le diocèse et de se retirer, au plus tôt, dans son couvent. Mais Institoris n'avait nulle envie d'abandonner sa tâche ; 11 s'attira des reproches plus sévères le mercredi des Cendres de 1486 ; on lui dit qu'il n'avait rien à faire en ce lieu, que l'évêque saurait pourvoir aux besoins de la foi par l'exercice de sa juridiction épiscopale, et on l'avertit qu'en persistant à séjourner dans le pays, il s'exposait à se faire assassiner par les maris ou parents des femmes qu'il persécutait. Finalement il se retira en Allemagne, stores avoir été richement payé de ses peines par Sigismond. Le récit qu'il fit de cette affaire nous montre comment tous ceux des habitants d'Innsbrück qui étaient atteints de maladies ou même de faiblesse accouraient par troupeaux auprès de lui, portant contre leurs voisins des plaintes assez détaillées pour lui permettre de considérer cette ville comme profondément infectée. L'année suivante, le Landtag du Tyrol se plaignit à l'archiduc que nombre de personnes eussent été récemment emprisonnées sur des dénonciations frivoles, torturées et maltraitées : aussi le Malleus Maleficarum constate avec douleur qu'Innsbrück regorgeait de sorcières extrêmement redoutables, capables d'ensorceler leurs juges et de déjouer tous les efforts tentés en vue de tirer d'elles une confession. Pourtant, les germes de la superstition avaient été semés partout et devaient porter des fruits le moment venu. Bien que l'ordonnance criminelle du Tyrol lancée, en 1499, par Maximilien Ier ne fasse pas mention de la magie et de la sorcellerie, on n'en trouve pas moins ces folies en plein épanouissement en 1506. Certains procès-verbaux que l'on a conservés montrent que des poursuites s'engagèrent devant des juges séculiers assistés de douze jurés, et que les- malheureuses accusées, après avoir été dûment torturées, confessèrent toutes les abominations courantes.

Un des résultats de la campagne d'Institoris dans le Tyrol fut de laisser Sigismond d'Autriche fort perplexe en ce qui touchait la réalité de la sorcellerie. Apparemment, les juges de l'archiduc s'étaient montrés peu experts en la matière ; les confessions des accusés avaient été très diverses et les travaux de l'Inquisition avaient été brusquement interrompus avant qu'on eût réussi à obtenir des aveux concordants. Pour sortir de cette indécision, Sigismond consulta, en 1487, deux savants docteurs en droit, Ulric Molitoris et Conrad Stürtzel ; le résultat de cette consultation fut publié à Constance, en 1489, par Ulric, sous la forme d'une discussion entre ces trois personnages. Le rôle de Sigismond, dans ce dialogue, consistait à soutenir l'argument naturel tiré de ce fait que les résultats obtenus par la sorcellerie, résultats si peu proportionnés à la puissance attribuée aux sorcières, étaient de nature à jeter un doute sur la réalité de cette puissance ; si cette réalité était reconnue, il suffirait alors à un guerrier d'imiter l'exemple de Guillaume le Conquérant à Ely et de mettre une sorcière à la tête de' son armée pour surmonter tout obstacle.

Contre cette doctrine, les docteurs mettaient en batterie tous les textes et citations usités en pareil cas ; leurs conclusions traduisaient très exactement l'opinion des démonologistes modérés, qui n'avaient pas encore cédé entièrement à la folie de la superstition, mais reculaient devant la négation rationaliste de toutes les croyances léguées par la sagesse des vieux temps. Ces conclusions sont résumées en huit propositions : 1° Satan ne peut lui-même ou à l'aide d'intermédiaires humains troubler les éléments, blesser bêtes et gens, ou les frapper d'impuissance ; mais Dieu lui accorde parfois ce pouvoir, dans une mesure limitée ; 2° Satan ne peut outrepasser les limites qui lui sont ainsi assignées ; 3° Avec la permission de Dieu, il peut parfois créer des prestiges par l'effet desquels les hommes paraissent métamorphosés ; 4° La chevauchée nocturne et le Sabbat sont des illusions ; 5° Les incubes et succubes sont incapables de procréer ; 6° Dieu seul connaît l'avenir, et peut lire dans la pensée des hommes ; 7° Néanmoins les sorcières, en adorant Satan et en lui sacrifiant des victimes, sont réellement hérétiques et apostates ; 8° Enfin, il convient, pour cette raison, de les mettre à mort.

