HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME TROISIÈME — DOMAINES PARTICULIERS DE L'ACTIVITÉ INQUISITORIALE

 

CHAPITRE VI. — LA MAGIE ET LES ARTS OCCULTES.

 

 

Peu de convictions sont aussi tenaces que les croyances superstitieuses dont se repaît la crédulité humaine. Elles passent d'une race à une autre et se transmettent de génération en génération ; elles s'adaptent successivement à toutes les formes religieuses ; la persécution a beau étouffer leurs manifestations extérieures, elles n'en subsistent pas moins, d'autant plus chéries qu'il faut les dissimuler. Quand une religion succède à une autre, les rites de la religion détrônée deviennent la magie de la religion triomphante. Les dieux de la première deviennent les esprits malins de la seconde. C'est ainsi que les Dévas, ou divinités du Véda, devinrent les Dévas, ou démons de l'Avesta ; de même, le culte du taureau chez les premiers Hébreux devint idolâtrie au temps des Prophètes, comme les dieux de la Grèce et de Rome furent, aux yeux des Pères de l'Église, des démons et des génies malfaisants.

Ainsi l'Europe hérita, pour son malheur, d'un patrimoine accumulé de superstitions. Ces superstitions acquirent une intensité particulière quand naquit la puissante conception de l'Ahriman mazdéen, personnification des forces destructives de la nature et des mauvaises passions de l'homme. Infusée au Judaïsme et parée des fantaisies de la Haggadah, cette conception devint un véritable article de foi. Le prince des anges déchus, Satan, avait entraîné dans sa rébellion la moitié des innombrables phalanges angéliques et consacrait désormais, à la perdition spirituelle et matérielle de l'humanité, une puissance inférieure à celle de Dieu seul. Omniprésent, presque omnipotent et omniscient, Satan, ainsi que ses démons, était toujours et partout occupé à gagner, par d'insidieux artifices, la direction des âmes, à contrarier les desseins des hommes et à tourmenter leurs corps. L'aliment de ces êtres maudits était la souffrance des damnés ; le salut des hommes était leur supplice. Pour arriver à leurs fins, des intermédiaires humains étaient indispensables, et Satan était toujours prêt à dispenser une part de son pouvoir, ou à accorder le concours d'un démon inférieur, quiconque voulait le servir. Ainsi naquit un dualisme qui, moins encourageant et moins consolant que celui de Zarathustra Spitama, jeta une ombre sur le doux enseignement du Christ, en mettant en relief le Mauvais Principe toujours présent et toujours agissant. Certaines gens croyaient même que les affaires humaines étaient dirigées par des démons et cette opinion se répandit assez pour que saint Jean-Chrysostôme jugeât utile de la réfuter. Il admit que les démons étaient animés d'une haine farouche et implacable contre l'homme, mais il soutint que le mal était ici-bas un juste châtiment envoyé par Dieu.

Ainsi l'homme vivait environné d'innombrables esprits, bons et mauvais, coopérant à son salut ou à sa perte, sans cesse aux aguets pour le sauver ou pour le séduire. Ainsi s'expliquait l'éternel problème de l’origine du mal, qui avait embarrassé l'esprit humain dès qu'il commença à réfléchir ; ainsi se constitua une démonologie détaillée à l'infini, qui fit bientôt partie intégrante de la foi. Presque toutes les races ont partagé ces croyances — que les mauvais esprits fussent d'origine surnaturelle, comme chez les Mazdéens et les Assyriens, ou que ce fussent, comme chez les Bouddhistes et les Égyptiens, les âmes des damnés cherchant à satisfaire leur vengeance. La Grèce et Home ne connaissaient pas, il est vrai, cette catégorie distincte d'êtres surnaturels ; mais elles peuplaient le monde d'un nombre incalculable de génies et de divinités inférieures qui, aux yeux du Christianisme, passèrent pour autant de serviteurs de Satan. Quand la théologie, devenue une science, définit, avec la plus rigoureuse précision, les rapports de Dieu et de l'homme, il parut nécessaire de déterminer avec exactitude la nature et les fonctions du monde des esprits. Les intelligences audacieuses qui conçurent l'immense édifice de l'orthodoxie ne reculèrent pas devant cette tâche. Les innombrables allusions de l'ancienne littérature ecclésiastique au caractère et aux attributs des démons montrent quelle place importante cette question occupait dans l'esprit des hommes et quelle croyance sans réserve on accordait à ces périlleuses illusions.

Origène nous dit que tout homme est environné d'une infinité d'esprits attachés à l'aider ou à lui nuire. Ses vertus et ses bonnes actions sont attribuables à l'influence des bons anges ; ses péchés et, ses crimes sont l'œuvre des démons d'orgueil, de luxure, de colère, de toutes les passions et de tous les vices. Si puissants que soient ces démons, l'âme humaine leur est encore supérieure et peut ruiner leur pouvoir malfaisant ; si un saint homme confond l'esprit de luxure qui l'a tenté, le démon vaincu est précipité dans les ténèbres ou dans l'abime, et perd à jamais sa puissance. Cette opinion fut admise, pendant le moyen âge, comme doctrine orthodoxe. Grégoire-le-Grand rapporte qu'une nonne, se promenant dans le jardin de son couvent, mangea une feuille de laitue sans faire prudemment le signe de la croix et fut immédiatement possédée d'un démon. Saint Equitius le tortura par des exorcismes jusqu'au moment 'où l'infortuné démon s'écria : a Qu'ai-je donc fait ? J'étais assis sur la feuille et cette femme m'a mangé ! » Mais Equitius ne voulut accepter aucune excuse et força le démon à déloger.

Césaire d'Heisterbach relate un grand nombre de cas prouvant la perpétuelle intervention des démons dans les affaires humaines ; cependant il affirme, comme un fait avéré, que Satan n'entraina avec lui que la dixième partie des phalanges célestes, et il entreprend d'établir, d'après l'autorité dé Grégoire-le-Grand, qu'au Jour du Jugement les élus seront neuf fois aussi nombreux que les démons, et que les damnés seront, naturellement, bien plus nombreux encore. Pourtant, au lit de mort d'un moine de Hemmenrode, quinze mille démons s'assemblèrent, et au chevet d'une abbesse de Bénédictines, les démons accoururent plus nombreux que les feuilles dans la forêt de Kottinhold. Thomas de Cantimpré, bien qu'avec une moindre abondance d'exemples, déclare non moins affirmativement que l'homme est entouré de mauvais esprits qui ne perdent aucune occasion de le tenter, de le séduire, de l'égarer et de le tourmenter. Le bienheureux Reichelm, abbé de Schöngau vers 1270, avait reçu de Dieu la grâce de pouvoir discerner les corps fluides de ces êtres ; souvent il les voyait aussi pressés que des grains de poussière, ou que des atomes dans un rayon de soleil, ou qu'une pluie fine. Leur nombre est si grand, dit-il, que l'atmosphère en est toute remplie ; tous les bruits de la nature, chutes d'eau, fracas de pierres, gémissements du vent, ne sont que la voix des esprits. Parfois ils prenaient la forme d'une femme pour tenter le bienheureux abbé, ou bien ils cherchaient à le terrifier en se présentant sous l'aspect d'un énorme chat ou d'un ours ; mais leurs efforts tendaient surtout à provoquer l'oubli des pieux devoirs et à exciter les mauvaises passions, tâche qui leur était assez facile, puisqu'une innombrable armée de démons était attachée à chaque être humain. Ces ennemis de l'homme étaient toujours à l'affût, prêts à profiter de la moindre imprudence de pensée ou d'action. Sprenger déclare que si un mari, dans un moment d'impatience, dit à sa femme enceinte : « Que le Diable t'emporte ! » l'enfant sera soumis à Satan ; on voit souvent, dit-il, des enfants de ce genre ; cinq nourrices n'apaisent pas la faim d'un seul de ces nourrissons, et pourtant ils restent misérablement maigres, bien que leur force soit très grande. Ainsi l'homme était à tout instant en butte aux assauts d'ennemis surnaturels s'efforçant de l'induire au pêché, de torturer son corps par la maladie, ou de l'affliger par des dommages matériels. Nous ne pouvons comprendre les mobiles et les actes de nos ancêtres si nous ne tenons compte de la disposition mentale engendrée par la croyance à cette lutte personnelle, soutenue contre Satan et ses cohortes à toute heure du jour et de la nuit[1].

Il est vrai que tous les démons n'étaient pas également malfaisants. Les Barbares convertis d'Europe ne pouvaient entièrement renoncer à leur foi en l'existence de génies secourables, et comme le christianisme classait ces génies parmi les démons, il fallut trouver un terrain d'entente. On admit que leur caractère variait selon la violence de l'orgueil et de la jalousie qu'ils nourrissaient à l'égard de Dieu avant leur chute. Ceux qui avaient simplement suivi leurs compagnons et qui s'étaient repentis n'étaient pas toujours pervers. Césaire raconte qu'un de ces esprits servit longtemps et fidèlement un chevalier, le défendit contre ses ennemis et guérit sa femme d'un mal mortel en allant chercher en Arabie du lait de lionne dont il enduisit le corps de la malade. Cette médication éveilla les soupçons du chevalier et le démon se confessa, expliquant que c'était pour lui une grande consolation de vivre parmi les enfants des hommes. N'osant pas conserver un pareil serviteur, le chevalier le congédia en lui offrant, comme compensation, la moitié de son bien ; mais le démon n'accepta que cinq sous, qu'il restitua ensuite en priant le chevalier d'acheter avec cette somme une cloche et de la suspendre dans une certaine église abandonnée, afin que l'on pût, le dimanche, appeler les fidèles à l'office divin. On tonnait l'amusante histoire, rapportée par Froissart, du démon Orton qui servait, par pur attachement, le sieur de Corasse, lui apportait chaque nuit des nouvelles sur les événements du monde entier et finit par l'abandonner lorsque l'imprudent demanda â voir son visiteur nocturne. Froissart lui-même était à Ortais en 1385, quand le comte de Foix apprit miraculeusement la nouvelle de la désastreuse bataille d'Alljubarotta, en Portugal, le lendemain même de la défaite ; les courtisans expliquèrent que le comte avait reçu cette information par l'intermédiaire du sieur de Cocasse. Ainsi, en bien comme en mal, les barrières qui séparaient le monde matériel du monde des esprits étaient peu élevées ; entre ces deux mondes les rapports étaient trop fréquents pour laisser place â l'incrédulité.

Il était inévitable que la facilité de ces relations encourageât la croyance aux Incubes et aux Succubes, qui jouèrent un rôle si important dans la sorcellerie du moyen âge. De tout temps cette croyance â fait partie de la superstition. Les Akkads avaient leurs Gelai et Kiel-Gelal ; les Assyriens, leurs Lil et Lilit ; les Gaulois leurs Dusii, génies lascifs des deux sexes qui satisfaisaient leurs passions avec des hommes et des femmes ; les légendes galloises du moyen âge attestent la continuité de cette croyance parmi les races celtiques. Les Égyptiens admet• laient des Incubes, mais non des Succubes. Les Juifs croyaient que le texte sacré relatif aux fils de Dieu et aux filles des hommes (2) prouvait que des relations prolifiques pouvaient s'établir entre les êtres spirituels et les humains ; ils racontaient la légende du mauvais esprit Lilith, la première femme d'Adam, qui conçut de ses œuvres l'innombrable multitude des démons. La mythologie anthropomorphique et le culte des héros, en Grèce, comportaient des aberrations analogues et le nom de Satyre a reçu de là l'acception où nous l'employons encore. Le panthéon latin, plus simple et plus chaste, possédait cependant ses Sylvains et ses Faunes, lesquels, dit saint Augustin, « sont communément appelés Incubes ». C'est en vain que la médecine expliqua cette croyance par l'intervention de l'éphialte ou cauchemar et préconisa l'emploi de la belladone de préférence aux exorcismes. Saint-Augustin, qui contribua tant à transmettre aux époques ultérieures les superstitions païennes, hésite bien à admettre la possibilité d'un semblable pouvoir émanant d'êtres fluides ; cependant il n'ose pas le nier et si saint Jean-Chrysostome a tourné cette croyance en dérision, d'autres autorités l'ont acceptée comme chose naturelle. Le moyen âge admit sans hésiter l'opinion populaire. En 1249 naquit, dans les marches galloises, un enfant d'Incube, qui, au bout de six mois, avait toutes ses dents et était aussi grand qu'un jeune homme de dix-sept ans ; mais la mère dépérit et mourut promptement. Cette croyance s'affermit de façon plus décisive encore lorsqu'une procédure savante permit à des juges d'arracher à leurs victimes toutes les confessions qu'ils désiraient obtenir ; c'est ainsi que, dans le Toulousain, en 1275, Angèle de la Berthe avoua qu'elle entretenait des relations habituelles avec Satan, et que, sept ans auparavant, à l'âge de cinquante-trois ans, elle avait eu de lui un fils. Cet enfant était un monstre à tête de loup et à queue de serpent ; elle l'avait nourri, pendant deux années, de la chair d'enfants d'un an qu'elle allait voler la nuit ; après quoi le monstre avait disparu. De même, en 1460, les sorcières d'Arras furent amenées à confesser que des démons les avaient aimées sous la forme de lièvres, de renards ou de taureaux. Innocent VIII affirme, de la façon la plus positive, l'existence de semblables commerces et Silvester Prierias déclare que nier ce fait est une folie contraire tant à l'orthodoxie qu'à la philosophie.

On formait parfois des liaisons de ce genre qui duraient trente ou quarante ans, avec une absolue fidélité de part et d'autre. Le lien qui s'établissait ainsi entre le démon et son époux (ou épouse) était à l'épreuve des moyens ordinaires de l'exorciste. Alvaro Pelayo rapporte que dans un couvent de femmes dont il était directeur, cette pratique se répandit parmi les nonnes et qu'il fut tout à fait incapable d'y mettre un terme. Le fait étant particulièrement fréquent dans ce genre d'établissements pieux, à un crime spécial il fallut un nom spécial : les canonistes et les théologiens l'appelèrent Démonialité. Sprenger, dont l'autorité est souveraine en la matière, affirme que le développement alarmant de la sorcellerie au xv° siècle était dû à l'attrait qu'exerçait ce vice. Les quelques hommes qui, comme Ulric Molitor, tout en admettant l'existence des Incubes, leur refusaient le pouvoir de la procréation, furent réduits au silence par l'autorité de Thomas d'Aquin. Thomas expliqua comment, en agissant alternativement comme Succube et comme Incube, le démon pouvait arriver à ses fins ; il citait des faits indubitables : les Huns étaient issus de démons ; une ile d'Égypte ou, selon d'autres, l'île de Chypre, était entièrement peuplée de descendants d'Incubes, et l'on savait qu'une légende populaire attribuait un démon pour père au prophète et enchanteur Merlin. Nous ne nous arrêterons pas aux détails des spéculations physiologiques à l'aide desquelles on prétendait établir la possibilité de la procréation démoniaque ; dans l'ensemble des littératures, il n'y a rien de plus répugnant que les racontars et les exemples qui servirent à défendre cette théorie.

Comme le dessein capital de Satan, dans sa lutte contre Dieu, était de détacher les âmes humaines de leur fidélité au Seigneur, il tenait toujours en réserve les tentations qui lui semblaient le plus propres à assurer le succès de ses menées. Il savait séduire certains hommes par les complaisances charnelles dont nous venons de parler ; à d'autres il conférait le pouvoir de prédire l'avenir, de découvrir des choses cachées,

863 de satisfaire leurs rancunes, d'acquérir la richesse, soit à l'aide d'artifices réprouvés, soit grâce aux services d'un démon familier. Comme le néophyte, en recevant le baptême, renonçait au démon, à ses pompes et à ses anges, le Chrétien, désireux de s'assurer l'aide de Satan, devait renier Dieu. De plus, comme Satan, pour tenter le Christ, lui avait offert les royaumes de la terre en échange d'un acte d'adoration, on imagina tout naturellement que, pour obtenir ce concours, il fallait rendre hommage au Prince de l'Enfer. De là naquit l'idée, si féconde dans le développement de la sorcellerie, que les sorciers concluaient avec Satan des pactes qui faisaient d'eux ses esclaves, s'engageant à commettre tout le mal dont ils seraient capables et à séduire, à leur exemple, le plus de fidèles qu'ils pourraient. Ainsi le sorcier ou la sorcière était l'ennemi de tout le genre humain comme de Dieu, le plus précieux serviteur de l'Enfer dans son perpétuel conflit avec le Ciel. La destruction de cet ennemi, quelque moyen qu'on employât à cet effet, était le plus clair devoir du chrétien.

Telle fut la théorie par laquelle les superstitions païennes, héritage du passé, furent adaptées à l'enseignement du christianisme et y devinrent un article de foi. Depuis les plus lointaines périodes historiques, il a toujours existé des hommes qui pratiquaient la magie et auxquels on attribuait le pouvoir de commander au monde des esprits, de deviner l'avenir, d'intervenir dans les opérations régulières de la nature. Quand ces pratiques étaient accomplies à l'aide du rituel d'une religion établie, elles étaient louables, comme la divination augurale et oraculaire des temps classiques, ou, plus tard, l'exorcisme des démons, l'excommunication des chenilles, les cures miraculeuses opérées par des reliques ou des pèlerinages aux sanctuaires en renom. Quand ce pouvoir s'exerçait par l'invocation de divinités hostiles ou à l'aide d'une religion détrônée, il devenait blâmable et illicite. Le Yatudhana, ou sorcier des Vedas, cherchait assurément le succès dans l'invocation des Rakshasas et autres divinités déchues du Dasyu subjugué. Ses pouvoirs étaient à peu près ceux du sorcier du moyen âge ; le yatu, ou magie, lui permettait de provoquer la mort de ses ennemis, de détruire leurs moissons et leurs troupeaux : les kritya, ou images et autres objets revêtus de charmes, avaient une influence néfaste qu'on ne pouvait surmonter qu'en les démasquant et en les rejetant loin de soi, tout comme dans l'Europe du XVe siècle ; d'autre part, les contre-charmes et les imprécations employées contre ce sorcier montrent qu'il n'y avait pas de différence essentielle entre la magie licite et la magie noire. Le même fait ressort de la tradition hébraïque, qui admettait que des miracles pussent s'opérer par l'intervention des Elohim acherim, ou « autres dieux », comme l'attesta la compétition entre Moise et les Chakamim ou sages d'Égypte. Les Talmudistes rapportent que, lorsque Moise changea son bâton en serpent, Pharaon lui reprocha, en riant, de faire parade de semblables prestiges dans un pays plein de magiciens, et il appela de petits enfants qui exécutèrent sans peine la même transformation ; mais Jannès et Jambes ne purent rivaliser avec l'Hébreu quand il déchaîna la plaie de la vermine, parce que leur art ne leur permettait pas de produire des êtres plus petits qu'un grain d'orge. Les rapports entre leur magie et le culte des faux dieux apparaissent clins la légende d'après laquelle ce furent Jannès et Jambrès qui fabriquèrent pour Aaron le Veau d'or. On trouve une indication analogue dans la tradition samaritaine ; les Hébreux avaient, disait-on, abandonné leur ancienne foi sous l'effet des artifices magiques d'Elie et de Samuel ; ceux-ci, par l'étude des livres de Balaam, acquirent la richesse et le pouvoir, et détachèrent le peuple du culte de Jéhovah[2].

L'impression considérable produite, sur les pays environnants, par le pouvoir des Chakamim égyptiens, est attestée plus tard par les Juifs qui, bien que familiers avec les mystères des. Mages et des Chaldéens, déclaraient cependant que sur les dix parts de magie accordées à la terre, neuf étaient échues en partage à l'Égypte. Aussi ce royaume fournit-il assez naturellement le plus ancien exemple d'un procès de magie, qui se présenta vers l'an 1300 avant J.-C. L'usage de la magie n'était pas considéré comme criminel en soi, mais seulement lorsqu'il était appliqué à des fins coupables par quelque personne non autorisée. La procédure relate qu'un certain Penhaiben, surintendant des troupeaux de bœufs, passant par hasard devant le Khen, salle du palais royal où étaient conservés les manuscrits de la tradition mystique, fut saisi du désir de posséder ces secrets pour en tirer des avantages personnels. Il acquit le concours d'un tailleur de pierres nommé Atirma, pénétra dans les profondeurs sacrées du Khen et s'empara d'un recueil de dangereuses formules, propriété de son maitre Ramsès III. Il sut bientôt employer ces formules et devint capable d'accomplir tous les exploits des docteurs en mystères. Il composa des charmes qui, déposés dans le palais royal, séduisirent les concubines du pharaon. Il suscita des haines entre les hommes, les fascina et les tourmenta, paralysa leurs membres, bref, dit le rapport du tribunal, u il chercha et découvrit le vrai moyen pour exécuter toutes les abominations et toutes les méchantes actions que lui dictait son cœur, et il les accomplit en effet, ainsi que d'autres grands crimes qui font horreur à tous les dieux et déesses. En conséquence, il a subi, jusque dans la mort, le châtiment terrible qu'il avait mérité en témoignage des divins écrits. »

La croyance des Hébreux, qui servit nécessairement de modèle au Christianisme orthodoxe, empruntait à ces diverses sources une riche nomenclature de magiciens. Il y avait l'At, ou charmeur ; l'Asshaph, Kasshaph, Mekassheph, enchanteur ou sorcier ; le Kosem, devin ; l', Shoel Oô, Baal Oô, celui qui consulte les mauvais esprits, le nécromancien — la sorcière d'Endor était une Baalath Oô — ; le Chober Chober, celui qui fabrique des « sorts » et qui noue les aiguillettes ; le Doresh el Hammathim, celui qui consulte les morts ; le Meonen, augure qui devine l'avenir d'après le vol des nuages et la voix des oiseaux, l' « observateur des temps » de la Bible ; le Menachesh, augure se servant d'enchantements ; le Jiddoni, ou sorcier ; le Chakam, ou sage ; le Chartom, hiérogrammatiste ; les Mahgim, ceux qui murmurent des paroles magiques ; plus tard surgirent l'Istaginen, astrologue ; le Charori, devin ; le Magush, Amgosh, enchanteur ; le Raten, mage ; le Negida, nécromancien, et le Pithom, celui qu'inspirent les mauvais esprits. C'était là un vaste domaine dans lequel la superstition chrétienne était naturellement destinée à s'égarer.

La Grèce fournit sa part, bien que la goétie — invocation d'esprits malins ou usage de moyens illicites pour des fins mauvaises — ne fut guère utile dans une religion dont toutes les divinités, grandes et petites, sujettes à toutes les faiblesses de la nature humaine, étaient toujours prêtes à faire pleuvoir sur l'homme les plus terribles calamités pour satisfaire leur amour, leur jalousie ou leur caprice, et se laissaient facilement amener, par une prière ou un sacrifice, à exercer leur omnipotence peu soucieuse de justice ou de morale. Dans une semblable religion, le prêtre exerce les fonctions que des religions plus pures réservent au sorcier. Pourtant il suffit de citer les noms de Zethus et d'Amphion, d'Orphée et de Pythagore, d'Epiménide, d’Empédocle et d'Apollonius de Tyane, pour montrer que la tradition et l'histoire attestent, chez les peuples helléniques, l'existence et le pouvoir de la thaumaturgie et de la théurgie. Là théurgie atteignit son plus haut degré de perfection dans les prodiges attribués aux Néo-Platoniciens, et influa ainsi directement sur la pensée chrétienne, qui, nécessaire-tuent, imputa ces prodiges à l'invocation des démons. D'autre part, on ne peut méconnaître l'importance de la magie des goutes, telle que nous la font connaître les légendes relatives aux 'Dactyles ou Curâtes de Crète, aux Telchines, à Médée et â Circé.

Cette science reçut, dit-on, une puissante impulsion lors des Guerres Médiques, quand le mage Osthanès, qui accompagnait 'Cédés, répandit à travers la Grâce les semences de sa science impie. Platon réprouve en termes énergiques la vénalité de ces Sorciers qui se louent à bas prix aux hommes désireux de faire périr leurs ennemis par des artifices magiques, et à l'aide de ces figurines de cire qui étaient déjà une des ressources favorites de la magie malfaisante. En Grèce, elles : passaient pour produire des effets mortels lorsqu'on les plaçait dans les carrefours, lorsqu'on les clouait sur la porte de la victime désignée ou sur la tombe de ses ancêtres. Les philtres, qui excitaient ou arrêtaient l'amour au gré des magiciens, étaient également parmi leurs ressources habituelles. La triple Hécate elle-même était soumise à leurs enchantements ; ils pouvaient arrêter le cours de la nature et faire descendre la lune sur la terre. Les rites horribles que la superstition attribuait à ces sorciers sont attestés par une des accusations portées contre Apollonius de Tyane devant Domitien : on lui imputait le sacrifice d'un enfant.

A Rome, les dieux du monde souterrain formaient un lien entre les cérémonies sacrées du prêtre et les incantations du sorcier ; car, tout en constituant des objets de culte pour les gens pieux, ils étaient aussi les dispensateurs habituels du pouvoir magique. La terrible sorcière Erichto, dont parle Lucain, est une favorite de l'Erèbe ; elle erre parmi les tombeaux, d'où elle fait surgir les ombres ; elle exerce ses charmes avec des torches funéraires, avec des os et des cendres de morts ; dans ses incantations elle invoque le Styx ; collant ses lèvres à celles d'un cadavre, elle envoie au monde infernal ses affreux messages. La Canidie et la Sagana d'Horace tirent leur puissance de la même source, et la description de leurs hideuses pratiques ressemble singulièrement à nombre de rites qui, seize siècles plus tard, occupèrent la moitié des tribunaux de la Chrétienté. Partout, dans les textes qui concernent la magie romaine, les divinités invoquées sont des dieux infernaux dont les rites sont célébrés de nuit (2 ;, ll y a identité absolue entre les moyens employés et ceux de la magie moderne. Quand Germanicus César, l'idole de l'Empire, est condamné par la secrète jalousie de Tibère ; lorsque son lieutenant dans l'Est, Cneius Pison, est chargé de le faire disparaître et que Germanicus tombe frappé d'un mal mortel, on croit lire un passage de Grillandus ou de Delrio ; l'historien nous montre les amis du mort, suspectant la haine de Pison, tirant du plancher et des murs de la maison mortuaire les objets placés là pour faire périr le prince, débris de corps humains, chairs à demi consumées et souillées par la décomposition, plaques de plomb portant le nom de Germanicus, charmes et autres sortilèges à -l'aide desquels, dit Tacite, on croit que les âmes sont vouées aux dieux infernaux.

Les actes-ordinaires de la sorcière étaient plus aisés à accomplir. Une simple incantation desséchait la moisson ou tarissait la source, détruisait le gland sur le chêne et le fruit vert sur le rameau. La figurine de cire, représentant l'ennemi qu'on voulait frapper, familière à la magie des Hindous, des Égyptiens et des Grecs, prit à Rome la forme sous laquelle on la retrouve au Moyen Age. Parfois le nom de la victime y était tracé en lettres de cire rouge. Si l'on voulait provoquer un mal mortel dans quelque organe, on enfonçait une épingle dans la partie correspondante de la figurine ; si l'on souhaitait que l'ennemi dépérit de quelque maladie incurable, on faisait fondre l'image au feu en proférant des incantations. De plus, on pouvait transformer la victime en bête, prodige que saint Augustin s'efforce d'expliquer par une illusion diabolique. Il est à remarquer que la terrible magicienne est toujours une vieille femme, saga, strix ou volatica, la « sage », l'oiseau nocturne, l'être qui vole la nuit, prototype de la mégère qui, dans l'Europe du Moyen Age, eut le monopole presque exclusif de la magie. Le sorcier lui-nième, comme son successeur moderne, avait le pouvoir de se changer en loup, et devint ainsi le prototype des loups-garous, qui constituent un trait si pittoresque dans l'histoire de la sorcellerie.

Lei maléfices destinés à exciter le désir ou à en empêcher la satisfaction, ou enfin à provoquer la haine, ces philtres, charmes, sortilèges nouant les aiguillettes, que l'on rencontre à chaque pas dans la magie moderne, occupaient également une place importante dans les croyances de Rome. L'espèce de folie qui s'empara de Caligula était attribuée à des drogues subtiles que lui avait fait boire, dans un philtre d'amour, cette Cæsonia qu'il épousa après la mort de sa sœur et concubine Drusilla. On était à tel point convaincu de ce fait que, lorsque l'empereur fut assassiné, on tua également Cæsonia, pour la punir d'avoir, par ses charmes, attiré sur la République les plus grands malheurs. Marc-Aurèle lui-même n'échappa pas à l'accusation d'avoir poussé sa femme Faustine, avant de partager la couche impériale, à se baigner dans le sang d'un gladiateur aimé d'elle ; cette histoire — inventée assurément pour expliquer le caractère du fils de Marc-Aurèle, Commode, montre quelle foi on ajoutait à ces artifices. Apulée s'en aperçut à ses dépens, lorsqu'il joua sa tête dans le procès qu'on engagea contre lui, sous l'accusation d'avoir, par incantation et magie, conquis l'affection de Pudentilla, femme d'âge mûr qui, avant de l'épouser, était demeurée veuve pendant quatorze ans. Si le tribunal avait eu à sa disposition, comme les cours du Moyen Age, l'infaillible ressource de la torture, Apulée aurait été facilement amené à l'aveu, qui entraînait la peine de mort ; mais comme aucune accusation de félonie n'était soulevée, il fut libre de se disculper par témoignages et arguments et, de la sorte, sauva sa tête.

En fait, la tradition voulait qu'on appliquât, à la pratique, de la magie, les plus sévères rigueurs de la loi. Les fragments subsistant de la législation décemvirale montrent que cette coutume datait des premiers temps de la République. Avec l'extension des conquêtes romaines, l'introduction de l'hellénisme orientalisé importa dans Rome la magie des peuples de l'Orient, magie plus savante que les pratiques simples de l'Italie, et qui souleva une crainte et une indignation des plus vives. En 484 avant Jésus-Christ, le préteur L. Naevius dut différer pendant quatre mois son départ pour sa province de Sardaigne, afin de remplir la mission, qui lui avait été assignée, de juger des cas de magie. Nombre de ces affaires avaient surgi en divers endroits voisins de Rome. Les coupables furent jugés rapidement ; Naevius fit preuve d'une diligence que Pierre Cella ou Bernard de Caux lui auraient enviée, s'il est vrai, comme on le rapporte, qu'il ne condamna pas moins de deux mille sorciers. Sous l'Empire, on promulgua souvent des décrets contre les magiciens, astrologues et devins. On voit accuser de magie des personnages haut placés, ce qui laisse à penser que cette accusation fut alors, comme elle devait l'être au XIVe et au XVe siècle, une de ces charges faciles à alléguer et difficiles à réfuter qui servaient si bien les intrigues personnelles ou politiques. Néron poursuivit la magie avec une telle sévérité qu'il comprit au nombre des magiciens certains philosophes ; le manteau grec ou costume distinctif du philosophe' suffisait à amener devant les tribunaux celui qui le portait. Le Babylonien Musonius, qui égala presque Apollonius de Tyane en savoir et en puissance, fut incarcéré et aurait péri comme l'espéraient ses bourreaux, si sa vigueur exceptionnelle ne lui avait permis de résister aux souffrances de sa prison. Caracalla alla plus loin encore et punit les gens coupables de porter simplement autour du cou des amulettes protectrices contre les fièvres tierce el, quarte. Les pratiques plus ténébreuses étaient réprimées avec une rigueur impitoyable. Accomplir ou faire accomplir des rites nocturnes pour ensorceler une personne, était un crime puni des peines les plus sévères que connût la loi romaine, la crucifixion ou les bêtes. Pour avoir immolé un homme ou répandu du sang humain dans un sacrifice, le châtiment était la mort simple ou les bêtes, selon le rang du criminel. Les complices des pratiques réprouvées étaient crucifiés ou livrés aux bêtes ; les magiciens eux-mêmes étaient brûlés vifs. L'étude de cet art était interdite, aussi bien que l'exercice de la profession de magicien ; tous les livres de magie devaient être brûlés et leurs lecteurs punis de bannissement ou de mort, selon leur condition sociale. Quand la croix devint l'emblème de la rédemption, elle tomba naturellement en désuétude comme instrument de supplice ; avec l'abolition des jeux du cirque, les bêtes disparurent de même ; mais le fagot et le bûcher subsistèrent et, pendant des siècles, servirent à punir des imposteurs plus ou moins inoffensifs.

Avec le triomphe du christianisme, le domaine des pratiques interdites s'agrandit encore. Une nouvelle théurgie prit naissance, qui supplanta et condamna, comme sorcellerie et adoration du démon, une longue série d'observances et de croyances qui, devenues partie intégrante de la vie populaire, semblaient d'abord indéracinables. La lutte entre les thaumaturgies rivales apparaît déjà dans les doléances de Tertullien, se plaignant qu'on eût attribué à des sacrifices offerts à Jupiter le mérite d'une pluie que les prières et les mortifications des chrétiens avaient obtenue de Dieu. Le prêtre de Carthage lance aux païens le défi suivant : il amènera devant leurs tribunaux mêmes un démoniaque, et un chrétien contraindra l'esprit à s'avouer démon. Le triomphe du nouveau système fut consacré par la rencontre entre saint Pierre et Simon le Magicien, lorsque les prières du chrétien arrêtèrent dans son vol le théurgiste païen planant dans l'air, le firent tomber à tem avec fracas, et que dans ce désastre, le vaincu se brisa l'os iliaque et les deux talons. Si, comme le supposent certains critiques modernes, Simon le Magicien est l'appellation imaginée par saint Pierre pour désigner saint Paul, les partisane de ce dernier ne se firent pas faute de célébrer le triomphe de leur chef sur les anciens thaumaturges, car, lorsqu'il fit des miracles à Éphèse et que les sorciers juifs furent couverts de confusion, « nombre de ceux qui pratiquaient les arts cachés réunirent leurs livres et les brillèrent aux yeux de tous ; puis ils en calculèrent, le prix, qui se monta à cinquante mille pièces d'argent ».

