Peu de
convictions sont aussi tenaces que les croyances superstitieuses dont se
repaît la crédulité humaine. Elles passent d'une race à une autre et se
transmettent de génération en génération ; elles s'adaptent successivement à
toutes les formes religieuses ; la persécution a beau étouffer leurs
manifestations extérieures, elles n'en subsistent pas moins, d'autant plus
chéries qu'il faut les dissimuler. Quand une religion succède à une autre,
les rites de la religion détrônée deviennent la magie de la religion
triomphante. Les dieux de la première deviennent les esprits malins de la
seconde. C'est ainsi que les Dévas, ou divinités du Véda, devinrent les
Dévas, ou démons de l'Avesta ; de même, le culte du taureau chez les premiers
Hébreux devint idolâtrie au temps des Prophètes, comme les dieux de la Grèce
et de Rome furent, aux yeux des Pères de l'Église, des démons et des génies
malfaisants. Ainsi
l'Europe hérita, pour son malheur, d'un patrimoine accumulé de superstitions.
Ces superstitions acquirent une intensité particulière quand naquit la
puissante conception de l'Ahriman mazdéen, personnification des forces
destructives de la nature et des mauvaises passions de l'homme. Infusée au
Judaïsme et parée des fantaisies de la Haggadah, cette conception devint un
véritable article de foi. Le prince des anges déchus, Satan, avait entraîné
dans sa rébellion la moitié des innombrables phalanges angéliques et
consacrait désormais, à la perdition spirituelle et matérielle de l'humanité,
une puissance inférieure à celle de Dieu seul. Omniprésent, presque
omnipotent et omniscient, Satan, ainsi que ses démons, était toujours et
partout occupé à gagner, par d'insidieux artifices, la direction des âmes, à
contrarier les desseins des hommes et à tourmenter leurs corps. L'aliment de
ces êtres maudits était la souffrance des damnés ; le salut des hommes était
leur supplice. Pour arriver à leurs fins, des intermédiaires humains étaient
indispensables, et Satan était toujours prêt à dispenser une part de son
pouvoir, ou à accorder le concours d'un démon inférieur, quiconque voulait le
servir. Ainsi naquit un dualisme qui, moins encourageant et moins consolant
que celui de Zarathustra Spitama, jeta une ombre sur le doux enseignement du
Christ, en mettant en relief le Mauvais Principe toujours présent et toujours
agissant. Certaines gens croyaient même que les affaires humaines étaient
dirigées par des démons et cette opinion se répandit assez pour que saint
Jean-Chrysostôme jugeât utile de la réfuter. Il admit que les démons étaient
animés d'une haine farouche et implacable contre l'homme, mais il soutint que
le mal était ici-bas un juste châtiment envoyé par Dieu. Ainsi
l'homme vivait environné d'innombrables esprits, bons et mauvais, coopérant à
son salut ou à sa perte, sans cesse aux aguets pour le sauver ou pour le
séduire. Ainsi s'expliquait l'éternel problème de l’origine du mal, qui avait
embarrassé l'esprit humain dès qu'il commença à réfléchir ; ainsi se
constitua une démonologie détaillée à l'infini, qui fit bientôt partie
intégrante de la foi. Presque toutes les races ont partagé ces croyances —
que les mauvais esprits fussent d'origine surnaturelle, comme chez les
Mazdéens et les Assyriens, ou que ce fussent, comme chez les Bouddhistes et
les Égyptiens, les âmes des damnés cherchant à satisfaire leur vengeance. La
Grèce et Home ne connaissaient pas, il est vrai, cette catégorie distincte
d'êtres surnaturels ; mais elles peuplaient le monde d'un nombre incalculable
de génies et de divinités inférieures qui, aux yeux du Christianisme,
passèrent pour autant de serviteurs de Satan. Quand la théologie, devenue une
science, définit, avec la plus rigoureuse précision, les rapports de Dieu et
de l'homme, il parut nécessaire de déterminer avec exactitude la nature et
les fonctions du monde des esprits. Les intelligences audacieuses qui
conçurent l'immense édifice de l'orthodoxie ne reculèrent pas devant cette
tâche. Les innombrables allusions de l'ancienne littérature ecclésiastique au
caractère et aux attributs des démons montrent quelle place importante cette
question occupait dans l'esprit des hommes et quelle croyance sans réserve on
accordait à ces périlleuses illusions. Origène
nous dit que tout homme est environné d'une infinité d'esprits attachés à
l'aider ou à lui nuire. Ses vertus et ses bonnes actions sont attribuables à
l'influence des bons anges ; ses péchés et, ses crimes sont l'œuvre des
démons d'orgueil, de luxure, de colère, de toutes les passions et de tous les
vices. Si puissants que soient ces démons, l'âme humaine leur est encore
supérieure et peut ruiner leur pouvoir malfaisant ; si un saint homme confond
l'esprit de luxure qui l'a tenté, le démon vaincu est précipité dans les
ténèbres ou dans l'abime, et perd à jamais sa puissance. Cette opinion fut
admise, pendant le moyen âge, comme doctrine orthodoxe. Grégoire-le-Grand
rapporte qu'une nonne, se promenant dans le jardin de son couvent, mangea une
feuille de laitue sans faire prudemment le signe de la croix et fut
immédiatement possédée d'un démon. Saint Equitius le tortura par des
exorcismes jusqu'au moment 'où l'infortuné démon s'écria : a Qu'ai-je donc
fait ? J'étais assis sur la feuille et cette femme m'a mangé ! » Mais
Equitius ne voulut accepter aucune excuse et força le démon à déloger. Césaire
d'Heisterbach relate un grand nombre de cas prouvant la perpétuelle
intervention des démons dans les affaires humaines ; cependant il affirme,
comme un fait avéré, que Satan n'entraina avec lui que la dixième partie des
phalanges célestes, et il entreprend d'établir, d'après l'autorité dé
Grégoire-le-Grand, qu'au Jour du Jugement les élus seront neuf fois aussi
nombreux que les démons, et que les damnés seront, naturellement, bien plus
nombreux encore. Pourtant, au lit de mort d'un moine de Hemmenrode, quinze
mille démons s'assemblèrent, et au chevet d'une abbesse de Bénédictines, les
démons accoururent plus nombreux que les feuilles dans la forêt de
Kottinhold. Thomas de Cantimpré, bien qu'avec une moindre abondance
d'exemples, déclare non moins affirmativement que l'homme est entouré de
mauvais esprits qui ne perdent aucune occasion de le tenter, de le séduire,
de l'égarer et de le tourmenter. Le bienheureux Reichelm, abbé de Schöngau
vers 1270, avait reçu de Dieu la grâce de pouvoir discerner les corps fluides
de ces êtres ; souvent il les voyait aussi pressés que des grains de
poussière, ou que des atomes dans un rayon de soleil, ou qu'une pluie fine.
Leur nombre est si grand, dit-il, que l'atmosphère en est toute remplie ;
tous les bruits de la nature, chutes d'eau, fracas de pierres, gémissements
du vent, ne sont que la voix des esprits. Parfois ils prenaient la forme
d'une femme pour tenter le bienheureux abbé, ou bien ils cherchaient à le
terrifier en se présentant sous l'aspect d'un énorme chat ou d'un ours ; mais
leurs efforts tendaient surtout à provoquer l'oubli des pieux devoirs et à
exciter les mauvaises passions, tâche qui leur était assez facile, puisqu'une
innombrable armée de démons était attachée à chaque être humain. Ces ennemis
de l'homme étaient toujours à l'affût, prêts à profiter de la moindre
imprudence de pensée ou d'action. Sprenger déclare que si un mari, dans un
moment d'impatience, dit à sa femme enceinte : « Que le Diable
t'emporte ! » l'enfant sera soumis à Satan ; on voit souvent,
dit-il, des enfants de ce genre ; cinq nourrices n'apaisent pas la faim d'un
seul de ces nourrissons, et pourtant ils restent misérablement maigres, bien
que leur force soit très grande. Ainsi l'homme était à tout instant en butte
aux assauts d'ennemis surnaturels s'efforçant de l'induire au pêché, de
torturer son corps par la maladie, ou de l'affliger par des dommages
matériels. Nous ne pouvons comprendre les mobiles et les actes de nos
ancêtres si nous ne tenons compte de la disposition mentale engendrée par la
croyance à cette lutte personnelle, soutenue contre Satan et ses cohortes à
toute heure du jour et de la nuit[1]. Il est
vrai que tous les démons n'étaient pas également malfaisants. Les Barbares
convertis d'Europe ne pouvaient entièrement renoncer à leur foi en
l'existence de génies secourables, et comme le christianisme classait ces
génies parmi les démons, il fallut trouver un terrain d'entente. On admit que
leur caractère variait selon la violence de l'orgueil et de la jalousie
qu'ils nourrissaient à l'égard de Dieu avant leur chute. Ceux qui avaient
simplement suivi leurs compagnons et qui s'étaient repentis n'étaient pas
toujours pervers. Césaire raconte qu'un de ces esprits servit longtemps et
fidèlement un chevalier, le défendit contre ses ennemis et guérit sa femme
d'un mal mortel en allant chercher en Arabie du lait de lionne dont il
enduisit le corps de la malade. Cette médication éveilla les soupçons du
chevalier et le démon se confessa, expliquant que c'était pour lui une grande
consolation de vivre parmi les enfants des hommes. N'osant pas conserver un
pareil serviteur, le chevalier le congédia en lui offrant, comme
compensation, la moitié de son bien ; mais le démon n'accepta que cinq sous,
qu'il restitua ensuite en priant le chevalier d'acheter avec cette somme une
cloche et de la suspendre dans une certaine église abandonnée, afin que l'on
pût, le dimanche, appeler les fidèles à l'office divin. On tonnait l'amusante
histoire, rapportée par Froissart, du démon Orton qui servait, par pur
attachement, le sieur de Corasse, lui apportait chaque nuit des nouvelles sur
les événements du monde entier et finit par l'abandonner lorsque l'imprudent
demanda â voir son visiteur nocturne. Froissart lui-même était à Ortais en
1385, quand le comte de Foix apprit miraculeusement la nouvelle de la
désastreuse bataille d'Alljubarotta, en Portugal, le lendemain même de la
défaite ; les courtisans expliquèrent que le comte avait reçu cette
information par l'intermédiaire du sieur de Cocasse. Ainsi, en bien comme en
mal, les barrières qui séparaient le monde matériel du monde des esprits
étaient peu élevées ; entre ces deux mondes les rapports étaient trop
fréquents pour laisser place â l'incrédulité. Il
était inévitable que la facilité de ces relations encourageât la croyance aux
Incubes et aux Succubes, qui jouèrent un rôle si important dans la
sorcellerie du moyen âge. De tout temps cette croyance â fait partie de la
superstition. Les Akkads avaient leurs Gelai et Kiel-Gelal ; les Assyriens,
leurs Lil et Lilit ; les Gaulois leurs Dusii, génies lascifs des deux sexes
qui satisfaisaient leurs passions avec des hommes et des femmes ; les
légendes galloises du moyen âge attestent la continuité de cette croyance
parmi les races celtiques. Les Égyptiens admet• laient des Incubes, mais non
des Succubes. Les Juifs croyaient que le texte sacré relatif aux fils de Dieu
et aux filles des hommes (2) prouvait que des relations prolifiques pouvaient
s'établir entre les êtres spirituels et les humains ; ils racontaient la
légende du mauvais esprit Lilith, la première femme d'Adam, qui conçut de ses
œuvres l'innombrable multitude des démons. La mythologie anthropomorphique et
le culte des héros, en Grèce, comportaient des aberrations analogues et le
nom de Satyre a reçu de là l'acception où nous l'employons encore. Le
panthéon latin, plus simple et plus chaste, possédait cependant ses Sylvains
et ses Faunes, lesquels, dit saint Augustin, « sont communément appelés Incubes
». C'est en vain que la médecine expliqua cette croyance par l'intervention
de l'éphialte ou cauchemar et préconisa l'emploi de la belladone de
préférence aux exorcismes. Saint-Augustin, qui contribua tant à transmettre
aux époques ultérieures les superstitions païennes, hésite bien à admettre la
possibilité d'un semblable pouvoir émanant d'êtres fluides ; cependant il
n'ose pas le nier et si saint Jean-Chrysostome a tourné cette croyance en
dérision, d'autres autorités l'ont acceptée comme chose naturelle. Le moyen
âge admit sans hésiter l'opinion populaire. En 1249 naquit, dans les marches
galloises, un enfant d'Incube, qui, au bout de six mois, avait toutes ses
dents et était aussi grand qu'un jeune homme de dix-sept ans ; mais la mère
dépérit et mourut promptement. Cette croyance s'affermit de façon plus
décisive encore lorsqu'une procédure savante permit à des juges d'arracher à
leurs victimes toutes les confessions qu'ils désiraient obtenir ; c'est ainsi
que, dans le Toulousain, en 1275, Angèle de la Berthe avoua qu'elle
entretenait des relations habituelles avec Satan, et que, sept ans
auparavant, à l'âge de cinquante-trois ans, elle avait eu de lui un fils. Cet
enfant était un monstre à tête de loup et à queue de serpent ; elle l'avait
nourri, pendant deux années, de la chair d'enfants d'un an qu'elle allait
voler la nuit ; après quoi le monstre avait disparu. De même, en 1460, les
sorcières d'Arras furent amenées à confesser que des démons les avaient
aimées sous la forme de lièvres, de renards ou de taureaux. Innocent VIII
affirme, de la façon la plus positive, l'existence de semblables commerces et
Silvester Prierias déclare que nier ce fait est une folie contraire tant à
l'orthodoxie qu'à la philosophie. On
formait parfois des liaisons de ce genre qui duraient trente ou quarante ans,
avec une absolue fidélité de part et d'autre. Le lien qui s'établissait ainsi
entre le démon et son époux (ou épouse) était à l'épreuve des moyens
ordinaires de l'exorciste. Alvaro Pelayo rapporte que dans un couvent de
femmes dont il était directeur, cette pratique se répandit parmi les nonnes
et qu'il fut tout à fait incapable d'y mettre un terme. Le fait étant
particulièrement fréquent dans ce genre d'établissements pieux, à un crime
spécial il fallut un nom spécial : les canonistes et les théologiens
l'appelèrent Démonialité. Sprenger, dont l'autorité est souveraine en la
matière, affirme que le développement alarmant de la sorcellerie au xv°
siècle était dû à l'attrait qu'exerçait ce vice. Les quelques hommes qui,
comme Ulric Molitor, tout en admettant l'existence des Incubes, leur
refusaient le pouvoir de la procréation, furent réduits au silence par
l'autorité de Thomas d'Aquin. Thomas expliqua comment, en agissant alternativement
comme Succube et comme Incube, le démon pouvait arriver à ses fins ; il
citait des faits indubitables : les Huns étaient issus de démons ; une ile
d'Égypte ou, selon d'autres, l'île de Chypre, était entièrement peuplée de
descendants d'Incubes, et l'on savait qu'une légende populaire attribuait un
démon pour père au prophète et enchanteur Merlin. Nous ne nous arrêterons pas
aux détails des spéculations physiologiques à l'aide desquelles on prétendait
établir la possibilité de la procréation démoniaque ; dans l'ensemble des
littératures, il n'y a rien de plus répugnant que les racontars et les
exemples qui servirent à défendre cette théorie. Comme
le dessein capital de Satan, dans sa lutte contre Dieu, était de détacher les
âmes humaines de leur fidélité au Seigneur, il tenait toujours en réserve les
tentations qui lui semblaient le plus propres à assurer le succès de ses
menées. Il savait séduire certains hommes par les complaisances charnelles
dont nous venons de parler ; à d'autres il conférait le pouvoir de prédire
l'avenir, de découvrir des choses cachées, 863 de
satisfaire leurs rancunes, d'acquérir la richesse, soit à l'aide d'artifices
réprouvés, soit grâce aux services d'un démon familier. Comme le néophyte, en
recevant le baptême, renonçait au démon, à ses pompes et à ses anges, le
Chrétien, désireux de s'assurer l'aide de Satan, devait renier Dieu. De plus,
comme Satan, pour tenter le Christ, lui avait offert les royaumes de la terre
en échange d'un acte d'adoration, on imagina tout naturellement que, pour
obtenir ce concours, il fallait rendre hommage au Prince de l'Enfer. De là
naquit l'idée, si féconde dans le développement de la sorcellerie, que les
sorciers concluaient avec Satan des pactes qui faisaient d'eux ses esclaves,
s'engageant à commettre tout le mal dont ils seraient capables et à séduire,
à leur exemple, le plus de fidèles qu'ils pourraient. Ainsi le sorcier ou la
sorcière était l'ennemi de tout le genre humain comme de Dieu, le plus
précieux serviteur de l'Enfer dans son perpétuel conflit avec le Ciel. La
destruction de cet ennemi, quelque moyen qu'on employât à cet effet, était le
plus clair devoir du chrétien. Telle
fut la théorie par laquelle les superstitions païennes, héritage du passé,
furent adaptées à l'enseignement du christianisme et y devinrent un article
de foi. Depuis les plus lointaines périodes historiques, il a toujours existé
des hommes qui pratiquaient la magie et auxquels on attribuait le pouvoir de
commander au monde des esprits, de deviner l'avenir, d'intervenir dans les
opérations régulières de la nature. Quand ces pratiques étaient accomplies à
l'aide du rituel d'une religion établie, elles étaient louables, comme la
divination augurale et oraculaire des temps classiques, ou, plus tard,
l'exorcisme des démons, l'excommunication des chenilles, les cures miraculeuses
opérées par des reliques ou des pèlerinages aux sanctuaires en renom. Quand
ce pouvoir s'exerçait par l'invocation de divinités hostiles ou à l'aide
d'une religion détrônée, il devenait blâmable et illicite. Le Yatudhana, ou
sorcier des Vedas, cherchait assurément le succès dans l'invocation des
Rakshasas et autres divinités déchues du Dasyu subjugué. Ses pouvoirs étaient
à peu près ceux du sorcier du moyen âge ; le yatu, ou magie, lui permettait
de provoquer la mort de ses ennemis, de détruire leurs moissons et leurs
troupeaux : les kritya, ou images et autres objets revêtus de charmes,
avaient une influence néfaste qu'on ne pouvait surmonter qu'en les démasquant
et en les rejetant loin de soi, tout comme dans l'Europe du XVe siècle ;
d'autre part, les contre-charmes et les imprécations employées contre ce
sorcier montrent qu'il n'y avait pas de différence essentielle entre la magie
licite et la magie noire. Le même fait ressort de la tradition hébraïque, qui
admettait que des miracles pussent s'opérer par l'intervention des Elohim
acherim, ou « autres dieux », comme l'attesta la compétition entre
Moise et les Chakamim ou sages d'Égypte. Les Talmudistes rapportent
que, lorsque Moise changea son bâton en serpent, Pharaon lui reprocha, en
riant, de faire parade de semblables prestiges dans un pays plein de
magiciens, et il appela de petits enfants qui exécutèrent sans peine la même
transformation ; mais Jannès et Jambes ne purent rivaliser avec l'Hébreu
quand il déchaîna la plaie de la vermine, parce que leur art ne leur
permettait pas de produire des êtres plus petits qu'un grain d'orge. Les
rapports entre leur magie et le culte des faux dieux apparaissent clins la
légende d'après laquelle ce furent Jannès et Jambrès qui fabriquèrent pour
Aaron le Veau d'or. On trouve une indication analogue dans la tradition
samaritaine ; les Hébreux avaient, disait-on, abandonné leur ancienne foi
sous l'effet des artifices magiques d'Elie et de Samuel ; ceux-ci, par
l'étude des livres de Balaam, acquirent la richesse et le pouvoir, et
détachèrent le peuple du culte de Jéhovah[2]. L'impression
considérable produite, sur les pays environnants, par le pouvoir des Chakamim
égyptiens, est attestée plus tard par les Juifs qui, bien que familiers avec
les mystères des. Mages et des Chaldéens, déclaraient cependant que sur les
dix parts de magie accordées à la terre, neuf étaient échues en partage à
l'Égypte. Aussi ce royaume fournit-il assez naturellement le plus ancien
exemple d'un procès de magie, qui se présenta vers l'an 1300 avant J.-C.
L'usage de la magie n'était pas considéré comme criminel en soi, mais
seulement lorsqu'il était appliqué à des fins coupables par quelque personne
non autorisée. La procédure relate qu'un certain Penhaiben, surintendant des
troupeaux de bœufs, passant par hasard devant le Khen, salle du palais royal
où étaient conservés les manuscrits de la tradition mystique, fut saisi du
désir de posséder ces secrets pour en tirer des avantages personnels. Il
acquit le concours d'un tailleur de pierres nommé Atirma, pénétra dans les
profondeurs sacrées du Khen et s'empara d'un recueil de dangereuses formules,
propriété de son maitre Ramsès III. Il sut bientôt employer ces formules et
devint capable d'accomplir tous les exploits des docteurs en mystères. Il
composa des charmes qui, déposés dans le palais royal, séduisirent les
concubines du pharaon. Il suscita des haines entre les hommes, les fascina et
les tourmenta, paralysa leurs membres, bref, dit le rapport du tribunal, u il
chercha et découvrit le vrai moyen pour exécuter toutes les abominations et
toutes les méchantes actions que lui dictait son cœur, et il les accomplit en
effet, ainsi que d'autres grands crimes qui font horreur à tous les dieux et
déesses. En conséquence, il a subi, jusque dans la mort, le châtiment
terrible qu'il avait mérité en témoignage des divins écrits. » La
croyance des Hébreux, qui servit nécessairement de modèle au Christianisme
orthodoxe, empruntait à ces diverses sources une riche nomenclature de
magiciens. Il y avait l'At, ou charmeur ; l'Asshaph, Kasshaph,
Mekassheph, enchanteur ou sorcier ; le Kosem, devin ; l'Oô,
Shoel Oô, Baal Oô, celui qui consulte les mauvais esprits, le
nécromancien — la sorcière d'Endor était une Baalath Oô — ; le Chober
Chober, celui qui fabrique des « sorts » et qui noue les aiguillettes ;
le Doresh el Hammathim, celui qui consulte les morts ; le Meonen,
augure qui devine l'avenir d'après le vol des nuages et la voix des oiseaux,
l' « observateur des temps » de la Bible ; le Menachesh, augure
se servant d'enchantements ; le Jiddoni, ou sorcier ; le Chakam,
ou sage ; le Chartom, hiérogrammatiste ; les Mahgim, ceux qui
murmurent des paroles magiques ; plus tard surgirent l'Istaginen,
astrologue ; le Charori, devin ; le Magush, Amgosh,
enchanteur ; le Raten, mage ; le Negida, nécromancien, et le Pithom,
celui qu'inspirent les mauvais esprits. C'était là un vaste domaine dans
lequel la superstition chrétienne était naturellement destinée à s'égarer. La
Grèce fournit sa part, bien que la goétie — invocation d'esprits malins ou
usage de moyens illicites pour des fins mauvaises — ne fut guère utile dans
une religion dont toutes les divinités, grandes et petites, sujettes à toutes
les faiblesses de la nature humaine, étaient toujours prêtes à faire pleuvoir
sur l'homme les plus terribles calamités pour satisfaire leur amour, leur
jalousie ou leur caprice, et se laissaient facilement amener, par une prière
ou un sacrifice, à exercer leur omnipotence peu soucieuse de justice ou de
morale. Dans une semblable religion, le prêtre exerce les fonctions que des
religions plus pures réservent au sorcier. Pourtant il suffit de citer les
noms de Zethus et d'Amphion, d'Orphée et de Pythagore, d'Epiménide, d’Empédocle
et d'Apollonius de Tyane, pour montrer que la tradition et l'histoire
attestent, chez les peuples helléniques, l'existence et le pouvoir de la
thaumaturgie et de la théurgie. Là théurgie atteignit son plus haut degré de
perfection dans les prodiges attribués aux Néo-Platoniciens, et influa ainsi
directement sur la pensée chrétienne, qui, nécessaire-tuent, imputa ces
prodiges à l'invocation des démons. D'autre part, on ne peut méconnaître
l'importance de la magie des goutes, telle que nous la font connaître les
légendes relatives aux 'Dactyles ou Curâtes de Crète, aux Telchines, à Médée
et â Circé. Cette
science reçut, dit-on, une puissante impulsion lors des Guerres Médiques,
quand le mage Osthanès, qui accompagnait 'Cédés, répandit à travers la Grâce
les semences de sa science impie. Platon réprouve en termes énergiques la
vénalité de ces Sorciers qui se louent à bas prix aux hommes désireux de
faire périr leurs ennemis par des artifices magiques, et à l'aide de ces
figurines de cire qui étaient déjà une des ressources favorites de la magie
malfaisante. En Grèce, elles : passaient pour produire des effets mortels
lorsqu'on les plaçait dans les carrefours, lorsqu'on les clouait sur la porte
de la victime désignée ou sur la tombe de ses ancêtres. Les philtres, qui
excitaient ou arrêtaient l'amour au gré des magiciens, étaient également
parmi leurs ressources habituelles. La triple Hécate elle-même était soumise
à leurs enchantements ; ils pouvaient arrêter le cours de la nature et faire
descendre la lune sur la terre. Les rites horribles que la superstition attribuait
à ces sorciers sont attestés par une des accusations portées contre
Apollonius de Tyane devant Domitien : on lui imputait le sacrifice d'un
enfant. A Rome,
les dieux du monde souterrain formaient un lien entre les cérémonies sacrées
du prêtre et les incantations du sorcier ; car, tout en constituant des
objets de culte pour les gens pieux, ils étaient aussi les dispensateurs
habituels du pouvoir magique. La terrible sorcière Erichto, dont parle
Lucain, est une favorite de l'Erèbe ; elle erre parmi les tombeaux, d'où elle
fait surgir les ombres ; elle exerce ses charmes avec des torches funéraires,
avec des os et des cendres de morts ; dans ses incantations elle invoque le
Styx ; collant ses lèvres à celles d'un cadavre, elle envoie au monde
infernal ses affreux messages. La Canidie et la Sagana d'Horace tirent leur
puissance de la même source, et la description de leurs hideuses pratiques
ressemble singulièrement à nombre de rites qui, seize siècles plus tard,
occupèrent la moitié des tribunaux de la Chrétienté. Partout, dans les textes
qui concernent la magie romaine, les divinités invoquées sont des dieux
infernaux dont les rites sont célébrés de nuit (2 ;, ll y a identité absolue
entre les moyens employés et ceux de la magie moderne. Quand Germanicus
César, l'idole de l'Empire, est condamné par la secrète jalousie de Tibère ;
lorsque son lieutenant dans l'Est, Cneius Pison, est chargé de le faire disparaître
et que Germanicus tombe frappé d'un mal mortel, on croit lire un passage de
Grillandus ou de Delrio ; l'historien nous montre les amis du mort,
suspectant la haine de Pison, tirant du plancher et des murs de la maison
mortuaire les objets placés là pour faire périr le prince, débris de corps
humains, chairs à demi consumées et souillées par la décomposition, plaques
de plomb portant le nom de Germanicus, charmes et autres sortilèges à -l'aide
desquels, dit Tacite, on croit que les âmes sont vouées aux dieux infernaux. Les
actes-ordinaires de la sorcière étaient plus aisés à accomplir. Une simple
incantation desséchait la moisson ou tarissait la source, détruisait le gland
sur le chêne et le fruit vert sur le rameau. La figurine de cire,
représentant l'ennemi qu'on voulait frapper, familière à la magie des
Hindous, des Égyptiens et des Grecs, prit à Rome la forme sous laquelle on la
retrouve au Moyen Age. Parfois le nom de la victime y était tracé en lettres
de cire rouge. Si l'on voulait provoquer un mal mortel dans quelque organe,
on enfonçait une épingle dans la partie correspondante de la figurine ; si
l'on souhaitait que l'ennemi dépérit de quelque maladie incurable, on faisait
fondre l'image au feu en proférant des incantations. De plus, on pouvait
transformer la victime en bête, prodige que saint Augustin s'efforce
d'expliquer par une illusion diabolique. Il est à remarquer que la terrible
magicienne est toujours une vieille femme, saga, strix ou volatica,
la « sage », l'oiseau nocturne, l'être qui vole la nuit, prototype de la
mégère qui, dans l'Europe du Moyen Age, eut le monopole presque exclusif de
la magie. Le sorcier lui-nième, comme son successeur moderne, avait le
pouvoir de se changer en loup, et devint ainsi le prototype des loups-garous,
qui constituent un trait si pittoresque dans l'histoire de la sorcellerie. Lei
maléfices destinés à exciter le désir ou à en empêcher la satisfaction, ou
enfin à provoquer la haine, ces philtres, charmes, sortilèges nouant les
aiguillettes, que l'on rencontre à chaque pas dans la magie moderne,
occupaient également une place importante dans les croyances de Rome.
L'espèce de folie qui s'empara de Caligula était attribuée à des drogues
subtiles que lui avait fait boire, dans un philtre d'amour, cette Cæsonia
qu'il épousa après la mort de sa sœur et concubine Drusilla. On était à tel
point convaincu de ce fait que, lorsque l'empereur fut assassiné, on tua
également Cæsonia, pour la punir d'avoir, par ses charmes, attiré sur la
République les plus grands malheurs. Marc-Aurèle lui-même n'échappa pas à
l'accusation d'avoir poussé sa femme Faustine, avant de partager la couche
impériale, à se baigner dans le sang d'un gladiateur aimé d'elle ; cette
histoire — inventée assurément pour expliquer le caractère du fils de
Marc-Aurèle, Commode, montre quelle foi on ajoutait à ces artifices. Apulée
s'en aperçut à ses dépens, lorsqu'il joua sa tête dans le procès qu'on
engagea contre lui, sous l'accusation d'avoir, par incantation et magie,
conquis l'affection de Pudentilla, femme d'âge mûr qui, avant de l'épouser,
était demeurée veuve pendant quatorze ans. Si le tribunal avait eu à sa
disposition, comme les cours du Moyen Age, l'infaillible ressource de la
torture, Apulée aurait été facilement amené à l'aveu, qui entraînait la peine
de mort ; mais comme aucune accusation de félonie n'était soulevée, il fut
libre de se disculper par témoignages et arguments et, de la sorte, sauva sa tête. En
fait, la tradition voulait qu'on appliquât, à la pratique, de la magie, les
plus sévères rigueurs de la loi. Les fragments subsistant de la législation
décemvirale montrent que cette coutume datait des premiers temps de la
République. Avec l'extension des conquêtes romaines, l'introduction de
l'hellénisme orientalisé importa dans Rome la magie des peuples de l'Orient,
magie plus savante que les pratiques simples de l'Italie, et qui souleva une
crainte et une indignation des plus vives. En 484 avant Jésus-Christ, le
préteur L. Naevius dut différer pendant quatre mois son départ pour sa
province de Sardaigne, afin de remplir la mission, qui lui avait été
assignée, de juger des cas de magie. Nombre de ces affaires avaient surgi en
divers endroits voisins de Rome. Les coupables furent jugés rapidement ; Naevius
fit preuve d'une diligence que Pierre Cella ou Bernard de Caux lui auraient
enviée, s'il est vrai, comme on le rapporte, qu'il ne condamna pas moins de
deux mille sorciers. Sous l'Empire, on promulgua souvent des décrets contre
les magiciens, astrologues et devins. On voit accuser de magie des
personnages haut placés, ce qui laisse à penser que cette accusation fut
alors, comme elle devait l'être au XIVe et au XVe siècle, une de ces charges
faciles à alléguer et difficiles à réfuter qui servaient si bien les
intrigues personnelles ou politiques. Néron poursuivit la magie avec une
telle sévérité qu'il comprit au nombre des magiciens certains philosophes ;
le manteau grec ou costume distinctif du philosophe' suffisait à amener
devant les tribunaux celui qui le portait. Le Babylonien Musonius, qui égala
presque Apollonius de Tyane en savoir et en puissance, fut incarcéré et
aurait péri comme l'espéraient ses bourreaux, si sa vigueur exceptionnelle ne
lui avait permis de résister aux souffrances de sa prison. Caracalla alla
plus loin encore et punit les gens coupables de porter simplement autour du
cou des amulettes protectrices contre les fièvres tierce el, quarte. Les
pratiques plus ténébreuses étaient réprimées avec une rigueur impitoyable.
Accomplir ou faire accomplir des rites nocturnes pour ensorceler une
personne, était un crime puni des peines les plus sévères que connût la loi
romaine, la crucifixion ou les bêtes. Pour avoir immolé un homme ou répandu
du sang humain dans un sacrifice, le châtiment était la mort simple ou les
bêtes, selon le rang du criminel. Les complices des pratiques réprouvées
étaient crucifiés ou livrés aux bêtes ; les magiciens eux-mêmes étaient
brûlés vifs. L'étude de cet art était interdite, aussi bien que l'exercice de
la profession de magicien ; tous les livres de magie devaient être brûlés et
leurs lecteurs punis de bannissement ou de mort, selon leur condition
sociale. Quand la croix devint l'emblème de la rédemption, elle tomba
naturellement en désuétude comme instrument de supplice ; avec l'abolition
des jeux du cirque, les bêtes disparurent de même ; mais le fagot et le
bûcher subsistèrent et, pendant des siècles, servirent à punir des imposteurs
plus ou moins inoffensifs. Avec le
triomphe du christianisme, le domaine des pratiques interdites s'agrandit
encore. Une nouvelle théurgie prit naissance, qui supplanta et condamna,
comme sorcellerie et adoration du démon, une longue série d'observances et de
croyances qui, devenues partie intégrante de la vie populaire, semblaient
d'abord indéracinables. La lutte entre les thaumaturgies rivales apparaît
déjà dans les doléances de Tertullien, se plaignant qu'on eût attribué à des
sacrifices offerts à Jupiter le mérite d'une pluie que les prières et les
mortifications des chrétiens avaient obtenue de Dieu. Le prêtre de Carthage lance
aux païens le défi suivant : il amènera devant leurs tribunaux mêmes un
démoniaque, et un chrétien contraindra l'esprit à s'avouer démon. Le triomphe
du nouveau système fut consacré par la rencontre entre saint Pierre et Simon
le Magicien, lorsque les prières du chrétien arrêtèrent dans son vol le théurgiste
païen planant dans l'air, le firent tomber à tem avec fracas, et que dans ce
désastre, le vaincu se brisa l'os iliaque et les deux talons. Si, comme le
supposent certains critiques modernes, Simon le Magicien est l'appellation
imaginée par saint Pierre pour désigner saint Paul, les partisane de ce
dernier ne se firent pas faute de célébrer le triomphe de leur chef sur les
anciens thaumaturges, car, lorsqu'il fit des miracles à Éphèse et que les
sorciers juifs furent couverts de confusion, « nombre de ceux qui
pratiquaient les arts cachés réunirent leurs livres et les brillèrent aux
yeux de tous ; puis ils en calculèrent, le prix, qui se monta à cinquante
mille pièces d'argent ». Un
incident plus convaincant encore se présenta aux yeu.4 de Marc-Aurèle, dans
sa guerre contre les Marcomans. Sur le territoire des Quades, il se trouva
éloigné de tout cours d'eau, si bien que son armée fut décimée par la soif.