Ainsi, la sorcière ne gagnait rien à cette prudente tentative pour concilier la vieille école et la nouvelle ; cette théorie acceptait tout ce qui avait une portée pratique auprès des tribunaux, et laissait à la spéculation pure le soin de rechercher si le Sabbat était rêve ou réalité, si le mal causé par la sorcière était le résultat d'un pouvoir spécial ou général concédé par Dieu à Satan. Aussi l'ouvrage de Molitoris est-il intéressant en ce qu'il montre la faiblesse des barrières que des hommes intelligents et sensés pouvaient opposer aux tendances dominantes, si soigneusement entretenues par les papes et les inquisiteurs[18].

Les distinctions subtiles imaginées par ces hommes furent vite ruinées par l'audace agressive des inquisiteurs. Si l'activité personnelle de Sprenger fut néfaste, l'œuvre qu'il laissa en mourant fut plus malfaisante encore. Cet ouvrage, qu'il intitula orgueilleusement Malleus Maleficarum, le Marteau des Sorcières, est le plus prodigieux monument de superstition que le monde ait jamais produit. Sprenger mettait à contribution sa vaste expérience et son abondante érudition pour établir la réalité de la sorcellerie et l'étendue des maux qu'elle cause, et pour enseigner, de plus, aux inquisiteurs comment on peut déjouer les ruses de Satan et punir ses adeptes. L'auteur de ce livre n'était pas un vulgaire chasseur de sorcières, mais un homme versé dans tout le savoir des écoles. Il n'était pas, en apparence, dépourvu de toute humanité. A diverses reprises, il manifeste le louable désir d'accorder aux accusées le bénéfice de toutes les excuses qu'elles peuvent légitimement alléguer ; mais il est profondément convaincu de l'énormité des maux qu'il faut combattre, il croit si absolument que son tribunal est engagé dans une lutte où il s'agit d'arracher â Satan les âmes des hommes, qu'il justifie avec empressement toutes les fraudes, toutes les cruautés mises en œuvre pour duper un adversaire contre lequel une guerre loyale serait vaine. Comme Conrad de Marbourg et Capistrano, c'était un homme du caractère le plus dangereux, un fanatique sincère. Son œuvre est, de plus, un inépuisable recueil de prodiges, auquel recoururent les générations suivantes, chaque fois qu'il était nécessaire de prouver par un témoignage quelque manifestation particulière du pouvoir ou de la malignité des sorcières. Ces contes, rapportés de la meilleure foi du monde comme les résultats de ses travaux et de ceux de ses collègues, étaient revêtus 'd'une autorité imposante. D'ailleurs, n'était la nature suspecte des témoignages humains en semblable matière, ces preuves paraitraient écrasantes même aujourd'hui. Dépositions désintéressées fournies par des témoins oculaires, plaintes des victimes, confessions des coupables, aveux confirmés même après condamnation sur le bûcher, alors qu'il n'y a plus d'espoir qu'en le pardon céleste, tous ces documents sont innombrables et d'une si parfaite concordance dans la multitude des détails qu'il semble impossible que l'imagination la plus féconde ait pu les tirer du néant. En outre, la composition se présente sous une forme logique, d'après les méthodes de l'époque, et l'œuvre repose solidement sur la théologie scolastique et le droit canon, si bien qu'on ne saurait s'étonner du crédit dont elle jouit, pendant plus d'un siècle, comme autorité suprême sur un sujet de la plus haute importance pratique. Citée par tous les écrivains postérieurs, elle contribua, plus que toutes les autres influences, — les bulles papales exceptées, — à stimuler et à perfectionner la persécution et, du même coup, à en multiplier les motifs[19].

Ainsi l'inquisition connut, au cours de sa décadence, un renouveau momentané d'activité, en attendant que la Réforme vint lui rendre la vigueur de la jeunesse. Pourtant, on ne lui permit pas partout d'agir à son gré contre cette nouvelle catégorie d'hérétiques. En France, des édits de 1490 et 1493 traitent ces criminels comme justiciables des seuls tribunaux séculiers, à moins que les inculpés ne se trouvent relever de la juridiction ecclésiastique ; il n'est fait aucune allusion à l'Inquisition. En même temps, la rigueur croissante de la persécution se traduit par des dispositions soumettant ceux qui consultent des nécromanciens et des sorciers aux mêmes peines que ceux-ci et menaçant de révocation, d'incapacité perpétuelle et d'amendes arbitraires les juges qui négligent de les arrêter. Ce fut probablement cette exclusion de la juridiction spirituelle en matière de sorcellerie qui fut cause que la sorcellerie se répandit plus lentement en France qu'en Allemagne et en Italie.