Un incident plus convaincant encore se présenta aux yeu.4 de Marc-Aurèle, dans sa guerre contre les Marcomans. Sur le territoire des Quades, il se trouva éloigné de tout cours d'eau, si bien que son armée fut décimée par la soif. Bien qu'il dit persécuté les chrétiens, il eut recours à l'intervention du Christ : un orage soudain procura aux Romains de l'eau en abondance, tandis que la foudre frappait et dispersait les ennemis qui furent facilement massacrés. Enfin, lorsque la nouvelle foi et l'ancienne engagèrent la lutte à mort, Eusèbe montre Constantin se préparant à la lutte, réunissant autour de lui les plus saints prêtres et marchant à l'ombre du Labarum. Licinius, de son côté, appelait à lui les devins, les prophètes et les magiciens d'Égypte. Ceux-ci offrirent des sacrifices et tentèrent d'apprendre de leurs divinités l'issue de la guerre. Les oracles en tous lieux promirent la victoire ; les augures sacrificatoires furent favorables ; les interprètes des songes annoncèrent le succès. La veille de la première bataille, Licinius assembla 'ses principaux capitaines dans un bois sacré où se dressaient diverses idoles, et leur expliqua que le combat qui allait s'engager serait l'épreuve décisive entre les dieux de leurs ancêtres et les divinités inconnues des barbares ; si l'armée de Licinius était vaincue, cette défaite attesterait que les dieux étaient détrônés. Dans le combat qui suivit, la croix abattit tout ce qui se trouva devant elle ; les païens prenaient la fuite à son approche. A cette vue, Constantin envoya le Labarum, comme un talisman de victoire, sur tous les points du champ de bataille où ses soldats faiblissaient. La défaite ne fit qu'endurcir le cœur de Licinius ; de nouveau, il eut recours à ses magiciens. Constantin, d'autre part, disposa dans son camp un oratoire, où, avant la bataille, il se retirait pour prier en compagnie des hommes de Dieu ; puis, surgissant au milieu des soldats, il donnait le signal de l'attaque et ses troupes massacraient tous les ennemis qui osaient les attendre de pied ferme. La foi en l'efficacité de l'invocation de Dieu devint si absolue que des enthousiastes déclaraient indigne d'un chrétien de compter sur la prudence et la sagacité humaine dans le péril. Saint Nil affirme qu'en cas de maladie il faut recourir à la prière plutôt qu'aux médecins et à la médecine ; saint Augustin, énumérant les cures miraculeuses que ne peut opérer la science, considère manifestement l'appel à Dieu et aux saints comme beaucoup plus sûr que toutes les ressources de l'art médical[3].

Il était inévitable que la théurgie victorieuse se mit à l'œuvre avec une rigueur sans scrupule, pour extirper sa rivale vaincue, dès qu'elle fut assez forte pour disposer des pouvoirs de l'État. On attaqua tout d'abord moins l'adoration et la propitiation des divinités païennes que les mille méthodes de divination et les moyens usités pour détourner les malheurs, pratiques intimement mêlées à l'existence quotidienne. L'efficacité de ces pratiques était due à l'intervention de Satan, obstiné à tromper l'humanité et à la séduire. Toute tentative pour prédire l'avenir était magie, et toute magie était œuvre du diable ; il en était de même des amulettes et des charmes, de l'observance des jours fastes et néfastes, des innombrables superstitions qui encombraient l'imagination populaire. Le 396 zèle qu'on mit à réprimer toute espèce de magie était stimulé, non seulement par la conviction que cela faisait partie de la lutte contre Satan, mais encore par les commandements de Dieu inscrits dans la loi mosaïque. La terrible parole « Tu ne laisseras pas vivre une sorcière » (Mekasshepha) a servi, pendant des siècles, à justifier plus de meurtres judiciaires que tout autre article inscrit dans un code de lois. Le Judaïsme rabbinique appliqua sans pitié ce commandement, en dépit de la bonté naturelle des rabbis et de leur extrême répugnance à verser le sang. Une des premières réformes des Pharisiens, lorsqu'ils arrivèrent au pouvoir après la persécution d'Alexandre Jannée, fut l'abrogation du code pénal mosaïque, remplacé par des lois plus humaines. Le promoteur de la révolution était Simon ben Shetach, qui, en constituant le Sanhedrin, refusa la présidence et la conféra à Judah ben Tablai. Il arriva que ce dernier condamna un homme pour faux témoignage sur la déposition d'une seule personne, alors que la loi exigeait deux témoins ; Simon lui reprocha son crime juridique et Judah résigna ses fonctions. Pourtant, cet homme si scrupuleusement ménager de la vie humaine n'hésita pas à pendre, à Ascalon, en un seul jour, quatre-vingts sorcières. D'après la Mishna, il faut lapider le Pithom et le Jiddoni, pendre les faux devins et ceux qui dévoilent l'avenir au nom des idoles ; le Talmud ajoute que quiconque apprend d'un magicien une seule formule doit être mis à mort. Le Christianisme emprunta ainsi au Judaïsme -la conviction qu'en exterminant toute thaumaturgie autre que la sienne, il se conformait à un commandement formel de Dieu.

Le mécanisme de l'Église fut donc activement mis en jeu pour exciter les fidèles à combattre un mal sans excuse et, en apparence, très difficile à déraciner. Dès que la Chrétienté réunit ses évêques en conciles, elle commença à porter des lois pour l'abolition des pratiques de magie. Quand elle fut assez puissante pour influer sur les décisions du chef de l'État, elle obtint de lui une série d'édits cruels qui durent efficacement contribuer à détruire les survivances tolérées du paganisme, comme à faire disparaître les pratiques moins innocentes, si odieuses aux yeux des orthodoxes. Il n'était pas difficile d'attaquer d'abord les pratiques de divination consacrées par le temps, bien qu'elles fissent partie du mécanisme de l'État. Du moment, en effet, que l'État était comme concentré en la personne de son maître, chercher à connaître l'avenir politique, c'était vouloir deviner le destin du monarque ; or, nul crime n'était plus attentivement réprimé ni plus promptement châtié que celui-là. Même un ardent admirateur des institutions primitives, Caton l'Ancien, avait, longtemps auparavant, conseillé au paterfamilias de défendre à son t'illicite, ou intendant de sa ferme, de consulter aucun aruspice ou augure. Ces gens avaient une façon particulière de fomenter le désordre, et, quand les esclaves étaient trop curieux ou trop bien informés, cela ne présageait rien de bon pour le maitre. Pour les mêmes raisons, Tibère interdit la consultation secrète des aruspices. Constantin servait donc un double intérêt, lorsque, dès 319, il menaça du bûcher l'aruspice qui se risquerait à franchir le seuil d'une maison étrangère, fût-ce sous prétexte de relations d'amitié ; l'homme qui appelait chez lui un aruspice était puni de déportation et de confiscation ; le délateur était récompensé. Prêtres et augures ne devaient célébrer leurs rites qu'en public. Cette dernière mesure fut même révoquée, en 3M, par Constance ; toute consultation de devins était passible de mort ; les gens qui s'adonnaient eux-mêmes à la magie, ou au métier d'augure ou d'interprète de songes, pouvaient être torturés au cours de la procédure destinée à leur arracher des aveux[4].

En vertu de ces prescriptions, Constance organisa une active persécution par tout l'Orient ; une multitude de malheureux furent mis à mort sous les moindres prétextes ; passer la nuit au milieu des tombes était une preuve de nécromancie ; pendre une amulette à son cou pour guérir une fièvre quarte était un artifice interdit. On peut voir là le prototype et comme l'avant-goût des procès de sorcellerie des temps modernes. Sous Julien une réaction se produisit et, en 364, Valentinien et Valens proclamèrent la liberté de conscience ; en 371, ils étendirent cette liberté aux vieilles pratiques de divination et restreignirent la peine capitale aux seuls arts magiques ; mais la persécution en Orient sous Valens, en 374, puis la conspiration de Théodore, firent disparaître ces distinctions. La persécution dirigée contre les magiciens s'attaqua ensuite à tous les gens connus comme lettrés ou comme philosophes. La terreur régnait dans tout l'Orient ; quiconque possédait une bibliothèque s'empressait de la brûler. Les prisons ne suffisaient pas à contenir les prisonniers ; dans certaines villes, dit-on, il restait moins de gens libres qu'il n'y avait de captifs détenus. Nombre d'accusés furent mis à mort, les autres furent dépouillés de leurs biens. Dans l'Empire d'Occident, sous Valentinien, la persécution ne fit pas tant de ravages ; mais on appliqua les lois, à Rome du moins, avec une énergie suffisante pour réduire considérablement le nombre des sorciers. En 409, une loi d'Honorius, en faisant intervenir les évêques, montre que l'Eglise commençait à s'associer à l'État pour la surveillance des crimes de ce genre[5]. Pourtant, on ne pouvait empêcher que les fidèles eux-mêmes s'adonnassent à ces pratiques réprouvées, comme l'attestent les ardentes exhortations adressées par les pasteurs à leurs ouailles et le soin avec lequel on multipliait les preuves pour établir que ces manifestations de puissance surnaturelle étaient l'œuvre de démons.

L'Empire d'Orient conserva sa sévère législation et continua, avec un succès plus ou moins grand, à réprimer la soif inextinguible des arts réprouvés. Par certains faits qui se passèrent sous Manuel et sous Andronicus Comnène, dans la seconde moitié du XIIe siècle, on voit que les coupables avaient généralement les yeux crevés, que les formes classiques de la science augurale avaient disparu et avaient fait place à des formules de nécromancie, enfin que ce genre d'accusation offrait une ressource précieuse pour se débarrasser d'ennemis gênants.

En Occident, la domination des Barbares introduisit un élément nouveau. Les Ostrogoths, qui occupèrent l'Italie sous Théodoric furent, il est vrai, si bien romanisés que, tout Ariens qu'ils étaient, ils adoptèrent et appliquèrent les lois contre la magie. La divination était assimilée au crime de paganisme et punie de la peine capitale. Vers l'an 500, une persécution chassa de Rome tous les sorciers ; Basile, le principal thaumaturge, après avoir échappé tout d'abord, se hasarda à revenir et fut brûlé. Quand l'Italie retomba aux mains des empereurs d'Orient, le soin de poursuivre ces crimes fut confié, semble-t-il, à l'Église, comme une province du domaine sans cesse grandissant où s'exerçait sa juridiction et son influence.

Les Wisigoths qui prirent possession de l'Aquitaine et de l'Espagne, bien que moins civilisés que leurs frères de l'Est, furent profondément imprégnés par la législation romaine ; leurs princes lancèrent des décrets réitérés pour décourager les arts interdits. Cependant il faut remarquer, chez ces Barbares, un respect relatif de la vie humaine : les peines prescrites étaient beaucoup moins sévères que celles des édits romains. Une loi de Reccared déclare les magiciens, les devins et ceux qui les consultent incapables de porter témoignage ; une autre loi, élaborée par Egiza, assimile ces crimes à ceux pour lesquels un esclave pouvait être torturé à la place de son maitre accusé ; enfin, plusieurs édits de Chindaswind déclarent que ceux qui invoquent les démons ou attirent la grêle sur les vignobles, « nouent les aiguillettes » ou se servent de charmes pour nuire aux hommes, aux bestiaux ou aux moissons, seront frappés de deux cents coups de fouet, rasés et livrés en spectacle au peuple ; après quoi ils seront emprisonnés. Ceux qui consultent des devins au sujet de la santé du roi ou d'autres hommes sont menacés de flagellation et d'asservissement au fisc, impliquant confiscation, si leurs enfants sont complices ; les juges qui ont recours à la divination pour s'éclairer dans les cas douteux sont passibles des mêmes peines ; la simple observation des augures est punie de cinquante coups de fouet. Ces dispositions, qui furent presque toutes insérées sans grande modification dans le Fuero Juzgo, gardèrent force de loi, dans la péninsule ibérique, jusque fort avant dans le Moyen-Age. Elles montrent qu'il avait été impossible de déraciner les vieilles superstitions et que les rites du paganisme et la science augurale florissaient dans toutes les classes de la société, ce que confirment, d'autre part, les dénonciations des conciles espagnols et des écrivains ecclésiastiques. Ces dispositions présentent encore cet intérêt qu'elles constituent un moyen terme entre la sévérité de Rome et l'indulgence des autres peuples barbares.

Ceux-ci étaient plus grossiers, moins dociles à l'influence romaine. En les convertissant, l'Église rendit un grand service à l'humanité ; mais elle n'osa pas intervenir trop brutalement dans les coutumes et les préjugés de ses fougueux néophytes. En fait, elle s'adapta elle-même à leurs goûts le plus qu'elle put et subit ainsi des modifications importantes. Un exemple nous est fourni par les instructions qu'envoya Grégoire le Grand à Augustin, son missionnaire en Angleterre : il faut, dit-il, transformer les temples païens en églises par des aspersions d'eau bénite, de façon que les convers s'accoutument à la foi nouvelle en priant dans leur sanctuaire habituel ; les sacrifices aux démons seront remplacés par des processions en l'honneur de quelque saint ou martyr, et l'on immolera des bœufs, non pour s'assurer la protection d'idoles, mais à la gloire de Dieu ; les fidèles mangeront les victimes. Vu cette assimilation du Christianisme au paganisme, il n'est pas surprenant que le roi de l'Est-Anglie, Redwald, une fois converti, ait élevé dans son temple deux autels, afin d'adorer le vrai Dieu devant l'un et d'offrir, devant l'autre, des sacrifices aux démons. L'adoption, par la magie chrétienne, d'éléments empruntés aux religions détrônées, apparait clairement dans l'hymne, ou plutôt dans l'incantation, connue sous le nom de Lorica de saint Patrick, dans laquelle les forces de la nature et la Divinité chrétienne sont également invoquées. Un manuscrit du vue siècle assure que « toute personne qui chante cet hymne chaque jour, en concentrant toute sa pensée sur Dieu, ne verra jamais paraître à ses yeux aucun démon. Ce chant lui sera une sauvegarde contre une mort soudaine, une protection contre tout poison et contre l'envie, une armure pour son âme après sa mort. Patrick chantait cet hymne alors que des pièges lui 40i étaient tendus par Loégaire, et ceux qui étaient en embuscade crurent 'avoir à leurs trousses des fauves furieux et leurs petit ».

Les Barbares apportaient leurs propres superstitions, les unes originaires de leur centre de diffusion préhistorique, d'autres acquises au cours de leurs migrations ; ils ajoutèrent sans peine à ces croyances toutes celles qu'ils trouvaient répandues parmi leurs nombreux sujets, sans considérer si elles étaient ou non proscrites par l'Église. Ils s'étaient séparés de leurs frères d'Asie avant que Zoroastre eût provoqué une révolution religieuse par sa conception dualiste d'Hormazd et d'Ahriman ; leur religion ne comportait rien qui ressemblât à une personnification du Principe du Mal. Loki, celui de leurs dieux qui s'en rapproche le plus, est un génie malicieux plutôt qu'incorrigiblement pervers. Sans doute, il y avait des êtres mauvais, tels que les Hrimthursar. les Trolls ou Jotuns, le dragon Fafnir, le loup Fenrir, le Grendal de Beowulf, d'autres encore ; mais aucun, de ces êtres n'est analogue à l'Ahriman des Mazdéens ou au Satan des Chrétiens. Quand les races teutoniques admirent ce dernier, elles furent portées à le représenter, ainsi que le fait justement observer Grimm, plutôt comme le maladroit Jotun que comme l'ennemi du genre humain. Par les réponses du savant abbé Jean de Trittenheim aux questions posées par Maximilien ter, on peut voir jusqu'à quelle époque tardive les conceptions ancestrales continuèrent à prévaloir en Allemagne.

Dans le vaste domaine des arts magiques-, les tribus teutoniques avaient peu de chose à apprendre des peuples qu'elles avaient vaincus. Chez nulle race, peut-être, le surnaturel n'absorbait une plus grande part de la vie journalière et ne revendiquait un plus souverain pouvoir tant sur la nature que sur l'esprit. La divination était universellement pratiquée sous toutes ses formes. Des êtres doués de qualités spéciales, les mena forspair, pouvaient prédire l'avenir, soit par seconde vue, soit à l'aide d'incantations, soit encore par l'interprétation des songes. On redoutait et on respectait encore davantage la raki ou prophétesse, honorée d'un culte comme un être surnaturel et considérée comme une sorte d'incarnat ion des Nornes ou Parques, divinités secondaires. Tel fut le cas de Velléda, celui d'Aurinia et d'autres prêtresses qui, au dire de Tacite, passaient pour des déesses ; dans le Vohispa, la vala s'entretient sur le pied d'égalité avec Odin lui-même. Ceux qui ne possédaient pas ces dons spéciaux avaient à leur disposition, pour prévoir l'avenir, une infinité de moyens. La méthode la plus commune était la nécromancie : tantôt on plaçait sous la langue d'un cadavre un morceau de bois sur lequel étaient gravées des runes ; tantôt on faisait surgir l'ombre des morts comme la sorcière d'Endor évoquant Samuel, ou à la façon des sorciers romains. On avait aussi très souvent recours aux sorts, soit pour connaître la volonté divine, selon la méthode des Urim et Thummim des Hébreux, soit pour discerner l'avenir à l'aide d'un faisceau de baguettes probablement analogues aux trigrammes et hexagrammes des Chinois. Comme en Grèce et à Rome, on offrait souvent des sacrifices aux Dieux, dans l'espoir d'obtenir d'eux une réponse ; on tirait des présages du vol des oiseaux avec autant de soin que les augures romains ; mais les poulets sacrés étaient remplacés par des chevaux blancs consacrés aux dieux, dont on observait attentivement les mouvements et les actions après les avoir attelés au char sacré. Exception faite de l'haruspicine étrusque et de la consultation des entrailles des victimes, la divination hellénique et romaine se distinguait fort peu de celle des Teutons.

En ce qui concerne la magie, on ne peut guère assigner de borne à la puissance du sorcier. Aucune littérature ne fait une place aussi grande à la sorcellerie ; nulle part on ne voit accepter plus crédulement les hauts faits des sorciers et sorcières que dans ce qui nous reste des Sagas scandinaves. Les pays situés autour de la Baltique étaient particulièrement considérés comme le foyer et la pépinière des sorciers ; c'était là que des hommes de toute patrie, même de Grèce et d'Espagne, venaient chercher des conseils et des secours. Dans le « Chur-land » d'Adam de Brème, le moindre logis est rempli de devins et de nécromanciens ; les habitants de la Norvège septentrionale pouvaient dire ce que faisait tout homme en quelque lieu du monde qu'il se trouvât ; ils savaient accomplir tous les maléfices attribués par l'Écriture aux sorciers.

Saxo Grainmaticus et Snorri Sturlason, en dépit des profondes divergences entre leurs récits sur l'origine des Æsir, ou dieux, sont d'accord pour dire que les fondateurs du royaume de Norvège durent leur déification à leur habileté magique ; ce fut cette puissance surnaturelle qui amena leurs sujets et leurs descendants à les vénérer comme des êtres divins[6].

La magie scandinave comprenait deux groupes de pratiques, la magie licite ou galder et la magie maligne ou seid. A la première appartenait la puissance infinie des runes, chantées en incantations ou gravées sur des talismans ou des amulettes. L'invention de ces runes était attribuée aux antiques Hrimthursar ou Jotuns ; c'était à sa profonde connaissance de cette magie qu'Odin avait dû d'établir sa suprématie. Les runes dirigeaient le cours du soleil et maintenaient l'ordre de la nature. Toutes les runes étaient mêlées dans la boisson sacrée des Asir, source de leurs attributs surnaturels ; certaines de ces formules ont été mises à la portée des hommes, qui les ont classées et étudiées avec soin. A ces runes s'ajoutait le seidstaf, ou baguette, indispensable aux magiciens de tout pays. La vala islandaise, Thordis possédait une de ces baguettes, appelée Hangnud, qui privait un homme de sa mémoire en lui touchant la joue droite et la lui, rendait en lui touchant la joue gauche. Les philtres et boisson d'amour, inspirant le désir, la froideur ou la haine, étaient une des ressources ordinaires de la magie scandinave. La piqûre de l'épine somnifère produisait un sommeil magique de durée indéfinie. Les magiciens pouvaient aussi se plonger eux-mêmes dans un engourdissement complet, tandis que leur esprit errait au-dehors sous quelque forme différente ; les femmes qui avaient coutume de pratiquer ce dédoublement étaient appelées Hamleypur ; si le ham ou forme empruntée recevait quelque blessure, cette blessure se retrouvait sur le corps véritable croyance commune à presque toutes les races[7]. De plus, l'initié pouvait prendre à son gré telle ou telle forme ; ce fut le cas historique de ce magicien qui sous, l'aspect d'une baleine, nagea jusqu'en Islande, comme espion d'Harold Gormsson de Danemark, alors que ce dernier préparait une expédition contre la grande île. Il était encore possible à deux personnes d'échanger leur apparence extérieure ; un échange de ce genre eut lieu entre Signy et une sorcière, comme aussi entre Sigurd et Gunnar, lorsque, par cette ruse, ce dernier réussit à épouser Brynhild. Les glaives enchantés auxquels rien ne pouvait résister, les vêtements magiques qu'aucune arme ne pouvait percer, les capuches ténébreuses qui, à la façon du heaume de Pluton chez les Grecs, rendaient invisibles ceux qui les portaient — tous ces sortilèges se retrouvent fréquemment dans la légende pseudo-historique des Scandinaves.

C'était là une magie plus ou moins licite. Au contraire, la magie noire, appelée seid ou trolldom, se fondait sur la connaissance des secrets malfaisants de la nature ou sur l'invocation d'esprits malins tels que les Jotuns et leurs femmes.

Seid semble être un dérivé de sjoda « bouillonner » ou « bouillir », ce qui indique que les charmes étaient composés en faisant cuire dans un chaudron les ingrédients d'un infernal brouet, à la façon des sorcières de Macbeth. Ces pratiques étaient réputées infâmes, indignes des hommes, et restaient généralement le privilège de femmes appelées seid konur, ou femmes-seids, et aussi « celles qui chevauchent la nuit ». Dans le plus ancien texte de la loi salique, où l'on ne trouve pas trace d'influences chrétiennes, la seule allusion à la magie est la disposition punissant d'une amende quiconque a traité une femme de sorcière ou diffamé un homme en l'accusant de porter le chaudron d'une sorcière. La puissance de ces magiciens ne connaissait presque aucune limite. Un de leur exploits les plus ordinaires était de soulever ou d'apaiser à leur gré les tempêtes ; leur talent allait jusqu'à pouvoir enfermer l'orage ou le calme dans des sacs, à l'usage du possesseur, comme fit Éole pour Ulysse. Quand le christianisme se répandit, cette puissance provoqua entre la vieille religion et la nouvelle des luttes violentes, semblables à celle qui se termina par la victoire de Constantin sur Lucinius. La première expédition de Saint Olaf en Finlande faillit ainsi être détruite par une tempête qu'avaient soulevée les magiciens finnois. Olaf Tryggvesson fut plus heureux dans une de ses missions guerrières. Il défit Rand le Fort et le força à se réfugier dans sa forteresse de l'île Godo, sur le fjord Salien, bras de mer dont les terribles gouffres étaient plus redoutés que le Maelstrom lui-même. On fit vainement plusieurs tentatives pour poursuivre le fuyard ; quel que fût le calme apparent de la mer. Rand entretenait dans le fjord une tempête à laquelle aucun navire ne pouvait tenir tête. A la fin Olaf invoqua l'aide de l'évêque Sigurd, qui promit d'intercéder auprès de Dieu pour obtenir la défaite du démon. Les mauvais esprits ne purent résister aux cierges ; au costume sacerdotal, à l'eau bénite et aux textes sacrés : alors que partout à l'entour les vagues étaient assez hautes pour cacher les montagnes, les vaisseaux du roi entrant dans le fjord voguèrent sur une nappe d'eau tout unie. Rand fut pris et, comme il refusait obstinément de recevoir le baptême, Olaf lui fit subir la plus cruelle mort que son imagination put inventer.

Le magicien avait aussi un pouvoir illimité pour créer des fausses apparences. Un devin assiégé pouvait faire prendre à un troupeau de moutons l'aspect d'une armée de guerriers accourant à son aide. Pourtant, cette faculté semble superflue, puis que, d'un seul regard, il pouvait bouleverser la nature et tuer sur le champ son ennemi. Gunhild ; qui épousa le roi Éric à la Hache-Sanglante, dit des deux magiciennes lapones qui lui enseignèrent leur art : « Quand elles sont irritées, la terre même recule terrifiée, et toute chose vivante sur laquelle tombe leur regard est frappée de mort. » Lorsqu’elle les trahit, pour les livrer à Éric, elle les plongea dans un profond sommeil et jeta sur leurs têtes des sacs en peau de phoque, afin qu'Éric et ses hommes pussent les tuer sans danger. De même, lorsqu'Olaf Pa surprit Stigandi endormi, il jeta une peau sur la tête du magicien. Il se trouva dans la peau un petit trou à travers le lequel le regard de Stigandi vint à frapper le côteau verdoyant d'une montagne voisine ; aussitôt ce lieu fut bouleversé par un ouragan et il n'y poussa plus jamais un brin d'herbe[8].

Un des caractères les plus horribles attribués à la sorcière était le cannibalisme, croyance que les Teutons partageaient avec les Romains. Il est fait allusion à cette pratique dans plusieurs textes de la loi salique et dans la législation de Charlemagne ; la candeur infinie de la crédulité populaire apparait dans une aventure dont le héros fut Thorodd, ambassadeur de saint Olaf. Thorodd vit une sorcière mettre en pièces onze hommes et les jeter au feu ; elle commençait à les dévorer lorsqu'elle fut contrainte à prendre la fuite.

Le trolla-thing, ou assemblée nocturne des sorcières, consacrée à des danses, à des chants et à la préparation de l'infernal brouet dans le chaudron, était une pratique habituelle surtout à la date du 1er mai — Nuit de Saint-Walpurgis —, qui était la grande féerie du inonde païen. Nous verrons plus loin les conséquences redoutables de cette croyance au sabbat des sorcières. C'est là une superstition commune à beaucoup de races, bien qu'on n'en puisse attribuer avec certitude la diffusion à aucune.

Nous avons vu que la pratique de la magie noire était tenue pour infâme, par la disposition de la loi salique frappant d'une amende de quatre-vingt sols quiconque avait traité de « sorcière une femme libre sans Mn en état de prouver son dire. Pourtant, â l'époque païenne, la seule accusation de sorcellerie n'était pas réputée crime et n'entraînait de pénalité que si elle avait causé des dommages à la personne ou aux biens d'autrui. Dans les cas extrêmes, lorsqu'un sortilège avait provoqué la mort, c'était, semble-t-il, le peuple même qui châtiait le coupable en le lapidant ; tel fut, après une condamnation en due forme, le sort de trois sorciers fameux, Katla, Kotkel et Grima. Cependant les lois codifiées des barbares ne prescrivaient. jamais la peine de mort ; les amendes étaient la sanction universelle des crimes ; dans un texte ultérieur de la loi salique, la peine édictée contre la sorcière qui a dévoré un homme est une amende de deux cents sols. Mais on peut trouver des cas de persécution individuelle, comme celle qu'entreprit Harald Harfaager. Les épreuves de ses premières années avaient inspiré à ce chef une haine violente des arts magiques. Un de ses fils, Rôgrivald Rettilbein, reçut de lui le gouvernement de Hadeland et y apprit la magie dont il devint un adepte renommé. Aussi, lorsque Vitgeir, magicien celèbre de Horde-land, reçut de Harald l'ordre d'abandonner ses pratiques coupables, il ne craignit pas de répliquer qu'un magicien d'humble condition ne pouvait être bien dangereux, alors que le fils du roi pratiquait publiquement ce même art à Hadeland. Apprenant, par cette dénonciation, les méfaits de Rôgnvald, Harald dépêcha en hâte Éric à la Hache-Sanglante, fils d'un autre lit ; celui-ci mit promptement le feu à une maison où se trouvaient son frère consanguin et quatre-vingts autres magiciens — acte de justice expéditive auquel, dit-on, tout le monde applaudit.

 

Telles étaient les croyances et les pratiques des races chez lesquelles l'Église devait entreprendre de détruire le paganisme et la magie. Il n'y avait guère de différence, à cet égard, entre les anciennes provinces de l'Empire et celles où le christianisme faisait sa première apparition ; car nous venons de voir que, dans les premières, vainqueurs et vaincus étaient imbus de superstitions à peu près pareilles. Quand la loi impériale fit place à la loi barbare, ce changement produisit, en ce qui concernait la magie, le même résultat que sur la persécution de l'hérésie ; cependant il ne faut pas oublier que, tandis que l'hérésie disparaissait presque totalement au milieu de la torpeur intellectuelle de l'époque, la magie, au contraire, se développa de plus en plus. On renonça, dans la pratique, à l'extirper. Comme nous l'avons vu plus haut, le premier texte de la loi salique ne comporte pas de pénalité générale contre la magie. Dans les rédactions ultérieures, outre l'amende infligée pour cannibalisme, divers manuscrits contiennent des clauses imposant des amendes à ceux qui ensorcèlent des hommes par des charmes ou les font périr par des incantations ; le coupable de ce dernier crime peut être brillé vif. Mais ces clauses disparaissent dans la Lex Emendata de Charlemagne, peut-être en raison de la législation des Capitulaires, dont nous parlerons plus loin. Le code Ripuaire traite le meurtre par magie à l'égal de tout autre homicide : il prévoit comme compensation l'ordinaire wergeld ou prix du sang ; quant aux dommages causés par des artifices magiques, la peine est une amende de cent sols, qu'on peut éviter par la compurgation, en fournissant six cojureurs. Les autres codes sont muets sur ce point.

Sous la domination franque, les lois étaient personnelles et non territoriales ; aussi la population gallo-romaine continua-t-elle à être régie par le droit romain ; mais on ne tenta aucun effort pour en appliquer les dispositions. Grégoire de Tours rapporte divers miracles tendant à prouver la supériorité de la magie chrétienne — reliques et invocations de saints — sur la magie populaire ; d'où l'on peut inférer que le premier mouvement du peuple, en cas d'accident ou de maladie soudaine, était d'envoyer chercher le plus proche ariolus ou adepte des arts réprouvés. Apparemment, certains hommes exerçaient ouvertement cette profession, sans crainte de châtiments, au mépris de condamnations réitérées émanant des conciles de l'époque. Les motifs de crainte étaient, en effet, peu sérieux, à en juger par l'histoire d'une femme de Verdun, qui prétendait prédire l'avenir et faire découvrir les objets volés. Elle réussissait si bien qu'elle fit de son art un commerce fructueux, acheta de son maître la liberté et accumula beaucoup d'argent. Elle finit par être amenée devant l'évêque Agéric, qui se contenta de la guérir de la possession démoniaque à l'aide d'exorcismes et d'onctions d'huile sainte ; après quoi il la renvoya indemne[9].

Sans doute il arrivait parfois que les passions effrénées des Mérovingiens se déchainassent avec une cruauté sauvage contre ceux qui avaient encouru leur mauvais vouloir ; mais ce furent des cas exceptionnels et sans caractère légal. Quand Frédégonde perdit de la peste ses deux enfants, son beau-fils Clovis fut accusé d'avoir provoqué ces morts par des artifices magiques. Une femme, dénoncée comme complice, fut torturée jusqu'à ce qu'elle confessât le crime et brûlée bien qu'elle eût rétracté sa confession. Puis Chilpéric livra son fils Clovis à Frédégonde, qui le fit assassiner-Plus tard, en 584, lorsque mourut un autre fils de la reine, Thierry, Frédégonde accusa un favori du roi, Mummolus, qu'elle haïssait, d'avoir tué le prince par incantation. Elle fit arrêter plusieurs femmes de Paris et, par la flagellation et la torture, les amena à avouer qu'elles étaient des magiciennes et qu'elles avaient causé nombre de morts, entre autres celle de Thierry, dont l'âme avait été acceptée en place de celle de Mummolus. Plusieurs de ces malheureuses créatures furent simplement mises à mort, d'autres furent brûlées, d'autres rouées sur l'ordre de Frédégonde. Chilpéric fit ensuite torturer Mummolus ; on lui attacha les mains derrière le dos et on le suspendit à un poteau ; mais il avoua seulement s'être fait donner par les femmes des philtres et des onguents pour gagner la faveur du roi et de la reine. Malheureusement, quand on l'eut détaché du poteau, Mummolus dit au bourreau : « Annoncez au roi que je ne me ressens nullement de la torture qui m'a été infligée )3. Dès que ces paroles furent rapportées à Chilpéric, le roi s'écria : « Ne faut-il pas qu'il soit réellement sorcier, pour n'avoir pas souffert de ces tourments 4 « Puis il le fit étendre sur une roue et fouetter de lanières de cuir jusqu'à ce que les exécuteurs fussent épuisés de fatigue. Finalement Mummolus demanda en grâce à Frédégonde de le laisser vivre ; il fut dépouillé de tous ses biens et envoyé, dans un chariot, à Bordeaux, sa ville natale, où il mourut en arrivant. Des affaires de ce genre mettent en lumière les croyances de l'époque, mais ne nous éclairent nullement sur ses usages judiciaires.