Bien qu'il dit persécuté les chrétiens, il eut recours à l'intervention du
Christ : un orage soudain procura aux Romains de l'eau en abondance, tandis
que la foudre frappait et dispersait les ennemis qui furent facilement
massacrés. Enfin, lorsque la nouvelle foi et l'ancienne engagèrent la lutte à
mort, Eusèbe montre Constantin se préparant à la lutte, réunissant autour de
lui les plus saints prêtres et marchant à l'ombre du Labarum. Licinius, de
son côté, appelait à lui les devins, les prophètes et les magiciens d'Égypte.
Ceux-ci offrirent des sacrifices et tentèrent d'apprendre de leurs divinités
l'issue de la guerre. Les oracles en tous lieux promirent la victoire ; les
augures sacrificatoires furent favorables ; les interprètes des songes
annoncèrent le succès. La veille de la première bataille, Licinius assembla
'ses principaux capitaines dans un bois sacré où se dressaient diverses
idoles, et leur expliqua que le combat qui allait s'engager serait l'épreuve
décisive entre les dieux de leurs ancêtres et les divinités inconnues des
barbares ; si l'armée de Licinius était vaincue, cette défaite attesterait
que les dieux étaient détrônés. Dans le combat qui suivit, la croix abattit
tout ce qui se trouva devant elle ; les païens prenaient la fuite à son
approche. A cette vue, Constantin envoya le Labarum, comme un talisman de
victoire, sur tous les points du champ de bataille où ses soldats
faiblissaient. La défaite ne fit qu'endurcir le cœur de Licinius ; de
nouveau, il eut recours à ses magiciens. Constantin, d'autre part, disposa
dans son camp un oratoire, où, avant la bataille, il se retirait pour prier
en compagnie des hommes de Dieu ; puis, surgissant au milieu des soldats, il
donnait le signal de l'attaque et ses troupes massacraient tous les ennemis
qui osaient les attendre de pied ferme. La foi en l'efficacité de
l'invocation de Dieu devint si absolue que des enthousiastes déclaraient
indigne d'un chrétien de compter sur la prudence et la sagacité humaine dans
le péril. Saint Nil affirme qu'en cas de maladie il faut recourir à la prière
plutôt qu'aux médecins et à la médecine ; saint Augustin, énumérant les cures
miraculeuses que ne peut opérer la science, considère manifestement l'appel à
Dieu et aux saints comme beaucoup plus sûr que toutes les ressources de l'art
médical[3]. Il
était inévitable que la théurgie victorieuse se mit à l'œuvre avec une
rigueur sans scrupule, pour extirper sa rivale vaincue, dès qu'elle fut assez
forte pour disposer des pouvoirs de l'État. On attaqua tout d'abord moins
l'adoration et la propitiation des divinités païennes que les mille méthodes
de divination et les moyens usités pour détourner les malheurs, pratiques
intimement mêlées à l'existence quotidienne. L'efficacité de ces pratiques
était due à l'intervention de Satan, obstiné à tromper l'humanité et à la
séduire. Toute tentative pour prédire l'avenir était magie, et toute magie
était œuvre du diable ; il en était de même des amulettes et des charmes, de
l'observance des jours fastes et néfastes, des innombrables superstitions qui
encombraient l'imagination populaire. Le 396 zèle qu'on mit à réprimer toute
espèce de magie était stimulé, non seulement par la conviction que cela
faisait partie de la lutte contre Satan, mais encore par les commandements de
Dieu inscrits dans la loi mosaïque. La terrible parole « Tu ne laisseras
pas vivre une sorcière » (Mekasshepha) a servi, pendant des siècles, à
justifier plus de meurtres judiciaires que tout autre article inscrit dans un
code de lois. Le Judaïsme rabbinique appliqua sans pitié ce commandement, en
dépit de la bonté naturelle des rabbis et de leur extrême répugnance à verser
le sang. Une des premières réformes des Pharisiens, lorsqu'ils arrivèrent au
pouvoir après la persécution d'Alexandre Jannée, fut l'abrogation du code
pénal mosaïque, remplacé par des lois plus humaines. Le promoteur de la
révolution était Simon ben Shetach, qui, en constituant le Sanhedrin, refusa
la présidence et la conféra à Judah ben Tablai. Il arriva que ce dernier
condamna un homme pour faux témoignage sur la déposition d'une seule
personne, alors que la loi exigeait deux témoins ; Simon lui reprocha son
crime juridique et Judah résigna ses fonctions. Pourtant, cet homme si
scrupuleusement ménager de la vie humaine n'hésita pas à pendre, à Ascalon,
en un seul jour, quatre-vingts sorcières. D'après la Mishna, il faut lapider
le Pithom et le Jiddoni, pendre les faux devins et ceux qui
dévoilent l'avenir au nom des idoles ; le Talmud ajoute que quiconque apprend
d'un magicien une seule formule doit être mis à mort. Le Christianisme
emprunta ainsi au Judaïsme -la conviction qu'en exterminant toute thaumaturgie
autre que la sienne, il se conformait à un commandement formel de Dieu. Le
mécanisme de l'Église fut donc activement mis en jeu pour exciter les fidèles
à combattre un mal sans excuse et, en apparence, très difficile à déraciner. Dès
que la Chrétienté réunit ses évêques en conciles, elle commença à porter des
lois pour l'abolition des pratiques de magie. Quand elle fut assez puissante
pour influer sur les décisions du chef de l'État, elle obtint de lui une
série d'édits cruels qui durent efficacement contribuer à détruire les
survivances tolérées du paganisme, comme à faire disparaître les pratiques
moins innocentes, si odieuses aux yeux des orthodoxes. Il n'était pas
difficile d'attaquer d'abord les pratiques de divination consacrées par le
temps, bien qu'elles fissent partie du mécanisme de l'État. Du moment, en
effet, que l'État était comme concentré en la personne de son maître,
chercher à connaître l'avenir politique, c'était vouloir deviner le destin du
monarque ; or, nul crime n'était plus attentivement réprimé ni plus
promptement châtié que celui-là. Même un ardent admirateur des institutions
primitives, Caton l'Ancien, avait, longtemps auparavant, conseillé au
paterfamilias de défendre à son t'illicite, ou intendant de sa ferme, de
consulter aucun aruspice ou augure. Ces gens avaient une façon particulière
de fomenter le désordre, et, quand les esclaves étaient trop curieux ou trop
bien informés, cela ne présageait rien de bon pour le maitre. Pour les mêmes
raisons, Tibère interdit la consultation secrète des aruspices. Constantin
servait donc un double intérêt, lorsque, dès 319, il menaça du bûcher
l'aruspice qui se risquerait à franchir le seuil d'une maison étrangère,
fût-ce sous prétexte de relations d'amitié ; l'homme qui appelait chez lui un
aruspice était puni de déportation et de confiscation ; le délateur était récompensé.
Prêtres et augures ne devaient célébrer leurs rites qu'en public. Cette
dernière mesure fut même révoquée, en 3M, par Constance ; toute consultation
de devins était passible de mort ; les gens qui s'adonnaient eux-mêmes à la
magie, ou au métier d'augure ou d'interprète de songes, pouvaient être
torturés au cours de la procédure destinée à leur arracher des aveux[4]. En
vertu de ces prescriptions, Constance organisa une active persécution par
tout l'Orient ; une multitude de malheureux furent mis à mort sous les
moindres prétextes ; passer la nuit au milieu des tombes était une preuve de
nécromancie ; pendre une amulette à son cou pour guérir une fièvre quarte
était un artifice interdit. On peut voir là le prototype et comme
l'avant-goût des procès de sorcellerie des temps modernes. Sous Julien une
réaction se produisit et, en 364, Valentinien et Valens proclamèrent la liberté
de conscience ; en 371, ils étendirent cette liberté aux vieilles pratiques
de divination et restreignirent la peine capitale aux seuls arts magiques ;
mais la persécution en Orient sous Valens, en 374, puis la conspiration de
Théodore, firent disparaître ces distinctions. La persécution dirigée contre
les magiciens s'attaqua ensuite à tous les gens connus comme lettrés ou comme
philosophes. La terreur régnait dans tout l'Orient ; quiconque possédait une
bibliothèque s'empressait de la brûler. Les prisons ne suffisaient pas à
contenir les prisonniers ; dans certaines villes, dit-on, il restait moins de
gens libres qu'il n'y avait de captifs détenus. Nombre d'accusés furent mis à
mort, les autres furent dépouillés de leurs biens. Dans l'Empire d'Occident,
sous Valentinien, la persécution ne fit pas tant de ravages ; mais on
appliqua les lois, à Rome du moins, avec une énergie suffisante pour réduire
considérablement le nombre des sorciers. En 409, une loi d'Honorius, en
faisant intervenir les évêques, montre que l'Eglise commençait à s'associer à
l'État pour la surveillance des crimes de ce genre[5]. Pourtant, on ne pouvait
empêcher que les fidèles eux-mêmes s'adonnassent à ces pratiques réprouvées,
comme l'attestent les ardentes exhortations adressées par les pasteurs à
leurs ouailles et le soin avec lequel on multipliait les preuves pour établir
que ces manifestations de puissance surnaturelle étaient l'œuvre de démons. L'Empire
d'Orient conserva sa sévère législation et continua, avec un succès plus ou
moins grand, à réprimer la soif inextinguible des arts réprouvés. Par
certains faits qui se passèrent sous Manuel et sous Andronicus Comnène, dans
la seconde moitié du XIIe siècle, on voit que les coupables avaient
généralement les yeux crevés, que les formes classiques de la science
augurale avaient disparu et avaient fait place à des formules de nécromancie,
enfin que ce genre d'accusation offrait une ressource précieuse pour se
débarrasser d'ennemis gênants. En
Occident, la domination des Barbares introduisit un élément nouveau. Les
Ostrogoths, qui occupèrent l'Italie sous Théodoric furent, il est vrai, si
bien romanisés que, tout Ariens qu'ils étaient, ils adoptèrent et
appliquèrent les lois contre la magie. La divination était assimilée au crime
de paganisme et punie de la peine capitale. Vers l'an 500, une persécution
chassa de Rome tous les sorciers ; Basile, le principal thaumaturge, après
avoir échappé tout d'abord, se hasarda à revenir et fut brûlé. Quand l'Italie
retomba aux mains des empereurs d'Orient, le soin de poursuivre ces crimes
fut confié, semble-t-il, à l'Église, comme une province du domaine sans cesse
grandissant où s'exerçait sa juridiction et son influence. Les
Wisigoths qui prirent possession de l'Aquitaine et de l'Espagne, bien que
moins civilisés que leurs frères de l'Est, furent profondément imprégnés par
la législation romaine ; leurs princes lancèrent des décrets réitérés pour
décourager les arts interdits. Cependant il faut remarquer, chez ces
Barbares, un respect relatif de la vie humaine : les peines prescrites
étaient beaucoup moins sévères que celles des édits romains. Une loi de Reccared
déclare les magiciens, les devins et ceux qui les consultent incapables de
porter témoignage ; une autre loi, élaborée par Egiza, assimile ces crimes à
ceux pour lesquels un esclave pouvait être torturé à la place de son maitre
accusé ; enfin, plusieurs édits de Chindaswind déclarent que ceux qui invoquent
les démons ou attirent la grêle sur les vignobles, « nouent les aiguillettes
» ou se servent de charmes pour nuire aux hommes, aux bestiaux ou aux
moissons, seront frappés de deux cents coups de fouet, rasés et livrés en
spectacle au peuple ; après quoi ils seront emprisonnés. Ceux qui consultent
des devins au sujet de la santé du roi ou d'autres hommes sont menacés de
flagellation et d'asservissement au fisc, impliquant confiscation, si leurs
enfants sont complices ; les juges qui ont recours à la divination pour
s'éclairer dans les cas douteux sont passibles des mêmes peines ; la simple
observation des augures est punie de cinquante coups de fouet. Ces
dispositions, qui furent presque toutes insérées sans grande modification
dans le Fuero Juzgo, gardèrent force de loi, dans la péninsule
ibérique, jusque fort avant dans le Moyen-Age. Elles montrent qu'il avait été
impossible de déraciner les vieilles superstitions et que les rites du
paganisme et la science augurale florissaient dans toutes les classes de la
société, ce que confirment, d'autre part, les dénonciations des conciles
espagnols et des écrivains ecclésiastiques. Ces dispositions présentent
encore cet intérêt qu'elles constituent un moyen terme entre la sévérité de
Rome et l'indulgence des autres peuples barbares. Ceux-ci
étaient plus grossiers, moins dociles à l'influence romaine. En les
convertissant, l'Église rendit un grand service à l'humanité ; mais elle
n'osa pas intervenir trop brutalement dans les coutumes et les préjugés de
ses fougueux néophytes. En fait, elle s'adapta elle-même à leurs goûts le
plus qu'elle put et subit ainsi des modifications importantes. Un exemple
nous est fourni par les instructions qu'envoya Grégoire le Grand à Augustin,
son missionnaire en Angleterre : il faut, dit-il, transformer les temples
païens en églises par des aspersions d'eau bénite, de façon que les convers
s'accoutument à la foi nouvelle en priant dans leur sanctuaire habituel ; les
sacrifices aux démons seront remplacés par des processions en l'honneur de
quelque saint ou martyr, et l'on immolera des bœufs, non pour s'assurer la
protection d'idoles, mais à la gloire de Dieu ; les fidèles mangeront les
victimes. Vu cette assimilation du Christianisme au paganisme, il n'est pas
surprenant que le roi de l'Est-Anglie, Redwald, une fois converti, ait élevé
dans son temple deux autels, afin d'adorer le vrai Dieu devant l'un et
d'offrir, devant l'autre, des sacrifices aux démons. L'adoption, par la magie
chrétienne, d'éléments empruntés aux religions détrônées, apparait clairement
dans l'hymne, ou plutôt dans l'incantation, connue sous le nom de Lorica
de saint Patrick, dans laquelle les forces de la nature et la Divinité chrétienne
sont également invoquées. Un manuscrit du vue siècle assure que « toute
personne qui chante cet hymne chaque jour, en concentrant toute sa pensée sur
Dieu, ne verra jamais paraître à ses yeux aucun démon. Ce chant lui sera une
sauvegarde contre une mort soudaine, une protection contre tout poison et
contre l'envie, une armure pour son âme après sa mort. Patrick chantait cet
hymne alors que des pièges lui 40i étaient tendus par Loégaire, et ceux qui
étaient en embuscade crurent 'avoir à leurs trousses des fauves furieux et
leurs petit ». Les
Barbares apportaient leurs propres superstitions, les unes originaires de
leur centre de diffusion préhistorique, d'autres acquises au cours de leurs
migrations ; ils ajoutèrent sans peine à ces croyances toutes celles qu'ils
trouvaient répandues parmi leurs nombreux sujets, sans considérer si elles
étaient ou non proscrites par l'Église. Ils s'étaient séparés de leurs frères
d'Asie avant que Zoroastre eût provoqué une révolution religieuse par sa
conception dualiste d'Hormazd et d'Ahriman ; leur religion ne comportait rien
qui ressemblât à une personnification du Principe du Mal. Loki, celui de
leurs dieux qui s'en rapproche le plus, est un génie malicieux plutôt
qu'incorrigiblement pervers. Sans doute, il y avait des êtres mauvais, tels
que les Hrimthursar. les Trolls ou Jotuns, le dragon Fafnir, le loup Fenrir,
le Grendal de Beowulf, d'autres encore ; mais aucun, de ces êtres n'est
analogue à l'Ahriman des Mazdéens ou au Satan des Chrétiens. Quand les races
teutoniques admirent ce dernier, elles furent portées à le représenter, ainsi
que le fait justement observer Grimm, plutôt comme le maladroit Jotun que
comme l'ennemi du genre humain. Par les réponses du savant abbé Jean de
Trittenheim aux questions posées par Maximilien ter, on peut voir jusqu'à quelle
époque tardive les conceptions ancestrales continuèrent à prévaloir en
Allemagne. Dans le
vaste domaine des arts magiques-, les tribus teutoniques avaient peu de chose
à apprendre des peuples qu'elles avaient vaincus. Chez nulle race, peut-être,
le surnaturel n'absorbait une plus grande part de la vie journalière et ne
revendiquait un plus souverain pouvoir tant sur la nature que sur l'esprit.
La divination était universellement pratiquée sous toutes ses formes. Des
êtres doués de qualités spéciales, les mena forspair, pouvaient
prédire l'avenir, soit par seconde vue, soit à l'aide d'incantations, soit
encore par l'interprétation des songes. On redoutait et on respectait encore
davantage la raki ou prophétesse, honorée d'un culte comme un être surnaturel
et considérée comme une sorte d'incarnat ion des Nornes ou Parques, divinités
secondaires. Tel fut le cas de Velléda, celui d'Aurinia et d'autres
prêtresses qui, au dire de Tacite, passaient pour des déesses ; dans le Vohispa,
la vala s'entretient sur le pied d'égalité avec Odin lui-même. Ceux
qui ne possédaient pas ces dons spéciaux avaient à leur disposition, pour
prévoir l'avenir, une infinité de moyens. La méthode la plus commune était la
nécromancie : tantôt on plaçait sous la langue d'un cadavre un morceau de
bois sur lequel étaient gravées des runes ; tantôt on faisait surgir l'ombre
des morts comme la sorcière d'Endor évoquant Samuel, ou à la façon des
sorciers romains. On avait aussi très souvent recours aux sorts, soit pour
connaître la volonté divine, selon la méthode des Urim et Thummim
des Hébreux, soit pour discerner l'avenir à l'aide d'un faisceau de baguettes
probablement analogues aux trigrammes et hexagrammes des Chinois. Comme en
Grèce et à Rome, on offrait souvent des sacrifices aux Dieux, dans l'espoir
d'obtenir d'eux une réponse ; on tirait des présages du vol des oiseaux avec
autant de soin que les augures romains ; mais les poulets sacrés étaient
remplacés par des chevaux blancs consacrés aux dieux, dont on observait
attentivement les mouvements et les actions après les avoir attelés au char
sacré. Exception faite de l'haruspicine étrusque et de la consultation des
entrailles des victimes, la divination hellénique et romaine se distinguait
fort peu de celle des Teutons. En ce
qui concerne la magie, on ne peut guère assigner de borne à la puissance du sorcier.
Aucune littérature ne fait une place aussi grande à la sorcellerie ; nulle
part on ne voit accepter plus crédulement les hauts faits des sorciers et
sorcières que dans ce qui nous reste des Sagas scandinaves. Les pays situés
autour de la Baltique étaient particulièrement considérés comme le foyer et
la pépinière des sorciers ; c'était là que des hommes de toute patrie, même
de Grèce et d'Espagne, venaient chercher des conseils et des secours. Dans le
« Chur-land » d'Adam de Brème, le moindre logis est rempli de devins et de
nécromanciens ; les habitants de la Norvège septentrionale pouvaient dire ce
que faisait tout homme en quelque lieu du monde qu'il se trouvât ; ils
savaient accomplir tous les maléfices attribués par l'Écriture aux sorciers. Saxo
Grainmaticus et Snorri Sturlason, en dépit des profondes divergences entre
leurs récits sur l'origine des Æsir, ou dieux, sont d'accord pour dire que
les fondateurs du royaume de Norvège durent leur déification à leur habileté
magique ; ce fut cette puissance surnaturelle qui amena leurs sujets et leurs
descendants à les vénérer comme des êtres divins[6]. La
magie scandinave comprenait deux groupes de pratiques, la magie licite ou galder
et la magie maligne ou seid. A la première appartenait la puissance
infinie des runes, chantées en incantations ou gravées sur des talismans ou
des amulettes. L'invention de ces runes était attribuée aux antiques Hrimthursar
ou Jotuns ; c'était à sa profonde connaissance de cette magie qu'Odin
avait dû d'établir sa suprématie. Les runes dirigeaient le cours du soleil et
maintenaient l'ordre de la nature. Toutes les runes étaient mêlées dans la
boisson sacrée des Asir, source de leurs attributs surnaturels ; certaines de
ces formules ont été mises à la portée des hommes, qui les ont classées et
étudiées avec soin. A ces runes s'ajoutait le seidstaf, ou baguette,
indispensable aux magiciens de tout pays. La vala islandaise, Thordis
possédait une de ces baguettes, appelée Hangnud, qui privait un homme
de sa mémoire en lui touchant la joue droite et la lui, rendait en lui
touchant la joue gauche. Les philtres et boisson d'amour, inspirant le désir,
la froideur ou la haine, étaient une des ressources ordinaires de la magie
scandinave. La piqûre de l'épine somnifère produisait un sommeil magique de
durée indéfinie. Les magiciens pouvaient aussi se plonger eux-mêmes dans un
engourdissement complet, tandis que leur esprit errait au-dehors sous quelque
forme différente ; les femmes qui avaient coutume de pratiquer ce
dédoublement étaient appelées Hamleypur ; si le ham ou forme
empruntée recevait quelque blessure, cette blessure se retrouvait sur le
corps véritable croyance commune à presque toutes les races[7]. De plus, l'initié pouvait
prendre à son gré telle ou telle forme ; ce fut le cas historique de
ce magicien qui sous, l'aspect d'une baleine, nagea jusqu'en Islande, comme
espion d'Harold Gormsson de Danemark, alors que ce dernier préparait une
expédition contre la grande île. Il était encore possible à deux personnes
d'échanger leur apparence extérieure ; un échange de ce genre eut lieu entre
Signy et une sorcière, comme aussi entre Sigurd et Gunnar, lorsque, par cette
ruse, ce dernier réussit à épouser Brynhild. Les glaives enchantés auxquels
rien ne pouvait résister, les vêtements magiques qu'aucune arme ne pouvait
percer, les capuches ténébreuses qui, à la façon du heaume de Pluton chez les
Grecs, rendaient invisibles ceux qui les portaient — tous ces sortilèges se
retrouvent fréquemment dans la légende pseudo-historique des Scandinaves. C'était
là une magie plus ou moins licite. Au contraire, la magie noire, appelée seid
ou trolldom, se fondait sur la connaissance des secrets malfaisants de
la nature ou sur l'invocation d'esprits malins tels que les Jotuns et
leurs femmes. Seid semble être un dérivé de sjoda
« bouillonner » ou « bouillir », ce qui indique que les
charmes étaient composés en faisant cuire dans un chaudron les ingrédients
d'un infernal brouet, à la façon des sorcières de Macbeth. Ces
pratiques étaient réputées infâmes, indignes des hommes, et restaient
généralement le privilège de femmes appelées seid konur, ou
femmes-seids, et aussi « celles qui chevauchent la nuit ». Dans le
plus ancien texte de la loi salique, où l'on ne trouve pas trace d'influences
chrétiennes, la seule allusion à la magie est la disposition punissant d'une
amende quiconque a traité une femme de sorcière ou diffamé un homme en
l'accusant de porter le chaudron d'une sorcière. La puissance de ces
magiciens ne connaissait presque aucune limite. Un de leur exploits les plus
ordinaires était de soulever ou d'apaiser à leur gré les tempêtes ; leur
talent allait jusqu'à pouvoir enfermer l'orage ou le calme dans des sacs, à
l'usage du possesseur, comme fit Éole pour Ulysse. Quand le christianisme se
répandit, cette puissance provoqua entre la vieille religion et la nouvelle
des luttes violentes, semblables à celle qui se termina par la victoire de
Constantin sur Lucinius. La première expédition de Saint Olaf en Finlande
faillit ainsi être détruite par une tempête qu'avaient soulevée les magiciens
finnois. Olaf Tryggvesson fut plus heureux dans une de ses missions
guerrières. Il défit Rand le Fort et le força à se réfugier dans sa
forteresse de l'île Godo, sur le fjord Salien, bras de mer dont les terribles
gouffres étaient plus redoutés que le Maelstrom lui-même. On fit vainement
plusieurs tentatives pour poursuivre le fuyard ; quel que fût le calme
apparent de la mer. Rand entretenait dans le fjord une tempête à laquelle
aucun navire ne pouvait tenir tête. A la fin Olaf invoqua l'aide de l'évêque
Sigurd, qui promit d'intercéder auprès de Dieu pour obtenir la défaite du
démon. Les mauvais esprits ne purent résister aux cierges ; au costume
sacerdotal, à l'eau bénite et aux textes sacrés : alors que partout à
l'entour les vagues étaient assez hautes pour cacher les montagnes, les
vaisseaux du roi entrant dans le fjord voguèrent sur une nappe d'eau tout
unie. Rand fut pris et, comme il refusait obstinément de recevoir le baptême,
Olaf lui fit subir la plus cruelle mort que son imagination put inventer. Le
magicien avait aussi un pouvoir illimité pour créer des fausses apparences.
Un devin assiégé pouvait faire prendre à un troupeau de moutons l'aspect
d'une armée de guerriers accourant à son aide. Pourtant, cette faculté semble
superflue, puis que, d'un seul regard, il pouvait bouleverser la nature et
tuer sur le champ son ennemi. Gunhild ; qui épousa le roi Éric à la
Hache-Sanglante, dit des deux magiciennes lapones qui lui enseignèrent leur
art : « Quand elles sont irritées, la terre même recule terrifiée, et
toute chose vivante sur laquelle tombe leur regard est frappée de mort. »
Lorsqu’elle les trahit, pour les livrer à Éric, elle les plongea dans un
profond sommeil et jeta sur leurs têtes des sacs en peau de phoque, afin qu'Éric
et ses hommes pussent les tuer sans danger. De même, lorsqu'Olaf Pa surprit
Stigandi endormi, il jeta une peau sur la tête du magicien. Il se trouva dans
la peau un petit trou à travers le lequel le regard de Stigandi vint à
frapper le côteau verdoyant d'une montagne voisine ; aussitôt ce lieu fut
bouleversé par un ouragan et il n'y poussa plus jamais un brin d'herbe[8]. Un des
caractères les plus horribles attribués à la sorcière était le cannibalisme,
croyance que les Teutons partageaient avec les Romains. Il est fait allusion
à cette pratique dans plusieurs textes de la loi salique et dans la
législation de Charlemagne ; la candeur infinie de la crédulité populaire
apparait dans une aventure dont le héros fut Thorodd, ambassadeur de saint
Olaf. Thorodd vit une sorcière mettre en pièces onze hommes et les jeter au
feu ; elle commençait à les dévorer lorsqu'elle fut contrainte à prendre la
fuite. Le trolla-thing,
ou assemblée nocturne des sorcières, consacrée à des danses, à des chants et
à la préparation de l'infernal brouet dans le chaudron, était une pratique
habituelle surtout à la date du 1er mai — Nuit de Saint-Walpurgis —, qui
était la grande féerie du inonde païen. Nous verrons plus loin les
conséquences redoutables de cette croyance au sabbat des sorcières. C'est là
une superstition commune à beaucoup de races, bien qu'on n'en puisse
attribuer avec certitude la diffusion à aucune. Nous
avons vu que la pratique de la magie noire était tenue pour infâme, par la
disposition de la loi salique frappant d'une amende de quatre-vingt sols
quiconque avait traité de « sorcière une femme libre sans Mn en état de
prouver son dire. Pourtant, â l'époque païenne, la seule accusation de
sorcellerie n'était pas réputée crime et n'entraînait de pénalité que si elle
avait causé des dommages à la personne ou aux biens d'autrui. Dans les cas
extrêmes, lorsqu'un sortilège avait provoqué la mort, c'était, semble-t-il,
le peuple même qui châtiait le coupable en le lapidant ; tel fut, après une
condamnation en due forme, le sort de trois sorciers fameux, Katla, Kotkel et
Grima. Cependant les lois codifiées des barbares ne prescrivaient. jamais la
peine de mort ; les amendes étaient la sanction universelle des crimes ; dans
un texte ultérieur de la loi salique, la peine édictée contre la sorcière qui
a dévoré un homme est une amende de deux cents sols. Mais on peut trouver des
cas de persécution individuelle, comme celle qu'entreprit Harald Harfaager.
Les épreuves de ses premières années avaient inspiré à ce chef une haine
violente des arts magiques. Un de ses fils, Rôgrivald Rettilbein, reçut de
lui le gouvernement de Hadeland et y apprit la magie dont il devint un adepte
renommé. Aussi, lorsque Vitgeir, magicien celèbre de Horde-land, reçut de
Harald l'ordre d'abandonner ses pratiques coupables, il ne craignit pas de
répliquer qu'un magicien d'humble condition ne pouvait être bien dangereux,
alors que le fils du roi pratiquait publiquement ce même art à Hadeland.
Apprenant, par cette dénonciation, les méfaits de Rôgnvald, Harald dépêcha en
hâte Éric à la Hache-Sanglante, fils d'un autre lit ; celui-ci mit
promptement le feu à une maison où se trouvaient son frère consanguin et
quatre-vingts autres magiciens — acte de justice expéditive auquel, dit-on,
tout le monde applaudit. Telles
étaient les croyances et les pratiques des races chez lesquelles l'Église
devait entreprendre de détruire le paganisme et la magie. Il n'y avait guère
de différence, à cet égard, entre les anciennes provinces de l'Empire et
celles où le christianisme faisait sa première apparition ; car nous venons
de voir que, dans les premières, vainqueurs et vaincus étaient imbus de
superstitions à peu près pareilles. Quand la loi impériale fit place à la loi
barbare, ce changement produisit, en ce qui concernait la magie, le même
résultat que sur la persécution de l'hérésie ; cependant il ne faut pas
oublier que, tandis que l'hérésie disparaissait presque totalement au milieu
de la torpeur intellectuelle de l'époque, la magie, au contraire, se
développa de plus en plus. On renonça, dans la pratique, à l'extirper. Comme
nous l'avons vu plus haut, le premier texte de la loi salique ne comporte pas
de pénalité générale contre la magie. Dans les rédactions ultérieures, outre
l'amende infligée pour cannibalisme, divers manuscrits contiennent des
clauses imposant des amendes à ceux qui ensorcèlent des hommes par des
charmes ou les font périr par des incantations ; le coupable de ce dernier
crime peut être brillé vif. Mais ces clauses disparaissent dans la Lex
Emendata de Charlemagne, peut-être en raison de la législation des Capitulaires,
dont nous parlerons plus loin. Le code Ripuaire traite le meurtre par magie à
l'égal de tout autre homicide : il prévoit comme compensation l'ordinaire wergeld
ou prix du sang ; quant aux dommages causés par des artifices magiques, la
peine est une amende de cent sols, qu'on peut éviter par la compurgation, en
fournissant six cojureurs. Les autres codes sont muets sur ce point. Sous la
domination franque, les lois étaient personnelles et non territoriales ;
aussi la population gallo-romaine continua-t-elle à être régie par le droit
romain ; mais on ne tenta aucun effort pour en appliquer les dispositions.
Grégoire de Tours rapporte divers miracles tendant à prouver la supériorité
de la magie chrétienne — reliques et invocations de saints — sur la magie
populaire ; d'où l'on peut inférer que le premier mouvement du peuple, en cas
d'accident ou de maladie soudaine, était d'envoyer chercher le plus proche ariolus
ou adepte des arts réprouvés. Apparemment, certains hommes exerçaient
ouvertement cette profession, sans crainte de châtiments, au mépris de
condamnations réitérées émanant des conciles de l'époque. Les motifs de
crainte étaient, en effet, peu sérieux, à en juger par l'histoire d'une femme
de Verdun, qui prétendait prédire l'avenir et faire découvrir les objets
volés. Elle réussissait si bien qu'elle fit de son art un commerce fructueux,
acheta de son maître la liberté et accumula beaucoup d'argent. Elle finit par
être amenée devant l'évêque Agéric, qui se contenta de la guérir de la
possession démoniaque à l'aide d'exorcismes et d'onctions d'huile sainte ;
après quoi il la renvoya indemne[9]. Sans
doute il arrivait parfois que les passions effrénées des Mérovingiens se
déchainassent avec une cruauté sauvage contre ceux qui avaient encouru leur
mauvais vouloir ; mais ce furent des cas exceptionnels et sans caractère
légal. Quand Frédégonde perdit de la peste ses deux enfants, son beau-fils
Clovis fut accusé d'avoir provoqué ces morts par des artifices magiques. Une
femme, dénoncée comme complice, fut torturée jusqu'à ce qu'elle confessât le
crime et brûlée bien qu'elle eût rétracté sa confession. Puis Chilpéric livra
son fils Clovis à Frédégonde, qui le fit assassiner-Plus tard, en 584,
lorsque mourut un autre fils de la reine, Thierry, Frédégonde accusa un
favori du roi, Mummolus, qu'elle haïssait, d'avoir tué le prince par
incantation. Elle fit arrêter plusieurs femmes de Paris et, par la
flagellation et la torture, les amena à avouer qu'elles étaient des
magiciennes et qu'elles avaient causé nombre de morts, entre autres celle de
Thierry, dont l'âme avait été acceptée en place de celle de Mummolus.