Cornélius Agrippa, dont les savants traités sur les sciences occultes côtoyaient de si près les domaines interdits, eut l'audace, en 1519, alors qu'il était Orateur municipal et Avocat de la ville de Metz, de sauver des griffes de l'inquisiteur Nicolas Savin une pauvre femme accusée de sorcellerie. Le seul fait à la charge de la malheureuse était que sa mère avait été brûlée comme sorcière. Savin invoquait l'autorité du Malleus Maleficarum pour prouver que, si la femme n'était pas née d'un incube, elle avait dû, en tout cas, être vouée â Satan lors de sa naissance. S'adjoignant l'official épiscopal, Jean Léonard, il fit cruellement torturer l'accusée, qu'il affama ensuite dans sa prison. Quand Agrippa vint offrir de la défendre, on le chassa du tribunal en le menaçant de le poursuivre comme fauteur d'hérésie ; on refusa au mari de l'accusée l'accès de la salle d'audience, de peur qu'il n'interjetât appel. Le hasard voulut que Léonard tombât mortellement malade ; touché de remords sur son lit d'agonie, il rédigea un acte attestant sa conviction de l'innocence de la femme et pria le chapitre de la mettre en liberté. Mais Savin demanda qu'elle fût torturée encore et finalement brûlée. Agrippa réussit pourtant à obtenir, du successeur de Léonard et du chapitre, l'acquittement de la pauvre femme ; mais son zèle désintéressé lui coûta sa charge et il fut obligé de quitter Metz. Débarrassé de sa présence gênante, l'inquisiteur trouva promptement une autre sorcière qu'il brûla après lui avoir arraché, par la torture, l'aveu de toutes les horreurs du Sabbat et des méfaits ordinaires commis grâce au pouvoir de Satan. Encouragé par ce succès, il se mit en quête d'autres victimes, en se guidant sans doute sur les confessions de la première ; il emprisonna nombre de malheureuses, d'autres s'enfuirent ; il aurait poursuivi impitoyablement ses massacres si Roger Brennon, desservant de la paroisse de Sainte-Croix, ne lui avait ouvertement tenu tête et ne l'avait vaincu dans le débat ; les portes de la geôle s'ouvrirent et les fugitives revinrent dans la ville.

C'est à Venise que l'inquisition, dans cette nouvelle sphère d'activité, subit l'échec le plus significatif. J'ai déjà eu plus d'une fois l'occasion de faire allusion à la controverse qui s'engagea entre la Seigneurie et le Saint-Siège au sujet des sorcières de Brescia, alors que la République refusait catégoriquement d'exécuter les sentences prononcées par les inquisiteurs. Pour bien comprendre la portée d'un tel refus, il faut observer que, pendant deux générations, l'Église avait activement cultivé la sorcellerie par toute la Lombardie en encourageant sans cesse la persécution et en ruinant toute résistance de la part des laïques éclairés, de sorte qu'elle avait fini par faire de la Haute-Italie le véritable foyer de cette hérésie. En 1457, Calixte III ordonna à son nonce, Bernardo di Bosco, d'employer d'énergiques mesures pour réprimer les progrès de la sorcellerie à Brescia, Bergame et dans les environs. Trente ans plus tard, Fra Girolamo Visconti trouva un ample terrain d'opérations à Côme et communiqua au monde le résultat de ses travaux dans son Lamiarum Tractatus. Sprenger assure que malgré la louable vigueur apportée par le tribunal épiscopal à l'œuvre de répression, il aurait fallu un volume entier pour enregistrer les cas, jugés en la seule ville de Brescia, où les sorcières étaient des filles séduites que le désespoir avait égarées. En 1494, on voit Alexandre VI inviter à un plus grand déploiement d'activité l'inquisiteur lombard, Fra Angelo da Verona, en lui faisant savoir que les sorcières étaient nombreuses en Lombardie et qu'elles causaient de grands dommages aux hommes, aux récoltes et au bétail. Dans les premières années du xvi• siècle, alors qu'à Crémone l'inquisiteur Giorgione di Casale s'efforçait d'exterminer les innombrables sorcières qui florissaient en cette ville, comme il rencontrait de l'opposition auprès de certains clercs et laïques qui prétendaient qu'il outrepassait sa juridiction, Jules II, suivant l'exemple donné par Innocent VIII à l'égard de Sprenger, vint promptement à la rescousse, définit les pouvoirs de l'inquisiteur et offrit à quiconque coopérerait à la tâche sainte des indulgences semblables à celles des Croisés, dispositions qu'Adrien VI étendit, en 1523, à l'inquisiteur de Côme. Le résultat de ces encouragements assidus apparait dans la description que donne Jean François Pic des sorcières lombardes, et dans l'alarmante constatation de Silvestre Priérias, d'après lequel les sorcières se répandent au sud des Apennins et se vantent de surpasser bientôt en nombre les fidèles orthodoxes. La propagation de la croyance populaire est attestée par Politien, qui rapporte qu'étant enfant il avait grand'peur des sorcières, parce que sa grand'mère avait coutume de lui raconter que ces femmes guettaient les petits garçons dans les bois pour les dévorer. Pourtant, malgré tout, il y avait une forte tendance au scepticisme parmi les gens éclairés ; si l'Église n'avait si malencontreusement affirmé la réalité de la sorcellerie et prescrit l'extermination de ses adeptes par le feu, deux siècles d'horribles crimes auraient pu être épargnés à l'Europe. Pomponazio, écrivant en 4520, déclare que nombre de personnes nient tout ce que l'on conte sur le pouvoir des démons ; lui-même affirme qu'il y a dans ces récits une grande part de tromperie et d'erreur, mais qu'il y a également beaucoup de choses vraies ; après avoir résumé les arguments pour et contre, il conclut que l'Église doit décider en la matière ; or, l'Église déclare que les démons possèdent de semblables pouvoirs ; il faut donc que les fidèles croient, sans hésitation, ce qu'enseigne l'Église. Pomponazio était évidemment un sceptique, mais son expérience lui avait enseigné la prudence.