En Italie, les Lombards éprouvèrent plus fortement l'influence romaine, et, dans la dernière période de leur domination, adoptèrent des lois générales et assez sévères contre la pratique de la magie, sans considération du dommage causé. Le magicien devait être vendu comme esclave hors de la province ; le prix de la vente était partagé entre le juge et les autres fonctionnaires, selon la part prise par chacun dans les poursuites ; si, par vénalité ou pitié, le juge refusait de condamner, il était frappé d'une amende égale à la totalité de son wergeld, c'est-à-dire au prix du sang ; une amende moitié moins forte punissait le juge qui négligeait de rechercher un magicien et laissait à un autre magistrat le mérite de la découverte. Pour avoir consulté un magicien ou pour avoir négligé de le dénoncer, ou pour avoir usé d'incantations, la peine était égale à la moitié du wergeld du criminel. En m ; me temps, la loi rejetait les superstitions trop grossières : Rotharis défendit de mettre à mort les sorcières auxquelles la croyance populaire attribuait l'horrible coutume de dévorer les entrailles des hommes.

Dans la longue anarchie qui marqua la chute des Mérovingiens, les royaumes francs perdirent presque entièrement le respect de l'Église, de ses préceptes et de ses observances. Au cours de la lente reconstitution, alors que grandissait peu à peu la dynastie carlovingienne et que saint Boniface, sous les auspices du pape, cherchait à restaurer l'Église, un des incidents les plus marquants fut la ruine de l'évêque Adalbert qui professait l'invocation des anges Urie', Raguel, Tubuel, Inias, Tubuas, Sabaoc et Simiel. Adalbert fut vénéré comme un saint, les débris de ses ongles et de ses cheveux devinrent de précieuses reliques. Des condamnations réitérées, prononcées dans le pays même, n'eurent aucun effet contre ce faux culte des anges ; en 745, le pape Zacharie tint à Rome un synode qui déclara ce culte adoration des démons, attendit que les seuls anges dont on connaisse les noms sont Michel, Gabriel et Raphaël. Néanmoins, cette superstition était fortement implantée dans l'esprit populaire et ce ne fut qu'après des efforts prolongés qu'on réussit à la déraciner. Encore semble-t-il qu'on trouve une allusion à cette croyance citez Alto de Verceil, en plein Xe siècle. L'Église était dans une situation si déplorable qu'on ne pouvait songer à entreprendre alors de supprimer la magie.

Au nombre des instructions que reçurent Boniface et ses compagnons figurait l'extirpation des observances païennes comprenant la divination, la magie et autres superstitions similaires. Quand l'Église commença à revivre, des conciles se réunirent, en 742 et 743, dans lesquels l'Église et l'État se mirent d'accord pour interdire ces pratiques ; cependant, la seule menace était une amende assez légère ; mais on instituait en l'espèce la juridiction ecclésiastique, en ordonnant aux évêques de faire annuellement des recherches dans leurs diocèses pour détruire le paganisme et les arts réprouvés Pourtant Boniface se plaignit à Zacharie que Rome offrit aux yeux des Francs ou des Germains qui s'y rendaient le spectacles des pratiques qu'on s'efforçait laborieusement de détruire chez eux. Le ter janvier était célébré par des danses païennes ; des femmes portaient des amulettes et des charmes pour empêcher la consommation du mariage et les mettaient publiquement en vente. Pour toute réponse, le pape allégua que ces pratiques étaient interdites de longue date, mais qu'elles avaient surgi de nouveau et avaient été de nouveau prohibées par lui — apparemment sans aucun succès.

Lors de la réorganisation opérée par la dynastie carlovingienne, on tenta quelques efforts pour détruire tous les arts superstitieux et on les traita avec une sévérité croissante, bien que les mesures prises à leur égard fussent encore d'une douceur relative. La plus énergique législation fut un édit de 805, par lequel Charlemagne remet l'affaire aux soins de l'Église, et ordonne à l'archiprêtre de chaque diocèse de faire une enquête contre les gens accusés de divination ou de magie ; il permettait, semble-t-il, l'emploi modéré de la torture pour l'obtention des aveux et autorisait également l'incarcération jusqu'à l'amendement des coupables. Charlemagne, au cours de ses longs et énergiques efforts pour convertir les Saxons, punit de mort ceux qui brûlaient et mangeaient des sorcières en s'imaginant que celles-ci dévoraient des hommes, croyance extrêmement répandue ; mais, en revanche, il livra comme esclaves à l'Église tous les devins et magiciens. A cette époque et pendant les deux siècles suivants, la législation parallèle de l'Église, infligeant des peines spirituelles, demeura singulièrement douce ; mais les divers canons pénitentiaux sont si dissemblables qu'il est impossible d'en tirer un système. Celui que l'on attribue à Théodore de Canterbury, et qui jouissait d'une autorité générale, ne punit la magie que d'une pénitence de quarante jours à un an, ou, si le coupable est un ecclésiastique, de trois années ; mais, pour avoir placé un enfant sur un toit ou dans un four afin de le guérir d'une fièvre, il prescrit une pénitence de sept ans ; le même délit est frappé de cinq années de pénitence par le canon d'Echert d'York. Évidemment, il n'y avait pas de règle fixe. Le code le plus systématique est celui de Gaerbald, évêque de Liège vers l'an 800. Il ordonne que tous les criminels soient traduits devant son tribunal et fixe les peines suivantes : sept ans de pénitence et de distributions libérales d'aumônes pour homicide commis au moyen de la magie ; sept ans sans distributions d'aumônes pour celui qui a frappé de folie sa victime ; cinq ans et distributions d'aumônes pour consultation de devins ou pratique de la science augurale d'après le vol des oiseaux ; sept ans pour les magiciens qui soulèvent la tempête ; trois ans et distributions d'aumônes pour honneurs rendus à des magiciens ; un an pour avoir excité l'amour par des sortilèges, à condition que le délit n'ait pas entrainé la mort de la victime ; si le coupable est un moine, la peine est portée à cinq ans. Un autre canon pénitentiel, vers la même époque, prescrit quarante jours à un an de pénitence pour divination ou incantations diaboliques ; mais la peine est de sept ans si une femme menace une autre femme de maléfices ; si la coupable est pauvre, la peine est réduite à quatre ans. En 829, le concile de Paris attribue les malheurs de l'Empire à la prédominance des crimes et particulièrement de la magie ; il cite les cruelles dispositions de la loi mosaïque et énumère longuement les méfaits des criminels — comment des hommes ont été frappés de folie par l'effet de philtres et de boissons d'amour, comment on provoque la tempête et la grêle, comment des moissons, du lait, des fruits sont ravis à leurs détenteurs légitimes, et comment on prédit l'avenir ; mais il ne fixe pas de pénalités et invite seulement les chefs séculiers à punir vigoureusement ces crimes. De même Erard, archevêque de Tours, lança, en 838, une prohibition générale, mais en menaçant les coupables d'une simple pénitence publique, sans indiquer les détails de cette pénitence. Tout ce que l'on peut conclure de cette législation confuse, des collections connues sous le nom de Capitulaires, des spéculations et des discussions de Raban-Maur et d'Hincmar de Reims, c'est que tous les genres de divination et de magie, romaine ou teutonique, étaient universellement répandus, qu'on voyait dans cet art une émanation directe de Satan, que l'Église était sans armes pour le combattre, que la législation séculière n'ordonnait que des peines légères et que, le plus souvent, ces peines n'étaient même pas appliquées.

Pourtant, à côté de la juridiction organisée de l'Église et de l'État, il y avait une justice populaire et brutale, — sorte de loi de Lynch — qui frappait individuellement les coupables sans forme de procès. Il est question, vers cette époque, d'une certaine Gerberge que l'empereur Lothaire fit noyer dans l'Aar — « ce qui est le sort ordinaire des magiciens » ; ce fait nous montre que l'on suppléait volontiers aux insuffisantes dispositions des Capitulaires. Un autre document intéressant à cet égard est le témoignage de saint Agobard, archevêque de Lyon, qui combattit inutilement nombre de superstitions alors florissantes. Une de ces superstitions consistait à croire qu'on pouvait, par des artifices magiques, appeler la tempête croyance que l'Église avait de bonne heure flétrie comme hérétique, parce qu'elle impliquait la théorie dualiste de Manès, 4i5 plaçant le monde visible sous la domination de Satan. C'est ainsi que le premier concile de Braga, en 563, anathématisa spécialement cette superstition comme une erreur priscillianiste ; mais elle était trop universellement répandue pour qu'on pût en venir à bout par une condamnation théorique. Elle fut finalement acceptée comme orthodoxe par l'Église en même temps que beaucoup d'autres fables populaires, et Saint Thomas d'Aquin prouva qu'avec la permission de Dieu, des démons peuvent provoquer des bouleversements dans l'atmosphère. Agobard rapporte que, dans sa province, cette croyance était universellement admise dans toutes les classes de la société ; il y avait une certaine région, appelée Magonia, d'où venaient, au milieu des nuages, des navires qui repartaient ensuite, chargés des récoltes détruites par la grêle ; les Tempestarii, magiciens qui déchainaient le fléau, étaient, pour ce service, payés par les Magoniens. Dès qu'on entendait gronder le tonnerre, on disait que ce bruit annonçait la venue de l'ouragan magique. Ces Tempestarii exerçaient en secret leur néfaste métier ; mais il y avait une classe reconnue de magiciens qui prétendaient être capables de les tenir en échec. On rémunérait leur intervention en leur attribuant une part de la moisson, qu'on appela dès lors la part canonique. Des gens qui ne payaient pas de dimes et qui ne faisaient aucune aumône ne manquaient pas de fournir une contribution régulière à ces imposteurs. Un jour on s'empara de trois hommes et d'une femme que l'on accusa d'être des Magoniens tombés d'un de leurs navires aériens. On réunit une assemblée du peuple, devant laquelle comparurent les prisonniers enchainés ; on les condamna promptement à être lapidés à mort ; mais Agobard intervint en personne et, après une discussion prolongée, réussit à leur faire rendre la liberté. Ces procédés extra-judiciaires furent encore employés en d'autres occasions. Une cruelle épizootie décimait les troupeaux ; le bruit courut que le fléau avait été provoqué par Grimoald, duc de Bénévent, lequel, par haine de Charlemagne, avait envoyé des émissaires répandre une poudre magique sur les montagnes, les champs et les rivières. En réalité, dit Agobard, si tous les habitants de Bénévent avaient été réquisitionnés à cet effet et que chacun d'eux eût eu à sa disposition trois chariots, ils auraient été incapables d'infecter un territoire aussi vaste que la région contaminée ; néanmoins, un grand nombre de malheureux furent arrêtés et mis à mort sous l'accusation d'avoir participé à ce méfait. Agobard ajoute que, chose stupéfiante, ces gens avouèrent leur prétendu crime et qu'il ne put les empêcher de porter contre eux-mêmes de faux témoignages, soit à la suite de la flagellation ou de la torture, soit par crainte de la mort. Cet exemple d'un emploi prématuré et irrégulier de la torture est comme l'annonce du temps où, à l'aide de méthodes non moins efficaces, on arrachera l'aveu des plus extravagantes absurdités concernant le Sabbat des sorcières, aveu maintenu par les victimes jusque sur le bûcher. Ces récits montrent aussi quelle atmosphère de terreur superstitieuse planait alors sur la vie de toute l'Europe[10].

La civilisation carolingienne ne fut qu'un éclair rapide perçant les ténèbres de ces siècles douloureux. Dans le désordre qui accompagna la naissance de l'Empire, l'organisation de la féodalité et la fondation des monarchies européennes, l'Église, tout en s'attribuant sans bruit les fonctions juridiques sur lesquelles elle devait plus tard fonder ses prétentions à la suprématie, ne prit aucune mesure efficace pour détruire le royaume de Satan. Pourtant, les agents du Démon, devins et magiciens, étaient toujours aussi nombreux. En 850, le concile de Pavie se contenta de prescrire la pénitence perpétuelle pour les magiciennes qui provoquaient l'amour ou la haine et qui faisaient ainsi périr de nombreuses victimes. Peut-être se produisait-il parfois des explosions de cruauté populaire, comme le donne à penser une brève mention, extraite d'un manuscrit suspect, relative à l'exécution d'un certain nombre de magiciens brûlés en Saxe en 914 ; mais, en fait, l'Église en arriva à tolérer virtuellement ces pratiques. Vers le milieu du Xe siècle, l'évêque Atto de Verceil jugea utile de publier à nouveau un canon oublié du quatrième concile de Tolède, menaçant de dégradation ou de pénitence perpétuelle dans un monastère, tout évêque, prêtre, diacre ou autre ecclésiastique qui consulterait des magiciens, des sorciers et des augures. Mais il faut dire qu'Atto était une sorte de puritain qui s'efforçait de réagir contre la démoralisation générale de son temps. Les arts réprouvés inspiraient d'ordinaire si peu d'horreur que la réputation d'habile nécromant, rapportée d'Espagne par Gerbert d'Aurillac, n'empêcha pas celui-ci d'être promu aux sièges archiépiscopaux de Reims et de Ravenne, ni d'être finalement élu pape ; d'autre part, on voit encore, en 1170, un archevêque de Besançon recourir aux lumières d'ecclésiastiques versés dans la nécromancie pour découvrir certains hérétiques[11].

D'ailleurs l'Église observa, à cet égard, une attitude assez inconséquente. Parfois elle faisait preuve d'un jugement éclairé et tenait ces croyances pour des superstitions sans fondement. C'est ainsi qu'un concile irlandais du IXe siècle anathématisait tout chrétien qui croyait à l'existence des sorcières, et exigeait une rétractation avant d'admettre l'excommunié â la réconciliation. De même, en 1080, Grégoire VII, écrivant à Harold le Simple de Danemark, blâma sévèrement la coutume qui attribue â des prêtres et à des femmes toutes les tempêtes, maladies et autres désastres matériels ; ces malheurs sont des jugements de Dieu ; en tirer vengeance sur des innocents, c'est provoquer plus vivement encore la colère divine. Mais, le plus généralement, l'Église admettait la vérité de ces croyances et cherchait, avec peu d'énergie d'ailleurs, â réprimer les pratiques coupables à l'aide des censures ecclésiastiques. Cette attitude hésitante apparait dans les canons de Burchard, évêque de Worms, publiés dans la première moitié du XII siècle ; tantôt c'est la croyance â l'existence de la magie qui est frappée de pénitence ; tantôt le châtiment est dirigé contre la pratique de cet art. D'autre part, si les confesseurs suivaient les instructions de Burchard et interrogeaient leurs pénitents sur tous les détails des divers artifices magiques auxquels ces derniers avaient pu recourir, le seul résultat de ces confessions devait être de propager, de la façon la plus efficace, la connaissance des artifices réprouvés. En même temps, Burchard, comme les canoniales Regino de Pruhm et Ivo de Chartres, publiait toute une collection de canons prohibitifs tirés des premiers conciles et des ouvrages des Pères, montrant que la réalité de la mairie était parfaitement admise et que le devoir de l'Église était de la combattre. Cette croyance au pouvoir de la magie était même si absolue que l'Église permettait la dissolution du sacrement du mariage lorsque la consommation en avait été empêchée par les artifices d'un magicien et que les exorcismes, prières, aumônes et autres remèdes ecclésiastiques restaient pendant trois ans sans effet contre la puissance de Satan. Guihert de Nogent raconte que cet accident s'était produit, parla malice d'une marâtre, lorsque son père et sa mère s'étaient mariés ; mais sa mère avait résisté â tous ceux qui lui conseillaient de recourir au divorce, bien que l'obstacle persistât pendant sept années ; à la fin, le charme fut rompu, non par le ministère de quelque prêtre, mais par les contre-charmes d'une ancienne magicienne. Philippe-Auguste allégua la même raison pour répudier sa femme, Ingeburge de Danemark, le jour de son mariage, et l'évêque Durand, dans son Speculum Juris, déclare que le cas était d'occurrence journalière. Même un homme aussi éclairé que Jean de Salisbury déploie toutes les ressources de son érudition pour décrire les variétés de la magie et prend soin d'établir que, si les magiciens tuent des hommes par la violence de leurs sortilèges, c'est avec la permission de Dieu. De son côté, Pierre de Blois, s'il ne partage pas la croyance vulgaire aux présages, admet la puissance de l'intervention satanique dans les pratiques de la magie noire[12].

Alors que la croyance à la magie et à son origine infernale-était ainsi universellement répandue, on ne songeait nullement, semble-t-il, à lui appliquer la rigueur des lois. Vers 1030 Poppo, archevêque de Trêves, envoya à une nonne un morceau de son manteau pour que la religieuse lui en fit une paire de chaussures qu'il devait porter en disant sa messe. La nonne ensorcela si bien les chaussures que, lorsque l'archevêque les mit à ses pieds, il tomba éperdument amour9ux de la religieuse. Il résista à sa passion et donna les chaussures à un de ses principaux ecclésiastiques, qui éprouva bientôt les mêmes désirs. L'expérience fut renouvelée, avec le même succès, sur tous les membres du haut clergé cathédral ; lorsque la preuve du sortilège fut devenue accablante, la coupable fut condamnée à quitter son couvent ; quant à Poppo, il expia sa passion d'un jour par un pèlerinage en Terre-Sainte. Cependant, on jugea que la discipline du couvent devait être bien relâchée et l'on donna aux religieuses le choix entre l'adoption d'une règle plus sévère et la dispersion. Elles choisirent ce dernier parti et furent remplacées par une congrégation d'hommes. En 1074, lorsqu'une révolte, éclatant à Cologne, contraignit l'archevêque à la fuite, on cita, parmi les excès commis par les rebelles triomphants, le fait d'avoir tué, en la précipitant du haut des murs, une femme qui passait pour avoir, par des artifices magiques, frappé de folie plusieurs hommes. Trois siècles auparavant, cet acte, considéré alors comme un crime, aurait été tenu pour une louable manifestation de zèle. Vers la même époque, un concile de Bohême conseille aux fidèles de ne pas consulter des magiciennes lorsqu'ils sont dans l'embarras ; mais il ne prescrit comme châtiment que le repentir, la confession et l'abstention de toute récidive. En Hongrie, d'après les lois de saint Ladislas, les sorcières étaient simplement rangées au nombre des prostituées et frappées des mêmes peines ; le successeur de Ladislas, Coloman, passe rapidement sur ce point, en faisant observer qu'il n'y a pas lieu de prendre des dispositions contre les sorcières, vu qu'il n'en existe point.

Pourtant, on sentait tout le tort que causait l'accusation de magie, et comme cette accusation était aussi facile à porter que malaisée à nier, on ne manquait pas de la lancer à la légère. On ne se contenta pas d'exiger que Bérenger de Tours abjurât ses doctrines relatives à la transsubstantiation ; il fut stigmatisé, de plus, comme le plus dangereux des nécromanciens. Dans l'âpre lutte de Grégoire VII contre l'Empire, lorsque le synode de Brescia déposa le pape en 1080 et élut l'antipape Wiberto de Ravenne, une des raisons alléguées pour cette déposition fut que Grégoire était nécromancien avéré ; on croyait qu'il avait appris son art à Tolède. L'emploi de cette arme offensive dans les querelles des partis apparaît dans les différents récits relatifs à Liutgarda, nièce d'Égilbert, alors archevêque de Trèves. Égilbert était un ardent partisan de la cause impériale ; quand il eut reçu de Wiberto le pallium, il nomma Liutgarda abbesse d'un couvent situé dans son diocèse. L'histoire de son épiscopat est racontée par un contemporain : un manuscrit, qui est sans doute le seul authentique, dépeint Liutgarda comme une femme cultivée et vertueuse, qui, pendant quarante ans, dirigea son couvent pour la plus grande gloire de Dieu et laissa un excellent souvenir ; un autre manuscrit de la même chronique la traite de sorcière, blasphématrice et magicienne, et ajoute que le couvent fut presque ruiné sous sa direction. Le triomphe final de l'Église sur l'Empire fournit le motif de ces interpolations.

Tandis que, sur le continent, les anciennes lois dirigées contre la magie tombaient ainsi en désuétude, la législation des Anglo-Saxons montre qu'en Angleterre le lyblac, ou sorcellerie, était l'objet de la plus grande sollicitude. Vers l'an 900, les lois d'Édouard et de Guthrum assimilent sorcières et devins aux parjures, meurtriers et prostituées ; tous ces criminels seront chassés du pays ; sinon, il leur est laissé le choix entre l'amendement, l'exécution ou le paiement de fortes amendes, — disposition qui fut reprise successivement par divers souverains jusqu'à l'époque de Cnut. Athelstan décréta, bientôt après, que si un décès était provoqué par lyblac et que l'auteur du crime avouât son méfait, le coupable devait payer de sa vie ses artifices ; s'il niait, il subirait la triple ordalie ; s'il ne sortait pas vainqueur de ces trois épreuves, il serait frappé de quatre mois d'emprisonnement. Après ce temps de peine, les parents du prisonnier pouvaient le racheter en payant le wergeld du mort, en versant au roi l'énorme amende de cent vingt shillings et en fournissant des garanties pour assurer, dans l'avenir, la bonne conduite du condamné. Vers le milieu du Xe siècle, Édouard l'Ancien prescrivit l'excommunication perpétuelle de tout adepte du lyblac qui ne se repentirait pas. Dans la compilation connue sous le nom de Lois de Henry Ier, k meurtre par magie faisait perdre au coupable le droit de se racheter par le paiement du wergeld ; le criminel était livré aux parents de la- victime, qui pouvaient tirer de lui telle vengeance qu'il leur plaisait. Pour des dommages moins graves causés par-artifices magiques, la compensation était permise comme pour les autres délits. Si l'accusé niait, il était jugé par l’évêque, la connaissance de ce crime relevant de' la juridiction ecclésiastique. Cette sévérité s'atténua ; semble-t-il, au moment de l'invasion normande. Guillaume le Conquérant, assiégeant l'île d'Ely, plana à la tête de ses troupes, sur le conseil d'Ives Taillebois, une magicienne dont les incantations devaient, espérait-on, paralyser la défense des assiégés. Malheureusement, le projet échoua : Hereward de Burgh attaqua de flanc les envahisseurs et, mettant le feu aux roseaux, brûla la sorcière et tous les soldats qui l'entouraient.

Au début du XIe siècle, quand Olaf Tryggvesson entreprit de christianiser la Norvège, il considéra les magiciens comme les plus redoutables ennemis de la foi et les traita sans pitié. A nue assemblée, ou Thing, tenue à Viken, il proclama qu'il frapperait de bannissement quiconque serait reconnu coupable de faire appel aux esprits malins ou à la magie ; cette menace fut suivie de mesures fort rigoureuses. Olaf entama une perquisition par tout le district, réunit tous les sorciers leur offrit use grande fête où la boisson coula abondamment ; puis, trend ils furent ivres, on mit le feu à la maison. Nul n'échappa, sauf Eyvind Kellda, petit-fils d'llarald Harfaager et devin particulièrement dangereux, qui réussit à gagner le toit en s'enfuyant par la cheminée. Au printemps, comme Olaf célébrait les Pâques dans l'île Kormt, Eyvind arriva soudain dans un long navire rempli de magiciens. Ils atterrirent, revêtirent des capuches ténébreuses qui les rendaient invisibles et s'enveloppèrent d'un brouillard épais ; mais quand ils arrivèrent à Augvaldsness, où se trouvait le roi Olaf, il faisait grand jour ; tous furent frappés de cécité et errèrent à l'aventure, jusqu'au moment où les hommes du roi les appréhendèrent et les amenèrent devant Olaf. Celui-ci fit lier les magiciens sur un roc qui n'était découvert qu'à marée basse et qui conserva, jusqu'au temps de Snorri Sturlason, le nom de Rocher des. Cris. Un autre pieux exploit attribué à Olaf offre un exemple des méthodes qu'il fallut employer pour répandre la bonne parole parmi les sauvages héros de la Norvège et montre en même temps à quelles influences les chrétiens attribuaient souvent le pouvoir des magiciens. Olaf s'était emparé d'Eyvind Kinnrif, célèbre sorcier, et s'efforçait vainement de le convertir. A la fin, on plaça sur le ventre du rebelle un poêlon rempli de charbons ardents, supplice que le malheureux subit stoïquement, ne demandant quartier que lorsque le feu eut séparé son corps en deux tronçons. Voyant dans cette tardive requête un signe de défaillance, Olaf demanda : « Eyvind, veux-tu maintenant croire au Christ ? » — « Non », répondit Eyvind, « je ne puis recevoir le baptême, car je suis un mauvais esprit enfermé dans un corps humain par un artifice de magie lapone, sans lequel mon père et ma mère- n'auraient pu avoir d'enfant, » et il expira. Pourtant, dans le plus ancien code islandais, le Grügds, compilé probablement en 1118, il n'est pas •fait allusion à la magie, dont la connaissance était apparemment laissée aux tribunaux spirituels ; d'autre part, dans un recueil de droit ecclésiastique datant de la même époque, les artifices magiques sont simplement punis de trois ans d'exil ; mais si les sortilèges ont blessé ou tué un homme ou un animal, le bannissement est perpétuel. Dans les deux cas, l'accusé a le droit d'être jugé par douze personnes de bonnes mœurs et de bonne foi.

Dans toutes les autres régions de l'Europe, vers la fin du XIIe siècle, il semble que les autorités séculières et ecclésiastiques aient à peu près renoncé à réprimer la magie. Il ne faudrait pas croire cependant que cette pratique fût délaissée ou qu'elle fût devenue légitime. En 1419, on voit l'abbé Wibald de Corvey accuser un de ses moines, Walter, de recourir à des incantations diaboliques. Si, en 1181, Alexandre JIL réserva au Saint-Siège le monopole de la canonisation des saints, ce fut parce que les moines de l'abbaye normande de Gristan étaient adonnés à la magie et s'efforçaient ainsi d'acquérir une réputation de thaumaturges. Un jour, comme l'abbé était parti pour l'Angleterre, le prieur s'enivra pendant le dîner et frappa avec un couteau de table deux de ses moines, lesquels, en manière de représailles, le rouèrent de coups, si bien qu'il mourut sans are muni des sacrements ; pourtant, à l'aide de moyens magiques, les moines amenèrent le peuple à vénérer le défunt comme un saint, jusqu'au jour où l'évêque Arnoul de Lisieux révéla la vérité à Alexandre. Ce genre de crime obtenait facilement le pardon : c'est ainsi qu'un prêtre qui, pour retrouver un objet volé dans son église, avait eu recours à un magicien et avait regardé dans un astrolabe, ne fut puni par Alexandre que d'une année de suspension, — décision que Grégoire IX inséra dans le droit canon comme précédent faisant jurisprudence. Celte méthode de divination impliquait l'invocation des mauvais esprits et était, par conséquent, tout à fait illicite ; néanmoins, on en usait sans scrupule. Jean de Salisbury, qui mourut en 1181, rapporte qu'étant enfant il avait été confié à un prêtre chargé de lui enseigner les psaumes. Son maitre unissait à ses fonctions sacrées la pratique de la catoptromancie et un jour, après avoir prononcé les conjurations nécessaires et répandu le saint chrême sur la tête de Jean et d'un élève plus âgé, il les invita à observer le bassin de cuivre poli. Jean ne put rien voir et fut désormais dispensé de tout service de ce genre ; mais son camarade discerna des formes vagues et devint un « sujet » plus docile. Ainsi les arts réprouvés florissaient sans rencontrer une répression bien vigoureuse et, à cette époque de tolérance virtuelle, causaient peu de mal, exception faite de quelques cas isolés d'empoisonnement par philtre d'amour[13].

Il semblerait que cette tolérance eût dû cesser avec l'éveil de l'esprit humain, lorsque l'intelligence, dans ses premiers tâtonnements, se mit à étudier, avec une assiduité redoublée, les sciences occultes, et s'efforça de pénétrer les secrets de la nature, lorsque la théologie scolastique prit la forme d'un système et chercha à élaborer une théorie de l'univers, lorsque l'étude du droit romain remit au jour les édits impériaux contre la magie et que les tribunaux ecclésiastiques s'organisèrent pour l'application de ces décrets. Pourtant, le développement de la persécution fut singulièrement lent. L'Église avait à combattre un ennemi autrement redoutable, l'hérésie, dont les progrès devenaient alors menaçants ; elle ne pouvait guère prêter attention à un crime qui ne mettait en péril ni le pouvoir ni les privilèges de la hiérarchie. Il arrivait parfois qu'un concile, comme celui de Rouen en 1189 et celui de Paris en 1212, dénonçât les adeptes de la magie ; mais on ne prescrivait contre eux aucune peine et l'on se contentait de les menacer d'excommunication. Pourtant la masse estimait que, pour ce crime comme pour l'hérésie, le châtiment requis était le bûcher. C'est ainsi que, vers cette époque, un jeune clerc de Sœst, nommé Hermann, accusé de magie par une femme impudique dont il avait repoussé les avances, fut condamné et brûlé. Au milieu des flammes, il chanta l'Ave Maria jusqu'au moment où un parent de l'accusatrice lui imposa silence en lui enfonçant dans la bouche une baguette enflammée ; mais l'innocence de la victime éclata par les miracles qui s'opérèrent sur sa tombe et l'on éleva une chapelle sur ses restes.

Césaire d'Heisterbach, auquel on doit le récit de ce fait, fournit une abondante collection de prodiges attestant que la superstition était toujours aussi vivace, que les hommes s'empressaient de tirer tout le parti possible de leurs relations avec Satan et que ces pratiques restaient virtuellement impunies. Il rapporte qu'un ecclésiastique, nommé Philippe, était mort peu auparavant, sans que l'Église ou l'État l'eussent inquiété, bien qu'il fût célèbre comme nécromancien. Un chevalier, Henry de Falkenstein, qui ne croyait pas au pouvoir des démons, avait demandé à ce Philippe de lever ses doutes. L'autre y consentit volontiers, traça avec une épée un cercle dans un carrefour et murmura des incantations ; aussitôt, dans un tumulte semblable au ronflement des eaux déchainées et au grondement de la tempête, le démon apparut, plus grand que les arbres, noir et d'aspect terrifiant. Le chevalier se tint à l'intérieur du cercle magique et évita toute atteinte directe ; mais son visage perdit sa couleur et il demeura pille durant les quelques années qu'il lui restait à vivre. Un prêtre tenta la même expérience ; mais, pris de peur, il se laissa entrainer hors du cercle, et fut si grièvement blessé qu'il mourut trois jours plus tard. Waleran de Luxembourg confisqua pieusement la maison du défunt, ce qui prouve que l'immunité ecclésiastique n'était pas toujours une sûre garantie.

Les pactes signés avec Satan étaient également fréquents. On découvrit que les hérétiques brûlés, en 1180, à Besançon avaient caché sous leurs aisselles de petits rouleaux de parchemin portant des pactes de ce genre. Il serait difficile de trouver un fait historique de ce temps-là reposant, en apparence, sur des autorités plus sûres que l'histoire d'Everwach, qui vivait encore à Stalum, comme moine de Saint-Nicolas, au moment où Césaire relata ses aventures, qu'il tenait d'un témoin oculaire. Everwach avait été l'intendant de Théodoric, évêque d'Utrecht, et avait fidèlement servi son maitre. Accusé de malversations, il constata la disparition de plusieurs de ses livres et, dans son désespoir, invoqua le diable en disant : « Seigneur, si tu me viens en aide dans cette extrémité, je te rendrai hommage et te servirai en toute chose. » Le diable accourut ; Everwach accepta les conditions du pacte infernal, reniement du Christ et de la Vierge et prestation d'hommage à Satan ; ensuite il put sans peine établir la régularité de ses comptes. Depuis ce jour, Everwach avait coutume de dire publiquement : « Ceux qui servent Dieu sont misérables et pauvres ; ceux qui croient au Diable sont comblés de prospérités, » et il se consacra à l'étude des arts magiques. La discipline était alors si relâchée que, dans son zèle pour Satan, il contredit avec âpreté Maitre Olivier, Scholasticus de Cologne, qui prêchait la croisade à Utrecht ; blâmé par le prédicateur, il chercha à tuer celui-ci et n'échoua dans sa criminelle tentative que par suite d'une maladie dont il mourut. Il fut précipité en enfer et soumis aux indescriptibles tourments des damnés ; mais le Seigneur eut pitié de lui ; il revint à le vie le pur même de son enterrement, sur le brancard funèbre. Dès lors, il devint un homme nouveau. En compagnie de l'évêque Otto d'Utrecht, il fit un pèlerinage au Saint-Sépulcre, s'imposa toutes sortes de macérations, et, à son retour, abandonna ses biens à l'Église et se retira au couvent de Stalum. Césaire raconte aussi l'histoire d'un jeune chevalier des environs de Liège, lequel, après avoir dissipé sa fortune dans le désordre, reçut d'un de ses paysans le conseil de faire appel à Satire. Sur la promesse de la richesse et des honneurs, il renonça à Dieu et rendit à Satan l'hommage féodal : le Diable, cependant, exigeait que son serviteur reniât également la Vierge ; mais l'autre refusa ; aussi, grâce à son repentir, obtint-il le pardon par l'intercession de la Mère de Dieu[14].