Plusieurs de ces malheureuses créatures furent simplement mises à mort,
d'autres furent brûlées, d'autres rouées sur l'ordre de Frédégonde. Chilpéric
fit ensuite torturer Mummolus ; on lui attacha les mains derrière le dos et
on le suspendit à un poteau ; mais il avoua seulement s'être fait donner par
les femmes des philtres et des onguents pour gagner la faveur du roi et de la
reine. Malheureusement, quand on l'eut détaché du poteau, Mummolus dit au
bourreau : « Annoncez au roi que je ne me ressens nullement de la torture qui
m'a été infligée )3. Dès que ces paroles furent rapportées à Chilpéric, le
roi s'écria : « Ne faut-il pas qu'il soit réellement sorcier, pour n'avoir
pas souffert de ces tourments 4 « Puis il le fit étendre sur une roue et
fouetter de lanières de cuir jusqu'à ce que les exécuteurs fussent épuisés de
fatigue. Finalement Mummolus demanda en grâce à Frédégonde de le laisser
vivre ; il fut dépouillé de tous ses biens et envoyé, dans un chariot, à
Bordeaux, sa ville natale, où il mourut en arrivant. Des affaires de ce genre
mettent en lumière les croyances de l'époque, mais ne nous éclairent
nullement sur ses usages judiciaires. En
Italie, les Lombards éprouvèrent plus fortement l'influence romaine, et, dans
la dernière période de leur domination, adoptèrent des lois générales et
assez sévères contre la pratique de la magie, sans considération du dommage
causé. Le magicien devait être vendu comme esclave hors de la province ; le
prix de la vente était partagé entre le juge et les autres fonctionnaires,
selon la part prise par chacun dans les poursuites ; si, par vénalité ou
pitié, le juge refusait de condamner, il était frappé d'une amende égale à la
totalité de son wergeld, c'est-à-dire au prix du sang ; une amende moitié moins
forte punissait le juge qui négligeait de rechercher un magicien et laissait
à un autre magistrat le mérite de la découverte. Pour avoir consulté un
magicien ou pour avoir négligé de le dénoncer, ou pour avoir usé
d'incantations, la peine était égale à la moitié du wergeld du criminel. En m
; me temps, la loi rejetait les superstitions trop grossières : Rotharis
défendit de mettre à mort les sorcières auxquelles la croyance populaire
attribuait l'horrible coutume de dévorer les entrailles des hommes. Dans la
longue anarchie qui marqua la chute des Mérovingiens, les royaumes francs
perdirent presque entièrement le respect de l'Église, de ses préceptes et de
ses observances. Au cours de la lente reconstitution, alors que grandissait
peu à peu la dynastie carlovingienne et que saint Boniface, sous les auspices
du pape, cherchait à restaurer l'Église, un des incidents les plus marquants
fut la ruine de l'évêque Adalbert qui professait l'invocation des anges
Urie', Raguel, Tubuel, Inias, Tubuas, Sabaoc et Simiel. Adalbert fut vénéré
comme un saint, les débris de ses ongles et de ses cheveux devinrent de
précieuses reliques. Des condamnations réitérées, prononcées dans le pays
même, n'eurent aucun effet contre ce faux culte des anges ; en 745, le pape
Zacharie tint à Rome un synode qui déclara ce culte adoration des démons,
attendit que les seuls anges dont on connaisse les noms sont Michel, Gabriel
et Raphaël. Néanmoins, cette superstition était fortement implantée dans
l'esprit populaire et ce ne fut qu'après des efforts prolongés qu'on réussit
à la déraciner. Encore semble-t-il qu'on trouve une allusion à cette croyance
citez Alto de Verceil, en plein Xe siècle. L'Église était dans une situation
si déplorable qu'on ne pouvait songer à entreprendre alors de supprimer la
magie. Au
nombre des instructions que reçurent Boniface et ses compagnons figurait
l'extirpation des observances païennes comprenant la divination, la magie et
autres superstitions similaires. Quand l'Église commença à revivre, des
conciles se réunirent, en 742 et 743, dans lesquels l'Église et l'État se
mirent d'accord pour interdire ces pratiques ; cependant, la seule menace
était une amende assez légère ; mais on instituait en l'espèce la juridiction
ecclésiastique, en ordonnant aux évêques de faire annuellement des recherches
dans leurs diocèses pour détruire le paganisme et les arts réprouvés Pourtant
Boniface se plaignit à Zacharie que Rome offrit aux yeux des Francs ou des
Germains qui s'y rendaient le spectacles des pratiques qu'on s'efforçait
laborieusement de détruire chez eux. Le ter janvier était célébré par des
danses païennes ; des femmes portaient des amulettes et des charmes pour
empêcher la consommation du mariage et les mettaient publiquement en vente.
Pour toute réponse, le pape allégua que ces pratiques étaient interdites de
longue date, mais qu'elles avaient surgi de nouveau et avaient été de nouveau
prohibées par lui — apparemment sans aucun succès. Lors de
la réorganisation opérée par la dynastie carlovingienne, on tenta quelques
efforts pour détruire tous les arts superstitieux et on les traita avec une
sévérité croissante, bien que les mesures prises à leur égard fussent encore
d'une douceur relative. La plus énergique législation fut un édit de 805, par
lequel Charlemagne remet l'affaire aux soins de l'Église, et ordonne à
l'archiprêtre de chaque diocèse de faire une enquête contre les gens accusés
de divination ou de magie ; il permettait, semble-t-il, l'emploi modéré de la
torture pour l'obtention des aveux et autorisait également l'incarcération
jusqu'à l'amendement des coupables. Charlemagne, au cours de ses longs et
énergiques efforts pour convertir les Saxons, punit de mort ceux qui brûlaient
et mangeaient des sorcières en s'imaginant que celles-ci dévoraient des
hommes, croyance extrêmement répandue ; mais, en revanche, il livra comme
esclaves à l'Église tous les devins et magiciens. A cette époque et pendant
les deux siècles suivants, la législation parallèle de l'Église, infligeant
des peines spirituelles, demeura singulièrement douce ; mais les divers
canons pénitentiaux sont si dissemblables qu'il est impossible d'en tirer un
système. Celui que l'on attribue à Théodore de Canterbury, et qui jouissait
d'une autorité générale, ne punit la magie que d'une pénitence de quarante
jours à un an, ou, si le coupable est un ecclésiastique, de trois années ;
mais, pour avoir placé un enfant sur un toit ou dans un four afin de le
guérir d'une fièvre, il prescrit une pénitence de sept ans ; le même délit
est frappé de cinq années de pénitence par le canon d'Echert d'York.
Évidemment, il n'y avait pas de règle fixe. Le code le plus systématique est
celui de Gaerbald, évêque de Liège vers l'an 800. Il ordonne que tous les
criminels soient traduits devant son tribunal et fixe les peines suivantes :
sept ans de pénitence et de distributions libérales d'aumônes pour homicide
commis au moyen de la magie ; sept ans sans distributions d'aumônes pour
celui qui a frappé de folie sa victime ; cinq ans et distributions d'aumônes
pour consultation de devins ou pratique de la science augurale d'après le vol
des oiseaux ; sept ans pour les magiciens qui soulèvent la tempête ; trois
ans et distributions d'aumônes pour honneurs rendus à des magiciens ; un an
pour avoir excité l'amour par des sortilèges, à condition que le délit n'ait
pas entrainé la mort de la victime ; si le coupable est un moine, la peine
est portée à cinq ans. Un autre canon pénitentiel, vers la même époque,
prescrit quarante jours à un an de pénitence pour divination ou incantations
diaboliques ; mais la peine est de sept ans si une femme menace une autre
femme de maléfices ; si la coupable est pauvre, la peine est réduite à quatre
ans. En 829, le concile de Paris attribue les malheurs de l'Empire à la
prédominance des crimes et particulièrement de la magie ; il cite les
cruelles dispositions de la loi mosaïque et énumère longuement les méfaits
des criminels — comment des hommes ont été frappés de folie par l'effet de
philtres et de boissons d'amour, comment on provoque la tempête et la grêle,
comment des moissons, du lait, des fruits sont ravis à leurs détenteurs
légitimes, et comment on prédit l'avenir ; mais il ne fixe pas de pénalités
et invite seulement les chefs séculiers à punir vigoureusement ces crimes. De
même Erard, archevêque de Tours, lança, en 838, une prohibition générale,
mais en menaçant les coupables d'une simple pénitence publique, sans indiquer
les détails de cette pénitence. Tout ce que l'on peut conclure de cette
législation confuse, des collections connues sous le nom de Capitulaires, des
spéculations et des discussions de Raban-Maur et d'Hincmar de Reims, c'est
que tous les genres de divination et de magie, romaine ou teutonique, étaient
universellement répandus, qu'on voyait dans cet art une émanation directe de
Satan, que l'Église était sans armes pour le combattre, que la législation
séculière n'ordonnait que des peines légères et que, le plus souvent, ces
peines n'étaient même pas appliquées. Pourtant,
à côté de la juridiction organisée de l'Église et de l'État, il y avait une
justice populaire et brutale, — sorte de loi de Lynch — qui frappait
individuellement les coupables sans forme de procès. Il est question, vers
cette époque, d'une certaine Gerberge que l'empereur Lothaire fit noyer dans
l'Aar — « ce qui est le sort ordinaire des magiciens » ; ce fait
nous montre que l'on suppléait volontiers aux insuffisantes dispositions des
Capitulaires. Un autre document intéressant à cet égard est le témoignage de
saint Agobard, archevêque de Lyon, qui combattit inutilement nombre de
superstitions alors florissantes. Une de ces superstitions consistait à
croire qu'on pouvait, par des artifices magiques, appeler la tempête croyance
que l'Église avait de bonne heure flétrie comme hérétique, parce qu'elle
impliquait la théorie dualiste de Manès, 4i5 plaçant le monde visible sous la
domination de Satan. C'est ainsi que le premier concile de Braga, en 563,
anathématisa spécialement cette superstition comme une erreur priscillianiste
; mais elle était trop universellement répandue pour qu'on pût en venir à
bout par une condamnation théorique. Elle fut finalement acceptée comme
orthodoxe par l'Église en même temps que beaucoup d'autres fables populaires,
et Saint Thomas d'Aquin prouva qu'avec la permission de Dieu, des démons
peuvent provoquer des bouleversements dans l'atmosphère. Agobard rapporte
que, dans sa province, cette croyance était universellement admise dans
toutes les classes de la société ; il y avait une certaine région, appelée Magonia,
d'où venaient, au milieu des nuages, des navires qui repartaient ensuite,
chargés des récoltes détruites par la grêle ; les Tempestarii,
magiciens qui déchainaient le fléau, étaient, pour ce service, payés par les
Magoniens. Dès qu'on entendait gronder le tonnerre, on disait que ce bruit
annonçait la venue de l'ouragan magique. Ces Tempestarii exerçaient en secret
leur néfaste métier ; mais il y avait une classe reconnue de magiciens qui
prétendaient être capables de les tenir en échec. On rémunérait leur
intervention en leur attribuant une part de la moisson, qu'on appela dès lors
la part canonique. Des gens qui ne payaient pas de dimes et qui ne faisaient
aucune aumône ne manquaient pas de fournir une contribution régulière à ces
imposteurs. Un jour on s'empara de trois hommes et d'une femme que l'on
accusa d'être des Magoniens tombés d'un de leurs navires aériens. On réunit
une assemblée du peuple, devant laquelle comparurent les prisonniers
enchainés ; on les condamna promptement à être lapidés à mort ; mais Agobard
intervint en personne et, après une discussion prolongée, réussit à leur
faire rendre la liberté. Ces procédés extra-judiciaires furent encore
employés en d'autres occasions. Une cruelle épizootie décimait les troupeaux
; le bruit courut que le fléau avait été provoqué par Grimoald, duc de
Bénévent, lequel, par haine de Charlemagne, avait envoyé des émissaires
répandre une poudre magique sur les montagnes, les champs et les rivières. En
réalité, dit Agobard, si tous les habitants de Bénévent avaient été
réquisitionnés à cet effet et que chacun d'eux eût eu à sa disposition trois
chariots, ils auraient été incapables d'infecter un territoire aussi vaste
que la région contaminée ; néanmoins, un grand nombre de malheureux furent
arrêtés et mis à mort sous l'accusation d'avoir participé à ce méfait.
Agobard ajoute que, chose stupéfiante, ces gens avouèrent leur prétendu crime
et qu'il ne put les empêcher de porter contre eux-mêmes de faux témoignages,
soit à la suite de la flagellation ou de la torture, soit par crainte de la
mort. Cet exemple d'un emploi prématuré et irrégulier de la torture est comme
l'annonce du temps où, à l'aide de méthodes non moins efficaces, on arrachera
l'aveu des plus extravagantes absurdités concernant le Sabbat des sorcières,
aveu maintenu par les victimes jusque sur le bûcher. Ces récits montrent
aussi quelle atmosphère de terreur superstitieuse planait alors sur la vie de
toute l'Europe[10]. La
civilisation carolingienne ne fut qu'un éclair rapide perçant les ténèbres de
ces siècles douloureux. Dans le désordre qui accompagna la naissance de
l'Empire, l'organisation de la féodalité et la fondation des monarchies
européennes, l'Église, tout en s'attribuant sans bruit les fonctions
juridiques sur lesquelles elle devait plus tard fonder ses prétentions à la
suprématie, ne prit aucune mesure efficace pour détruire le royaume de Satan.
Pourtant, les agents du Démon, devins et magiciens, étaient toujours aussi
nombreux. En 850, le concile de Pavie se contenta de prescrire la pénitence
perpétuelle pour les magiciennes qui provoquaient l'amour ou la haine et qui
faisaient ainsi périr de nombreuses victimes. Peut-être se produisait-il
parfois des explosions de cruauté populaire, comme le donne à penser une
brève mention, extraite d'un manuscrit suspect, relative à l'exécution d'un
certain nombre de magiciens brûlés en Saxe en 914 ; mais, en fait, l'Église
en arriva à tolérer virtuellement ces pratiques. Vers le milieu du Xe siècle,
l'évêque Atto de Verceil jugea utile de publier à nouveau un canon oublié du
quatrième concile de Tolède, menaçant de dégradation ou de pénitence
perpétuelle dans un monastère, tout évêque, prêtre, diacre ou autre
ecclésiastique qui consulterait des magiciens, des sorciers et des augures.
Mais il faut dire qu'Atto était une sorte de puritain qui s'efforçait de
réagir contre la démoralisation générale de son temps. Les arts réprouvés
inspiraient d'ordinaire si peu d'horreur que la réputation d'habile
nécromant, rapportée d'Espagne par Gerbert d'Aurillac, n'empêcha pas celui-ci
d'être promu aux sièges archiépiscopaux de Reims et de Ravenne, ni d'être
finalement élu pape ; d'autre part, on voit encore, en 1170, un archevêque de
Besançon recourir aux lumières d'ecclésiastiques versés dans la nécromancie
pour découvrir certains hérétiques[11]. D'ailleurs
l'Église observa, à cet égard, une attitude assez inconséquente. Parfois elle
faisait preuve d'un jugement éclairé et tenait ces croyances pour des
superstitions sans fondement. C'est ainsi qu'un concile irlandais du IXe
siècle anathématisait tout chrétien qui croyait à l'existence des sorcières,
et exigeait une rétractation avant d'admettre l'excommunié â la
réconciliation. De même, en 1080, Grégoire VII, écrivant à Harold le Simple
de Danemark, blâma sévèrement la coutume qui attribue â des prêtres et à des
femmes toutes les tempêtes, maladies et autres désastres matériels ; ces
malheurs sont des jugements de Dieu ; en tirer vengeance sur des innocents,
c'est provoquer plus vivement encore la colère divine. Mais, le plus
généralement, l'Église admettait la vérité de ces croyances et cherchait,
avec peu d'énergie d'ailleurs, â réprimer les pratiques coupables à l'aide
des censures ecclésiastiques. Cette attitude hésitante apparait dans les
canons de Burchard, évêque de Worms, publiés dans la première moitié du XII
siècle ; tantôt c'est la croyance â l'existence de la magie qui est frappée
de pénitence ; tantôt le châtiment est dirigé contre la pratique de cet art.
D'autre part, si les confesseurs suivaient les instructions de Burchard et
interrogeaient leurs pénitents sur tous les détails des divers artifices
magiques auxquels ces derniers avaient pu recourir, le seul résultat de ces
confessions devait être de propager, de la façon la plus efficace, la
connaissance des artifices réprouvés. En même temps, Burchard, comme les
canoniales Regino de Pruhm et Ivo de Chartres, publiait toute une collection
de canons prohibitifs tirés des premiers conciles et des ouvrages des Pères,
montrant que la réalité de la mairie était parfaitement admise et que le devoir
de l'Église était de la combattre. Cette croyance au pouvoir de la magie
était même si absolue que l'Église permettait la dissolution du sacrement du
mariage lorsque la consommation en avait été empêchée par les artifices d'un
magicien et que les exorcismes, prières, aumônes et autres remèdes
ecclésiastiques restaient pendant trois ans sans effet contre la puissance de
Satan. Guihert de Nogent raconte que cet accident s'était produit, parla
malice d'une marâtre, lorsque son père et sa mère s'étaient mariés ; mais sa
mère avait résisté â tous ceux qui lui conseillaient de recourir au divorce,
bien que l'obstacle persistât pendant sept années ; à la fin, le charme fut
rompu, non par le ministère de quelque prêtre, mais par les contre-charmes
d'une ancienne magicienne. Philippe-Auguste allégua la même raison pour
répudier sa femme, Ingeburge de Danemark, le jour de son mariage, et l'évêque
Durand, dans son Speculum Juris, déclare que le cas était d'occurrence
journalière. Même un homme aussi éclairé que Jean de Salisbury déploie toutes
les ressources de son érudition pour décrire les variétés de la magie et
prend soin d'établir que, si les magiciens tuent des hommes par la violence
de leurs sortilèges, c'est avec la permission de Dieu. De son côté, Pierre de
Blois, s'il ne partage pas la croyance vulgaire aux présages, admet la
puissance de l'intervention satanique dans les pratiques de la magie noire[12]. Alors
que la croyance à la magie et à son origine infernale-était ainsi
universellement répandue, on ne songeait nullement, semble-t-il, à lui
appliquer la rigueur des lois. Vers 1030 Poppo, archevêque de Trêves, envoya
à une nonne un morceau de son manteau pour que la religieuse lui en fit une
paire de chaussures qu'il devait porter en disant sa messe. La nonne
ensorcela si bien les chaussures que, lorsque l'archevêque les mit à ses
pieds, il tomba éperdument amour9ux de la religieuse. Il résista à sa passion
et donna les chaussures à un de ses principaux ecclésiastiques, qui éprouva
bientôt les mêmes désirs. L'expérience fut renouvelée, avec le même succès,
sur tous les membres du haut clergé cathédral ; lorsque la preuve du sortilège
fut devenue accablante, la coupable fut condamnée à quitter son couvent ;
quant à Poppo, il expia sa passion d'un jour par un pèlerinage en
Terre-Sainte. Cependant, on jugea que la discipline du couvent devait être
bien relâchée et l'on donna aux religieuses le choix entre l'adoption d'une
règle plus sévère et la dispersion. Elles choisirent ce dernier parti et
furent remplacées par une congrégation d'hommes. En 1074, lorsqu'une révolte,
éclatant à Cologne, contraignit l'archevêque à la fuite, on cita, parmi les
excès commis par les rebelles triomphants, le fait d'avoir tué, en la
précipitant du haut des murs, une femme qui passait pour avoir, par des
artifices magiques, frappé de folie plusieurs hommes. Trois siècles
auparavant, cet acte, considéré alors comme un crime, aurait été tenu pour
une louable manifestation de zèle. Vers la même époque, un concile de Bohême
conseille aux fidèles de ne pas consulter des magiciennes lorsqu'ils sont
dans l'embarras ; mais il ne prescrit comme châtiment que le repentir, la
confession et l'abstention de toute récidive. En Hongrie, d'après les lois de
saint Ladislas, les sorcières étaient simplement rangées au nombre des
prostituées et frappées des mêmes peines ; le successeur de Ladislas,
Coloman, passe rapidement sur ce point, en faisant observer qu'il n'y a pas
lieu de prendre des dispositions contre les sorcières, vu qu'il n'en existe
point. Pourtant,
on sentait tout le tort que causait l'accusation de magie, et comme cette accusation
était aussi facile à porter que malaisée à nier, on ne manquait pas de la
lancer à la légère. On ne se contenta pas d'exiger que Bérenger de Tours
abjurât ses doctrines relatives à la transsubstantiation ; il fut stigmatisé,
de plus, comme le plus dangereux des nécromanciens. Dans l'âpre lutte de
Grégoire VII contre l'Empire, lorsque le synode de Brescia déposa le pape en
1080 et élut l'antipape Wiberto de Ravenne, une des raisons alléguées pour
cette déposition fut que Grégoire était nécromancien avéré ; on croyait qu'il
avait appris son art à Tolède. L'emploi de cette arme offensive dans les
querelles des partis apparaît dans les différents récits relatifs à
Liutgarda, nièce d'Égilbert, alors archevêque de Trèves. Égilbert était un
ardent partisan de la cause impériale ; quand il eut reçu de Wiberto le
pallium, il nomma Liutgarda abbesse d'un couvent situé dans son diocèse.
L'histoire de son épiscopat est racontée par un contemporain : un manuscrit,
qui est sans doute le seul authentique, dépeint Liutgarda comme une femme
cultivée et vertueuse, qui, pendant quarante ans, dirigea son couvent pour la
plus grande gloire de Dieu et laissa un excellent souvenir ; un autre
manuscrit de la même chronique la traite de sorcière, blasphématrice et
magicienne, et ajoute que le couvent fut presque ruiné sous sa direction. Le
triomphe final de l'Église sur l'Empire fournit le motif de ces
interpolations. Tandis
que, sur le continent, les anciennes lois dirigées contre la magie tombaient
ainsi en désuétude, la législation des Anglo-Saxons montre qu'en Angleterre
le lyblac, ou sorcellerie, était l'objet de la plus grande
sollicitude. Vers l'an 900, les lois d'Édouard et de Guthrum assimilent
sorcières et devins aux parjures, meurtriers et prostituées ; tous ces
criminels seront chassés du pays ; sinon, il leur est laissé le choix entre
l'amendement, l'exécution ou le paiement de fortes amendes, — disposition qui
fut reprise successivement par divers souverains jusqu'à l'époque de Cnut.
Athelstan décréta, bientôt après, que si un décès était provoqué par lyblac
et que l'auteur du crime avouât son méfait, le coupable devait payer de sa
vie ses artifices ; s'il niait, il subirait la triple ordalie ; s'il ne
sortait pas vainqueur de ces trois épreuves, il serait frappé de quatre mois
d'emprisonnement. Après ce temps de peine, les parents du prisonnier
pouvaient le racheter en payant le wergeld du mort, en versant au roi
l'énorme amende de cent vingt shillings et en fournissant des garanties pour
assurer, dans l'avenir, la bonne conduite du condamné. Vers le milieu du Xe
siècle, Édouard l'Ancien prescrivit l'excommunication perpétuelle de tout
adepte du lyblac qui ne se repentirait pas. Dans la compilation connue
sous le nom de Lois de Henry Ier, k meurtre par magie faisait perdre
au coupable le droit de se racheter par le paiement du wergeld ; le
criminel était livré aux parents de la- victime, qui pouvaient tirer de lui
telle vengeance qu'il leur plaisait. Pour des dommages moins graves causés
par-artifices magiques, la compensation était permise comme pour les autres
délits. Si l'accusé niait, il était jugé par l’évêque, la connaissance de ce
crime relevant de' la juridiction ecclésiastique. Cette sévérité s'atténua ;
semble-t-il, au moment de l'invasion normande. Guillaume le Conquérant, assiégeant l'île d'Ely, plana à la tête de ses troupes, sur le
conseil d'Ives Taillebois, une magicienne dont les incantations devaient, espérait-on, paralyser la défense des assiégés. Malheureusement, le projet échoua :
Hereward de Burgh attaqua de flanc les envahisseurs et, mettant le feu aux
roseaux, brûla la sorcière et tous les soldats qui l'entouraient. Au
début du XIe siècle, quand Olaf Tryggvesson entreprit de christianiser la
Norvège, il considéra les magiciens comme les plus redoutables ennemis de la
foi et les traita sans pitié. A nue assemblée, ou Thing, tenue à Viken, il
proclama qu'il frapperait de bannissement quiconque serait reconnu coupable
de faire appel aux esprits malins ou à la magie ; cette menace fut suivie de
mesures fort rigoureuses. Olaf entama une perquisition par tout le district,
réunit tous les sorciers leur offrit use grande fête où la boisson coula
abondamment ; puis, trend ils furent ivres, on mit le feu à la maison. Nul
n'échappa, sauf Eyvind Kellda, petit-fils d'llarald Harfaager et devin particulièrement
dangereux, qui réussit à gagner le toit en s'enfuyant par la cheminée. Au
printemps, comme Olaf célébrait les Pâques dans l'île Kormt, Eyvind arriva
soudain dans un long navire rempli de magiciens. Ils atterrirent, revêtirent
des capuches ténébreuses qui les rendaient invisibles et s'enveloppèrent d'un
brouillard épais ; mais quand ils arrivèrent à Augvaldsness, où se trouvait
le roi Olaf, il faisait grand jour ; tous furent frappés de cécité et
errèrent à l'aventure, jusqu'au moment où les hommes du roi les
appréhendèrent et les amenèrent devant Olaf. Celui-ci fit lier les magiciens
sur un roc qui n'était découvert qu'à marée basse et qui conserva, jusqu'au
temps de Snorri Sturlason, le nom de Rocher des. Cris. Un autre pieux exploit
attribué à Olaf offre un exemple des méthodes qu'il fallut employer pour
répandre la bonne parole parmi les sauvages héros de la Norvège et montre en
même temps à quelles influences les chrétiens attribuaient souvent le pouvoir
des magiciens. Olaf s'était emparé d'Eyvind Kinnrif, célèbre sorcier, et
s'efforçait vainement de le convertir. A la fin, on plaça sur le ventre du
rebelle un poêlon rempli de charbons ardents, supplice que le malheureux
subit stoïquement, ne demandant quartier que lorsque le feu eut séparé son
corps en deux tronçons. Voyant dans cette tardive requête un signe de
défaillance, Olaf demanda : « Eyvind, veux-tu maintenant croire au
Christ ? » — « Non », répondit Eyvind, « je ne puis recevoir le baptême,
car je suis un mauvais esprit enfermé dans un corps humain par un artifice de
magie lapone, sans lequel mon père et ma mère- n'auraient pu avoir d'enfant,
» et il expira. Pourtant, dans le plus ancien code islandais, le Grügds,
compilé probablement en 1118, il n'est pas •fait allusion à la magie, dont la
connaissance était apparemment laissée aux tribunaux spirituels ; d'autre
part, dans un recueil de droit ecclésiastique datant de la même époque, les
artifices magiques sont simplement punis de trois ans d'exil ; mais si les
sortilèges ont blessé ou tué un homme ou un animal, le bannissement est
perpétuel. Dans les deux cas, l'accusé a le droit d'être jugé par douze
personnes de bonnes mœurs et de bonne foi. Dans
toutes les autres régions de l'Europe, vers la fin du XIIe siècle, il semble
que les autorités séculières et ecclésiastiques aient à peu près renoncé à
réprimer la magie. Il ne faudrait pas croire cependant que cette pratique fût
délaissée ou qu'elle fût devenue légitime. En 1419, on voit l'abbé Wibald de
Corvey accuser un de ses moines, Walter, de recourir à des incantations
diaboliques. Si, en 1181, Alexandre JIL réserva au Saint-Siège le monopole de
la canonisation des saints, ce fut parce que les moines de l'abbaye normande
de Gristan étaient adonnés à la magie et s'efforçaient ainsi d'acquérir une
réputation de thaumaturges. Un jour, comme l'abbé était parti pour
l'Angleterre, le prieur s'enivra pendant le dîner et frappa avec un couteau
de table deux de ses moines, lesquels, en manière de représailles, le
rouèrent de coups, si bien qu'il mourut sans are muni des sacrements ;
pourtant, à l'aide de moyens magiques, les moines amenèrent le peuple à
vénérer le défunt comme un saint, jusqu'au jour où l'évêque Arnoul de Lisieux
révéla la vérité à Alexandre. Ce genre de crime obtenait facilement le pardon
: c'est ainsi qu'un prêtre qui, pour retrouver un objet volé dans son église,
avait eu recours à un magicien et avait regardé dans un astrolabe, ne fut
puni par Alexandre que d'une année de suspension, — décision que Grégoire IX
inséra dans le droit canon comme précédent faisant jurisprudence. Celte
méthode de divination impliquait l'invocation des mauvais esprits et était,
par conséquent, tout à fait illicite ; néanmoins, on en usait sans scrupule.
Jean de Salisbury, qui mourut en 1181, rapporte qu'étant enfant il avait été
confié à un prêtre chargé de lui enseigner les psaumes. Son maitre unissait à
ses fonctions sacrées la pratique de la catoptromancie et un jour, après
avoir prononcé les conjurations nécessaires et répandu le saint chrême sur la
tête de Jean et d'un élève plus âgé, il les invita à observer le bassin de
cuivre poli. Jean ne put rien voir et fut désormais dispensé de tout service
de ce genre ; mais son camarade discerna des formes vagues et devint un « sujet »
plus docile. Ainsi les arts réprouvés florissaient sans rencontrer une
répression bien vigoureuse et, à cette époque de tolérance virtuelle,
causaient peu de mal, exception faite de quelques cas isolés d'empoisonnement
par philtre d'amour[13]. Il
semblerait que cette tolérance eût dû cesser avec l'éveil de l'esprit humain,
lorsque l'intelligence, dans ses premiers tâtonnements, se mit à étudier,
avec une assiduité redoublée, les sciences occultes, et s'efforça de pénétrer
les secrets de la nature, lorsque la théologie scolastique prit la forme d'un
système et chercha à élaborer une théorie de l'univers, lorsque l'étude du
droit romain remit au jour les édits impériaux contre la magie et que les
tribunaux ecclésiastiques s'organisèrent pour l'application de ces décrets.
Pourtant, le développement de la persécution fut singulièrement lent.