Le conflit entre l'Église et le rationalisme des hommes éclairés se dessina nettement à Venise. La République avait toujours eu soin de conserver à la juridiction séculière la connaissance des crimes de magie. En 1410, une décision du Grand Conseil permet à l'Inquisition d'agir en pareille occurrence si le délit implique hérésie ou profanation des sacrements ; mais s'il y a eu acte dommageable commis contre des individus, l'Inquisition ne connaît que du crime spirituel, les méfaits résultant de ce crime relevant du tribunal séculier. En 1422, comme plusieurs Franciscains étaient accusés d'avoir sacrifié à des démons, le Conseil des Dix confia l'affaire à une commission où figuraient un conseiller, un capo, un inquisiteur et un avocat. Brescia était un lieu particulièrement infecté de sorcellerie. Dès 1455, l'inquisiteur Fra Antonio réclama le concours du Sénat pour l'œuvre de répression ; ce concours lui fut probablement accordé ; mais, lorsqu'une nouvelle persécution surgit, en 1486, le podestat refusa d'exécuter les sentences prononcées par l'inquisiteur ; la Seigneurie seconda cette résistance et s'attira, comme nous l'avons vu, l'énergique protestation d'Innocent VIII. Sous l'aiguillon de la persécution, le mal s'aggrava avec une rapidité effrayante. En 1510, on voit brûler soixante-dix femmes et autant d'hommes à Brescia, et, en 1514, trois cents à Côme Dans une pareille épidémie, toute victime était une nouvelle source d'infection et le pays était menacé d'une dépopulation totale. En cette heure de folie, on rapportait couramment que, dans la plaine de Tonale, près de Brescia, l'assemblée ordinaire du Sabbat comptait plus de vingt-cinq mille assistants. En 1518, le Sénat fut officiellement informé que l'inquisiteur avait brûlé soixante-dix sorcières dans le Valcamonica, qu'il en gardait autant dans ses prisons et que les personnes suspectes ou accusées étaient au nombre d'environ cinq mille, soit le quart de la population des vallées. Il était temps d'intervenir ; la Seigneurie s'interposa vigoureusement et reçut de Rome, à ce sujet, de violentes remontrances. Le 15 février 1521, Léon X fulmina sa bulle Honestis, ordonnant aux inquisiteurs d'employer largement l'excommunication et l'interdit, si l'on n'exécutait pas sans discussion les sentences portées par eux contre les sorcières ; cela montre la valeur des subterfuges adoptés pour rejeter sur les tribunaux séculiers la responsabilité de la mise à mort de criminels non coupables de « rechute ». Le Conseil des Dix ne se laissa pas troubler : le 21 mars, il répondit tranquillement à cette mesure en établissant une réglementation concernant tous les procès, y compris les affaires en cours, dont les sentences étaient invalidées, les cautions exigées devant être restituées. Les interrogatoires seraient menés, sans application de torture, par un ou deux évêques, un inquisiteur et deux docteurs de Brescia, tous ces personnages étant choisis parmi les hommes connus pour leur probité et leur intelligence. Les conclusions de l'enquête seraient lues au tribunal du podestat, avec la participation de deux Rettori ou gouverneurs, et de quatre autres docteurs. On demanderait aux accusés s'ils confirmaient leurs déclarations ; s'ils les modifiaient, ils étaient passibles de torture. Une fois toutes ces formalités observées avec la plus stricte circonspection, le jugement serait rendu conformément à. l'avis de tous les experts précités. Toute sentence prononcée au mépris de ces conditions ne serait pas exécutoire. Par ce moyen, la Seigneurie comptait éviter le retour des erreurs qui lui avaient été dénoncées. De plus, on inviterait -le légat pontifical à veiller à ce que les frais de l'Inquisition fussent modérés, qu'il n'y eût pas d'extorsions et que des innocents ne fussent pas condamnés pour satisfaire à des desseins cupides, ce qui, disait-on, s'était souvent produit. Le légat devait également déléguer des personnages compétents, pour rechercher les exactions et autres délits commis par les inquisiteurs et dénoncés par des plaintes générales ; il punirait sommairement les coupables afin de faire un exemple. On lui demandait encore de considérer que les pauvres gens du Valcamonica étaient des hommes simples et complètement ignorants, ayant besoin de bons prédicateurs plutôt que de persécuteurs, surtout en raison de leur grand nombre.