Ces exemples, qu'il serait facile de multiplier, suffisent à éclairer les tendances de la pensée et des croyances populaires à cette époque. Sans doute Roger Bacon, qui, sur tant de points, fut singulièrement en avance sur son temps, estimait qu'une bonne part de la magie était pure supercherie, que c'était une erreur d'attribuer à l'homme le pouvoir d'évoquer ou de congédier à son gré de malins esprits, et qu'il était bien plus simple de prier Dieu directement, attendu que les démons ne sauraient influer sur le cours des choses humaines sans la permission de Dieu. Cependant Bacon lui-même, en affirmant l'inutilité des charmes et des sortilèges, donne comme raison de sa thèse que l'efficacité de ces artifices magiques dépend de leur mise en œuvre sous certains aspects des cieux, aspects qu'il est très difficile de déterminer de façon certaine. L'incrédulité relative de Bacon nous permet de juger, par comparaison, l'empire qu'ava.it dû prendre cette superstition sur des esprits moins critiques que le sien. Étant donnée l'activité qu'on attribuait à Satan dans la recherche d'agents et de serviteurs humains, et la facilité avec laquelle les hommes pouvaient l'évoquer et se lier à lui, on peut s'étonner que l'Église d'alors ait montré tant de mollesse dans la répression d'aussi grands crimes. La redoutable agitation provoquée par la persécution des Stedingers et des Luciférains découverts par Conrad de Marbourg avait dû certainement donner une force nouvelle à la croyance aux intermédiaires infernaux. Thomas de Cantimpré raconte qu'il tenait du provincial dominicain, Conrad, l'histoire bien connue d'un des Luciférains de Conrad de Marbourg. Cet homme, s'efforçant de convertir un moine, le mena dans un grand palais où la Vierge siégeait sur un trône, au milieu d'une splendeur indescriptible, entourée d'une foule innombrable de saints ; mais le moine s'était muni d'un ciboire contenant une hostie consacrée qu'il offrit à la Vierge en l'invitant à adorer son Fils ; aussitôt le mirage trompeur se dissipa dans les ténèbres. Pourtant, cette agitation fut suivie d'une réaction ; les esprits devinrent quelque peu hostiles à toute nouvelle persécution. Pierre de Colmieu, plus tard cardinal d'Albano, alors qu'il était encore archevêque de Rouen, en 1235, se contenta de ranger l'invocation des démons, les sacrifices aux esprits malins et l'usage des sacrements pour la célébration de rites magiques, parmi les actes dont les évêques seuls peuvent donner l'absolution ; l'allusion rapide que fait à cette question l'Évêque Durand, dans son Speculum Juris, montre qu'un demi-siècle plus tard ces affaires attiraient peu l'attention des tribunaux ecclésiastiques. En 1294, un synode d'Anjou déclare que, conformément aux canons, les prêtres doivent chasser de leurs paroisses tous les devins, magiciens, sorciers et autres gens de même sorte, et déplore qu'on permette à cette engeance de se multiplier sans encombre ; pour remédier au mal, il est ordonné à quiconque connait des personnes s'adonnant à ces pratiques, de les dénoncer au tribunal épiscopal.

Mais l'indifférence des juristes et des législateurs séculiers est bien plus singulière encore au XIIIe siècle, alors que la jurisprudence se développait en Europe et prenait une forme précise. En Angleterre, après l'activité déployée durant la période anglo-saxonne, il est curieux de constater le silence que gardent, en ce qui touche la magie, Glanvill, Bracton, le Fleta et Britton. Ce dernier, dans ses instructions aux shériffs en tournée, énumère minutieusement les criminels que ces magistrats doivent poursuivre, notamment les renégats et les mécréants ; mais il oublie les adeptes de la magie, omission qu'on observe également dans les instructions détaillées données par Édouard Ier aux shériffs en 1283, par le statut de Ruddlan ; cependant, en 1287, Pierre, évêque d'Exeter, dans ses conseils aux confesseurs, mentionne les magiciens et les adorateurs du démon au nombre des criminels auxquels il faut infliger une pénitence. Il est vrai que Horn, dans le Myrror of Justice, associe la magie et -l'hérésie sous le chef de majestas, ou trahison envers le Roi du Ciel ; il est à présumer que les deux crimes étaient passibles des mêmes peines, mais ni l'un ni l'autre ne fut activement poursuivi. On peut en dire autant des lois de l'Écosse, réunies par Skene. L’Iter Camerarii comporte des instructions détaillées sur les enquêtes que doit mener le chambellan royal dans ses tournées d'inspection ; mais sur la longue liste des crimes et délits qu'il convient de frapper, ne figurent ni la magie ni la divination.

La même indifférence se retrouve dans la jurisprudence française. Le Conseil de Pierre de Fontaines et ce qu'on a appelé les Établissements de Saint-Louis ne font pas allusion à la magie. Les Livres de Justice et de Plet, bien que fondés sur le droit romain, ne la mentionnent pas davantage dans la longue série de crimes et de pénalités qu'ils énumèrent ; cependant il est dit incidemment qu'une loi impériale s'applique aux gens qui causent la mort par empoisonnement ou enchantement. De plus, Beaumanoir, qui ne parait connaître que la magie employée pour exciter l'amour, dit que ce crime relève entièrement de la juridiction ecclésiastique ceux qui le commettent errent en la foi et sont ainsi justiciables de l'Église que les somme d'abandonner leurs erreurs et, en cas de refus, les condamne comme mécréants. Puis la justice séculière s'empare des condamnés et inflige la peine de mort s'il appert que leur magie peut provoquer mort d'homme ou de femme ; si cette conséquence n'est pas à craindre, les criminels sont tenus en prison jusqu'à résipiscence. Ainsi la magie est une hérésie dont la connaissance est réservée à l'Église seule et dont, après abjuration, le châtiment consiste en une simple pénitence : mais quand le magicien impénitent est livré au bras séculier, au lieu de le brûler comme un Vaudois qui a refusé de prêter serment, le tribunal séculier examine et pèse le caractère de l'hérésie et, si la pratique n'est pas homicide, le coupable est simplement emprisonné jusqu'au jour où il rétracte son erreur. On traitait donc la magie comme une des formes les moins redoutables de l'hérésie.

La juridiction attribuée par Beaumanoir au tribunal ecclésiastique est confirmée par une décision du Parlement de Paris, en 1282. Il s'agissait, en l'espèce, de plusieurs femmes arrêtées comme magiciennes à Senlis et jugées par le maire et les échevins. L'évêque de Senlis les réclamait, comme inculpées d'un crime relevant de son tribunal ; les magistrats municipaux affirmaient leur juridiction, attendu qu'il y avait eu blessures et effusion de sang ; après mûre délibération, le Parlement ordonna que les femmes fussent livrées aux autorités ecclésiastiques. Pourtant la loi ainsi établie ne demeura pas longtemps en vigueur. D'après les anciens procédés d'instruction criminelle, alors que la condamnation ou l'acquittement dépendaient de l'ordalie, du duel judiciaire ou de la compurgation, les tribunaux séculiers étaient médiocrement en état de déterminer la culpabilité à l'égard d'un crime si obscur et ils en abandonnaient volontiers la connaissance aux tribunaux ecclésiastiques. Mais quand l'usage de la torture se fut répandu peu à peu, les magistrats laïques devinrent aussi habiles que les ecclésiastiques à arracher des aveux ; aussi s'arrogèrent-ils promptement le droit de juger ce genre d'affaires. Dans le Midi, où l'Inquisition avait déjà familiarisé les autorités civiles avec l'usage de la torture, on voit, dès 1274 et 1275, à Toulouse, les magistrats royaux instruire le procès de certains sorciers et sorcières, et mettre à mort les criminels. Dans la France septentrionale, les procès des Templiers accoutumèrent l'opinion publique à l'emploi de la torture et en démontrèrent l'efficacité, si bien que les tribunaux laïques n'hésitèrent bientôt plus â exercer leur juridiction en matière de magie. En 1314, Pétronille de Valette fut exécutée, comme magicienne, â Paris. Elle avait dénoncé un marchand de Poitiers, Pierre, et son neveu Perrot, qui furent immédiatement mis au ban de la société et virent leurs biens séquestrés. Mais sur la place d'exécution, Pétronille les disculpa, déclarant, au péril de son âme, que les deux hommes étaient innocents. Pierre et Perrot accoururent â Paris et se justifièrent ; le 8 mai 1344, le Parlement ordonna au Sénéchal de Poitou d'abandonner les poursuites et de lever le séquestre. A ce moment, la magie commençait à être l'objet d'une répression énergique ; nous verrons qu'elle présenta par la suite cette particularité de constituer un crime relevant â la fois des tribunaux ecclésiastiques et séculiers.

L'Espagne avait été exposée â une infection particulièrement active, car les Sarrazins, par leurs croyances fatalistes, étaient naturellement portés aux arts divinatoires. Plus que toute autre race, ils cultivaient les sciences occultes, et passaient, aux yeux de l'Europe entière, pour les plus habiles théoriciens et praticiens de la magie. A l'école de Cordoue, il y avait deux maîtres d'astrologie, trois de nécromancie, pyromancie et géomancie, et un d'Ars Notoria ; tous faisaient des cours quotidiens. Les bibliographes arabes énumèrent sept mille sept cents auteurs qui étudièrent l'interprétation des songes et autant qui se distinguèrent dans la science de la magie ; pourtant, â cette époque, parmi les Maures d'Espagne, la sorcellerie était punie de mort. Les relations avec les Sarrazins excitèrent parmi les chrétiens la soif du savoir réprouvé, et quand le Christianisme regagna le terrain perdu, il subsista, sur les territoires conquis, une nombreuse population à laquelle on permit de garder sa religion et de propager des croyances qui exerçaient sur les esprits un attrait irrésistible. Ce fut en vain que Ramiro Ier des Asturies brûla, en 845, un grand nombre de magiciens parmi lesquels plusieurs astrologues juifs. Ces déploiements de rigueur étaient passagers, et le mal demeurait aussi répandu sans qu'on y appliquât aucun remède efficace, à en juger par les dénonciations que lançaient contre la superstition les conciles réunis de temps à autre. La reine Urraca de Castille, au début du XIIe siècle, dit que son défunt époux, Alphonse el Batallador d'Aragon, s'adonnait passionnément. à la divination et à l'observation du vol des oiseaux, pratique extrêmement répandue parmi le peuple ; vers ce, l'archevêque de Santiago, Pedro Muñoz, acquit une si fâcheuse renommée comme nécromancien que, sur l'ordre d'Honorius III, il fut relégué dans l'ermitage de San Lorenzo. L'ancien droit wisigoth, ou Fuero Juzgo, fut, pour un temps, perdu de vue dans les innombrables fueros locaux qui surgirent alors, jusqu'au jour où, au XIe siècle, il fut réhabilité par Ferdinand Ier de Castille. En Aragon, au XIIIe siècle, Jayme Ier, el Conquistador, lorsqu'il refondit le Fuero d'Aragon et promulgua le Fuero de Valence, introduisit dans ces lois des pénalités contre la magie, similaires à celles du Fuero Juzgo. Ainsi la législation des Wisigoths fut appliquée dans la pratique. Vers le milieu du XIIIe siècle, le savant jurisconsulte Jacobo de las Leyes, dans ses Flores de las Leyes, dédiées à Alphonse le Sage de Castille, classa au nombre des pires criminels ceux qui tuent des hommes par des enchantements. Le code connu sous le nom de Las Siete Partidas, élaboré par Alphonse vers 1260, mais confirmé par les Cortés en 1348 seulement, considère toutes les branches de la magie comme relevant entièrement du pouvoir séculier et traite cette question avec un curieux rationalisme. Le code ne voit pas, dans la science occulte, la moindre couleur d'hérésie ou de crime contre la foi ; il convient de récompenser ou de réprimer cet art selon qu'il est employé à des fins bonnes ou mauvaises. L'astrologie est un des sept arts libéraux ; les conclusions de cette science sont tirées du cours des astres tel que l'ont exposé Ptolémée et d'autres sages ; quand un astrologue, consulté pour la découverte de quelque objet perdu ou volé, indique en quel lieu on trouvera cet objet, la partie lésée n'a aucun recours contre lui pour le préjudice qu'elle a subi de ce fait, attendu que le savant a simplement répondu conformément aux règles de son art. Mais s'il s'agit de quelque imposteur, qui a feint de savoir ce qu'il ignorait en réalité, le plaignant peut le faire punir comme un vulgaire magicien. Ces magiciens et devins qui prétendent révéler l'avenir et l'inconnu par la science augurale, " les dés, l'hydromancie, la crystallomancie, ou d'après l'examen d'une tête d'homme mort ou d'une main de vierge, sont tous des imposteurs. Il en est de même des nécromanciens qui opèrent par l'invocation d'esprits malins, pratique odieuse au Seigneur et funeste à l'humanité. Les philtres, boissons d'amour et figurines, artifices destinés à inspirer le désir ou l'aversion, sont condamnés de même comme causant fréquemment la mort ou des infirmités permanentes ; quiconque s'adonne à ces arts trompeurs sera dûment jugé et mis à mort s'il est reconnu coupable ; le bannissement frappera tous ceux qui ont donné abri au criminel. Mais ceux qui emploient les incantations à des fins louables, par exemple pour chasser les démons du corps d'un possédé, pour détruire le charme qui sépare des époux, pour résoudre un nuage de grêle ou un brouillard menaçant les moissons, ou pour faire périr les sauterelles et les chenilles, loin d'être punis, méritent bien plutôt d'être récompensés.

C'est l'Italie qui offre le plus ancien exemple de législation médiévale sur ce sujet. Dans la première moitié du mi" siècle, le roi normand des Deux-Siciles, Roger, menaça d'un châtiment quiconque composerait une boisson d'amour, quand bien même il n'en serait pas résulté de dommage pour la victime. On relève ensuite, dans les plus antiques statuts connus de Venise, élaborés en 1181 par le doge Orlo Malipieri, des dispositions relatives à la répression de l'empoisonnement et de la magie. Frédéric II fut accusé par ses adversaires ecclésiastiques de s'être entouré d'astrologues et de devins sarrazins qui lui servaient de conseillers et pratiquaient à son intention la science interdite des augures tirés du vol des oiseaux et des entrailles des victimes. Sans doute Frédéric, partageant la croyance universelle du temps, garda à son service une phalange d'astrologues dont le chef était maitre Théodore, et s'adonna lui-même à la science de la physiognomonie ; mais il était trop porté au scepticisme pour avoir foi en la magie vulgaire. Il partagea simplement la mauvaise renommée de son protégé Michel Scot, qui traduisit pour lui des traités philosophiques d'Averroès et d'Avicenne. D'ailleurs, dans les lois publiées par lui, sous le nom de Constitutions Siciliennes, il maintint la loi du roi Roger, à laquelle nous venons de faire allusion, et y ajouta une clause aux termes de laquelle ceux qui administrent :des philtres d'amour ou des aliments nocifs, illicites ou exorcisés à cet effet, doivent être mis à mort si la victime perd la vie ou la raison ; si le charme ne cause aucun mal, le magicien sera puni de confiscation et d'un emprisonnement d'un an ; mais c'était là une pure concession aux nécessités du temps. Frédéric prit soin d'accompagner ces dispositions d'un commentaire où il déclarait que l'influence attribuée à certains aliments ou boissons sur l'amour ou la haine, était une fable ; dans son code, il ne mentionnait aucune forme de magie. Dans les royaumes latins d'Orient, les Assises de Jérusalem et les Assises d'Antioche sont muettes sur ce point, à moins qu'on ne prétende comprendre la magie dans une clause générale par laquelle les Assises d'Antioche ordonnent de punir de mort tous les malfaiteurs. Pourtant, dans toute l'Italie, la magie était frappée de certaines peines et déférée aux tribunaux séculiers, comme l'atteste un passage de la bulle Ad extirpanda, lancée, en 1252, par Innocent IV, ordonnant à tous les princes de traiter les hérétiques comme des sorciers et de les mettre hors la loi en assemblée publique.

Dans la législation allemande, c'est la Treuga Henrici, élaborée vers 1224, qui contient la première allusion à la magie, crime assimilé à l'hérésie, dont le châtiment est laissé à la discrétion du juge ; mais le Kayser-Recht, le Sachsische Weichbild, le Richstich Landrecht n'en font pas mention. Dans le Sachsenspiegel, la magie est brièvement classée auprès de l'hérésie et de l'empoisonnement, comme crime passible du bûcher ; la même mesure est édictée par le Schwabenspiegel. Cependant, dans une collation ultérieure de ce dernier code, une clause prescrit de brûler ou de livrer à une mort plus atroce encore, à la discrétion du juge, quiconque, homme ou femme, pratique la magie ou invoque le diable par des paroles ou par tout autre artifice ; car, est-il dit, ces gens ont renié le Christ et se sut donnés à Satan. Cette disposition n'envisage évidemment que le crime contre la foi, sans considérer s'il y a eu intention maligne dans l'acte ou dans la tentative. De plus, l'affaire était, semble-t-il, du ressort des tribunaux séculiers. Le plus ancien code des Marches Prussiennes, vers 1310, prescrit comme peines, contre les magiciens, la perte d'une oreille, la marque au fer chaud sur la joue, l'exil ou de fortes amendes : mais il n'est pas question de la peine capitale. Chez le Scandinaves, la législation relative à ce crime figure dans le Jarnsida, compilé en 4258 par Hakon Hakonsen à l'intention de ses sujets islandais et dans un code à peu près identique, les Leges Gulathingenses, que publia en 1276 le fils de ce roi, Magnus Hakonsen, et qui demeurèrent pendant cinq cents ans le droit commun en Norwège. La magie, la divination et l'évocation des morts sont des crimes impardonnables, punis de mort et de confiscation ; mais l'accusé peut se justifier en fournissant des « compurgateurs », dont le nombre est fixé à douze par le code Jarnsida, à six par le code de Gula, ce qui montre que la connaissance de ce délit était attribuée aux tribunaux séculiers.

En Suède, on ne trouve pas d'allusion à la magie dans les lois codifiées, au début du XIIIe siècle, par Andréas, archevêque de Lunden ; mais, dans celles que publia le roi Christophe en 1441, les attentats à la vie humaine par le poison ou la magie sont visés par les mèmes châtiments : la roue pour les hommes, la lapidation pour les femmes ; les accusés sont jugés par le Nœmd, sorte de jury permanent dont les douze membres sont choisis dans chaque district. Au Danemark, les lois en vigueur jusqu'au XVIe siècle étaient singulièrement douces. L'accusé avait le droit de se défendre à l'aide de « compurgateurs » choisis ; la peine était, pour le premier délit, la « notation d'infamie » et le retrait des sacrements : en cas de récidive, l'emprisonnement ; enfin, la peine de mort pour obstination criminelle. Dans le Schleswig, l'antique code du XIIIe siècle ne prend aucune disposition à l'égard de la magie, non plus que le code des Frisons libres au XIVe siècle. Cette mansuétude n'avait pas pour cause la disparition des vieilles superstitions, car on voit Oisifs le Grand qualifier toutes les régions septentrionales de « véritable séjour de Salan ». Dans la masse confuse de cette législation, on peut discerner, après le XIIIe siècle, une tendance caractérisée vers un redoublement de rigueur.

Un fait nous montre combien l'Église, au mue siècle, prêtait encore peu d'attention à la magie. Quand l'Inquisition fut organisée, cette catégorie de crimes resta longtemps distraite de sa juridiction. En 1248, le concile de Valence, indiquant aux inquisiteurs la procédure â suivre contre les hérétiques, ordonna de livrer les magiciens aux évêques qui les emprisonneront ou les puniront de quelque autre manière. Ensuite, pendant une soixantaine d'années, la question fut agitée dans divers conciles et devint manifestement l'objet d'une attention croissante ; niais la seule peine qui menaçât les coupables était l'excommunication. En 1310, notamment, le concile de Trèves, qui énumère avec grand soin les arts réprouvés, ordonne bien aux prêtres paroissiaux de prohiber ces coupables pratiques ; mais il ne fixe comme châtiment, en cas de désobéissance, que le retrait des sacrements, suivi, â l'égard des criminels endurcis, de l'excommunication et des autres sanctions légales dont disposent les Ordinaires épiscopaux. C'est là, en vérité, une mansuétude presque inexplicable. D'ailleurs, l'Église était portée â se montrer plus sensée que le peuple, comme le prouve un incident qui se passa, en 1279, â Ruffach en Alsace. Une Dominicaine était accusée d'avoir baptisé une figurine de cire, â la façon des magiciennes qui veulent faire périr un ennemi ou gagner le cœur d'un amant. Les paysans la (rainèrent dans un champ et l'auraient brûlée vive, si des moines n'étaient venus la délivrer.

Les dispositions de l'Église à cette époque sont attestées par Astesanus d'Asti, qui fut le plus grand légiste de son temps et qui écrivait en 1317. Après avoir énuméré les peines sauvages édictées par la jurisprudence impériale, il ajoute que les canons imposent, en ce qui touche les pratiques de magie, une pénitence de quarante jours ; si le pécheur refuse de se plier à cette pénitence, il sera excommunié, s'il est laïc, et, s'il est ecclésiastique, confiné dans un monastère. S'il persiste dans son erreur, il sera fouetté s'il est serf, emprisonné s'il est homme libre. Les évêques doivent chasser de leurs diocèses tous les individus qui s'adonnent à ces pratiques ; en certaines localités, cette mesure s'accompagne d'une louable coutume consistant à couper court les vêtements et les cheveux des criminels. Le point de savoir si les prêtres qui emploient à des rites magiques l'Eucharistie, le Saint Chrême et l'eau bénite, ou qui baptisent des figurines, sont par ce fait « irréguliers », est encore une question irrésolue, sur laquelle les docteurs professent des opinions diverses ; dans le doute, Astesanus pense que le plus sûr, pour ces ecclésiastiques, est de solliciter une dispense.

Ainsi, jusque fort avant dans le XIVe siècle, l'Église se montra disposée à traiter avec une singulière indulgence les pratiques vulgaires de la sorcellerie et de la magie. A ce moment, pourtant, son attitude changea, et ce changement eut pour résultat final la déplorable épidémie de sorcellerie que nous étudierons plus loin. La responsabilité première de ces maux incombe à l'Inquisition. Le Saint-Office, parachevant son organisation et devenant peu à peu conscient de sa force, chercha naturellement à élargir sa sphère d'activité ; en 1257, il demanda à Alexandre IV s'il ne convenait pas qu'il prit connaissance des crimes de divination et de magie. Alexandre répondit dans sa bulle Quod super nonnullis, publiée à plusieurs reprises par ses successeurs : il ne faut pas que les inquisiteurs se laissent distraire de leurs devoirs par des occupations étrangères ; ils abandonneront donc ces criminels à leurs juges réguliers, à moins que l'affaire n'ait une connexité manifeste avec l'hérésie. A la fin du siècle, celte règle fut incorporée dans le droit canon par Boniface VIII. L'Inquisition avait réussi à s'introduire dans la place : elle ne tarda pas à y étendre sa juridiction. En mo, lorsque le pieux Alphonse de Toulouse et sa femme Jeanne, avant de partir pour la croisade de Tunis, publièrent, à Aigues-Mortes, (les lettres-patentes accordant à l'Inquisition le privilège de juger tous ceux de leurs serviteurs qui abjureraient la foi, se rendraient coupables d'hérésie, de magie, de sorcellerie et (le parjure, ce décret ne fixait aucune limite au pouvoir inquisitorial. C'est assurément à cette extension de la juridiction inquisitoriale qu'il faut attribuer la croissante rigueur apportée désormais à la persécution de la magie.

La définition d'Alexandre IV avait laissé irrésolues et ouvertes toute une série de questions difficiles concernant le degré d'hérésie impliquée par la pratique des arts occultes ; mais, avec le temps, on en arriva à conclure, sur tous ces points, « en faveur de la foi ». La subtile casuistique des inquisiteurs ne se contentait pas de tenir pour hérétiques l'invocation des démons et les pactes signés avec Satan. Pour qu'une figurine eût quelque pouvoir, il fallait qu'elle fût baptisée, et cet artifice dénotait une doctrine hérétique touchant le sacrement du baptême ; de mime, le sacrement de l'autel était violé par les diverses pratiques superstitieuses dans lesquelles on faisait intervenir l'Eucharistie. Il était presque impossible d'exercer quelqu'une des méthodes employées par le devin pour la prédiction de l'avenir ou la découverte d'objets volés, sans se rendre coupable de ce que les inquisiteurs tenaient pour une invocation, tout au moins tacite, des démons. Sur ce point, les inquisiteurs pouvaient alléguer l'autorité de Jean de Salisbury, lequel avait soutenu, dès le XIIe siècle, que toute divination était invocation de démons, attendu que, si le magicien n'offre pas de véritables sacrifices, il sacrifie du moins sa propre personne en accomplissant ses rites magiques. Ces subtilités ne furent pas appliquées dans la pratique, mais, peu à peu, on en vint à poser cet ingénieux dilemme : l'homme qui invoque un démon en croyant ne pas commettre de péché, est hérétique avéré ; s'il sait qu'il commet un péché, il n'est pas hérétique, mais mérite d'être classé parmi les hérétiques, attendu que d'espérer qu'un démon puisse dire la vérité, est le fait d'un hérétique. Demander à un démon, même sans, l'adorer, ce qui dépend de la volonté de Dieu, d'une volonté humaine, ou de l'avenir, c'est la preuve d'opinions hérétiques concernant le pouvoir des démons. Bref, comme le dit Sylvestre Prierias, il n'est pas nécessaire de rechercher les mobiles de ceux qui invoquent les démons : tous sont hérétiques, réels ou présumés. Suivant une exégèse similaire, les boissons d'amour et les philtres étaient hérétiques, ainsi que les talismans et charmes destinés à guérir des maux, les simples cueillis à genoux, la face tournée vers l'est, en répétant le Pater, — en un mot, tous les artifices mis en œuvre par fraude ou superstition pour en imposer à la crédulité publique. L'alchimie était un des sept arts démoniaux, car le concours de Satan était nécessaire pour la transmutation des métaux, et l'on ne pouvait découvrir la pierre philosophale qu'à l'aide de charmes et de sortilèges ; pourtant, Roger Bacon, dans son zèle pour la science pratique, déclare qu'on peut arriver à ces deux résultats par des moyens purement naturels et parvenir ainsi à prolonger la vie humaine pendant plusieurs siècles[15]. En 1328, l'Inquisition de Carcassonne condamna l'Art de saint Georges, qui consistait â rechercher les trésors enfouis : on répandait de l'huile sur un ongle en prononçant certaines incantations, puis on invitait un jeune garçon à regarder et à dire ce qu'il voyait se refléter dans l'huile. Il y avait aussi l'Art notoire, révélé par Dieu à Salomon, et transmis aux générations suivantes par Apollonius de Tyane : cet art enseignait le pouvoir des Noms et des Paroles de Dieu, et opérait à l'aide de prières et de formules consistant en de mystérieux polysyllabes, grâce auxquels, en l'espace d'un mois, on pouvait acquérir le savoir, la mémoire, l'éloquence et la vertu. En cette inoffensive illusion, Roger Bacofi voit une des fictions imaginées par les magiciens ; mais Thomas d'Aquin et Ciruelo prouvent que l'intervention du démon est indispensable pour le succès de ces pratiques. Un moine fut arrêté à Paris, en 1323, pour avoir eu entre les mains un livre traitant de ces matières ; le livre fut brûlé et le moine évita sans doute le même sort par l'abjuration et la pénitence. La place que fait Astesanus à l'Art notoire et les efforts qu'il déploie pour en prouver à la fois la futilité et l'illégalité, montrent l'importance de cet art à son époque ; vers la fin du XVe siècle, Angelo da Chivasso, dans ses instructions aux confesseurs, mentionne cette pratique parmi les péchés sur lesquels doit toujours porter l'interrogatoire du prêtre ; il ajoute que les gens qui s'y adonnent perdent généra-ment la raison.

Le plus répandu des arts occultes, celui qui embarrassait le plus les législateurs, était l'astrologie. Science purement orientale, inconnue des races aryennes primitives, de l'Hindoustan à la Scandinavie, l'astrologie était née dans les plaines de la Chaldée et dans la vallée du Nil. Quand la domination romaine déborda hors des limites de l'Italie, cet art ne fut pas une des moindres éléments orientaux qui vinrent si profondément modifier le caractère de la société romaine ; après une courte lutte, l'astrologie s'établit à Rome au point de supplanter en grande partie la science autochtone des augures et des aruspices. Au début de l'époque impériale, une certaine connaissance de l'influence des astres faisait ordinairement partie de l'éducation libérale. Les raisons qui avaient provoqué l'interdiction de l'art des aruspices privés — vu l'intérêt que l'on trouvait à déterminer la date de la mort de l'empereur — exposèrent les Chaldéens ou astrologues à une série d'édits cruels, publiés par des princes qui, eux-mêmes, avaient coutume de les consulter. Mais ces mesures de répression furent inutiles. La crédulité humaine était un terrain trop fertile pour qu'on le laissât en friche et, comme dit Tacite, les astrologues étaient toujours proscrits et toujours maintenus. Leur science même était si complexe qu'elle ne pouvait être acquise de façon sûre que par des intelligences exceptionnellement douées, et encore au prix d'une existence entière de travail ; mais on condensa ces notions afin de les mettre à la portée de tous, en les restreignant à l'observation des astres et en appliquant les résultats de cette observation à l'aide du diagramme et des tables dites de Petosiris. Une description de ces tables, attribuée à Bède le Vénérable, montre comment les superstitions du paganisme se transmirent aux races septentrionales et furent acceptées avec avidité, malgré les arguments employés par saint Augustin pour prouver la fausseté de l'influence attribuée aux corps célestes, et malgré la tendance de l'Église à considérer ces croyances comme fortement entachées de Manichéisme.

Nous avons vu l'astrologie classée par Alphonse le Sage de Castille au nombre des arts libéraux : la foi implicite dont cette science jouit universellement au moyen âge en répandit l'étude et la pratique, si bien qu'il était difficile de la condamner. J'ai fait allusion plus haut à la confiance de Frédéric II en ses astrologues, et l'on a vu comment l'archevêque de Ravenne, conduisant, en qualité de légat pontifical, la croisade contre Ezzelin da Romano, se fit accompagner d'un astrologue dominicain. Ezzelin lui-même était entouré d'une multitude d'astrologues, dont les conseils le poussèrent à sa dernière et désastreuse entreprise. Les principes de cet art étaient si complètement acceptés qu'en 1305 le Collège des Cardinaux, écrivant à Clément V pour le presser de venir à Rome, faisait observer au pape que toute planète acquiert son maximum de puissance dans sa propre mansio. Savonarole affirme qu'à la fin du XVe siècle, les gens qui pouvaient attacher à leur service des astrologues réglaient leurs moindres actes sur l'avis de ces doctes ; qu'il s'agit de monter à cheval ou en bateau, de jeter les fondations d'une maison ou de' revêtir un costume neuf, l'astrologue était toujours présent, l'astrolabe en main, pour indiquer le moment favorable à l'acte. D'ailleurs, dit-il, l'Église même était gouvernée par l'astrologie ; tout prélat avait son astrologue, dont il n'aurait osé négliger l'avis. Il est à remarquer que cette science ne figure pas, comme pratique interdite, dans les formules inquisitoriales d'interrogatoire, au XIIIe et au XIVe siècles. On ne trouve pas de livres d'astrologie énumérés dans la condamnation portée, en 1290, par l'inquisiteur et l'évêque de Paris, l'archevêque de Sens et les maures de l'Université, contre tous livres de divination et de magie, traités de nécromancie, géomancie, pyromancie, hydromancie et chiromancie, livre des Dix Anneaux de Vénus, livres de la Babylone grecque et de la Babylone germanique, livre des Quatre Miroirs, des Images de Tobie ben Tricot, des Images de Ptolémée, livre d'Hermès le Magicien à Aristote ; cette dernière œuvre, reçue, disait-on, de Dieu par Aros ou Gabriel, contenait d'horribles incantations et de détestables méthodes de suffumigations. L'astrologie ne figure pas non plus dans les articles condamnés, en 1398, par l'Université de Paris ; l'excellent cardinal Pierre d'Ailly employa sa grande érudition à propager la foi en la vérité de cette science. D'autre part, dès le XIIIe siècle, Jean de Salisbury, tout en affirmant qu'on a grossièrement exagéré le pouvoir des astres, déclare que l'astrologie est interdite et punie par l'Église, qu'elle prive l'homme de tout libre-arbitre en lui inculquant le fatalisme, et qu'elle tend à l'idolâtrie, en transférant l'omnipotence du Créateur aux choses créées. Il ajoute qu'il a connu beaucoup d'astrologues, mais qu'il n'en a jamais vu un seul sur qui la main de Dieu n'ait déchaîné la vengeance céleste. Cette opinion devint la doctrine de l'Église, telle que l'expose Thomas d'Aquin.