L'Église avait à combattre un ennemi autrement redoutable, l'hérésie, dont
les progrès devenaient alors menaçants ; elle ne pouvait guère prêter
attention à un crime qui ne mettait en péril ni le pouvoir ni les privilèges
de la hiérarchie. Il arrivait parfois qu'un concile, comme celui de Rouen en
1189 et celui de Paris en 1212, dénonçât les adeptes de la magie ; mais on ne
prescrivait contre eux aucune peine et l'on se contentait de les menacer
d'excommunication. Pourtant la masse estimait que, pour ce crime comme pour
l'hérésie, le châtiment requis était le bûcher. C'est ainsi que, vers cette
époque, un jeune clerc de Sœst, nommé Hermann, accusé de magie par une femme
impudique dont il avait repoussé les avances, fut condamné et brûlé. Au
milieu des flammes, il chanta l'Ave Maria jusqu'au moment où un parent de
l'accusatrice lui imposa silence en lui enfonçant dans la bouche une baguette
enflammée ; mais l'innocence de la victime éclata par les miracles qui
s'opérèrent sur sa tombe et l'on éleva une chapelle sur ses restes. Césaire
d'Heisterbach, auquel on doit le récit de ce fait, fournit une abondante
collection de prodiges attestant que la superstition était toujours aussi
vivace, que les hommes s'empressaient de tirer tout le parti possible de
leurs relations avec Satan et que ces pratiques restaient virtuellement
impunies. Il rapporte qu'un ecclésiastique, nommé Philippe, était mort peu
auparavant, sans que l'Église ou l'État l'eussent inquiété, bien qu'il fût
célèbre comme nécromancien. Un chevalier, Henry de Falkenstein, qui ne
croyait pas au pouvoir des démons, avait demandé à ce Philippe de lever ses
doutes. L'autre y consentit volontiers, traça avec une épée un cercle dans un
carrefour et murmura des incantations ; aussitôt, dans un tumulte semblable
au ronflement des eaux déchainées et au grondement de la tempête, le démon
apparut, plus grand que les arbres, noir et d'aspect terrifiant. Le chevalier
se tint à l'intérieur du cercle magique et évita toute atteinte directe ;
mais son visage perdit sa couleur et il demeura pille durant les quelques
années qu'il lui restait à vivre. Un prêtre tenta la même expérience ; mais,
pris de peur, il se laissa entrainer hors du cercle, et fut si grièvement
blessé qu'il mourut trois jours plus tard. Waleran de Luxembourg confisqua pieusement
la maison du défunt, ce qui prouve que l'immunité ecclésiastique n'était pas
toujours une sûre garantie. Les
pactes signés avec Satan étaient également fréquents. On découvrit que les
hérétiques brûlés, en 1180, à Besançon avaient caché sous leurs aisselles de
petits rouleaux de parchemin portant des pactes de ce genre. Il serait
difficile de trouver un fait historique de ce temps-là reposant, en
apparence, sur des autorités plus sûres que l'histoire d'Everwach, qui vivait
encore à Stalum, comme moine de Saint-Nicolas, au moment où Césaire relata
ses aventures, qu'il tenait d'un témoin oculaire. Everwach avait été
l'intendant de Théodoric, évêque d'Utrecht, et avait fidèlement servi son
maitre. Accusé de malversations, il constata la disparition de plusieurs de
ses livres et, dans son désespoir, invoqua le diable en disant : « Seigneur,
si tu me viens en aide dans cette extrémité, je te rendrai hommage et te
servirai en toute chose. » Le diable accourut ; Everwach accepta les
conditions du pacte infernal, reniement du Christ et de la Vierge et
prestation d'hommage à Satan ; ensuite il put sans peine établir la régularité
de ses comptes. Depuis ce jour, Everwach avait coutume de dire publiquement :
« Ceux qui servent Dieu sont misérables et pauvres ; ceux qui croient au
Diable sont comblés de prospérités, » et il se consacra à l'étude des arts
magiques. La discipline était alors si relâchée que, dans son zèle pour
Satan, il contredit avec âpreté Maitre Olivier, Scholasticus de
Cologne, qui prêchait la croisade à Utrecht ; blâmé par le prédicateur, il
chercha à tuer celui-ci et n'échoua dans sa criminelle tentative que par
suite d'une maladie dont il mourut. Il fut précipité en enfer et soumis aux
indescriptibles tourments des damnés ; mais le Seigneur eut pitié de lui ; il
revint à le vie le pur même de son enterrement, sur le brancard funèbre. Dès
lors, il devint un homme nouveau. En compagnie de l'évêque Otto d'Utrecht, il
fit un pèlerinage au Saint-Sépulcre, s'imposa toutes sortes de macérations,
et, à son retour, abandonna ses biens à l'Église et se retira au couvent de
Stalum. Césaire raconte aussi l'histoire d'un jeune chevalier des environs de
Liège, lequel, après avoir dissipé sa fortune dans le désordre, reçut d'un de
ses paysans le conseil de faire appel à Satire. Sur la promesse de la
richesse et des honneurs, il renonça à Dieu et rendit à Satan l'hommage
féodal : le Diable, cependant, exigeait que son serviteur reniât également la
Vierge ; mais l'autre refusa ; aussi, grâce à son repentir, obtint-il le
pardon par l'intercession de la Mère de Dieu[14]. Ces
exemples, qu'il serait facile de multiplier, suffisent à éclairer les
tendances de la pensée et des croyances populaires à cette époque. Sans doute
Roger Bacon, qui, sur tant de points, fut singulièrement en avance sur son
temps, estimait qu'une bonne part de la magie était pure supercherie, que
c'était une erreur d'attribuer à l'homme le pouvoir d'évoquer ou de congédier
à son gré de malins esprits, et qu'il était bien plus simple de prier Dieu
directement, attendu que les démons ne sauraient influer sur le cours des
choses humaines sans la permission de Dieu. Cependant Bacon lui-même, en
affirmant l'inutilité des charmes et des sortilèges, donne comme raison de sa
thèse que l'efficacité de ces artifices magiques dépend de leur mise en œuvre
sous certains aspects des cieux, aspects qu'il est très difficile de
déterminer de façon certaine. L'incrédulité relative de Bacon nous permet de
juger, par comparaison, l'empire qu'ava.it dû prendre cette superstition sur
des esprits moins critiques que le sien. Étant donnée l'activité qu'on
attribuait à Satan dans la recherche d'agents et de serviteurs humains, et la
facilité avec laquelle les hommes pouvaient l'évoquer et se lier à lui, on
peut s'étonner que l'Église d'alors ait montré tant de mollesse dans la
répression d'aussi grands crimes. La redoutable agitation provoquée par la
persécution des Stedingers et des Luciférains découverts par Conrad de Marbourg
avait dû certainement donner une force nouvelle à la croyance aux
intermédiaires infernaux. Thomas de Cantimpré raconte qu'il tenait du
provincial dominicain, Conrad, l'histoire bien connue d'un des Luciférains de
Conrad de Marbourg. Cet homme, s'efforçant de convertir un moine, le mena dans
un grand palais où la Vierge siégeait sur un trône, au milieu d'une splendeur
indescriptible, entourée d'une foule innombrable de saints ; mais le moine
s'était muni d'un ciboire contenant une hostie consacrée qu'il offrit à la
Vierge en l'invitant à adorer son Fils ; aussitôt le mirage trompeur se
dissipa dans les ténèbres. Pourtant, cette agitation fut suivie d'une
réaction ; les esprits devinrent quelque peu hostiles à toute nouvelle
persécution. Pierre de Colmieu, plus tard cardinal d'Albano, alors qu'il
était encore archevêque de Rouen, en 1235, se contenta de ranger l'invocation
des démons, les sacrifices aux esprits malins et l'usage des sacrements pour
la célébration de rites magiques, parmi les actes dont les évêques seuls
peuvent donner l'absolution ; l'allusion rapide que fait à cette question
l'Évêque Durand, dans son Speculum Juris, montre qu'un demi-siècle
plus tard ces affaires attiraient peu l'attention des tribunaux
ecclésiastiques. En 1294, un synode d'Anjou déclare que, conformément aux
canons, les prêtres doivent chasser de leurs paroisses tous les devins,
magiciens, sorciers et autres gens de même sorte, et déplore qu'on permette à
cette engeance de se multiplier sans encombre ; pour remédier au mal, il est
ordonné à quiconque connait des personnes s'adonnant à ces pratiques, de les
dénoncer au tribunal épiscopal. Mais
l'indifférence des juristes et des législateurs séculiers est bien plus
singulière encore au XIIIe siècle, alors que la jurisprudence se développait
en Europe et prenait une forme précise. En Angleterre, après l'activité
déployée durant la période anglo-saxonne, il est curieux de constater le
silence que gardent, en ce qui touche la magie, Glanvill, Bracton, le Fleta
et Britton. Ce dernier, dans ses instructions aux shériffs en tournée,
énumère minutieusement les criminels que ces magistrats doivent poursuivre,
notamment les renégats et les mécréants ; mais il oublie les adeptes de la
magie, omission qu'on observe également dans les instructions détaillées
données par Édouard Ier aux shériffs en 1283, par le statut de Ruddlan
; cependant, en 1287, Pierre, évêque d'Exeter, dans ses conseils aux
confesseurs, mentionne les magiciens et les adorateurs du démon au nombre des
criminels auxquels il faut infliger une pénitence. Il est vrai que Horn, dans
le Myrror of Justice, associe la magie et -l'hérésie sous le chef de majestas,
ou trahison envers le Roi du Ciel ; il est à présumer que les deux crimes
étaient passibles des mêmes peines, mais ni l'un ni l'autre ne fut activement
poursuivi. On peut en dire autant des lois de l'Écosse, réunies par Skene. L’Iter
Camerarii comporte des instructions détaillées sur les enquêtes que doit
mener le chambellan royal dans ses tournées d'inspection ; mais sur la longue
liste des crimes et délits qu'il convient de frapper, ne figurent ni la magie
ni la divination. La même
indifférence se retrouve dans la jurisprudence française. Le Conseil de
Pierre de Fontaines et ce qu'on a appelé les Établissements de Saint-Louis
ne font pas allusion à la magie. Les Livres de Justice et de Plet,
bien que fondés sur le droit romain, ne la mentionnent pas davantage dans la
longue série de crimes et de pénalités qu'ils énumèrent ; cependant il est
dit incidemment qu'une loi impériale s'applique aux gens qui causent la mort
par empoisonnement ou enchantement. De plus, Beaumanoir, qui ne parait
connaître que la magie employée pour exciter l'amour, dit que ce crime relève
entièrement de la juridiction ecclésiastique ceux qui le commettent errent en
la foi et sont ainsi justiciables de l'Église que les somme d'abandonner
leurs erreurs et, en cas de refus, les condamne comme mécréants. Puis la
justice séculière s'empare des condamnés et inflige la peine de mort s'il
appert que leur magie peut provoquer mort d'homme ou de femme ; si cette
conséquence n'est pas à craindre, les criminels sont tenus en prison jusqu'à
résipiscence. Ainsi la magie est une hérésie dont la connaissance est
réservée à l'Église seule et dont, après abjuration, le châtiment consiste en
une simple pénitence : mais quand le magicien impénitent est livré au bras
séculier, au lieu de le brûler comme un Vaudois qui a refusé de prêter
serment, le tribunal séculier examine et pèse le caractère de l'hérésie et,
si la pratique n'est pas homicide, le coupable est simplement emprisonné
jusqu'au jour où il rétracte son erreur. On traitait donc la magie comme une
des formes les moins redoutables de l'hérésie. La
juridiction attribuée par Beaumanoir au tribunal ecclésiastique est confirmée
par une décision du Parlement de Paris, en 1282. Il s'agissait, en l'espèce,
de plusieurs femmes arrêtées comme magiciennes à Senlis et jugées par le
maire et les échevins. L'évêque de Senlis les réclamait, comme inculpées d'un
crime relevant de son tribunal ; les magistrats municipaux affirmaient leur
juridiction, attendu qu'il y avait eu blessures et effusion de sang ; après
mûre délibération, le Parlement ordonna que les femmes fussent livrées aux
autorités ecclésiastiques. Pourtant la loi ainsi établie ne demeura pas
longtemps en vigueur. D'après les anciens procédés d'instruction criminelle,
alors que la condamnation ou l'acquittement dépendaient de l'ordalie, du duel
judiciaire ou de la compurgation, les tribunaux séculiers étaient
médiocrement en état de déterminer la culpabilité à l'égard d'un crime si
obscur et ils en abandonnaient volontiers la connaissance aux tribunaux
ecclésiastiques. Mais quand l'usage de la torture se fut répandu peu à peu,
les magistrats laïques devinrent aussi habiles que les ecclésiastiques à
arracher des aveux ; aussi s'arrogèrent-ils promptement le droit de juger ce
genre d'affaires. Dans le Midi, où l'Inquisition avait déjà familiarisé les autorités
civiles avec l'usage de la torture, on voit, dès 1274 et 1275, à Toulouse,
les magistrats royaux instruire le procès de certains sorciers et sorcières,
et mettre à mort les criminels. Dans la France septentrionale, les procès des
Templiers accoutumèrent l'opinion publique à l'emploi de la torture et en démontrèrent
l'efficacité, si bien que les tribunaux laïques n'hésitèrent bientôt plus â
exercer leur juridiction en matière de magie. En 1314, Pétronille de Valette
fut exécutée, comme magicienne, â Paris. Elle avait dénoncé un marchand de Poitiers,
Pierre, et son neveu Perrot, qui furent immédiatement mis au ban de la
société et virent leurs biens séquestrés. Mais sur la place d'exécution,
Pétronille les disculpa, déclarant, au péril de son âme, que les deux hommes
étaient innocents. Pierre et Perrot accoururent â Paris et se justifièrent ;
le 8 mai 1344, le Parlement ordonna au Sénéchal de Poitou d'abandonner les
poursuites et de lever le séquestre. A ce moment, la magie commençait à être
l'objet d'une répression énergique ; nous verrons qu'elle présenta par la
suite cette particularité de constituer un crime relevant â la fois des
tribunaux ecclésiastiques et séculiers. L'Espagne
avait été exposée â une infection particulièrement active, car les Sarrazins,
par leurs croyances fatalistes, étaient naturellement portés aux arts
divinatoires. Plus que toute autre race, ils cultivaient les sciences
occultes, et passaient, aux yeux de l'Europe entière, pour les plus habiles
théoriciens et praticiens de la magie. A l'école de Cordoue, il y avait deux
maîtres d'astrologie, trois de nécromancie, pyromancie et géomancie, et un d'Ars
Notoria ; tous faisaient des cours quotidiens. Les bibliographes arabes
énumèrent sept mille sept cents auteurs qui étudièrent l'interprétation des
songes et autant qui se distinguèrent dans la science de la magie ; pourtant,
â cette époque, parmi les Maures d'Espagne, la sorcellerie était punie de
mort. Les relations avec les Sarrazins excitèrent parmi les chrétiens la soif
du savoir réprouvé, et quand le Christianisme regagna le terrain perdu, il
subsista, sur les territoires conquis, une nombreuse population à laquelle on
permit de garder sa religion et de propager des croyances qui exerçaient sur
les esprits un attrait irrésistible. Ce fut en vain que Ramiro Ier des
Asturies brûla, en 845, un grand nombre de magiciens parmi lesquels plusieurs
astrologues juifs. Ces déploiements de rigueur étaient passagers, et le mal
demeurait aussi répandu sans qu'on y appliquât aucun remède efficace, à en
juger par les dénonciations que lançaient contre la superstition les conciles
réunis de temps à autre. La reine Urraca de Castille, au début du XIIe
siècle, dit que son défunt époux, Alphonse el Batallador d'Aragon,
s'adonnait passionnément. à la divination et à l'observation du vol des
oiseaux, pratique extrêmement répandue parmi le peuple ; vers ce,
l'archevêque de Santiago, Pedro Muñoz, acquit une si fâcheuse renommée comme
nécromancien que, sur l'ordre d'Honorius III, il fut relégué dans l'ermitage
de San Lorenzo. L'ancien droit wisigoth, ou Fuero Juzgo, fut, pour un
temps, perdu de vue dans les innombrables fueros locaux qui surgirent alors,
jusqu'au jour où, au XIe siècle, il fut réhabilité par Ferdinand Ier de
Castille. En Aragon, au XIIIe siècle, Jayme Ier, el Conquistador, lorsqu'il
refondit le Fuero d'Aragon et promulgua le Fuero de Valence, introduisit dans
ces lois des pénalités contre la magie, similaires à celles du Fuero Juzgo.
Ainsi la législation des Wisigoths fut appliquée dans la pratique. Vers le
milieu du XIIIe siècle, le savant jurisconsulte Jacobo de las Leyes, dans ses
Flores de las Leyes, dédiées à Alphonse le Sage de Castille, classa au
nombre des pires criminels ceux qui tuent des hommes par des enchantements.
Le code connu sous le nom de Las Siete Partidas, élaboré par Alphonse
vers 1260, mais confirmé par les Cortés en 1348 seulement, considère toutes
les branches de la magie comme relevant entièrement du pouvoir séculier et
traite cette question avec un curieux rationalisme. Le code ne voit pas, dans
la science occulte, la moindre couleur d'hérésie ou de crime contre la foi ;
il convient de récompenser ou de réprimer cet art selon qu'il est employé à
des fins bonnes ou mauvaises. L'astrologie est un des sept arts libéraux ;
les conclusions de cette science sont tirées du cours des astres tel que
l'ont exposé Ptolémée et d'autres sages ; quand un astrologue, consulté pour
la découverte de quelque objet perdu ou volé, indique en quel lieu on
trouvera cet objet, la partie lésée n'a aucun recours contre lui pour le
préjudice qu'elle a subi de ce fait, attendu que le savant a simplement
répondu conformément aux règles de son art. Mais s'il s'agit de quelque
imposteur, qui a feint de savoir ce qu'il ignorait en réalité, le plaignant
peut le faire punir comme un vulgaire magicien. Ces magiciens et devins qui
prétendent révéler l'avenir et l'inconnu par la science augurale, " les
dés, l'hydromancie, la crystallomancie, ou d'après l'examen d'une tête
d'homme mort ou d'une main de vierge, sont tous des imposteurs. Il en est de
même des nécromanciens qui opèrent par l'invocation d'esprits malins,
pratique odieuse au Seigneur et funeste à l'humanité. Les philtres, boissons
d'amour et figurines, artifices destinés à inspirer le désir ou l'aversion,
sont condamnés de même comme causant fréquemment la mort ou des infirmités
permanentes ; quiconque s'adonne à ces arts trompeurs sera dûment jugé et mis
à mort s'il est reconnu coupable ; le bannissement frappera tous ceux qui ont
donné abri au criminel. Mais ceux qui emploient les incantations à des fins
louables, par exemple pour chasser les démons du corps d'un possédé, pour
détruire le charme qui sépare des époux, pour résoudre un nuage de grêle ou
un brouillard menaçant les moissons, ou pour faire périr les sauterelles et
les chenilles, loin d'être punis, méritent bien plutôt d'être récompensés. C'est
l'Italie qui offre le plus ancien exemple de législation médiévale sur ce
sujet. Dans la première moitié du mi" siècle, le roi normand des
Deux-Siciles, Roger, menaça d'un châtiment quiconque composerait une boisson
d'amour, quand bien même il n'en serait pas résulté de dommage pour la
victime. On relève ensuite, dans les plus antiques statuts connus de Venise,
élaborés en 1181 par le doge Orlo Malipieri, des dispositions relatives à la
répression de l'empoisonnement et de la magie. Frédéric II fut accusé par ses
adversaires ecclésiastiques de s'être entouré d'astrologues et de devins
sarrazins qui lui servaient de conseillers et pratiquaient à son intention la
science interdite des augures tirés du vol des oiseaux et des entrailles des
victimes. Sans doute Frédéric, partageant la croyance universelle du temps,
garda à son service une phalange d'astrologues dont le chef était maitre
Théodore, et s'adonna lui-même à la science de la physiognomonie ; mais il
était trop porté au scepticisme pour avoir foi en la magie vulgaire. Il
partagea simplement la mauvaise renommée de son protégé Michel Scot, qui
traduisit pour lui des traités philosophiques d'Averroès et d'Avicenne.
D'ailleurs, dans les lois publiées par lui, sous le nom de Constitutions
Siciliennes, il maintint la loi du roi Roger, à laquelle nous venons de faire
allusion, et y ajouta une clause aux termes de laquelle ceux qui administrent
:des philtres d'amour ou des aliments nocifs, illicites ou exorcisés à cet
effet, doivent être mis à mort si la victime perd la vie ou la raison ; si le
charme ne cause aucun mal, le magicien sera puni de confiscation et d'un
emprisonnement d'un an ; mais c'était là une pure concession aux nécessités
du temps. Frédéric prit soin d'accompagner ces dispositions d'un commentaire
où il déclarait que l'influence attribuée à certains aliments ou boissons sur
l'amour ou la haine, était une fable ; dans son code, il ne mentionnait
aucune forme de magie. Dans les royaumes latins d'Orient, les Assises de
Jérusalem et les Assises d'Antioche sont muettes sur ce point, à moins qu'on
ne prétende comprendre la magie dans une clause générale par laquelle les
Assises d'Antioche ordonnent de punir de mort tous les malfaiteurs. Pourtant,
dans toute l'Italie, la magie était frappée de certaines peines et déférée
aux tribunaux séculiers, comme l'atteste un passage de la bulle Ad
extirpanda, lancée, en 1252, par Innocent IV, ordonnant à tous les
princes de traiter les hérétiques comme des sorciers et de les mettre hors la
loi en assemblée publique. Dans la
législation allemande, c'est la Treuga Henrici, élaborée vers 1224,
qui contient la première allusion à la magie, crime assimilé à l'hérésie,
dont le châtiment est laissé à la discrétion du juge ; mais le Kayser-Recht,
le Sachsische Weichbild, le Richstich Landrecht n'en font pas
mention. Dans le Sachsenspiegel, la magie est brièvement classée auprès de
l'hérésie et de l'empoisonnement, comme crime passible du bûcher ; la même
mesure est édictée par le Schwabenspiegel. Cependant, dans une collation ultérieure
de ce dernier code, une clause prescrit de brûler ou de livrer à une mort
plus atroce encore, à la discrétion du juge, quiconque, homme ou femme,
pratique la magie ou invoque le diable par des paroles ou par tout autre
artifice ; car, est-il dit, ces gens ont renié le Christ et se sut donnés à
Satan. Cette disposition n'envisage évidemment que le crime contre la foi,
sans considérer s'il y a eu intention maligne dans l'acte ou dans la
tentative. De plus, l'affaire était, semble-t-il, du ressort des tribunaux
séculiers. Le plus ancien code des Marches Prussiennes, vers 1310, prescrit
comme peines, contre les magiciens, la perte d'une oreille, la marque au fer
chaud sur la joue, l'exil ou de fortes amendes : mais il n'est pas question
de la peine capitale. Chez le Scandinaves, la législation relative à ce crime
figure dans le Jarnsida, compilé en 4258 par Hakon Hakonsen à l'intention de
ses sujets islandais et dans un code à peu près identique, les Leges
Gulathingenses, que publia en 1276 le fils de ce roi, Magnus Hakonsen, et
qui demeurèrent pendant cinq cents ans le droit commun en Norwège. La magie,
la divination et l'évocation des morts sont des crimes impardonnables, punis
de mort et de confiscation ; mais l'accusé peut se justifier en fournissant
des « compurgateurs », dont le nombre est fixé à douze par le code
Jarnsida, à six par le code de Gula, ce qui montre que la connaissance de ce
délit était attribuée aux tribunaux séculiers. En
Suède, on ne trouve pas d'allusion à la magie dans les lois codifiées, au
début du XIIIe siècle, par Andréas, archevêque de Lunden ; mais, dans celles
que publia le roi Christophe en 1441, les attentats à la vie humaine par le
poison ou la magie sont visés par les mèmes châtiments : la roue pour les
hommes, la lapidation pour les femmes ; les accusés sont jugés par le Nœmd,
sorte de jury permanent dont les douze membres sont choisis dans chaque
district. Au Danemark, les lois en vigueur jusqu'au XVIe siècle étaient singulièrement
douces. L'accusé avait le droit de se défendre à l'aide de « compurgateurs »
choisis ; la peine était, pour le premier délit, la « notation d'infamie » et
le retrait des sacrements : en cas de récidive, l'emprisonnement ; enfin, la
peine de mort pour obstination criminelle. Dans le Schleswig, l'antique code
du XIIIe siècle ne prend aucune disposition à l'égard de la magie, non plus
que le code des Frisons libres au XIVe siècle. Cette mansuétude n'avait pas
pour cause la disparition des vieilles superstitions, car on voit Oisifs le
Grand qualifier toutes les régions septentrionales de « véritable séjour de
Salan ». Dans la masse confuse de cette législation, on peut discerner, après
le XIIIe siècle, une tendance caractérisée vers un redoublement de rigueur. Un fait
nous montre combien l'Église, au mue siècle, prêtait encore peu d'attention à
la magie. Quand l'Inquisition fut organisée, cette catégorie de crimes resta
longtemps distraite de sa juridiction. En 1248, le concile de Valence,
indiquant aux inquisiteurs la procédure â suivre contre les hérétiques,
ordonna de livrer les magiciens aux évêques qui les emprisonneront ou les
puniront de quelque autre manière. Ensuite, pendant une soixantaine d'années,
la question fut agitée dans divers conciles et devint manifestement l'objet
d'une attention croissante ; niais la seule peine qui menaçât les coupables
était l'excommunication. En 1310, notamment, le concile de Trèves, qui
énumère avec grand soin les arts réprouvés, ordonne bien aux prêtres
paroissiaux de prohiber ces coupables pratiques ; mais il ne fixe comme
châtiment, en cas de désobéissance, que le retrait des sacrements, suivi, â
l'égard des criminels endurcis, de l'excommunication et des autres sanctions
légales dont disposent les Ordinaires épiscopaux. C'est là, en vérité, une
mansuétude presque inexplicable. D'ailleurs, l'Église était portée â se
montrer plus sensée que le peuple, comme le prouve un incident qui se passa,
en 1279, â Ruffach en Alsace. Une Dominicaine était accusée d'avoir baptisé
une figurine de cire, â la façon des magiciennes qui veulent faire périr un
ennemi ou gagner le cœur d'un amant. Les paysans la (rainèrent dans un champ
et l'auraient brûlée vive, si des moines n'étaient venus la délivrer. Les
dispositions de l'Église à cette époque sont attestées par Astesanus d'Asti,
qui fut le plus grand légiste de son temps et qui écrivait en 1317. Après
avoir énuméré les peines sauvages édictées par la jurisprudence impériale, il
ajoute que les canons imposent, en ce qui touche les pratiques de magie, une
pénitence de quarante jours ; si le pécheur refuse de se plier à cette
pénitence, il sera excommunié, s'il est laïc, et, s'il est ecclésiastique,
confiné dans un monastère. S'il persiste dans son erreur, il sera fouetté
s'il est serf, emprisonné s'il est homme libre. Les évêques doivent chasser
de leurs diocèses tous les individus qui s'adonnent à ces pratiques ; en
certaines localités, cette mesure s'accompagne d'une louable coutume
consistant à couper court les vêtements et les cheveux des criminels. Le
point de savoir si les prêtres qui emploient à des rites magiques
l'Eucharistie, le Saint Chrême et l'eau bénite, ou qui baptisent des
figurines, sont par ce fait « irréguliers », est encore une question
irrésolue, sur laquelle les docteurs professent des opinions diverses ; dans
le doute, Astesanus pense que le plus sûr, pour ces ecclésiastiques, est de
solliciter une dispense. Ainsi,
jusque fort avant dans le XIVe siècle, l'Église se montra disposée à traiter
avec une singulière indulgence les pratiques vulgaires de la sorcellerie et
de la magie. A ce moment, pourtant, son attitude changea, et ce changement
eut pour résultat final la déplorable épidémie de sorcellerie que nous
étudierons plus loin. La responsabilité première de ces maux incombe à
l'Inquisition. Le Saint-Office, parachevant son organisation et devenant peu
à peu conscient de sa force, chercha naturellement à élargir sa sphère
d'activité ; en 1257, il demanda à Alexandre IV s'il ne convenait pas qu'il
prit connaissance des crimes de divination et de magie. Alexandre répondit
dans sa bulle Quod super nonnullis, publiée à plusieurs reprises par
ses successeurs : il ne faut pas que les inquisiteurs se laissent distraire
de leurs devoirs par des occupations étrangères ; ils abandonneront donc ces
criminels à leurs juges réguliers, à moins que l'affaire n'ait une connexité
manifeste avec l'hérésie. A la fin du siècle, celte règle fut incorporée dans
le droit canon par Boniface VIII. L'Inquisition avait réussi à s'introduire
dans la place : elle ne tarda pas à y étendre sa juridiction. En mo, lorsque
le pieux Alphonse de Toulouse et sa femme Jeanne, avant de partir pour la
croisade de Tunis, publièrent, à Aigues-Mortes, (les lettres-patentes
accordant à l'Inquisition le privilège de juger tous ceux de leurs serviteurs
qui abjureraient la foi, se rendraient coupables d'hérésie, de magie, de
sorcellerie et (le parjure, ce décret ne fixait aucune limite au pouvoir
inquisitorial. C'est assurément à cette extension de la juridiction
inquisitoriale qu'il faut attribuer la croissante rigueur apportée désormais
à la persécution de la magie. La
définition d'Alexandre IV avait laissé irrésolues et ouvertes toute une série
de questions difficiles concernant le degré d'hérésie impliquée par la
pratique des arts occultes ; mais, avec le temps, on en arriva à conclure,
sur tous ces points, « en faveur de la foi ». La subtile casuistique des
inquisiteurs ne se contentait pas de tenir pour hérétiques l'invocation des
démons et les pactes signés avec Satan. Pour qu'une figurine eût quelque
pouvoir, il fallait qu'elle fût baptisée, et cet artifice dénotait une
doctrine hérétique touchant le sacrement du baptême ; de mime, le sacrement de
l'autel était violé par les diverses pratiques superstitieuses dans
lesquelles on faisait intervenir l'Eucharistie. Il était presque impossible
d'exercer quelqu'une des méthodes employées par le devin pour la prédiction
de l'avenir ou la découverte d'objets volés, sans se rendre coupable de ce
que les inquisiteurs tenaient pour une invocation, tout au moins tacite, des
démons. Sur ce point, les inquisiteurs pouvaient alléguer l'autorité de Jean
de Salisbury, lequel avait soutenu, dès le XIIe siècle, que toute divination
était invocation de démons, attendu que, si le magicien n'offre pas de
véritables sacrifices, il sacrifie du moins sa propre personne en
accomplissant ses rites magiques. Ces subtilités ne furent pas appliquées
dans la pratique, mais, peu à peu, on en vint à poser cet ingénieux dilemme :
l'homme qui invoque un démon en croyant ne pas commettre de péché, est
hérétique avéré ; s'il sait qu'il commet un péché, il n'est pas hérétique,
mais mérite d'être classé parmi les hérétiques, attendu que d'espérer qu'un
démon puisse dire la vérité, est le fait d'un hérétique. Demander à un démon,
même sans, l'adorer, ce qui dépend de la volonté de Dieu, d'une volonté humaine,
ou de l'avenir, c'est la preuve d'opinions hérétiques concernant le pouvoir
des démons. Bref, comme le dit Sylvestre Prierias, il n'est pas nécessaire de
rechercher les mobiles de ceux qui invoquent les démons : tous sont
hérétiques, réels ou présumés. Suivant une exégèse similaire, les boissons
d'amour et les philtres étaient hérétiques, ainsi que les talismans et
charmes destinés à guérir des maux, les simples cueillis à genoux, la face
tournée vers l'est, en répétant le Pater, — en un mot, tous les
artifices mis en œuvre par fraude ou superstition pour en imposer à la
crédulité publique. L'alchimie était un des sept arts démoniaux, car le
concours de Satan était nécessaire pour la transmutation des métaux, et l'on
ne pouvait découvrir la pierre philosophale qu'à l'aide de charmes et de
sortilèges ; pourtant, Roger Bacon, dans son zèle pour la science pratique,
déclare qu'on peut arriver à ces deux résultats par des moyens purement
naturels et parvenir ainsi à prolonger la vie humaine pendant plusieurs
siècles[15]. En 1328, l'Inquisition de
Carcassonne condamna l'Art de saint Georges, qui consistait â
rechercher les trésors enfouis : on répandait de l'huile sur un ongle en
prononçant certaines incantations, puis on invitait un jeune garçon à
regarder et à dire ce qu'il voyait se refléter dans l'huile. Il y avait aussi
l'Art notoire, révélé par Dieu à Salomon, et transmis aux générations
suivantes par Apollonius de Tyane : cet art enseignait le pouvoir des Noms et
des Paroles de Dieu, et opérait à l'aide de prières et de formules consistant
en de mystérieux polysyllabes, grâce auxquels, en l'espace d'un mois, on
pouvait acquérir le savoir, la mémoire, l'éloquence et la vertu. En cette
inoffensive illusion, Roger Bacofi voit une des fictions imaginées par les
magiciens ; mais Thomas d'Aquin et Ciruelo prouvent que l'intervention du
démon est indispensable pour le succès de ces pratiques. Un moine fut arrêté
à Paris, en 1323, pour avoir eu entre les mains un livre traitant de ces
matières ; le livre fut brûlé et le moine évita sans doute le même sort par
l'abjuration et la pénitence. La place que fait Astesanus à l'Art notoire
et les efforts qu'il déploie pour en prouver à la fois la futilité et
l'illégalité, montrent l'importance de cet art à son époque ; vers la
fin du XVe siècle, Angelo da Chivasso, dans ses instructions aux confesseurs,
mentionne cette pratique parmi les péchés sur lesquels doit toujours porter
l'interrogatoire du prêtre ; il ajoute que les gens qui s'y adonnent perdent
généra-ment la raison. Le plus
répandu des arts occultes, celui qui embarrassait le plus les législateurs,
était l'astrologie. Science purement orientale, inconnue des races aryennes
primitives, de l'Hindoustan à la Scandinavie, l'astrologie était née dans les
plaines de la Chaldée et dans la vallée du Nil. Quand la domination romaine
déborda hors des limites de l'Italie, cet art ne fut pas une des moindres
éléments orientaux qui vinrent si profondément modifier le caractère de la
société romaine ; après une courte lutte, l'astrologie s'établit à Rome au
point de supplanter en grande partie la science autochtone des augures et des
aruspices. Au début de l'époque impériale, une certaine connaissance de
l'influence des astres faisait ordinairement partie de l'éducation libérale.
Les raisons qui avaient provoqué l'interdiction de l'art des aruspices privés
— vu l'intérêt que l'on trouvait à déterminer la date de la mort de
l'empereur — exposèrent les Chaldéens ou astrologues à une série d'édits
cruels, publiés par des princes qui, eux-mêmes, avaient coutume de les
consulter. Mais ces mesures de répression furent inutiles. La crédulité humaine
était un terrain trop fertile pour qu'on le laissât en friche et, comme dit
Tacite, les astrologues étaient toujours proscrits et toujours maintenus.