A une époque de superstitions déchainées, cette déclaration du Conseil des Dix apparait comme un monument de sagesse réfléchie et de bon sens. Si la destinée avait permis que cette saine raison guidât les décisions des papes et des princes, l'Europe n'aurait pas fourni à l'histoire de la civilisation la plus honteuse de ses pages. Mais les nations avaient bien profité des leçons de terreur qu'on leur avait si attentivement inculquées. Si hideux que soient les détails de la persécution dirigée contre la sorcellerie jusqu'au XVe siècle, ils ne furent que le prélude des aveugles et folles tueries qui déshonorèrent le siècle suivant et la moitié du XVIIe. Il semblait qu'un délire se fût emparé de la Chrétienté, et Satan put se réjouir de l'hommage rendu à son pouvoir, en voyant fumer sans fin les holocaustes qui attestaient son triomphe sur le Tout-Puissant. Protestants et catholiques rivalisèrent de rage meurtrière. On ne brilla plus les sorcières isolément ou par couples, mais par vingtaines et par centaines. Un évêque de Genève en brûla, dit-on, cinq cents en trois mois ; un évêque de Bamberg six cents, un évêque de Würzbourg neuf cents. Huit cents furent condamnées, probablement d'un seul coup, par le Sénat de Savoie. L'intervention de Satan, par l'entremise de ses adorateurs, faisait si bien partie intégrante des convictions d'alors, qu'on attribuait sans hésiter à ces agents infernaux tout phénomène insolite de la nature. L'été de 1586 fut tardif dans les provinces rhénanes et le froid sévit jusqu'en juin : ce ne pouvait être là qu'un effet de la sorcellerie, et l'archevêque de Trèves brilla cent dix-huit femmes et deux hommes, auxquels on avait arraché l'aveu que cette prolongation de l'hiver était l'œuvre de leurs incantations. Il eut raison d'agir promptement, car, en se rendant au lieu d'exécution, les condamnés déclarèrent que, s'ils avaient disposé de trois jours de plus, ils auraient provoqué un froid si intense qu'aucune verdure n'aurait pu survivre et que tous les champs et vignobles auraient été frappés de stérilité. L'Inquisition avait évidemment de dignes disciples ; mais elle-même ne relâcha pas ses propres efforts. Paramo constate avec orgueil qu'un siècle et demi après la naissance de la secte, en 1404, le Saint-Office avait brûlé plus de trente mille sorcières, lesquelles, si elles avaient joui de l'impunité, auraient mené à la ruine complète le monde entier. Quelque Manichéen aurait-t-il pu mettre en avant un argument plus décisif pour prouver que Satan était le maitre de l'univers ?