Ce dernier établit une distinction :si l'astrologie sert à prédire des événements naturels, tels que la sécheresse ou la pluie, elle est licite ; mais si elle est appliquée à la divination d'actes futurs dépendant du libre-arbitre humain, elle nécessite la coopération de démons et devient illicite. Zanghina, dit que cette science, bien qu'elle fasse partie des sept arts libéraux et qu'elle ne soit pas prohibée par la loi, marque néanmoins une tendance à l'idolâtrie et qu'elle est réprouvée par les canonistes. En effet, dans la théorie comme dans la pratique de cet art, bien des particularités sentaient fortement l'hérésie, non seulement par suite des invocations diaboliques, mais parce qu'il était impossible de cultiver l'astrologie sans nier le libre-arbitre humain et sans admettre tacitement le fatalisme. Le principe même de cette prétendue science était l'influence qu'exerçait sur le sort et le caractère des hommes la position des signes zodiacaux et des astres à l'heure de la naissance ; or, il n'était pas de dialectique assez ingénieuse pour prouver que ce ne fût pas là, en pratique, refuser à Dieu l'omnipotence et à l'homme la responsabilité. Roger Bacon lui-même ne réussit pas à fournir cette preuve. Il admettait que les astres étaient la cause des événements humains, que le caractère de tout homme était déterminé par l'aspect des cieux au jour de sa naissance, et que l'on pouvait lire le passé et l'avenir en s'aidant de tables que lui-même essaya plusieurs fois vainement de construire ; mais il faisait preuve d'un singulier défaut de logique lorsqu'il imaginait pouvoir protéger l'homme contre cette influence, en réservant sur le papier le libre arbitre humain.

Ainsi, tous les astrologues étaient exposés, de par leur profession, à se voir, d'un moment à l'autre, requis de se justifier devant l'inquisition. Si ce fait ne se produisit pas plus souvent, c'est sans doute que toutes les classes de l'Église et de l'État, du plus humble au plus illustre de leurs membres, croyaient à l'astrologie et protégeaient les astrologues : pour mettre en mouvement le mécanisme de persécution, il fallait quelque mobile spécial ou quelque extraordinaire indiscrétion.

Aussi peut-on aisément comprendre le cas du célèbre Pier d'Abano ou d'Apono, abstraction faite de sa renommée de plus grand magicien du temps, renommée acquise par son savoir et son habileté dans l'art médical. On ne possède aucun détail sur les griefs portés contre lui par l'inquisition, mais il dut sans doute être facile de trouver ample motif à condamnation. Dans son Conciliator Differentium, écrit en 1303, non content de prouver que l'astrologie était une partie nécessaire de la médecine. Pier attribuait aux étoiles un pouvoir qui, en fait, retirait à Dieu la direction des affaires humaines. Le Déluge avait eu lieu alors que le monde était soumis à Mars, par suite de la conjonction des planètes dans le signe des Poissons ; l'influence de la lune avait provoqué la confusion des langues, la des- traction de Sodome et de Gomorrhe et la sortie d'Égypte. Mais il étalait, de façon plus détestable encore, une irréligion averroistique, en déclarant que la conjonction de Saturne et de Jupiter dans la tête du Bélier, phénomène qui se reproduit tous les neuf cent soixante ans, cause des bouleversements bans les monarchies et les religions du inonde, ainsi que l'atteste la venue de Nabuchodonosor, de Moïse, d'Alexandre le Grand, du Christ et de Mahomet — théorie dont l'impiété est plus déplorable encore que la chronologie[16]. On ne saurait s'étonner que l'Inquisition se soit emparée d'un homme dont la renommée vulgarisait de telles doctrines à l'Université de Padoue, d'autant qu'il y avait une grande fortune à confisquer. Pier, dit-on, échappa d'abord aux griffes du Saint-Office ; mais, apparemment, il n'obtint son salut que par la confession et l'abjuration, si bien que, la seconde fois, il fut poursuivi comme relaps. Il aurait été très probablement brûlé s'il n'était mort fort à propos, en 1316, avant la fin du procès : il fut, en effet, frappé d'une condamnation posthume ; les uns disent que ses os furent brûlés ; d'après une autre version, sa fidèle maîtresse, Mariette, aurait secrètement emporté le cadavre et on n'aurait livré aux flammes qu'une effigie du condamné. Si l'on en croit Benvenuto da Imola, Pier, à son lit de mort, perdit sa foi dans les étoiles. Il dit à ses amis qu'il avait voué sa vie à trois nobles sciences : la philosophie l'avait rendu subtil ; la médecine l'avait rendu riche ; l'astrologie avait fait de lui un menteur. Son nom est demeuré célèbre dans l'histoire, comme celui du plus habile des nécromanciens, dont aucun prodige n'était trop invraisemblable pour être cru. Padoue lui éleva une statue, comme à l'un de ses plus illustres fils ; Frédéric, duc d'Urbin, lui paya le même tribut de gloire. Comme Salomon, Hermès et Ptolémée, Pierre d'Abano demeura, tant que fleurit la magie, un de ceux dont on rappelait la puissance au début des divers ouvrages concernant les incantations et les sciences occultes[17]. Cecco d'Ascoli eut une destinée analogue, mais plus instructive encore. Il se distingua de bonne heure comme adepte des arts libéraux et se voua à l'astrologie, où il passa bientôt pour le plus habile homme de son temps. Sa vanité le poussa à se proclamer le plus savant astrologue que le monde eût connu depuis Ptolémée, et son esprit caustique et incisif lui fit un grand nombre d'ennemis. Regardant l'astrologie comme une science, il ne pouvait manquer d'en faire une forme de l'hérésie, suivant la définition de Thomas d'Aquin. Un homme né sous un aspect déterminé des cieux était destiné, de par les astres. à être riche ou pauvre, heureux ou malheureux, vertueux ou vicieux, à moins que Dieu n'intervînt spécialement pour détourner le cours normal de la nature. Cecco se flattait de pouvoir lire dans la pensée d'un homme ou dire ce que cet homme tenait dans sa main fermée, en connaissant la date de sa naissance et en comparant cette date à la position actuelle des astres ; car nul ne pouvait ne pas faire ou penser ce que l'influence des étoiles rendait, à tel ou tel moment, inévitable. Tout cela était incompatible avec le libre-arbitre ; c'était limiter l'intervention de Dieu, affranchir l'homme de la responsabilité de ses actes ; c'était, en un mot, une doctrine manifestement hérétique. Ses nombreuses prédictions relatives au sort de Louis de Bavière, de Castruccio Castrucani, de Charles de Calabre, fils aîné de Robert de Naples, lui valurent, en se réalisant, une popularité immense : mais comme elles étaient, non le fruit d'une révélation divine, mais le résultat de prévisions astrologiques, elles impliquaient la théorie réprouvée du fatalisme. Cecco devint astrologue officiel de Charles de Calabre ; mais sa confiance en son savoir et son indépendance farouche le rendaient impropre à la vie de cour. A la naissance d'une princesse — probablement la fameuse Jeanne Ire —, il déclara que, d'après les étoiles de l'ascendant, la princesse serait non seulement encline, mais absolument contrainte à vendre son honneur. Cette vérité mal venue lui coûta sa place ; il se rendit à Bologne, où il professa publiquement sa science. Malheureusement pour lui, il développa ses théories dans des commentaires sur la Sphœra de Sacrobosco[18]. Villani rapporte que, dans ces commentaires, il enseignait comment, par des incantations, on pouvait, sous certaines constellations, contraindre des esprits malins à opérer des prodiges ; mais c'est là, évidemment, l'écho d'une rumeur populaire ; de telles pratiques ne répondaient nullement aux conceptions de Cecco ; il n'en est d'ailleurs pas fait mention au cours des débats inquisitoriaux. Cependant l'audace de Cecco rendait ce livre suffisamment déplaisant pour les âmes pieuses. Par une application de ses théories, il tirait l'horoscope de Jésus, et montrait comment la Balance, ascendante au dixième degré, faisait de la Crucifixion une nécessité fatale ; comme le Capricorne occupant l'angle de la terre. Jésus était nécessairement né dans une étable ; comment le Scorpion se trouvant dans le second degré, le Sauveur était pauvre ; enfin, il était doué d'une profonde sagesse, parce que Mercure occupait sa propre mansio dans la neuvième section du ciel. De la même manière, Cecco établissait que l'Antéchrist viendrait deux mille ans après le Christ, et qu'il se présenterait comme un vaillant soldat entouré de nobles guerriers, et non environné de lâches, comme Jésus. C'était là une sorte de défi lancé à l'Inquisition ; Fra Lamberto del Cordiglio, inquisiteur de Bologne, ne tarda pas à relever le gant. Cecco fut forcé d'abjurer le 16 décembre 1324 et fut traité avec mansuétude. Il fut condamné à livrer tous ses ouvrages d'astrologie ; on lui défendit d'enseigner sa science à Bologne, publiquement ou en particulier ; il fut dépouillé de son grade de maitre et soumis à certaines pénitences salutaires, jeûnes et prières ; en même temps, il dut payer une amende de soixante-quinze lires, dernier détail qui explique peut-être la douceur de la sentence. Ce qu'il y avait, pour lui, de plus grave dans l'affaire, c'était de devenir hérétique pénitent, et de ne pouvoir, en cas de récidive, espérer aucune pitié ; il fallait qu'il surveillât avec soin ses moindres actions, car, en cas de nouveau délit, il serait relaps, c'est-à-dire condamné inévitablement au bûcher. Mais l'âme de Cecco n'était pas de celles qui s'accommodent d'une telle contrainte. Il vint à Florence, alors gouvernée par Charles de Calabre, et recommença à exercer son art. Il mit en circulation des exemplaires de ses œuvres interdites, exemplaires qui, déclarait-il, avaient été corrigés par l'inquisiteur de Bologne, mais qui, en réalité, contenaient toutes ses fausses doctrines. Il soutint à nouveau les théories condamnées dans un poème philosophique, L'Acerbe, mit en œuvre les mêmes doctrines dans les réponses qu'il transmit à ses nombreux clients. En mai 1327, alors que l'Italie entière était agitée par l'arrivée de Louis de Bavière, Cecco annonça que Louis entrerait à Rome et serait couronné ; il prédit l'heure et la nature de la mort de l'empereur et conseilla aux Florentins, qui suivirent cet avis, de ne pas attaquer Lads lorsque celui-ci passerait par leur ville. Peut-être tout cela ne lui aurait-il valu aucun châtiment s'il n'avait eu contre lui la haine et la jalousie personnelle du chancelier de Charles de Calabre, l'évêque d'Aversa, et de Dino del Garbo, célèbre docteur en philosophie, qui passait pour le meilleur médecin d'Italie. Que ces ennemis aient coopéré ou non à sa perte, il n'en fut pas moins arrêté, en juillet 4337, par l'inquisiteur de Florence, Fra Accursio. Il était parfaitement prouvé que l'accusé avait continué à professer et à mettre en pratique des doctrines fatalistes qui ruinaient le libre-arbitre humain ; mais l'inquisition, selon son principe accoutumé, exigeait une confession, et, pour arriver à cette fin, on employa libéralement la torture. Une copie de la sentence et de l'abjuration de 1324 fut fournie par l'inquisiteur de Bologne, de sorte que la « rechute » ne pouvait faire doute. Dès le début de l'affaire, l'issue en était inévitable ; mais on accorda à l'inculpé une parodie de moyens de défense, et la sentence ne fut prononcée que le 15 décembre. Conformément à la règle, l'évêque de Florence envoya un délégué chargé d'agir en coopération avec l'inquisiteur ; une assemblée de hauts dignitaires et d'experts fut appelée à participer au jugement. Parmi ces assesseurs étaient le cardinal-légat de Toscane, l'évêque d'Aretino et l'ennemi de Cecco, le chancelier du duc Charles. Cecco fut abandonné au bras séculier et remis aux mains du vicaire de Charles, Jacopo da Brescia. On ordonna que tous ses ouvrages et écrits astrologiques fussent livrés, dans les vingt-quatre heures, à l'évêque ou à l'inquisiteur. Cecco fut immédiatement mené au lieu d'exécution, situé hors des murs. La tradition rapporte que, grâce à son art, il avait appris qu'il mourrait entre « Africa » et « Campo Fiore » ; il était si mir de ce fait que, durant le trajet, il se moqua de ses gardiens ; mais quand on fut sur le point d'allumer le bûcher, il demanda s'il se trouvait dans le voisinage quelque localité nommée Africa ; on lui répondit que c'était le nom d'un ruisseau voisin, qui prenait sa source à Fiesole et se jetait dans l'Arno. Il dut alors reconnaitre que Florence était, en effet, le Champ des Fleurs, et que son art l'avait cruellement trompé[19].

L'astrologie continua à occuper cette position ambiguë, avec une tendance croissante à la réprobation. Bien rares étaient les hommes possédant assez de bon sens pour admettre, comme Pétrarque, que les astrologues sont d'utiles savants s'ils se bornent à prédire les éclipses et les orages, la chaleur et le froid, mais que, lorsqu'ils parlent de la destinée humaine, connue de Dieu seul, ce sont simplement des menteurs. Eymerich dit que si un homme est suspect de nécromancie et qu'il soit astrologue avéré, il est bien près d'être reconnu nécromancien, attendu que les deux arts vont presque toujours de pair. Gérard Groot dénonçait l'astrologie comme une science hostile à Dieu et tendant à ruiner les lois divines. En Espagne, au milieu du lave siècle, Pierre le Cruel de Castille et Pierre IV d'Aragon entretenaient tous deux un grand nombre d'astrologues qu'ils consultaient sans cesse ; mais, en 1387, Juan Ier de Castille classa l'astrologie au nombre des formes de divination passibles des peines édictées par les Partidas. Pourtant, cet art continua à compter des adeptes parmi les grands dignitaires de l'État et de l'Église. La seule ombre au renom du cardinal Pierre d'Ailly fut son ardent dévouement à cette science, et sa crédulité lui aurait coûté cher si on lui avait appliqué la rigueur des lois comme à Cecco d'Ascoli, car il était impossible que l'astrologue évitât de tomber dans le fatalisme. Le cardinal émit, en 1414, une prédiction singulièrement entachée d'erreur, lorsqu'il annonça que, par suite du retour de Jupiter dans sa première matai°, le concile de Constance aboutirait à la ruine de la religion, que la paix de l'Église ne serait pas restaurée, que, d’ailleurs, le Grand Schisme était, selon toute vraisemblance, le prélude de la venue de l'Antéchrist. ll fut plus heureux dans le calcul à l'aide duquel il établit qu'à la date de 1789, le monde, s'il subsistait jusqu'à cette époque, assisterait à de grands bouleversements. Il ne faudrait pas croire, Cependant, que la tolérance dont jouit le cardinal d'Ailly provint de quelque changement dans les idées de l'Église à l'égard de l'hérésie ruinant le libre arbitre. Alonso de Spina fait observer que la croyance astrologique, impliquant l'impossibilité, pour les hommes nés sous certains astres, d'éviter le péché, est une opinion manifestement hérétique. Non moins hérétique était la doctrine affirmant qu'à l'époque où la lune et Jupiter étaient en conjonction dans la tête du Dragon, tout homme pouvait, par une prière à Dieu, obtenir la réalisation de ses vœux, opportunité dont Pierre d'Abano avait profité pour accumuler, en cet instant favorable, une somme de savoir dépassant la capacité de l'esprit humain laissé à ses seules forces. Sprenger, la plus haute autorité en matière de démonologie, déclarait que l'astrologie comportait un pacte tacite avec le démon[20]. Tout cela montre que, par l'effet de l'hostilité croissante qu'inspiraient les arts occultes, l'astrologie était peu à peu devenue une science proscrite ; le point longtemps débattu, de savoir quelle position il convenait de lui attribuer, fut résolu, en France du moins, par la décision prise en 1494 contre Simon Pharees. Celui-ci, condamné pour pratique de l'astrologie par le tribunal épiscopal de Lyon, avait été puni de la légère pénitence consistant à jeûner le vendredi pendant un an, sous menace d'emprisonnement perpétuel en cas de « récidive » ; ses livres et son astrolabe avaient été confisqués. Il eut l'audace d'en appeler au Parlement, qui déféra ses livres A l'Université. Le rapport de l'Université conclut qu'il fallait briller ces livres, comme on en avait brûlé récemment d'autres dont la valeur se montait à cinquante mille deniers. Toute astrologie prétendant être prophétique ou attribuant une vertu surnaturelle à des anneaux, charmes, etc., fabriqués sous des constellations déterminées, était déclarée science fausse, vaine, superstitieuse ; le droit civil et le droit canon étaient d'accord pour la condamner, comme pour réprouver l'emploi de l'astrolabe A la recherche d'objets perdus ou à la divination de l'avenir•. Le Parlement était invité à enrayer la propagation rapide de cet art inventé par Satan. En conséquence, le Parlement rendit un jugement renvoyant l'infortuné Simon devant l'évêque et l'inquisiteur de Paris, pour être puni comme relaps. La sentence du Parlement condamne l'astrologie, qu'elle représente comme un art ouvertement exercé en tous lieux. Il est interdit à toute personne de consulter des astrologues ou des devins pour la connaissance de l'avenir ou au sujet d'objets perdus ou trouvés ; les imprimeurs doivent s'abstenir de mettre sous presse des livres traitant ce genre (le sujet et reçoivent l'ordre de livrer A leurs évêques tous les exemplaires qu'ils peuvent avoir entre les mains ; les évêques, de leur côté, sont tenus de poursuivre les astrologues. C'était là une condamnation très explicite ; mais étant donné l'état de l'esprit humain à cette époque, ces mesures ne réussirent guère à éteindre l'insatiable soif des connaissances interdites. Pourtant, quelques esprits supérieurs rejetèrent cette superstition. De ce nombre étaient Pic de la Mirandole rainé et Savonarole ; Érasme tourna cette science en ridicule dans son Éloge de la Folie (1)[21].

La question de l'oniroscopie, ou divination par les songes, était un problème embarrassant. D'une part, on en trouvait la prohibition formelle dans le Deutéronome (XVIII, 10), qui, d'après la version de la Vulgate, dénonçait, au nombre des pratiques coupables, l'interprétation des songes ; d'autre part 437 on connaissait les exemples de Joseph et de Daniel et l'affirmation de Job : « Quand un profond sommeil s'empare de l'homme, et l'assoupit sur son lit, alors il ouvre les oreilles des hommes et confirme leur savoir. » (Job, XXXIII. 15, 16). Au XIIe siècle, l'explication des rêves était une profession reconnue et ne parait pas avoir été prohibée. Jean de Salisbury s'efforce de prouver qu'il ne faut nullement se fier aux apparences du sommeil ; Joseph et Daniel étaient inspirés de Dieu, et, sans cette inspiration, la divination par les songes ne mérite aucun crédit. C'était là, du moins, une solution plus sensée et plus pratique que la conclusion à laquelle était arrivé saint Thomas d'Aquin, déclarant licite la divination par les rêves quand ces rêves procèdent de causes naturelles ou de révélations divines, et la condamnant comme illicite, quand les rêves procèdent d'une influence diabolique. Longtemps auparavant, Tertullien avait attribué aux païens le pouvoir d'envoyer des rêves prophétiques par l'entremise de démons ; mais, malheureusement, nul ne pouvait fournir un criterium permettant de distinguer les unes des autres ces diverses catégories de visions, de sorte qu'on considérait généralement les interprètes de songes comme gens inoffensifs, à moins que leur profession n'impliquât l'invocation, exprimée ou tacite, des esprits malins.

Une autre série de faits troublait les casuistes, car les limites de la goétie et de la magie sacrée étaient fort incertaines. Il existait une pratique consistant à célébrer des messes mortuaires pour un homme encore vivant, avec le dessein de causer ainsi la mort de cet homme. Dès 694, le dix-septième concile de Tolède interdit cet abus sous peine de dégradation pour l'officiant, d'exil perpétuel pour celui-ci et pour le laïc qui aurait requis ses services. Au milieu du XVe siècle, le savant Lope Barrientos, évêque de Cuenca, condamne cet acte sans réserve. Pourtant, un manuscrit de date incertaine, publié par Wright, tout en déclarant qu'il y a péché à employer ces rites pour satisfaire une haine personnelle, et en prescrivant que l'officiant soit déposé jusqu'à ce qu'il se soit purifié par une pénitence appropriée, affirme que cette pratique, employée dans l'intérêt public, n'est pas un péché, parce qu'elle est une manifestation d'humilité destinée à apaiser la colère divine. La coutume de ces messes devait être assez répandue, puisque les confesseurs furent invités à demander à leurs pénitents s’ils en avaient célébré ou fait célébrer. Une autre difficulté analogue surgit en 1500, au cours d'une querelle entre l'évêque de Cambrai, Henri, et son chapitre. En matière de représailles, le doyen, le prévôt et les chanoines suspendirent le service divin et furent, de ce fait, excommuniés par l'archevêque de Reims. Sous cette pression, ils reprirent leurs fonctions sacrées, mais introduisirent comme variante, dans le canon de la messe, une sorte de litanie imprécatoire, composée de passages comminatoires extraits des psaumes et des prophètes ; l'officiant récitait ces litanies en tournant le dos à l'autel et les enfants de chœur lui donnaient la réplique. L'évêque, effrayé, fit appel à l'Université de Paris qui, après plusieurs mois de délibération, décida gravement que l'attitude du prêtre et les réponses des enfants de chœur rendaient ces messes suspectes d'incantation ; or, les messes imprécatoires doivent être redoutées des hommes qui en sont les objets ; on ne doit pas en faire usage à la légère, surtout contre un évêque qui est prêt à accepter le jugement des tribunaux ; enfin, il ne faut y avoir recours, même contre un évêque rebelle, qu'en cas de nécessité et de péril extrême.

Vers la fin du XIIIe siècle, quand l'Inquisition réussit â obtenir la connaissance des crimes de magie, elle établit rapidement, grâce à sa puissance d'organisation, des règles et des formules qui servirent à guider les magistrats, contribuèrent â fixer la jurisprudence incertaine de l'époque et à mettre en mouvement le mécanisme de persécution contre les individus qui pratiquaient les arts réprouvés. Un manuel de procédure, publié probablement vers 1280, contient un modèle d'interrogatoire embrassant tous les détails de magie connus à ce moment. Ce manuel servit d'esquisse aux formules plus minutieuses élaborées ensuite par Bernard Gui et ses collègues. Faute de place, je ne puis donner de ces formules une reproduction qui offrirait le tableau, à peu près complet, des superstitions courantes ; je veux cependant m'y arrêter un instant, pour attirer l'attention du lecteur sut ; un trait intéressant de ces documents. La plus ancienne rédaction ne contient pas d'allusion aux excursions nocturnes des « bonnes femmes », origine du fameux Sabbat des sorcières ; en revanche, les éditions suivantes comportent un interrogatoire relatif à cette pratique, ce qui montre que, dans l'intervalle, cette croyance avait peu à peu gagné du terrain. Il convient d'observer aussi qu'aucune des formules ne traite de questions concernant les pratiques de la sorcellerie vulgaire, qui, au xv' siècle et dans les siècles suivants, constituèrent presque entièrement, comme nous le verrons, le fond des poursuites pour crime de magie[22].

En passant sous la juridiction de l'Inquisition, la magie devenait simple hérésie, et tout le système de répression se trouvait changé. L'Inquisition ne se souciait que des questions de foi ; le seul intérêt des actes, à ses yeux, était d'attester les doctrines qu'ils impliquaient, et toutes les hérésies étaient également coupables, qu'elles consistassent à affirmer la pauvreté du Christ on à provoquer l'adoration des démons, en pactes avec Satan ou en attentats à la vie humaine. Aussi le magicien avait-il avantage à tomber entre les mains de l'Inquisition plutôt que d'être jugé par les tribunaux séculiers ; car, devant le Saint-Office, il bénéficiait des règles invariablement observées dans la répression de l'hérésie. Par la confession et l'abjuration, il pouvait toujours être admis à la pénitence et échapper au bûcher, châtiment ordinaire édicté par les tribunaux séculiers ; d'autre part, comme il n'était pas animé des convictions qui soutenaient la foi des Cathares ou des Vaudois, sa conscience ne souffrait nullement de la nécessité d'une rétractation. Dans les procès-verbaux de l'Inquisition, dans ceux, du moins, que l'on a conservés, on ne relève aucun cas d'endurcissement dans l'adoration des démons. Les méthodes inquisitoriales savaient toujours obtenir la confession, et les manuels inquisitoriaux fournissent des modèles de formules pour l'abjuration et pour le prononcé des sentences. On se demandera peut-être si la cruelle souffrance du bûcher n'était pas préférable à la clémence inquisitoriale qui réduisait les pénitents à l'emprisonnement perpétuel dans les chaines, au pain et à l'eau ; mais peu d'hommes ont assez de courage pour accepter qu'on mette promptement un terme à leurs épreuves ; et les condamnés entretenaient toujours l'espoir d'obtenir, par leur conduite exemplaire en prison, une atténuation de leur peine. Ce fut probablement à cause de celte apparente mansuétude que Philippe le Bel interdit, en 1303, à l'Inquisition de connaitre des délits d'usure, de magie, etc., quand les inculpés étaient des Juifs. Nous verrons plus loin que lorsque le Saint-Office dut déployer toute son énergie dans l'épidémie de sorcellerie, il crut devoir renoncer à sa règle et chercher des prétextes permettant de livrer aux flammes les victimes même repentantes.

C'est vers cette époque que Zanghino fournit le tableau des opinions qui avaient cours, à ce sujet, parmi les ecclésiastiques d'Italie. Dans sa description détaillée des divers aspects de la magie, la sorcellerie vulgaire n'est pas mentionnée. ce qui prouve qu'elle était inconnue en Italie comme en France. Tous ces faits sont du ressort des tribunaux épiscopaux et l'Inquisition ne peut intervenir que s'il y a présomption d'hérésie caractérisée. Mais c'est une hérésie d'affirmer qu'on peut prédire l'avenir par de tels moyens, alors que ce pouvoir n'appartient qu'à Dieu ; c'est une hérésie de demander des oracles aux démons ou de leur offrir des oblations, d'adorer le soleil, la lune ou les étoiles, les planètes ou les éléments. ou de croire qu'on puisse obtenir quelque faveur d'une puissance autre que Dieu, qu'on puisse agir en quoi que ce soit sans l'ordre de Dieu, ou enfin de tenir pour honnête et licite ce que l'Église réprouve. Tous ces crimes relèvent de la juridiction inquisitoriale, et l'on verra que les mailles du filet étaient assez étroites pour qu'il fût très difficile de s'en tirai' : Les peines de mort et de confiscation, que doit infliger le juge séculier, ont trait assurément à l'impénitent et au relaps, attendu que les crimes entachés d'hérésie étaient punis, comme hérésie, par l'inquisiteur. Toute magie qui n'était pas teintée d'hérésie caractérisée était soumise aux tribunaux épiscopaux ; le châtiment consistait à déclarer le coupable en état de péché mortel et à lui interdire la communion ; le criminel et ceux qui avaient eu recours à ses services étaient notés d'infamie ; le condamné était invité à renoncer à sa coupable science ; en cas d'insoumission, l'évêque avait à sa disposition l'excommunication et les autres pénalités ecclésiastiques. Pourtant le pouvoir séculier n'avait nullement renoncé à sa juridiction sur la magie, et ce crime continua fi être déféré aux tribunaux laïques comme aux autorités ecclésiastiques. D'ailleurs, le jour n'était pas encore venu d'entreprendre l'extermination impitoyable de quiconque s'occupait d'arts réprouvés. La loi milanaise de l'époque laissait le châtiment du magicien à la discrétion du juge, qui pouvait infliger des peines corporelles ou pécuniaires proportionnées à la gravité du délit.

La magie est une de ces aberrations qui répondent toujours à la persécution par un accroissement d'intensité. Tant qu'on admit la réalité de cet art et qu'on punit ceux qui le professaient, non comme des escrocs, mais comme des gens armés d'une puissance illimitée de mal faire, la magie prospéra d'autant plus que l'attention publique fut plus attirée sur ses méfaits. Dès que l'inquisition en eut entrepris la destruction systématique, on vit la magie occuper une place de plus en plus grande dans les préoccupations des hommes. En 1303, une des accusations portées contre Boniface VIII à l'assemblée du Louvre, était que le pape entretenait un démon familier chargé de l'informer de tous les événements, qu'il était, lui-même, un magicien et consultait des devins et de faux prophètes. Vers la même époque, l'évêque de Coventry et Lichtleld, trésorier (l'Édouard ter, fut accusé de meurtre, de simonie et d'adultère ; on lui reprocha, de plus, d'avoir consulté le démon auquel il avait, disait-on, rendu hommage en le baisant sur la fesse. Le roi Édouard intervint énergiquement en faveur de son trésorier ; une enquête fut ordonnée par Boniface et la conclusion fut que les mauvais bruits répandus sur le compte de l'accusé étaient le fait de ses ennemis ; il fut admis à se justifier en fournissant trente-sept compurqateurs. En 1308, le sire d'Ulmet fut amené à Paris sous l'accusation d'avoir tenté de tuer sa femme par des moyens magiques ; les femmes dont il avait requis les services à cet effet furent brûlées ou enterrées vives.

Une affaire plus scandaleuse eut pour héros Guichard, évêque de Troyes, accusé, en 1302, d'avoir empoisonné la reine Blanche de Navarre ; il se tira de ce mauvais pas en versant à la fille de la défunte, Jeanne, femme de Philippe le Bel, l'énorme somme de 80.000 livres tournois. Le reine Jeanne étant morte en 1305, Guichard fut de nouveau poursuivi en 1308, pour avoir, disait-on, causé cette mort. L'accusation prétendait que, pour reconquérir les bonnes grâces de la reine, il avait invoqué le démon, puis fabriqué et baptisé une figurine ; ce plan ayant échoué, il avait, dans sa rage, brisé et jeté au feu la figurine, et la reine était morte, en pleine jeunesse, d'un mal mystérieux. Les enfants du roi et le prince Charles de Valois étaient aussi des victimes marquées à l'avance par la haine du magicien. Guillaume de Nogaret et Noffo Dei rédigèrent une longue liste d'autres accusations. Ce fut en 1313 seulement que Guichard fut acquitté ; dans l'intervalle, on avait confisqué les revenus de son siège, ce qui révèle peut-être un des motifs de la poursuite. Nous avons vu comment on porta contre les Templiers des accusations analogues : le succès de cette tentative démontra l'efficacité des méthodes employées. Après la mort de Philippe le Bel, comme Charles de Valois avait résolument arrêté la perte d'Enguerrand de Marigny et que la longue procédure entamée à cet, effet menaçait de rester inutile, on découvrit fort à propos qu'Enguerrand avait poussé sa femme et sa sœur à faire fabriquer, par un homme et une femme, des images de cire qui devaient provoquer lentement la mort de Charles, du jeune roi Louis le Butin, du comte de Saint-Pol et de divers autres personnages. Dès que Charles eut rapporté le fait à Louis, le roi retira sa protection à Enguerrand et les événements se précipitèrent. Le 26 avril 1315, Enguerrand fut traduit devant un conseil de nobles soigneusement triés et assemblés à Vincennes ; condamné à être pendu, il subit sa peine le 30. Le magicien fut pendu en même temps et la magicienne brûlée : leurs images furent montrées au peuple du haut des gibets de Montfaucon, qu'Enguerrand lui-même avait fait construire ; la Dame de Marigny et sa sœur, la Dame de Chantalou, furent condamnées à l'emprisonnement. Ainsi Enguerrand périt victime des méthodes que lui-même, avec son frère l'archevêque de Sens, avaient employées naguère contre les Templiers. Une autre morale de l'histoire fut le remords de Charles de Valois ; dix ans plus tard, sur son lit de mort, il envoyait par les rues de Paris des serviteurs chargés de distribuer des aumônes aux pauvres en criant : « Priez pour l'âme de Messire Enguerrand de Marigny et pour celle de Messire Charles de Valois ! » Une des accusations portées contre Bernard Délicieux fut d'avoir attenté, par des artifices magiques, à la vie de Benoît XI. On ne put prouver la chose, mais Bernard avoua, sous le coup de la torture, qu'un livre de nécromancie trouvé dans son coffre était bien à lui et que certaines annotations marginales étaient de sa propre main. Apparemment, il n'était pas le seul de son Ordre qui eût à se reprocher ce tort, attendu qu'en 1312 un chapitre général des Franciscains adopta un statut interdisant à tout Frère, sous peine d'excommunication et de prison, de posséder des livres de ce genre, et de s'occuper d'alchimie, de nécromancie, de divination, d'incantation ou d'invocation de démons[23].