Leur science même était si complexe qu'elle ne pouvait être acquise de façon
sûre que par des intelligences exceptionnellement douées, et encore au prix
d'une existence entière de travail ; mais on condensa ces notions afin de les
mettre à la portée de tous, en les restreignant à l'observation des astres et
en appliquant les résultats de cette observation à l'aide du diagramme et des
tables dites de Petosiris. Une description de ces tables, attribuée à Bède le
Vénérable, montre comment les superstitions du paganisme se transmirent aux
races septentrionales et furent acceptées avec avidité, malgré les arguments
employés par saint Augustin pour prouver la fausseté de l'influence attribuée
aux corps célestes, et malgré la tendance de l'Église à considérer ces
croyances comme fortement entachées de Manichéisme. Nous
avons vu l'astrologie classée par Alphonse le Sage de Castille au nombre des
arts libéraux : la foi implicite dont cette science jouit universellement au
moyen âge en répandit l'étude et la pratique, si bien qu'il était difficile
de la condamner. J'ai fait allusion plus haut à la confiance de Frédéric II
en ses astrologues, et l'on a vu comment l'archevêque de Ravenne, conduisant,
en qualité de légat pontifical, la croisade contre Ezzelin da Romano, se fit
accompagner d'un astrologue dominicain. Ezzelin lui-même était entouré d'une
multitude d'astrologues, dont les conseils le poussèrent à sa dernière et
désastreuse entreprise. Les principes de cet art étaient si complètement
acceptés qu'en 1305 le Collège des Cardinaux, écrivant à Clément V pour le presser
de venir à Rome, faisait observer au pape que toute planète acquiert son
maximum de puissance dans sa propre mansio. Savonarole affirme qu'à la
fin du XVe siècle, les gens qui pouvaient attacher à leur service des
astrologues réglaient leurs moindres actes sur l'avis de ces doctes ; qu'il
s'agit de monter à cheval ou en bateau, de jeter les fondations d'une maison
ou de' revêtir un costume neuf, l'astrologue était toujours présent,
l'astrolabe en main, pour indiquer le moment favorable à l'acte. D'ailleurs,
dit-il, l'Église même était gouvernée par l'astrologie ; tout prélat avait
son astrologue, dont il n'aurait osé négliger l'avis. Il est à remarquer que
cette science ne figure pas, comme pratique interdite, dans les formules
inquisitoriales d'interrogatoire, au XIIIe et au XIVe siècles. On ne trouve
pas de livres d'astrologie énumérés dans la condamnation portée, en 1290, par
l'inquisiteur et l'évêque de Paris, l'archevêque de Sens et les maures de
l'Université, contre tous livres de divination et de magie, traités de
nécromancie, géomancie, pyromancie, hydromancie et chiromancie, livre des Dix
Anneaux de Vénus, livres de la Babylone grecque et de la Babylone
germanique, livre des Quatre Miroirs, des Images de Tobie ben
Tricot, des Images de Ptolémée, livre d'Hermès le Magicien à
Aristote ; cette dernière œuvre, reçue, disait-on, de Dieu par Aros ou
Gabriel, contenait d'horribles incantations et de détestables méthodes de
suffumigations. L'astrologie ne figure pas non plus dans les articles
condamnés, en 1398, par l'Université de Paris ; l'excellent cardinal Pierre
d'Ailly employa sa grande érudition à propager la foi en la vérité de cette
science. D'autre part, dès le XIIIe siècle, Jean de Salisbury, tout en
affirmant qu'on a grossièrement exagéré le pouvoir des astres, déclare que
l'astrologie est interdite et punie par l'Église, qu'elle prive l'homme de
tout libre-arbitre en lui inculquant le fatalisme, et qu'elle tend à
l'idolâtrie, en transférant l'omnipotence du Créateur aux choses créées. Il
ajoute qu'il a connu beaucoup d'astrologues, mais qu'il n'en a jamais vu un
seul sur qui la main de Dieu n'ait déchaîné la vengeance céleste. Cette
opinion devint la doctrine de l'Église, telle que l'expose Thomas d'Aquin. Ce
dernier établit une distinction :si l'astrologie sert à prédire des
événements naturels, tels que la sécheresse ou la pluie, elle est licite ;
mais si elle est appliquée à la divination d'actes futurs dépendant du
libre-arbitre humain, elle nécessite la coopération de démons et devient
illicite. Zanghina, dit que cette science, bien qu'elle fasse partie des sept
arts libéraux et qu'elle ne soit pas prohibée par la loi, marque néanmoins
une tendance à l'idolâtrie et qu'elle est réprouvée par les canonistes. En
effet, dans la théorie comme dans la pratique de cet art, bien des
particularités sentaient fortement l'hérésie, non seulement par suite des
invocations diaboliques, mais parce qu'il était impossible de cultiver
l'astrologie sans nier le libre-arbitre humain et sans admettre tacitement le
fatalisme. Le principe même de cette prétendue science était l'influence
qu'exerçait sur le sort et le caractère des hommes la position des signes
zodiacaux et des astres à l'heure de la naissance ; or, il n'était pas de
dialectique assez ingénieuse pour prouver que ce ne fût pas là, en pratique,
refuser à Dieu l'omnipotence et à l'homme la responsabilité. Roger Bacon
lui-même ne réussit pas à fournir cette preuve. Il admettait que les astres
étaient la cause des événements humains, que le caractère de tout homme était
déterminé par l'aspect des cieux au jour de sa naissance, et que l'on pouvait
lire le passé et l'avenir en s'aidant de tables que lui-même essaya plusieurs
fois vainement de construire ; mais il faisait preuve d'un singulier défaut
de logique lorsqu'il imaginait pouvoir protéger l'homme contre cette
influence, en réservant sur le papier le libre arbitre humain. Ainsi,
tous les astrologues étaient exposés, de par leur profession, à se voir, d'un
moment à l'autre, requis de se justifier devant l'inquisition. Si ce fait ne
se produisit pas plus souvent, c'est sans doute que toutes les classes de
l'Église et de l'État, du plus humble au plus illustre de leurs membres,
croyaient à l'astrologie et protégeaient les astrologues : pour mettre en
mouvement le mécanisme de persécution, il fallait quelque mobile spécial ou
quelque extraordinaire indiscrétion. Aussi
peut-on aisément comprendre le cas du célèbre Pier d'Abano ou d'Apono,
abstraction faite de sa renommée de plus grand magicien du temps, renommée
acquise par son savoir et son habileté dans l'art médical. On ne possède
aucun détail sur les griefs portés contre lui par l'inquisition, mais il dut
sans doute être facile de trouver ample motif à condamnation. Dans son Conciliator
Differentium, écrit en 1303, non content de prouver que l'astrologie
était une partie nécessaire de la médecine. Pier attribuait aux étoiles un
pouvoir qui, en fait, retirait à Dieu la direction des affaires humaines. Le
Déluge avait eu lieu alors que le monde était soumis à Mars, par suite de la
conjonction des planètes dans le signe des Poissons ; l'influence de la lune
avait provoqué la confusion des langues, la des- traction de Sodome et de
Gomorrhe et la sortie d'Égypte. Mais il étalait, de façon plus détestable
encore, une irréligion averroistique, en déclarant que la conjonction de
Saturne et de Jupiter dans la tête du Bélier, phénomène qui se reproduit tous
les neuf cent soixante ans, cause des bouleversements bans les monarchies et
les religions du inonde, ainsi que l'atteste la venue de Nabuchodonosor, de
Moïse, d'Alexandre le Grand, du Christ et de Mahomet — théorie dont l'impiété
est plus déplorable encore que la chronologie[16]. On ne saurait s'étonner que
l'Inquisition se soit emparée d'un homme dont la renommée vulgarisait de
telles doctrines à l'Université de Padoue, d'autant qu'il y avait une grande
fortune à confisquer. Pier, dit-on, échappa d'abord aux griffes du Saint-Office
; mais, apparemment, il n'obtint son salut que par la confession et
l'abjuration, si bien que, la seconde fois, il fut poursuivi comme relaps. Il
aurait été très probablement brûlé s'il n'était mort fort à propos, en 1316,
avant la fin du procès : il fut, en effet, frappé d'une condamnation posthume
; les uns disent que ses os furent brûlés ; d'après une autre version, sa
fidèle maîtresse, Mariette, aurait secrètement emporté le cadavre et on
n'aurait livré aux flammes qu'une effigie du condamné. Si l'on en croit
Benvenuto da Imola, Pier, à son lit de mort, perdit sa foi dans les étoiles.
Il dit à ses amis qu'il avait voué sa vie à trois nobles sciences : la
philosophie l'avait rendu subtil ; la médecine l'avait rendu riche ;
l'astrologie avait fait de lui un menteur. Son nom est demeuré célèbre dans
l'histoire, comme celui du plus habile des nécromanciens, dont aucun prodige
n'était trop invraisemblable pour être cru. Padoue lui éleva une statue,
comme à l'un de ses plus illustres fils ; Frédéric, duc d'Urbin, lui paya le
même tribut de gloire. Comme Salomon, Hermès et Ptolémée, Pierre d'Abano
demeura, tant que fleurit la magie, un de ceux dont on rappelait la puissance
au début des divers ouvrages concernant les incantations et les sciences
occultes[17]. Cecco d'Ascoli eut une
destinée analogue, mais plus instructive encore. Il se distingua de bonne
heure comme adepte des arts libéraux et se voua à l'astrologie, où il passa
bientôt pour le plus habile homme de son temps. Sa vanité le poussa à se
proclamer le plus savant astrologue que le monde eût connu depuis Ptolémée,
et son esprit caustique et incisif lui fit un grand nombre d'ennemis. Regardant
l'astrologie comme une science, il ne pouvait manquer d'en faire une forme de
l'hérésie, suivant la définition de Thomas d'Aquin. Un homme né sous un
aspect déterminé des cieux était destiné, de par les astres. à être riche ou
pauvre, heureux ou malheureux, vertueux ou vicieux, à moins que Dieu n'intervînt
spécialement pour détourner le cours normal de la nature. Cecco se flattait
de pouvoir lire dans la pensée d'un homme ou dire ce que cet homme tenait
dans sa main fermée, en connaissant la date de sa naissance et en comparant
cette date à la position actuelle des astres ; car nul ne pouvait ne pas
faire ou penser ce que l'influence des étoiles rendait, à tel ou tel moment,
inévitable. Tout cela était incompatible avec le libre-arbitre ; c'était
limiter l'intervention de Dieu, affranchir l'homme de la responsabilité de
ses actes ; c'était, en un mot, une doctrine manifestement hérétique. Ses
nombreuses prédictions relatives au sort de Louis de Bavière, de Castruccio
Castrucani, de Charles de Calabre, fils aîné de Robert de Naples, lui
valurent, en se réalisant, une popularité immense : mais comme elles étaient,
non le fruit d'une révélation divine, mais le résultat de prévisions
astrologiques, elles impliquaient la théorie réprouvée du fatalisme. Cecco
devint astrologue officiel de Charles de Calabre ; mais sa confiance en son
savoir et son indépendance farouche le rendaient impropre à la vie de cour. A
la naissance d'une princesse — probablement la fameuse Jeanne Ire —, il
déclara que, d'après les étoiles de l'ascendant, la princesse serait non
seulement encline, mais absolument contrainte à vendre son honneur. Cette
vérité mal venue lui coûta sa place ; il se rendit à Bologne, où il professa
publiquement sa science. Malheureusement pour lui, il développa ses théories
dans des commentaires sur la Sphœra de Sacrobosco[18]. Villani rapporte que, dans ces
commentaires, il enseignait comment, par des incantations, on pouvait, sous
certaines constellations, contraindre des esprits malins à opérer des
prodiges ; mais c'est là, évidemment, l'écho d'une rumeur populaire ; de telles
pratiques ne répondaient nullement aux conceptions de Cecco ; il n'en est
d'ailleurs pas fait mention au cours des débats inquisitoriaux. Cependant
l'audace de Cecco rendait ce livre suffisamment déplaisant pour les âmes
pieuses. Par une application de ses théories, il tirait l'horoscope de Jésus,
et montrait comment la Balance, ascendante au dixième degré, faisait de la
Crucifixion une nécessité fatale ; comme le Capricorne occupant l'angle de la
terre. Jésus était nécessairement né dans une étable ; comment le Scorpion se
trouvant dans le second degré, le Sauveur était pauvre ; enfin, il était doué
d'une profonde sagesse, parce que Mercure occupait sa propre mansio
dans la neuvième section du ciel. De la même manière, Cecco établissait que
l'Antéchrist viendrait deux mille ans après le Christ, et qu'il se
présenterait comme un vaillant soldat entouré de nobles guerriers, et non
environné de lâches, comme Jésus. C'était là une sorte de défi lancé à
l'Inquisition ; Fra Lamberto del Cordiglio, inquisiteur de Bologne, ne tarda
pas à relever le gant. Cecco fut forcé d'abjurer le 16 décembre 1324 et fut
traité avec mansuétude. Il fut condamné à livrer tous ses ouvrages
d'astrologie ; on lui défendit d'enseigner sa science à Bologne, publiquement
ou en particulier ; il fut dépouillé de son grade de maitre et soumis à
certaines pénitences salutaires, jeûnes et prières ; en même temps, il dut
payer une amende de soixante-quinze lires, dernier détail qui explique
peut-être la douceur de la sentence. Ce qu'il y avait, pour lui, de plus
grave dans l'affaire, c'était de devenir hérétique pénitent, et de ne
pouvoir, en cas de récidive, espérer aucune pitié ; il fallait qu'il
surveillât avec soin ses moindres actions, car, en cas de nouveau délit, il
serait relaps, c'est-à-dire condamné inévitablement au bûcher. Mais l'âme de
Cecco n'était pas de celles qui s'accommodent d'une telle contrainte. Il vint
à Florence, alors gouvernée par Charles de Calabre, et recommença à exercer
son art. Il mit en circulation des exemplaires de ses œuvres interdites,
exemplaires qui, déclarait-il, avaient été corrigés par l'inquisiteur de
Bologne, mais qui, en réalité, contenaient toutes ses fausses doctrines. Il
soutint à nouveau les théories condamnées dans un poème philosophique, L'Acerbe,
mit en œuvre les mêmes doctrines dans les réponses qu'il transmit à ses
nombreux clients. En mai 1327, alors que l'Italie entière était agitée par
l'arrivée de Louis de Bavière, Cecco annonça que Louis entrerait à Rome et
serait couronné ; il prédit l'heure et la nature de la mort de l'empereur et
conseilla aux Florentins, qui suivirent cet avis, de ne pas attaquer Lads
lorsque celui-ci passerait par leur ville. Peut-être tout cela ne lui
aurait-il valu aucun châtiment s'il n'avait eu contre lui la haine et la
jalousie personnelle du chancelier de Charles de Calabre, l'évêque d'Aversa,
et de Dino del Garbo, célèbre docteur en philosophie, qui passait pour le
meilleur médecin d'Italie. Que ces ennemis aient coopéré ou non à sa perte,
il n'en fut pas moins arrêté, en juillet 4337, par l'inquisiteur de Florence,
Fra Accursio. Il était parfaitement prouvé que l'accusé avait continué à
professer et à mettre en pratique des doctrines fatalistes qui ruinaient le
libre-arbitre humain ; mais l'inquisition, selon son principe accoutumé,
exigeait une confession, et, pour arriver à cette fin, on employa
libéralement la torture. Une copie de la sentence et de l'abjuration de 1324
fut fournie par l'inquisiteur de Bologne, de sorte que la « rechute » ne
pouvait faire doute. Dès le début de l'affaire, l'issue en était inévitable ;
mais on accorda à l'inculpé une parodie de moyens de défense, et la sentence
ne fut prononcée que le 15 décembre. Conformément à la règle, l'évêque de
Florence envoya un délégué chargé d'agir en coopération avec l'inquisiteur ;
une assemblée de hauts dignitaires et d'experts fut appelée à participer au
jugement. Parmi ces assesseurs étaient le cardinal-légat de Toscane, l'évêque
d'Aretino et l'ennemi de Cecco, le chancelier du duc Charles. Cecco fut
abandonné au bras séculier et remis aux mains du vicaire de Charles, Jacopo
da Brescia. On ordonna que tous ses ouvrages et écrits astrologiques fussent
livrés, dans les vingt-quatre heures, à l'évêque ou à l'inquisiteur. Cecco
fut immédiatement mené au lieu d'exécution, situé hors des murs. La tradition
rapporte que, grâce à son art, il avait appris qu'il mourrait entre « Africa
» et « Campo Fiore » ; il était si mir de ce fait que, durant le trajet, il
se moqua de ses gardiens ; mais quand on fut sur le point d'allumer le
bûcher, il demanda s'il se trouvait dans le voisinage quelque localité nommée
Africa ; on lui répondit que c'était le nom d'un ruisseau voisin, qui
prenait sa source à Fiesole et se jetait dans l'Arno. Il dut alors
reconnaitre que Florence était, en effet, le Champ des Fleurs, et que son art
l'avait cruellement trompé[19]. L'astrologie
continua à occuper cette position ambiguë, avec une tendance croissante à la
réprobation. Bien rares étaient les hommes possédant assez de bon sens pour
admettre, comme Pétrarque, que les astrologues sont d'utiles savants s'ils se
bornent à prédire les éclipses et les orages, la chaleur et le froid, mais
que, lorsqu'ils parlent de la destinée humaine, connue de Dieu seul, ce sont
simplement des menteurs. Eymerich dit que si un homme est suspect de
nécromancie et qu'il soit astrologue avéré, il est bien près d'être reconnu
nécromancien, attendu que les deux arts vont presque toujours de pair. Gérard
Groot dénonçait l'astrologie comme une science hostile à Dieu et tendant à
ruiner les lois divines. En Espagne, au milieu du lave siècle, Pierre le
Cruel de Castille et Pierre IV d'Aragon entretenaient tous deux un grand
nombre d'astrologues qu'ils consultaient sans cesse ; mais, en 1387, Juan Ier
de Castille classa l'astrologie au nombre des formes de divination passibles
des peines édictées par les Partidas. Pourtant, cet art continua à
compter des adeptes parmi les grands dignitaires de l'État et de l'Église. La
seule ombre au renom du cardinal Pierre d'Ailly fut son ardent dévouement à
cette science, et sa crédulité lui aurait coûté cher si on lui avait appliqué
la rigueur des lois comme à Cecco d'Ascoli, car il était impossible que
l'astrologue évitât de tomber dans le fatalisme. Le cardinal émit, en 1414,
une prédiction singulièrement entachée d'erreur, lorsqu'il annonça que, par
suite du retour de Jupiter dans sa première matai°, le concile de Constance aboutirait
à la ruine de la religion, que la paix de l'Église ne serait pas restaurée,
que, d’ailleurs, le Grand Schisme était, selon toute vraisemblance, le
prélude de la venue de l'Antéchrist. ll fut plus heureux dans le calcul à
l'aide duquel il établit qu'à la date de 1789, le monde, s'il subsistait
jusqu'à cette époque, assisterait à de grands bouleversements. Il ne faudrait
pas croire, Cependant, que la tolérance dont jouit le cardinal d'Ailly provint
de quelque changement dans les idées de l'Église à l'égard de l'hérésie
ruinant le libre arbitre. Alonso de Spina fait observer que la croyance
astrologique, impliquant l'impossibilité, pour les hommes nés sous certains
astres, d'éviter le péché, est une opinion manifestement hérétique. Non moins
hérétique était la doctrine affirmant qu'à l'époque où la lune et Jupiter
étaient en conjonction dans la tête du Dragon, tout homme pouvait, par une
prière à Dieu, obtenir la réalisation de ses vœux, opportunité dont Pierre
d'Abano avait profité pour accumuler, en cet instant favorable, une somme de
savoir dépassant la capacité de l'esprit humain laissé à ses seules forces.
Sprenger, la plus haute autorité en matière de démonologie, déclarait que
l'astrologie comportait un pacte tacite avec le démon[20]. Tout cela montre que, par
l'effet de l'hostilité croissante qu'inspiraient les arts occultes,
l'astrologie était peu à peu devenue une science proscrite ; le point
longtemps débattu, de savoir quelle position il convenait de lui attribuer,
fut résolu, en France du moins, par la décision prise en 1494 contre Simon
Pharees. Celui-ci, condamné pour pratique de l'astrologie par le tribunal
épiscopal de Lyon, avait été puni de la légère pénitence consistant à jeûner
le vendredi pendant un an, sous menace d'emprisonnement perpétuel en cas de
« récidive » ; ses livres et son astrolabe avaient été confisqués. Il
eut l'audace d'en appeler au Parlement, qui déféra ses livres A l'Université.
Le rapport de l'Université conclut qu'il fallait briller ces livres, comme on
en avait brûlé récemment d'autres dont la valeur se montait à cinquante mille
deniers. Toute astrologie prétendant être prophétique ou attribuant une vertu
surnaturelle à des anneaux, charmes, etc., fabriqués sous des constellations
déterminées, était déclarée science fausse, vaine, superstitieuse ; le droit
civil et le droit canon étaient d'accord pour la condamner, comme pour
réprouver l'emploi de l'astrolabe A la recherche d'objets perdus ou à la
divination de l'avenir•. Le Parlement était invité à enrayer la propagation
rapide de cet art inventé par Satan. En conséquence, le Parlement rendit un
jugement renvoyant l'infortuné Simon devant l'évêque et l'inquisiteur de
Paris, pour être puni comme relaps. La sentence du Parlement condamne
l'astrologie, qu'elle représente comme un art ouvertement exercé en tous
lieux. Il est interdit à toute personne de consulter des astrologues ou des
devins pour la connaissance de l'avenir ou au sujet d'objets perdus ou
trouvés ; les imprimeurs doivent s'abstenir de mettre sous presse des livres
traitant ce genre (le sujet et reçoivent l'ordre de livrer A leurs évêques
tous les exemplaires qu'ils peuvent avoir entre les mains ; les évêques, de
leur côté, sont tenus de poursuivre les astrologues. C'était là une condamnation
très explicite ; mais étant donné l'état de l'esprit humain à cette époque,
ces mesures ne réussirent guère à éteindre l'insatiable soif des
connaissances interdites. Pourtant, quelques esprits supérieurs rejetèrent
cette superstition. De ce nombre étaient Pic de la Mirandole rainé et
Savonarole ; Érasme tourna cette science en ridicule dans son Éloge de la
Folie (1)[21]. La
question de l'oniroscopie, ou divination par les songes, était un problème
embarrassant. D'une part, on en trouvait la prohibition formelle dans le
Deutéronome (XVIII, 10),
qui, d'après la version de la Vulgate, dénonçait, au nombre des pratiques
coupables, l'interprétation des songes ; d'autre part 437 on connaissait les
exemples de Joseph et de Daniel et l'affirmation de Job : « Quand un profond
sommeil s'empare de l'homme, et l'assoupit sur son lit, alors il ouvre les
oreilles des hommes et confirme leur savoir. » (Job, XXXIII. 15, 16). Au XIIe siècle, l'explication
des rêves était une profession reconnue et ne parait pas avoir été prohibée.
Jean de Salisbury s'efforce de prouver qu'il ne faut nullement se fier aux
apparences du sommeil ; Joseph et Daniel étaient inspirés de Dieu, et, sans
cette inspiration, la divination par les songes ne mérite aucun crédit.
C'était là, du moins, une solution plus sensée et plus pratique que la
conclusion à laquelle était arrivé saint Thomas d'Aquin, déclarant licite la
divination par les rêves quand ces rêves procèdent de causes naturelles ou de
révélations divines, et la condamnant comme illicite, quand les rêves
procèdent d'une influence diabolique. Longtemps auparavant, Tertullien avait
attribué aux païens le pouvoir d'envoyer des rêves prophétiques par
l'entremise de démons ; mais, malheureusement, nul ne pouvait fournir un
criterium permettant de distinguer les unes des autres ces diverses
catégories de visions, de sorte qu'on considérait généralement les interprètes
de songes comme gens inoffensifs, à moins que leur profession n'impliquât
l'invocation, exprimée ou tacite, des esprits malins. Une
autre série de faits troublait les casuistes, car les limites de la goétie
et de la magie sacrée étaient fort incertaines. Il existait une pratique
consistant à célébrer des messes mortuaires pour un homme encore vivant, avec
le dessein de causer ainsi la mort de cet homme. Dès 694, le dix-septième
concile de Tolède interdit cet abus sous peine de dégradation pour
l'officiant, d'exil perpétuel pour celui-ci et pour le laïc qui aurait requis
ses services. Au milieu du XVe siècle, le savant Lope Barrientos, évêque de
Cuenca, condamne cet acte sans réserve. Pourtant, un manuscrit de date
incertaine, publié par Wright, tout en déclarant qu'il y a péché à employer
ces rites pour satisfaire une haine personnelle, et en prescrivant que
l'officiant soit déposé jusqu'à ce qu'il se soit purifié par une pénitence
appropriée, affirme que cette pratique, employée dans l'intérêt public, n'est
pas un péché, parce qu'elle est une manifestation d'humilité destinée à
apaiser la colère divine. La coutume de ces messes devait être assez répandue,
puisque les confesseurs furent invités à demander à leurs pénitents s’ils en
avaient célébré ou fait célébrer. Une autre difficulté analogue surgit en
1500, au cours d'une querelle entre l'évêque de Cambrai, Henri, et son
chapitre. En matière de représailles, le doyen, le prévôt et les chanoines
suspendirent le service divin et furent, de ce fait, excommuniés par
l'archevêque de Reims. Sous cette pression, ils reprirent leurs fonctions
sacrées, mais introduisirent comme variante, dans le canon de la messe, une
sorte de litanie imprécatoire, composée de passages comminatoires extraits
des psaumes et des prophètes ; l'officiant récitait ces litanies en tournant
le dos à l'autel et les enfants de chœur lui donnaient la réplique. L'évêque,
effrayé, fit appel à l'Université de Paris qui, après plusieurs mois de
délibération, décida gravement que l'attitude du prêtre et les réponses des
enfants de chœur rendaient ces messes suspectes d'incantation ; or, les
messes imprécatoires doivent être redoutées des hommes qui en sont les objets
; on ne doit pas en faire usage à la légère, surtout contre un évêque qui est
prêt à accepter le jugement des tribunaux ; enfin, il ne faut y avoir
recours, même contre un évêque rebelle, qu'en cas de nécessité et de péril
extrême. Vers la
fin du XIIIe siècle, quand l'Inquisition réussit â obtenir la connaissance
des crimes de magie, elle établit rapidement, grâce à sa puissance
d'organisation, des règles et des formules qui servirent à guider les
magistrats, contribuèrent â fixer la jurisprudence incertaine de l'époque et
à mettre en mouvement le mécanisme de persécution contre les individus qui
pratiquaient les arts réprouvés. Un manuel de procédure, publié probablement
vers 1280, contient un modèle d'interrogatoire embrassant tous les détails de
magie connus à ce moment. Ce manuel servit d'esquisse aux formules plus
minutieuses élaborées ensuite par Bernard Gui et ses collègues. Faute de
place, je ne puis donner de ces formules une reproduction qui offrirait le
tableau, à peu près complet, des superstitions courantes ; je veux cependant
m'y arrêter un instant, pour attirer l'attention du lecteur sut ; un trait
intéressant de ces documents. La plus ancienne rédaction ne contient pas
d'allusion aux excursions nocturnes des « bonnes femmes », origine du
fameux Sabbat des sorcières ; en revanche, les éditions suivantes comportent
un interrogatoire relatif à cette pratique, ce qui montre que, dans
l'intervalle, cette croyance avait peu à peu gagné du terrain. Il convient
d'observer aussi qu'aucune des formules ne traite de questions concernant les
pratiques de la sorcellerie vulgaire, qui, au xv' siècle et dans les siècles
suivants, constituèrent presque entièrement, comme nous le verrons, le fond
des poursuites pour crime de magie[22]. En
passant sous la juridiction de l'Inquisition, la magie devenait simple
hérésie, et tout le système de répression se trouvait changé. L'Inquisition
ne se souciait que des questions de foi ; le seul intérêt des actes, à ses
yeux, était d'attester les doctrines qu'ils impliquaient, et toutes les
hérésies étaient également coupables, qu'elles consistassent à affirmer la
pauvreté du Christ on à provoquer l'adoration des démons, en pactes avec
Satan ou en attentats à la vie humaine. Aussi le magicien avait-il avantage à
tomber entre les mains de l'Inquisition plutôt que d'être jugé par les
tribunaux séculiers ; car, devant le Saint-Office, il bénéficiait des règles
invariablement observées dans la répression de l'hérésie. Par la confession
et l'abjuration, il pouvait toujours être admis à la pénitence et échapper au
bûcher, châtiment ordinaire édicté par les tribunaux séculiers ; d'autre
part, comme il n'était pas animé des convictions qui soutenaient la foi des
Cathares ou des Vaudois, sa conscience ne souffrait nullement de la nécessité
d'une rétractation. Dans les procès-verbaux de l'Inquisition, dans ceux, du
moins, que l'on a conservés, on ne relève aucun cas d'endurcissement dans
l'adoration des démons. Les méthodes inquisitoriales savaient toujours
obtenir la confession, et les manuels inquisitoriaux fournissent des modèles
de formules pour l'abjuration et pour le prononcé des sentences. On se
demandera peut-être si la cruelle souffrance du bûcher n'était pas préférable
à la clémence inquisitoriale qui réduisait les pénitents à l'emprisonnement
perpétuel dans les chaines, au pain et à l'eau ; mais peu d'hommes ont assez
de courage pour accepter qu'on mette promptement un terme à leurs épreuves ; et
les condamnés entretenaient toujours l'espoir d'obtenir, par leur conduite
exemplaire en prison, une atténuation de leur peine. Ce fut probablement à
cause de celte apparente mansuétude que Philippe le Bel interdit, en 1303, à
l'Inquisition de connaitre des délits d'usure, de magie, etc., quand les
inculpés étaient des Juifs. Nous verrons plus loin que lorsque le
Saint-Office dut déployer toute son énergie dans l'épidémie de sorcellerie,
il crut devoir renoncer à sa règle et chercher des prétextes permettant de
livrer aux flammes les victimes même repentantes. C'est
vers cette époque que Zanghino fournit le tableau des opinions qui avaient
cours, à ce sujet, parmi les ecclésiastiques d'Italie. Dans sa description
détaillée des divers aspects de la magie, la sorcellerie vulgaire n'est pas
mentionnée. ce qui prouve qu'elle était inconnue en Italie comme en France.
Tous ces faits sont du ressort des tribunaux épiscopaux et l'Inquisition ne
peut intervenir que s'il y a présomption d'hérésie caractérisée. Mais c'est
une hérésie d'affirmer qu'on peut prédire l'avenir par de tels moyens, alors
que ce pouvoir n'appartient qu'à Dieu ; c'est une hérésie de demander des
oracles aux démons ou de leur offrir des oblations, d'adorer le soleil, la
lune ou les étoiles, les planètes ou les éléments. ou de croire qu'on puisse
obtenir quelque faveur d'une puissance autre que Dieu, qu'on puisse agir en
quoi que ce soit sans l'ordre de Dieu, ou enfin de tenir pour honnête et
licite ce que l'Église réprouve. Tous ces crimes relèvent de la juridiction
inquisitoriale, et l'on verra que les mailles du filet étaient assez étroites
pour qu'il fût très difficile de s'en tirai' : Les peines de mort et de
confiscation, que doit infliger le juge séculier, ont trait assurément à
l'impénitent et au relaps, attendu que les crimes entachés d'hérésie étaient
punis, comme hérésie, par l'inquisiteur. Toute magie qui n'était pas teintée
d'hérésie caractérisée était soumise aux tribunaux épiscopaux ; le châtiment
consistait à déclarer le coupable en état de péché mortel et à lui interdire
la communion ; le criminel et ceux qui avaient eu recours à ses services
étaient notés d'infamie ; le condamné était invité à renoncer à sa coupable
science ; en cas d'insoumission, l'évêque avait à sa disposition
l'excommunication et les autres pénalités ecclésiastiques. Pourtant le
pouvoir séculier n'avait nullement renoncé à sa juridiction sur la magie, et
ce crime continua fi être déféré aux tribunaux laïques comme aux autorités
ecclésiastiques. D'ailleurs, le jour n'était pas encore venu d'entreprendre
l'extermination impitoyable de quiconque s'occupait d'arts réprouvés. La loi
milanaise de l'époque laissait le châtiment du magicien à la discrétion du
juge, qui pouvait infliger des peines corporelles ou pécuniaires
proportionnées à la gravité du délit. La
magie est une de ces aberrations qui répondent toujours à la persécution par
un accroissement d'intensité. Tant qu'on admit la réalité de cet art et qu'on
punit ceux qui le professaient, non comme des escrocs, mais comme des gens
armés d'une puissance illimitée de mal faire, la magie prospéra d'autant plus
que l'attention publique fut plus attirée sur ses méfaits. Dès que
l'inquisition en eut entrepris la destruction systématique, on vit la magie
occuper une place de plus en plus grande dans les préoccupations des hommes.
En 1303, une des accusations portées contre Boniface VIII à l'assemblée du
Louvre, était que le pape entretenait un démon familier chargé de l'informer
de tous les événements, qu'il était, lui-même, un magicien et consultait des
devins et de faux prophètes. Vers la même époque, l'évêque de Coventry et
Lichtleld, trésorier (l'Édouard ter, fut accusé de meurtre, de simonie et
d'adultère ; on lui reprocha, de plus, d'avoir consulté le démon auquel il
avait, disait-on, rendu hommage en le baisant sur la fesse. Le roi Édouard
intervint énergiquement en faveur de son trésorier ; une enquête fut ordonnée
par Boniface et la conclusion fut que les mauvais bruits répandus sur le
compte de l'accusé étaient le fait de ses ennemis ; il fut admis à se
justifier en fournissant trente-sept compurqateurs. En 1308, le sire
d'Ulmet fut amené à Paris sous l'accusation d'avoir tenté de tuer sa femme
par des moyens magiques ; les femmes dont il avait requis les services à cet
effet furent brûlées ou enterrées vives. Une
affaire plus scandaleuse eut pour héros Guichard, évêque de Troyes, accusé,
en 1302, d'avoir empoisonné la reine Blanche de Navarre ; il se tira de ce
mauvais pas en versant à la fille de la défunte, Jeanne, femme de Philippe le
Bel, l'énorme somme de 80.000 livres tournois. Le reine Jeanne étant morte en
1305, Guichard fut de nouveau poursuivi en 1308, pour avoir, disait-on, causé
cette mort. L'accusation prétendait que, pour reconquérir les bonnes grâces
de la reine, il avait invoqué le démon, puis fabriqué et baptisé une figurine
; ce plan ayant échoué, il avait, dans sa rage, brisé et jeté au feu la
figurine, et la reine était morte, en pleine jeunesse, d'un mal mystérieux.
Les enfants du roi et le prince Charles de Valois étaient aussi des victimes
marquées à l'avance par la haine du magicien. Guillaume de Nogaret et Noffo
Dei rédigèrent une longue liste d'autres accusations. Ce fut en 1313
seulement que Guichard fut acquitté ; dans l'intervalle, on avait confisqué
les revenus de son siège, ce qui révèle peut-être un des motifs de la
poursuite. Nous avons vu comment on porta contre les Templiers des
accusations analogues : le succès de cette tentative démontra l'efficacité
des méthodes employées. Après la mort de Philippe le Bel, comme Charles de Valois
avait résolument arrêté la perte d'Enguerrand de Marigny et que la longue
procédure entamée à cet, effet menaçait de rester inutile, on découvrit fort
à propos qu'Enguerrand avait poussé sa femme et sa sœur à faire fabriquer,
par un homme et une femme, des images de cire qui devaient provoquer
lentement la mort de Charles, du jeune roi Louis le Butin, du comte de
Saint-Pol et de divers autres personnages. Dès que Charles eut rapporté le
fait à Louis, le roi retira sa protection à Enguerrand et les événements se
précipitèrent. Le 26 avril 1315, Enguerrand fut traduit devant un conseil de
nobles soigneusement triés et assemblés à Vincennes ; condamné à être pendu,
il subit sa peine le 30. Le magicien fut pendu en même temps et la magicienne
brûlée : leurs images furent montrées au peuple du haut des gibets de
Montfaucon, qu'Enguerrand lui-même avait fait construire ; la Dame de Marigny
et sa sœur, la Dame de Chantalou, furent condamnées à l'emprisonnement. Ainsi
Enguerrand périt victime des méthodes que lui-même, avec son frère l'archevêque
de Sens, avaient employées naguère contre les Templiers. Une autre morale de
l'histoire fut le remords de Charles de Valois ; dix ans plus tard, sur son
lit de mort, il envoyait par les rues de Paris des serviteurs chargés de
distribuer des aumônes aux pauvres en criant : « Priez pour l'âme de Messire
Enguerrand de Marigny et pour celle de Messire Charles de Valois ! »
Une des accusations portées contre Bernard Délicieux fut d'avoir attenté, par
des artifices magiques, à la vie de Benoît XI. On ne put prouver la chose,
mais Bernard avoua, sous le coup de la torture, qu'un livre de nécromancie
trouvé dans son coffre était bien à lui et que certaines annotations
marginales étaient de sa propre main. Apparemment, il n'était pas le seul de
son Ordre qui eût à se reprocher ce tort, attendu qu'en 1312 un chapitre
général des Franciscains adopta un statut interdisant à tout Frère, sous
peine d'excommunication et de prison, de posséder des livres de ce genre, et
de s'occuper d'alchimie, de nécromancie, de divination, d'incantation ou
d'invocation de démons[23]. L'importance
de la magie dans les croyances populaires s'accrut encore du fait de Jean
XXII, ce pape qui, à tant d'égards, exerça sur son temps une influence
déplorable7Étaut un des plus savants théologiens de l'époque, il était
absolument convaincu de la réalité des prodiges attribués à la magie, et, par
expérience personnelle, il avait une peur très vive des artifices magiques.