 

 

 



[1] Dans la vie de Saint-Germain l'Auxerrois, contée par Jac de Voragine, on trouve un récit qui montre la genèse de la fable de Dame Habonde et de sa troupe, vaquant A des soins domestiques. Visitant une certaine maison, Saint-Germain constata que le couvert du Chiner était mis par « les bonnes femmes qui errent la nuit ». Il resta dans la salle et vit une foule de démons qui, sous la forme d'hommes et de femmes, accouraient s'acquitter de cet office. Il leur ordonna de demeurer et éveilla les gens de la maison qui reconnurent, en ces intrus, des voisins ; mais, après enquête, on trouva ces voisins dans leurs lita, et les démons avouèrent qu'ils avaient pris la figure des dormeurs pour tromper les gens de la maison. — Jac de Voragine. s. v. S. Germanus.

[2] Par une curieuse inconséquence, tandis que les canonistes adhéraient ainsi à l'ancienne doctrine, des papes, comme Eugène IV, Calixte III et d'autres encore, s'employaient, ainsi que nous le verrons, à stimuler la croyance à la sorcellerie dont ils décrivaient les horreurs et qu'ils ordonnaient de persécuter avec rigueur.

[3] Frère Thomas cite des exemples contemporains et circonstanciés ; les faits s'étaient passés en Flandre. Des femmes avaient été ainsi emportées ; on allait les ensevelir, lorsque, par hasard, on découvrit l'erreur. En ouvrant les pseudo cadavres, on s'aperçut qu'ils étaient faits de bois pourri recouvert de peau. Le narrateur se reconnait incapable d'expliquer ces faits ; il a, dit-il, consulté à ce sujet le célèbre docteur Albert-le-Grand, qui ne lui a fourni qu'une réponse évasive (Bonum universale, ubi. sup.).

[4] Paramo (De Orig Offic. S. Inq. p. 298) adopte également la date de 1404, comme marquant l'origine de la secte des sorcières. Il y a là probablement une confusion entre Innocent VIII, dont le pontificat commença en 1484, et Innocent VII qui reçut la pourpre en 1404. Le premier de ces papes, dans sa bulle Summis desiderantes, datée de sa première année de pontificat, parle des sorcières comme d'une secte nouvelle, et Priérias rapporte cette bulle à 1404.

[5] Les démonologistes attestent universellement que le démon attirait dans ses filets beaucoup plus de femmes que d'hommes. Pour expliquer ce fait, Sprenger attaque les femmes dans une virulente tirade et remercia Dieu d'avoir préservé d'une telle perversité le sexe masculin (Mart. Maleficar. P. i, Q. VII.).

[6] On peut voir une application de cette pratique magique dans l'exploit, rappelé au chapitre précèdent, du magicien de l'empereur Venceslas Zyto, qui avala son rival et le vomit tout vivant dans un bassin plein d'eau. — En même temps que cette croyance, se développait une superstition d'après laquelle les sorcières absorbaient entièrement la chair des enfants. Pierre de Berne dit à Nider que, dans sa province, treize enfants avaient été ainsi dévorés en peu de temps, et il apprit d’une sorcière prisonnière que les victimes étaient tuées au berceau à l'aide d'incantations, déterrés après les obsèques, puis bouillies dans un chaudron. Les onguents magiques étaient préparés à raide de la chair : le brouet avait le pouvoir de gagner à la secte des adorateurs du Démon quiconque y goûtait. — Nider, Formicar. lib. V, c. III.

[7] En Angleterre, où la torture n'était pas admise par la loi, la croyance aux sorcières se développa beaucoup plus lentement. Quand la folie de sorcellerie se communiqua à l'ile, on trouva un succédané à la torture dans un procédé de « piqure » consistant à enfoncer de longues aiguilles par tout le corps de la victime, pour trouver l'endroit insensible qui caractérisait la sorcière.

[8] L'association constante du crapaud à toutes les opérations de magie soulève une curieuse question de mythologie zoologique. La place me fait défaut ici pour discuter ce point ; cependant je pus citer, pour prouver l'antiquité de la superstition attachée à cet animal, te fait que, dans le Mazdéisme, le crapaud était un des êtres spécialement créés par Ahriman et voués au service de cet Esprit du Mal. Ce fut le crapaud qu'il chargea de détruire le Gokard ou arbre de toutes les plantes, et c'est le crapaud qui toujours, jusqu'à la résurrection, s'efforcera d'accomplir cette œuvre de destruction.