L'importance de la magie dans les croyances populaires s'accrut encore du fait de Jean XXII, ce pape qui, à tant d'égards, exerça sur son temps une influence déplorable7Étaut un des plus savants théologiens de l'époque, il était absolument convaincu de la réalité des prodiges attribués à la magie, et, par expérience personnelle, il avait une peur très vive des artifices magiques. Les circonstances de son élection étant de nature à rendre probable l'existence de complots en vue de le déposer, il prêta une oreille complaisante à tous les rapports qu'on lui faisait à cet égard. Nous avons déjà parlé de la barbarie avec laquelle il traita le malheureux Hugues, évêque de Cahors. En 1317, on le voit donner mandat à Gaillard, évêque de Reggio et à plusieurs assesseurs, de juger un chirurgien-barbier, nommé Jean d'Amant, et divers clercs du Sacré Palais, accusés d'attentat à la vie du pontife. Sous l'effet persuasif de la torture, ces gens avouèrent qu'ils avaient d'abord songé à employer le poison ; mais, ne trouvant pas d'occasion favorable, ils avaient eu recours aux figurines, qu'ils savaient fabriquer mieux que personne. Ils les avaient confectionnées en invoquant des démons ; ils savaient enfermer des démons dans des anneaux et apprendre d'eux le passé et l'avenir ; ils savaient amener la maladie, provoquer la mort, ou encore prolonger la vie par des incantations, des charmes, des sortilèges, consistant uniquement en paroles magiques. Ils furent, comme bien on pense, condamnés et exécutés, et Jean se mit résolument à l'œuvre pour extirper la race abhorrée des magiciens dont il avait failli être la victime. C'est ainsi que des poursuites furent entamées contre Robert, évêque d'Aix, accusé d'avoir exercé les arts magiques à Bologne ; Jean, considérant l'Orient comme la source d'où cette exécrable science s'était répandue sur la chrétienté, résolut d'attaquer la magie dans son repaire même. A cet effet, en 1318, il enjoignit au provincial dominicain du Levant de nommer des inquisiteurs spéciaux dans toutes les localités de rite latin, et il réclama le concours effectif du Doge de Venise, du Prince d'Achaïe et des barons latins. Il écrivit même au patriarche de Constantinople et aux archevêques d'Orient, pour les presser de coopérer à l'œuvre sainte. Non content de la juridiction implicitement conférée à l'Inquisition par Alexandre IV, il fit envoyer, en 1320, par le cardinal de S. Sabina, des lettres conférant entièrement cette juridiction aux inquisiteurs, et les invitant à user activement de leurs pouvoirs. Dans des bulles ultérieures, le pape exprimait son mécontentement de voir grandir sans cesse l'infection qui se propageait par toute la Chrétienté ; il ordonnait d'anathématiser publiquement les magiciens, de les punir comme hérétiques et de brûler tous les livres de science magique. En avisant tous les chrétiens baptisés de ne pas signer de pacte avec l'enfer, de ne pas emprisonner de démons dans des anneaux ou des miroirs pour pénétrer les secrets de l'avenir, en menaçant d'appliquer les pénalités de l'hérésie à tous les coupables qui ne renonceraient pas, avant huit jours, à ces pratiques. il contribua, plus qu'aucun autre, à rendre lucratif le métier de magicien et à augmenter le nombre des dupes. Apparemment, ie résultat de son appel ne fut guère satisfaisant, car, en 1330, il déplorait de nouveau la persistance du culte des démons et des erreurs associées à ce crime ; il ordonnait aux prélats et aux inquisiteurs d'amener à une prompte conclusion les affaires en cours, de lui transmettre les dossiers sous pli cacheté, pour qu'il rendit sa décision ; en même temps, il enjoignait aux inquisiteurs de n'entamer aucune nouvelle poursuite sans mandat spécial du pape. Quels que fussent les motifs de cette dernière prohibition, elle ne fut pas respectée en France. A cette époque le pouvoir royal commençait à exercer un contrôle sur l'Inquisition : nous verrons plus loin comment Jean XXII, à la fin de sa vie, accusé d'hérésie au sujet de la Vision béatifique, fut malmené par Philippe de Valois. Ce fut probablement un incident de cette querelle qui amena le roi à déclarer, en 1334, que la juridiction de l'Inquisition sur les idolâtres, magiciens et hérétiques émanait de la couronne royale, et à ordonner à ses sénéchaux de veiller à ce que personne ne gênât l'action des inquisiteurs en ces matières. Ce rescrit royal fut probablement oublié en même temps que les circonstances qui l'avaient provoqué, car, en 1374, l'inquisiteur de Paris demanda à Grégoire XI s'il devait connaître des crimes de magie ; le pape répondit en l'invitant à les poursuivre énergiquement.

Le résultat fatal de cette législation bruyante fut de fortifier la confiance du peuple en la magie et de répandre la pratique de cet art trompeur. Dans le registre des sentences rendues par Bernard Gui à Toulouse de 1309 à 1323, on ne relève pas de cas de magie ; mais on en trouve plusieurs, jugés, en 1320 et 1321, par l'Inquisition épiscopale de Pamiers, et les registres fragmentaires de Carcassonne, en 1328 et 1329, mentionnent un nombre important de condamnations prononcées de ce chef. De plus, les inquisiteurs commençaient à insérer, dans toutes les formules d'abjuration imposées aux hérétiques repentants, une clause réprouvant la magie, de sorte que, si les pénitents s'y adonnaient quelque jour, on pouvait les briller promptement comme relaps.

Sous l'effet de la « réclame » efficace que lui faisait la papauté, le commerce de la magie était florissant. En 1325, une affaire remarquable causa une grande émotion à Paris. Les chiens de divers bergers, en passant à un carrefour près de Chateau-Landon, se mirent à gratter la terre à un certain endroit, et l'on ne put les arracher de cette place. Des soupçons naquirent dans l'esprit des bergers, qui avertirent les autorités ; on creusa le sol, et l'on trouva une boite dans laquelle était enfermé un chat noir, avec du pain humecté de saint chrême, d'huile sainte et d'eau bénite ; deux petits tubes étaient disposés de façon à atteindre la surface du sol et à fournir de l'air à l'animal emprisonné. Tous les charpentiers du village furent convoqués et l'un d'eux reconnut la boite qu'il avait fabriquée pour un certain Jean Prévost. La torture tira bientôt de celui-ci une confession accusant de complicité l'abbé cistercien de Sarcelles, divers chanoines, un magicien, nommé Jean de Persant, et un moine apostat de Cîteaux, disciple de ce magicien. L'abbé avait, parait-il, perdu une somme d'argent et fait appel à la science du magicien pour retrouver l'argent et le voleur. Le chat devait demeurer trois jours dans la boite ; après quoi on le tuerait et l'on découperait sa peau en bandes avec lesquelles on tracerait un cercle. A l'intérieur de ce cercle se tiendrait un homme, ayant dans le rectum les restes de la chair du chat ; cet homme invoquerait le démon Berich, lequel fournirait la révélation attendue. L'inquisiteur de Paris et l'Ordinaire épiscopal jugèrent promptement les coupables. Prévost mourut fort à propos, mais son cadavre fut brillé en même temps que son complice le magicien Jean de Persant ; quant aux ecclésiastiques, ils furent frappés de dégradation et d'emprisonnement perpétuel. Évidemment, Jean de Persant ne fut pas admis à bénéficier de l'abjuration, et les Cisterciens, de leur côté, furent punis d'une peine plus sévère que le châtiment prescrit par les règles de leur Ordre. En effet, le chapitre général de 1290 avait édicté simplement l'incapacité de recevoir aucun bénéfice et de prendre part aux délibérations de l'Ordre ; les coupables devaient occuper au chœur et au réfectoire les sièges les plus bas, et jeûner le vendredi au pain et à l'eau, jusqu'à ce qu'un chapitre général eût levé la peine. Ainsi, pendant le quart de siècle qui s'était écoulé depuis cette décision, d'importantes modifications s'étaient produites dans les dispositions de l'Église à l'égard de ce genre de crimes ; le temps de l'indulgence relative était passé.

Beaucoup de magiciens appartenaient aux Ordres monastiques. On possède la sentence portée, en 1329, par Henri de Chamay, contre un Carme nommé Pierre Recordi ; ce document montre, une fois de plus, avec quel succès les méthodes inquisitoriales obtenaient des aveux. Le procès dura plusieurs années ; l'accusé tergiversait et se rétractait sans cesse ; mais, à la fin, son endurance céda. Il fit alors la confession suivante ; en cinq circonstances, pour obtenir les faveurs de certaines femmes, il avait fabriqué, sous l'invocation de démons, des figurines de cire, en mêlant à la pâte du sang de crapaud, de son propre sang et de sa salive, en guise de sacrifice à Satan. Ensuite il plaçait cette image sous le seuil de la maison occupée par la femme et si cette dernière demeurait rebelle, elle était tourmentée par un démon. Trois fois ce procédé avait réussi ; les deux autres tentatives auraient eu le même succès, si ses supérieurs ne l'avaient subitement déplacé. Un jour, il avait piqué d'une épingle le ventre d'une figurine et la blessure avait saigné. Quand ces statuettes avaient fait leur œuvre, il les jetait dans la rivière et sacrifiait un papillon au démon, dont la présence se manifestait par un souffle d'air. Il fut condamné à l'emprisonnement perpétuel au pain et à l'eau, avec des chaînes aux mains et aux pieds ; on lui assigna comme lieu de détention le couvent des Carmes de Toulouse. Au mépris des règles de l'Ordre, on ne lui infligea pas le cérémonial de la dégradation ; la sentence fut rendue, sans publicité, dans le palais épiscopal de Pamiers. Il est à remarquer que le texte de cette sentence exprime la crainte que les autorités du couvent ne favorisent l'évasion du condamné.

Une histoire qui courut à l'époque de Frédéric d'Autriche contribua encore à « faire de la réclame » aux magiciens. Après la défaite de Frédéric par Louis de Bavière à Mühldorf, en 1322, le vaincu se trouvait prisonnier dans la forteresse de Trausnitz ; son frère Léopold eut alors recours au service d'un habile nécromancien, qui promit de délivrer le captif grâce à l'assistance du diable. En réponse aux invocations du magicien, Satan accourut, déguisé en pèlerin, et promit volontiers de ramener Frédéric si celui-ci consentait à le suivre. Il se présenta devant le prisonnier et l'invita à se placer dans un sac qu'il portait en bandoulière ; il le ramènerait ensuite sain et sauf auprès de son frère ; mais Frédéric demanda au visiteur de se faire connaitre : « Peu importe qui je suis, » répondit Satan. « Voulez-vous quitter votre prison comme je vous engage à le faire ? » Frédéric fut saisi de terreur et se signa : le diable disparut aussitôt.

Même dans la lointaine Irlande, la persécution contre les magiciens commença en 1325, introduite par le zélé Franciscain Richard Ledrede, évêque d'Ossory. Dame Alice Kyteler de Kilkenny avait été mariée quatre fois. Comme les dispositions testamentaires des époux défunts ne satisfaisaient pas les enfants nés des trois dernières unions, le moyen le plus pratique pour annuler ces volontés était d'accuser la dame d'avoir fait périr ses maris à l'aide d'artifices magiques, après les avoir amenés, par des sortilèges, à laisser leurs biens à dame Alice et à son fils aîné, William Outlaw. L'évêque Ledrede se mit en devoir d'entamer une inquisition vigoureuse ; mais dame Alice et William étaient alliés aux plus grands dignitaires d'Irlande, que firent à sa besogne une opposition incessante. Comme les canons dirigés contre l'hérésie étaient inconnus dans Pile, l'évêque eut devant lui une tâche fort ardue ; il fut même un moment arrêté et jeté en prison. Une âme moins forte aurait plié sous la tempête ; niais Ledrede finit par triompher, bien que dame Alice lui glissât entre les mains et réussit à s'enfuir en Angleterre. Le procès des prétendus complices parait avoir été mené avec plus d'énergie que de respect des formes. La torture étant ignorée de la loi anglaise, l'évêque n'aurait peut-être pas réussi à obtenir les aveux requis, s'il n'avait remplacé la torture par l'usage — Illégal sans doute, mais singulièrement efficace — du fouet. C'est ainsi qu'une des femmes de dame Alice, Pétronille, après avoir été fouettée à six reprises, ne put supporter plus longtemps cette incessante aggravation de souffrance et avoua tout ce qu'on voulut. Elle se reconnut pour une magicienne pleine d'astuce, inférieure pourtant à sa maitresse, laquelle pouvait rivaliser avec les plus savants magiciens d'Angleterre et même du monde entier. Elle raconta comment, sur l'ordre de dame Alice, elle avait sacrifié, dans un carrefour, deux coqs à un démon nominé Robert Artisson, incube ou amant de la daine ; comment, avec le cerveau d'un enfant non baptisé, avec des herbes et des vers, elles confectionnaient, dans le crâne d'un voleur décapité, des poudres et des charmes propres à endommager le corps des bons chrétiens, à exciter l'amour ou la haine, à faire paraitre des cornes sur la tête de certaines femmes, aux yeux de certains individus. Pétronille avait servi d'intermédiaire entre sa maîtresse et le démon ; un jour, ce dernier était venu dans la chambre de dame Alice, en compagnie de deux autres mauvais esprits, noirs comme des Éthiopiens ; alors avaient eu lieu des scènes de débauche dont nous épargnerons les détails.au lecteur. L'affaire offre cet intérêt qu'elle constitue une transition entre la croyance à l'ancienne magie et la croyance à la sorcellerie nouvelle ; elle met en lumière un des points les plus importants de la jurisprudence criminelle des siècles suivants et explique la crédulité universelle à l'endroit des maléfices de la magie. La torture répétée au gré du juge avait l'avantage d'amener le patient à confesser tout ce qu'on réclamait de lui ; de plus, l'effet produit par ce supplice était assez puissant pour que l'inculpé ne voulût pas s'exposer à une nouvelle application de torture en se rétractant, fût-ce au dernier moment. C'est ainsi que cette pauvre créature persista jusqu'au bout dans l'affirmation de ces tissus d'absurdités et se laissa brûler comme coupable impénitente. D'autres malheureux mis en cause périrent de même sur le bûcher, tandis que certains complices furent admis à l'abjuration et punis du port des croix — seule occasion, semble-t-il, où cette pénitence ait été employée aux Iles Britanniques.

Tandis que l'évêque Ledrede était absorbé par cette tâche pieuse, s'engageait, en Angleterre, un procès qui montre la différence d'efficacité entre les méthodes ecclésiastiques, secondées par la torture, et la procédure de droit commun. Vingt-huit personnes étaient accusées d'avoir eu recours aux services de Jean de Nottingham et de son aide Richard Marshall de Leicester, pour la fabrication de statuettes de cire destinées à faire périr Édouard II, les deux dépensiers et le prieur de Coventry, ainsi que deux des subordonnés de ce dernier, qui, soutenus par les favoris du roi, avaient tyrannisé le peuple : Richard Marshall se fit accusateur, et l'évidence du crime fut patente. On avait promis de grosses sommes, de vingt livres à maitre Jean, de quinze livres à Richard, et on leur avait fourni sept livres de cire et deux aunes de toile de chanvre. Du 27 septembre 1324 au 2 juin 1325, les deux magiciens travaillèrent à leur tâche. Ils confectionnèrent sept images ; la statuette supplémentaire devait servir à titre d'essai et être expérimentée contre Richard de Sowe. Le 27 avril, ils commencèrent à opérer à l'aide de cette figurine ; on enfonça un morceau de plomb dans le front de la statuette, et aussitôt Richard de Sowe perdit la raison et cria sa douleur jusqu'au 20 mai, jour où l'on enleva le plomb pour le plonger dans la poitrine : le malheureux mourut le 23 mai. Les accusés soutinrent leur innocence et firent appel au jury. Le procès s'engagea devant les jurés et tous furent acquittés. Une affaire analogue fut découverte à Toulouse en juin 1326 ; on trouva certains magiciens qui avaient entrepris de faire disparaitre le roi Charles-le-Bel par envoûtement. On les envoya promptement à Paris et l'affaire fut prise en mains par le tribunal criminel du Châtelet. Ce tribunal disposait de toutes les ressources de la torture ; aussi sa justice expéditive et vigoureuse put-elle bientôt livrer les accusés au bûcher. Cependant Pierre de Vic, neveu préféré de Jean XXII, inculpé par les confessions des victimes fut déclaré innocent. Ce fut probablement peu après qu'un attentat semblable se produisit contre la vie de Jean XXII ; mais les coupables ne furent découverts qu'en 1337 et furent jugés et exécutés sur l'ordre de Benoit XII. Pour se couvrir, ils mirent en cause l'évêque de Béziers, déclarant avoir agi â l'instigation de ce prélat.

Pourtant, la persécution organisée sembla s'éteindre quand Jean XXII, en 1330, retira à l'Inquisition la connaissance des crimes de magie ; en même temps, l'impulsion donnée par ses bulles au commerce des magiciens continua à propager cette profession et à la rendre lucrative. Les tendances de l'âme populaire se reflètent dans ce fait qu'en divers pays on attribua la Peste Noire tant aux incantations qu'aux poisons des Juifs. Des expédients tels que l'ordre donné, en 1366, par le concile de Chartres, d'excommunier les magiciens pendant la messe, chaque dimanche, dans toutes les églises paroissiales, ne servaient qu'à convaincre les hommes de la réalité et de l'importance du pouvoir attribué à ces criminels. Durant cette période, l'étude et la pratique des arts occultes se poursuivirent avec assiduité et le plus souvent sans aucun mystère. Miguel de Urrea, qui fut évêque de Tarragone de 1309 à 1316, fut honoré du surnom d'el Nigromanlico ; son portrait, au palais archiépiscopal de Tarragone, porte une inscription le représentant comme un très habile nécromancien, qui trompa le diable à l'aide de ses artifices mêmes. Gérard Groot, revendiqué par les Frères de la Vie Commune comme leur fondateur vénéré, fut, lui aussi, clans sa jeunesse, un ardent adepte des sciences occultes ; mais, pendant une maladie, il les renia solennellement, devant un prêtre et brûla ses livres. Bien des années après, il tira parti de son savoir en la matière, pour dénoncer un certain Jean Heyden, qui avait longtemps exploité la crédulité populaire à Amsterdam et dans les environs. En arrivant à Deventer, Groot interrogea ce personnage, constata qu'il ignorait la nécromancie et les arts qui s'y rattachent, et conclut que ce malfaiteur opérait grâce à un pacte conclu avec Satan. Ne voulant pas encourir le reproche d'avoir versé le sang, Groot se contenta de chasser le magicien ; plus tard, apprenant que l'homme s'était établi à Harderwick, il écrivit aux Frères résidant en ce lieu, pour leur révéler ce qu'était cet individu. Toute l'affaire montre que les criminels de ce genre pouvaient compter sur une tolérance relative, tant que quelque citoyen zélé ne jugeait pas à propos de mettre les lois en mouvement.

Cette tolérance, ainsi que la crédulité qu'on avait développée dans l'esprit populaire, apparaissent au récit que donnent de graves historiens des exploits de Zyto, magicien favori de l'empereur Wenceslas. Ce Zyto, plusieurs fois condamné pour magie par les conciles de Prague dans la seconde moitié du siècle, comptait, au nombre de ses vices, la passion des arts réprouvés. En 1389, quand il épousa Sophie, fille de l'électeur de Bavière, ce dernier, connaissant les goûts de son futur gendre, amena à Prague une pleine charrette d'habiles enchanteurs et jongleurs. Comme le chef de la troupe faisait montre de sa science, Zyto s'avança paisiblement vers lui, ouvrit la bouche et avala le jongleur tout entier, crachant seulement les chaussures boueuses de sa victime ; ensuite, il vomit son rival dans un bassin rempli d'eau et montra à la foule émerveillée le pauvre diable trempé jusqu'aux os. Pendant les banquets offerts par le roi, Zyto se plaisait à jouer des tours aux convives, changeant leurs mains en sabots de cheval ou de bœuf, si bien qu'ils ne pouvaient plus saisir les mets ; si quelque curiosité les poussait à regarder par la fenêtre, il leur ornait la tête de bois de cerf, de sorte qu'ils ne pouvaient se dégager, tandis que Zyto mangeait à loisir dans leurs plats et buvait leurs vins. Un jour, il changea une poignée de froment en un troupeau de porcs gras qu'il vendit à un boulanger, en lui recommandant de les empêcher d'aller à la rivière ; mais l'acheteur négligea cet avis, et les pourceaux redevinrent des grains de blé que le courant emporta. On pense bien qu'un tel homme ne pouvait faire une bonne fin : Zyto, lorsque sonna son heure, fut emporté par son démon. Ces histoires ne sont pas seulement relatées, comme des faits indiscutables, par les chroniqueurs bohémiens ; elles ont été consciencieusement reproduites par l'historien des papes, Raynald.

En France, bien que Grégoire X1 eût, en 1374, autorisé l'Inquisition à poursuivre tous les crimes de magie, le Parlement, dans sa politique d'empiètement sur la juridiction ecclésiastique, ne laissa pas échapper ces affaires. En 1390, il eut l'occasion d'intervenir à propos d'un cas qui se présenta à Laon : un fonctionnaire séculier, nommé Poulaillier, avait arrêté un certain nombre de magiciens. Comme le dit Bodin, Satan réussit alors à faire croire que les histoires de magie étaient fausses, en sorte que le Parlement interrompit la procédure et décida qu'à l'avenir la connaissance de ces crimes appartiendrait aux seuls tribunaux séculiers, à l'exclusion des tribunaux ecclésiastiques. D'ailleurs, les juges séculiers étaient disposés à traiter ces délits avec une sévérité suffisante. Une affaire jugée au Châtelet de Paris en 1390 met en lumière les particularités de la procédure et l'efficacité de la torture pour l'extorsion des aveux. On employa, il est vrai, cette méthode, alors d'un usage général en matière criminelle ; mais il faut reconnaître qu'à d'autres égards la procédure suivie fut beaucoup plus douce que la pratique inquisitoriale.

Marion l'Estalée, jeune fille de folle vie, éperdument éprise d'un certain Hainsselin Planiche, avait été abandonnée par son amant, qui épousa, vers le 1er juillet 1390, une femme appelée Agnesot. Pour faire obstacle à cette union, Marion, si l'on ajoute foi à sa confession, demanda à une vieille entremetteuse, nommée Margot de la Barre, un philtre destiné à retenir l'affection du volage amant ; mais, le philtre ne produisant pas d'effet, Margot confectionna alors deux guirlandes d'herbes magiques que Marion jeta sur un endroit titi les nouveaux époux devaient passer le jour de leurs noces, afin d'empêcher la consommation du mariage. Le but visé ne fut pas atteint, mais Hainsselin et Agnesot tombèrent malades et les femmes furent arrêtées.

Le 30 juillet, Margot, interrogée par le juge, nia toute complicité. Elle fut aussitôt torturée sur le petit et le grand tresteau — supplices dont le premier consistait probablement à entonner de l'eau dans le gosier de la victime jusqu'à ce que le corps s'enflât et à chasser ensuite cette eau en appuyant sur le ventre du patient ; le second supplice devait être la roue. Cette double application de la torture n'ayant arraché aucun aveu à la malheureuse, on ajourna la reprise de l'interrogatoire. Le 17 août, on s'attaqua à Marion, qui nia et fut soumise, sans résultat, aux mêmes supplices. Le 3 septembre, elle fut encore interrogée et persista dans ses dénégations ; comme on ordonnait qu'elle fût torturée à nouveau, elle fit appel au Parlement : l'appel fut rapidement examiné et rejeté, et Marion fut soumise à la même question, puis emportée â la cuisine et ranimée auprès du feu ; après quoi, on la tortura une troisième fois, sans plus de succès. Le 4, elle comparut devant le tribunal et refusa d'avouer ; mais l'incessante répétition de la torture, sans espoir d'interruption, avait produit sur le corps et sur l'âme de la victime l'effet voulu. On avait chi la traiter sans pitié, car il est dit qu'elle était demeurée blessée et faible ; quand on la lia de nouveau sur le tresteau et que l'exécuteur se prépara à remplir son office, elle céda et consentit à avouer. Une fois détachée du tréteau, elle- raconta toute l'histoire et l'après-midi, lors d'une seconde comparution, confirma sa déposition comme ayant été faite sans aucune force ou contrainte. Margot fut introduite et Marion répéta sa confession : Margot la démentit en offrant le duel judiciaire, proposition que l'on ne prit pas au sérieux. Alors Margot déclara qu'elle pouvait établir un alibi pour le jour où elle avait, disait-on, confectionné les guirlandes. Les témoins qu'elle désigna furent recherchés et comparurent ; niais leurs dépositions la chargèrent au lieu de la disculper. Marion dût répéter une fois de plus sa confession, puis Margot fut torturée une seconde fois, mais toujours sans succès. Le 6, nouvelle répétition des aveux de Marion, après quoi Margot fut introduite et liée surie tresteau.

Grâce à sa vigueur juvénile, Marion avait pu résister à la torture. Margot, affaiblie par l'âge, fut réduite à merci par la seconde question. Sa résolution céda ; avant qu'on n'entamât l'opération, elle promit de confesser son crime. Son récit concordait avec celui de Marion ; elle y ajouta cependant quelques embellissements qui permettent de voir combien les confessions ainsi obtenues étaient indignes de foi, le seul objet de l'accusé étant de satisfaire les impitoyables justiciers. Quand Margot avait tressé les guirlandes magiques, elle avait invoqué le démon en répétant trois fois : Ennemi, je te conjure au nom du Père, du Fils el du Saint-Esperit que tu viegnes à moy icy ; un « ennemi » ou « démon » s'était présenté aussitôt, semblable aux diables qu'elle avait vus figurer dans les mystères de la Passion ; quand elle lui eut enjoint de s'insinuer dans le corps d'Hainsselin et dans celui d'Agnesot, il s'enfuit par la fenêtre dans un tourbillon, au milieu d'un grand bruit, en la remplissant d'une frayeur mortelle. La preuve était donc faite ; il ne restait plus, semble-t-il, qu'à prononcer rapidement la sentence ; pourtant, le tribunal manifesta le louable désir de ne pas précipiter sa décision.

Des assesseurs et des experts furent appelés en consultation. Les 7, 8 et 9 août, Marion répéta trois fois sa confession, Margot redit deux fois la sienne. Le dernier jour, on tint conseil ; à l'égard de Margot, la décision fut unanime : la sorcière fut mise au pilori et brûlée sur l'heure ; quant à Marion, trois des experts jugèrent que le pilori 'et le bannissement étaient des peines suffisantes. Le cas fut ajourné jusqu'au 23 ; puis on délibéra de nouveau. Les opinions n'avaient pas changé et, comme la majorité opinait pour la rigueur, le prévôt condamna Marion, qui fût brûlée le lendemain. Il est probable que ces deux victimes étaient innocentes et qu'elles n'avaient inventé tout ce conte que pour échapper à une nouvelle application de l'intolérable torture ; mais, bien que l'issue fût certaine en raison des conditions du procès, les juges crurent se montrer équitables envers les infortunées dont la destinée était entre leurs mains ; d'ailleurs, ils n'entretinrent pas le moindre doute touchant la réalité du crime et de l'apparition du démon, telle que l'avait rapportée Margot.

Il est indispensable de faire la part de cette crédulité en appréciant la conduite des magistrats et des inquisiteurs qui, durant les deux siècles suivants, envoyèrent au bûcher des milliers de malheureuses créatures. Aux yeux des modernes, les crimes ainsi punis sont purement chimériques ; au contraire, à l'époque où nous sommes, il n'en est pas que l'on pût considérer, en justice, comme plus rigoureusement attestés-, tant par les aveux explicites des prétendus coupables que par les récits concordants des témoins à charge.

Tandis que cette affaire occupait les juges du Châtelet, une sorcière nommée Jeannette Neuve ou Revergade était brûlée, le 6 août 1390, dans le Velay. Bien qu'elle eût été jugée et exécutée par le tribunal de l'abbaye de Saint-Chaffre, ce tribunal avait agi dans la circonstance, non en vertu de la juridiction spirituelle, mais en qualité de haut justicier. Un siècle plus tard, l'affaire aurait été enjolivée de détails piquants concernant le Sabbat et le culte des dénions ; mais ces extravagances n'étaient pas encore de mode. Jeannette était une pauvre vieille vagabonde qui était arrivée à Chadron, dans le ressort de la juridiction abbatiale, et qui gagnait sa vie en vendant des remèdes dit magiques, auxquels elle ajoutait d'ordinaire la prescription d'un pèlerinage. Elle avait dû acquérir la réputation de sorcière, car le sire de Burget, en querelle avec sa femme, vint lui demander un philtre pour rétablir l'harmonie dans son ménage. Elle lui donna une boisson dont il mourut ; cet accident décida du sort de la guérisseuse.

 

La croyance à la magie, qui devait se développer d'une façon continue pendant le XVe et le XVIe siècle, provoquer des crimes déplorables et constituer un des plus étranges épisodes dans l'histoire de la sottise humaine, reçut vers cette époque une impulsion nouvelle et décisive. Le premier indice de ce renouveau fut une mesure prise par l'Université de Paris. Le 19 septembre 1398, la Faculté de théologie tint une assemblée générale dans l'église Saint-Mathurin et adopta une série de vingt-huit articles qui furent désormais vérité établie pour tous les démonologistes ; on en usa contre les quelques gens sceptiques qui contestaient la réalité de la magie. Le préambule expose la nécessité de mesures sérieuses en présence du retour offensif d'anciennes erreurs menaçant d'infecter la société ; de vieux maux, presque oubliés, renaissaient avec une vigueur inquiétante ; il fallait prendre définitivement position pour mettre les fidèles en garde contre les pièges de l'Ennemi. L'Université déclarait ensuite que tous les rites superstitieux, où l'on ne pouvait raisonnablement attendre le succès de Dieu ou de la nature, impliquaient la nécessité d'un contrat avec Satan ; elle condamnait l'erreur consistant à croire qu'il fût licite d'invoquer l'aide des démons, de rechercher leur amitié, de conclure des pactes avec eux, de les emprisonner dans des pierres, anneaux, miroirs et images, d'employer la magie à de bonnes fins ou pour combattre une magie contraire ; qu'il fût possible, par des moyens magiques, d'amener Dieu à contraindre les démons A exaucer des prières ; qu'il fût permis de faire servir la célébration de la messe ou de quelque autre observance pieuse à des desseins de thaumaturgie ; que les miracles accomplis jadis par les prophètes et les saints fussent dus à de semblables artifices révélés par Dieu à ses serviteurs ; enfin, que l'homme pût, à l'aide de certaines pratiques de magie, s'élever à la vision de l'essence divine. Ces derniers mots ont trait à une dangereuse opinion qui tendait à confondre l'art du sorcier avec la science du théurgiste ; apparemment, la magie transcendante de l'époque prétendait pénétrer les ineffables mystères environnant le trône de Dieu ; d'ailleurs, les adeptes de cette magie affirmaient que leurs recherches étaient licites ; ils s'efforçaient de prouver l'origine céleste de leurs méthodes en assurant qu'elles servaient à des fins louables et que les vœux et tes prophéties de ceux qui les employaient étaient effectivement réalisés. L'Université condamnait toutes ces croyances ; elle niait que les images de plomb, d'or ou de cire, une fois baptisées, exorcisées et consacrées en de certains jours, possédassent le pouvoir que leur attribuaient les livres de magie ; mais, d'autre part, elle flétrissait, avec une égale netteté, l'incrédulité des gens qui niaient que la magie, les incantations, l'invocation des démons jouissent de l'efficacité revendiquée pour elles par les magiciens.

Comme tous les autres efforts tentés en vue de réprimer la magie, cette proclamation ne servit qu'a la mettre en relief. La déclaration condamnant comme erroné tout doute concernant la réalité de la magie et de ses effets, devint l'argument favori des démonologistes. Suivant Gerson, discuter l'existence et l'activité des démons, était non seulement hérétique et impie, mais propre à ruiner toute société humaine ou politique. Sprenger conclut qu'il n'est pas absolument hérétique de nier l'existence de la magie, attendu que cette incrédulité peut provenir de l'ignorance ; mais cette ignorance est gravement répréhensible chez un ecclésiastique ; elle suffit A justifier une « véhémente suspicion » d'hérésie et peut autoriser des poursuites. Nous avons vu ce que signifiait, dans la pratique inquisitoriale, cette « suspicion véhémente ».

Tandis que la crédulité populaire était ainsi stimulée, la folie de Charles VI fournit aux charlatans une bonne occasion pour placer leur marchandise. En 1397,1e maréchal de Sancerre envoya de Guyenne A Paris deux ermites augustiniens qui passaient pour très versés dans les sciences occultes et promettaient de soulager le roi. Ils déclarèrent que le malheureux prince était une victime de la magie ; on assure qu'après quelques cérémonies Charles VI recouvra la raison, mais ce ne fut qu'un intervalle de lucidité et, au bout d'une semaine, il retomba dans la démence. Les ermites attribuèrent cette rechute à l'influence du barbier du roi et d'un valet du duc d'Orléans ; ces hommes furent arrêtés, niais on ne trouva contre eux aucune preuve et il fallut les relâcher. Pendant deux mois, les deux imposteurs menèrent joyeuse vie et se virent grassement rémunérés ; mais, à la fin, on les obligea à nommer l'auteur des actes de magie et, cette fois, ils eurent l'audace de désigner le propre frère du roi, Louis d'Orléans. L'affaire s'aggravait ; menacés de torture, ils avouèrent qu'ils étaient des magiciens, des apostats, des invocateurs de démons. On les jugea en conséquence ; ils furent condamnés, dégradés de la prêtrise et charitablement décapités et écartelés.