Les circonstances de son élection étant de nature à rendre probable
l'existence de complots en vue de le déposer, il prêta une oreille
complaisante à tous les rapports qu'on lui faisait à cet égard. Nous avons
déjà parlé de la barbarie avec laquelle il traita le malheureux Hugues,
évêque de Cahors. En 1317, on le voit donner mandat à Gaillard, évêque de
Reggio et à plusieurs assesseurs, de juger un chirurgien-barbier, nommé Jean
d'Amant, et divers clercs du Sacré Palais, accusés d'attentat à la vie du
pontife. Sous l'effet persuasif de la torture, ces gens avouèrent qu'ils
avaient d'abord songé à employer le poison ; mais, ne trouvant pas d'occasion
favorable, ils avaient eu recours aux figurines, qu'ils savaient fabriquer
mieux que personne. Ils les avaient confectionnées en invoquant des démons ;
ils savaient enfermer des démons dans des anneaux et apprendre d'eux le passé
et l'avenir ; ils savaient amener la maladie, provoquer la mort, ou encore
prolonger la vie par des incantations, des charmes, des sortilèges,
consistant uniquement en paroles magiques. Ils furent, comme bien on pense,
condamnés et exécutés, et Jean se mit résolument à l'œuvre pour extirper la
race abhorrée des magiciens dont il avait failli être la victime. C'est ainsi
que des poursuites furent entamées contre Robert, évêque d'Aix, accusé
d'avoir exercé les arts magiques à Bologne ; Jean, considérant l'Orient comme
la source d'où cette exécrable science s'était répandue sur la chrétienté,
résolut d'attaquer la magie dans son repaire même. A cet effet, en 1318, il
enjoignit au provincial dominicain du Levant de nommer des inquisiteurs
spéciaux dans toutes les localités de rite latin, et il réclama le concours
effectif du Doge de Venise, du Prince d'Achaïe et des barons latins. Il
écrivit même au patriarche de Constantinople et aux archevêques d'Orient,
pour les presser de coopérer à l'œuvre sainte. Non content de la juridiction
implicitement conférée à l'Inquisition par Alexandre IV, il fit envoyer, en 1320,
par le cardinal de S. Sabina, des lettres conférant entièrement cette
juridiction aux inquisiteurs, et les invitant à user activement de leurs
pouvoirs. Dans des bulles ultérieures, le pape exprimait son mécontentement
de voir grandir sans cesse l'infection qui se propageait par toute la
Chrétienté ; il ordonnait d'anathématiser publiquement les magiciens, de les
punir comme hérétiques et de brûler tous les livres de science magique. En
avisant tous les chrétiens baptisés de ne pas signer de pacte avec l'enfer,
de ne pas emprisonner de démons dans des anneaux ou des miroirs pour pénétrer
les secrets de l'avenir, en menaçant d'appliquer les pénalités de l'hérésie à
tous les coupables qui ne renonceraient pas, avant huit jours, à ces
pratiques. il contribua, plus qu'aucun autre, à rendre lucratif le métier de
magicien et à augmenter le nombre des dupes. Apparemment, ie résultat de son
appel ne fut guère satisfaisant, car, en 1330, il déplorait de nouveau la
persistance du culte des démons et des erreurs associées à ce crime ; il
ordonnait aux prélats et aux inquisiteurs d'amener à une prompte conclusion
les affaires en cours, de lui transmettre les dossiers sous pli cacheté, pour
qu'il rendit sa décision ; en même temps, il enjoignait aux inquisiteurs de
n'entamer aucune nouvelle poursuite sans mandat spécial du pape. Quels que
fussent les motifs de cette dernière prohibition, elle ne fut pas respectée
en France. A cette époque le pouvoir royal commençait à exercer un contrôle
sur l'Inquisition : nous verrons plus loin comment Jean XXII, à la fin de sa
vie, accusé d'hérésie au sujet de la Vision béatifique, fut malmené par Philippe de
Valois. Ce fut probablement un incident de cette querelle qui amena le roi à
déclarer, en 1334, que la juridiction de l'Inquisition sur les idolâtres,
magiciens et hérétiques émanait de la couronne royale, et à ordonner à ses
sénéchaux de veiller à ce que personne ne gênât l'action des inquisiteurs en
ces matières. Ce rescrit royal fut probablement oublié en même temps que les
circonstances qui l'avaient provoqué, car, en 1374, l'inquisiteur de Paris
demanda à Grégoire XI s'il devait connaître des crimes de magie ; le pape
répondit en l'invitant à les poursuivre énergiquement. Le
résultat fatal de cette législation bruyante fut de fortifier la confiance du
peuple en la magie et de répandre la pratique de cet art trompeur. Dans le
registre des sentences rendues par Bernard Gui à Toulouse de 1309 à 1323, on
ne relève pas de cas de magie ; mais on en trouve plusieurs, jugés, en 1320
et 1321, par l'Inquisition épiscopale de Pamiers, et les registres
fragmentaires de Carcassonne, en 1328 et 1329, mentionnent un nombre
important de condamnations prononcées de ce chef. De plus, les inquisiteurs
commençaient à insérer, dans toutes les formules d'abjuration imposées aux
hérétiques repentants, une clause réprouvant la magie, de sorte que, si les
pénitents s'y adonnaient quelque jour, on pouvait les briller promptement
comme relaps. Sous
l'effet de la « réclame » efficace que lui faisait la papauté, le commerce de
la magie était florissant. En 1325, une affaire remarquable causa une grande
émotion à Paris. Les chiens de divers bergers, en passant à un carrefour près
de Chateau-Landon, se mirent à gratter la terre à un certain endroit, et l'on
ne put les arracher de cette place. Des soupçons naquirent dans l'esprit des
bergers, qui avertirent les autorités ; on creusa le sol, et l'on trouva une
boite dans laquelle était enfermé un chat noir, avec du pain humecté de saint
chrême, d'huile sainte et d'eau bénite ; deux petits tubes étaient disposés
de façon à atteindre la surface du sol et à fournir de l'air à l'animal
emprisonné. Tous les charpentiers du village furent convoqués et l'un d'eux
reconnut la boite qu'il avait fabriquée pour un certain Jean Prévost. La
torture tira bientôt de celui-ci une confession accusant de complicité l'abbé
cistercien de Sarcelles, divers chanoines, un magicien, nommé Jean de
Persant, et un moine apostat de Cîteaux, disciple de ce magicien. L'abbé
avait, parait-il, perdu une somme d'argent et fait appel à la science du
magicien pour retrouver l'argent et le voleur. Le chat devait demeurer trois
jours dans la boite ; après quoi on le tuerait et l'on découperait sa peau en
bandes avec lesquelles on tracerait un cercle. A l'intérieur de ce cercle se
tiendrait un homme, ayant dans le rectum les restes de la chair du chat ; cet
homme invoquerait le démon Berich, lequel fournirait la révélation attendue.
L'inquisiteur de Paris et l'Ordinaire épiscopal jugèrent promptement les
coupables. Prévost mourut fort à propos, mais son cadavre fut brillé en même
temps que son complice le magicien Jean de Persant ; quant aux
ecclésiastiques, ils furent frappés de dégradation et d'emprisonnement
perpétuel. Évidemment, Jean de Persant ne fut pas admis à bénéficier de
l'abjuration, et les Cisterciens, de leur côté, furent punis d'une peine plus
sévère que le châtiment prescrit par les règles de leur Ordre. En effet, le
chapitre général de 1290 avait édicté simplement l'incapacité de recevoir
aucun bénéfice et de prendre part aux délibérations de l'Ordre ; les
coupables devaient occuper au chœur et au réfectoire les sièges les plus bas,
et jeûner le vendredi au pain et à l'eau, jusqu'à ce qu'un chapitre général
eût levé la peine. Ainsi, pendant le quart de siècle qui s'était écoulé
depuis cette décision, d'importantes modifications s'étaient produites dans
les dispositions de l'Église à l'égard de ce genre de crimes ; le temps de l'indulgence
relative était passé. Beaucoup
de magiciens appartenaient aux Ordres monastiques. On possède la sentence
portée, en 1329, par Henri de Chamay, contre un Carme nommé Pierre Recordi ;
ce document montre, une fois de plus, avec quel succès les méthodes
inquisitoriales obtenaient des aveux. Le procès dura plusieurs années ;
l'accusé tergiversait et se rétractait sans cesse ; mais, à la fin, son
endurance céda. Il fit alors la confession suivante ; en cinq circonstances,
pour obtenir les faveurs de certaines femmes, il avait fabriqué, sous
l'invocation de démons, des figurines de cire, en mêlant à la pâte du sang de
crapaud, de son propre sang et de sa salive, en guise de sacrifice à Satan.
Ensuite il plaçait cette image sous le seuil de la maison occupée par la
femme et si cette dernière demeurait rebelle, elle était tourmentée par un
démon. Trois fois ce procédé avait réussi ; les deux autres tentatives
auraient eu le même succès, si ses supérieurs ne l'avaient subitement
déplacé. Un jour, il avait piqué d'une épingle le ventre d'une figurine et la
blessure avait saigné. Quand ces statuettes avaient fait leur œuvre, il les
jetait dans la rivière et sacrifiait un papillon au démon, dont la présence
se manifestait par un souffle d'air. Il fut condamné à l'emprisonnement
perpétuel au pain et à l'eau, avec des chaînes aux mains et aux pieds ; on
lui assigna comme lieu de détention le couvent des Carmes de Toulouse. Au
mépris des règles de l'Ordre, on ne lui infligea pas le cérémonial de la
dégradation ; la sentence fut rendue, sans publicité, dans le palais
épiscopal de Pamiers. Il est à remarquer que le texte de cette sentence
exprime la crainte que les autorités du couvent ne favorisent l'évasion du
condamné. Une
histoire qui courut à l'époque de Frédéric d'Autriche contribua encore à « faire
de la réclame » aux magiciens. Après la défaite de Frédéric par Louis de
Bavière à Mühldorf, en 1322, le vaincu se trouvait prisonnier dans la
forteresse de Trausnitz ; son frère Léopold eut alors recours au service d'un
habile nécromancien, qui promit de délivrer le captif grâce à l'assistance du
diable. En réponse aux invocations du magicien, Satan accourut, déguisé en
pèlerin, et promit volontiers de ramener Frédéric si celui-ci consentait à le
suivre. Il se présenta devant le prisonnier et l'invita à se placer dans un
sac qu'il portait en bandoulière ; il le ramènerait ensuite sain et sauf
auprès de son frère ; mais Frédéric demanda au visiteur de se faire connaitre
: « Peu importe qui je suis, » répondit Satan. « Voulez-vous quitter votre
prison comme je vous engage à le faire ? » Frédéric fut saisi de terreur et
se signa : le diable disparut aussitôt. Même
dans la lointaine Irlande, la persécution contre les magiciens commença en
1325, introduite par le zélé Franciscain Richard Ledrede, évêque d'Ossory.
Dame Alice Kyteler de Kilkenny avait été mariée quatre fois. Comme les
dispositions testamentaires des époux défunts ne satisfaisaient pas les
enfants nés des trois dernières unions, le moyen le plus pratique pour
annuler ces volontés était d'accuser la dame d'avoir fait périr ses maris à
l'aide d'artifices magiques, après les avoir amenés, par des sortilèges, à
laisser leurs biens à dame Alice et à son fils aîné, William Outlaw. L'évêque
Ledrede se mit en devoir d'entamer une inquisition vigoureuse ; mais dame
Alice et William étaient alliés aux plus grands dignitaires d'Irlande, que
firent à sa besogne une opposition incessante. Comme les canons dirigés contre
l'hérésie étaient inconnus dans Pile, l'évêque eut devant lui une tâche fort
ardue ; il fut même un moment arrêté et jeté en prison. Une âme moins forte
aurait plié sous la tempête ; niais Ledrede finit par triompher, bien que
dame Alice lui glissât entre les mains et réussit à s'enfuir en Angleterre.
Le procès des prétendus complices parait avoir été mené avec plus d'énergie
que de respect des formes. La torture étant ignorée de la loi anglaise, l'évêque
n'aurait peut-être pas réussi à obtenir les aveux requis, s'il n'avait
remplacé la torture par l'usage — Illégal sans doute, mais singulièrement
efficace — du fouet. C'est ainsi qu'une des femmes de dame Alice, Pétronille,
après avoir été fouettée à six reprises, ne put supporter plus longtemps
cette incessante aggravation de souffrance et avoua tout ce qu'on voulut.
Elle se reconnut pour une magicienne pleine d'astuce, inférieure pourtant à
sa maitresse, laquelle pouvait rivaliser avec les plus savants magiciens
d'Angleterre et même du monde entier. Elle raconta comment, sur l'ordre de
dame Alice, elle avait sacrifié, dans un carrefour, deux coqs à un démon
nominé Robert Artisson, incube ou amant de la daine ; comment, avec le
cerveau d'un enfant non baptisé, avec des herbes et des vers, elles
confectionnaient, dans le crâne d'un voleur décapité, des poudres et des
charmes propres à endommager le corps des bons chrétiens, à exciter l'amour
ou la haine, à faire paraitre des cornes sur la tête de certaines femmes, aux
yeux de certains individus. Pétronille avait servi d'intermédiaire entre sa maîtresse
et le démon ; un jour, ce dernier était venu dans la chambre de dame Alice,
en compagnie de deux autres mauvais esprits, noirs comme des Éthiopiens ;
alors avaient eu lieu des scènes de débauche dont nous épargnerons les
détails.au lecteur. L'affaire offre cet intérêt qu'elle constitue une
transition entre la croyance à l'ancienne magie et la croyance à la
sorcellerie nouvelle ; elle met en lumière un des points les plus importants
de la jurisprudence criminelle des siècles suivants et explique la crédulité
universelle à l'endroit des maléfices de la magie. La torture répétée au gré
du juge avait l'avantage d'amener le patient à confesser tout ce qu'on réclamait
de lui ; de plus, l'effet produit par ce supplice était assez puissant pour
que l'inculpé ne voulût pas s'exposer à une nouvelle application de torture
en se rétractant, fût-ce au dernier moment. C'est ainsi que cette pauvre
créature persista jusqu'au bout dans l'affirmation de ces tissus d'absurdités
et se laissa brûler comme coupable impénitente. D'autres malheureux mis en
cause périrent de même sur le bûcher, tandis que certains complices furent
admis à l'abjuration et punis du port des croix — seule occasion,
semble-t-il, où cette pénitence ait été employée aux Iles Britanniques. Tandis
que l'évêque Ledrede était absorbé par cette tâche pieuse, s'engageait, en
Angleterre, un procès qui montre la différence d'efficacité entre les
méthodes ecclésiastiques, secondées par la torture, et la procédure de droit
commun. Vingt-huit personnes étaient accusées d'avoir eu recours aux services
de Jean de Nottingham et de son aide Richard Marshall de Leicester, pour la
fabrication de statuettes de cire destinées à faire périr Édouard II, les
deux dépensiers et le prieur de Coventry, ainsi que deux des subordonnés de
ce dernier, qui, soutenus par les favoris du roi, avaient tyrannisé le peuple
: Richard Marshall se fit accusateur, et l'évidence du crime fut patente. On
avait promis de grosses sommes, de vingt livres à maitre Jean, de quinze
livres à Richard, et on leur avait fourni sept livres de cire et deux aunes
de toile de chanvre. Du 27 septembre 1324 au 2 juin 1325, les deux magiciens
travaillèrent à leur tâche. Ils confectionnèrent sept images ; la statuette
supplémentaire devait servir à titre d'essai et être expérimentée contre
Richard de Sowe. Le 27 avril, ils commencèrent à opérer à l'aide de cette
figurine ; on enfonça un morceau de plomb dans le front de la statuette, et
aussitôt Richard de Sowe perdit la raison et cria sa douleur jusqu'au 20 mai,
jour où l'on enleva le plomb pour le plonger dans la poitrine : le malheureux
mourut le 23 mai. Les accusés soutinrent leur innocence et firent appel au
jury. Le procès s'engagea devant les jurés et tous furent acquittés. Une
affaire analogue fut découverte à Toulouse en juin 1326 ; on trouva certains
magiciens qui avaient entrepris de faire disparaitre le roi Charles-le-Bel
par envoûtement. On les envoya promptement à Paris et l'affaire fut prise en
mains par le tribunal criminel du Châtelet. Ce tribunal disposait de toutes
les ressources de la torture ; aussi sa justice expéditive et vigoureuse
put-elle bientôt livrer les accusés au bûcher. Cependant Pierre de Vic, neveu
préféré de Jean XXII, inculpé par les confessions des victimes fut déclaré innocent.
Ce fut probablement peu après qu'un attentat semblable se produisit contre la
vie de Jean XXII ; mais les coupables ne furent découverts qu'en 1337 et
furent jugés et exécutés sur l'ordre de Benoit XII. Pour se couvrir, ils
mirent en cause l'évêque de Béziers, déclarant avoir agi â l'instigation de
ce prélat. Pourtant,
la persécution organisée sembla s'éteindre quand Jean XXII, en 1330, retira à
l'Inquisition la connaissance des crimes de magie ; en même temps,
l'impulsion donnée par ses bulles au commerce des magiciens continua à
propager cette profession et à la rendre lucrative. Les tendances de l'âme populaire
se reflètent dans ce fait qu'en divers pays on attribua la Peste Noire tant
aux incantations qu'aux poisons des Juifs. Des expédients tels que l'ordre
donné, en 1366, par le concile de Chartres, d'excommunier les magiciens
pendant la messe, chaque dimanche, dans toutes les églises paroissiales, ne
servaient qu'à convaincre les hommes de la réalité et de l'importance du
pouvoir attribué à ces criminels. Durant cette période, l'étude et la
pratique des arts occultes se poursuivirent avec assiduité et le plus souvent
sans aucun mystère. Miguel de Urrea, qui fut évêque de Tarragone de 1309 à
1316, fut honoré du surnom d'el Nigromanlico ; son portrait, au palais
archiépiscopal de Tarragone, porte une inscription le représentant comme un
très habile nécromancien, qui trompa le diable à l'aide de ses artifices
mêmes. Gérard Groot, revendiqué par les Frères de la Vie Commune comme
leur fondateur vénéré, fut, lui aussi, clans sa jeunesse, un ardent adepte
des sciences occultes ; mais, pendant une maladie, il les renia
solennellement, devant un prêtre et brûla ses livres. Bien des années après,
il tira parti de son savoir en la matière, pour dénoncer un certain Jean
Heyden, qui avait longtemps exploité la crédulité populaire à Amsterdam et
dans les environs. En arrivant à Deventer, Groot interrogea ce personnage, constata
qu'il ignorait la nécromancie et les arts qui s'y rattachent, et conclut que
ce malfaiteur opérait grâce à un pacte conclu avec Satan. Ne voulant pas
encourir le reproche d'avoir versé le sang, Groot se contenta de chasser le
magicien ; plus tard, apprenant que l'homme s'était établi à Harderwick, il
écrivit aux Frères résidant en ce lieu, pour leur révéler ce qu'était cet
individu. Toute l'affaire montre que les criminels de ce genre pouvaient
compter sur une tolérance relative, tant que quelque citoyen zélé ne jugeait
pas à propos de mettre les lois en mouvement. Cette
tolérance, ainsi que la crédulité qu'on avait développée dans l'esprit
populaire, apparaissent au récit que donnent de graves historiens des
exploits de Zyto, magicien favori de l'empereur Wenceslas. Ce Zyto, plusieurs
fois condamné pour magie par les conciles de Prague dans la seconde moitié du
siècle, comptait, au nombre de ses vices, la passion des arts réprouvés. En
1389, quand il épousa Sophie, fille de l'électeur de Bavière, ce dernier,
connaissant les goûts de son futur gendre, amena à Prague une pleine
charrette d'habiles enchanteurs et jongleurs. Comme le chef de la troupe
faisait montre de sa science, Zyto s'avança paisiblement vers lui, ouvrit la
bouche et avala le jongleur tout entier, crachant seulement les chaussures
boueuses de sa victime ; ensuite, il vomit son rival dans un bassin rempli
d'eau et montra à la foule émerveillée le pauvre diable trempé jusqu'aux os.
Pendant les banquets offerts par le roi, Zyto se plaisait à jouer des tours
aux convives, changeant leurs mains en sabots de cheval ou de bœuf, si bien
qu'ils ne pouvaient plus saisir les mets ; si quelque curiosité les poussait
à regarder par la fenêtre, il leur ornait la tête de bois de cerf, de sorte
qu'ils ne pouvaient se dégager, tandis que Zyto mangeait à loisir dans leurs
plats et buvait leurs vins. Un jour, il changea une poignée de froment en un
troupeau de porcs gras qu'il vendit à un boulanger, en lui recommandant de
les empêcher d'aller à la rivière ; mais l'acheteur négligea cet avis, et les
pourceaux redevinrent des grains de blé que le courant emporta. On pense bien
qu'un tel homme ne pouvait faire une bonne fin : Zyto, lorsque sonna son
heure, fut emporté par son démon. Ces histoires ne sont pas seulement
relatées, comme des faits indiscutables, par les chroniqueurs bohémiens ;
elles ont été consciencieusement reproduites par l'historien des papes,
Raynald. En
France, bien que Grégoire X1 eût, en 1374, autorisé l'Inquisition à
poursuivre tous les crimes de magie, le Parlement, dans sa politique
d'empiètement sur la juridiction ecclésiastique, ne laissa pas échapper ces
affaires. En 1390, il eut l'occasion d'intervenir à propos d'un cas qui se
présenta à Laon : un fonctionnaire séculier, nommé Poulaillier, avait arrêté
un certain nombre de magiciens. Comme le dit Bodin, Satan réussit alors à
faire croire que les histoires de magie étaient fausses, en sorte que le
Parlement interrompit la procédure et décida qu'à l'avenir la connaissance de
ces crimes appartiendrait aux seuls tribunaux séculiers, à l'exclusion des
tribunaux ecclésiastiques. D'ailleurs, les juges séculiers étaient disposés à
traiter ces délits avec une sévérité suffisante. Une affaire jugée au
Châtelet de Paris en 1390 met en lumière les particularités de la procédure
et l'efficacité de la torture pour l'extorsion des aveux. On employa, il est
vrai, cette méthode, alors d'un usage général en matière criminelle ; mais il
faut reconnaître qu'à d'autres égards la procédure suivie fut beaucoup plus
douce que la pratique inquisitoriale. Marion
l'Estalée, jeune fille de folle vie, éperdument éprise d'un certain
Hainsselin Planiche, avait été abandonnée par son amant, qui épousa, vers le 1er
juillet 1390, une femme appelée Agnesot. Pour faire obstacle à cette union,
Marion, si l'on ajoute foi à sa confession, demanda à une vieille
entremetteuse, nommée Margot de la Barre, un philtre destiné à retenir
l'affection du volage amant ; mais, le philtre ne produisant pas d'effet,
Margot confectionna alors deux guirlandes d'herbes magiques que Marion jeta
sur un endroit titi les nouveaux époux devaient passer le jour de leurs
noces, afin d'empêcher la consommation du mariage. Le but visé ne fut pas
atteint, mais Hainsselin et Agnesot tombèrent malades et les femmes furent
arrêtées. Le 30
juillet, Margot, interrogée par le juge, nia toute complicité. Elle fut
aussitôt torturée sur le petit et le grand tresteau — supplices dont
le premier consistait probablement à entonner de l'eau dans le gosier de la
victime jusqu'à ce que le corps s'enflât et à chasser ensuite cette eau en
appuyant sur le ventre du patient ; le second supplice devait être la roue.
Cette double application de la torture n'ayant arraché aucun aveu à la
malheureuse, on ajourna la reprise de l'interrogatoire. Le 17 août, on
s'attaqua à Marion, qui nia et fut soumise, sans résultat, aux mêmes
supplices. Le 3 septembre, elle fut encore interrogée et persista dans ses
dénégations ; comme on ordonnait qu'elle fût torturée à nouveau, elle fit
appel au Parlement : l'appel fut rapidement examiné et rejeté, et Marion fut
soumise à la même question, puis emportée â la cuisine et ranimée auprès du
feu ; après quoi, on la tortura une troisième fois, sans plus de succès. Le
4, elle comparut devant le tribunal et refusa d'avouer ; mais l'incessante
répétition de la torture, sans espoir d'interruption, avait produit sur le
corps et sur l'âme de la victime l'effet voulu. On avait chi la traiter sans
pitié, car il est dit qu'elle était demeurée blessée et faible ; quand on la
lia de nouveau sur le tresteau et que l'exécuteur se prépara à remplir
son office, elle céda et consentit à avouer. Une fois détachée du tréteau,
elle- raconta toute l'histoire et l'après-midi, lors d'une seconde
comparution, confirma sa déposition comme ayant été faite sans aucune force
ou contrainte. Margot fut introduite et Marion répéta sa confession : Margot
la démentit en offrant le duel judiciaire, proposition que l'on ne prit pas
au sérieux. Alors Margot déclara qu'elle pouvait établir un alibi pour le
jour où elle avait, disait-on, confectionné les guirlandes. Les témoins
qu'elle désigna furent recherchés et comparurent ; niais leurs dépositions la
chargèrent au lieu de la disculper. Marion dût répéter une fois de plus sa
confession, puis Margot fut torturée une seconde fois, mais toujours sans
succès. Le 6, nouvelle répétition des aveux de Marion, après quoi Margot fut
introduite et liée surie tresteau. Grâce à
sa vigueur juvénile, Marion avait pu résister à la torture. Margot, affaiblie
par l'âge, fut réduite à merci par la seconde question. Sa résolution céda ;
avant qu'on n'entamât l'opération, elle promit de confesser son crime. Son
récit concordait avec celui de Marion ; elle y ajouta cependant quelques
embellissements qui permettent de voir combien les confessions ainsi obtenues
étaient indignes de foi, le seul objet de l'accusé étant de satisfaire les
impitoyables justiciers. Quand Margot avait tressé les guirlandes magiques,
elle avait invoqué le démon en répétant trois fois : Ennemi, je te conjure
au nom du Père, du Fils el du Saint-Esperit que tu viegnes à moy icy ; un
« ennemi » ou « démon » s'était présenté aussitôt, semblable aux diables
qu'elle avait vus figurer dans les mystères de la Passion ; quand elle lui
eut enjoint de s'insinuer dans le corps d'Hainsselin et dans celui d'Agnesot,
il s'enfuit par la fenêtre dans un tourbillon, au milieu d'un grand bruit, en
la remplissant d'une frayeur mortelle. La preuve était donc faite ; il ne
restait plus, semble-t-il, qu'à prononcer rapidement la sentence ; pourtant,
le tribunal manifesta le louable désir de ne pas précipiter sa décision. Des
assesseurs et des experts furent appelés en consultation. Les 7, 8 et 9 août,
Marion répéta trois fois sa confession, Margot redit deux fois la sienne. Le
dernier jour, on tint conseil ; à l'égard de Margot, la décision fut unanime
: la sorcière fut mise au pilori et brûlée sur l'heure ; quant à Marion,
trois des experts jugèrent que le pilori 'et le bannissement étaient des
peines suffisantes. Le cas fut ajourné jusqu'au 23 ; puis on délibéra de
nouveau. Les opinions n'avaient pas changé et, comme la majorité opinait pour
la rigueur, le prévôt condamna Marion, qui fût brûlée le lendemain. Il est
probable que ces deux victimes étaient innocentes et qu'elles n'avaient
inventé tout ce conte que pour échapper à une nouvelle application de
l'intolérable torture ; mais, bien que l'issue fût certaine en raison des
conditions du procès, les juges crurent se montrer équitables envers les
infortunées dont la destinée était entre leurs mains ; d'ailleurs, ils
n'entretinrent pas le moindre doute touchant la réalité du crime et de
l'apparition du démon, telle que l'avait rapportée Margot. Il est
indispensable de faire la part de cette crédulité en appréciant la conduite
des magistrats et des inquisiteurs qui, durant les deux siècles suivants,
envoyèrent au bûcher des milliers de malheureuses créatures. Aux yeux des
modernes, les crimes ainsi punis sont purement chimériques ; au contraire, à
l'époque où nous sommes, il n'en est pas que l'on pût considérer, en justice,
comme plus rigoureusement attestés-, tant par les aveux explicites des
prétendus coupables que par les récits concordants des témoins à charge. Tandis
que cette affaire occupait les juges du Châtelet, une sorcière nommée
Jeannette Neuve ou Revergade était brûlée, le 6 août 1390, dans le Velay.
Bien qu'elle eût été jugée et exécutée par le tribunal de l'abbaye de
Saint-Chaffre, ce tribunal avait agi dans la circonstance, non en vertu de la
juridiction spirituelle, mais en qualité de haut justicier. Un siècle plus
tard, l'affaire aurait été enjolivée de détails piquants concernant le Sabbat
et le culte des dénions ; mais ces extravagances n'étaient pas encore de
mode. Jeannette était une pauvre vieille vagabonde qui était arrivée à
Chadron, dans le ressort de la juridiction abbatiale, et qui gagnait sa vie
en vendant des remèdes dit magiques, auxquels elle ajoutait d'ordinaire la
prescription d'un pèlerinage. Elle avait dû acquérir la réputation de
sorcière, car le sire de Burget, en querelle avec sa femme, vint lui demander
un philtre pour rétablir l'harmonie dans son ménage. Elle lui donna une
boisson dont il mourut ; cet accident décida du sort de la guérisseuse. La
croyance à la magie, qui devait se développer d'une façon continue pendant le
XVe et le XVIe siècle, provoquer des crimes déplorables et constituer un des
plus étranges épisodes dans l'histoire de la sottise humaine, reçut vers
cette époque une impulsion nouvelle et décisive. Le premier indice de ce renouveau
fut une mesure prise par l'Université de Paris. Le 19 septembre 1398, la
Faculté de théologie tint une assemblée générale dans l'église Saint-Mathurin
et adopta une série de vingt-huit articles qui furent désormais vérité
établie pour tous les démonologistes ; on en usa contre les quelques gens
sceptiques qui contestaient la réalité de la magie. Le préambule expose la
nécessité de mesures sérieuses en présence du retour offensif d'anciennes
erreurs menaçant d'infecter la société ; de vieux maux, presque oubliés,
renaissaient avec une vigueur inquiétante ; il fallait prendre définitivement
position pour mettre les fidèles en garde contre les pièges de l'Ennemi.
L'Université déclarait ensuite que tous les rites superstitieux, où l'on ne
pouvait raisonnablement attendre le succès de Dieu ou de la nature,
impliquaient la nécessité d'un contrat avec Satan ; elle condamnait l'erreur
consistant à croire qu'il fût licite d'invoquer l'aide des démons, de
rechercher leur amitié, de conclure des pactes avec eux, de les emprisonner
dans des pierres, anneaux, miroirs et images, d'employer la magie à de bonnes
fins ou pour combattre une magie contraire ; qu'il fût possible, par des
moyens magiques, d'amener Dieu à contraindre les démons A exaucer des prières
; qu'il fût permis de faire servir la célébration de la messe ou de quelque
autre observance pieuse à des desseins de thaumaturgie ; que les miracles
accomplis jadis par les prophètes et les saints fussent dus à de semblables
artifices révélés par Dieu à ses serviteurs ; enfin, que l'homme pût, à
l'aide de certaines pratiques de magie, s'élever à la vision de l'essence
divine. Ces derniers mots ont trait à une dangereuse opinion qui tendait à
confondre l'art du sorcier avec la science du théurgiste ; apparemment, la magie
transcendante de l'époque prétendait pénétrer les ineffables mystères environnant le
trône de Dieu ; d'ailleurs, les adeptes de cette magie affirmaient que leurs
recherches étaient licites ; ils s'efforçaient de prouver l'origine céleste
de leurs méthodes en assurant qu'elles servaient à des fins louables et que
les vœux et tes prophéties de ceux qui les employaient étaient effectivement
réalisés. L'Université condamnait toutes ces croyances ; elle niait que les
images de plomb, d'or ou de cire, une fois baptisées, exorcisées et
consacrées en de certains jours, possédassent le pouvoir que leur
attribuaient les livres de magie ; mais, d'autre part, elle flétrissait, avec
une égale netteté, l'incrédulité des gens qui niaient que la magie, les
incantations, l'invocation des démons jouissent de l'efficacité revendiquée
pour elles par les magiciens. Comme
tous les autres efforts tentés en vue de réprimer la magie, cette
proclamation ne servit qu'a la mettre en relief. La déclaration condamnant
comme erroné tout doute concernant la réalité de la magie et de ses effets,
devint l'argument favori des démonologistes. Suivant Gerson, discuter
l'existence et l'activité des démons, était non seulement hérétique et impie,
mais propre à ruiner toute société humaine ou politique. Sprenger conclut
qu'il n'est pas absolument hérétique de nier l'existence de la magie, attendu
que cette incrédulité peut provenir de l'ignorance ; mais cette ignorance est
gravement répréhensible chez un ecclésiastique ; elle suffit A justifier une
« véhémente suspicion » d'hérésie et peut autoriser des poursuites. Nous
avons vu ce que signifiait, dans la pratique inquisitoriale, cette «
suspicion véhémente ». Tandis
que la crédulité populaire était ainsi stimulée, la folie de Charles VI
fournit aux charlatans une bonne occasion pour placer leur marchandise. En
1397,1e maréchal de Sancerre envoya de Guyenne A Paris deux ermites
augustiniens qui passaient pour très versés dans les sciences occultes et
promettaient de soulager le roi. Ils déclarèrent que le malheureux prince
était une victime de la magie ; on assure qu'après quelques cérémonies
Charles VI recouvra la raison, mais ce ne fut qu'un intervalle de lucidité
et, au bout d'une semaine, il retomba dans la démence. Les ermites
attribuèrent cette rechute à l'influence du barbier du roi et d'un valet du
duc d'Orléans ; ces hommes furent arrêtés, niais on ne trouva contre eux
aucune preuve et il fallut les relâcher. Pendant deux mois, les deux
imposteurs menèrent joyeuse vie et se virent grassement rémunérés ; mais, à
la fin, on les obligea à nommer l'auteur des actes de magie et, cette fois,
ils eurent l'audace de désigner le propre frère du roi, Louis d'Orléans.