[9] Rappelons qu'à cette époque, Vaudois et Vaudoisis étaient devenus, en France, des termes s'appliquant à toutes les infracti.ms à la foi, et désignant particulièrement la sorcellerie (Vol. II). De là vient le mot Voodooism, désignant la magie des nègres dans les colonies françaises, terme transmis aux Etats-Unis par la Louisiane.

[10] On débattit quelque peu le point de savoir s'il fallait admettre le témoignage d'une sorcière dénonçant les gens qu'elle avait vus au Sabbat ; mais la question fut résolue en faveur de la foi, grâce à cet argument sans réplique qu'on perdrait, en négligeant ces dénonciations, un précieux élément pour la découverte des sorcières. Si l'accusé ainsi mis en cause alléguait qu'un fantôme reproduisant ses propres traits avait été envoyé au Sabbat par le Démon, on l'invitait à prouver le fait, ce qui n'était pas facile (Jacquerii Flagell. Hæret. Fascinas, c. 28). Bernard de Côme (de Striges, c. 13, 14) dit que la seule accusation d'avoir été vu au Sabbat ne suffit pas à justifier l'arrestation, attendu que le démon peut faire apparaître un fantôme ressemblant à l'individu mis en cause ; mais il faut fortifier cette accusation à l'aide de « conjectures et de présomptions », moyens qui, naturellement, ne faisaient pas défaut. — Un édifiant résumé de la procédure suivie dans les affaires de sorcellerie, propos du procès des Vaudois d'Arras, a été publié par J. Friedrich (Sitzunosberichte der phil. u. der historischen Classe der K. b. Akademie der Wissentchaften zu München, 1898, p. 176). Dans ce document, le témoignage de l'accusée, en ce qui concerne les personnes vues au Sabbat, est tenu pour extrêmement probant ; l'auteur déplore l'entêtement des sorcières, qui, inspirées par le Diable, s'efforcent de couvrir leurs complices en refusant de nommer les gens qu'elles ont rencontrés dans ces assemblées. Cette même influence diabolique les poussait à refuser ce genre de témoignage star le lieu même de l'exécution. En appliquant la torture, on doit se persuader que c'est sur le démon plutôt que sur !’être humain qu'il faut agir ; le supplice de la faim dans une cellule sombre est recommandé comme un puissant complément de la torture pour vaincre l'endurcissement. En vérité, si quelqu'un était inspiré par le démon, ce n'était pas la sorcière, mais l'inquisiteur !

[11] Cette clause remplaçait évidemment la confiscation et révèle l'objet de toute l'affaire. Pour apprécier exactement l'énormité de ces amendes, il convient de savoir que le revenu annuel de Beauffort était évalué à cinq cents livret. Les pins riches citoyens unités à Arras, avaient immun annuel variant entre quatre et cinq cents livres.

[12] Le XVe siècle croyait, aussi fermement que les siècles précédents, à l'imminente venue de l'Antéchrist. En 1445, l'Université de Parts fut stupéfiée par un jeune Espagnol, d'une vingtaine d'années, qui se présenta à elle et triompha, dans la controverse, des scolastiques et des théologiens les plus savants. il montra une égale aisance dans toutes les branches des connaissances humaines, y compris la médecine et le droit ; il était sans rival pour manier l’épée et jouait à ravir de tous les instruments de musique. Après avoir confondu les gens de Paris, il alla à Gand trouver le duc de Bourgogne, et, de là, passa en Allemagne. Les docteurs de l'Université méditèrent sur cette apparition et conclurent que ce jeune homme était l'Antéchrist, lequel — nul ne l'ignorait — devait posséder, grâce au secours secret de Satan, tous les arts et toutes les sciences, et demeurer bon chrétien jusqu'à l’âge de 28 ans (Chron. de Mathieu de Coussy, ch. VIII). Ce merveilleux étranger était Fernando de Cordoba, qui s'établit à la cour pontificale et écrivit divers livres, aujourd'hui oubliés. Voir Nich. Anton., Biblioth. Hispan. Lib. X, cap. XIII, n° 734-9.