Cet exemple n'effraya pas un prêtre nommé Ives Gilemme, qui, en 1403, se vanta d'avoir à son service trois démons et qui, en compagnie d'autres invocateurs de démons, la demoiselle Marie de Blansi, un serrurier nommé Perrin Hemery et un clerc nommé Guillaume Floret, offrit de guérir le roi. Tous ces gens furent bien accueillis. Ils demandèrent qu'on mit à leur disposition douze hommes chargés de chaînes de fer ; ils entourèrent ces hommes d'une barrière, et, après leur avoir dit de ne concevoir aucune crainte, commencèrent à proférer toutes les invocations qui leur vinrent à l'esprit. Ces simagrées ne furent d'aucun effet. Ils alléguèrent alors, pour excuser leur échec, que les hommes s'étaient signés : mais ce stratagème ne les sauva pas. Floret confessa au prévôt de Paris que toute l'affaire n'était qu'une imposture et, le 24 mars 1404, ils furent tous brûlés.

Ce fut probablement cet incident qui poussa le cardinal Louis de Bourbon, dans son synode provincial de Langres en 1404, à prohiber rigoureusement la magie et la divination ; il invita ses ouailles à n'ajouter aucune foi à ces pratiques, attendu que ceux qui les exercent sont généralement des imposteurs, dont le seul objet est de vider l'escarcelle de leurs clients. De plus, renouvelant la mesure prise l'année précédente par le concile de Soissons, le cardinal enjoignit strictement aux prêtres de dénoncer aux Ordinaires épiscopaux tous les faits de ce genre dont ils pourraient avoir connaissance et tous les individus passant pour exercer cette profession. Si cette mesure avait été appliquée, si l'on avait traité les magiciens comme des escrocs et remplacé par une police épiscopale l'inquisition, alors près de tomber en désuétude, peut-être eût-on détourné les maux à venir ; mais l'effort bien intentionné du cardinal Louis ne porta pas de fruits. Le peuple continua à croire à la magie, et quand Jean Petit entreprit de justifier l'assassinat du duc d'Orléans par Jean-sans-Peur, il fut tout naturellement amené à accuser la victime d'avoir, par magie, provoqué la folie du roi ; il donna de minutieux détails sur la méthode employée par le magicien et alla jusqu'à nommer deux démons, Hynars et Astramein, dont la coopération aurait été invoquée avec succès[24].

En Angleterre, nous avons vu que la magie n'avait, jusqu'à cette époque, attiré que médiocrement l'attention. En 1372, on arrêta à Southwart un homme qui avait eu sa possession la tête d'un cadavre, et l'on trouva dans sa malle un livre de magie. S'il avait été jugé par l'Inquisition, il aurait infailliblement avoué, sous la pression de la torture, toute une série de méfaits, et aurait fini sur le bûcher ; mais il fut traduit devant Sir J. Knyvet, au Banc du Roi. On se contenta de lui faire jurer de ne pas exercer la magie, puis on le renvoya acquitté ; mais la tête et le livre furent brillés, aux frais de leur détenteur, à Tothill. Il faut sans doute attribuer au caractère indulgent et libéral de la loi anglaise l'immunité relative de la grande île, au milieu de l'universelle terreur provoquée par la magie ; mais quand une agitation persécutrice finit par se déchainer au cours des troubles causés par les Lollards, l'Église usa de son influence auprès de la nouvelle dynastie de Lancastre pour faire exterminer les émissaires de Satan. En 1407, Henry IV lança à ses évêques des lettres ou il exposait que les sorciers, magiciens, conjurateurs, nécromanciens et devins abondaient dans les diocèses, pervertissaient le peuple et perpétraient des actes horribles et exécrables. Les évêques recevaient mandat d'emprisonner tous les malfaiteurs de ce genre, avec ou sans procès, jusqu'à ce qu'ils eussent rétracté leurs erreurs ou que le roi eût fait connaître son bon plaisir. Le fait de placer ainsi l'affaire entre les mains de l'Église et de refuser à l'accusé les garanties légales, atteste clairement qu'on reconnaissait, en l'espèce, l'impossibilité de s'appuyer sur les formes ordinaires de la jurisprudence anglaise et d'attendre le verdict d'un jury. Sous la régence, le conseil royal assuma, semble-t-il, la juridiction de ce genre d'affaire. Ce fut devant ce conseil que fut traduit en 1432, un Dominicain de Worcester, Thomas Northfield, soupçonné de magie. Quelques jours plus tard, les mêmes magistrats jugèrent la célèbre sorcière d'Eye, Margery Jourdemayne, le Dominicain John Ashewell, et un clerc nommé John Virby, tous trois enfermés à Windsor, sous l'accusation de magie ; mais on les renvoya indemnes, sur leur promesse de se bien conduire désormais. La sorcière d'Eye ne fut pas aussi heureuse en 1441, lorsqu'elle fut impliquée dans l'accusation, portée contre la duchesse de Gloucester, d'avoir fabriqué et fait fondre une figurine de cire A l'image de Henry VI. La duchesse avoua et se tira d'affaire avec une pénitence consistant à aller, par trois fois, nu-tête, à travers les rues, en portant des cierges de cire pesant chacun deux livres et destinés à être offerts aux autels de Saint-Paul, de Christ Church et de Saint-Michel de Cornhill ; après quoi elle fut emprisonnée et finalement exilée à Chester. Son secrétaire, Roger, fut pendu, eut les entrailles arrachées et fut écartelé ; Margery fut brillée. Toute cette affaire avait été purement politique. Une tentative identique, en vue de tirer un avantage politique de la croyance à la magie, eut lieu en 4464, lors du mariage d'Édouard IV et d'Élisabeth Woodville ; on voulut voir dans la fidélité d'Édouard à Élisabeth le résultat d'artifices magiques employés par la mère de celle-ci, Jacquette, veuve, en premières noces, du régent Bedford. Jacquette n'attendit pas qu'on l'attaquât et prit l'offensive contre ses accusateurs, Thomas Wake et John Daunger ; ceux-ci avaient rapporté qu'elle s'était servie d'images de plomb représentant le roi et la reine ; ils avaient même exhibé une de ces figurines brisée en deux et rattachée avec des fils de fer. Les accusateurs déclinèrent toute responsabilité et s'efforcèrent chacun de rejeter sur son voisin le poids de la dénonciation ; mais, en 1483, Richard HI s'empressa de tirer de cette affaire tout le parti possible. Dans l'acte rédigé pour l'attribution de la couronne, il alléguait que le « prétendu mariage » d'Édouard avait été provoqué par « magie et sorcellerie commises par ladite Élisabeth et par sa mère, Jacquette, duchesse de Bedford. » Ainsi l'Angleterre se préparait peu à peu à prendre sa part dans les horreurs sanguinaires qu'allaient provoquer les folles inventions de la sorcellerie.

Le plus remarquable procès de magie dont on ait conservé le souvenir est peut-être celui du maréchal de Rais, qui fut jugé en 1440 et qui a longtemps été classé parmi les causes célèbres, bien qu'on ne l'ait connu exactement que depuis peu, grâce à la publication récente du procès-verbal. La croyance populaire de l'époque est reflétée par le sire de Monstrelet, d'après lequel le maréchal avait coutume de mettre à mort des femmes enceintes et des enfants pour écrire à l'aide de leur sang les conjurations qui lui assuraient la fortune et les honneurs ; Jean Chartier relate que Rais tuait des enfants et perpétrait toute sorte d'actes illicites pour arriver à ses fins. Au siècle suivant, Gaguin parle encore des enfants assassinés, dont le sang devait servir à la divination (e). L'affaire présente nombre de curieux aspects, mais l'intérêt capital est peut-être l'étude psychologique qu'elle suggère, illustrant le développement extrême des doctrines courantes de l'Église à l'égard de la rémission des péchés.

Dans la France du XVe siècle, nulle destinée ne paraissait devoir être plus glorieuse que celle de Gilles de Rais. Il était né en 1404, de la noble souche de Montmorency et Craon ; petit-fils du célèbre chevalier Brumor de Laval, petit-neveu de Du Guesclin, parent du connétable de Clisson, allié à toutes les illustres familles de l'Ouest de la France, il était, par sa baronnie de Rais, le premier baron de Bretagne. Ses domaines étaient vastes et quand, encore tout jeune, il avait épousé la riche héritière Catherine de Thouars, il pouvait se considérer comme un des plus puissants seigneurs de France. Sa femme lui apporta, dit-on, cent mille livres en or et en biens meubles ; son revenu était estimé à cinquante mille livres. A seize ans, par son courage et son habileté, au cours de la campagne qui mit fin à la vieille rivalité entre les maisons de Montfort et de Penthièvre, il gagna la faveur de son suzerain, Jean V, duc de Bretagne. A vingt-deux ans, il entra, avec le connétable Arthus de Richemont, neveu du duc, au service de la cause désespérée de Charles VII : entretenant à ses frais un corps de troupes, il se distingua dans la résistance, en apparence inutile, aux armes anglaises. Quand survint Jeanne Darc, il reçut la mission spéciale de veiller au salut de la Pucelle et, depuis la délivrance d'Orléans jusqu'à l'échec devant Paris, il fut toujours aux côtés de Jeanne. Au cours des fêtes du sacre, à Reims, il fut promu, bien qu'à peine âgé de vingt-cinq ans, à la haute dignité de maréchal de France, et, en septembre de la même année, admis à l'honneur d'ajouter à ses armes une bordure de fleurs de lis royales. Il n'y avait pas, au-dessous de la couronne, de poste si élevé auquel son ambition ne pût aspirer, car il eut l'adresse de tenir un juste milieu entre les factions hostiles du connétable et du favori La Trémouille, si bien qu'à la chute de ce dernier, en 1433, son crédit à la cour ne fut nullement atteint.

C'était, de plus, un homme d'une rare culture. Son inlassable curiosité, sa soif de savoir le poussèrent à amasser des livres à une époque où il était rare qu'un chevalier fût capable de signer son nom. Le hasard nous a conservé les titres de quelques volumes dont il avait orné sa bibliothèque ; de ce nombre étaient la Cité de Dieu, de saint Augustin, un Valère Maxime, les Métamorphoses d'Ovide, peut-être un Suétone ; lors de son procès, une des raisons qu'il allégua pour justifier l'affection qu'il témoignait à un nécromancien italien, fut la latinité élégante de ses discours.

Il raffolait des reliures riches et des enluminures. On nous le montre un jour, quelques mois avant son arrestation, occupé, dans son cabinet, A orner d'émaux la couverture d'un livre destiné à sa chapelle. Il avait également un goût très vif pour la musique et le théâtre. Sur ce terrain, il pouvait aller de pair avec le bon roi René, de même que, sur le champ de bataille, il était le digne émule de La Rire et de Dunois.

Cette existence, qui pouvait être si brillante, fut ruinée par les erreurs fatales d'une mauvaise éducation. Gilles de Rais avait onze ans lorsque la mort de son père l'abandonna aux soins de son grand-père, Jean de Craon, homme faible et trop indulgent, dont il secoua bientôt l'autorité. Alors son naturel ardent se donna carrière ; il était dévoré des ambitions les plus folles, s'adonnait à toutes sortes de débauches, se laissait mener par des passions effrénées et indomptables. Devant ses juges, il harangua plusieurs fois l'auditoire étonné, en conseillant à tous les parents d'élever rigoureusement leurs enfants dans la voie de la vertu, car c'était, disait-il, sa jeunesse déréglée qui l'avait conduit au crime et à l'échafaud.

En 1433, il quitta la cour et se retira dans ses domaines où il vécut avec une magnificence insouciante, gaspillant son bien et vendant ses fiefs l'un après l'autre pour des sommes bien inférieures à leur valeur. La plus grande partie passa aux mains de son suzerain, le duc de Bretagne ; mais il se réserva le droit de racheter ses terres quand il lui plairait, avant six ans. Il suffit ici de faire mention du plus grave de ses crimes : on sait qu'il enlevait des jeunes gens, assouvissait sur eux ses passions infâmes et tuait ensuite ses victimes dont le nombre a été estimé â sept ou huit cents, mais ne dépassa probablement pas cent quarante, comme l'établit l'acte d'accusation dressé lors de son procès. Ce crime fut réservé au tribunal séculier ; dans la procédure inquisitoriale, le seul grief allégué contre lui était la recherche de la pierre philosophale, l'Élixir Universel qui devait mettre entre ses mains une richesse et un pouvoir sans bornes. A cet effet, ses agents étaient toujours â l'affût, en quête d'habiles sorciers et alchimistes, si bien qu'il Servit de dupe à toute une bande de charlatans sans vergogne. Il resta toujours convaincu que, dans son château de Tiffauges, l'opération allait un jour être couronnée de succès lorsque l'arrivée soudaine du dauphin Louis l'avait obligé â renverser ses fourneaux ; car si, comme nous l'avons vu, l'alchimie n'était pas positivement comptée au nombre des arts prohibés, la pratique de cette science n'en était pas moins suspecte et Louis, malgré sa jeunesse, n'était pas de ceux ti qui Gilles de Rais pût confier un si redoutable secret. La ténacité de son espoir explique sa prodigalité insouciante et la facilité avec laquelle il aliéna ses domaines, tout en conservant un droit de rachat : il s'attendait, d'un jour à l'autre, â pouvoir payer sans compter. Pourtant, comme je l'ai déjà fait observer, l'alchimie, tout en revendiquant le titre de science, était presque universellement associée, dans la pratique, avec la nécromancie ; peu d'alchimistes prétendaient être capables d'arriver au succès sans l'assistance de démons, dont l'invocation devint une nécessité de leur art. On ne saurait trouver, dans l'histoire des fraudes de la magie, un chapitre plus instructif que les révélations faites, au cours de leurs confessions, par Gilles et par son principal magicien, Francesco Prelati. Ce dernier avait un démon familier, nommé Dacron, qu'il évoquait toujours sans peine lorsqu'il était seul, mais qui ne voulut jamais se montrer en présence de Gilles. Dans les détails naïfs que fournissent les deux hommes sur leurs essais et leurs échecs, on ne peut s'empêcher d'admirer l'ingéniosité adroite de l'Italien et la complaisante crédulité du baron.. Un jour, comme Prelati avait ardemment demandé de l'or, le démon tentateur sema par toute la chambre {l'innombrables lingots, en défendant au magicien de toucher à ce trésor avant plusieurs jours. Quand la nouvelle de ce prodige fut arrivée aux oreilles de Gilles, il éprouva le désir bien naturel de réjouir ses yeux de ce spectacle ; Prelati le mena dans sa chambre. Mais, en ouvrant la porte, il s'écria qu'il voyait un grand serpent vert de la taille d'un chien, enroulé sur le plancher, et tous deux tournèrent promptement les talons. Puis Gilles s'arma d'un crucifix contenant un morceau de la vraie Croix et insista pour qu'on retournât dans la chambre magique ; mais Prelati l'avisa que de semblables expédients ne faisaient qu'accroître le danger et Gilles renonça à son dessein. Finalement, le malicieux démon changea l'or en clinquant ; ce clinquant, dans la main de l'alchimiste, ne fut bientôt qu'une poussière rougeâtre. En vain Gilles donna-t-il à Prelati des contrats signés de son propre sang, par lesquels il s'engageait à lui obéir aveuglément en échange des trois dons de science, richesse et puissance ; Barron n'accepta aucun de ces pactes. Le démon était irrité contre Gilles, parce qu'il n'avait pas tenu sa promesse de lui apporter une offrande ; pour une petite requête, l'offrande devait être une bagatelle, par exemple une poule ou une colombe ; mais pour obtenir quelque importante faveur, il fallait sacrifier un membre d'enfant. Les corps d'enfants n'étaient pas chose rare dans la région où résidait Gilles ; le baron se hâta de placer dans un vase de verre une main, une tête, des yeux et du sang d'enfant, et remit le tout â Prelati pour l'offrir à Barron. Mais le démon s'obstina dans son mauvais vouloir et Prelati déclara avoir enterré en terre sainte l'offrande rejetée. Bien que Gilles passât pour sacrifier un nombre incalculable d'enfants dans ses opérations de nécromancie, l'incident relaté ci-dessus est le seul fait qui fût rappelé lors de son procès ; la fréquence des allusions qui y sont faites dans les témoignages montre l'importance qu'y attribuait l'accusation.

Gilles aurait pu poursuivre longtemps le cours de ses exploits meurtriers, si le duc Jean et son chancelier, Jean de Malestroit, évêque de Nantes, n'avaient jugé avantageux pour eux de l'envoyer au bûcher. Tous deux étaient acquéreurs des domaines aliénés par Gilles ; ils devaient souhaiter d'être affranchis d'une menace de rachat et pouvaient espérer gagner quelque chose à la confiscation de ce qui restait au dissipateur. Attaquer ce redoutable baron n'était pas une tâche qu'on pût entreprendre à la légère ; il fallait que l'Église eût la conduite de l'affaire, car le pouvoir civil n'osait pas s'exposer au ressentiment de tout le baronnage du duché. Le naturel impétueux de Gilles offrit à ses ennemis le prétexte souhaité.

Le maréchal avait vendu le château et le fief de Saint-Etienne de Malemort à Geoffroi le Ferron, trésorier du duc — qui fut peut-être, en la circonstance, l'homme de paille du duc lui-même —, et avait donné saisine à Jean le Ferron, frère de l'acheteur, personnage qui avait reçu la tonsure et qui portait l'habit ecclésiastique, jouissant ainsi de l'immunité de clergie, bien qu'il ne remplît aucune fonction ecclésiastique. Il s'éleva entre eux quelque différend que Gilles se mit en devoir de régler avec l'arbitraire qui était de mode à cette époque. A la Pentecôte de 1440, il mena à Saint-Étienne une soixantaine d'hommes armés, les posta en embuscade près du château et se rendit, avec une suite peu nombreuse, à l'église où Jean faisait ses dévotions. La messe allait prendre fin quand les intrus envahirent le sanctuaire en brandissant leurs armes. Gilles interpella Jean en ces termes : « Ah, ribaud, tu as battu mes gens et tu as commis sur eux des exactions ; sors d'ici, ou je vais te tuer ! » On eut grand’peine à rassurer l'ecclésiastique terrifié. Traîné jusqu'à la poterne du château, il dut en ordonner la restitution : Gilles mit garnison dans la place, emmena Jean et finalement l'emprisonna à Tiffauges en lui mettant les fers aux mains et aux pieds.

Ce délit était de ceux dont la coutume de Bretagne avait prévu la répression devant la juridiction civile ; mais le due s'empressa de prendre en mains la cause de son trésorier et enjoignit sommairement à son lieutenant-général de rendre le château et les prisonniers sous peine d'une amende de cinquante mille couronnes : Indigné de cette intervention inattendue, Gilles maltraita les envoyés du duc et celui-ci, ayant aussitôt levé des troupes, reprit la place de vive force. Tiffauges, où se trouvaient les prisonniers, était situé en Poitou, hors de la juridiction de Bretagne ; mais le connétable de Richemont, frère du duc, assiégea le château et Gilles fut contraint de mettre en liberté ses captifs. Après avoir ainsi fait sa soumission, il se risqua, en juillet, à rendre visite au duc, à Josselin ; il entretenait quelques doutes sur l'accueil qui lui, était réservé, mais Prelati consulta son démon et annonça que Gilles pouvait sans crainte aller trouver son suzerain. Accueilli avec affabilité, le maréchal crut que l'orage était passé. Il se sentait si bien en sûreté qu'a Josselin même, il poursuivit ses atroces pratiques, mit à mort plusieurs enfants et fit évoquer le démon par Prelati.

Tandis que les pouvoirs de l'État hésitaient à attaquer le criminel, l'Église préparait activement la perte de Gilles. Le maréchal s'était rendu coupable de sacrilège en commettant des actes de brutalité dans l'église de Saint-Étienne ; il avait violé l'immunité ecclésiastique en portant la main sur Jean le Ferron. Pourtant, à cette époque sauvage où la guerre n'épargnait ni église ni cloitre, ces crimes étaient trop fréquents pour justifier la ruine de leur auteur, et, dans les premières étapes de la procédure, il n'y fut même pas fait allusion. Le 30 juillet, Jean de Malestroit, dont l'évêché de Nantes comprenait la baronnie de Rais, lança, à titre privé, une déclaration relatant qu'au cours d'une récente visite, ses commissaires et lui avaient constaté que Gilles passait publiquement pour avoir assassiné un grand nombre d'enfants, après avoir assouvi sur eux ses passions ; on disait, de plus, que le maréchal invoquait le démon suivant des rites horribles, qu'il signait des pactes avec le diable et commettait beaucoup d'autres actes scandaleux. Bien que, pour appuyer ces charges, des témoins synodaux fussent mentionnés de façon générale, huit témoins seulement étaient personnellement nommés, parmi lesquels sept femmes, toutes domiciliées à Nantes. Leurs témoignages subséquents montrent qu'elles avaient perdu des enfants et qu'elles attribuaient à Gilles la responsabilité de leur disparition. Évidemment, en rédigeant cette déclaration, l'évêque avait dessein de délier la langue des gens qui pourraient avoir connaissance de faits analogues ; mais toute la diligence qu'on mit à recueillir des dépositions fut vaine : quand le procès s'ouvrit, deux mois plus tard, on n'avait réussi à trouver que deux nouveaux témoins, dont les affirmations étaient aussi vagues que celles des premiers. Le seul grief que fournissent ces témoins était le rapt d'enfants, et ce crime n'était, à aucun égard, de la compétence d'un tribunal ecclésiastique. Évidemment, les terrifiants secrets de Tiffauges et de Machecoul n'avaient pas franchi les murailles des châteaux. Il était nécessaire de risquer un violent coup d'audace ; quand Gilles et ses gens seraient entre les mains de la justice, on pouvait espérer que les ressources de la procédure leur arracheraient des déclarations assez formelles pour qu'ils se condamnassent eux-mêmes.

Le 13 septembre, l'évêque lança un ordre citant Gilles à comparaître, le 19, devant le tribunal épiscopal. La citation reprenait l'énumération des méfaits rapportés dans la déclaration précédente, avec cette addition significative : « et autres crimes et délits suspects d'hérésie ». Ce document fut remis à Gilles, en mains propres, le lendemain : le prévenu ne fit aucune résistance. Quelques rumeurs inquiétantes avaient dû se répandre, car les deux principaux conseillers et confidents du maréchal, Gilles de Sillé et Roger de Briqueville, se mirent en sûreté par la fuite. A l'exception de ces deux personnages, les serviteurs intimes et les pourvoyeurs de Gilles, hommes et femmes, furent arrêtés, ainsi que Prelati, et emmenés à Nantes. Le 19, le maréchal eut une audience privée en présence de l'évêque. Guillaume Capeillon, chargé de soutenir l'accusation, porta adroitement contre le prévenu certaines charges d'hérésie ; Gilles tomba dans le panneau et Offrit audacieusement de se justifier devant l'évêque ou devant tout autre juge ecclésiastique. On le prit au mot et on arrêta a la date du 28 pour sa comparution devant l'évêque et le vice-inquisiteur de Nantes, Jean Blonyn.

Les registres du tribunal sont incomplets et ne nous renseignent pas sur le sort des serviteurs de Gilles ; mais on peut croire que, pendant le temps qui s'écoula entre les deux comparutions, les juges durent employer sans réserve les méthodes inquisitoriales pour obtenir des révélations. Les informations ainsi recueillies furent probablement répandues dans le public afin de créer un mouvement d'opinion favorable à l'accusation, car, dès le 28, certains des parents affligés, qui vinrent confirmer leur première déposition, avaient ouï dire que la Meffraye, la plus active des pourvoyeuses de Gilles, reconnaissait, depuis son incarcération dans une prison séculière, avoir livré leurs enfants à son maitre. Dans cette audience du 28, on n'entendit que ces dix témoins qui exposèrent de vagues conjectures au sujet de la perte de leurs enfants. Gilles n'assistait pas à cette audition ; sans doute la torture appliquée à ses serviteurs n'avait pas encore donné de résultats satisfaisants, car la mille des débats fut ajournée au 8 octobre.

Au cours des audiences suivantes, on renonça, semble-t-il, à observer la règle de l'instruction secrète. Évidemment, on désirait fort provoquer, contre le prisonnier, un soulèvement d'opinion, car la salle de la Tour-Neuve était pleine de monde. Les débats se rouvrirent le 8 octobre, au milieu des cris frénétiques des malheureux parents réclamant justice contre celui qui leur avait ravi leurs enfants et avait commis tant d'autres crimes affreux. Ils énuméraient toute une série de noirs méfaits, attestant ainsi que, depuis leur dernière comparution, on avait soigneusement éclairé leur ignorance. Cette mise en scène dramatique, imitée des chœurs de la tragédie grecque, fut renouvelée le 11 ; après quoi, l'exhibition ayant apparemment produit l'effet qu'on en attendait, ces comparses ne reparurent plus.

A l'audience du 8, l'accusateur présenta oralement la liste des chefs d'accusation. Gilles en appela de ce tribunal, mais comme cet appel était purement verbal, on le rejeta promptement, sans même offrir au prévenu le• secours d'un avocat ou l'assistance d'un notaire pour la rédaction d'un acte en forme. Si quelque chose pouvait exciter notre commisération en faveur d'un pareil criminel, ce serait assurément cette parodie de justice, ce procès au cours duquel l'accusé, seul et sans aide, était invité à sauver sa tête, s'il le pouvait, sans préparation et sans moyens de défense. Il était évidemment coupable ; mais s'il eût été innocent, le résultat eût été le même. Pourtant, les débats ne furent pas menés simpliciter et de plano, conformément à la procédure inquisitoriale. Il y eut un semblant de litis contestatio. L'accusateur prêta le juramentum de calumnia, serment de dire la vérité et s'abstenir de toute fraude, et demanda que Gilles fût tenu de prêter le même serment, ainsi que l'exigeait la forme légale. Mais Gilles refusa obstinément, en dépit de quatre sommations et de la menace de l'excommunication. Il ne voulait pas intervenir dans ces débats, sauf pour affirmer la fausseté de toutes les charges.

La situation s'aggrava encore à l'audience du 13, quand les accusations eurent été mises par écrit en une formidable série de quarante-neuf articles. L'évêque et l'inquisiteur demandèrent à Gilles ce qu'il avait à dire pour sa défense ; l'accusé répliqua avec hauteur que ces gens n'étaient pas ses juges ; il avait fait appel de leur juridiction et ne répondrait pas aux griefs formulés. Puis, donnant libre cours à sa colère, il flétrit ses juges comme des simoniaques et des scélérats ; c'était pour lui une honte que de comparaitre devant eux ; il aimerait mieux être pendu par le cou que de les reconnaitre pour juges ; il s'étonnait que Pierre de l'Hôpital, président ou magistrat suprême de Bretagne, qui assistait à ces débats, permit à des ecclésiastiques d'intervenir pour juger des crimes tels que ceux qu'on lui imputait. En dépit de ses réclamations, on donna lecture de l'acte d'accusation ; il déclara que cet acte n'était qu'un ramassis de mensonges et refusa de fournir des réponses formelles. Alors, après des avertissements répétés, l'évêque et l'inquisiteur le déclarèrent rebelle et l'excommunièrent. Il en appela de nouveau ; l'appel fut rejeté comme « frivole » et on accorda à l'accusé quarante-huit heures pour préparer sa défense.

L'acte d'accusation était un document très long et détaillé, attestant, par la minutie des faits particuliers qu'il relatait, que l'on avait dû, à ce moment, arracher aux serviteurs de Gilles des confessions accablantes. C'est dans cet acte que figure pour la première fois le récit du sacrilège et de l'atteinte à l'immunité ecclésiastique, délits commis à Saint-Étienne : l'accusation du meurtre d'enfants n'est mentionnée que comme fait accessoire et connexe à d'autres crimes. Cependant on avait accumulé tout ce qui pouvait lui être imputé, jusqu'à des excès de table, qui avaient provoqué, affirmait-on, ses autres désordres. On utilisait habilement ses accès passagers de repentir et ses promesses d'amendement, pour prouver qu'il était hérétique relaps, ce qui lui enlevait toute chance de salut. L'accusateur concluait en répartissant les accusations entre les deux juridictions. L'évêque et l'inquisiteur étaient invités à s'unir pour déclarer le prévenu coupable d'apostasie et d'invocation de démons, tandis que l'évêque était appelé à prononcer seul la sentence sur les chefs de crimes contre nature et de sacrilège, l'Inquisition n'étant pas compétente pour en connaitre. Remarquons qu'il n'était pas fait allusion à l'alchimie ; apparemment, cette science n'était pas considérée comme illicite.

Il est difficile de bien comprendre ce qui se passa ensuite. Quand le surlendemain, 15 octobre, Gilles fut introduit devant le tribunal, ce n'était plus le même homme. Quelles influences avaient été mises en jeu dans l'intervalle 4 La seule explication plausible est qu'il avait reconnu, d'après les détails de l'accusation, que ses serviteurs avaient été contraints de le trahir, que toute résistance ultérieure aurait pour unique résultat de le faire mettre à la torture et que, soucieux avant tout du salut de son âme, il ne pouvait gagner le ciel qu'en se soumettant à l'Église et en acceptant avec résignation son destin. Pourtant, il ne put prendre immédiatement sur lui d'affronter l'humiliation d'une confession publique et complète. Il accepta humblement pour juges l'évêque et l'inquisiteur ; pliant le genou, pleurant et gémissant, il demanda pardon des insultes qu'il leur avait lancées, supplia que l'on retirât l'excommunication dont sa rébellion avait été frappée ; il prêta, entre les mains de l'accusateur, le juramentum de calumnia ; il reconnut, en termes généraux, qu'il n'avait pas d'objection à faire aux charges alléguées et confessa les crimes qui lui étaient imputés ; mais quand on le somma de répondre seriatim aux articles, il nia aussitôt qu'il eût invoqué, ou fait invoquer quelque mauvais esprit ; il avait, il est vrai, pratiqué l'alchimie, mais il offrait de se laisser briller si les témoins cités, dont il acceptait d'avance les dépositions, prouvaient qu'il eût invoqué des démons, conclu des pactes avec eux ou qu'il leur eût offert des sacrifices. Quant aux autres griefs. il les démentit un à un, mais invita l'accusateur à produire tels témoins qu'il lui plairait, S'offrant à admettre leurs dépositions comme concluantes. Bien qu'il y ait, en tout cela, une contradiction qui jette un doute sur la sincérité de la relation officielle, ce caractère contradictoire peut s'expliquer par des tergiversations assez compréhensibles dans la situation critique où se trouvait l'accusé. Cependant, il ne recula pas lorsqu'on introduisit ses serviteurs et ses agents, Henriet, Poitou, Prelati, Blanchet, et ses deux pourvoyeuses, et qu'on leur déféra le serment en sa présence : il déclina l'offre de l'évêque et de l'inquisiteur, l'invitant à diriger lui-même l'interrogatoire de ces témoins, et déclara qu'il accepterait leurs dépositions sans soulever aucune exception quant à leur personne ou à leurs témoignages. Il eut la même attitude le 15 et le 19, quand on déféra le serment à d'autres témoins en sa présence. Cependant ces témoins furent interrogés par des notaires, en particulier. Les dépositions d'Henriet et de Poitou, que l'on a conservées, constituent de hideux catalogues des crimes les plus vils ; les détails y sont spécifiés avec minutie ; toutefois, l'identité qui existe entre ces deux dépositions, sur des points infimes où des oublis et des divergences sembleraient naturels, laisse fort à penser qu'on a « travaillé » les témoins eux-mêmes ou les procès-verbaux. Prelati fournit également une abondance de détails sur la nécromancie et il est assez malaisé de comprendre comment ce nécromancien, qui avait largement mérité le bûcher, échappa, semble-t-il, à tout châtiment ; on en peut dire autant de Blanchet, de la Meffraye, de l'autre pourvoyeuse et de plusieurs inculpés. Il convient de remarquer aussi l'absence de la formule attestant que ces confessions ou dépositions ont été faites sans crainte, violence ou faveur.

A l'audience du 20 octobre, on demanda encore à Gilles s'il avait quelque observation à présenter : il répondit négativement. Il sollicita la publication immédiate des témoignages recueillis contre lui et ; quand où lui lut les dépositions de ses complices, il déclara qu'il n'avait pas d'exception à faire valoir ; en réalité, cette publication était inutile après tout ce que Gilles avait déjà dit et ce qu'il était disposé à confesser. On pourrait croire que ces déclarations aient suffi amplement, attendu que sa culpabilité était ainsi prouvée et avouée ; mais la curiosité diabolique de la jurisprudence à cette époque n'était jamais satisfaite, tant qu'elle n'avait pas arraché à l'accusé une confession détaillée et formelle. Aussi l'accusateur demanda-t-il instamment à, l'évêque et à l'inquisiteur que Gilles fût mis à la question, afin, disait-il, d'arriver ti une vérité plus complète. Les experts furent consultés et l'on décida que la torture serait appliquée.