L'affaire s'aggravait ; menacés de torture, ils avouèrent qu'ils étaient des
magiciens, des apostats, des invocateurs de démons. On les jugea en
conséquence ; ils furent condamnés, dégradés de la prêtrise et charitablement
décapités et écartelés. Cet
exemple n'effraya pas un prêtre nommé Ives Gilemme, qui, en 1403, se vanta
d'avoir à son service trois démons et qui, en compagnie d'autres invocateurs
de démons, la demoiselle Marie de Blansi, un serrurier nommé Perrin Hemery et
un clerc nommé Guillaume Floret, offrit de guérir le roi. Tous ces gens furent
bien accueillis. Ils demandèrent qu'on mit à leur disposition douze hommes
chargés de chaînes de fer ; ils entourèrent ces hommes d'une barrière, et, après
leur avoir dit de ne concevoir aucune crainte, commencèrent à proférer toutes
les invocations qui leur vinrent à l'esprit. Ces simagrées ne furent d'aucun
effet. Ils alléguèrent alors, pour excuser leur échec, que les hommes
s'étaient signés : mais ce stratagème ne les sauva pas. Floret confessa au prévôt
de Paris que toute l'affaire n'était qu'une imposture et, le 24 mars 1404,
ils furent tous brûlés. Ce fut
probablement cet incident qui poussa le cardinal Louis de Bourbon, dans son
synode provincial de Langres en 1404, à prohiber rigoureusement la magie et
la divination ; il invita ses ouailles à n'ajouter aucune foi à ces
pratiques, attendu que ceux qui les exercent sont généralement des
imposteurs, dont le seul objet est de vider l'escarcelle de leurs clients. De
plus, renouvelant la mesure prise l'année précédente par le concile de
Soissons, le cardinal enjoignit strictement aux prêtres de dénoncer aux
Ordinaires épiscopaux tous les faits de ce genre dont ils pourraient avoir
connaissance et tous les individus passant pour exercer cette profession. Si
cette mesure avait été appliquée, si l'on avait traité les magiciens comme
des escrocs et remplacé par une police épiscopale l'inquisition, alors près
de tomber en désuétude, peut-être eût-on détourné les maux à venir ; mais
l'effort bien intentionné du cardinal Louis ne porta pas de fruits. Le peuple
continua à croire à la magie, et quand Jean Petit entreprit de justifier
l'assassinat du duc d'Orléans par Jean-sans-Peur, il fut tout naturellement
amené à accuser la victime d'avoir, par magie, provoqué la folie du roi ; il
donna de minutieux détails sur la méthode employée par le magicien et alla
jusqu'à nommer deux démons, Hynars et Astramein, dont la coopération aurait
été invoquée avec succès[24]. En
Angleterre, nous avons vu que la magie n'avait, jusqu'à cette époque, attiré
que médiocrement l'attention. En 1372, on arrêta à Southwart un homme qui
avait eu sa possession la tête d'un cadavre, et l'on trouva dans sa malle un
livre de magie. S'il avait été jugé par l'Inquisition, il aurait
infailliblement avoué, sous la pression de la torture, toute une série de
méfaits, et aurait fini sur le bûcher ; mais il fut traduit devant Sir J.
Knyvet, au Banc du Roi. On se contenta de lui faire jurer de ne pas exercer
la magie, puis on le renvoya acquitté ; mais la tête et le livre furent
brillés, aux frais de leur détenteur, à Tothill. Il faut sans doute attribuer
au caractère indulgent et libéral de la loi anglaise l'immunité relative de
la grande île, au milieu de l'universelle terreur provoquée par la magie ;
mais quand une agitation persécutrice finit par se déchainer au cours des
troubles causés par les Lollards, l'Église usa de son influence auprès de la
nouvelle dynastie de Lancastre pour faire exterminer les émissaires de Satan.
En 1407, Henry IV lança à ses évêques des lettres ou il exposait que les
sorciers, magiciens, conjurateurs, nécromanciens et devins abondaient dans
les diocèses, pervertissaient le peuple et perpétraient des actes horribles
et exécrables. Les évêques recevaient mandat d'emprisonner tous les
malfaiteurs de ce genre, avec ou sans procès, jusqu'à ce qu'ils eussent
rétracté leurs erreurs ou que le roi eût fait connaître son bon plaisir. Le
fait de placer ainsi l'affaire entre les mains de l'Église et de refuser à
l'accusé les garanties légales, atteste clairement qu'on reconnaissait, en
l'espèce, l'impossibilité de s'appuyer sur les formes ordinaires de la
jurisprudence anglaise et d'attendre le verdict d'un jury. Sous la régence,
le conseil royal assuma, semble-t-il, la juridiction de ce genre d'affaire.
Ce fut devant ce conseil que fut traduit en 1432, un Dominicain de Worcester,
Thomas Northfield, soupçonné de magie. Quelques jours plus tard, les mêmes
magistrats jugèrent la célèbre sorcière d'Eye, Margery Jourdemayne, le
Dominicain John Ashewell, et un clerc nommé John Virby, tous trois enfermés à
Windsor, sous l'accusation de magie ; mais on les renvoya indemnes, sur leur
promesse de se bien conduire désormais. La sorcière d'Eye ne fut pas aussi
heureuse en 1441, lorsqu'elle fut impliquée dans l'accusation, portée contre
la duchesse de Gloucester, d'avoir fabriqué et fait fondre une figurine de
cire A l'image de Henry VI. La duchesse avoua et se tira d'affaire avec une
pénitence consistant à aller, par trois fois, nu-tête, à travers les rues, en
portant des cierges de cire pesant chacun deux livres et destinés à être
offerts aux autels de Saint-Paul, de Christ Church et de Saint-Michel de
Cornhill ; après quoi elle fut emprisonnée et finalement exilée à Chester.
Son secrétaire, Roger, fut pendu, eut les entrailles arrachées et fut
écartelé ; Margery fut brillée. Toute cette affaire avait été purement
politique. Une tentative identique, en vue de tirer un avantage politique de
la croyance à la magie, eut lieu en 4464, lors du mariage d'Édouard IV et
d'Élisabeth Woodville ; on voulut voir dans la fidélité d'Édouard à Élisabeth
le résultat d'artifices magiques employés par la mère de celle-ci, Jacquette,
veuve, en premières noces, du régent Bedford. Jacquette n'attendit pas qu'on
l'attaquât et prit l'offensive contre ses accusateurs, Thomas Wake et John
Daunger ; ceux-ci avaient rapporté qu'elle s'était servie d'images de plomb
représentant le roi et la reine ; ils avaient même exhibé une de ces
figurines brisée en deux et rattachée avec des fils de fer. Les accusateurs déclinèrent
toute responsabilité et s'efforcèrent chacun de rejeter sur son voisin le
poids de la dénonciation ; mais, en 1483, Richard HI s'empressa de tirer de
cette affaire tout le parti possible. Dans l'acte rédigé pour l'attribution
de la couronne, il alléguait que le « prétendu mariage » d'Édouard avait été
provoqué par « magie et sorcellerie commises par ladite Élisabeth et par sa
mère, Jacquette, duchesse de Bedford. » Ainsi l'Angleterre se préparait peu à
peu à prendre sa part dans les horreurs sanguinaires qu'allaient provoquer
les folles inventions de la sorcellerie. Le plus
remarquable procès de magie dont on ait conservé le souvenir est peut-être
celui du maréchal de Rais, qui fut jugé en 1440 et qui a longtemps été classé
parmi les causes célèbres, bien qu'on ne l'ait connu exactement que depuis
peu, grâce à la publication récente du procès-verbal. La croyance populaire
de l'époque est reflétée par le sire de Monstrelet, d'après lequel le
maréchal avait coutume de mettre à mort des femmes enceintes et des enfants
pour écrire à l'aide de leur sang les conjurations qui lui assuraient la
fortune et les honneurs ; Jean Chartier relate que Rais tuait des enfants et
perpétrait toute sorte d'actes illicites pour arriver à ses fins. Au siècle
suivant, Gaguin parle encore des enfants assassinés, dont le sang devait
servir à la divination (e). L'affaire présente nombre de curieux aspects,
mais l'intérêt capital est peut-être l'étude psychologique qu'elle suggère,
illustrant le développement extrême des doctrines courantes de l'Église à
l'égard de la rémission des péchés. Dans la
France du XVe siècle, nulle destinée ne paraissait devoir être plus glorieuse
que celle de Gilles de Rais. Il était né en 1404, de la noble souche de
Montmorency et Craon ; petit-fils du célèbre chevalier Brumor de Laval,
petit-neveu de Du Guesclin, parent du connétable de Clisson, allié à toutes
les illustres familles de l'Ouest de la France, il était, par sa baronnie de
Rais, le premier baron de Bretagne. Ses domaines étaient vastes et quand,
encore tout jeune, il avait épousé la riche héritière Catherine de Thouars,
il pouvait se considérer comme un des plus puissants seigneurs de France. Sa
femme lui apporta, dit-on, cent mille livres en or et en biens meubles ; son
revenu était estimé à cinquante mille livres. A seize ans, par son courage et
son habileté, au cours de la campagne qui mit fin à la vieille rivalité entre
les maisons de Montfort et de Penthièvre, il gagna la faveur de son suzerain,
Jean V, duc de Bretagne. A vingt-deux ans, il entra, avec le connétable
Arthus de Richemont, neveu du duc, au service de la cause désespérée de
Charles VII : entretenant à ses frais un corps de troupes, il se distingua
dans la résistance, en apparence inutile, aux armes anglaises. Quand survint
Jeanne Darc, il reçut la mission spéciale de veiller au salut de la Pucelle
et, depuis la délivrance d'Orléans jusqu'à l'échec devant Paris, il fut
toujours aux côtés de Jeanne. Au cours des fêtes du sacre, à Reims, il fut
promu, bien qu'à peine âgé de vingt-cinq ans, à la haute dignité de maréchal
de France, et, en septembre de la même année, admis à l'honneur d'ajouter à
ses armes une bordure de fleurs de lis royales. Il n'y avait pas, au-dessous
de la couronne, de poste si élevé auquel son ambition ne pût aspirer, car il
eut l'adresse de tenir un juste milieu entre les factions hostiles du
connétable et du favori La Trémouille, si bien qu'à la chute de ce dernier,
en 1433, son crédit à la cour ne fut nullement atteint. C'était,
de plus, un homme d'une rare culture. Son inlassable curiosité, sa soif de
savoir le poussèrent à amasser des livres à une époque où il était rare qu'un
chevalier fût capable de signer son nom. Le hasard nous a conservé les titres
de quelques volumes dont il avait orné sa bibliothèque ; de ce nombre étaient
la Cité de Dieu, de saint Augustin, un Valère Maxime, les Métamorphoses
d'Ovide, peut-être un Suétone ; lors de son procès, une des raisons qu'il
allégua pour justifier l'affection qu'il témoignait à un nécromancien
italien, fut la latinité élégante de ses discours. Il
raffolait des reliures riches et des enluminures. On nous le montre un jour,
quelques mois avant son arrestation, occupé, dans son cabinet, A orner
d'émaux la couverture d'un livre destiné à sa chapelle. Il avait également un
goût très vif pour la musique et le théâtre. Sur ce terrain, il pouvait aller
de pair avec le bon roi René, de même que, sur le champ de bataille, il était
le digne émule de La Rire et de Dunois. Cette
existence, qui pouvait être si brillante, fut ruinée par les erreurs fatales
d'une mauvaise éducation. Gilles de Rais avait onze ans lorsque la mort de
son père l'abandonna aux soins de son grand-père, Jean de Craon, homme faible
et trop indulgent, dont il secoua bientôt l'autorité. Alors son naturel
ardent se donna carrière ; il était dévoré des ambitions les plus folles,
s'adonnait à toutes sortes de débauches, se laissait mener par des passions
effrénées et indomptables. Devant ses juges, il harangua plusieurs fois
l'auditoire étonné, en conseillant à tous les parents d'élever rigoureusement
leurs enfants dans la voie de la vertu, car c'était, disait-il, sa jeunesse
déréglée qui l'avait conduit au crime et à l'échafaud. En
1433, il quitta la cour et se retira dans ses domaines où il vécut avec une
magnificence insouciante, gaspillant son bien et vendant ses fiefs l'un après
l'autre pour des sommes bien inférieures à leur valeur. La plus grande partie
passa aux mains de son suzerain, le duc de Bretagne ; mais il se réserva le
droit de racheter ses terres quand il lui plairait, avant six ans. Il suffit
ici de faire mention du plus grave de ses crimes : on sait qu'il enlevait des
jeunes gens, assouvissait sur eux ses passions infâmes et tuait ensuite ses
victimes dont le nombre a été estimé â sept ou huit cents, mais ne dépassa
probablement pas cent quarante, comme l'établit l'acte d'accusation dressé
lors de son procès. Ce crime fut réservé au tribunal séculier ; dans la procédure
inquisitoriale, le seul grief allégué contre lui était la recherche de la
pierre philosophale, l'Élixir Universel qui devait mettre entre ses mains une
richesse et un pouvoir sans bornes. A cet effet, ses agents étaient toujours
â l'affût, en quête d'habiles sorciers et alchimistes, si bien qu'il Servit
de dupe à toute une bande de charlatans sans vergogne. Il resta toujours
convaincu que, dans son château de Tiffauges, l'opération allait un jour être
couronnée de succès lorsque l'arrivée soudaine du dauphin Louis l'avait
obligé â renverser ses fourneaux ; car si, comme nous l'avons vu, l'alchimie
n'était pas positivement comptée au nombre des arts prohibés, la pratique de
cette science n'en était pas moins suspecte et Louis, malgré sa jeunesse,
n'était pas de ceux ti qui Gilles de Rais pût confier un si redoutable
secret. La ténacité de son espoir explique sa prodigalité insouciante et la
facilité avec laquelle il aliéna ses domaines, tout en conservant un droit de
rachat : il s'attendait, d'un jour à l'autre, â pouvoir payer sans compter.
Pourtant, comme je l'ai déjà fait observer, l'alchimie, tout en revendiquant
le titre de science, était presque universellement associée, dans la
pratique, avec la nécromancie ; peu d'alchimistes prétendaient être capables
d'arriver au succès sans l'assistance de démons, dont l'invocation devint une
nécessité de leur art. On ne saurait trouver, dans l'histoire des fraudes de
la magie, un chapitre plus instructif que les révélations faites, au cours de
leurs confessions, par Gilles et par son principal magicien, Francesco
Prelati. Ce dernier avait un démon familier, nommé Dacron, qu'il évoquait
toujours sans peine lorsqu'il était seul, mais qui ne voulut jamais se
montrer en présence de Gilles. Dans les détails naïfs que fournissent les
deux hommes sur leurs essais et leurs échecs, on ne peut s'empêcher d'admirer
l'ingéniosité adroite de l'Italien et la complaisante crédulité du baron.. Un
jour, comme Prelati avait ardemment demandé de l'or, le démon tentateur sema
par toute la chambre {l'innombrables lingots, en défendant au magicien de
toucher à ce trésor avant plusieurs jours. Quand la nouvelle de ce prodige
fut arrivée aux oreilles de Gilles, il éprouva le désir bien naturel de
réjouir ses yeux de ce spectacle ; Prelati le mena dans sa chambre. Mais, en ouvrant
la porte, il s'écria qu'il voyait un grand serpent vert de la taille d'un
chien, enroulé sur le plancher, et tous deux tournèrent promptement les
talons. Puis Gilles s'arma d'un crucifix contenant un morceau de la vraie
Croix et insista pour qu'on retournât dans la chambre magique ; mais Prelati
l'avisa que de semblables expédients ne faisaient qu'accroître le danger et
Gilles renonça à son dessein. Finalement, le malicieux démon changea l'or en
clinquant ; ce clinquant, dans la main de l'alchimiste, ne fut bientôt qu'une
poussière rougeâtre. En vain Gilles donna-t-il à Prelati des contrats signés
de son propre sang, par lesquels il s'engageait à lui obéir aveuglément en
échange des trois dons de science, richesse et puissance ; Barron n'accepta
aucun de ces pactes. Le démon était irrité contre Gilles, parce qu'il n'avait
pas tenu sa promesse de lui apporter une offrande ; pour une petite requête,
l'offrande devait être une bagatelle, par exemple une poule ou une colombe ;
mais pour obtenir quelque importante faveur, il fallait sacrifier un membre
d'enfant. Les corps d'enfants n'étaient pas chose rare dans la région où
résidait Gilles ; le baron se hâta de placer dans un vase de verre une main,
une tête, des yeux et du sang d'enfant, et remit le tout â Prelati pour
l'offrir à Barron. Mais le démon s'obstina dans son mauvais vouloir et
Prelati déclara avoir enterré en terre sainte l'offrande rejetée. Bien que
Gilles passât pour sacrifier un nombre incalculable d'enfants dans ses
opérations de nécromancie, l'incident relaté ci-dessus est le seul fait qui
fût rappelé lors de son procès ; la fréquence des allusions qui y sont faites
dans les témoignages montre l'importance qu'y attribuait l'accusation. Gilles
aurait pu poursuivre longtemps le cours de ses exploits meurtriers, si le duc
Jean et son chancelier, Jean de Malestroit, évêque de Nantes, n'avaient jugé
avantageux pour eux de l'envoyer au bûcher. Tous deux étaient acquéreurs des
domaines aliénés par Gilles ; ils devaient souhaiter d'être affranchis d'une
menace de rachat et pouvaient espérer gagner quelque chose à la confiscation
de ce qui restait au dissipateur. Attaquer ce redoutable baron n'était pas
une tâche qu'on pût entreprendre à la légère ; il fallait que l'Église eût la
conduite de l'affaire, car le pouvoir civil n'osait pas s'exposer au
ressentiment de tout le baronnage du duché. Le naturel impétueux de Gilles
offrit à ses ennemis le prétexte souhaité. Le
maréchal avait vendu le château et le fief de Saint-Etienne de Malemort à
Geoffroi le Ferron, trésorier du duc — qui fut peut-être, en la circonstance,
l'homme de paille du duc lui-même —, et avait donné saisine à Jean le Ferron,
frère de l'acheteur, personnage qui avait reçu la tonsure et qui portait
l'habit ecclésiastique, jouissant ainsi de l'immunité de clergie, bien qu'il
ne remplît aucune fonction ecclésiastique. Il s'éleva entre eux quelque
différend que Gilles se mit en devoir de régler avec l'arbitraire qui était
de mode à cette époque. A la Pentecôte de 1440, il mena à Saint-Étienne une
soixantaine d'hommes armés, les posta en embuscade près du château et se
rendit, avec une suite peu nombreuse, à l'église où Jean faisait ses
dévotions. La messe allait prendre fin quand les intrus envahirent le
sanctuaire en brandissant leurs armes. Gilles interpella Jean en ces termes :
« Ah, ribaud, tu as battu mes gens et tu as commis sur eux des exactions ;
sors d'ici, ou je vais te tuer ! » On eut grand’peine à rassurer
l'ecclésiastique terrifié. Traîné jusqu'à la poterne du château, il dut en
ordonner la restitution : Gilles mit garnison dans la place, emmena Jean et
finalement l'emprisonna à Tiffauges en lui mettant les fers aux mains et aux
pieds. Ce
délit était de ceux dont la coutume de Bretagne avait prévu la répression
devant la juridiction civile ; mais le due s'empressa de prendre en mains la
cause de son trésorier et enjoignit sommairement à son lieutenant-général de
rendre le château et les prisonniers sous peine d'une amende de cinquante
mille couronnes : Indigné de cette intervention inattendue, Gilles maltraita
les envoyés du duc et celui-ci, ayant aussitôt levé des troupes, reprit la
place de vive force. Tiffauges, où se trouvaient les prisonniers, était situé
en Poitou, hors de la juridiction de Bretagne ; mais le connétable de
Richemont, frère du duc, assiégea le château et Gilles fut contraint de
mettre en liberté ses captifs. Après avoir ainsi fait sa soumission, il se
risqua, en juillet, à rendre visite au duc, à Josselin ; il entretenait
quelques doutes sur l'accueil qui lui, était réservé, mais Prelati consulta
son démon et annonça que Gilles pouvait sans crainte aller trouver son
suzerain. Accueilli avec affabilité, le maréchal crut que l'orage était
passé. Il se sentait si bien en sûreté qu'a Josselin même, il poursuivit ses
atroces pratiques, mit à mort plusieurs enfants et fit évoquer le démon par
Prelati. Tandis
que les pouvoirs de l'État hésitaient à attaquer le criminel, l'Église
préparait activement la perte de Gilles. Le maréchal s'était rendu coupable
de sacrilège en commettant des actes de brutalité dans l'église de
Saint-Étienne ; il avait violé l'immunité ecclésiastique en portant la main
sur Jean le Ferron. Pourtant, à cette époque sauvage où la guerre n'épargnait
ni église ni cloitre, ces crimes étaient trop fréquents pour justifier la
ruine de leur auteur, et, dans les premières étapes de la procédure, il n'y
fut même pas fait allusion. Le 30 juillet, Jean de Malestroit, dont l'évêché
de Nantes comprenait la baronnie de Rais, lança, à titre privé, une
déclaration relatant qu'au cours d'une récente visite, ses commissaires et
lui avaient constaté que Gilles passait publiquement pour avoir assassiné un
grand nombre d'enfants, après avoir assouvi sur eux ses passions ; on disait,
de plus, que le maréchal invoquait le démon suivant des rites horribles,
qu'il signait des pactes avec le diable et commettait beaucoup d'autres actes
scandaleux. Bien que, pour appuyer ces charges, des témoins synodaux fussent
mentionnés de façon générale, huit témoins seulement étaient personnellement
nommés, parmi lesquels sept femmes, toutes domiciliées à Nantes. Leurs témoignages
subséquents montrent qu'elles avaient perdu des enfants et qu'elles
attribuaient à Gilles la responsabilité de leur disparition. Évidemment, en
rédigeant cette déclaration, l'évêque avait dessein de délier la langue des
gens qui pourraient avoir connaissance de faits analogues ; mais toute la
diligence qu'on mit à recueillir des dépositions fut vaine : quand le procès
s'ouvrit, deux mois plus tard, on n'avait réussi à trouver que deux nouveaux
témoins, dont les affirmations étaient aussi vagues que celles des premiers.
Le seul grief que fournissent ces témoins était le rapt d'enfants, et ce
crime n'était, à aucun égard, de la compétence d'un tribunal ecclésiastique.
Évidemment, les terrifiants secrets de Tiffauges et de Machecoul n'avaient
pas franchi les murailles des châteaux. Il était nécessaire de risquer un
violent coup d'audace ; quand Gilles et ses gens seraient entre les mains de
la justice, on pouvait espérer que les ressources de la procédure leur
arracheraient des déclarations assez formelles pour qu'ils se condamnassent
eux-mêmes. Le 13
septembre, l'évêque lança un ordre citant Gilles à comparaître, le 19, devant
le tribunal épiscopal. La citation reprenait l'énumération des méfaits
rapportés dans la déclaration précédente, avec cette addition significative :
« et autres crimes et délits suspects d'hérésie ». Ce document fut remis à Gilles,
en mains propres, le lendemain : le prévenu ne fit aucune résistance.
Quelques rumeurs inquiétantes avaient dû se répandre, car les deux principaux
conseillers et confidents du maréchal, Gilles de Sillé et Roger de
Briqueville, se mirent en sûreté par la fuite. A l'exception de ces deux
personnages, les serviteurs intimes et les pourvoyeurs de Gilles, hommes et
femmes, furent arrêtés, ainsi que Prelati, et emmenés à Nantes. Le 19, le
maréchal eut une audience privée en présence de l'évêque. Guillaume
Capeillon, chargé de soutenir l'accusation, porta adroitement contre le
prévenu certaines charges d'hérésie ; Gilles tomba dans le panneau et Offrit
audacieusement de se justifier devant l'évêque ou devant tout autre juge
ecclésiastique. On le prit au mot et on arrêta a la date du 28 pour sa
comparution devant l'évêque et le vice-inquisiteur de Nantes, Jean Blonyn. Les
registres du tribunal sont incomplets et ne nous renseignent pas sur le sort
des serviteurs de Gilles ; mais on peut croire que, pendant le temps qui
s'écoula entre les deux comparutions, les juges durent employer sans réserve
les méthodes inquisitoriales pour obtenir des révélations. Les informations
ainsi recueillies furent probablement répandues dans le public afin de créer
un mouvement d'opinion favorable à l'accusation, car, dès le 28, certains des
parents affligés, qui vinrent confirmer leur première déposition, avaient ouï
dire que la Meffraye, la plus active des pourvoyeuses de Gilles,
reconnaissait, depuis son incarcération dans une prison séculière, avoir
livré leurs enfants à son maitre. Dans cette audience du 28, on n'entendit
que ces dix témoins qui exposèrent de vagues conjectures au sujet de la perte
de leurs enfants. Gilles n'assistait pas à cette audition ; sans doute la
torture appliquée à ses serviteurs n'avait pas encore donné de résultats
satisfaisants, car la mille des débats fut ajournée au 8 octobre. Au
cours des audiences suivantes, on renonça, semble-t-il, à observer la règle
de l'instruction secrète. Évidemment, on désirait fort provoquer, contre le
prisonnier, un soulèvement d'opinion, car la salle de la Tour-Neuve était
pleine de monde. Les débats se rouvrirent le 8 octobre, au milieu des cris
frénétiques des malheureux parents réclamant justice contre celui qui leur
avait ravi leurs enfants et avait commis tant d'autres crimes affreux. Ils
énuméraient toute une série de noirs méfaits, attestant ainsi que, depuis
leur dernière comparution, on avait soigneusement éclairé leur ignorance.
Cette mise en scène dramatique, imitée des chœurs de la tragédie grecque, fut
renouvelée le 11 ; après quoi, l'exhibition ayant apparemment produit l'effet
qu'on en attendait, ces comparses ne reparurent plus. A
l'audience du 8, l'accusateur présenta oralement la liste des chefs
d'accusation. Gilles en appela de ce tribunal, mais comme cet appel était
purement verbal, on le rejeta promptement, sans même offrir au prévenu le•
secours d'un avocat ou l'assistance d'un notaire pour la rédaction d'un acte
en forme. Si quelque chose pouvait exciter notre commisération en faveur d'un
pareil criminel, ce serait assurément cette parodie de justice, ce procès au
cours duquel l'accusé, seul et sans aide, était invité à sauver sa tête, s'il
le pouvait, sans préparation et sans moyens de défense. Il était évidemment
coupable ; mais s'il eût été innocent, le résultat eût été le même. Pourtant,
les débats ne furent pas menés simpliciter et de plano, conformément à
la procédure inquisitoriale. Il y eut un semblant de litis contestatio.
L'accusateur prêta le juramentum de calumnia, serment de dire la
vérité et s'abstenir de toute fraude, et demanda que Gilles fût tenu de
prêter le même serment, ainsi que l'exigeait la forme légale. Mais Gilles
refusa obstinément, en dépit de quatre sommations et de la menace de
l'excommunication. Il ne voulait pas intervenir dans ces débats, sauf pour
affirmer la fausseté de toutes les charges. La
situation s'aggrava encore à l'audience du 13, quand les accusations eurent
été mises par écrit en une formidable série de quarante-neuf articles.
L'évêque et l'inquisiteur demandèrent à Gilles ce qu'il avait à dire pour sa
défense ; l'accusé répliqua avec hauteur que ces gens n'étaient pas ses juges
; il avait fait appel de leur juridiction et ne répondrait pas aux griefs
formulés. Puis, donnant libre cours à sa colère, il flétrit ses juges comme
des simoniaques et des scélérats ; c'était pour lui une honte que de
comparaitre devant eux ; il aimerait mieux être pendu par le cou que de les
reconnaitre pour juges ; il s'étonnait que Pierre de l'Hôpital, président ou
magistrat suprême de Bretagne, qui assistait à ces débats, permit à des
ecclésiastiques d'intervenir pour juger des crimes tels que ceux qu'on lui
imputait. En dépit de ses réclamations, on donna lecture de l'acte
d'accusation ; il déclara que cet acte n'était qu'un ramassis de mensonges et
refusa de fournir des réponses formelles. Alors, après des avertissements
répétés, l'évêque et l'inquisiteur le déclarèrent rebelle et
l'excommunièrent. Il en appela de nouveau ; l'appel fut rejeté comme «
frivole » et on accorda à l'accusé quarante-huit heures pour préparer sa
défense. L'acte
d'accusation était un document très long et détaillé, attestant, par la
minutie des faits particuliers qu'il relatait, que l'on avait dû, à ce
moment, arracher aux serviteurs de Gilles des confessions accablantes. C'est
dans cet acte que figure pour la première fois le récit du sacrilège et de
l'atteinte à l'immunité ecclésiastique, délits commis à Saint-Étienne :
l'accusation du meurtre d'enfants n'est mentionnée que comme fait accessoire
et connexe à d'autres crimes. Cependant on avait accumulé tout ce qui pouvait
lui être imputé, jusqu'à des excès de table, qui avaient provoqué,
affirmait-on, ses autres désordres. On utilisait habilement ses accès
passagers de repentir et ses promesses d'amendement, pour prouver qu'il était
hérétique relaps, ce qui lui enlevait toute chance de salut. L'accusateur
concluait en répartissant les accusations entre les deux juridictions.
L'évêque et l'inquisiteur étaient invités à s'unir pour déclarer le prévenu
coupable d'apostasie et d'invocation de démons, tandis que l'évêque était
appelé à prononcer seul la sentence sur les chefs de crimes contre nature et
de sacrilège, l'Inquisition n'étant pas compétente pour en connaitre.
Remarquons qu'il n'était pas fait allusion à l'alchimie ; apparemment, cette
science n'était pas considérée comme illicite. Il est
difficile de bien comprendre ce qui se passa ensuite. Quand le surlendemain,
15 octobre, Gilles fut introduit devant le tribunal, ce n'était plus le même
homme. Quelles influences avaient été mises en jeu dans l'intervalle 4 La
seule explication plausible est qu'il avait reconnu, d'après les détails de
l'accusation, que ses serviteurs avaient été contraints de le trahir, que
toute résistance ultérieure aurait pour unique résultat de le faire mettre à
la torture et que, soucieux avant tout du salut de son âme, il ne pouvait
gagner le ciel qu'en se soumettant à l'Église et en acceptant avec
résignation son destin. Pourtant, il ne put prendre immédiatement sur lui
d'affronter l'humiliation d'une confession publique et complète. Il accepta
humblement pour juges l'évêque et l'inquisiteur ; pliant le genou, pleurant
et gémissant, il demanda pardon des insultes qu'il leur avait lancées,
supplia que l'on retirât l'excommunication dont sa rébellion avait été
frappée ; il prêta, entre les mains de l'accusateur, le juramentum de calumnia
; il reconnut, en termes généraux, qu'il n'avait pas d'objection à faire aux
charges alléguées et confessa les crimes qui lui étaient imputés ; mais quand
on le somma de répondre seriatim aux articles, il nia aussitôt qu'il
eût invoqué, ou fait invoquer quelque mauvais esprit ; il avait, il est vrai,
pratiqué l'alchimie, mais il offrait de se laisser briller si les témoins
cités, dont il acceptait d'avance les dépositions, prouvaient qu'il eût
invoqué des démons, conclu des pactes avec eux ou qu'il leur eût offert des
sacrifices. Quant aux autres griefs. il les démentit un à un, mais invita
l'accusateur à produire tels témoins qu'il lui plairait, S'offrant à admettre
leurs dépositions comme concluantes. Bien qu'il y ait, en tout cela, une
contradiction qui jette un doute sur la sincérité de la relation officielle,
ce caractère contradictoire peut s'expliquer par des tergiversations assez
compréhensibles dans la situation critique où se trouvait l'accusé.
Cependant, il ne recula pas lorsqu'on introduisit ses serviteurs et ses
agents, Henriet, Poitou, Prelati, Blanchet, et ses deux pourvoyeuses, et
qu'on leur déféra le serment en sa présence : il déclina l'offre de l'évêque
et de l'inquisiteur, l'invitant à diriger lui-même l'interrogatoire de ces
témoins, et déclara qu'il accepterait leurs dépositions sans soulever aucune
exception quant à leur personne ou à leurs témoignages. Il eut la même
attitude le 15 et le 19, quand on déféra le serment à d'autres témoins en sa
présence. Cependant ces témoins furent interrogés par des notaires, en
particulier. Les dépositions d'Henriet et de Poitou, que l'on a conservées,
constituent de hideux catalogues des crimes les plus vils ; les détails y
sont spécifiés avec minutie ; toutefois, l'identité qui existe entre ces deux
dépositions, sur des points infimes où des oublis et des divergences
sembleraient naturels, laisse fort à penser qu'on a « travaillé » les
témoins eux-mêmes ou les procès-verbaux. Prelati fournit également une
abondance de détails sur la nécromancie et il est assez malaisé de comprendre
comment ce nécromancien, qui avait largement mérité le bûcher, échappa,
semble-t-il, à tout châtiment ; on en peut dire autant de Blanchet, de la
Meffraye, de l'autre pourvoyeuse et de plusieurs inculpés. Il convient de
remarquer aussi l'absence de la formule attestant que ces confessions ou
dépositions ont été faites sans crainte, violence ou faveur. A
l'audience du 20 octobre, on demanda encore à Gilles s'il avait quelque
observation à présenter : il répondit négativement. Il sollicita la
publication immédiate des témoignages recueillis contre lui et ; quand où lui
lut les dépositions de ses complices, il déclara qu'il n'avait pas
d'exception à faire valoir ; en réalité, cette publication était inutile
après tout ce que Gilles avait déjà dit et ce qu'il était disposé à
confesser. On pourrait croire que ces déclarations aient suffi amplement,
attendu que sa culpabilité était ainsi prouvée et avouée ; mais la curiosité
diabolique de la jurisprudence à cette époque n'était jamais satisfaite, tant
qu'elle n'avait pas arraché à l'accusé une confession détaillée et formelle.