[13] Le chroniqueur d'Arras déclare qu’à ce moment on n'appliquait pas les lois dans la ville ; chacun agissait à sa guise ; seuls étaient punis ceux qui n'avaient pas d'amis. Il appuie son dire en relatant des cas d'homicide et d'autres crimes, contre lesquels on ne songea pas à sévir (Mém. de Jacques du Clercq. Liv. IV, ch. 22, 24, 40, 41). Pourtant on rechercha activement l'auteur de cette pasquinade : Jacotin Maupetit fut appréhendé au corps par un huissier d'armes du duc, comme auteur présumé du pamphlet. Il se glissa adroitement hors de son pourpoint, s'enfuit, trouva asile successivement dans trois églises, et finalement réussit à arriver à Paris : où ii se constitua le prisonnier du Parlement. Il revint, libre, à Arras et constata que, pendant son absence, on avait confisqué et vendu ses biens (Ibid. ch. 28).

[14] Les détails de cette affaire ont été, par bonheur, conservés dans les Mémoires de Jacques du Clercq, Liv. IV ; le décret du Parlement se trouve dans l'Appendice. Mathieu de Coussy (Chronique, ch. 129) et Cornelius Zantfliet (Martène, Ampl. Coll. V. 501) fournissent également une brève relation. Quelques détails, omis par du Clercq, se trouvent dans le savant essai de Duverger, La Vauderie dans les États de Philippe-le-Bon, Arras, 1885, ouvrage qui sera suivi, espérons-le, de l’œuvre plus complète promise par l'auteur.

[15] Du Clercq, Liv. IV, ch. 6, 11, 14. 28. — Un exemplaire du traité de Jean Taincture est à la Bib. Roy. de Bruxelles, MSS. n° 3296. — Vers cette époque, un paysan d'Inchy, Jeannin, fut' exécuté à Cambrai ; à Lille, Catherine Palée fut condamnée comme sorcière, mais fut seulement punie de bannissement ; ce fut également le cas de Marguerite d'Escornay, à Nivelles. Un malheureux, Noël Ferri, d'Amiens, devint fou à la suite de cette affaire, et après avoir erré par tout le pays, s'accusa, à Mantes, d'appartenir à la secte maudite. Il fut brûlé le 26 août 1460. Sa femme, qu'il avait mise en cause, échappa au même sort grâce à un appel au Parlement. — Duverger, La Vauderie dans les États de Philippe-le-Bon, p. 52-3, 84.

[16] Les efforts de Pierre de Berne ne réussirent pas à purifier le territoire, car on voit brûler des sorcières, en 1482, à Marteo, canton de Berne (Valerius Anshelm, Berner-Chronik, Bern, 1884, I, 224).

[17] Mall. Malef. P. II, Q. I, c. 4. La bulle d'Innocent ne fut pas limitée à l'Allemagne et agit également partout. Dans un manuel inquisitorial italien de l'époque figure une collection do bulles contra hereticam prasitatem, qui contient aussi une lettre écrite, à ce sujet, par le futur empereur Maximilien, et datée de Bruxelles, 6 novembre 1486. (Monnier, Étude sur quelques MSS. des Bibliothèques d'Italie, Paris, 1887, p. 72.)

[18] L'absurde contraste entre les pouvoirs illimités attribués aux sorcières et la misérable condition de ces femmes était expliqué par les victimes torturées comme un effet de la mauvaise foi de Satan, qui désirait qu'elles demeurassent pauvres. Tandis qu'elles languissaient dans l'indigence, il se présentait à elles, les tenait à son culte en les leurrant des plus séduisantes promesses ; mais quand il était parvenu à ses fins, il ne tenait jamais parole. L’or qu'on leur remettait disparaissait toujours avant qu'elles eussent pu en tirer parti. Comme le déclarait, en 1506, une des sorcières tyroliennes « le diable est un Schalk » (un escroc). (Rapp. Die Hexenprocesse und ihre Gegner aus Tirol, p. 147).

[19] Diefenbach, le plus récent historiographe de la sorcellerie (Die Hexenwahn, Mainz, 1846), estime assez judicieusement que la folie de sorcellerie fut le résultat des moyens employés pour la destruction des sorcières : mais, dans son empressement à décharger l'Eglise de toute responsabilité, il attribue l’origine de cette folie à la Loi Caroline, constitution criminelle publiée par Charles-Quint en 1531, et affirme expressément que le droit ecclésiastique n'y eut aucune part (p. 176). D'autres écrivains récents attribuent l'horreur des procès de sorcellerie à la bulle d'Innocent VIII et au Malleus Maleficarum (Ibid., p. 222-6). Cependant, nous avons pu suivre le développement très net de cette folie et des moyens employés pour la combattre d'après les croyances et la pratique des époques antérieures. Ce fut, comme nous :'avons vu, le fait d'une évolution toute naturelle, partant des principes que l'Église avait réussi à établir.