L'arrogant maréchal avait espéré qu'on lui épargnerait l'humiliation d'une confession intégrale ; mais on ne pouvait permettre cette dérogation à la règle. Le lendemain, 21 octobre, l'évêque et l'inquisiteur ordonnèrent d'introduire l'accusé et de le soumettre à la question. Tout était préparé à cet effet, quand Gilles demanda humblement qu'on différât jusqu'au lendemain ; dans l'intervalle, il trouverait le courage de satisfaire la curiosité de ses juges sans qu'il fût besoin de torture. Il demanda en outre que l'évêque de Saint-Brieuc et Pierre de l'Hôpital fussent désignés pour recevoir sa confession dans un endroit autre que la chambre de torture. A cette dernière prière les jugés 'accédèrent, mais ils ne voulurent accorder de répit que jusqu'à deux heures, en promettant d'ajourner ensuite les débats au lendemain, si l'accusé avouait dans l'intervalle. La confession faite l'après-midi par Gilles, dans de telles circonstances, fut prononcée « librement et volontiers et sans contrainte d'aucune sorte si l'on en croit la déclaration officielle » : par là nous pouvons apprécier, une fois de plus, la valeur de ces formules courantes.

Devant les commissaires désignés, Gilles n'hésita pas à s'accuser de tous les crimes qui lui étaient imputés. Pierre de l'Hôpital eut peine à croire que le récit fût véridique et pressa énergiquement l'accusé de révéler les motifs qui l'avaient poussé à commettre de telles horreurs. Il ne fut pas satisfait de la réponse de Gilles qui déclara avoir voulu simplement assouvir ses passions ; à la fin, le maréchal s'écria : « En vérité, il n'y avait pas d'autre mobile, objet ou intention que ce que je vous ai dit. Je vous ai révélé des choses plus graves que celles-là, je vous en ai fait connaître assez pour condamner à mort dix mille hommes ». Le président n'insista plus davantage sur ce point ; mais il envoya chercher Prelati. Chacun des deux complices confirma spontanément les déclarations de l'autre, puis ils se séparèrent en pleurant et en échangeant un affectueux adieu.

Il ne fut plus question de torture. Gilles resta désormais fidèle à sa nouvelle attitude. Il avait apparemment résolu de gagner le ciel par sa contrition et avec l'assistance de l'Église ; pendant la suite du procès, cet homme extraordinaire offrit un spectacle dont on n'eut peut-être jamais d'exemple. Le lendemain, 22 octobre, quand il comparut devant ses juges, l'orgueilleux et hautain baron exprima le désir que sa confession fût lue en public, afin que cette humiliation contribuât à obtenir pour lui le pardon de Dieu. Non content (le cette première marque de repentir, il ajouta à sa confession d'abondants détails relatifs aux atrocités commises par lui, comme s'il eût cherché à faire au Ciel le sacrifice absolu de son orgueil. Finalement, après avoir exhorté les assistants à rendre honneur et obéissance à l'Église, il les engagea, en pleurant, à prier pour lui et demanda pardon aux parents dont il avait assassiné les enfants.

Le 25, il vint entendre la sentence. Après que l'évêque et l'inquisiteur eurent dûment consulté leur assemblée d'experts, on donna lecture de deux jugements. Le premier, au nom des deux juges, condamnait Gilles comme coupable d'apostasie hérétique et d'horrible invocation de démons, crimes pour lesquels il avait encouru l'excommunication et d'autres pénalités légales, et devait être puni conformément aux prescriptions canoniques. Le second jugement, rendu au nom de l'évêque seul, sous la même forme, condamnait l'accusé pour crime contre nature, sacrilège, violation des immunités ecclésiastiques. Aucun de ces deux jugements ne prescrivait de peine. N'étant pas déclaré relaps, le condamné ne pouvait être abandonné au bras séculier, et l'on jugea apparemment inutile de lui infliger une pénitence, alors que le tribunal séculier avait mené pari passa des poursuites dont l'issue n'était pas douteuse. Le tribunal ecclésiastique avait abandonné l'accusation de meurtre, après s'en être avantageusement servi pour exciter la haine populaire, et en avait laissé la connaissance aux autorités civiles, seules compétentes en la matière. Somme toute, l'ensemble de cette procédure si minutieuse n'aboutissait à rien, si ce n'est à offrir un prétexte au procès civil et une justification pour la confiscation des domaines de Gilles.

Après la lecture des sentences, on demanda au condamné s'il souhaitait de rentrer dans le giron de l'Église. Il répondit qu'il n'avait jamais su ce qu'était l'hérésie et qu'il n'était jamais tombé dans ce crime ; mais puisque l'Église le déclarait coupable, il demandait à genoux, avec des sanglots et des gémissements, la réconciliation. Quand on procéda à cette cérémonie, il implora l'absolution qui lui fut accordée. Ce qui prouve que toute l'affaire était bien une duperie, et que l'évêque et l'inquisiteur songeaient uniquement à atteindre l'objet secret de la poursuite, c'est que Gilles, condamné pour hérésie, n'en fut pas moins absous sans être soumis à l'indispensable formalité de l'abjuration. Il demanda un confesseur ; on accéda immédiatement â sa requête en désignant un Carme de Ploermel, Jean Juvénal.

De la Tour-Neuve, où le tribunal ecclésiastique tenait ses séances, Gilles fut aussitôt trainé devant les juges séculiers, siégeant au Bouffay. Ce tribunal avait entamé son enquête le 18 septembre et s'était activement appliqué à réunir des témoignages au sujet des meurtres d'enfants ; en outre, le président, Pierre de l'Hôpital, avait assisté â une grande partie du procès ecclésiastique et avait reçu personnellement la confession de Gilles. Les juges étaient donc parfaitement en état d'agir ; ils avaient d'ailleurs déjà condamné Henriet et Poitou â la pendaison et au bûcher. Quand Gilles comparut, il répondit â l'acte d'accusation par une confession immédiate. Pierre le pressa d'avouer sans restriction pour obtenir ainsi une atténuation de la peine due â ses crimes ; il y consentit volontiers. Puis le président consulta ses assesseurs qui tous opinèrent pour la mort, bien qu'il s'élevât quelques divergences au sujet du mode d'exécution. A la fin, Pierre annonça que le prévenu avait encouru les peines pecunielles dont le montant serait perçu sur ses biens et ses terres « avec modération de justice ». Comme châtiment pour ses crimes, le maréchal serait pendu et brillé ; afin qu'il eût le loisir d'implorer la grâce divine, l'exécution était fixée au lendemain, à une heure. Gilles remercia le juge de lui avoir accordé ce répit et exprima le désir que ses serviteurs, Henriet et Poitou, ayant commis les crimes en même temps que lui, fussent exécutés en même temps, afin que lui-même, l'instigateur de leurs fautes, pût leur adresser de bons conseils, leur donner l'exemple d'une bonne mort et, par la grâce de Notre-Seigneur, coopérer â leur salut. Si ces gens ne le voyaient pas mourir, disait-il, ils pourraient croire que leur maitre avait échappé au châtiment, et cette erreur pourrait les pousser au désespoir. Non contents d'accéder à cette requête, les juges l'autorisèrent â choisir le lieu de sa sépulture ; il opta pour l'église des Carmes, sanctuaire où étaient enterrés les ducs et tous les plus illustres seigneurs de Bretagne. Comme dernière prière, il demanda qu'on invitât l'évêque et le clergé à célébrer une procession le lendemain, avant l'exécution, et à prier Dieu d'accorder au maitre et aux serviteurs une foi ardente en leur salut. On exauça ce vœu et, le lendemain, on vit cet étrange spectacle : le clergé, suivi de la population entière de Nantes, qui avait réclamé à grands cris la mort de Gilles, marchant processionnellement par les rues, avec des chants et des prières pour son salut.

En se rendant au lieu d'exécution, Gilles s'appliqua à encourager les serviteurs qu'il avait conduits à cette mort infamante ; il leur donna l'assurance que, dès que leurs âmes auraient quitté leurs corps, ils seraient tous réunis au paradis. Les serviteurs montraient, comme leur maitre, une contrition parfaite et s'inspiraient d'espérances toutes chrétiennes, déclarant qu'ils saluaient la mort avec joie, dans leur infinie confiance en Dieu. Tous furent hissés sur des tréteaux placés au-dessus du bois empilé. On leur passa autour du cou des cordes attachées aux potences ; puis on enleva les tréteaux et, quand la pendaison fut achevée, on mit le feu aux fagots. On laissa la flamme réduire en cendres Henriet et Poitou ; mais quand la corde de Gilles fut consumée et que le corps tomba dans le foyer, les dames parentes du maréchal se précipitèrent et l'arrachèrent aux flammes. On l'honora de funérailles somptueuses, et la famille conserva, dit-on, certains de ses os comme relique, attestant son repentir.

D'après les lois bretonnes, l'exécution d'un criminel entrainait confiscation des biens mobiliers au profit du seigneur justicier ; mais les biens-fonds n'étaient pas compris dans la saisie. Nous avons vu qu'en tous lieux la condamnation pour hérésie emportait la confiscation générale et l'incapacité pour deux générations à venir. Gilles avait été reconnu hérétique, mais le verdict des juges séculiers est obscur en ce qui touche la confiscation et, dans le litige compliqué et prolongé qui s'éleva au sujet de la succession, il est difficile d'établir dans quelle mesure la confiscation fut appliquée. Quelque vingt ans plus tard, le Mémoire des Héritiers soutient que la mort a expié les crimes du maréchal et supprimé tout motif à confiscation ; ce qui donnerait à croire qu'il y avait eu en effet confiscation. Le seul fait certain est que René d'Anjou confisqua, en 1450, Champtocé et Ingrandes, qui se trouvaient situés dans sa juridiction, et les céda au duc pour confirmer le titre de celui-ci. D'autre part, Charles VII avait déjà décrété confiscation pour venir en aide aux héritiers.

On ne fit pas peser sur les descendants les incapacités ordinaires, et la maison de Rais fut considérée comme toujours digne de prétendre aux plus nobles alliances. Après une année de veuvage, Catherine de Thouars épousa Jean de Vendôme, vidame de Chartres, et, en 1442. Marie, fille de Gilles, épousa Prégent de Coëtivy, amiral de France, l'un des plus puissants seigneurs de la cour royale. Apparemment ce personnage jugea l'union très désirable, car il accepta, dans le contrat de mariage, de fort dures conditions. Il se mit résolument à l'œuvre pour recouvrer les terres aliénées ou confisquées, et réussit à rentrer en possession de quelques-uns des plus beaux domaines, notamment de Champtocé et d'Ingrandes ; mais il mourut, en 1450, au siège de Cherbourg, avant d'avoir pu jouir de ces acquisitions. Marie se remaria, peu après, avec André de Laval, maréchal et amiral de France, lequel fit respecter les droits de sa femme ; quand elle mourut sans enfant en 1457, l'héritage passa entre les mains du frère de Gilles, René de la Suze. L'interminable litige se rouvrit et se prolongea jusqu'après la mort de René, en 1471. Le défunt ne laissait qu'une fille qui avait épousé, en 1446, le prince de Déols ; de cette union était né un fils unique, André de Chauvigny, qui mourut sans enfant en 1502 ; la lignée se trouva éteinte. La baronnie de liais échut à la maison de Tournemine, puis finit par appartenir aux Gondi ; le nom devait être rendu célèbre une seconde fois, au XVIIe siècle, par le cardinal de Retz.

Tout en admettant nécessairement la culpabilité de Gilles de Rais, on a le droit, en présence des intérêts sordides que dissimulait cette affaire, de douter de la sincérité du procès et de la condamnation. Ce doute est fortifié par le sort des complices. Seuls Henriet et Poitou paraissent avoir été frappés ; on ne constate pas que la peine capitale ait été infligée à aucun des autres ; cependant leurs crimes étaient assez grands pour mériter le plus rigoureux châtiment et la facilité avec laquelle, à l'aide de la torture, les accusés prouvèrent eux-mêmes leur crime, dispensait de recourir à la promesse du pardon pour obtenir des aveux. Gilles de Sillé, qui passait pour le plus coupable des mauvais conseillers du maréchal, disparut sans qu'on entendît jamais parler de lui. Auprès de ce personnage il faut placer Roger de Briqueville, à l'égard duquel la famille fit preuve, semble-t-il, d'une complaisance quelque peu mystérieuse. Marie de Rais entourait d'un soin affectueux les enfants de Roger ; en 1446, il reçut de Charles VII des lettres de rémission qui le réhabilitaient, grâce qu'il n'aurait certainement pas obtenue s'il n'avait été soutenu par Prégent de Coëtivy. Ce dernier, dans une lettre à son frère Olivier, en 1449, envoie un souvenir amical à Roger.

Si l'historien estime qu'en cette singulière affaire un mystère impénétrable pèse encore sur la vérité, les paysans de Bretagne ne furent pas troublés par des doutes de ce genre. Pour eux Gilles demeura l'incarnation de la cruauté et de la férocité. Je ne suis Pas assez versé dans la science des traditions populaires pour me prononcer au sujet de l'assertion mise en avant par M. Bossard, qui voit en Gilles l'original de Barbe-Bleue, le monstre du conte enfantin universellement célèbre sous la forme que lui a donné Charles Perrault. Pourtant, même sans admettre que cette légende ait une source bretonne, il parait certain qu'en Bretagne, en Vendée, dans l'Anjou et le Poitou, où le terrible baron possédait ses résidences préférées, il est connu sous le nom de Barbe-Bleue ; l'histoire — peut-être plus ancienne — des sept femmes assassinées s'est attachée au nom d'un homme qui n'eut qu'une seule femme et qui périt avant elle. La tradition rapporte que le démon changea en une barbe d'un bleu ardent la superbe barbe rousse dont Gilles était si fier, et partout, à Tiffauges. à Champtocé, à Machecoul, Barbe-Bleue est, aux yeux des paysans, le seigneur du château où Gilles régnait sur leurs ancêtres. Aujourd'hui encore, le passant, en approchant, le soir, des ruines redoutées, se signe et retient son haleine. Dans une ballade, on trouve les noms de Barbe-Bleue et du baron de Hais employés alternativement pour désigner le même personnage. Jean de Malestroit, évêque de Nantes, est le champion qui délivra de l'oppresseur le peuple terrorisé[25].

 

Une autre phase de la croyance populaire à la magie est illustrée par Don Enrique d'Aragon, communément appelé marquis de Villena. Né en 1384, il unissait en sa personne le sang royal de Castille à celui d'Aragon. Son grand-père, le duc de Gandia, connétable de Castille, le destinait à la carrière des armes et limita l'éducation du jeune homme à l'étude des vertus chevaleresques. Mais l'enfant était doué d'un ardent désir de s'instruire, qui surmonta tous les obstacles ; bientôt il émerveilla de son savoir ses compagnons illettrés. Il parlait plusieurs langues, était doué d'un certain talent poétique et devint un historien fécond. Les arts occultes constituaient une branche trop importante des connaissances de ce temps pour qu'il pût en négliger l'étude ; il se rendit célèbre par son habileté dans la divination et dans l'interprétation des songes, éternuements et présages — toutes choses qui, disait-on, ne seyaient ni à un prince de sang royal, ni à un bon catholique. Aussi était-il médiocrement estimé des rois et peu respecté par les farouches chevaliers d'Espagne. D'ailleurs, on nous parle de lui avec un mépris peu déguisé, comme d'un homme qui, avec tout son acquit, ne possédait guère de savoir digne de sa position, était incapable de tenir son rang de chevalier, de se guider dans les affaires de la vie et mem de diriger sa propre maison ; il était petit et gros, et aimait à l'excès les femmes 490 et la bonne chère. On se moquait de sa science astrologique en disant qu'il en savait plus long sur les choses du ciel que sur les choses de ce monde. Il abandonna sa femme et renonça à son comté de Tineo pour obtenir la maitrise de l'Ordre de Calatrava ; mais le roi lui retira bientôt ce poste, de sorte que, dit le chroniqueur, il perdit les deux dignités à la fois. Il mourut en 1434, à l'âge de cinquante ans. Après sa mort, tous ses livres furent examinés, sur l'ordre du roi Jean II, par Fray Lope de Barrientos, plus tard évêque de Cuenca, à ce moment professeur à Salamanque et précepteur de l'infant Enrique. Fray Lope brilla publiquement une partie de ces livres sur la plaza du couvent dominicain de Madrid, où était enterré le marquis. Quant aux autres livres, il les garda, probablement pour s'aider de leur contenu dans la composition des œuvres qu'il écrivait, par ordre du roi, sur les sciences occultes.

Don Enrique fut évidemment un homme de rare culture, méprisé par ses grossiers contemporains qui ne pouvaient voir, dans ses talents variés, que l'habileté magique dont l'imagination populaire était hantée. Ce ne fut pas un magicien vulgaire. Dans son commentaire sur l'Énéide, il parle de la magie comme d'une science interdite et donne une curieuse classification des quarante variétés que comporte cet art. Le seul de ses écrits qui soit parvenu jusqu'à nous, sur un sujet de ce genre, est un traité sur le mauvais ciel. Comme tous les hommes de son temps, il voit là un fait établi, mais il l'attribue à des causes naturelles ; dans le long et savant catalogue des remèdes employés, depuis l'antiquité, par les divers peuples, il conseille au lecteur de s'abstenir des moyens entachés de superstition et condamnés par l'Église. S'il s'était sérieusement voué aux sciences occultes, il n'aurait vraisemblablement pas écrit son Art de découper, qui fut imprimé en 1766. Dans ce livre, il ne se contente pas de fournir de minutieux conseils sur la façon de découper toutes sortes de viandes, volailles, poissons et fruits ; il propose gravement que l'on fonde une école pour enseigner à la jeunesse de sang noble ce talent indispensable, en accordant des privilèges et des honneurs aux plus habiles.

De cet érudit, étranger au monde, négligé et méprisé de son vivant, la fantaisie populaire ne tarda pas à faire un magicien doué d'une puissance merveilleuse. Sa légende grossit au point qu'il n'y eut pas d'imagination folle qu'on ne lui attribuât, Il se faisait couper en morceaux et introduire dans une bouteille, après certaines conjurations, afin de devenir immortel ; il se rendait invisible à l'aide de l'herbe Andromède ; il donnait au soleil une couleur d'un rouge sanglant avec la pierre héliotrope ; il attirait la pluie et la tempête au moyen d'un bassin de cuivre ; il devinait l'avenir grâce à la pierre chélonite ; il avait donné son ombre au diable dans le souterrain de San Cebrian. On lui attribuait, en un mot, tous les artifices de la magie ; il devint le thème inépuisable des auteurs dramatiques et des conteurs ; aujourd'hui encore, il est le magicien favori de la scène espagnole. D'après son exemple, on peut facilement comprendre l'évolution des mythes qui s'attachèrent à Michel Scot, à Roger Bacon, à Albert le Grand, à Pierre d'Abano, au docteur Faust et à tant d'autres héros populaires dans l'histoire de la nécromancie.

 

 

 



[1] Tout le monde n'avait pas le tranquille courage de saint François, qui, menacé par des démons, les accueillit tranquillement en déclarant que con corps était son pire ennemi et qu'il les laissait libres d'en faire tout ce que permettrait Jésus-Christ. Cette façon d'envisager la chose les stupéfia à tel point qu'ils s'enfuirent incontinent. — Amoni Legenda S. Francisci, Append. c. LIII.

[2] Chose assez curieuse, la renommée de Moïse, comme magicien, et celle de ses adversaires, furent conservées ensemble ; Pline (Hist. Nat. XXX, 2) attribue la fondation de « la seconde école de magie » à « Moïse, Jannès et Lotapès ».

[3] Le Labarum de Constantin était la croix grecque à quatre branches égales, symbole qu'un voit fréquemment sur les cylindres chaldéens nt assyriens. Oppert a cru retrouver dans ce mot la racine sémitique L. B. R.. expliquant ainsi le mot Labarum, dont l'origine était obscure (Oppert et Ménant, Documents juridiques de l'Assyrie, 1877, p. 209). Le fétichisme de la croix naquit probablement du Labarum. Maxence, dit-on, fut un ardent adepte de la magie et compta sur sa science pour vaincre Constantin ; ce dernier fut tort alarmé, jusqu'à ce qu'il eût été rassuré par la vision de la crois portant cette inscription éclatante : In hoc rence (Eusèbe, Il. E., IX, 9 ; Vit. Constat., I, 28-31, 36. — Pauli Diac., Hist. Miscel., lib. XI. — Zonaras, Annal., III). La fusion des superstitions païennes et des croyances chrétiennes appareil dans ce fait que, lorsque Constantin défit Maxence au Pont Milvius, il était précédé, dans le combat, d'un cavalier portant une croix, tandis qu'à Andrinople on vit deux jeunes gens massacrer les troupes de Licinius (Zonaras, Annal., III). Les annalistes chrétiens n'hésitèrent pas à voir deux anges célestes en ces hommes qui, aux yeux d'écrivains païens, auraient passé pour Castor et Pollux.

[4] Pour le soin que mirent les Romains à détruire la divination non autorisée, voir Tite-Live, XXXIX, 16 ; et Pauli Sentent. Recept. V. XXI, I, 2, 3.

[5] Pourtant, le favoritisme poussa Valens à pardonner à un tribun militaire, Pollentianus, lequel confessa que, pour connaître la destinée de l'empereur, il avait ouvert le ventre à une femme vivante, et en avait arraché le fœtus afin d'accomplir un rite de nécromancie (Am. Marcellin, XXIX. II. 17). Dans la science des augures, entachée de pratiques orientales, on tirait des présages de la plus haute signification des entrailles de victimes humaines et particulièrement de celles des fœtus. Lampride, Elagabal. 8. — Eusèbe, Il. E., VII, 10, VIII, 14. — Paul Diacre, Hist. Miscel., XI).

[6] Les Finnois n'étaient pas inférieurs à leurs voisins pour la puissance des charmes et des incantations. Dans le Kalevala, Louhi, la magicienne du Nord, dérobe le soleil et la lune, qui sont descendus du ciel pour écouter les chants de Wainamoinen ; elle les cache dans une montagne, mais est obligée de leur rendre la liberté par crainte de contre-charmes. La puissance des chants magiques est nettement marquée dans le récit de la lutte finale entre Wainamoinen et Youkabainen. (Porter's Selections from the Kalevala, p. 84-5.)

[7] A la fin du XVe siècle, Sprenger rapporte (Mal. Maleficar. P. II, Q. l. c. 9, un fait qui s’était passé peu auparavant dans une ville du diocèse de Strasbourg. Un ouvrier, occupé à couper du bois dans une forêt, fut attaqué par trois énormes chats, qu'il réussit à mettre en fuite à coups de bâton, après une lutte acharnée. Une heure plus tard, on l'arrêta et on le jeta dans un donjon, sous l'accusation d'avoir brutalement frappé et blessé trois dames appartenant aux meilleures familles de la ville. Le bûcheron eut grand'peine à se disculper ; on le mit en liberté en lui recommandant strictement de garder le secret sur cette aventure. Déjà, au début du XIIIe siècle, Gervais de Tilbury avait mentionné, comme faits établis, des fables de ce genre (Otia Imp. Decis. III, c. 93). — La même croyance était en honneur chez les Slaves. Avant la conversion de la Bohème, dans une guerre civile soue Necla, un jeune conscrit avait pour marâtre une sorcière, qui prédit une défaite et conseilla à son beau-fils, s'il voulait sauver sa vie, de tuer le premier ennemi qu'il rencontrerait, de couper les oreilles du cadavre et de les mettre dans sa poche. Le jeune homme obéit et rentra sain et sauf au logis, où il trouva sa femme morte, la poitrine percée d'un glaive et les deux oreilles tranchées — les oreilles qu'il avait dans sa poche ! (Æneas Sylvius, Hist. Bohem. c. 10.)

[8] Toutes ces fables ont à peu près leur équivalent dans la puissance qu'attribuait, en 1437, Eugène IV aux sorcières de son temps : d'un simple mot, de leur toucher, d'un signe raffine, elles gouvernaient l'atmosphère et ensorcelaient qui bon leur semblait (Raynald. ann. 1437, n. 271.

[9] L'hostilité de la magie chrétienne contre sa rivale s'étendit même à la médecine rationnelle. Grégoire de Tours développe la doctrine de S. Nil, en fournissant des exemples montrant qu'il y avait péché à recourir aux remèdes naturels, tels que la saignée, au lieu de se fier entièrement à l'intercession des saints. (Hist. Francor., VII, 44.) — Il était impossible que l'Eglise réussit à proscrire la goétie, alors qu’elle-même entretenait les croyances sur lesquelles était fondée cette superstition, en encourageant la pratique de la théurgie. Par exemple, il était bien inutile de chercher à détruire les amulettes et talismans lorsqu'on enseignait aux fidèles à porter l'Agnus Dei, médaille de cire représentant un agneau, moulée avec les restes de cierges pascals et consacrée par le pape. En 1471, Paul Il, en interdisant d'orner et de vendre ces amulettes, expose tout an long leur efficacité pour préserver les fidèles du feu et du Paterne, pour détourner les tempêtes, la foudre et la grêle, et pour assister les femmes en travail. (Raynald. ann. 1471, n° 58.)

[10] Au XIe siècle terne, l'évêque Burchard prescrit une pénitence pour avoir cru que les sorciers peuvent modifier l'état de l'atmosphère ou inspirer aux âmes l'amour ou la haine (Decret. XII, 5). Moins de deux siècles et demi plus tard. Thomas de Cantimpré démontre qu'il est parfaitement orthodoxe de prétendre que les tempêtes sont causées per des démons (Bonam Universale, lib. II, c. 58). — Il ne pouvait guère en être autrement, si l'on considère que la magie scandinave attribuait aux magiciens une domination absolue sur l'état de l'atmosphère, et que ces superstitions païennes furent adoptées par le christianisme du moyen-âge.

[11] Pour la science de Gerbert d'Aurillac, voir Richeri, Hist., lib. II, c. XLIII sq. Un homme capable de raire, an Xe siècle, une sphère représentant la terre et portant le Cercle arctique et le Tropique du Cancer, pouvait bien passer pour un magicien, quoique la sphéricité de la terre ne tilt déjà plus un secret pour les philosophes arabes (Avicenna, de Cœlo et Mundo, c. X). Le mauvais renom de Gerbert fut si durable qu'on retrouve des récifs à ce sujet dans les historiens du moyen âge, jusqu’au temps de Platina.

[12] La croyance aux « aiguillettes nouées » est une des superstitions les plus anciennes et les plus répandues. Hérodote (II, 181) raconte comment Amasis, qui régna en Égypte vers le milieu du VIe siècle av. J.-C., éprouva un sortilège de ce genre lorsqu'il épousa la princesse cyrénéenne Ladice. Malgré l'importance politique de l'alliance qu'avait cimentée ce mariage, le roi accusa Ladice d'avoir employé la magie et la menaça de mort. Dans cette extrémité, la jeune femme fit vœu, dans le temple de Vénus, d'envoyer à Cyrène une statue de la déesse. Sa prière fut exaucée et elle eut la vie sauve.

[13] La catoptromancie était une pratique traditionnelle depuis les temps classiques. Didius Julianus, pendant son règne si court, eut le temps de recevoir l’annonce de sa chute et de l'avènement do Septime Sévère ; pour obtenir cette révélation, on fit observer le miroir par un jeune garçon, après lui avoir bandé les yeux et avoir murmuré sur sa tête les incantations appropriées (Æl. Spartian, Did. Julian, 7). Hippolyte de Porto fournit d'abondants détails sur les ingénieuses fraudes à l'aide desquelles on accomplit ce rite et d'autres pratiques similaires (Refut. omn. Hæres., IV, 15, 28-40).

[14] En dépit de détails conformes aux mœurs de l'époque, cas récits sont évidemment calqués sur celui de Théophile de Cilicie, qui était particulièrement célèbre au moyen âge. Théophile était archidiacre ; un jour, congédié par son évêque, il eut, de désespoir, recours à Satan auquel il remit un pacte écrit, s'engageant à subir, pendant l'éternité, les supplices de l'enfer. Aussitôt, il recouvra sa charge et jouit de la considération générale jusqu'au jour où, bourrelé de remords, il fit appel à la Vierge. Par une pénitence assidue, il gagna la faveur do la Mère de Dieu, qui lui fit restituer le pacte. (Hroswithæ, de Lapsu et Convers. Theophili.)

[15] En 1473, des Carmes de Bologne affirmèrent qu’il n'y avait pas crime d'hérésie à demander des oracles aux démons ; aussitôt Sixte IV ordonna une enquête dont il se fit transmettre les résultats sous scellés. (Pagnæ, Append. ad Eymeric, p. 82.) — Bernard do Côme émet cette théorie singulière, qu'il n'est pas hérétique d'invoquer le démon pour obtenir l'amour illicite d'une femme, car le rôle de tentateur fait partie des attributs de Satan. (Bernardi Comeus., Lucerna Inquisit., s. v. Dœmones, n° 2.) — En 1471, les Franciscains Observantins assimilaient l'imprimerie à l'alchimie, comme arts blâmables, dont l'exercice était interdit sous peine de disgrâce et d'expulsion. Frère Jean Neyseeser désobéit à cette régie et adhéra « par apostasie » à la branche conventuelle de l'Ordre, dont l'observance était moine stricte. (Chron. Glassberger. ann. 1471.)

[16] Le Conciliator eut un retentissement considérable. La préface de l'édition de 1491 parle de quatre éditions imprimées antérieurement ; il en fut fait de nouvelles jusqu'en 1596. Chose assez curieuse, ce livre ne fut jamais mis à l’index romain ou espagnol, bien qu'il figure dans l'index de Lisbonne en 1624 (Reusch, der Index der verbotenen Bücher, I, 35).

[17] Pour les œuvres imprimées attribuées à Pierre d'Abano, voir Grässe, Bibliotheca Magica et Pneumatica, Leipzig. 1843. L'œuvre la plus connue est l'Heptameron seu Elemanta Magiæ, traité sur l'invocation des démons, publié avec les œuvres de Cornelius Agrippa. Cependant ce texte est incomplet. Il en existe un plus complet et meilleur parmi les Mss. de la Bibliothèque Nationale, fonds latin, n° 17870.

[18] La Sphœra de Sacrobosco est l'exposition, remarquablement claire et scientifique, de tout ce qu'on savait au XIIIe siècle, de la terre dans ses relations avec l'ordre général de l'univers. Tout en acceptant, naturellement, la théorie courante des « neuf sphères », l'auteur ne se laisse aller à aucune rêverie astrologique concernant l'influente des signes zodiacaux ou des planètes sur la destinée humaine. Pendant des siècles, ce fut une œuvre de la plus haute autorité ; en 1604 même, soixante ans après la mort de Copernic, à la veille du développement de la nouvelle astronomie conçue par Galilée, ce livre fut traduit, avec un commentaire abondant, par un professeur de mathématiques de l'Université de Vienne, Francesco Pifferi, dont la crédulité astrologique présente un singulier contraste avec la simplicité sévère de l'original.

[19] Je dois un grand nombre des détails qu'on vient de lire à un essai sur la vie do Cecco, manuscrit florentin qui, d'après l'écriture, me parait dater du XVIIe siècle, et dont l'auteur anonyme me semble bien informé ; j'ai aussi puisé des renseignements dans une copie manuscrite de la sentence, copie bien plus complète qua les fragments donnés par Lami et Cantù. — Le commentaire de Cecco sur Sacrobosco est inséré dans l'édition Variorum de la Sphœra, Venise, 1518. Une allusion aux cruautés exercées à Ascoli par Giovanni Vienebene (f° 20) laisse à penser que ce document est authentique. Il ne contient pas l'audacieux horoscope du Christ, mais renferme assez de théories dangereuses pour tomber sous le coup de poursuites. Mon exemplaire a été expurgé, on y a raturé les passages répréhensibles ; mais un autre lecteur a plus tard rétabli ces passages, à quelques exceptions près.

[20] La croyance au pouvoir suprême de la conjonction de Jupiter et de la lune est probablement tirée d'Albumasar, de Magnis Conjunctionibus Tract. III, Diff. 2.

[21] Les superstitions relatives aux comètes ne rentrent guère dans le cadre de notre étude actuelle. On en trouvera l'étude et la discussion, dues à Andrew D. White, dans les Papers of the American Historical Association, 1887. Un contemporain de Henri IV rapporte que ce roi fut tué en 1610 pour avoir négligé l'avertissement que lui avait adressé le savant docteur Geronymo Olier, prêtre et astrologue de Barcelone, d'après les présages accompagnant l'apparition d'une comète en 1607. — (Guadalajara y Xavier, Expulsion de los Morisces, Pampelune, 1613, f° 107).

[22] Molinier (Etudes sur quelques Mss des Bibliothèques d'Italie, Paris, 1887, p. 35, 45) mentionne la présence de formules analogues dans les autres manuels de l'époque.

[23] Enguerrand de Marigny avait été tout puissant soue Philippe le Bel ; il avait en la haute main sur la cour papale comme sur la cour du roi. La fortune extraordinaire de cet homme d'extraction assez obscure amena le peuple à voir en lui un habile nécromancien (Godefroi de Paris, v. 6620-9.) — Pour l'affaire de Guichard do Troyes, voir le très cannette monographie de M. Abel Rigault, d'après des documents originaux : Le Procès de Guichard, évêque de Troyes, Paris, 1896. — Godefroi de Paris fait allusion (v. 3372-91) au côté financier de l'affaire, témoignant ainsi de l'opinion populaire à ce moment.

[24] Valentine de Milan, femme de Louis d'Orléans, et son père Galeazzto Visconti, passaient pour s'adonner à la magie et pour avoir pris part à l'attentat contre la vie du roi.

[25] [Cette hypothèse ne soutient pas l'examen. — Trad.]