Aussi l'accusateur demanda-t-il instamment à, l'évêque et à l'inquisiteur que
Gilles fût mis à la question, afin, disait-il, d'arriver ti une vérité plus
complète. Les experts furent consultés et l'on décida que la torture serait
appliquée. L'arrogant
maréchal avait espéré qu'on lui épargnerait l'humiliation d'une confession
intégrale ; mais on ne pouvait permettre cette dérogation à la règle. Le
lendemain, 21 octobre, l'évêque et l'inquisiteur ordonnèrent d'introduire
l'accusé et de le soumettre à la question. Tout était préparé à cet effet,
quand Gilles demanda humblement qu'on différât jusqu'au lendemain ; dans
l'intervalle, il trouverait le courage de satisfaire la curiosité de ses
juges sans qu'il fût besoin de torture. Il demanda en outre que l'évêque de
Saint-Brieuc et Pierre de l'Hôpital fussent désignés pour recevoir sa
confession dans un endroit autre que la chambre de torture. A cette dernière
prière les jugés 'accédèrent, mais ils ne voulurent accorder de répit que
jusqu'à deux heures, en promettant d'ajourner ensuite les débats au
lendemain, si l'accusé avouait dans l'intervalle. La confession faite
l'après-midi par Gilles, dans de telles circonstances, fut prononcée « librement
et volontiers et sans contrainte d'aucune sorte si l'on en croit la
déclaration officielle » : par là nous pouvons apprécier, une fois de
plus, la valeur de ces formules courantes. Devant
les commissaires désignés, Gilles n'hésita pas à s'accuser de tous les crimes
qui lui étaient imputés. Pierre de l'Hôpital eut peine à croire que le récit
fût véridique et pressa énergiquement l'accusé de révéler les motifs qui
l'avaient poussé à commettre de telles horreurs. Il ne fut pas satisfait de
la réponse de Gilles qui déclara avoir voulu simplement assouvir ses passions
; à la fin, le maréchal s'écria : « En vérité, il n'y avait pas d'autre
mobile, objet ou intention que ce que je vous ai dit. Je vous ai révélé des
choses plus graves que celles-là, je vous en ai fait connaître assez pour
condamner à mort dix mille hommes ». Le président n'insista plus
davantage sur ce point ; mais il envoya chercher Prelati. Chacun des deux
complices confirma spontanément les déclarations de l'autre, puis ils se
séparèrent en pleurant et en échangeant un affectueux adieu. Il ne
fut plus question de torture. Gilles resta désormais fidèle à sa nouvelle
attitude. Il avait apparemment résolu de gagner le ciel par sa contrition et
avec l'assistance de l'Église ; pendant la suite du procès, cet homme
extraordinaire offrit un spectacle dont on n'eut peut-être jamais d'exemple.
Le lendemain, 22 octobre, quand il comparut devant ses juges, l'orgueilleux
et hautain baron exprima le désir que sa confession fût lue en public, afin
que cette humiliation contribuât à obtenir pour lui le pardon de Dieu. Non
content (le cette première marque de repentir, il ajouta à sa confession
d'abondants détails relatifs aux atrocités commises par lui, comme s'il eût
cherché à faire au Ciel le sacrifice absolu de son orgueil. Finalement, après
avoir exhorté les assistants à rendre honneur et obéissance à l'Église, il
les engagea, en pleurant, à prier pour lui et demanda pardon aux parents dont
il avait assassiné les enfants. Le 25,
il vint entendre la sentence. Après que l'évêque et l'inquisiteur eurent
dûment consulté leur assemblée d'experts, on donna lecture de deux jugements.
Le premier, au nom des deux juges, condamnait Gilles comme coupable
d'apostasie hérétique et d'horrible invocation de démons, crimes pour
lesquels il avait encouru l'excommunication et d'autres pénalités légales, et
devait être puni conformément aux prescriptions canoniques. Le second
jugement, rendu au nom de l'évêque seul, sous la même forme, condamnait
l'accusé pour crime contre nature, sacrilège, violation des immunités
ecclésiastiques. Aucun de ces deux jugements ne prescrivait de peine. N'étant
pas déclaré relaps, le condamné ne pouvait être abandonné au bras séculier,
et l'on jugea apparemment inutile de lui infliger une pénitence, alors que le
tribunal séculier avait mené pari passa des poursuites dont l'issue n'était
pas douteuse. Le tribunal ecclésiastique avait abandonné l'accusation de
meurtre, après s'en être avantageusement servi pour exciter la haine
populaire, et en avait laissé la connaissance aux autorités civiles, seules
compétentes en la matière. Somme toute, l'ensemble de cette procédure si
minutieuse n'aboutissait à rien, si ce n'est à offrir un prétexte au procès
civil et une justification pour la confiscation des domaines de Gilles. Après
la lecture des sentences, on demanda au condamné s'il souhaitait de rentrer
dans le giron de l'Église. Il répondit qu'il n'avait jamais su ce qu'était
l'hérésie et qu'il n'était jamais tombé dans ce crime ; mais puisque l'Église
le déclarait coupable, il demandait à genoux, avec des sanglots et des
gémissements, la réconciliation. Quand on procéda à cette cérémonie, il
implora l'absolution qui lui fut accordée. Ce qui prouve que toute l'affaire
était bien une duperie, et que l'évêque et l'inquisiteur songeaient
uniquement à atteindre l'objet secret de la poursuite, c'est que Gilles,
condamné pour hérésie, n'en fut pas moins absous sans être soumis à
l'indispensable formalité de l'abjuration. Il demanda un confesseur ; on
accéda immédiatement â sa requête en désignant un Carme de Ploermel, Jean
Juvénal. De la
Tour-Neuve, où le tribunal ecclésiastique tenait ses séances, Gilles fut
aussitôt trainé devant les juges séculiers, siégeant au Bouffay. Ce tribunal
avait entamé son enquête le 18 septembre et s'était activement appliqué à
réunir des témoignages au sujet des meurtres d'enfants ; en outre, le
président, Pierre de l'Hôpital, avait assisté â une grande partie du procès
ecclésiastique et avait reçu personnellement la confession de Gilles. Les
juges étaient donc parfaitement en état d'agir ; ils avaient d'ailleurs déjà
condamné Henriet et Poitou â la pendaison et au bûcher. Quand Gilles
comparut, il répondit â l'acte d'accusation par une confession immédiate.
Pierre le pressa d'avouer sans restriction pour obtenir ainsi une atténuation
de la peine due â ses crimes ; il y consentit volontiers. Puis le président
consulta ses assesseurs qui tous opinèrent pour la mort, bien qu'il s'élevât
quelques divergences au sujet du mode d'exécution. A la fin, Pierre annonça
que le prévenu avait encouru les peines pecunielles dont le montant
serait perçu sur ses biens et ses terres « avec modération de justice ».
Comme châtiment pour ses crimes, le maréchal serait pendu et brillé ; afin
qu'il eût le loisir d'implorer la grâce divine, l'exécution était fixée au
lendemain, à une heure. Gilles remercia le juge de lui avoir accordé ce répit
et exprima le désir que ses serviteurs, Henriet et Poitou, ayant commis les
crimes en même temps que lui, fussent exécutés en même temps, afin que
lui-même, l'instigateur de leurs fautes, pût leur adresser de bons conseils,
leur donner l'exemple d'une bonne mort et, par la grâce de Notre-Seigneur,
coopérer â leur salut. Si ces gens ne le voyaient pas mourir, disait-il, ils
pourraient croire que leur maitre avait échappé au châtiment, et cette erreur
pourrait les pousser au désespoir. Non contents d'accéder à cette requête,
les juges l'autorisèrent â choisir le lieu de sa sépulture ; il opta pour
l'église des Carmes, sanctuaire où étaient enterrés les ducs et tous les plus
illustres seigneurs de Bretagne. Comme dernière prière, il demanda qu'on
invitât l'évêque et le clergé à célébrer une procession le lendemain, avant
l'exécution, et à prier Dieu d'accorder au maitre et aux serviteurs une foi
ardente en leur salut. On exauça ce vœu et, le lendemain, on vit cet étrange
spectacle : le clergé, suivi de la population entière de Nantes, qui avait
réclamé à grands cris la mort de Gilles, marchant processionnellement par les
rues, avec des chants et des prières pour son salut. En se
rendant au lieu d'exécution, Gilles s'appliqua à encourager les serviteurs
qu'il avait conduits à cette mort infamante ; il leur donna l'assurance que,
dès que leurs âmes auraient quitté leurs corps, ils seraient tous réunis au
paradis. Les serviteurs montraient, comme leur maitre, une contrition
parfaite et s'inspiraient d'espérances toutes chrétiennes, déclarant qu'ils
saluaient la mort avec joie, dans leur infinie confiance en Dieu. Tous furent
hissés sur des tréteaux placés au-dessus du bois empilé. On leur passa autour
du cou des cordes attachées aux potences ; puis on enleva les tréteaux et,
quand la pendaison fut achevée, on mit le feu aux fagots. On laissa la flamme
réduire en cendres Henriet et Poitou ; mais quand la corde de Gilles fut consumée
et que le corps tomba dans le foyer, les dames parentes du maréchal se
précipitèrent et l'arrachèrent aux flammes. On l'honora de funérailles
somptueuses, et la famille conserva, dit-on, certains de ses os comme
relique, attestant son repentir. D'après
les lois bretonnes, l'exécution d'un criminel entrainait confiscation des
biens mobiliers au profit du seigneur justicier ; mais les biens-fonds
n'étaient pas compris dans la saisie. Nous avons vu qu'en tous lieux la
condamnation pour hérésie emportait la confiscation générale et l'incapacité
pour deux générations à venir. Gilles avait été reconnu hérétique, mais le
verdict des juges séculiers est obscur en ce qui touche la confiscation et,
dans le litige compliqué et prolongé qui s'éleva au sujet de la succession,
il est difficile d'établir dans quelle mesure la confiscation fut appliquée.
Quelque vingt ans plus tard, le Mémoire des Héritiers soutient que la
mort a expié les crimes du maréchal et supprimé tout motif à confiscation ;
ce qui donnerait à croire qu'il y avait eu en effet confiscation. Le seul
fait certain est que René d'Anjou confisqua, en 1450, Champtocé et Ingrandes,
qui se trouvaient situés dans sa juridiction, et les céda au duc pour
confirmer le titre de celui-ci. D'autre part, Charles VII avait déjà décrété
confiscation pour venir en aide aux héritiers. On ne
fit pas peser sur les descendants les incapacités ordinaires, et la maison de
Rais fut considérée comme toujours digne de prétendre aux plus nobles
alliances. Après une année de veuvage, Catherine de Thouars épousa Jean de
Vendôme, vidame de Chartres, et, en 1442. Marie, fille de Gilles, épousa
Prégent de Coëtivy, amiral de France, l'un des plus puissants seigneurs de la
cour royale. Apparemment ce personnage jugea l'union très désirable, car il
accepta, dans le contrat de mariage, de fort dures conditions. Il se mit
résolument à l'œuvre pour recouvrer les terres aliénées ou confisquées, et
réussit à rentrer en possession de quelques-uns des plus beaux domaines,
notamment de Champtocé et d'Ingrandes ; mais il mourut, en 1450, au siège de
Cherbourg, avant d'avoir pu jouir de ces acquisitions. Marie se remaria, peu
après, avec André de Laval, maréchal et amiral de France, lequel fit
respecter les droits de sa femme ; quand elle mourut sans enfant en 1457,
l'héritage passa entre les mains du frère de Gilles, René de la Suze.
L'interminable litige se rouvrit et se prolongea jusqu'après la mort de René,
en 1471. Le défunt ne laissait qu'une fille qui avait épousé, en 1446, le
prince de Déols ; de cette union était né un fils unique, André de Chauvigny,
qui mourut sans enfant en 1502 ; la lignée se trouva éteinte. La baronnie de
liais échut à la maison de Tournemine, puis finit par appartenir aux Gondi ;
le nom devait être rendu célèbre une seconde fois, au XVIIe siècle, par le
cardinal de Retz. Tout en
admettant nécessairement la culpabilité de Gilles de Rais, on a le droit, en
présence des intérêts sordides que dissimulait cette affaire, de douter de la
sincérité du procès et de la condamnation. Ce doute est fortifié par le sort
des complices. Seuls Henriet et Poitou paraissent avoir été frappés ; on ne
constate pas que la peine capitale ait été infligée à aucun des autres ;
cependant leurs crimes étaient assez grands pour mériter le plus rigoureux
châtiment et la facilité avec laquelle, à l'aide de la torture, les accusés
prouvèrent eux-mêmes leur crime, dispensait de recourir à la promesse du
pardon pour obtenir des aveux. Gilles de Sillé, qui passait pour le plus
coupable des mauvais conseillers du maréchal, disparut sans qu'on entendît
jamais parler de lui. Auprès de ce personnage il faut placer Roger de
Briqueville, à l'égard duquel la famille fit preuve, semble-t-il, d'une
complaisance quelque peu mystérieuse. Marie de Rais entourait d'un soin
affectueux les enfants de Roger ; en 1446, il reçut de Charles VII des
lettres de rémission qui le réhabilitaient, grâce qu'il n'aurait certainement
pas obtenue s'il n'avait été soutenu par Prégent de Coëtivy. Ce dernier, dans
une lettre à son frère Olivier, en 1449, envoie un souvenir amical à Roger. Si
l'historien estime qu'en cette singulière affaire un mystère impénétrable
pèse encore sur la vérité, les paysans de Bretagne ne furent pas troublés par
des doutes de ce genre. Pour eux Gilles demeura l'incarnation de la cruauté
et de la férocité. Je ne suis Pas assez versé dans la science des traditions
populaires pour me prononcer au sujet de l'assertion mise en avant par M.
Bossard, qui voit en Gilles l'original de Barbe-Bleue, le monstre du conte
enfantin universellement célèbre sous la forme que lui a donné Charles
Perrault. Pourtant, même sans admettre que cette légende ait une source
bretonne, il parait certain qu'en Bretagne, en Vendée, dans l'Anjou et le
Poitou, où le terrible baron possédait ses résidences préférées, il est connu
sous le nom de Barbe-Bleue ; l'histoire — peut-être plus ancienne — des sept
femmes assassinées s'est attachée au nom d'un homme qui n'eut qu'une seule
femme et qui périt avant elle. La tradition rapporte que le démon changea en
une barbe d'un bleu ardent la superbe barbe rousse dont Gilles était si fier,
et partout, à Tiffauges. à Champtocé, à Machecoul, Barbe-Bleue est, aux yeux
des paysans, le seigneur du château où Gilles régnait sur leurs ancêtres.
Aujourd'hui encore, le passant, en approchant, le soir, des ruines redoutées,
se signe et retient son haleine. Dans une ballade, on trouve les noms de
Barbe-Bleue et du baron de Hais employés alternativement pour désigner le
même personnage. Jean de Malestroit, évêque de Nantes, est le champion qui
délivra de l'oppresseur le peuple terrorisé[25]. Une
autre phase de la croyance populaire à la magie est illustrée par Don Enrique
d'Aragon, communément appelé marquis de Villena. Né en 1384, il unissait en
sa personne le sang royal de Castille à celui d'Aragon. Son grand-père, le
duc de Gandia, connétable de Castille, le destinait à la carrière des armes
et limita l'éducation du jeune homme à l'étude des vertus chevaleresques.
Mais l'enfant était doué d'un ardent désir de s'instruire, qui surmonta tous
les obstacles ; bientôt il émerveilla de son savoir ses compagnons illettrés.
Il parlait plusieurs langues, était doué d'un certain talent poétique et
devint un historien fécond. Les arts occultes constituaient une branche trop
importante des connaissances de ce temps pour qu'il pût en négliger l'étude ;
il se rendit célèbre par son habileté dans la divination et dans
l'interprétation des songes, éternuements et présages — toutes choses qui,
disait-on, ne seyaient ni à un prince de sang royal, ni à un bon catholique.
Aussi était-il médiocrement estimé des rois et peu respecté par les farouches
chevaliers d'Espagne. D'ailleurs, on nous parle de lui avec un mépris peu
déguisé, comme d'un homme qui, avec tout son acquit, ne possédait guère de
savoir digne de sa position, était incapable de tenir son rang de chevalier,
de se guider dans les affaires de la vie et mem de diriger sa propre maison ;
il était petit et gros, et aimait à l'excès les femmes 490 et la bonne chère.
On se moquait de sa science astrologique en disant qu'il en savait plus long sur
les choses du ciel que sur les choses de ce monde. Il abandonna sa femme et
renonça à son comté de Tineo pour obtenir la maitrise de l'Ordre de Calatrava
; mais le roi lui retira bientôt ce poste, de sorte que, dit le chroniqueur,
il perdit les deux dignités à la fois. Il mourut en 1434, à l'âge de
cinquante ans. Après sa mort, tous ses livres furent examinés, sur l'ordre du
roi Jean II, par Fray Lope de Barrientos, plus tard évêque de Cuenca, à ce
moment professeur à Salamanque et précepteur de l'infant Enrique. Fray Lope
brilla publiquement une partie de ces livres sur la plaza du couvent
dominicain de Madrid, où était enterré le marquis. Quant aux autres livres,
il les garda, probablement pour s'aider de leur contenu dans la composition
des œuvres qu'il écrivait, par ordre du roi, sur les sciences occultes. Don
Enrique fut évidemment un homme de rare culture, méprisé par ses grossiers
contemporains qui ne pouvaient voir, dans ses talents variés, que l'habileté
magique dont l'imagination populaire était hantée. Ce ne fut pas un magicien
vulgaire. Dans son commentaire sur l'Énéide, il parle de la magie comme d'une
science interdite et donne une curieuse classification des quarante variétés
que comporte cet art. Le seul de ses écrits qui soit parvenu jusqu'à nous,
sur un sujet de ce genre, est un traité sur le mauvais ciel. Comme tous les
hommes de son temps, il voit là un fait établi, mais il l'attribue à des
causes naturelles ; dans le long et savant catalogue des remèdes employés,
depuis l'antiquité, par les divers peuples, il conseille au lecteur de
s'abstenir des moyens entachés de superstition et condamnés par l'Église.
S'il s'était sérieusement voué aux sciences occultes, il n'aurait
vraisemblablement pas écrit son Art de découper, qui fut imprimé en 1766.
Dans ce livre, il ne se contente pas de fournir de minutieux conseils sur la
façon de découper toutes sortes de viandes, volailles, poissons et fruits ;
il propose gravement que l'on fonde une école pour enseigner à la jeunesse de
sang noble ce talent indispensable, en accordant des privilèges et des honneurs
aux plus habiles. De cet érudit, étranger au monde, négligé et méprisé de son vivant, la fantaisie populaire ne tarda pas à faire un magicien doué d'une puissance merveilleuse. Sa légende grossit au point qu'il n'y eut pas d'imagination folle qu'on ne lui attribuât, Il se faisait couper en morceaux et introduire dans une bouteille, après certaines conjurations, afin de devenir immortel ; il se rendait invisible à l'aide de l'herbe Andromède ; il donnait au soleil une couleur d'un rouge sanglant avec la pierre héliotrope ; il attirait la pluie et la tempête au moyen d'un bassin de cuivre ; il devinait l'avenir grâce à la pierre chélonite ; il avait donné son ombre au diable dans le souterrain de San Cebrian. On lui attribuait, en un mot, tous les artifices de la magie ; il devint le thème inépuisable des auteurs dramatiques et des conteurs ; aujourd'hui encore, il est le magicien favori de la scène espagnole. D'après son exemple, on peut facilement comprendre l'évolution des mythes qui s'attachèrent à Michel Scot, à Roger Bacon, à Albert le Grand, à Pierre d'Abano, au docteur Faust et à tant d'autres héros populaires dans l'histoire de la nécromancie. |
[1]
Tout le monde n'avait pas le tranquille courage de saint François, qui, menacé
par des démons, les accueillit tranquillement en déclarant que con corps était
son pire ennemi et qu'il les laissait libres d'en faire tout ce que permettrait
Jésus-Christ. Cette façon d'envisager la chose les stupéfia à tel point qu'ils
s'enfuirent incontinent. — Amoni Legenda S. Francisci, Append. c. LIII.
[2]
Chose assez curieuse, la renommée de Moïse, comme magicien, et celle de ses
adversaires, furent conservées ensemble ; Pline (Hist. Nat. XXX, 2)
attribue la fondation de « la seconde école de magie » à « Moïse, Jannès et
Lotapès ».
[3]
Le Labarum de Constantin était la croix grecque à quatre branches égales,
symbole qu'un voit fréquemment sur les cylindres chaldéens nt assyriens. Oppert
a cru retrouver dans ce mot la racine sémitique L. B. R.. expliquant ainsi le
mot Labarum, dont l'origine était obscure (Oppert et Ménant, Documents
juridiques de l'Assyrie, 1877, p. 209). Le fétichisme de la croix naquit
probablement du Labarum. Maxence, dit-on, fut un ardent adepte de la magie et
compta sur sa science pour vaincre Constantin ; ce dernier fut tort alarmé,
jusqu'à ce qu'il eût été rassuré par la vision de la crois portant cette
inscription éclatante : In hoc rence (Eusèbe, Il. E., IX, 9 ; Vit.
Constat., I, 28-31, 36. — Pauli Diac., Hist. Miscel., lib. XI. —
Zonaras, Annal., III). La fusion des superstitions païennes et des
croyances chrétiennes appareil dans ce fait que, lorsque Constantin défit
Maxence au Pont Milvius, il était précédé, dans le combat, d'un cavalier
portant une croix, tandis qu'à Andrinople on vit deux jeunes gens massacrer les
troupes de Licinius (Zonaras, Annal., III). Les annalistes chrétiens
n'hésitèrent pas à voir deux anges célestes en ces hommes qui, aux yeux
d'écrivains païens, auraient passé pour Castor et Pollux.
[4]
Pour le soin que mirent les Romains à détruire la divination non autorisée,
voir Tite-Live, XXXIX, 16 ; et Pauli Sentent. Recept. V. XXI, I, 2, 3.
[5]
Pourtant, le favoritisme poussa Valens à pardonner à un tribun militaire,
Pollentianus, lequel confessa que, pour connaître la destinée de l'empereur, il
avait ouvert le ventre à une femme vivante, et en avait arraché le fœtus afin
d'accomplir un rite de nécromancie (Am. Marcellin, XXIX. II. 17). Dans la
science des augures, entachée de pratiques orientales, on tirait des présages
de la plus haute signification des entrailles de victimes humaines et
particulièrement de celles des fœtus. Lampride, Elagabal. 8. — Eusèbe, Il.
E., VII, 10, VIII, 14. — Paul Diacre, Hist. Miscel., XI).
[6]
Les Finnois n'étaient pas inférieurs à leurs voisins pour la puissance des
charmes et des incantations. Dans le Kalevala, Louhi, la magicienne du Nord,
dérobe le soleil et la lune, qui sont descendus du ciel pour écouter les chants
de Wainamoinen ; elle les cache dans une montagne, mais est obligée de leur
rendre la liberté par crainte de contre-charmes. La puissance des chants
magiques est nettement marquée dans le récit de la lutte finale entre
Wainamoinen et Youkabainen. (Porter's Selections from the Kalevala, p.
84-5.)
[7]
A la fin du XVe siècle, Sprenger rapporte (Mal. Maleficar. P. II, Q. l. c. 9, un
fait qui s’était passé peu auparavant dans une ville du diocèse de Strasbourg.
Un ouvrier, occupé à couper du bois dans une forêt, fut attaqué par trois
énormes chats, qu'il réussit à mettre en fuite à coups de bâton, après une
lutte acharnée. Une heure plus tard, on l'arrêta et on le jeta dans un donjon,
sous l'accusation d'avoir brutalement frappé et blessé trois dames appartenant
aux meilleures familles de la ville. Le bûcheron eut grand'peine à se disculper
; on le mit en liberté en lui recommandant strictement de garder le secret sur
cette aventure. Déjà, au début du XIIIe siècle, Gervais de Tilbury avait
mentionné, comme faits établis, des fables de ce genre (Otia Imp. Decis.
III, c. 93). — La même croyance était en honneur chez les Slaves. Avant la
conversion de la Bohème, dans une guerre civile soue Necla, un jeune conscrit
avait pour marâtre une sorcière, qui prédit une défaite et conseilla à son
beau-fils, s'il voulait sauver sa vie, de tuer le premier ennemi qu'il
rencontrerait, de couper les oreilles du cadavre et de les mettre dans sa
poche. Le jeune homme obéit et rentra sain et sauf au logis, où il trouva sa
femme morte, la poitrine percée d'un glaive et les deux oreilles tranchées —
les oreilles qu'il avait dans sa poche ! (Æneas Sylvius, Hist. Bohem. c.
10.)
[8]
Toutes ces fables ont à peu près leur équivalent dans la puissance
qu'attribuait, en 1437, Eugène IV aux sorcières de son temps : d'un simple mot,
de leur toucher, d'un signe raffine, elles gouvernaient l'atmosphère et
ensorcelaient qui bon leur semblait (Raynald. ann. 1437, n. 271.
[9]
L'hostilité de la magie chrétienne contre sa rivale s'étendit même à la
médecine rationnelle. Grégoire de Tours développe la doctrine de S. Nil, en
fournissant des exemples montrant qu'il y avait péché à recourir aux remèdes
naturels, tels que la saignée, au lieu de se fier entièrement à l'intercession
des saints. (Hist. Francor., VII, 44.) — Il était impossible que
l'Eglise réussit à proscrire la goétie, alors qu’elle-même entretenait les
croyances sur lesquelles était fondée cette superstition, en encourageant la
pratique de la théurgie. Par exemple, il était bien inutile de chercher à
détruire les amulettes et talismans lorsqu'on enseignait aux fidèles à porter
l'Agnus Dei, médaille de cire représentant un agneau, moulée avec les restes de
cierges pascals et consacrée par le pape. En 1471, Paul Il, en interdisant
d'orner et de vendre ces amulettes, expose tout an long leur efficacité pour
préserver les fidèles du feu et du Paterne, pour détourner les tempêtes, la
foudre et la grêle, et pour assister les femmes en travail. (Raynald. ann.
1471, n° 58.)
[10]
Au XIe siècle terne, l'évêque Burchard prescrit une pénitence pour avoir cru
que les sorciers peuvent modifier l'état de l'atmosphère ou inspirer aux âmes
l'amour ou la haine (Decret. XII, 5). Moins de deux siècles et demi plus
tard. Thomas de Cantimpré démontre qu'il est parfaitement orthodoxe de
prétendre que les tempêtes sont causées per des démons (Bonam Universale,
lib. II, c. 58). — Il ne pouvait guère en être autrement, si l'on considère que
la magie scandinave attribuait aux magiciens une domination absolue sur l'état
de l'atmosphère, et que ces superstitions païennes furent adoptées par le
christianisme du moyen-âge.
[11]
Pour la science de Gerbert d'Aurillac, voir Richeri, Hist., lib. II, c. XLIII sq. Un homme
capable de raire, an Xe siècle, une sphère représentant la terre et portant le
Cercle arctique et le Tropique du Cancer, pouvait bien passer pour un magicien,
quoique la sphéricité de la terre ne tilt déjà plus un secret pour les
philosophes arabes (Avicenna, de Cœlo et Mundo,
c. X). Le mauvais renom de Gerbert fut si durable qu'on retrouve des récifs à
ce sujet dans les historiens du moyen âge, jusqu’au temps de Platina.
[12]
La croyance aux « aiguillettes nouées » est une des superstitions les plus
anciennes et les plus répandues. Hérodote (II, 181) raconte comment Amasis, qui
régna en Égypte vers le milieu du VIe siècle av. J.-C., éprouva un sortilège de
ce genre lorsqu'il épousa la princesse cyrénéenne Ladice. Malgré l'importance
politique de l'alliance qu'avait cimentée ce mariage, le roi accusa Ladice
d'avoir employé la magie et la menaça de mort. Dans cette extrémité, la jeune
femme fit vœu, dans le temple de Vénus, d'envoyer à Cyrène une statue de la
déesse. Sa prière fut exaucée et elle eut la vie sauve.
[13]
La catoptromancie était une pratique traditionnelle depuis les temps
classiques. Didius Julianus, pendant son règne si court, eut le temps de
recevoir l’annonce de sa chute et de l'avènement do Septime Sévère ; pour
obtenir cette révélation, on fit observer le miroir par un jeune garçon, après
lui avoir bandé les yeux et avoir murmuré sur sa tête les incantations
appropriées (Æl. Spartian, Did. Julian, 7). Hippolyte de Porto fournit
d'abondants détails sur les ingénieuses fraudes à l'aide desquelles on accomplit
ce rite et d'autres pratiques similaires (Refut. omn. Hæres., IV, 15,
28-40).
[14]
En dépit de détails conformes aux mœurs de l'époque, cas récits sont évidemment
calqués sur celui de Théophile de Cilicie, qui était particulièrement célèbre
au moyen âge. Théophile était archidiacre ; un jour, congédié par son évêque,
il eut, de désespoir, recours à Satan auquel il remit un pacte écrit,
s'engageant à subir, pendant l'éternité, les supplices de l'enfer. Aussitôt, il
recouvra sa charge et jouit de la considération générale jusqu'au jour où,
bourrelé de remords, il fit appel à la Vierge. Par une pénitence assidue, il
gagna la faveur do la Mère de Dieu, qui lui fit restituer le pacte. (Hroswithæ,
de Lapsu et Convers. Theophili.)
[15]
En 1473, des Carmes de Bologne affirmèrent qu’il n'y avait pas crime d'hérésie
à demander des oracles aux démons ; aussitôt Sixte IV ordonna une enquête dont
il se fit transmettre les résultats sous scellés. (Pagnæ, Append. ad Eymeric,
p. 82.) — Bernard do Côme émet cette théorie singulière, qu'il n'est pas
hérétique d'invoquer le démon pour obtenir l'amour illicite d'une femme, car le
rôle de tentateur fait partie des attributs de Satan. (Bernardi Comeus., Lucerna
Inquisit., s. v. Dœmones, n° 2.) — En 1471, les Franciscains
Observantins assimilaient l'imprimerie à l'alchimie, comme arts blâmables, dont
l'exercice était interdit sous peine de disgrâce et d'expulsion. Frère Jean
Neyseeser désobéit à cette régie et adhéra « par apostasie » à la branche conventuelle
de l'Ordre, dont l'observance était moine stricte. (Chron. Glassberger.
ann. 1471.)
[16]
Le Conciliator eut un retentissement considérable. La préface de
l'édition de 1491 parle de quatre éditions imprimées antérieurement ; il en fut
fait de nouvelles jusqu'en 1596. Chose assez curieuse, ce livre ne fut jamais
mis à l’index romain ou espagnol, bien qu'il figure dans l'index de Lisbonne en
1624 (Reusch, der Index der verbotenen Bücher, I, 35).
[17]
Pour les œuvres imprimées attribuées à Pierre d'Abano, voir Grässe, Bibliotheca
Magica et Pneumatica, Leipzig. 1843. L'œuvre la plus connue est l'Heptameron
seu Elemanta Magiæ, traité sur l'invocation des démons, publié avec les
œuvres de Cornelius Agrippa. Cependant ce texte est incomplet. Il en existe un
plus complet et meilleur parmi les Mss. de la Bibliothèque Nationale, fonds
latin, n° 17870.
[18]
La Sphœra de Sacrobosco est l'exposition, remarquablement claire et
scientifique, de tout ce qu'on savait au XIIIe siècle, de la terre dans ses
relations avec l'ordre général de l'univers. Tout en acceptant, naturellement,
la théorie courante des « neuf sphères », l'auteur ne se laisse aller à aucune
rêverie astrologique concernant l'influente des signes zodiacaux ou des
planètes sur la destinée humaine. Pendant des siècles, ce fut une œuvre de la
plus haute autorité ; en 1604 même, soixante ans après la mort de Copernic, à
la veille du développement de la nouvelle astronomie conçue par Galilée, ce
livre fut traduit, avec un commentaire abondant, par un professeur de
mathématiques de l'Université de Vienne, Francesco Pifferi, dont la crédulité
astrologique présente un singulier contraste avec la simplicité sévère de
l'original.
[19]
Je dois un grand nombre des détails qu'on vient de lire à un essai sur la vie
do Cecco, manuscrit florentin qui, d'après l'écriture, me parait dater du XVIIe
siècle, et dont l'auteur anonyme me semble bien informé ; j'ai aussi puisé des
renseignements dans une copie manuscrite de la sentence, copie bien plus
complète qua les fragments donnés par Lami et Cantù. — Le commentaire de Cecco
sur Sacrobosco est inséré dans l'édition Variorum de la Sphœra, Venise,
1518. Une allusion aux cruautés exercées à Ascoli par Giovanni Vienebene (f°
20) laisse à penser que ce document est authentique. Il ne contient pas
l'audacieux horoscope du Christ, mais renferme assez de théories dangereuses
pour tomber sous le coup de poursuites. Mon exemplaire a été expurgé, on y a
raturé les passages répréhensibles ; mais un autre lecteur a plus tard rétabli
ces passages, à quelques exceptions près.
[20]
La croyance au pouvoir suprême de la conjonction de Jupiter et de la lune est
probablement tirée d'Albumasar, de Magnis Conjunctionibus Tract. III,
Diff. 2.
[21]
Les superstitions relatives aux comètes ne rentrent guère dans le cadre de
notre étude actuelle. On en trouvera l'étude et la discussion, dues à Andrew D.
White, dans les Papers of the American Historical Association, 1887. Un
contemporain de Henri IV rapporte que ce roi fut tué en 1610 pour avoir négligé
l'avertissement que lui avait adressé le savant docteur Geronymo Olier, prêtre
et astrologue de Barcelone, d'après les présages accompagnant l'apparition
d'une comète en 1607. — (Guadalajara y Xavier, Expulsion de los Morisces,
Pampelune, 1613, f° 107).
[22]
Molinier (Etudes sur quelques Mss des Bibliothèques d'Italie, Paris,
1887, p. 35, 45) mentionne la présence de formules analogues dans les autres
manuels de l'époque.
[23]
Enguerrand de Marigny avait été tout puissant soue Philippe le Bel ; il avait
en la haute main sur la cour papale comme sur la cour du roi. La fortune
extraordinaire de cet homme d'extraction assez obscure amena le peuple à voir
en lui un habile nécromancien (Godefroi de Paris, v. 6620-9.) — Pour l'affaire
de Guichard do Troyes, voir le très cannette monographie de M. Abel Rigault,
d'après des documents originaux : Le Procès de Guichard, évêque de Troyes,
Paris, 1896. — Godefroi de Paris fait allusion (v. 3372-91) au côté financier
de l'affaire, témoignant ainsi de l'opinion populaire à ce moment.
[24]
Valentine de Milan, femme de Louis d'Orléans, et son père Galeazzto Visconti,
passaient pour s'adonner à la magie et pour avoir pris part à l'attentat contre
la vie du roi.
[25]
[Cette hypothèse ne soutient pas l'examen. — Trad.]